Femmes-hommes en Albanie

Transcription

Femmes-hommes en Albanie
Quand l’homme de la famille est une femme -- Une coutume albanaise en voie de disparition.
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traduit de l'article de Dan Bilefsky dans The New York Times, 25 juin 2008
Qamile Stema
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KRUJE, Albanie - Pashe Keqi, 78 ans, se souvient du jour où elle a décidé de devenir un homme. Il y a près
de soixante ans, elle coupait ses longues tresses noires, troquait sa robe pour les pantalons baggy de son
père, s’armait d'un fusil de chasse et faisait le serment de renoncer à tout jamais au mariage, aux enfants et
au sexe.
Des siècles durant, dans cette société rurale très fermée et très conservatrice du nord de l'Albanie, l'échange
des sexes constituait une solution pratique dans les familles sans hommes. Le père de Mme Keqi avait été
tué dans une vendetta sanglante, et il n'y avait pas d'héritier masculin. Selon la coutume, la jeune femme fit
vœu de virginité pour le restant de sa vie. Depuis ce jour, elle vécut comme un homme, devint le nouveau
patriarche de la famille, avec tous les attributs de l'autorité masculine - y compris l'obligation de venger la
mort de son père.
Elle ne le ferait plus aujourd'hui, dit-elle, maintenant que l'égalité entre les sexes et la modernité sont
arrivées jusqu’en Albanie, y compris les rencontres sur internet et les images de MTV après la chute du mur
de Berlin. Les filles ici ne veulent plus être des hommes. Avec seulement Mme Keqi et une quarantaine
d’autres comme elle, l’institution du Serment des Vierges est en train de disparaître.
"À l'époque, il était préférable d'être un homme parce qu’une femme n’était pas plus considérée qu’un
animal", explique Mme Keqi, d’une belle voie de baryton. Elle se tient assise en tailleur, les jambes écartées
comme un homme, et ne dédaigne pas de temps à autre un petit verre de raki. "Maintenant, les femmes
albanaises ont les mêmes droits que les hommes, elles sont même plus puissantes. Je pense
qu’aujourd'hui, il doit être amusant d'être une femme. "
La tradition du Serment des Vierges remonte au Canon de Dukagjini Leke, un code de conduite transmis
oralement parmi les clans du nord de l'Albanie pendant plus de 500 ans. Dans le cadre du Canon, le rôle
d'une femme est sévèrement circonscrit: elle doit s’occuper des enfants et de la maison. La vie d’une femme
vaut la moitié de celle d’un homme, mais la valeur d’une vierge est la même: 12 bœufs.
L’institution du Serment des Vierges est née de la nécessité sociale dans une société paysanne en proie à la
guerre et la mort. Quand le patriarche de la famille mourrait sans héritier male, les femmes non mariées de
la famille se retrouvaient seules et impuissantes. En prêtant serment, une femme pouvait assurer le rôle du
chef de famille, porter une arme, devenir propriétaire d’une terre, d’un troupeau, d’une maison, et se
déplacer librement. De ce jour, elle s’habillait en homme et passait son temps en compagnie d'autres
hommes, tout en conservant généralement son prénom. Personne ne se moquait d’elle, au contraire, elle
était parfaitement acceptée et respectée dans la vie publique. Outre la nécessité, certaines ont pu y voir
aussi un moyen d'affirmer leur autonomie, ou d’éviter un mariage arrangé. (…)
Connue dans son foyer comme le "pacha", Mme Keqi choisit de devenir l'homme de la maison à l'âge de 20
ans après que son père ait été assassiné. Ses quatre frères, en lutte contre le gouvernement communiste
d'Enver Hoxha, qui a dirigé l’Albanie pendant 40 ans jusqu'à sa mort en 1985, étaient emprisonnés ou
avaient été assassinés. Devenir un homme était, pour Mme Keqi, le seul moyen de soutenir sa mère, ses
quatre belles-soeurs et leurs cinq enfants.
Elle règne à présent sur une grande famille, dans une modeste maison de Tirana, où ses nièces lui servent
son eau-de-vie pendant qu'elle glapit des ordres. A l’entendre, vivre comme un homme lui a permis de jouir
d’une liberté normalement inaccessible aux femmes. Elle a autrefois travaillé dans le bâtiment, et prié tous
les jours à la mosquée avec les hommes. Même aujourd'hui, ses neveux et nièces n’oseraient pas se marier
sans la permission de leur "oncle".
A l’époque, quand elle se promenait dans son village, elle appréciait d'être pris pour un homme. «J'ai été
totalement libre comme un homme parce que personne ne me percevait comme une femme», dit Mme Keqi.
« Je pouvais aller où je voulais et personne n'aurait osé me manquer de respect parce que j’aurais pu les
rosser. J'étais toujours avec des hommes. Je ne sais pas parler comme une femme. Je n’ai jamais peur. "
Quand elle a été récemment hospitalisée pour une intervention chirurgicale, sa voisine fut horrifiée de devoir
partager sa chambre avec un homme.
Devenir l'homme de la maison, c’était aussi se charger de la responsabilité de venger la mort de son père.
Quand son meurtrier, âgé de 80 ans, sortit de prison il y a cinq ans, elle envoya son neveu de quinze ans lui
régler son compte. A la suite de quoi, la famille de l'homme fit tuer son neveu. "J'ai toujours rêvé de venger
mon père, dit-elle. Bien sûr, je regrette que mon neveu ait été tué. Mais si vous tuez l’un des miens, je dois
tuer l’un des vôtres. "
En Albanie, un pays à majorité musulmane, le Canon est respecté par les musulmans et les chrétiens. Selon
les historiens, l’adhésion persistante à ces coutumes médiévales, tombées depuis longtemps en désuétude
partout ailleurs, est le sous-produit de l'isolement du pays.
Malgré tout, le rôle traditionnel de la femme albanaise est en train de changer. "La femme albanaise est
aujourd'hui une sorte de ministre de l'économie, un ministre de l'affection et un ministre de l'intérieur qui
contrôle qui fait quoi, dit M. Ilir Yzeiri, spécialiste du folklore albanais. Aujourd'hui, les femmes en Albanie
sont derrière tout."
Rakipi Diana, 54 ans, est garde de sécurité dans la ville balnéaire de Durres, et déplore ces changements.
Mme Rakipi, qui porte un béret militaire, a autrefois prêté serment pour s’occuper de ses neuf sœurs. Elle
regrette l'ère Hoxha. Au temps du communisme, elle était officier dans l'armée, formant les femmes soldats
de l'infanterie. Maintenant, déplore-t-elle, les femmes ne savent plus où est leur place. "Aujourd'hui, elle
sortent à moitié nue en discothèque. Moi, j'ai toujours été traitée comme un homme, toujours avec respect.
Je ne peux pas faire le ménage, je ne peux pas repasser, je ne sais pas cuisiner. C'est un travail de femme
».
Mais, même dans les montagnes reculées de Kruje, environ 30 milles au nord de Tirana, l'influence du
Canon sur la distribution sexuelles des rôles n’est plus ce qu’elle était. L'érosion de la famille traditionnelle,
dans laquelle tout le monde vivait autrefois sous le même toit, a modifié la position des femmes dans la
société.
«Les femmes et les hommes ont maintenant à peu près les mêmes droits», explique Caca Fiqiri, dont la
tante Qamile Stema, 88 ans, est la dernière vierge ayant prêté serment de son village. "Nous respectons
beaucoup ces femmes, en raison des grands sacrifices qu’elles ont dû consentir, et nous les considérons
effectivement comme des hommes. Mais, aujourd’hui, il n'y a plus de honte à ne pas avoir un homme de la
maison. "
Pourtant, il ne fait aucun doute qui porte la culotte dans la petite maison en pierre de Mme Stema. C’est là,
dans le village ancestral de Barganesh, que l’"oncle" Qamile préside les réunions de famille, vêtue d'un
qeleshe, la traditionnelle coiffe blanche des hommes albanais. Des tongues roses constituent sa seule
concession à la féminité.
Depuis qu’elle est devenue un homme, à l'âge de 20 ans, Mme Stema porte un fusil. Lors des cérémonies
de mariage, elle s'assoie avec les hommes. Quand elle parle à des femmes, celles-ci lui répondent
timidement. Elle a prêté serment par nécessité. «Je me sens seule parfois, toutes mes sœurs sont mortes,
et je vis seule, dit-elle. Mais je n’ai jamais voulu me marier. Certains membres de ma famille ont essayé de
me faire porter des robes, mais quand ils ont compris que j'étais réellement devenue un homme, ils m'ont
laissée tranquille. »
Mme Stema affirme qu'elle mourra vierge. Si elle s’était mariée, dit-elle en plaisantant, ce n’aurait pu être
qu’avec une femme albanaise traditionnelle. "Je suppose que vous pourriez dire que j'ai été en partie une
femme et en partie un homme. Mais j’ai aimé ma vie d’homme. Je ne regrette rien. "