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Les gures de Bouddha comme promesses d’un «
nirvâna commercial » : le cas du Buddha-Bar
Caroline de Montety
Communication & langages / Volume 2011 / Issue 170 / December 2011, pp 107 - 119
DOI: 10.4074/S0336150011014098, Published online: 02 January 2012
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Caroline de Montety (2011). Les gures de Bouddha comme promesses d’un «
nirvâna commercial » : le cas du Buddha-Bar. Communication & langages, 2011, pp
107-119 doi:10.4074/S0336150011014098
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Les figures de Bouddha
comme promesses
d’un « nirvâna
commercial » :
le cas du Buddha-Bar
CAROLINE DE MONTETY
Bouddha est désormais investi comme figure porteuse
pour le commerce, le signe se détachant de son
ancrage religieux original. Cet article porte sur l’analyse
d’un phénomène de dé-cultualisation de la figure de
Bouddha pour mieux la mobiliser dans les espaces
marchands. Ils témoignent de la vitalité et de la
popularité d’une certaine « bouddhamania », fondée
sur des modalités sémiotiques que nous déterminerons.
Le lieu, et phénomène, Buddha-Bar, exemplaire de la
corrélation entre plasticité des formes et propension à
circuler, servira d’exemple privilégié pour cette analyse.
Comment une représentation, devenue symbolique
d’une spiritualité, peut-elle être saisie à des fins commerciales ? Quels sont les liens sémiotiques entre le lieu
marchand, l’activité qui s’y exerce, l’ambition de ses
gestionnaires et la figure de Bouddha ? Quelles sont les
propriétés sémiotiques des représentations de Bouddha
et du bouddhisme susceptibles de promouvoir les
offres commerciales ? Par quel type de réaménagement
la croyance bouddhique est-elle convertie en système
d’adhésion pour une marque ?
Après avoir observé les modalités de cette activité
iconodule dans le champ marchand en nous focalisant
sur le Buddha-Bar, nous questionnerons la mutation
du statut de la figure de Bouddha, en Occident, pour
faire émerger les conditions sociales d’une circulation
religieuse et commerciale. L’analyse se poursuivra en
observant les modalités sémiotiques de la mutation du
statut de Bouddha, d’icône en symbole à vendre, passage
caractérisé par la simultanéité de l’évidage religieux
Cet article interroge la façon dont une
figure religieuse est mobilisée à des fins
commerciales au service d’une marque. À
travers l’exemple du Buddha-Bar, les enjeux, modalités et conditions de l’appropriation de Bouddha sont analysés :
comment le bouddhisme est-il mobilisé
pour créer une marque et lui donner
de la valeur, comment sont choisies et
gérées les caractéristiques sémiotiques
de l’offre, comment la circulation de
la figure de Bouddha permet-elle son
appropriation ? Quels rapports au sacré la
consommation entretient-elle ? L’analyse
et la réponse à ces différentes questions
éclairent le processus à l’œuvre
au Buddha-Bar de « consogénèse »,
processus
d’appropriation
et
de
transformation d’une forme culturelle
en élément central d’une promesse
commerciale.
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et de la sacralisation marchande. L’accent sera mis sur la plasticité des
représentations de la figure religieuse et les hybridations qu’elle autorise.
1. BOUDDHA À L’ÉTALAGE : OSTENSION D’UNE ICÔNE
Avant de choisir le Buddha-Bar comme terrain de prédilection pour l’analyse, une
recherche rapide sur Google Images, sur le mot-clé « Bouddha » ou « Buddha », a
permis d’entrevoir l’intense activité commerciale autour de la figure, cette première
perception ayant été approfondie en associant les termes « Bouddha », « Buddha »
et « acheter » ou « shopping ». Comme pour d’autres religions, on retrouve
une déclinaison commerciale d’objets de cultes : statues, statuettes, bracelets de
prière, encens, à l’instar des multiples eaux bénites, pendentifs, croix, mains de
Fatima, livres saints, qui se vendent et s’offrent autour des lieux de cultes, dans
des lieux spécialisés ou sur Internet. Contrairement à ce qui se produit pour
d’autres confessions, la mobilisation de la figure de Bouddha s’étend bien au-delà
de la dimension cultuelle, bien plus largement que celle de la figure christique par
exemple.
Une figure désormais classique pour le commerce
Le Bouddha est souvent mobilisé dans le secteur du bien-être : baumes, savonnettes
en forme de Bouddha, etc. On retrouvera cette notion au cœur du dispositif du
Buddha-Bar et de sa stratégie d’extension de la marque. Le Bouddha évocateur
de bien-être est aussi intégré dans des offres de services comme la relaxation, le
Feng Shui, les massages. . . De nombreux enseignes et sites dédiés à la décoration
mobilisent l’image de Bouddha : posters, lampes design, porte-bougies, bougies,
stickers muraux, fontaines, etc. L’extension va jusqu’à une compagnie aérienne
népalaise, Buddha Air, promouvant sécurité et confort.
L’activité marchande s’étend à l’offre de produits alimentaires mentionnant le
Bouddha au titre de son exotisme : Bouddha Bleu de la marque Mariages Frères,
boîtes à thé, boîtes de fruits au sirop, etc.
Le discours d’accompagnement de la mise en vente1 de la fontaine Bouddha
sur le site Zen avenue offre quelques indices de compréhension de la mobilisation
de la figure bouddhique :
Selon le Feng Shui, l’eau est un élément important, un symbole puissant qui
représente l’énergie, la vie et l’argent. Une fontaine d’eau courante et pure va donc
porter la source de vie de votre demeure et assurer le renouveau de l’énergie vitale,
de la chance et de la prospérité.
Le Feng Shui sert ici de corrélation implicite et apparemment « naturelle » entre
l’offre commerciale et Bouddha. L’évocation de Bouddha et du Feng Shui, très en
vogue, permet de renforcer l’ancrage de l’objet dans les vertus des spiritualités
asiatiques, fussent-elles en « conflit » (le Feng Shui est une discipline issue du
taoïsme et non du bouddhisme), le syntagme commercial se chargeant de les réunir
en dissolvant leurs divergences historiques.
1. www.zenavenue.com, fontaine Bouddha, 39,90 euros.
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Nous pouvons aussi évoquer le descriptif de tirelires ainsi promues : « Tirelire
design Bouddha : De la méditation naît le design. [. . .] Votre argent semble méditer
pour pouvoir être mieux utilisé. Idée cadeau décoration : Un cadeau original à faire
pour celle ou celui qui doit méditer sur ses dépenses ! » 2
Le lien logique se noue entre la notion de méditation et sa polysémie : activité
spirituelle d’un côté, réflexion rationnelle de l’autre. Le double sens du terme sert
la rhétorique marchande, justifiant ainsi le design par le « concept ». Le Bouddha
« transcende » l’objet et lui confère des vertus morales telles que modération et
sagesse. On perçoit là, avec ces deux exemples, le procédé commercial réticulaire et
analogique de mobilisation de la nébuleuse bouddhiste.
Les notions du bouddhisme sont habituellement reliées entre elles dans un
système qui fait sens pour une communauté. Ce système est à la fois ferme, dans la
façon dont les notions s’articulent, et souple, dans la mesure où les appropriations
peuvent varier dans leurs modalités et singularités. Dans les cas marchands
observés, l’idéal spirituel, proposé comme chemin pour une communauté et
pour chacun, disparaît au profit d’un nouveau syntagme, une collection d’objets
d’ambiance, offerts comme autant de paradigmes que chacun peut acquérir et
intégrer dans un nouveau décor. Dans ce syntagme modifié, l’objet est requalifié,
sans mobiliser la totalité des valeurs qui lui étaient attachées.
L’extension commerciale s’observe donc jusque dans des lieux de vie totalement
éloignés des temples et des foyers puisque le Bouddha se trouve aujourd’hui
associé, dans le cas du Buddha-Bar, à une chaîne de restaurants et hôtels, spas et
albums musicaux.
Variations et invariants autour d’un spectaculaire Bouddha : le Buddha-Bar
Le Buddha-Bar constitue un exemple privilégié pour analyser le procédé de
conversion de la figure bouddhique : plaçant le Bouddha au centre d’un dispositif
commercial complet, la marque Buddha-Bar s’affiche en effet comme une forme
« intense » d’un procédé d’extension autour d’un signe religieux majeur. Ce
déploiement international commercial célèbre, emblématique de l’appropriation
des figures du bouddhisme par le commerce, nous intéresse car la mobilisation
systématique du « Bienheureux » est au centre de la stratégie commerciale, gage
d’une exemplarité riche pour l’analyse.
Ce restaurant à tendance asiatique, à l’ambiance feutrée, situé originairement
à Paris malgré la trompeuse anglicisation du nom, est caractérisé par la présence,
dans un très grand espace sur deux étages, d’une statue immense de Bouddha de
huit mètres par cinq, au rez-de-chaussée. « L’Éveillé » marque le lieu de sa présence,
figure tutélaire ambiguë veillant sur la salle du restaurant et les noctambules du
bar. . . La lumière est tamisée, la musique, éclectique, représentative de la world
music, est très présente, en particulier le soir. Le lieu a été créé en 1996 par Raymond
Visan, un Parisien « aimant créer de nouveaux concepts »3 , dans la lignée de ce que
la maison-mère du Buddha-Bar, Le Georges V, nomme le Eatertainment. L’idée de
Visan fut ainsi de faire du restaurant-bar un lieu où les clients mangeraient en ayant
2. www.atylia.com/tirelire-design-bouddha.php
3. Extrait du site du Georges V Eatertainment : http://www.buddha-bar.com
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la sensation d’être en boîte de nuit. Le « concept » fut entériné par la création, en
parallèle du restaurant, d’un label avec les compilations musicales du Buddha-Bar.
Les différents Buddha-Bar partagent des caractéristiques spatiales et scénaristiques inhabituelles pour des cafés et restaurants. Tous ouvrent sur une très grande
salle dans laquelle trône un immense Bouddha de plusieurs mètres, surplombant
les tables des dîneurs. Le Bouddha est remarquable par sa taille et sa valorisation
dans le processus scénique.
À Paris, la descente du grand escalier vers la salle du restaurant constitue une
expérience en soi : à défaut d’une descente vers la transformation des affects, le
client fait une plongée vers le Bouddha, qui s’appréhende dans toute sa hauteur, la
statue surplombant la salle du bas.
À New York comme à Djakarta, la statue se détache sur un fond rouge.
Dans les différents lieux, l’omniprésence de l’immobile statue évoque un autre
cadre temporel, un temps long, celui d’une vie ou d’une éternité. L’espace est
marqué par la majesté qui émane de la statue, le transformant en un lieu habité
et protégé par la figure tutélaire. L’impassibilité de la colossale statue, la posture
de méditation du Bouddha assis en tailleur, les yeux clos ou mi-clos, contrastent
avec l’activité minuscule des serveurs et dîneurs ; elle en constitue la toile de
fond, immuable. Le Buddha-Bar repose sur la création de ce monde particulier,
déconnecté de l’environnement temporel et géographique de l’espace qui l’abrite.
L’alternance d’éclairages et de pénombre participe à l’atmosphère du lieu, éclaire
la nuit et l’expérience de ce moment. Les couleurs dominantes du restaurant sont
le rouge et l’or, aux connotations positives puissantes en Asie, contribuant avec
les éclairages à produire une ambiance chaleureuse, évocatrice de plénitude et
de richesse. Cette volonté est corrélée à la fonction du lieu : restaurant et bar,
l’ambiance doit contribuer à une expérience gastronomique et conviviale positive
susceptible d’engendrer une prolongation du moment au bar, une fidélité et un
bouche-à-oreille positif. Cette intention se traduit dans la conception du lieu,
comme l’illustre l’interview du décorateur Miguel Cacio Martins commentant
son travail sur le Buddha-Bar : « l’idée est d’alterner parties neutres et objets
spectaculaires. C’est du tape-à-l’œil, il s’agit d’attirer le regard sur un détail qui
donne l’ambiance et éblouit. »4 Le processus de fabrique sémiotique est à l’œuvre,
le Bouddha géant devenant pour le décorateur et ses commanditaires un élément
d’un dispositif scénique travaillé et reproduit dans différents pays. L’image du
dieu prend son autonomie, les vertus décoratives et la réserve d’émotions qu’elle
suppose l’emportent sur les vérités qu’elle cache5 .
Bouddha, un « être-là » singulier
La présence de Bouddha pourrait être associée à une sorte de satori, d’éveil
spirituel, tel que le dépeint Barthes. L’auteur relate la façon dont il a été « agi,
ébranlé et mis en situation d’écriture, l’écriture étant "un satori, l’événement Zen",
4. « De Paris à Londres, Marbella ou Singapour, le grand théâtre des nuits a son scénographe : Miguel
Cancio Martins, décorateur des night-clubs et des bars branchés lounge », article Hebdo.nouvelobs.com,
consulté en septembre 2010.
5. Michel Melot, Une brève histoire de l’image, L’Œil Neuf, 2007, pp 35-50.
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comme "séisme plus ou moins fort", "qui fait vaciller la connaissance, le sujet :
il opère un vide de parole" ; ce vide est constitutif de l’écriture ; c’est de ce vide
que partent les traits dont le Zen, dans l’exemption de tout sens, écrit les jardins,
les gestes, les maisons, les bouquets, les visages, la violence »6 . Dans le cadre du
Buddha-Bar, point d’écriture mais la référence à une figure traversant de nombreux
textes et discours et, peut-être, l’idée d’un satori comme saisissement à la vue de
Bouddha méditant.
Cet « être-là » marque le caractère ineffable de la présence de Bouddha, dont
Rambelli a souligné les deux interprétations possibles pour la sémiotique7 :
- une expérience qui, selon les approches du zen, notamment, ne peut être
communiquée par la langue, la pratique de construction du sens étant
déconstruite et dissoute ;
- un langage particulier, un système spécial de signes, utilisé par Bouddha.
Au-delà de ce clivage, les différentes traditions bouddhistes s’accorderaient sur
le fait que Bouddha s’exprime différemment en fonction des circonstances,
des contextes, de la compétence et des besoins de salut de l’audience8 . La
mobilisation commerciale joue sur cette adaptabilité et l’idée d’un bouddhisme
qui s’expérimente plus qu’il ne se pense.
Si l’on procède à une opération de commutation en substituant à la figure de
Bouddha la figure christique et que l’on imagine un Christ en croix de quelques
mètres de hauteur dans la salle de restaurant, on peut imaginer un résultat tout
à fait saisissant. L’incongruité, l’incompatibilité entre une telle scénarisation et la
construction d’une ambiance lounge paraît tout à fait évidente. Si le « bouddhique »
fonctionne comme un exotisme en terres occidentales, le « christique » ne
fonctionne pas de façon symétrique en terre orientale. Le « bouddhique » apparaît
comme perméable plus qu’impérial, porté par la douceur plus que par les armes, la
prétendue homogénéité paradigmatique des figures religieuses qui a présidé à une
telle opération de commutation est donc inadéquate dans ce contexte particulier
de mobilisation d’un Bouddha. La statue emblématique du bouddhisme est, dans
le cadre du Buddha-Bar, certes décontextualisée de la pratique religieuse, mais elle
a, on le perçoit, des propriétés susceptibles de favoriser une ambiance festive et de
détente. Quels sont ces propriétés et attributs ?
Bouddha revêt de multiples visages : Bouddha rieur ou méditant, au ventre
prospère ou à la silhouette ascétique, couché ou assis, aux mains jointes ou
croisées. Bouddha se modalise selon des postures, gestes et expressions codifiés. Les
représentations artistiques de Bouddha témoignent de la richesse des expressions.
Ce foisonnement artistique et les hybridations auxquelles il a donné lieu sont
perceptibles dans les expressions du Buddha-Bar où se côtoient des Bouddhas
de provenances et d’époques différentes. Cette plasticité de la figure de Bouddha
contribue à transformer sa valeur sociale. La circulation des figures de Bouddha
6. Rolland Barthes, L’empire des signes, Seuil, 1970, p. 552.
7. Fabbio Rambelli, http://psychology.jrank.org/pages/1949/Buddhism.html, consulté en août 2010.
8. Ibid.
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au fil du temps et de sa diffusion sur des territoires a rendu floue son origine,
elle a contribué à estomper l’origine religieuse, à la transformer en représentation
culturelle « décultualisée ».
Le symbole vit et prospère quand il demeure indéchiffrable. Les symboles
classiques et chrétiens, soumis à tant d’exégèses et tant de débats culturels, sont
désormais racornis pour nous, si bien que l’on croit éprouver de nouveaux frissons
symboliques à l’égard des symboles étrangers et des dieux asiatiques qui ont encore
du Mana auquel on peut puiser.9
Un processus permanent : l’hybridation, la fusion
L’évolution du bouddhisme semble avoir autorisé, ou du moins légitimé,
les appropriations des symboles bouddhiques à des fins commerciales tout
en entraînant de multiples hybridations, comme en témoigne l’exemple du
Buddha-Bar. L’idée d’un bien-être pénétré de bouddhisme a été saisie comme
valeur centrale pour construire la marque, sorte d’armature symbolique sur
laquelle peuvent être rattachés des éléments sémiotiquement compatibles. La
congruence est la clé de cette politique d’extension ; la gestion sémiotique des
caractéristiques de l’offre (nom, couleurs et autres traits expressifs) en garantit
l’harmonie et l’efficience.
Forte de son succès en France, l’ambition du Buddha-Bar devint ainsi
internationale en développant ses extensions commerciales au fil du temps :
Beyrouth (2004), Dubaï (2005), Le Caire (2007), Kiev (2008), Londres, Prague,
São Paulo, Washington, Shangaï (été 2010), Budapest (prévu pour 2012), etc.
L’unité de la marque repose sur une signalétique commune et l’idée centrale
d’Eatertainment autour d’une cuisine et d’une ambiance asiatiques signalées par
le Bouddha. Le mot-valise Eatertainment est tout à fait évocateur de la volonté des
gestionnaires de la chaîne de créer une ambiance particulière autour de la pratique
alimentaire.
L’offre s’est, au passage, quelque peu diversifiée et étoffée avec l’apparition
du Buddha-Bar Spa (à Evian, dans l’Hôtel Hilton, depuis 2007 ; sa promesse est
formulée ainsi : « Sagesse des sens, Purification de l’énergie, Attitude nouvelle »)
et d’un Siddharta Café, variation du Buddha-Bar plus « chaleureuse et moderne »,
valorisant le pop art (Prague, Milan) et proposant une cuisine à la fois orientale et
occidentale.
L’extension s’est faite aussi, en dehors des métiers de service et d’accueil, avec la
création d’un label musical, compilant des musiques diffusées dans les Buddha-Bar.
Ces compilations catégorisées sous le terme de world music ou de lounge music
sont très souvent des réappropriations occidentales au goût du jour de musiques
traditionnelles d’origines variées. Les albums numérotés sont souvent porteurs
d’un titre allusif : Ocean, Chill out in Paris, Nature. . . cohabitent avec Siddharta:
Spirit of Buddha Bar, Universal sound of Buddha, Trance – Buddha Bar – Voice of
Buddha, etc.
Après la promesse de cuisine fusion, on est dans la musique fusion et plus
généralement la culture fusion, les sens semblant parfois se confondre, comme
9. Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, PUF, 1993, p. 214.
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l’évoque le texte d’accompagnement du volume X : « Épices acoustiques venues
des quatre coins du monde ».
L’esprit du Bouddha, sa voix et son attitude se fondent ici dans un ensemble très
éloigné d’un parcours spirituel, l’enjeu étant de promettre un lieu magique, propice
au dépaysement, à la détente et au ressourcement : « Paris, New York, Shanghaï, un
aller simple du mystique au magique. . . » (texte d’accompagnement du volume
VIII) ou encore : « Se laisser dériver, Purifier son énergie, Apaiser ses sens. . . Voici
en quelques lignes l’esprit des Buddha-bar Spa. George V Records continue de
glisser sur la "Buddhattitude" avec ce troisième volet intitulé "Inuk", exprimant
l’envie de liberté en Inuit. [. . .] Bienvenue dans l’univers zen du Buddha-Bar et
goûtez au zest du paradis » (vol. III- Inuk-Buddhattitude).
Le zen rencontre ici le paradis, étonnant mélange qui souligne le caractère
hybride des productions de la marque et le choix assumé d’un exotisme nébuleux
et allusif. Bouddha symbolise l’ailleurs, l’ailleurs est symbolisé par Bouddha.
La cuisine, qualifiée de « cuisine fusion », est marquée par le syncrétisme, à
l’instar de la décoration. Celle-ci, comme dans les hôtels et spas, juxtapose dans le
même lieu pièces japonaises, pièces chinoises et statuettes khmères. Le syncrétisme
esthétique, saturant l’espace d’objets de provenances différentes, transforme ainsi
le caractère spirituel et potentiellement bouddhique du lieu en un exotisme
assumé. Cette caractéristique innerve le Buddha-Bar et ses extensions.
2. LA TRIVIALITÉ AU CŒUR DU PROCESSUS DE LA « CONSOGÉNÈSE » :
DE L ’ ALTÉRATION À LA VALORISATION
Bouddha est ici mobilisé comme figure du patrimoine culturel mondial. Tous ses
attributs ne sont pas pris en charge et une partie seulement des connotés qu’il
peut potentiellement induire est activée, celle qui est compatible avec les valeurs
euphoriques du commerce.
L’appropriation de la référence au bouddhisme a été rendue possible par
la propagation et l’évolution du bouddhisme, avec sa mutation, en Occident,
d’un statut exclusif de religion au statut plus instable et malléable de nébuleuse
bouddhiste.
Les conditions d’une circulation : l’engouement général pour l’Asie
et le « néo-bouddhisme », syncrétisme et internationalisation
La reprise de l’image du Bouddha s’apparente aux saisies, fréquentes en marketing,
des exotismes. Ceci expliquerait déjà et pour partie la moindre appropriation de
la figure christique dans les offres marchandes, les acteurs du commerce ayant
probablement plus de difficultés à se mettre à distance pour mieux s’approprier un
symbole endémique de notre culture. Pour autant, l’appropriation des signes du
bouddhisme ne saurait se réduire à celle d’un exotisme, d’autant qu’on ne pourrait
précisément ni le localiser, ni le situer.
Le bouddhisme est justement caractérisé par une propension forte à traverser
plusieurs territoires, géographiques et historiques.
Sa situation n’est guère aisée : est-ce, à l’instar des grands monothéismes, une
religion ou bien une philosophie ? Les idées reçues en Occident témoignent du flou
de ce statut, augmenté par la mention du terme de spiritualité ou de sagesse pour
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désigner le phénomène. Il est ainsi souvent affirmé que le bouddhisme ne serait
pas une religion ou du moins, comme le précise Bernard Faure, que « les aspects
proprement religieux seraient secondaires »10 .
Par ailleurs, le bouddhisme apparaît difficilement comme une religion unifiée
dans la mesure où elle n’a pas véritablement de représentant officiel, car l’autorité
spirituelle et politique du fameux Dalaï-Lama ne s’étend pas au-delà de son École.
Même au sein de territoires circonscrits, il existe une multitude d’Écoles sans portevoix commun. Bouddhisme indien, japonais ou chinois, les variétés sont grandes.
La pluralité des bouddhismes souligne le caractère protéiforme de cette religion,
ce qui est particulièrement sensible en Occident, comme l’a analysé Lionel Obadia.
La diffusion du bouddhisme tend à le vulgariser en évoquant des représentations
qui circulent fortement dans la société : figure du Bouddha, réincarnation, karma,
zen sont des notions fortement répandues, même si elles restent floues, et investies
à divers titres dans la société et parmi les profanes.
Ainsi le bouddhisme semble se répandre en Occident comme une nébuleuse
de sens renvoyant à des notions reliées mais non articulées clairement les unes
aux autres : la sagesse, la sérénité, la tolérance, le zen, une forme de réalisation
de soi acquise par une discipline. En quelque sorte, une « expérience intérieure »
dégagée de sa structure sociale11 . Certes, la réinvention de l’image de Bouddha
semble en constante évolution et les formes ne sont pas figées, comme en témoigne
l’histoire, complexe, du bouddhisme. Néanmoins, le désancrage religieux et social
vient à point nommé pour valoriser l’expérience intérieure d’individus en quête
de développement personnel, ce dont témoigne la croissance de ce type de rayons
dans les librairies.
On constate la mutation, en Europe, du bouddhisme religieux en nébuleuse
bouddhiste comme fonds culturel de ressources mobilisables ad hoc, suivant ses
besoins, désirs et projets personnels. S’agit-il là de la transformation d’une pratique
religieuse et culturelle en loisir ? S’opère en tout cas une mutation autour de signes,
devenus consommables.
Dans d’autres contextes, Yves Jeanneret a élaboré une théorie de la « trivialité
des êtres culturels », désignation se référant à l’étymologie de la trivialité comme
carrefour, évocatrice d’une circulation constitutive de la culture : « les objets et
les représentations ne restent pas fermés sur eux-mêmes mais circulent et passent
entre les mains et les esprits des hommes »12 . Les êtres culturels dont il est question
sont des complexes associant « objets matériels, textes et représentations », ayant
pour caractéristique d’élaborer des « idées, des savoirs, des jugements » et reposant
sur une « panoplie d’objets et de procédures »13 .
Le Bouddha saisi dans les finalités communicationnelles et marchandes du
Buddha-Bar est à ce titre un être culturel, une figure « trivialisée », chargé d’une
mémoire religieuse et sociale.
10. Bernard Faure, Le bouddhisme, Le Cavalier Bleu, 2010, p. 37.
11. Ibid., p. 71.
12. Yves Jeanneret, Penser la trivialité, vol. 1. La vie triviale des êtres culturels, Hermès, 2008, p. 14.
13. Ibid., p. 16.
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Bouddha business
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La culture ne peut exister qu’altérée14 , et les acteurs, dans des logiques
d’interprétation et des finalités d’action, la configurent par un « travail
intermédiatique »15 de nature sémiotique. Cette élaboration est à la fois altération
et création.
Dans le cas du bouddhisme, l’altération décrite ne suscite pas d’opposition
manifeste chez les Occidentaux mais a, en revanche, été vécue en Asie comme
une transgression, et même un blasphème, comme en témoigne la médiatisation
de réactions observées à Djakarta. La pratique bouddhique, certes minoritaire, et
sûrement d’autant plus qu’elle l’est, a incité la communauté concernée à exiger
le retrait des décorations, des statues de Bouddha et des inscriptions bouddhistes
sur les cendriers, vécues comme insultantes. On peut imaginer, dans un contexte
similaire, la virulence des réactions au détournement de symboles musulmans ou
chrétiens. . .
On assiste ici au parcours social d’une figure religieuse, autorisée, dans les
limites évoquées, à circuler grâce à ses caractéristiques propres et notamment sa
plasticité. Cette plasticité est telle qu’au-delà de ses circulations dans le champ
du religieux d’une communauté à l’autre, elle va jusqu’à se décliner dans un
espace géographique très vaste mais aussi se transformer dans d’autres champs
sociaux, ici celui de la consommation. Si cette appropriation n’est guère étonnante,
la consommation procédant par annexions de pans entiers de l’espace social et
culturel, la dé-cultualisation n’est pas systématique. On a pu l’observer, dans
de moindres proportions, dans l’affichage des signes du christianisme avec le
courant « gothique » et certaines pratiques publicitaires, comme par exemple le
détournement de la Cène, régulièrement saisie comme pré-texte à une mise en
visibilité.
De l’icône en spectacle au symbole à vendre
Les statues de Bouddha dans les Buddha-Bar sont porteuses d’une signification
et déviées de leur fonction spirituelle initiale, ce sont en quelque sorte des
« sémiophores », terme utilisé par Pomian à propos des collections constituées
d’objets détournés de leur fonction initiale pour être offerts au regard. Habitées par
leur fonction religieuse, leur statut d’icônes se mue en statut de symbole, moyen
nous dit Eco16 de « "discipliner" les associations et pulsions qui les animent ».
Le spectacle, la valorisation par l’extériorisation sont au cœur du processus et
s’opposent en ce sens au bouddhisme, fondé sur les prises de conscience intérieures
et l’intériorité d’une méditation qui n’a rien de spectaculaire. Le propos de Debord
sur la « Société du spectacle » traduit bien le processus de spectacularisation qui
sert de modalisateur de ce dire :
Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est
supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui
14. Ibid., p. 87.
15. Ibid., p. 107.
16. Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, op. cit., p. 216.
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relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient
leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé.17
La statue de Bouddha telle qu’elle est scénarisée apparaît ainsi, dans cette
mise à distance par le spectacle, comme la négation de la figure religieuse. La
transcendance de la figure tutélaire n’en est pas moins forte, mais, dans le contexte,
des connotations différentes sont activées.
Le lieu rassemble donc cette intériorité et son impossibilité en en faisant un
spectacle, un idéal consommable. Cette conciliation paradoxale est caractéristique
des espaces utopiques qui abolissent les tensions, notamment temporelles18 , et de
la communication marchande, toujours en quête d’enchantement. La scénarisation
de l’espace autour des signes de l’Asie et de Bouddha participe ainsi à la mutation
d’une spiritualité orientale en magie exotique.
Le lieu est sémiotiquement investi pour séduire et étonner, non pour
élever et préparer à l’« Éveil ». La promesse tenue est celle d’une expérience
bienfaisante, d’un bonheur immédiat, comme en témoignent les extraits du
discours d’accompagnement sur le site du Buddha-Bar, du Karma Café et du
Siddharta Café :
Dîner au Buddha-Bar, c’est s’extirper du tumulte urbain pour plonger dans un bain
de jouvence. Une fois pénétré ce lieu étonnant aux proportions monumentales, vous
serez envoûtés par le charme d’une atmosphère dépaysante et feutrée [. . .].
L’évocation, sans explicitation ni référence précise, du karma et du Bouddha
historique participe là à une allusion à du religieux sans finalité, un résidu religieux
passé dans la culture commune, un orientalisme.
Bouddha prend dans le contexte de la restauration une valeur instrumentale. Il
devient une figure fédératrice et organisatrice de traits, assimilés au bouddhisme,
susceptibles de créer des conditions favorables à une consommation élitiste, fondée
sur l’idée d’un lointain, hors du quotidien, qui justifierait les tarifs élevés du lieu.
L’inaccessibilité du lointain est inversement proportionnelle aux vertus de son
exception. Dans ce lieu chic et cher, création de valeur symbolique et création
de valeur financière convergent. Sont activées des « filières » de signes, autour
de Bouddha, constitutives d’une ambiance asiatique chaleureuse et porteuses de
connotations propices à la détente et à la convivialité, prémices du dépassement
de la douleur, succédanés sensoriels de l’idéal du Bodhisattva. Au sein du
Buddha-Bar, la figure centrale de Bouddha devient l’embrayeur d’une expérience
de consommation originale et agréable, augmentée d’un « je-ne-sais-quoi » de
mystique sans que ce soit soumis aux exigences de la spiritualité. À l’instar d’un
corps et d’un esprit non séparés, appréhendés ensemble dans la pensée bouddhiste,
l’expérience de consommation repose sur « l’esprit du lieu », assemblage de
caractéristiques physiques et d’imaginaires associés.
La pensée bouddhiste, non dualiste, comme la conception peircienne du signe,
autoriserait une mise en signes, faisant cohabiter des activités aussi contradictoires
17. Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, coll. « Folio », [1992] 1996, p. 30.
18. Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Minuit, 1973.
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que la méditation, évoquée par le Bouddha assis, et l’activité des consommateurs.
Si les constructions mentales humaines sont l’expression à la fois de leur jouissance
et de leur souffrance à court terme, l’expérience proposée par le Buddha-Bar,
orientée vers les plaisirs, surplombée par un Bouddha libéré de ces contingences,
leur promet à la fois cette jouissance et la résolution de leurs souffrances, pour
un temps. Cette résolution des affects cohabite parfaitement avec le projet des
marketeurs qui établit toujours une corrélation entre la consommation en général
(et les marques en particulier) et la promesse d’un mieux, voire du bonheur. Cette
résolution est aussi celle de l’anti-discours évoqué par Baudrillard. Il souligne,
dans le contexte contemporain, la nécessaire mise à distance de la dimension
matérielle de la consommation, tant est consciente sa vacuité. L’anti-discours va
de pair avec le souci d’y apporter « un supplément d’âme »19 . La mise en scène de
Bouddha récupérée par la restauration ressemble à cette volonté. L’appropriation
de la figure, si ce n’est religieuse, du moins mythique, a vocation à sublimer
le partage d’un verre ou d’un repas. Si la mobilisation du bouddhisme dans la
sémiotisation de la consommation constitue à ce titre un phénomène représentatif
d’une pratique ordinaire, « naturelle » aux médiations marchandes, elle nous
invite aussi à nous interroger sur la présence du sacré. Le Buddha-Bar semble
témoigner d’une éviction du rituel et de la pratique religieuse au profit d’une mise
à l’honneur de la consommation, mais est-on certain que le lieu soit totalement
désacralisé ?
On peut penser à l’analyse de Veyne de la croyance dans les mythes grecs20 et
s’en inspirer. Elle invite indirectement à appréhender l’appropriation commerciale
comme un phénomène qui, au-delà du détournement et de l’instrumentalisation
de la doctrine bouddhiste, consiste à l’englober. Cela suppose l’élaboration d’une
place, fût-elle secondaire, pour le sacré dans l’aventure commerciale elle-même.
Même si le consommateur est conscient du dispositif dans lequel s’élabore son
expérience, il participe à une expérience unique, dans un système de représentation
auquel il a envie de croire et dans lequel il est relié aux autres. Le lieu a ainsi une
âme et des pratiquants. . .
L’irruption des signes du bouddhisme, et en particulier de la statue de
Bouddha, renvoie à une autre dimension que la réalité profane ; le caractère colossal
de la statue établit cette référence à un niveau supérieur et la scénarisation de
l’espace la place au centre. À l’instar de tout homme ou communauté humaine
créant son habitation21 , le Buddha-Bar aurait ainsi créé son imago mundi, rituel
cosmogonique imitant la création des dieux et par là même renvoyant au sacré. La
place du Bouddha, déterminée au centre de l’espace, y prend, du coup, une valeur
fondamentale :
L’irruption du sacré ne projette pas seulement un point fixe au milieu de la fluidité
amorphe de l’espace profane, un « Centre » dans le « Chaos » ; elle effectue également
19. Jean Baudrillard, La Société de consommation, La société de consommation, Gallimard, coll. « Folio »,
1996, p. 315.
20. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, coll. « Points », 1992.
21. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Gallimard, coll. « Folio », [1957] 2008.
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une rupture de niveau, ouvre la communication entre les niveaux cosmiques
(la Terre et le Ciel) et rend possible le passage, d’ordre ontologique, d’un mode
d’être à un autre.22
L’opposition entre détournement-instrumentalisation et émergence diffuse du
sacré est dépassée par l’articulation des deux phénomènes : la sacralisation est
la condition de la valorisation de ce détournement. Cette valorisation constitue
une caractéristique inhérente aux processus marketing et une finalité probable
de l’activité commerciale, à la fois symbolique et économique. Ceci nous invite
à poursuivre la réflexion d’Eliade sur le mythe comme constante de l’activité
psychique pouvant survivre sous des formes plus ou moins dégradées et à
s’interroger sur « ce qui, dans le monde moderne, a pris la place centrale dont
le mythe jouit dans les sociétés traditionnelles »23 .
CONCLUSION
Les pérégrinations de Bouddha au fil du temps et des territoires, la circulation du
bouddhisme en néo-bouddhisme, voire en culture pseudo-bouddhiste, constituent
un terreau favorable à la saisie décomplexée par les instances marchandes de
la figure de Bouddha comme grand opérateur de création de valeur. Ainsi, il
semblerait que la valeur médiatrice attribuée à Bouddha dans le contexte religieux,
qui l’a institué comme figure centrale pour les communautés de croyants, soit
ici évidée de sa dimension cultuelle pour être érigée en figure fédératrice de
consommateurs autour de valeurs puisées dans les connotations possibles du
bouddhisme.
Cette circulation contribue à de nombreuses hybridations comme autant
d’opportunités spirituelles et marchandes. Emblématique de la circulation des
signes, formes et figures, « êtres culturels » dans la vie sociale, l’exemple du
Buddha-Bar nous a permis d’analyser un phénomène d’appropriation d’une figure
religieuse singulière pour en faire un signe de ralliement de consommateurs.
Homme déifié ou déité solaire24 , l’idole, muée en icône religieuse, devient symbole
à vendre. Saisie dans un processus de systématisation de l’offre, la figure de
Bouddha est convertie en élément essentiel de la signalétique de la marque.
Le sens s’épuise pour devenir élément de logo, syntagme stabilisé en promesse
commerciale ; Bouddha se fige dans la désignation du lieu. Il prend fonction
d’ornement, il devient artefact, à l’instar de l’immense statue qui trône dans tous
les Buddha-Bar et que l’on croirait soustraite d’un temple d’Asie mais qui s’avère
création en polystyrène. La plasticité prend forme et s’incarne. . . La marque,
mythovore, avale le mythe.
L’artefact converge avec les simulacres de sacralité des biens de
consommation25 . Baudrillard souligne la fatigue des consommateurs face
22. Ibid., p. 60.
23. Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, coll. « Folio », [1957] 1997.
24. Ananda K. Coomaraswamy, Hindouisme et bouddhisme, Gallimard, coll. « Folio », [1949] 1995,
p. 80.
25. Jean Baudrillard, La Société de consommation, op. cit., p. 292.
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aux distorsions sociales, sorte de contestation larvée, et l’auteur évoque le souhait
de pousser plus loin l’analyse, notamment celle de la consommation comme
processus global de « conversion », c’est-à-dire de transfert « symbolique » d’un
manque à toute une chaîne de signifiants.
La consommation n’est pas un espace clos mais une force, centripète, intégrée
dans la vie sociale, un processus d’assimilation des formes et représentations
à des fins commerciales. Sans qu’il y ait véritablement spéculation mystique,
Bouddha est investi comme un opérateur alchimique, apte à assurer la réussite
des offres. Grâce aux processus soulignés que l’on pourrait synthétiser sous le
terme de « consogénèse », la figure religieuse devient promesse d’un nirvâna,
« l’autre rive au-delà de l’océan des renaissances », nirvâna non plus spirituel mais
commercial. . .
CAROLINE DE MONTETY
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