ÉLOGES PALIMPSESTE
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ÉLOGES PALIMPSESTE
ÉLOGES PALIMPSESTE Critiques Littéraires Collection dirigée par Maguy Albet Dernières parutions Koichiro HAT A, Voyageurs romantiques en Orient. Etude sur la perception de l'autre, 2008. Thierry POYET, Flaubert ou une conscience en formation. Éthique et esthétique de la correspondance, 1830 -1857, 2008. Samuel LAIR, Mirbeau, l'iconoclaste, 2008. Claude HERZFELD, Flaubert: les problèmes de la jeunesse selon L'Education sentimentale, les premiers écrits et les romans de formation, 2008. Claude HERZFELD, Octave Mirbeau, Le Calvaire, 2008. William SOUNY, Essais sur le discours somali, 2007. Per BACKSTROM, Le Grotesque dans l'œuvre d'Henri Michaux. Qui cache son fou, meurt sans voix, 2007. Claude HERZFELD, Vers Le Grand Meaulnes, 2007. Emmanuelle RECOING, L'île et le livre, deux structures qui correspondent. Essai sur la représentation de l'espace dans les romans antillais contemporains, 2007. Samira DOUIDER, Le roman maghrébin et subsaharien de langue française, 2007. Sourour BEN ALI MEMDOUH, Francis Ponge, Roger Caillois, Franz Hellens: poétique de la description, 2007. Guozheng YANG, Jean-Jacques Rousseau, autobiographie et autoportrait. Un exercice de style, 2007. Marie-Madeleine VAN RUYMBEKE-STEY (Sous la direction de), Kawa Sywor KAMANDA. Regards critiques, 2007. Nina ZN ANCEVIC, Milos Crnjanski : La Serbie, l'exil et le retour,2007. Carol RIGOLOT, Saint-John Perse: la culture en dialogues, 2007. Alexie TCHEUY AP, Pius Ngandu Nkashama. Trajectoires d'un discours, 2007. Marie-Noëlle RIBONI-EDME, La trilogie d'Agota Kristof Ecrire la division, 2007. Masao SUZUKI, J.-MG. Le Clézio: évolution spirituelle et littéraire, 2007. Nicolas SERVISSOLLE ÉLOGES PALIMPSESTE L'Harmattan (Ç) L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; http:// www.librairichannattan.con1 [email protected] harmattan 1@wanadoo. fr ISBN: 978-2-296-05309-0 J.:AN : 9782296053090 75005 Paris A la mémoire de Joseph Sarlat et Christine Van Rogger Andreucci, qui furent savants et se défièrent de savoir, unirent à la rectitude un sens infus du mystère et persistèrent à vivre comme à penser près de la terre, profondément. Merci à Maud, Mika et Emmanuel, d'avoir bien voulu promener le feu de leur regard sur ce premier travail de recherche mondé. Merci à toi, cher Ange, qui Jus là, et qui souffris les affres de l'exhumation et la réécriture. Avant-propos Une chosefascine, lorsque l'on débute la lecture de Saintd'(( une seule et longue fohn Perse .' l'unité, cette impression phrase sans césure à jamais inintelligible" {Exil, III, p.126)1 qui fait dire à Gilles Vannier, au sujet des divers poèmes, (( que chacun prend place dans le mouvement général de l'œuvre "2. Pourtant, il semble qu "'Eloges, premier poème des œuvres complètes de la Pléiade, occupe, en regard de ceux qui lui succèderont, une place à part. En effet, de tous ceux qui seront reconnu~ par le poète, c'est celui qui, au premier abord tout au moins, répond le moins à la vocation qu'il entendait donner à sa poésie.' Mon œuvre, tout entière de (( recréation, a toujours évolué hors du lieu et du temps (..) elle entend échapper à toute référence historique aussi bien que 1 Lorsque l'ouvrage n'est pas précisé, les numéros de page renvoient à l'édition de la Pléiade. 2 VANNIER Gilles, Histoire de la littérature française, XXème s., t.2, Bordas, p. 110. 3 Nous verrons, en effet, que certains poèmes de jeunesse ne sont pas considérés, par Saint-John Perse, comme faisant partie intégrante de l' œuvre. Dans ce cas, ils sont soit absents de la Pléiade, soit cités aux détours d'une lettre de jeunesse. géographique (..) à toute incidencepersonnelle" (lettre du 26 janvier 1953 à Roger Caillois, p. 562). Et certes, en dépit les différentes éditions qui gommeront le référent antillais trop explicite, Eloges se donne bien à lire comme un poème fortement ancré dans un temps et un lieu, un poème autobiographique même, célébrant une enfance dans la Guadeloupe de lafin du dix-neuvième siècle. Faut-il cependant, à cause de cette non concordance à la poétique ontologique du poète de la maturité, mettre Eloges au coin de l'œuvre? En effet, souvent considéré comme le texte le plus limpide de Saint-John Perse, quelque fois relégué dans les (( œuvres de la maturation ", il a presque toujours reçu, de la part de la critique, l'intérêt qui fut longtemps celui du public pour l'œuvre entière... Ainsi, la première édition de 1911, premier volume du poète, si elle ne fit pas l'unanimité, provoquant hostilité (Paul Reboux dans Le Journal, Gaston Picard dans La Flora), commentaires sans concession(MarcelRay, puis plus tard Henri Dérieux dans la Poésie française contemporaine~, manque d'enthousiasme (Léon-Paul Fargue, qui changera bientôt d'avis) ou profondes réserves (Jean Schlumberger), rencontra auprès de Marcel Proust, qui laissera une trace de sa lecture dans Sodome et Gomorrhe, auprès d'Apollinaire, auprès de Gide bien sûr et de Jacques Rivière, un succès d'estime certain. Quant à Valery Larbaud, il écrivit un article enthousiaste dans La Phalange du 20 décembre 1911. Certains des poèmes du recueil avaient paru à la NRF, mais, dans les années 1909-1911, la NRF en est à ses débuts et elle compte encorepeu d'abonnés. Quant au volume, il est 4 Lire ROUYERE René, La jeunesse d'Alexis Leger (Saint-John Perse), Presses Universitaires de Bordeaux, 1999, pp.164-167. 12 publié en 150 exemplaires. Déjà pourtant, disions-nous, la réception d'Eloges est à l'image de ce que sera la réception de l'œuvre au cours de la vie du poète: peu connue du grand public, et appréciée seulement par un petit nombre de lecteurs, souvent des cc connaisseurs des Lettres "5. Le cercle s'agrandit cependant en 1925 avec la publication d'Anabase et la réédition augmentée d'Eloges, mais il s'agit toujours d'un petit nombre de happy few. Rainer Maria Rilke, qui lui avait envoyé une lettre de _félicitations lors de la première édition d'Eloges, traduit, en 1925, desfragments en allemand,. de même Eugène Jolas en anglais en 1928. Adrienne Monnier n'hésite pas à exposer en vitrine les œuvres de cepoète peu connu. Après l'exil de 1940 aux Etats-Unis, qui conduit SaintJohn Perse à renouer avec la création littéraire, sa réputation va se répandre dans les milieux internationaux. Pierre Van Rutten, qui donne une étude sur « La fortune d'Eloges» à laquelle cette introduction se réfère, dresse une liste, non exhaustive, des «lecteurs, traducteurs, et admirateurs »6de l'époque: T.S. Eliot, A. Mac Leish, W.H Auden, Allen Tate, R. Fitzgerald, H von Hofmansthal, Fridhelm Kemp, Romeo Luchese, Giuseppe Ungaretti, Dag Ham ma rskjold, E. Lindegren. En France, après la libération, Jean Paulhan, Roger Caillois et Alain Bosquet s'occupent de la diffusion de son œuvre. L'attribution de plusieurs prix littéraires7 modifie enfin sa situation face au public et l'engouement nouveau est renforcé par l'édition d'Eloges chez ccPoésie/Gallimard ", VAN RUTTEN Pierre, cc La fortune d'Eloges", in Analyses et Réflexions sur Saint-John Perse, Paris, Ellipses/Marketing, 1986, p. 69. 6 Ibid. 7 Le Grand Prix national des lettres à Paris en 1959, le Grand Prix international de Poésie à Knocke en 1959 et le Prix Nobel en 1960. 13 5 en 1968, et, en novembre 1972, par celle des Œuvres Complètes dans la collection de la Pléiade. Toutefois, les travaux sur Eloges restent rares, indique f( Pierre Van Rutten, qui note que depuis 1911, on nJen compte pas une dizaine J~, de sorte que le destin d'Eloges poursuit la trajectoire qui fut jusque-là celle de IJœuvre entière et se distingue du reste de la production. cc «En 1971, toutefois, A. Henry publie les Les Images à Crusoé et la méthode philologique linguistique et de littérature. JJ dans les Travaux de Vers cette époque IJon signale quelques thèses qui traitent partiellement d'Eloges plupart américaines10 la »9, . La réception de IJœuvre entière, qui était encore limitée, connaît un nouveau développement avec la mort.du poète en 1975, le don à la ville d'Aix en Provence de sa bibliothèque et de ses manuscrits, et IJinauguration en 1976 de la Fondation Saint-John Perse que dirige alors Pierre Guerre. Saint-John Perse est alors au programme de IJagrégation, un centre Saint-John Perse est créé à IJUniversité de Provence sous la direction d'Antoine Raybaud, des Cahiers sont publiés, des colloques sont 8 Même si Emile Yoyo édite, chez Bordas, SaintJohn Perse ou le conteur, qui s'intéresse au référent antillais dans la poésie persienne, VAN RUTTEN Pierre, op cit., p.70. 9 Ibid., p.70. 10Pierre Van Rutten cite celle de Maechtild Cranston à l'Université de Californie (Berkeley 1966) publié en 1970, à Paris, chez Debresse, sous le titre Enfance mon amour "la rêverie vers l'enfance dans l'œuvre de Guillaume Apollinaire, Saint-John Perse et René Char; et celle cc d'Anna Gagnon sur l'Analyse sémiotique des Images à Crusoé à l'Université de Paris X (Nanterre 1970) ; celles, à Sierra Leone, de Fatmata Zabra Turay, qui étudie Les comparaisons thématiques et stylistiques dans Eloges de SaintJohn Perse et du début de Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire (1972), et de Daphné K. Crawford, qui examine les Métamorphosesde Crusoé (1974). 14 JJ, organisés, des numéros spéciaux paraissent11. Mais, à part un C( article de H Thomas à la NRF sur Le Songe de Crusoé ", peu parlent d'Eloges12, et Pierre Van Rutten, en 1986, C( constate .' on voit qu'Eloges n'a pas fait l'objet d'études globales allant au-delà d'un essai sans ampleur. Le plus souvent Eloges est étudié en fonction de l'œuvre entière dans un ouvrage consacré à l'ensemble de la poésie de SaintJohn Perse "13. En 1987 pourtant, un nouveau rebondissement dans l'histoire de la critique persienne, cette fois en faveur d'Eloges, a lieu lors d'un colloque organisé par Henriette Levillain et Mireille Sacotte du 31 mai au 2 juin à Pointe-àPitre. Dans leur présentation de Saint-John Perse, antillanité et universalité, qui en regroupe les actes, elles écrivent.' ccen se rapprochant de la source antillaise, on a f...] relu différemment une poésie que l'on croyait connaître "14. Un autre ouvrage, publié à la librairie Mignard en 1991,fait acte du même colloque, avec des textes réunis et présentés par Daniel Racine.' Saint-John Perse Antillais Universel. Un an plus tôt, à l'occasion des concours de Prépas Scientifiques, un ouvrage universitaire rassemblant de nombreux spécialistesabordait le recueil sous 11 Pierre Van Rutten cite ALIF, à Tunis, en 1976, les Cahiersdu vingtième siècle (1976), la NRF (février 1976), ainsi que la Revue d'Histoire littéraire de la France Guin 1978). 12Pierre Van Rutten note cependant que deux livres, à cette époquelà, lui réservent une place importante: Jacques Robichez, avec Sur Saint-John Perse, aux éd. Paris CDU, et Pierre Van Rutten, avec Eloges de Saint-John Perse, aux éd. Paris, Hachette. «Ces deux ouvrages s'adressent à des étudiants et sont une introduction à l'œuvre plutôt qu'une critique », VAN RUTTEN Pierre, op cit., p.70. 13Ibid., p. 71. 14Saint-John Perse. Antillanité et Universalité, Colloque présenté par Henriette Levillain et Mireille Sacotte (Pointe-à-Pitre, 30 mai-1erjuin 1987), Edictions Caribéennes, Paris, 1988. 15 un angle thématique: La nostalgie, dans la collection «Analyses et réflexions », aux éditions Ellipses, tandis que Noël Taconet livrait, de son côté, un Eloges de Saint-John Perse. La nostalgie, chezBelin, dans la collection« Dia ».A la même époque, Renée Ventresque publie deux ouvrages consacrés à la référence antillaise.' Le songe antillais de Saint-John Perse et Les Antilles de Saint-John Perse15. On commence à s'intéresser à l'époque de l'écriture du poème et René Rouyère fait paraître en 1989 aux Presses Universitaires de Bordeaux La jeunesse d'Alexis Leger (Saint-John Perse), tandis que Saint-John Perse, les années de formation est édité par CELFAIL 'Harmattan et réunit les actes du colloque de Bordeaux du 17, 18 et 19 mars 1994, sous l'égide de Jack Corzani qui s'était déjà intéresséau poète et à la Guadeloupe dans le deuxième tome de son ouvrage Littérature des Antilles Guyane £rançaises16. Quant à Mireille Sacotte, elle publie en 1991, aux éditions Pierre Belfond, un Saint-John Perse qui « sepropose de donner un état des connaissances actuelles sur la vie et l'œuvre d'A. ,,17 Leger I Saint-John Perse et donne une large part à Eloges.18 La même critique publie, en 1999, un commentaire d'Eloges et de La Gloire des Rois chez Gallimard, dans la collection « Foliothèque ». Des ouvrages universitaires paraissent. Claude Puzin donne un Poésies chez Nathan, collection «Balises », en 2002, qui traite d'Eloges, de La Gloire des Rois et d'Anabase. Ainsi, quoique l'œuvre de Saint-John Perse demeure discrète encore dans le grand public, elle a fait l'objet depuis 15Aux éditions L'Harmattan, en 1993 et en 1995. 16Aux pages 136-202, Fort-de-France, Désormeaux, 1978. 17 SACOTTE Mireille, Saint-John Perse, Paris, éd. Pierre Belfond, 1991, p.9. 18Il est réédité en 1997 sous le titre Alexis Leger / Saint-John Perse aux éditions L'Harmattan. 16 (( la première génération de critique "19 que furent Roger Caillois, Jean Paulhan et Alain Bosquet, de bien des études, et le premier recueil publié du poète diplomate, qui n'attira pas immédiatement la faveur de ses exégètes,a subi, depuis 1987, un regain d'intérêt et un nouvel élan. Pourtant, à part des articles et des livres collectifs qui traitent surtout partiellement d'Eloges, aucun ouvrage ne s'est consacré encore à sa seule étude. Aussi, quelles qu'aient pu être les orientations bien souvent contradictoires du poète - car celui qui redoutait une liaison entre [sJon plan absolu de poète et le plan (( latéral d'une vie professionnelle" (p.990) écrivit également: (( nos œuvres vivent loin de nous dans leurs vergers d'éclairs" (p.395) nous montrerons quels liens géographiques et historiques, mais surtout personnels, Eloges entretient avec l'enfance du poète et la Guadeloupe, son île natale; puis, nous nous interrogerons sur la pertinence d'une lecture purement autobiographique à partir de l'étude de la tonalité nostalgique du poème, et de son langage, l'éloge, qui place le recueil sous l'égide d'une enfance moins singulière ou concrète qu'archétypale, et que le poète chercherait plutôt à habiter qu'à restituer. Toutefois, loin de nous en tenir à ceslecturesgénérique et stylistique, textuelles, dont le moindre intérêt est de détonner avec le pacte instauré par Saint-John Perse, nous examinerons, rendant Eloges à l'époque de son écriture, combien problématique est en réalité le poème et comment il révèle une démarche qui prend le contre-pied de la démarche nostalgique précédemment citée - écriture peut-être plus de l'adolescence que de l'enfance, écriture de l'entre-deux âges, lieu problématique du poème à une époque elle-même problématique - et qui procède d'un questionnement 19 SACOTTE Mireille, Alexis Leger / SaintJohn Perse, op. cit., p. 30. 17 ontologique où se dessine déjà la vocation des œuvres à ventre On comprendra alors qu'Eloges n'est pas un si simple poème que cela.. impossibleà classerparmi les" poèmes de la maturité" dans un rapport de parfaite harmonie avec le reste de l'œuvre, il est tout aussi illusoire - et réducteur - de le considérer comme un "poème de jeunesse ". Bien plus, il révèle un moment exceptionnel dans toute l'œuvre.' poème de la "maturation", à la croisée de deux intentions poétiques différentes, il est le lieu unique où coexistent sans être distingués les deux visages du poète, Saint-Leger Leger et Saint-fohn Perse - Eloges, Royaume de l'entre-deux. Dès lors, l'épigraphe figurant au début de «Pour fêter une enfance », King Light's Settlements, pourrait aussi bien donner le ton et indiquer où le lecteur devrait avoir consciencede pénétrer... Car lefameux Royaume procure le sentiment d'être bien trouble.' non seulement à cause de son statut et de l'attitude pour le moins ambigu que lepoète, jusqu'à l'édition de 1972, ne laissapas d'avoir à son égard, mais encore en raison de sa rémanence au long de l'œuvre qui lui succéda, qu'elle fût de l'ordre de la mention ou de l'allusion. A la fois textuels et fantasmatiques, les King Light's Settlements, où se recueille peut-être la grande chose irrésolue qui pourrait avoir été la «véritable affaire» de la vie et de l'œuvre du poète, méritent une attention plus scrupuleuse. Ils pourraient ainsi avoir bien des choses à révéler encore, invitant à considérer le premier recueil comme un véritable palimpseste de l'œuvre - Eloges originels. UN POEME AUTOBIOGRAPHIQUE? Est-il loisible, à propos d'Eloges, premier poème publié du futur Saint-John Perse, de parler de " poème autobiographique" ? D'abord, n'y a-t-il pas (més)alliance de mots? La poésie, en effet, quelque résistante qu'elle demeure aux efforts de définition, tire son origine du grec poein, qui signifie «fabriquer, produire », et se trouve ainsi étymologiquement associée à la notion même de création, tandis que l'autobiographie sousentend une tentative de restitution - d'un passé, d'une VIe. De plus, cette dernière, comme genre, obéit à des conditions très précises définies par Philippe Lejeune en 197520qui excluent d'ores et déjà la poésie, et a fortiori celle d'Eloges dont la distance du verset à la prose est aussi infrangible que celle qui sépare cette dernière du vers, et dont on ne pourrait garantir l'identité du personnage principal et du narrateur, du narrateur et de l'auteur, tant le recueil multiplie les voix. D'ailleurs, est-ce bien du même narrateur qu'il s'agit d'un poème à l'autre du volume? Celui d'Ecrit sur la porte, ce planteur en pleine force de l'âge à la «peau couleur de tabac rouge ou de mulet », père d'une fille au «bras très-blanc» (p.7), qu' a-t-il en commun avec celui qui se souvient, dans Pour fêter une enfance ou Eloges, d'une enfance aux Antilles où, de toute évidence, une fois adulte, il n'est plus? En outre, quel que soit le caractère de narration que les différents poèmes semblent revêtir le plus souvent, rien ne garantit que l'on puisse qualifier le «je» omniprésent des poèmes - «je» qui se 20 Philippe LEJEUNE donne en effet cette définition, fameuse, de l'autobiographie, dans Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p.14 : " récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité". 21 rapproche de la définition que donne Eugène Souriau du « je » poétique ou lyrique21- de « je » narrateur. Ensuite, la notion d'autobiographie appelle celle de parcours ou de tracé d'une vie: peut-on lire cela au fil des textes, ne serait-ce que des deux derniers poèmes? On en doutera d'autant plus que le recueil ne trouve sa forme définitive que soixante et un ans après sa première édition. Enfin, lorsque l'autobiographie suppose un pacte de lecture, la poésie de Saint-John Perse - rappelons la ce' le' b re formu Ie - " enten d ec ' ' happer a' toute re' ference historique aussi bien que géographique (...) à toute incidence personnelle" Qettre du 26 janvier 1953 à Roger Caillois, p. 562) : le pacte instauré par l'auteur ne saurait être, par définition, qu'anti-autobiographique. Et pourtant, Eloges célèbre la Guadeloupe, l'île natale du futur Saint-John Perse, reconnaissable à bien des titres, en reflète parfois l'histoire sociale ou politique22, et 21 A la question du «Qui est je?» dans le poème, Eugène SOURIAU répond, dans La Correspondance des Arts, Paris, Flammarion, 1947, p.149: «C'est à la fois un poète essentiel et absolu, et aussi l'image poétisée de lui-même que le poète veut donner au lecteur. C'est même le lecteur lui-même en tant qu'il s'introduit dans le poème à une place qu'on lui prépare, pour participer aux sentiments qu'on lui a suggérés », cité par Jean COHEN, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, p.148. 22Que l'on songe, par exemple, au poème XII d'Eloges, dont Claude THIEBAUT offre une lumineuse lecture, en relation avec Histoire du Régent, et qui renvoie selon lui au tremblement de terre du 8 février 1843qui fit « s'écrouler presque toutes les maisons de pierres de Pointe-à-Pitre », in « L'antillanité à tort contestée d'« Histoire du Régent» », Saint-John Perse. Antillanité et universalité, op. cit., p.82. Pour ce qui est de l'autobiographie, Philippe LEJEUNE précise: « le sujet doit être principalement la vie individuelle, la genèse de la 22