Esotérisme et franc-maçonnerie en Méditerranée
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Esotérisme et franc-maçonnerie en Méditerranée
Esotérisme et franc-maçonnerie en Méditerranée Cahiers de l’orient N° 69 - premier trimestre 2003 60 rue des Cévennes 75015 paris Par Bruno Etienne* Bruno Etienne est membre de l'Institut universitaire de France. Directeur de l'Observatoire du religieux à l'lEP d'Aix-en-Provence Aborder le sujet de l'ésotérisme dans la franc-maçonnerie implique de prendre quelques précautions méthodologiques et en particulier de définir et l'ésotérisme et la franc-maçonnerie. Ce qui n'est pas évident. Le nombre de dictionnaires et d'ouvrages sur le phénomène ésotérique démontre, par leur ampleur et leur contenu, à quel point cette notion et son concept ainsi que la doctrine (l'ésotérisme) sont polysémiques. Définitions Je prendrai donc un premier sens du mot restreint dans cet article: l'enseignement qui ne se donne qu'aux disciples déjà instruits. Puis j'élargirai au deuxième sens: la partie de cet enseignement ou de la doctrine qui est secrète et qui ne peut être comprise que des initiés ou enseignée qu'à un groupe encore plus restreint. Donc une doctrine qui ne peut faire l'objet de vulgarisation par opposition à un enseignement exotérique, public, vulgarisé. En ce sens la franc-maçonnerie, sous toutes ses formes, même les plus sécularisées, donne un enseignement réservé à des adeptes ou des disciples. Donc volens nolens, elle pratique l'ésotérisme. Esotérisme et franc-maçonnerie Certaines « maçonneries» semblent plus ésotériques que d'autres. Le Grand Orient de France soutient même parfois dans ses propres publications que la franc-maçonnerie n'est pas et n'a jamais été une société ésotérique au sens où je viens de le formuler et qu'elle n'enseigne aucun secret (« Pour en finir avec l’ésotérisme » revue du Grand Orient de France « Humanisme –n° 251 - 2001). En ce qui me concerne, j'ai toujours combattu cette tendance qui vide la francmaçonnerie de son contenu spirituel et j'ai proposé une définition précise dans mes différents travaux: la franc-maçonnerie est une société initiatique fondée sur des mythes, qui pratique des rituels et utilise des symboles. Il me semble donc qu'à travers les quatre mots clés (initiation, mythe, rite, symbole) le caractère ésotérique de cette honorable confraternité ne peut être nié: ses pratiques sont fondées sur un enseignement (des mythes fondateurs, des symboles ...) réservé aux seuls adeptes. Mais il est vrai historiquement que certaines maçonneries et certains francs-maçons ont, poussé plus ou moins loin l'investissement strictement (…) A la fin du XIXe siècle et au début du XXe certaines obédiences confrontées au monopole de l'Eglise catholique ont préféré insister sur la raison comme productrice de sens pour l'Humanité. Les sciences occultes étaient alors révoquées en doute et le débat - surtout en France - s'est déplacé de l'ésotérisme comme « science sacrée », tout au moins comme possibilité d'une connaissance autre, vers la légitimité de la transmission traditionnelle. Deux grands auteurs controversés balisent cette évolution : René Guénon et Oswald Wirth. Deux grands courants parcourent aujourd'hui la franc-maçonnerie française: le rationaliste et le spiritualiste. Ce dernier est quantitativement majoritaire dans le monde et en France même, et le premier ne se cantonne pas au seul Grand Orient de France à l'intérieur duquel la contradiction est flagrante sur ce point depuis une ou deux décennies, si l'on en juge par ses propres publications. Il existe aussi une maçonnerie plus chrétienne sous différente formes (…) Mais un clivage récent me paraît aussi nodal: plus que l'ésotérisme c'est la métaphysique qui divise les franc-maçonneries entre celles qui la laissent à la compétence de chacun de ses membres et celles qui en font une obligation canonique. Or curieusement ce ne sont pas ces dernières qui sont les plus favorables à l'ésotérisme ... C'est donc le polymorphisme qui caractérise la franc-maçonnerie en général. Esotérisme maçonnique. Mais si une franc-maçonnerie ésotérique existe - ce que je soutiens - quel est son enseignement, sa problématique, en quelque sorte sa religion? Elle me paraît parfaitement exprimée de façon constante: dans une société essentiellement initiatique - et pour la franc-maçonnerie spéculative la transmission s'est faite par le « mestier » et les « Anciens devoirs» (Old charges) - l'Art Royal, c'est-à-dire la pratique maçonnique, est ésotérique. L'initiation maçonnique fait passer le franc-maçon des ténèbres extérieures vers l'illumination intérieure. Elle le transforme, le métamorphose. Cette métanoïa est obtenue par la pratique de rites qui contiennent un enseignement ésotérique conduisant à une orthopraxie menant à la construction du temple idéal. Celle-ci passe par la connaissance de soi, par le travail sur la pierre brute, entre la voûte étoilée et la caverne primitive, par le voyage intérieur (…) Autrement dit, le maçon franc est engagé à se poser la question formulée par les Grecs et déjà par le Maître K'ong Fou Tseu/Confucius : « Comment avoir une connaissance de la mort alors que nous en avons une si petite de la vie ». Pour connaître il faut renaître et pour cela il faut mourir à soi en maîtrisant son ego. Connaître l'Ensoph, l'inconnaissable, le non-être, l'immensité divine de la Sakina/Shékhina, l'insupportable absence/présence, ne peut faire l'objet d'un enseignement exotérique! L'enseignement maçonnique a lieu dans le temple. La loge n'est donc pas un lieu profane. L'atelier est un lieu neutralisé car hors du temps et de l'espace, qui dégage une forte puissance symbolique donc ésotérique, car seuls ceux qui en connaissent les règles secrètes peuvent l'utiliser et ce, seulement pendant la tenue quand les travaux sont ouverts régulièrement par le maître en chaire, selon le rituel. Sinon le temple maçonnique n'est qu'une vulgaire baraque Algéco ! Tout cela, et bien d'autres choses encore, me paraît très éloigné de la rationalité: la raison peut-elle seule tout expliquer? Le monde exprime un savoir qui n'est pas forcément en mesure d'être révélé: la nature aime se cacher, il faut la décrypter. Il existe donc à côté d'un savoir exotérique utilisable par tout le monde, un savoir plus intime. La connaissance est généralement médiate. Elle peut être quelquefois immédiate. Là se trouve pourtant l'une des originalités de la franc-maçonnerie: dans l'union de deux choses qui s'expriment dans différents types de langage y compris à l'aide de symboles. (…). Mais c'est dans le secret de la loge que l'adepte découvre son propre secret. Le secret, qui est un lieu et un lien où peut s'accomplir la coincidentia oppositorium, un contenant encore plus que contenu, dresse obstacle non pas devant la connaissance en soi, mais face à la divulgation qui dénude, à la connaissance non consentie, à l'anti-révélation : voilà le secret de la mort acceptée du Maître Hiram mythodrame clé de l'initiation maçonnique! Il se sacrifie parce qu'il sait le danger qu'il y a à transmettre le secret à ceux qui ne sont pas préparés par le parcours initiatique. Il y a donc bien nécessité d'un enseignement « ésotérique» que tout le monde ne peut recevoir. Il n 'y a, en effet, qu'une seule réponse à la nécessité du secret: l'initiation est une orthopraxie, une pratique vraie, et ceux qui veulent en dévoiler le mystère inexprimable et incommunicable sont donc passés à côté de leur propre initiation: tant pis pour eux. Quant aux autres, extérieurs et profanes à la pratique, la seule façon de comprendre est de devenir maçons eux-mêmes à leurs risques et périls ... Le monde de la tradition (ce qui signifie transmettre) est en effet un monde ésotérique, c'est-à-dire clos et limité pour celui qui lui est extérieur, mais infini pour celui qui lui est intérieur. (…) Pour chaque être, connaître sa juste place, c'est se connaître soi-même. En vérité se connaître soi-même c'est se conformer à l'ordre de l'univers; là il n'y a pas de place pour l'hésitation ni pour l'opposition, c'est la véritable paix. Que l'homme fasse de cet ordre cosmique le modèle de la structure de la société humaine et qu'il en fasse le principe de ses moindres actes. Par le respect de cette règle, l'homme peut s'élever. La franc-maçonnerie est une voie initiatique qui se marche dans la solitude. (…) Mon vieux maître de Karate-do (86 ans) nous dit souvent: « Pratiquer c'est se connaître soi-même pour co-naître car se connaître soi-même c'est s'oublier! ». Et comme en écho le Rabbi Nah'man de Bratzlow conseille au pérégrin : « Ne demande pas ton chemin à quelqu'un qui le connaît tu pourrais ne pas te perdre ». Le principe espérance Penser l'unité du multiple (…) En mode de conclusion, il nous faut poser une question dramatique: est-ce que la franc-maçonnerie pourrait apporter quelque chose de positif au monde arabo-musulman qui traverse une crise exceptionnellement dure aujourd'hui? La réponse implique une analyse lucide de ce qu'il se passe actuellement, au moins sur un plan: le monisme existentiel exacerbé comme l'une des causes pas la seule - de l' enfermement musulman actuel, alors que la francmaçonnerie est essentiellement pluraliste pour ne pas dire relativiste sur le plan des croyances et des cultures; c'était l'idée de Newton consacrée par l'article premier des Constitutions d'Anderson... curieusement c'est aussi l'idée de l'émir Abdelkader comme on va le voir. Pour expliquer en quoi ce monisme est une catastrophe pour le monde arabe, il faut rappeler deux ou trois faits liés à notre sujet: R. Kipling raconte qu'au plus mauvais moment de l'impérialisme britannique, les différents acteurs de l'époque se rencontraient pourtant dans les loges, toutes races et tendances confondues (…) Je peux ajouter en témoignage personnel que j'ai fréquenté, que ce soit en Tunisie en Algérie ou au Maroc, des loges plus ou moins clandestines ou discrètes réunissant certains frères en des moments de grandes difficultés. Et puis, ce n'est pas simplement anecdotique, un jour que nous venions de visiter une qadiryia à Istanbul avec quelques frères français, un vieux monsieur m'embrasse au moment du départ et me glisse à l'oreille: « Et puis tu sais, il y a aussi des Beni Hiram parmi nous ... ». J'en fus à la fois heureux et bouleversé car c'était le rêve de l'émir et aussi, sans doute, un des désirs à moitié avoués de Guénon. Rêve réalisé en partie ici puisque à Aix-enProvence et ailleurs cette double appartenance n'est pas rare. Elle l'est hélas! dans le monde arabe. Depuis la guerre de 1967, la diffusion par l'Arabie séoudite et par certains chrétiens libanais de tous les poncifs sur le complot judéo-maçonnique ont repris force et vigueur et certains milieux « intégristes» diffusent le « Protocole des Sages de Sion» de façon éhontée. Seuls quelques intellectuels tunisiens ont eu le courage de dénoncer ce genre de littérature qui est distribuée en particulier aux pèlerins de La Mecque. J'ai dû moi-même faire un gros effort pour expliquer, à Gaza, à des universitaires palestiniens que ce n'étaient pas les juifs et les francs-maçons qui avaient arrêté le processus démocratique en Algérie et surtout que ce n'était pas là un combat qui pouvait aider le malheureux peuple palestinien. J'ai même fait un article refusé par des hebdomadaires français de gauche pour démonter le mécanisme paranoïaque de la fatwa décrétant le jeu Pokémon comme judéo-maçonnique. Celle-ci a été confirmée au Maroc. Comment cela se peut-il? Je ne vois qu'une explication: si le monde arabe est enfermé dans ce monisme existentiel c'est parce qu'il a perdu toutes ces minorités qui en faisaient non seulement le charme, mais la force; il n'y a pratiquement plus de juifs- ni de chrétiens au Maghreb et au Machrek, ils vivent dans des conditions précaires. Mais il n'y a plus non plus d'athées, de sceptiques, de contestataires sauf dans les prisons des dictatures. Aussi n'est-il guère étonnant que les musulmans se soient levés contre des musulmans puisqu'ils étaient seuls face à face. (…) Je voudrais terminer par un texte de l'émir Abdelkader : « Si les musulmans et les chrétiens me prêtaient l'oreille, je ferais cesser leurs divergences et ils deviendraient frères à l'intérieur et à l'extérieur ... ». Sa thèse générale est en effet que tout individu qui prie, par-delà la forme qu'il donne à la divinité, ne prie que Lui, Dieu, l'Un, qu'il soit juif, musulman, chrétien ou même idolâtre car précise-t-il : « Est-ce que la nomination des hommes change l'essentialité de l'être? » C'est la théorie du Wahdat Al-Wujud, de l'unicité absolue de l'essence divine: « Dieu est l'essence de tout adoré et tout adorateur n'adore que Lui ». Aussi professe-t-il une position surprenante pour ses contemporains chrétiens ou musulmans qui s'en étonnent: « Tantôt tu me vois musulman, Quel musulman, parfaitement sobre et mieux, Humble et toujours suppliant! Tantôt tu me vois courir vers les églises, Serrer fort une ceinture sur mes reins Je dis « au nom du Fils» après « au nom du Père» et par l'Esprit L'Esprit Saint, c'est là l'effet d'une quête et non d'une duperie! Tantôt dans les écoles juives tu me vois enseigner Je confesse la Tora et leur montre le bon chemin ». Ce faisant il ne fait que prendre à la lettre un verset du Coran: « Dieu élit et rapproche de Lui qui Il veut », ainsi que le « discours d'adieu» du Prophète qui rappelle qu'aucun Arabe n'est supérieur à un autre homme car la seule distinction qui vaille est la piété. Mais on peut affirmer qu'il va plus loin encore qu'aucun homme de foi ou de religion avant lui et peut-être après lui: « Je ne cesse d'être au sujet de moi, dans la folie et l'éblouissement En moi est toute l'attente des hommes Pour qui le veut le Coran Pour qui le veut le livre discriminateur Pour qui le veut la Tora Pour tel autre l'Evangile Pour qui le veut mosquée où prier son Seigneur Pour qui le veut synagogue Pour qui le veut cloche ou crucifix Pour qui le veut Kaaba dont on baise pieusement la pierre Pour qui le veut images Pour qui le veut idoles Pour qui le veut retraite ou vie solitaire Pour qui le veut guinguette où lutiner la biche ». C'est en ce sens que la franc-maçonnerie lui apparaîtra comme la tariqa occidentale ce qui explique en partie son acceptation ultérieure de se servir de ce vecteur pour insuffler de la spiritualité à l'Occident matérialiste. Nous remercions les Cahiers de l’Orient , et particulièrement Antoine Sfeir,de l’autorisation qu’ils nous ont donnée pour la reproduction de cet article.