Christel Sniter, « Les statues de femmes célèbres à Paris de

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Christel Sniter, « Les statues de femmes célèbres à Paris de
Christel Sniter, « Les statues de femmes célèbres à Paris de 1870 à nos jours. Entre lieux de mémoire et
espace d’investissement ». Texte initialement publié dans Femmes et Villes, textes réunis et présentés par
Sylvette Denèfle, Collection Perspectives « Villes et Territoires » no 8, Presses Universitaires FrançoisRabelais, Maison des Sciences de l’Homme « Villes et Territoires », Tours, 2004, p. 529-540.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
et le Centre de Ressources Électroniques sur les Villes dans le cadre de leur programme commun de
rétroconversion d’ouvrages épuisés, collection « Sciences sociales de la ville ».
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LES STATUES DE FEMMES CELEBRES
ERIGEES A PARIS DE 1870 A NOS JOURS.
ENTRE LIEUX DE MEMOIRE
ET ESPACE D’INVESTISSEMENT
Christel SNITER
Université Paris I
De 1870 à nos jours une quarantaine de statues représentant des femmes
célèbres ont été érigées dans l’espace public parisien. Elles s’intègrent au
culte des grands hommes, phénomène socio-politique de démocratisation de
l’hommage public qui s’est manifesté par l’érection de quelque 350 statues
dédiées à des personnages célèbres, sur la même période.
Ces statues permettent l’inscription durable dans l’espace de la ville d’une
représentation inédite de la femme, comme sujet autonome, digne de servir
de modèle. Pour la première fois dans l’histoire de France, des femmes sont
publiquement glorifiées en tant que personnes et officiellement reconnues
comme actrices historiques et civiques1. Ces mises en scènes inédites de la
femme tranchent radicalement sur sa représentation traditionnelle dans l’art
public et avec sa place dans la société, ses fonctions publiques ayant
longtemps été cantonnées à des domaines spécifiquement féminins, du fait de
sa nature maternelle, tels que le philanthropisme ou le secours aux blessés.
1
La corbeille des reines de France du jardin du Luxembourg (vers 1848) représente des
femmes de rois, des mères de princes. Elles incarnent une lignée aristocratique et un type de
régime disparu. Rassemblées dans un même espace de promenade et de loisirs, elles avaient
davantage une fonction décorative, même si elles annonçaient l’apparition de statues de
grandes femmes dans l’espace public.
530
LES STATUES DE FEMMES CELEBES A PARIS DE 1870 A NOS JOURS
Les études féminines sur la représentation des femmes soulignent davantage
l’utilisation de leur corps comme objet de désir ou comme image rassurante
de la maternité2, plutôt que comme sujet. Nous nous proposons ici de mettre
en lumière une image a priori émancipée de la femme, en vérifiant
l’hypothèse selon laquelle ces statues ont véritablement participé à
l’affirmation d’une nouvelle image de la femme ou si ce potentiel a été
récupéré et instrumentalisé au profit d’autres valeurs.
En dépit de la modestie du corpus (37 monuments), le caractère
exceptionnel de ces statues en fait un objet d’étude à part entière. Les
femmes honorées sont très diverses : des héroïnes résistantes comme Jeanne
d’Arc (5 statues), Sainte Geneviève, Edith Cavell ou Bertie Albrecht, des
femmes de lettres comme Madame de Staël, George Sand ou la comtesse de
Ségur, des féministes comme Maria Deraismes ou Clémence Royer, des
artistes comme Dalida, Édith Piaf ou Lily Laskine et des aviatrices comme
Maryse Bastié. Nous avons également intégré à notre corpus des monuments
dédiés à des groupes de femmes réelles, comme ceux élevés en l’honneur des
aviatrices, des infirmières ou des mères françaises, ainsi que les projets
avortés, parce qu’ils sont révélateurs des tensions et des difficultés des
femmes à être représentées parmi le peuple des statues parisiennes.
Ces images originales de la femme dans la ville, résultent de la
mobilisation d’acteurs caractérisés par leur mixité – privés et publics,
masculins et féminins – et qui collaborent autour du même projet. Une fois
inaugurée, la statue, objet intermédiaire entre l’œuvre d’art et le monument
public, constitue un point de cristallisation, un repère signifiant où vont
éclore certains comportements, s’affirmer certaines positions, qu’elles soient
politiques (par exemple les affrontements entre républicains et nationalistes
autour des statues de Jeanne d’Arc) ou sociales (les rassemblements
féministes devant le monument dédié à Maria Deraismes). « En tant qu’objet
symbolique, [la statue] condense des projections sur un matériau brut, dès
lors investi de sens »3. Totem ou trophée, la statue dans l’espace public est
créatrice de lien social – elle permet le rassemblement d’hommes et de
femmes autour d’une même effigie – ou révélatrice de tensions –
manifestations féministes ou politiques –, dans le cadre de la lutte pour le
monopole de la production du sens.
2
Higonnet Anne, « Femmes et images, apparences, loisirs et subsistance » et « Femmes et
images, représentations », L’Histoire des femmes, Duby Georges – Perrot Michelle (dir.),
tome IV, Paris, Plon, 1991, p. 249-275 et 276-341.
3
Braud Philippe, L’Émotion en politique, Paris, Presses de la FNSP, 1996, p. 124.
Christel SNITER
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UNE IMAGE INEDITE DE LA FEMME DANS LA VILLE
Les statues de femmes célèbres proposent une image inédite de la femme,
traditionnellement représentée sous forme d’allégorie – la « femme-idée » –
ou de « femme-corps ». Les modalités de sa représentation ont évolué, tout
au long de la période, du réalisme vers le non-figuratif, brouillant ainsi la
fonction de monument, qui oscille entre œuvre d’art et monument
didactique. Enfin, on verra que la présence des femmes représentées comme
sujet dans l’espace de la ville a néanmoins une dimension performative.
De la « femme-idée » à la « femme-corps »
Les statues de femmes célèbres tranchent radicalement avec la
représentation traditionnelle de la femme dans la ville. Force est de constater
que la présence de la femme dans le peuple des statues parisiennes se
manifeste dans une énorme majorité de cas par l’utilisation de son corps
pour évoquer des notions abstraites ou comme support décoratif.
L’usage de l’allégorie, forme d’utilisation du corps féminin inspirée de
l’Antiquité, se développe à la fin du XIXe siècle. Dans l’ornementation
intérieure et extérieure des édifices publics, les grandes vertus et entités
abstraites – la Justice, la Liberté, la Renommée, mais aussi la Nation,
l’Industrie, le Commerce, l’Agriculture – sont personnifiées par des femmes.
Marianne constitue un cas particulier : symbole de la République. Il
s’agissait – jusqu’à récemment4 – d’une allégorie qui incarnait la continuité
d’un régime politique dont les personnalités au pouvoir étaient par trop
changeantes5. Mais cette représentation féminine a été sans doute facilitée
parce que les femmes étaient exclues du vote6.
Autre illustration de l’utilisation du corps féminin, non plus comme
abstraction mais comme objet, le nu 1900 est le reflet d’une société
bourgeoise dominée par les hommes. Les cariatides, les femmes-
4
Les récentes représentations de Marianne utilisant le visage de femmes actrices,
chanteuses ou top modèles brouillent les repères signifiants de l’effigie de la République. Voir
Agulhon Maurice, Les Métamorphoses de Marianne, l’imagerie et la symbolique
républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001.
5
Voir Agulhon Maurice, Marianne au combat, l’imagerie et la symbolique républicaines de
1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979, p. 233.
6
« Tous ces symboles nationaux et régionaux contribuèrent à fixer la femme à sa place,
renforçant encore davantage la différence entre les sexes et par là entre ce que la société
bourgeoise percevait comme normal et anormal ». Mosse George L., Nationalism and
Sexuality, New York, Howard Fertig, 1985, p. 97.
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LES STATUES DE FEMMES CELEBES A PARIS DE 1870 A NOS JOURS
lampadaires7, les femmes-fontaines sont autant d’objectivations du corps de
la femme. Ce phénomène est facilité par l’art industriel et les progrès de
reproduction des œuvres grâce aux techniques de la « mise au point »8 et de
la fonte « à la cire perdue »9. Les monuments dédiés aux grands hommes
sont souvent accompagnés d’une allégorie, muse inspiratrice, comme les
monuments dédiés à Leconte de Lisle ou à Fauré, ou encore d’un personnage
féminin fictif, comme le monument à Maupassant10. L’inverse n’est pas
vrai : aucun des monuments qui nous intéressent ne représente, bien sûr, un
homme allégorique, nu, aux pieds d’une femme célèbre. Maurice Agulhon
explique cette instrumentalisation polymorphe de l’image de la femme :
« Le siècle bourgeois répand et banalise une culture d’humanités
classiques, où tout bachelier, pétri de latin et de mythologie, connaît les
Déesses et les Vertus, leurs attributs et leurs costumes ; et ce même XIXe
siècle bourgeois se donne par ailleurs des mœurs et une mentalité
masculines, voire (si l’on peut dire) masculinistes, qui se complaisent dans
l’exhibition et la contemplation voluptueuse de l’image de la femme-objet.
[…] Les rues s’emplissent de belles femmes, sculpturales – c’est le cas de le
dire – et inexpressives, drapées à l’antique, ou dénudées, ou voilées à demi,
et dont l’allure […] fait de toute façon contraste avec le réalisme moderne et
expressif des grands hommes, qui sont presque toujours des hommes »11.
C’est précisément ce « presque » qui nous intéresse en ce qu’il tranche
nettement avec ces images réificatrices et réductrices de la femme. Les
7
Par exemple les femmes-torches de l’escalier d’honneur de l’Opéra Garnier par CarrierBelleuse, dont les plâtres sont au musée d’Orsay, ou les femmes-lampadaires qui entourent ce
même opéra et dont le vêtement s’arrête juste au dessous de la poitrine.
8
Méthode pour réaliser une œuvre en pierre à partir d’un original en cire ou argile. Un
compas à trois dimensions permet de reporter sur le bloc de pierre les points de repère mis sur
le moulage original.
9
A partir d’un modèle en cire, coulé au moyen d’un moule creux, l’ensemble est recouvert
de matériaux réfractaires et de tuyaux d’évacuation, puis chauffé. La cire fond, s’écoule, le
métal en fusion est introduit par l’intermédiaire des conduits dans l’espace laissé libre.
10
Ces monuments sont érigés au parc Monceau et au jardin du Luxembourg. « C’est un
autre aspect fort important de la sculpture au XIXe siècle que cette obsédante présence du
corps féminin. La représentation d’une allégorie, allégorie d’abstraction civique ou morale,
d’idéal politique, de nation, de région ou de ville, va devenir presque aussi banale que celle
du grand homme. Elle le rejoindra d’ailleurs assez souvent en une même combinaison ; que
de grands hommes de bronze seront ainsi guidés par une Victoire, salués par une Renommée,
congratulés par une France ou par une Liberté, dressés sur le même piédestal, ou se dressant
vers eux à partir d’un étage inférieur du socle ! ». Agulhon Maurice, « Imagerie civique et
décor urbain dans la France du XIXe siècle » Histoire Vagabonde I, Paris, Gallimard, 1988,
p. 101-136, p. 112.
11
Agulhon Maurice, « Imagerie civique et décor urbain… », op.cit., p. 112-113.
Christel SNITER
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femmes célèbres sont sculptées sur un mode réaliste, en habit d’époque,
leurs attributs féminins n’étant pas autant mis en relief. Les statues de
femmes célèbres ne représentent ces femmes, ni comme allégories ni pour
leur corps, mais bien pour leur personne.
A la différence des allégories qui incarnent des notions abstraites ou des
corps-objets décoratifs, la statue commémorative honore une personne. Son
caractère unique est signifié par le réalisme du monument et par l’apposition
de son nom sur le socle : autant d’éléments qui signifient son individualité et
par là même donnent à l’espace public anonyme un visage, un nom.
Du réalisme académique au pointillisme abstrait, le monument tiraillé
entre le didactisme et l’artistique
Dans la plus grande partie des cas, la statue propose une image réaliste de
la femme dans le souci d’instruire le passant. L’artiste choisit de présenter
une des facettes de sa biographie, souvent la plus conforme aux valeurs
féminines traditionnelles. Par exemple, Georges Sicard montre George Sand
en robe romantique et non en habit d’homme et fumant la pipe, selon le type
du bas-bleu, image trop provocatrice pour l’époque (1904). Jeanne d’Arc est
représentée (par 5 fois12) en armure et non en vierge agenouillée et priant,
parce qu’elle devait avant tout incarner la résistance à l’envahisseur.
L’art public s’est néanmoins adapté aux évolutions esthétiques du siècle et
surtout à l’affirmation de l’abstraction. Ainsi les récents monuments en
l’honneur d’Edith Piaf, de Bertie Albrecht et de Lily Laskine13 mêlent
réalisme et art non-figuratif. Un médaillon les représentant est inséré dans
une stèle abstraite. L’évolution vers l’abstraction pose la question de la
fonction du monument commémoratif. On est passé d’un souci d’efficacité
didactique et d’édification des citoyens sous la IIIe République à une œuvre
d’art mêlant ornementation de l’espace public et commémoration. « Tout le
XIXe siècle, surtout la IIIe République, a pratiqué l’hommage aux grands
hommes. Une tradition commémorative forte imprègne toute la statuaire
monumentale parisienne. Avec les valeurs de la modernité, le critère
artistique a pris le pas sur la volonté commémorative »14. Le cas de
12
Cinq statues de Jeanne d’Arc sont érigées à Paris entre 1870 et 2000 : en 1874 place des
Pyramides, probablement après 1891 rue de la Chapelle, en 1894 boulevard Saint-Marcel, en
1900 place Saint-Augustin et en 1958 (rebaptisée La France renaissante) sur le pont de
Bir-Hakeim.
13
Érigées respectivement en 1982 place Edith Piaf, en 1986 place du bataillon du Pacifique
et en 1996 square Sainte-Odile.
14
Entretien avec Noëlle Chabert, conservateur du patrimoine, chargée du département des
Arts plastiques, à la DAC, responsable de la commande publique, « La commande publique »,
in L’œil, mai 1995, n° 471, p. 48.
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LES STATUES DE FEMMES CELEBES A PARIS DE 1870 A NOS JOURS
l’Hommage à Arago de Jan Dibbets (inauguré fin 1994) illustre de façon
extrême le brouillage des genres entre didactisme et œuvre d’art, puisque le
monument se réduit à 135 médaillons de bronze insérés dans le sol de Paris
le long du méridien. On est passé de la statue en pied réaliste au pointillisme
abstrait, avec la disparition totale du socle et l’éclatement spatial du
monument. Cette tendance à l’abstraction est cependant à nuancer puisque
parmi les statues de femmes célèbres les plus récentes, certaines pérennisent
le mode de représentation traditionnel : soit parce qu’elles sont des refontes
de plâtres du XIXe siècle – la statue de Clotilde de Vaux (érigée en 1988) ou
celle de Maria Deraismes (érigée en 1898, fondue sous Vichy et refondue en
1984) – soit parce que les artistes ont choisi de conserver un mode réaliste –
le buste de Dalida par Aslan (érigé en 1980). Apparaissent également
d’autres supports de commémoration, plus éphémères, comme aujourd’hui
(8, 9 et 10 mars 2002) où ont été accrochés autour du Panthéon des portraits
de femmes célèbres qui compenseraient leur absence à l’intérieur, sorte de
manifestation hors les murs.
Fonction performative de la femme représentée comme sujet
Dans le contexte de lutte des femmes pour leur reconnaissance comme
« sujet pensant », la proposition dans l’espace urbain d’une image de la
femme érigée au rang de modèle, digne d’éloge pour elle-même, et non pas
pour son corps ou pour l’idée qu’elle représente, a une fonction presque
performative. Elle permet aux hommes, tout comme aux femmes, d’intégrer
une image nouvelle et émancipée de la femme et par là de changer leur
représentation de celle-ci. Elle fournit aux femmes une image valorisée
d’elles-mêmes qui constitue une preuve de leur capacité à se penser comme
êtres autonomes.
L’obtention du droit de vote n’atténue cette fonction que relativement
puisque, dans les années soixante, l’image de la femme comme ménagère et
mère au foyer invite à penser que l’émancipation des femmes restait encore
à faire et que la commémoration de grandes Françaises avait encore une
fonction de modèle émancipateur. Ainsi en 1971, Adrienne WeillBrunschvicg, vice-présidente de l’Association française des femmes
diplômées des universités, dénonce-t-elle, lors d’une réunion du Cercle des
femmes républicaines consacrée aux « Pionnières du féminisme », le faible
nombre de statues de femmes célèbres par rapport à celles des grands
hommes15 érigées à Paris. Elle invite les « conseillères municipales » à
corriger cette injustice.
15
Bibliothèque Marguerite Durand : compte rendu dactylographié de la réunion du Cercle
des femmes républicaines du 24 mars 1971.
Christel SNITER
535
La présence de statues de femmes dans l’espace de la ville résulte en effet
de la politique mémorielle de l’État et de la Ville de Paris ainsi que de la
mobilisation d’acteurs privés.
POLITIQUE DE LA MEMOIRE ET ESPACE D’INVESTISSEMENT
Le projet commémoratif draine autour de lui des acteurs à la fois publics et
privés, masculins et féminins. Une fois la statue érigée, elle constitue un lieu
en construction, propice à accueillir des manifestations ou des défilés.
Une politique de la mémoire propre aux femmes ?
Le projet d’ériger une statue publique émane de producteurs d’une
mémoire des grands hommes, alternativement publics (politique culturelle de
l’État et de la ville de Paris) et privés (comités de citoyens). L’inscription de
ces statues dans la ville contribue à donner une image, un nom et un sexe à
un site urbain. Le choix du site est le résultat d’une réflexion politique et
participe à la construction de la ville comme espace symbolique. Ces statues
commémorant des « grandes femmes », placées au cœur de l’espace urbain,
favorisent l’émergence de lieux sexués, autant de micro-territoires reliés
symboliquement entre eux et qui constituent à l’échelle de la ville comme
une toile, un réseau de la mémoire des femmes.
Alors qu’on pourrait croire que l’hommage public demeure généralement
l’apanage des pouvoirs publics, les statues de personnages célèbres voient le
jour en grande majorité grâce à la mobilisation d’hommes et de femmes.
Ceux-ci se constituent en comités privés et tentent d’apposer leur marque
dans l’espace de la cité à travers l’érection de statues. Ainsi, sur les 37
statues de femmes célèbres, seules 9 résultent d’une initiative publique
(commande de l’État, de la Ville de Paris ou du Conseil général de la Seine)
et 28 d’une initiative privée (comités ou dons individuels), soit plus de 75 %
d’initiative privée. A titre de comparaison avec les statues des grands
hommes, le même pourcentage est observé par June Hargrove entre 1870 et
191416.
S’élabore ainsi une expérience de la mixité, par la collaboration d’hommes
et de femmes autour d’un même projet d’hommage à une héroïne. Si on
prend le cas de la statue de Maria Deraismes érigée en 1894, l’initiative du
projet revient à la Société pour l’Amélioration du Sort de la Femme et la
Revendication de ses Droits, dont elle était la fondatrice et la présidente, à
16
« Des 150 statues érigées par la IIIe République avant 1914, 75 % environ furent
patronnées par des comités […] ». Hargrove June, La Représentation des grands hommes
dans les rues et les places de Paris, Paris, Albin Michel, 1989, p. 157.
536
LES STATUES DE FEMMES CELEBES A PARIS DE 1870 A NOS JOURS
laquelle se sont joints des députés qui appartenaient au groupe féministe de
l’Assemblée, et même des hommes politiques habitués à participer à d’autres
projets commémoratifs, moins féministes. Les statues de femmes ne sont
donc pas érigées exclusivement par des femmes militantes. Les
commanditaires sont multiples, ce qui pose le problème des enjeux liés à ces
projets, le but n’étant pas seulement de proposer une image émancipée de la
femme mais peut-être de l’utiliser à d’autres fins : affirmation de pouvoir,
satisfaction symbolique des revendications féministes, cantonnement de la
femme dans une image maîtrisée et figée.
Si les comités privés ont l’initiative des projets, les pouvoirs publics
exercent cependant un pouvoir de contrôle par l’octroi d’une autorisation
pour tout hommage public, le choix du site17 et le don éventuel de
subventions.
L’aboutissement d’un projet monumental permet d’accéder à une
reconnaissance symbolique. L’espace parisien étant fini et restreint, il s’agit
de manœuvrer au mieux afin de gagner à sa cause les pouvoirs publics.
Ainsi, concernant les femmes célèbres, de nombreux projets avortèrent par
manque d’appuis institutionnels ou parce qu’ils étaient trop polémiques : sur
toute la période, on en compte 12 parmi les 37 projets, soit plus de 30 %.
Le prestige du site est souvent proportionnel au pouvoir du commanditaire.
Le degré de visibilité, la perspective, la place publique plutôt que le square
intimiste, la centralité du quartier sont autant d’éléments qui permettent de
mesurer l’importance conférée par les pouvoirs publics au monument. Ainsi,
la statue de Jeanne d’Arc érigée en 1874 par l’État place des Pyramides
bénéficie d’un site de choix : sur une place bien proportionnée, proche de
lieux prestigieux comme les Tuileries et le Louvre, la rue de Rivoli offrant
une large perspective et permettant des défilés depuis la place de la
Concorde. D’autres ont des sites plus discrets dans des jardins et des squares
comme George Sand et la comtesse de Ségur au Luxembourg, et plus
périphériques comme Maria Deraismes, square des Épinettes, Maryse Bastié,
square Victor, le lieu étant aussi choisi en fonction de la biographie de la
personne honorée. Pour la période récente (1980-2000), le site porte déjà le
nom de la statufiée : square Clotilde de Vaux, place Dalida, place Edith Piaf,
renforçant ainsi l’impact commémoratif du monument.
La véritable consécration de la statue dans l’espace de la ville s’effectue
lors de la cérémonie d’inauguration. Cette fête est l’occasion de célébrer en
grande pompe l’unité de la communauté républicaine, avec force mises en
scènes, décorum, musiques et discours. Plus l’hommage est soutenu par les
pouvoirs publics, plus la cérémonie est prestigieuse. Les hommes politiques,
17
La très grande majorité des sites appartiennent à la Ville de Paris. Le conseil municipal
choisit le site par délibération. Les jardins des Tuileries et du Palais-Royal appartiennent à
l’État et le Luxembourg au Sénat.
Christel SNITER
537
les représentants de la Ville de Paris et de l’État, le maire de
l’arrondissement ainsi que le président ou la présidente du comité
prononcent un discours dans lequel la biographie de la personne honorée est
revisitée à l’aune des valeurs et des besoins idéologiques du groupe.
Une fois érigée, la statue constitue un point d’ancrage, un repère signifiant
dans l’espace de la ville. Autour d’elle vont s’organiser défilés et
manifestations.
Un lieu de manifestation et de revendication propre aux féministes ?
Compensant l’exclusion des femmes de l’espace public tant
symboliquement que physiquement, ces effigies valorisantes constituent un
lieu à investir par les acteurs contemporains et sont l’occasion de défilés et
de manifestations qui sont autant d’affirmation de la femme militante dans la
rue. Autour de cette effigie pourront se rassembler, renforçant ainsi
l’orientation sexuée du lieu, des femmes et des hommes s’identifiant à cette
femme pour des raisons diverses. La statue peut ainsi devenir
alternativement un lieu exclusivement féminin, masculin ou un lieu où
s’élabore une mixité. Ces femmes de pierre et de bronze, et les espaces
inédits qu’elles inaugurent dans la ville, participent à la construction
identitaire sexuée des citoyens et assurent ainsi la constitution d’espaces
mixtes où hommes et femmes se retrouvent autour de l’identification à une
grande femme. Ce territoire symbolique participe à l’émergence d’une
mémoire des femmes célèbres, mais offre également un lieu où peuvent
s’exprimer les revendications des féministes contemporaines.
La statue, support de sens inséré au cœur même de l’espace public en est
un élément structurant qui permet une mise en forme de l’espace. La statue
et son site rendent possible une multiplicité de comportements individuels et
collectifs. Dans un jardin, plus propice à la déambulation, elle appelle
davantage le recueillement et la rêverie. Sur une place, la statue sur son
socle crée une verticalité, un centre et une périphérie, permet de se recueillir,
de se rassembler, de défiler, de manifester, voire de s’affronter autour d’elle.
Le site libère un espace vide marqué de sens par la statue et peut être investi
par des groupes très divers : plus la statue se rapproche d’un symbole
abstrait telle Jeanne d’Arc, plus elle renferme une multiplicité de facettes et
un potentiel de significations, plus divers sont les groupes qui se
rassemblent devant elle. Ainsi à peine la statue de la place des Pyramides
avait-elle été inaugurée en 1874 que son site devint quasiment un champ de
bataille opposant les royalistes, catholiques et nationalistes d’un côté et les
républicains radicaux de l’autre. Les femmes ne demeurent pas en reste. A
la fin du XIXe siècle, des femmes catholiques manifestent régulièrement
devant cette même statue. Encore après l’Occupation, l’Union des Femmes
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LES STATUES DE FEMMES CELEBES A PARIS DE 1870 A NOS JOURS
Françaises y défila également entre 1949 et 1956, passant d’abord par la rue
Danielle-Casanova et opérant ainsi un rapprochement audacieux entre la
mémoire de la grande résistante communiste déportée et Jeanne d’Arc,
pourtant récupérée par l’Action française pendant la première moitié du
siècle. Actuellement, la fête nationale de Jeanne d’Arc est célébrée par la
République le deuxième dimanche de mai. Elle consiste en une cérémonie
républicaine suivie du défilé des associations composé de groupuscules
catholiques intégristes et d’extrême-droite : l’Action française, l’Association
Pétain-Verdun, l’Œuvre française… Auparavant intégré au cortège
traditionnel, le Front national s’est démarqué de cette célébration à partir de
1988 et a tenté de faire concurrence au 1er mai, la fête du travail, en
organisant son propre défilé devant la statue de Jeanne d’Arc, place des
Pyramides.
Un monument peut également servir de lieu de protestation contre le
régime en place. Sous Vichy, la fête des mères était célébrée devant le
monument aux mères françaises (érigé en 1938) qui devint le 31 mai 1942
un lieu de contre-manifestation communiste à tel point que les célébrations
officielles furent suspendues l’année suivante. En 1971, ce même
monument fut encore le lieu d’une contre-manifestation du MLF. Un slogan
pour résumer leur revendication : « Les mères, célébrées un jour, exploitées
toute l’année ».
Les monuments qui nous intéressent constituent donc des lieux de
revendication, non exclusivement féministes, chacun utilisant le potentiel de
sens que renferme la statue pour mettre en valeur et souder sa communauté
provoquant même des rixes aux pieds des statues. Mais une statue peut
également ne pas être investie par des groupes revendicatifs et demeurer le
simple témoignage d’un temps révolu.
On peut se demander en définitive si la capacité des statues de femmes
célèbres à proposer une image émancipée de la femme comme sujet s’est
bien actualisée tout au long du XXe siècle. Les femmes n’ont pas le
monopole de leur représentation dans l’espace de la ville. Elles sont
dépendantes des pouvoirs publics et des comités privés, au sein desquels
elles sont minoritaires. Ceux-ci choisissent le site, le type de représentation
de la personne honorée et sont présents à la cérémonie d’inauguration. La
statue constitue un support de sens qui est investi alternativement par des
minorités sociales et politiques – les féministes, les résistants, les
communistes, le Front national – et le pouvoir majoritaire – la République,
la Ville de Paris, la Mairie d’arrondissement. Le potentiel de reconnaissance
d’une féminité nouvelle serait donc contré par la volonté d’affirmation
d’une multiplicité de pouvoirs.
Christel SNITER
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BIBLIOGRAPHIE
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symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion.
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HARGROVE June [1989], La Représentation des grands hommes dans les
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Imprimé en France par INSTAPRINT
2, rue de la Pinsonnière – 37260 Monts
Tél. 02 47 34 25 40
Dépôt légal 1e trimestre 2004
ISBN : 2-86906-184-6
ISSN : 1635-6187

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