La réforme fiscale de Bush sur le gril
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La réforme fiscale de Bush sur le gril
LES LIVRES ET LES IDÉES Fuzzy Math :The Essential Guide to the Bush Tax Plan Par Paul Krugman La réforme fiscale de Bush sur le gril JÉRÔME WITTWER* Sur un ton très polémique, l’économiste américain Paul Krugman attaque la réforme fiscale de George W. Bush, à la fois dans ses modalités (une baisse des impôts favorable surtout aux nantis) et dans ses objectifs inavoués (la réduction des dépenses sociales). Un pamphlet argumenté et convaincant. ire Krugman1 est toujours un plaisir particulier. La vivacité de sa plume et sa liberté de ton rendent captivants les sujets les plus austères, sans que la rigueur de l’analyse s’en ressente.Ce talent est rare en économie, et certains lui ont reproché d’en abuser au mépris de la mesure et de la réserve qu’une autorité scientifique se doit de cultiver. Dans ce court texte consacré à la réforme fiscale de George W. Bush, le ton est toujours aussi polémique et incisif, mais s’y rajoute cette fois la colère : pour reprendre les termes de son paragraphe de conclusion,ce serait une honte et un dangereux précédent L que les arguments mensongers de l’Administration Bush conduisent à l’application de son plan de réduction des impôts sur le revenu et sur les successions. Inquiet que ses concitoyens et leurs représentants envisagent une telle réforme, Krugman veut leur ouvrir les yeux. Il tourne en dérision l’idée,invoquée par les partisans de Bush, selon laquelle la réduction des impôts est un bon instrument de régulation conjoncturelle. Le bon instrument est naturellement pour lui l’instrument monétaire, dont l’utilisation est simple et les effets rapides, et qui en outre a l’immense avantage * Maître de conférence en économie à l’Université de Paris-Dauphine. d’être aisément réversible, à la différence de la réduction des impôts dont on peut craindre les effets « addictifs » : une fois les impôts diminués, il est très délicat de les augmenter. Pour reprendre sa métaphore, on soigne un mal de tête par de l’aspirine et non par de la morphine. De toute façon, Krugman est convaincu que l’argument conjoncturel cache la vraie motivation : à son sens, les républicains ont tout simplement pour objectif la baisse des dépenses publiques – un objectif qui a d’ailleurs séduit une bonne partie de l’électorat. Krugman souhaite montrer en quoi cette baisse est injustifiable, même s’il reconnaît que ce jugement est en partie un jugement de valeur. Il commence par rappeler comment est financé et utilisé le budget fédéral américain. Cet étape lui est apparue indispensable après que son médecin lui eut affirmé que des marges importantes de réduction du budget (et donc des impôts) étaient possibles en réduisant les aides à l’étranger… alors que ces aides s’élèvent à 0,6 % du budget ! Le fait marquant pour 1 Paul Krugman, Fuzzy Math : The Essential Guide to the Bush Tax Plan, W.W. Norton & Company, New York, 128 pages. Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 111 LES LIVRES ET LES IDÉES Krugman est que 60 % des dépenses – hors dépenses militaires et remboursements d’intérêts de la dette – sont consacrées aux retraités, soit par le système de sécurité sociale, l’équivalent en France du régime général de retraite, soit par le Medicare, assurance sociale maladie pour les seniors. Ces différentes formes d’assurance ont permis en quarante ans de réduire très sensiblement la pauvreté chez les retraités américains ; il n’est pas question pour Krugman de revenir sur cette considérable avancée sociale. Le reste du budget est essentiellement utilisé pour financer des aides publiques aux plus démunis, le programme Medicaid – l’assurance maladie pour les catégories les moins favorisées – constituant la plus grosse part de ces dépenses ; il est là encore impensable pour l’auteur d’en faire moins. UNE PRÉSENTATION EN TROMPE-L’OEIL inalement, selon Krugman, les réductions d’impôts ne peuvent se justifier que si elles sont financées par les excédents budgétaires présents et à venir. Il montre alors méticuleusement que les simulations faites par l’Administration Bush sous-estiment fortement le manque à gagner induit par la réforme, notamment lorsqu’elles supposent que les dépenses fédérales seront constantes, non pas en termes relatifs (par rapport au revenu), mais en termes absolus. Par ailleurs – c’est un point qui scandalise l’auteur –, les simulations envisagent, pour financer la baisse des impôts, un véritable « détournement » des fonds accumulés depuis 1983 pour faire face à l’augmentation des dépenses que l’arrivée des baby-boomers à l’âge de la retraite provoquera immanquablement. On doit, à ce stade, reconnaître avec l’auteur que la baisse des dépenses publiques est un objectif à peine masqué de la réforme. Cet objectif, surtout F 2 Le centième des ménages le plus riche (en termes de revenus). 3 Les 20% des ménages les plus pauvres (en termes de revenus). Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 112 quand sa réalisation passe par une réduction non avouée des fonds alloués aux dépenses maladie des futurs retraités, est évidemment jugé très dangereux. Comme la distribution du patrimoine est beaucoup plus inégale que celle des revenus, cette réforme de l’impôt sur les successions va également avoir des effets anti-redistributifs massifs. Le ton monte encore quand Krugman dénonce la Cet aspect du plan manipulation à laquelle Bush est, selon KrugLes simulations s’est livrée l’Adminisman, soigneusement tration Bush dans sa envisagent, pour dissimulé par une présentation chiffrée financer la baisse des Administration qui de la répartition de s’efforce délibérément impôts, un véritable la baisse des impôts de tromper ses conciselon le niveau de détournement des toyens,et qu’il qualifie revenu des ménages. fonds accumulés de malhonnête. Précisons que la depuis 1983 pour réforme comporte Il est vrai qu’il est une baisse des taux faire face à difficile aujourd’hui d’imposition marginaux l’augmentation des de justifier une réde toutes les forme qui bénéficie dépenses de retraite. tranches, le taux le essentiellement aux plus élevé passant de ménages les plus ai39,6 % à 33 %. Les chiffres présensés, dans un pays qui est devenu en tés officiellement montrent que la vingt ans le plus inégalitaire des réduction de l’impôt prévue est, pays développés. On peut, bien sûr, en termes relatifs, d’autant plus invoquer l’argument selon lequel le faible que le revenu est élevé. surcroît de dynamisme que cette Cette présentation est totalement baisse de l’impôt va générer profibiaisée, puisque les foyers les plus tera finalement à tout le monde, modestes paient très peu d’impôt, y compris aux plus modestes. y compris en termes relatifs, Sans que cela puisse faire office en raison de la progressivité du de preuve, on rappellera néanmoins barème. Ainsi, si l’on s’intéresse, que la croissance américaine n’a jacomme le fait Krugman à la suite mais été aussi soutenue sur une de certaines institutions indépenaussi longue période que sous dantes, à l’effet de la réforme sur l’Administration Clinton,qui a relevé les revenus après impôt, on le taux d’imposition de la tranche constate que l’augmentation est supérieure de 28 % à 39,6 % ! d’autant plus forte que le revenu est élevé : le revenu après impôt En dépit de son caractère du centile2 le mieux loti augmente évidemment par tisan, cette de 6,2 %,alors que celui du quintile3 attaque en règle du plan Bush est le plus modeste ne s’élève que de souvent convaincante, au point 0,6 % ! qu’on peut raisonnablement penser que cette réforme des Manifestement,la réforme proposée impôts ne sera pas menée à son est très sensiblement anti-redistriterme sans de profonds aménagebutive : elle profite très nettement ments.● plus – dix fois plus si l’on raisonne sur les chiffres précédents – aux ménages les plus aisés. En outre, l’auteur rappelle qu’à la baisse de l’impôt sur le revenu doit s’ajouter une baisse de l’impôt sur les successions, plus précisément une diminution de sa progressivité.