ÉLOGES PALIMPSESTE

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ÉLOGES PALIMPSESTE
ÉLOGES PALIMPSESTE
Critiques Littéraires
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Éthique et esthétique de la correspondance, 1830 -1857, 2008.
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selon L'Education
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Carol RIGOLOT, Saint-John Perse: la culture en dialogues,
2007.
Alexie TCHEUY AP, Pius Ngandu Nkashama. Trajectoires
d'un discours, 2007.
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RIBONI-EDME,
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Masao SUZUKI, J.-MG. Le Clézio: évolution spirituelle et
littéraire, 2007.
Nicolas SERVISSOLLE
ÉLOGES PALIMPSESTE
L'Harmattan
(Ç)
L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
http://
www.librairichannattan.con1
[email protected]
harmattan 1@wanadoo. fr
ISBN: 978-2-296-05309-0
J.:AN : 9782296053090
75005 Paris
A la mémoire de Joseph Sarlat et Christine
Van Rogger Andreucci, qui furent savants
et se défièrent de savoir, unirent à la
rectitude un sens infus du mystère et
persistèrent à vivre comme à penser près de
la terre, profondément.
Merci à Maud, Mika et Emmanuel,
d'avoir bien voulu promener le feu
de leur regard sur ce premier travail
de recherche mondé.
Merci à toi, cher Ange, qui Jus là,
et qui souffris les affres de
l'exhumation et la réécriture.
Avant-propos
Une chosefascine, lorsque l'on débute la lecture de Saintd'(( une seule et longue
fohn Perse .' l'unité, cette impression
phrase sans césure à jamais inintelligible" {Exil, III, p.126)1
qui fait dire à Gilles Vannier, au sujet des divers poèmes,
((
que chacun prend place dans le mouvement général de
l'œuvre "2.
Pourtant, il semble qu "'Eloges, premier poème des
œuvres complètes de la Pléiade, occupe, en regard de ceux
qui lui succèderont, une place à part. En effet, de tous ceux
qui seront reconnu~ par le poète, c'est celui qui, au premier
abord tout au moins, répond le moins à la vocation qu'il
entendait donner à sa poésie.' Mon œuvre, tout entière de
((
recréation, a toujours évolué hors du lieu et du temps (..) elle
entend échapper à toute référence historique aussi bien que
1 Lorsque l'ouvrage n'est pas précisé, les numéros de page renvoient
à l'édition de la Pléiade.
2 VANNIER Gilles, Histoire de la littérature française, XXème s., t.2,
Bordas, p. 110.
3 Nous verrons, en effet, que certains poèmes de jeunesse ne sont pas
considérés, par Saint-John Perse, comme faisant partie intégrante de
l' œuvre. Dans ce cas, ils sont soit absents de la Pléiade, soit cités aux
détours d'une lettre de jeunesse.
géographique (..) à toute incidencepersonnelle" (lettre du
26 janvier 1953 à Roger Caillois, p. 562). Et certes, en dépit
les différentes éditions qui gommeront le référent antillais
trop explicite, Eloges se donne bien à lire comme un poème
fortement ancré dans un temps et un lieu, un poème
autobiographique même, célébrant une enfance dans la
Guadeloupe de lafin du dix-neuvième siècle.
Faut-il cependant, à cause de cette non concordance à la
poétique ontologique du poète de la maturité, mettre Eloges
au coin de l'œuvre?
En effet, souvent considéré comme le texte le plus
limpide de Saint-John Perse, quelque fois relégué dans les
((
œuvres de la maturation ", il a presque toujours reçu, de la
part de la critique, l'intérêt qui fut longtemps celui du public
pour l'œuvre entière...
Ainsi, la première édition de 1911, premier volume du
poète, si elle ne fit pas l'unanimité, provoquant hostilité
(Paul Reboux dans Le Journal, Gaston Picard dans La
Flora), commentaires sans concession(MarcelRay, puis plus
tard Henri Dérieux dans la Poésie française
contemporaine~,
manque d'enthousiasme (Léon-Paul
Fargue, qui changera bientôt d'avis) ou profondes réserves
(Jean Schlumberger), rencontra auprès de Marcel Proust, qui
laissera une trace de sa lecture dans Sodome et Gomorrhe,
auprès d'Apollinaire, auprès de Gide bien sûr et de Jacques
Rivière, un succès d'estime certain. Quant à Valery
Larbaud, il écrivit un article enthousiaste dans La Phalange
du 20 décembre 1911.
Certains des poèmes du recueil avaient paru à la NRF,
mais, dans les années 1909-1911, la NRF en est à ses débuts
et elle compte encorepeu d'abonnés. Quant au volume, il est
4 Lire ROUYERE René, La jeunesse d'Alexis Leger (Saint-John Perse),
Presses Universitaires de Bordeaux, 1999, pp.164-167.
12
publié en 150 exemplaires. Déjà pourtant, disions-nous, la
réception d'Eloges est à l'image de ce que sera la réception de
l'œuvre au cours de la vie du poète: peu connue du grand
public, et appréciée seulement par un petit nombre de
lecteurs, souvent
des
cc
connaisseurs
des Lettres
"5.
Le cercle s'agrandit cependant en 1925 avec la
publication d'Anabase et la réédition augmentée d'Eloges,
mais il s'agit toujours d'un petit nombre de happy few.
Rainer Maria Rilke, qui lui avait envoyé une lettre de
_félicitations lors de la première édition d'Eloges, traduit, en
1925, desfragments en allemand,. de même Eugène Jolas en
anglais en 1928. Adrienne Monnier n'hésite pas à exposer en
vitrine les œuvres de cepoète peu connu.
Après l'exil de 1940 aux Etats-Unis, qui conduit SaintJohn Perse à renouer avec la création littéraire, sa
réputation va se répandre dans les milieux internationaux.
Pierre Van Rutten, qui donne une étude sur « La fortune
d'Eloges» à laquelle cette introduction se réfère, dresse une
liste, non exhaustive, des «lecteurs, traducteurs, et
admirateurs »6de l'époque: T.S. Eliot, A. Mac Leish, W.H
Auden, Allen Tate, R. Fitzgerald, H von Hofmansthal,
Fridhelm Kemp, Romeo Luchese, Giuseppe Ungaretti, Dag
Ham ma rskjold, E. Lindegren. En France, après la
libération, Jean Paulhan, Roger Caillois et Alain Bosquet
s'occupent de la diffusion de son œuvre.
L'attribution de plusieurs prix littéraires7 modifie
enfin sa situation face au public et l'engouement nouveau est
renforcé par l'édition d'Eloges chez ccPoésie/Gallimard ",
VAN RUTTEN Pierre, cc La fortune d'Eloges", in Analyses et
Réflexions sur Saint-John Perse, Paris, Ellipses/Marketing, 1986, p.
69.
6 Ibid.
7 Le Grand Prix national des lettres à Paris en 1959, le Grand Prix
international de Poésie à Knocke en 1959 et le Prix Nobel en 1960.
13
5
en 1968, et, en novembre 1972, par celle des Œuvres
Complètes dans la collection de la Pléiade.
Toutefois, les travaux sur Eloges restent rares, indique
f(
Pierre Van Rutten, qui note que depuis 1911, on nJen
compte pas une dizaine J~, de sorte que le destin d'Eloges
poursuit la trajectoire qui fut jusque-là celle de IJœuvre
entière et se distingue du reste de la production.
cc
«En 1971, toutefois, A. Henry publie les Les Images à
Crusoé et la méthode philologique
linguistique
et de littérature.
JJ
dans les Travaux de
Vers cette époque IJon signale
quelques thèses qui traitent partiellement d'Eloges
plupart
américaines10
la
»9,
.
La réception de IJœuvre entière, qui était encore
limitée, connaît un nouveau développement avec la mort.du
poète en 1975, le don à la ville d'Aix en Provence de sa
bibliothèque et de ses manuscrits, et IJinauguration en 1976
de la Fondation Saint-John Perse que dirige alors Pierre
Guerre. Saint-John Perse est alors au programme de
IJagrégation, un centre Saint-John Perse est créé à
IJUniversité de Provence sous la direction d'Antoine
Raybaud, des Cahiers sont publiés, des colloques sont
8
Même si Emile Yoyo édite, chez Bordas, SaintJohn Perse ou le
conteur, qui s'intéresse au référent antillais dans la poésie persienne,
VAN RUTTEN Pierre, op cit., p.70.
9 Ibid., p.70.
10Pierre Van Rutten cite celle de Maechtild Cranston à l'Université
de Californie (Berkeley 1966) publié en 1970, à Paris, chez Debresse,
sous le titre Enfance mon amour "la rêverie vers l'enfance dans l'œuvre
de Guillaume Apollinaire, Saint-John Perse et René Char; et celle
cc
d'Anna Gagnon sur l'Analyse sémiotique des Images à Crusoé à
l'Université de Paris X (Nanterre 1970) ; celles, à Sierra Leone, de
Fatmata Zabra Turay, qui étudie Les comparaisons thématiques et
stylistiques dans Eloges de SaintJohn Perse et du début de Cahier d'un
retour au pays natal d'Aimé Césaire (1972), et de Daphné K.
Crawford, qui examine les Métamorphosesde Crusoé (1974).
14
JJ,
organisés, des numéros spéciaux paraissent11. Mais, à part un
C(
article de H Thomas à la NRF sur Le Songe de Crusoé ",
peu parlent d'Eloges12, et Pierre Van Rutten, en 1986,
C(
constate .' on voit qu'Eloges n'a pas fait l'objet d'études
globales allant au-delà d'un essai sans ampleur. Le plus
souvent Eloges est étudié en fonction de l'œuvre entière
dans un ouvrage consacré à l'ensemble de la poésie de SaintJohn Perse "13.
En 1987 pourtant, un nouveau rebondissement dans
l'histoire de la critique persienne, cette fois en faveur
d'Eloges, a lieu lors d'un colloque organisé par Henriette
Levillain et Mireille Sacotte du 31 mai au 2 juin à Pointe-àPitre. Dans leur présentation de Saint-John Perse,
antillanité et universalité, qui en regroupe les actes, elles
écrivent.' ccen se rapprochant de la source antillaise, on a
f...] relu différemment une poésie que l'on croyait
connaître "14. Un autre ouvrage, publié à la librairie
Mignard en 1991,fait acte du même colloque, avec des textes
réunis et présentés par Daniel Racine.' Saint-John Perse
Antillais Universel. Un an plus tôt, à l'occasion des
concours de Prépas Scientifiques, un ouvrage universitaire
rassemblant de nombreux spécialistesabordait le recueil sous
11 Pierre Van Rutten cite ALIF, à Tunis, en 1976, les Cahiersdu
vingtième siècle (1976), la NRF (février 1976), ainsi que la Revue
d'Histoire littéraire de la France Guin 1978).
12Pierre Van Rutten note cependant que deux livres, à cette époquelà, lui réservent une place importante: Jacques Robichez, avec Sur
Saint-John Perse, aux éd. Paris CDU, et Pierre Van Rutten, avec
Eloges de Saint-John Perse, aux éd. Paris, Hachette. «Ces deux
ouvrages s'adressent à des étudiants et sont une introduction à
l'œuvre plutôt qu'une critique », VAN RUTTEN Pierre, op cit.,
p.70.
13Ibid., p. 71.
14Saint-John Perse. Antillanité et Universalité, Colloque présenté par
Henriette Levillain et Mireille Sacotte (Pointe-à-Pitre, 30 mai-1erjuin
1987), Edictions Caribéennes, Paris, 1988.
15
un angle thématique: La nostalgie, dans la collection
«Analyses et réflexions », aux éditions Ellipses, tandis que
Noël Taconet livrait, de son côté, un Eloges de Saint-John
Perse. La nostalgie, chezBelin, dans la collection« Dia ».A
la même époque, Renée Ventresque publie deux ouvrages
consacrés à la référence antillaise.' Le songe antillais de
Saint-John Perse et Les Antilles de Saint-John Perse15.
On commence à s'intéresser à l'époque de l'écriture du
poème et René Rouyère fait paraître en 1989 aux Presses
Universitaires de Bordeaux La jeunesse d'Alexis Leger
(Saint-John Perse), tandis que Saint-John Perse, les années
de formation est édité par CELFAIL 'Harmattan et réunit
les actes du colloque de Bordeaux du 17, 18 et 19 mars 1994,
sous l'égide de Jack Corzani qui s'était déjà intéresséau poète
et à la Guadeloupe dans le deuxième tome de son ouvrage
Littérature des Antilles Guyane £rançaises16. Quant à
Mireille Sacotte, elle publie en 1991, aux éditions Pierre
Belfond, un Saint-John Perse qui « sepropose de donner un
état des connaissances actuelles sur la vie et l'œuvre d'A.
,,17
Leger I Saint-John Perse
et donne une large part à
Eloges.18 La même critique publie, en 1999, un
commentaire d'Eloges et de La Gloire des Rois chez
Gallimard,
dans la collection
«
Foliothèque ». Des ouvrages
universitaires paraissent. Claude Puzin donne un Poésies
chez Nathan, collection «Balises », en 2002, qui traite
d'Eloges, de La Gloire des Rois et d'Anabase.
Ainsi, quoique l'œuvre de Saint-John Perse demeure
discrète encore dans le grand public, elle a fait l'objet depuis
15Aux éditions L'Harmattan,
en 1993 et en 1995.
16Aux pages 136-202, Fort-de-France, Désormeaux, 1978.
17 SACOTTE
Mireille, Saint-John Perse, Paris, éd. Pierre Belfond,
1991, p.9.
18Il est réédité en 1997 sous le titre Alexis Leger / Saint-John Perse aux
éditions L'Harmattan.
16
((
la première génération de critique "19 que furent Roger
Caillois, Jean Paulhan et Alain Bosquet, de bien des études,
et le premier recueil publié du poète diplomate, qui n'attira
pas immédiatement la faveur de ses exégètes,a subi, depuis
1987, un regain d'intérêt et un nouvel élan. Pourtant, à
part des articles et des livres collectifs qui traitent surtout
partiellement d'Eloges, aucun ouvrage ne s'est consacré
encore à sa seule étude.
Aussi, quelles qu'aient pu être les orientations bien
souvent contradictoires du poète - car celui qui redoutait
une liaison entre [sJon plan absolu de poète et le plan
((
latéral d'une vie professionnelle"
(p.990) écrivit également:
((
nos œuvres vivent loin de nous dans leurs vergers
d'éclairs" (p.395)
nous montrerons quels liens
géographiques et historiques, mais surtout personnels, Eloges
entretient avec l'enfance du poète et la Guadeloupe, son île
natale; puis, nous nous interrogerons sur la pertinence
d'une lecture purement autobiographique à partir de l'étude
de la tonalité nostalgique du poème, et de son langage,
l'éloge, qui place le recueil sous l'égide d'une enfance moins
singulière ou concrète qu'archétypale, et que le poète
chercherait plutôt à habiter qu'à restituer. Toutefois, loin de
nous en tenir à ceslecturesgénérique et stylistique, textuelles,
dont le moindre intérêt est de détonner avec le pacte
instauré par Saint-John Perse, nous examinerons, rendant
Eloges à l'époque de son écriture, combien problématique
est en réalité le poème et comment il révèle une démarche
qui prend le contre-pied de la démarche nostalgique
précédemment
citée - écriture peut-être plus de l'adolescence
que de l'enfance, écriture de l'entre-deux âges, lieu
problématique du poème à une époque elle-même
problématique - et qui procède d'un questionnement
19
SACOTTE Mireille, Alexis Leger / SaintJohn Perse, op. cit., p. 30.
17
ontologique où se dessine déjà la vocation des œuvres à
ventre
On comprendra alors qu'Eloges n'est pas un si simple
poème que cela.. impossibleà classerparmi les" poèmes de
la maturité" dans un rapport de parfaite harmonie avec le
reste de l'œuvre, il est tout aussi illusoire - et réducteur - de
le considérer comme un "poème de jeunesse ". Bien plus, il
révèle un moment exceptionnel dans toute l'œuvre.' poème
de la "maturation", à la croisée de deux intentions
poétiques différentes, il est le lieu unique où coexistent sans
être distingués les deux visages du poète, Saint-Leger Leger et
Saint-fohn Perse - Eloges, Royaume de l'entre-deux.
Dès lors, l'épigraphe figurant au début de «Pour fêter
une enfance », King Light's Settlements, pourrait aussi
bien donner le ton et indiquer où le lecteur devrait avoir
consciencede pénétrer...
Car lefameux Royaume procure le sentiment d'être bien
trouble.' non seulement à cause de son statut et de l'attitude
pour le moins ambigu que lepoète, jusqu'à l'édition de 1972,
ne laissapas d'avoir à son égard, mais encore en raison de sa
rémanence au long de l'œuvre qui lui succéda, qu'elle fût de
l'ordre de la mention ou de l'allusion. A la fois textuels et
fantasmatiques, les King Light's Settlements, où se recueille
peut-être la grande chose irrésolue qui pourrait avoir été la
«véritable affaire» de la vie et de l'œuvre du poète,
méritent une attention plus scrupuleuse.
Ils pourraient ainsi avoir bien des choses à révéler
encore, invitant à considérer le premier recueil comme un
véritable palimpseste de l'œuvre - Eloges originels.
UN POEME
AUTOBIOGRAPHIQUE?
Est-il loisible, à propos d'Eloges, premier poème
publié du futur Saint-John Perse, de parler de " poème
autobiographique" ? D'abord, n'y a-t-il pas (més)alliance
de mots? La poésie, en effet, quelque résistante qu'elle
demeure aux efforts de définition, tire son origine du
grec poein, qui signifie «fabriquer, produire », et se
trouve ainsi étymologiquement associée à la notion
même de création, tandis que l'autobiographie sousentend une tentative de restitution - d'un passé, d'une
VIe.
De plus, cette dernière, comme genre, obéit à des
conditions très précises définies par Philippe Lejeune en
197520qui excluent d'ores et déjà la poésie, et a fortiori
celle d'Eloges dont la distance du verset à la prose est
aussi infrangible que celle qui sépare cette dernière du
vers, et dont on ne pourrait garantir l'identité du
personnage principal et du narrateur, du narrateur et de
l'auteur, tant le recueil multiplie les voix.
D'ailleurs, est-ce bien du même narrateur qu'il s'agit
d'un poème à l'autre du volume? Celui d'Ecrit sur la
porte, ce planteur en pleine force de l'âge à la «peau
couleur de tabac rouge ou de mulet », père d'une fille au
«bras très-blanc» (p.7), qu' a-t-il en commun avec celui
qui se souvient, dans Pour fêter une enfance ou Eloges,
d'une enfance aux Antilles où, de toute évidence, une
fois adulte, il n'est plus? En outre, quel que soit le
caractère de narration que les différents poèmes semblent
revêtir le plus souvent, rien ne garantit que l'on puisse
qualifier le «je»
omniprésent
des poèmes
-
«je»
qui se
20 Philippe
LEJEUNE donne en effet cette définition, fameuse, de
l'autobiographie,
dans Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975,
p.14 : " récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa
propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en
particulier sur l'histoire de sa personnalité".
21
rapproche de la définition que donne Eugène Souriau du
« je » poétique ou lyrique21- de « je » narrateur.
Ensuite, la notion d'autobiographie appelle celle de
parcours ou de tracé d'une vie: peut-on lire cela au fil
des textes, ne serait-ce que des deux derniers poèmes?
On en doutera d'autant plus que le recueil ne trouve sa
forme définitive que soixante et un ans après sa première
édition.
Enfin, lorsque l'autobiographie suppose un pacte de
lecture, la poésie de Saint-John Perse - rappelons la
ce' le' b re formu Ie - " enten d ec
'
' happer a' toute re' ference
historique
aussi bien que géographique
(...) à toute
incidence personnelle" Qettre du 26 janvier 1953 à Roger
Caillois, p. 562) : le pacte instauré par l'auteur ne saurait
être, par définition, qu'anti-autobiographique.
Et pourtant, Eloges célèbre la Guadeloupe, l'île natale
du futur Saint-John Perse, reconnaissable à bien des
titres, en reflète parfois l'histoire sociale ou politique22, et
21
A la question du «Qui est je?» dans le poème, Eugène
SOURIAU répond, dans La Correspondance des Arts, Paris,
Flammarion, 1947, p.149: «C'est à la fois un poète essentiel et
absolu, et aussi l'image poétisée de lui-même que le poète veut
donner au lecteur. C'est même le lecteur lui-même en tant qu'il
s'introduit dans le poème à une place qu'on lui prépare, pour
participer aux sentiments qu'on lui a suggérés », cité par Jean
COHEN, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966,
p.148.
22Que l'on songe, par exemple, au poème XII d'Eloges, dont Claude
THIEBAUT offre une lumineuse lecture, en relation avec Histoire
du Régent, et qui renvoie selon lui au tremblement de terre du 8
février 1843qui fit « s'écrouler presque toutes les maisons de pierres
de Pointe-à-Pitre », in « L'antillanité à tort contestée d'« Histoire du
Régent» », Saint-John Perse. Antillanité et universalité, op. cit., p.82.
Pour ce qui est de l'autobiographie, Philippe LEJEUNE précise: « le
sujet doit être principalement la vie individuelle, la genèse de la
22