Saddam Hussein€: Un procès sans conviction

Transcription

Saddam Hussein€: Un procès sans conviction
Irak- Saddam Hussein - procès
Saddam Hussein : Un procès sans conviction
Son père a érigé la brutalité en religion dEtat. Elle a essayé de le fuir à létranger avec lhomme
quelle aimait. Il les a retrouvés, leur a accordé son pardon et promis limpunité, avant de faire
abattre son mari, le traître. Puis il la forcée à demander le divorce posthume et la envoyée vivre,
silencieuse, dans une villa entourée dhommes armés. Raghad, fille et victime de Saddam Hussein,
a toutes les raisons de maudire son père, de jouir de la chute du tyran et de vivre son procès comme
une vengeance. Tout commence dans le désert dIrak, une nuit du 8 août 1995, dans un convoi
officiel qui roule vers la Jordanie, protégé par une escorte du régime. Dans une voiture, Raghad
Hussein tremble dêtre arrêtée avant la frontière. A ses côtés, Hussein Kamel, 37 ans, son mari,
ministre de lIndustrie et des Minéraux, patron des programmes militaires interdits, lhomme qui a
construit pour Saddam un arsenal de mort fait de missiles à longue portée, darmes chimiques,
bactériologiques, et qui a cherché à obtenir la bombe nucléaire. Vingt ans plus tôt, on le voyait,
simple garde du corps de Saddam, courir à côté de la voiture présidentielle. Après son mariage avec
Raghad, son ascension est fulgurante. Il est brillant, discipliné, ambitieux. Son efficacité dans la
répression des chiites après la guerre du Golfe lui vaut dêtre nommé ministre de la Défense. Au
sommet de lEtat, il se heurte à Oudaï, le fils de Saddam, un psychopathe qui fait enlever les
femmes quil remarque dans la rue pour les violer, adore assister aux séances de torture et abat tous
ceux qui lirritent. Quelques jours avant la fuite, sur un parking de Bagdad, Oudaï, jaloux de Hussein
Kamel, a sorti son arme et ouvert le feu, blessant un témoin à la jambe. Hussein Kamel a compris le
danger. Dans sa fuite, il entraîne son propre frère Hassan, un officier supérieur de la garde nationale
marié à Rana, lautre fille de Saddam Hussein. Officiellement, les deux gendres et leurs épouses
partent pour une conférence en Bulgarie. A la frontière, personne nose leur demander leur
passeport. A Amman, ils quittent leur escorte, trouvent un taxi et se font conduire dans un hôtel où
les attendent les conseillers de la CIA. La défection est un énorme scandale. Saddam Hussein veut
la mort des traîtres et lance Oudaï à leur poursuite. Echec. Hussein Kamel parle et il connaît tous les
secrets des armes que lIrak dissimule. Six mois plus tard, convenablement débriefé, lex-dignitaire
du régime a perdu son intérêt pour les services occidentaux. De Bagdad, Saddam, tout miel, implore
le retour des siens en leur jurant pardon, amour et protection. Le 20 février 1996, les fugitifs prennent
la décision insensée de repasser la frontière. Dès leur arrivée à Bagdad, Raghad et sa soeur sont
isolées et placées en résidence surveillée. Quatre jours plus tard, cest Ali Hassan al-Majid, oncle
dHussein Kamel et parrain de son clan, qui est mis en demeure de prouver sa loyauté envers
Saddam. Lhomme, surnommé « Ali le chimique », a dirigé le bombardement au gaz moutarde
dHalabja au nord et le massacre des chiites au sud. Les traîtres, Hussein Kamel et son frère, sont
sauvagement assassinés : lhonneur est sauf. Et Raghad, veuve de lhomme dont elle était follement
amoureuse, ne réapparaît plus en public. Jusquà la chute de Bagdad où elle reprend, seule, la route
vers Amman. Oui, Raghad la veuve a toutes les raisons de haïr son tyran de père. Aujourdhui,
pourtant, cest elle qui lui envoie des cigares cubains par la Croix-Rouge, choisit les avocats et dirige
le comité de défense de Saddam Hussein ! Entre la chute et le procès, la figure de Saddam, « héros
et prisonnier des envahisseurs américains », est restée populaire dans le monde arabe. Les fils de
Saddam, Oudaï le psychopathe et Qoussaï le dauphin, sont morts larme au poing dans lassaut
donné par les forces américaines. Et Raghad reçoit la visite de nombreux baassistes, exilés irakiens
qui viennent saluer celle qui porte toujours son nom. Du coup, ce nest plus la femme blessée, veuve
dHussein Kamel, qui parle mais la fille de Saddam, lhéritière politique, qui a décidé, à 37 ans,
Jean-Paul Mari
Première publication : 20 octobre 2005
Page 1/3
« dépouser une carrière politique » et qui affirme : « Cest mon destin. Je dois lui succéder. » Le
reste ne relève que du bon usage politique dun étrange procès. Les Etats-Unis rêvaient dun grand
tribunal, façon Nuremberg, avec une procédure longue et parfaitement maîtrisée. Sur le banc des
accusés, un des tyrans les plus sanglants de lhistoire, au bilan impressionnant : 180000 Kurdes
assassinés, 450 villages rasés, le gazage dune population civile à Halabja, 200000 chiites
massacrés après la guerre du Golfe, 200000 disparus, près de 700000 soldats sacrifiés pendant la
guerre contre lIran, 900000 personnes déplacées, la découverte des chambres de torture et la mise
au jour depuis 2003 de plus de 300 charniers dans le pays. Génocide, crimes de guerre et crime
contre lhumanité, du sang, du sang et encore du sang : la cause était entendue. Un procès de ce
genre, suivi et reconnu par la communauté internationale, aurait pu légitimer une guerre qui, faute de
mandat de lONU et darmes de destruction massive, a mis fin aux massacres du dictateur. Dès le
10 décembre 2003, Paul Bremer, administrateur provisoire, crée le Tribunal spécial irakien (TSI)
après avoir aboli la peine de mort. Le procès aura lieu en Irak mais il est financé par Washington, les
procureurs sont aidés par des hommes de loi américains et ce sont des enquêteurs du FBI qui
collectent les preuves. Sur place, personne en dehors des Américains na lexpertise pour recueillir
les données médico-légales ou transporter par hélicoptère des tonnes de dossiers dinstruction.
Quant aux 49 magistrats, ce sont danciens juges de province habitués à juger des vols ou des
crimes ordinaires. La plupart nont pas lenvergure pour affronter un tel dossier et il a fallu les
envoyer en stage en Grande-Bretagne pour leur apprendre la différence entre « génocide » et
« crime de guerre ». Très vite, Kofi Annan et lONU se démarquent du TSI, que Chérif Bassiouni,
expert en droit de réputation mondiale, qualifie de... « tribunal domestique internationalisé ».
Entre-temps, le nouveau gouvernement irakien a rétabli la peine de mort, ce qui met un terme à tout
espoir de reconnaissance internationale. Si les Américains voulaient prendre leur temps, les Irakiens,
eux, sont pressés den finir. Et cest le gouvernement, pas les magistrats, qui annoncera la date du
procès, juste après le vote du référendum. Il sagit de répondre aux chiites et aux Kurdes, principales
victimes de Saddam Hussein, qui sétonnent de la lenteur du processus dans un pays où lon na
pas lhabitude de voir un président renversé rester vivant. Mais il faut aussi éviter dexaspérer les
partisans de Saddam, la communauté sunnite essentiellement, à lapproche déchéances politiques
capitales, entre un référendum sur le projet de Constitution irakienne et les élections générales de
décembre prochain. Juger Saddam pour « génocide » ou « crimes contre lhumanité », le condamner
et lexécuter, cest courir le risque de soulever les siens et de faire capoter par le boycott et la
violence tout le processus de « reconstruction démocratique » de lIrak. En réalité, ce procès
embarrasse tout le monde. Sur quoi inculper Saddam ? Sept, douze, quatorze charges ? Rien na
vraiment été établi. Il faut satisfaire les uns et les autres, à commencer par les Américains pour qui il
nest pas question dun procès qui poserait la question de la complicité des Occidentaux, ses
anciens alliés. Aller au fond du dossier de la guerre Iran-Irak, cest rappeler que Washington a donné
son feu vert à Saddam, la aidé à préparer son plan de bataille, lui a offert ses satellites et désigné
les cibles à frapper en sachant que Saddam utilisait des gaz de combat. Cest reconnaître que
lAmérique et lEurope, tétanisées par la peur de la révolution de Khomeyni, ont encouragé une
guerre de tranchées contre lIran : une boucherie. Evoquer le massacre des civils dHalabja, cest
révéler que les gaz mortels, moutarde ou neurotoxiques, provenaient dAllemagne ou étaient
fabriqués sur place dans des usines équipées par la France et lAmérique. Ouvrir le dossier de
lécrasement de linsurrection chiite au lendemain de la guerre du Golfe, cest se demander
pourquoi, après avoir lancé un appel à la révolte, le président Bush père a laissé les hélicoptères de
la Garde républicaine massacrer les insurgés du Sud. Fourniture darmes, soutien politique,
aveuglement volontaire et realpolitik... chaque chapitre des crimes met en cause ceux qui ont permis
à Saddam de se maintenir au pouvoir, dêtre ce quil est devenu. Restait un crime, presque
« mineur » comparé aux autres, le massacre des habitants du village de Doujail. Un jour de juillet
Jean-Paul Mari
Première publication : 20 octobre 2005
Page 2/3
1982, le convoi présidentiel y essuie des coups de feu. Saddam réplique avec sa brutalité habituelle :
143 morts. Le dossier est circonscrit, il ne risque pas de mettre en cause un pays tiers et la peine
prévue est la peine de mort, cest donc pour ce crime précis que Saddam Hussein est jugé ce 19
octobre. Un dernier point inquiétait les Américains et les Irakiens : le comportement de Saddam
Hussein lui-même. Lors de sa première comparution devant le juge, six mois après sa capture, on a
découvert un homme droit, regard noir et sourcils épais, sûr de lui et au charisme intact. Dès les
premières questions de routine posées par le jeune magistrat, Saddam attaque : « - Profession :
ex-président de la République ? - Je le suis toujours ! Par la volonté du peuple. - Lieu de résidence :
Irak ? - Chaque maison irakienne peut être la mienne. » Et quand le juge parle de loi, Saddam le
coupe : « - La loi ? Quelle loi ? Rappelle-toi que tu juges au nom du peuple. Ne te réfère pas à ces
forces que ton peuple qualifie de forces doccupation ! » Soudain, apparaît le spectre dun dictateur
capable - façon Milosevic - de prendre en main son procès, de renverser les rôles et de se faire
accusateur devant les caméras du monde entier. Au point que les conseillers juridiques américains
insistent pour que Saddam ne sexprime à la barre que par lintermédiaire dun avocat. La précaution
ne semble plus nécessaire aujourdhui. Lors de sa dernière comparution, le 21 juillet, cest un détenu
pâle, au regard absent, parlant dune voix lente et décousue qui répond à ses juges. La barbe a
blanchi, le corps est penché, la démarche lente et fatiguée : un homme brisé par lisolement, en
pleine dépression. Dans la lettre quil fait parvenir à ses proches (voir encadré), il apparaît résigné,
incapable de se battre. Tout est prêt : un procès étouffoir, un criminel vaincu, un dossier daccusation
balisé, un verdict garanti. Avant dautres procès, plus tard, pour les autres charges, et un processus
juridique qui risque de se perdre dans les sables de lIrak. Et tant pis pour les victimes, pour ceux qui
rêvaient dun grand tribunal, avec des témoins en chair et en os, un procès qui aurait fait avancer les
pays qui ont trop souffert de la dictature. Il sagit seulement de procéder à un rituel, un procès qui
condamne laccusé, épargne loccupant et mette un terme à lembarras du nouveau gouvernement
irakien. Un arrangement.
JEAN-PAUL MARI
Post-scriptum : Raed al-Jouhi,porte-parole du Tribunal spécial irakien a entendu Saddam Hussein à deux reprises pendant
linstruction du procès.Raghad,la fille de Saddam Hussein est la seule habilitée par la famille à diriger le collectif de défense,
bien que son frère lait fait assigner à résidence en 1995 et ait ordonné lassassinat de son mari.
Jean-Paul Mari
Première publication : 20 octobre 2005
Page 3/3