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COMPTES RENDUS
Michael Loewe, A Biographical Dictionary ofthe Qin, Former Han and
Xin Periods (221 BC-AD 24), Leiden, Boston : Brill (Handbook of Oriental Studies, China, volume 16), 2000. xxiii-837 pages
Michael Loewe, The Men Who Governed Han China. Companion to A
Biographical Dictionary of the Qin, Former Han and Xin Periods, Leiden,
Boston : Brill (Handbook of Oriental Studies, China, volume 17), 2004.
xv-666 pages
Ce compte rendu pourrait être en forme de célébration : le double Loewe
est arrivé. En effet, nous disposons désormais, grâce à Michael Loewe,
pour les Qin, les Han Occidentaux et le règne de Wang Mang ', d'un
dictionnaire biographique et de ses annexes, outils de travail incomparables pour aborder l'histoire de la période.
Le genre biographique a, en Chine, une très longue histoire, mais
c'est aux auteurs du Shiji que revient le mérite de lui avoir donné ses
lettres de noblesse. Les biographies de hauts fonctionnaires, de militaires
importants ou de grands lettrés y occupent 69 des 130 chapitres et la
proportion sera encore plus importante dans le Hanshu. Cet intérêt pour la
biographie s'explique à la fois par le désir d'expliquer la puissance et la
faiblesse d'une dynastie ou d'un règne et par le besoin d'établir des lignées d'ancêtres.
C'est essentiellement à partir du Shiji, du Hanshu et du Hou Hanshu,
de leurs commentaires et des travaux des historiens du XIXe et du XXe
siècle que Michael Loewe présente, dans son Biographical Dictionary,
6 000 hommes et femmes qui ont vécu entre 221 avant et 25 après J.-C.
Ne nous leurrons pas, le choix n'est pas représentatif de la société Han, il
suit les sources. Peu de femmes apparaissent dans ce corpus, aucun petit
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
fonctionnaire, sans parler de la masse de la population naturellement
absente. Par contre, la part belle est faite à la famille impériale des Liu,
avec un quart des notices, les trois autres quarts étant consacrés à des
nobles et à des fonctionnaires de rang élevé.
Les entrées sont au nom de famille, suivi du prénom (ming), sauf
quand le personnage est connu surtout sous son nom social (zi). Lorsqu'il
peut y avoir confusion, les homonymes sont différenciés par un numéro et
classés par ordre chronologique quand celui-ci peut être déterminé (par
exemple Liu An (1) à Liu An (5)) ; de façon générale, les dates précises
ne sont données que lorsque leur authenticité peut être vérifiée. La vie et
la carrière de l'individu mentionné sont complétées, dans un certain nombre de cas, par les résultats des découvertes archéologiques (essentiellement ce qu'apporte la fouille de tombes) ; ainsi la notice mentionne quand
la tombe du personnage a été fouillée ou quand une tombe est attribuée au
personnage. Chaque biographie est suivie des références bibliographiques
aux sources primaires et secondaires.
Il ne s'agit pas de biographies critiques, ce que ne permettent pas les
sources disponibles qui sont souvent biaisées, incomplètes ou agrémentées d'anecdotes improbables. Malgré tout, M. Loewe prévient en note de
la non véracité de ces anecdotes, ce qui est déjà un travail critique. De
même, ces vies sont replacées dans leur époque, puisque les notices assez
longues consacrées à chaque empereur incluent des résumés historiques.
Cette « biographical list » (p. 1-755), telle que l'intitule M. Loewe
avec son habituelle modestie, est suivie d'un ensemble d'annexés extrêmement précieuses : 1. une liste de titres de fonctionnaires (p. 756-768)
accompagnée d'une traduction anglaise (avec les variantes de Dubs, Bielenstein et de Crespigny) ; la liste est précédée d'une courte présentation
de la structure administrative des Han Occidentaux. 2. des tableaux généalogiques (p. 768-778) des empereurs et de leurs descendants, mais aussi
de certaines familles (celle de Huo Guang, de Wang Mang, des Fu). 3. les
principales divisions administratives (p. 779-805) ; pour les royaumes,
chaque notice comprend un court historique, les références aux sources, à
l'atlas historique de Tan Qixiang et la localisation actuelle ; les notices
des commanderies suivent le même modèle ; s'y ajoutent les noms des
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Comptes rendus
gouverneurs connus, avec leurs dates approximatives de fonction. Cette
section est illustrée par neuf cartes (p. 806-812) donnant l'état de l'empire
à différents moments de la période. 4. une bibliographie (p. 813-822), un
tableau des noms, dates, titre posthume, nom de temple des empereurs
Qin, Han et Xin (p. 823), enfin un index thématique (p. 824-837).
L'ouvrage, de maniement très commode, sera le compagnon de
toute personne travaillant sur les Han ; il devrait aussi permettre aux spécialistes de périodes plus tardives de retrouver facilement le contexte des
allusions et des comparaisons historiques auxquelles ils sont confrontés
dans les écrits des Tang aux Qing.
La générosité de Michael Loewe nous vaut un compagnon au Biographical Dictionary. Ce second volume, The Men Who Governed Han
China, est le fruit des recherches menées lors de la préparation du dictionnaire biographique autour d'un certain nombre de problèmes touchant
les concepts sur lesquels s'appuyaient la légitimité et le pouvoir impérial,
l'octroi des titres de noblesse, qu'il s'agisse des rois ou des nobles, les
carrières civiles et militaires, les relations des individus avec les institutions qui les gouvernaient. L'étude se fonde sur les sources Han transmises, mais aussi sur des documents que l'on pourrait qualifier d'archives.
En effet, certains textes récemment découverts, comme ceux exhumés à
Yinwan ^"$1, dans l'ancienne commanderie de Donghai jfï$3> en jetant
un jour nouveau sur le gouvernement local, permettent de pénétrer beaucoup plus en profondeur dans l'histoire de la période.
Dix-huit chapitres, qui sont autant d'études quasiment indépendantes, composent l'ouvrage. Les conventions sont les mêmes que celles
utilisées dans le Biographical Dictionary, Le texte s'accompagne de trois
figures, de quatre cartes et de six tableaux, d'une bibliographie (p. 634647), des dates des empereurs (p. 648-649), des principales charges de
hauts fonctionnaires du gouvernement central (p. 650-652), enfin d'un
index général (p. 653-666).
Le premier (p. 11-37) est consacré aux noms, appellations et titres.
Il consiste en une série de notes, suivies d'exemples, sur l'usage de certains titres honorifiques Que H|), sur les circonstances au cours desquelles
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Comptes rendus
on changeait de nom ou de prénom, sur l'emploi que l'on faisait du nom
social, sur les sobriquets.
Le chapitre II (p. 38-88), l'un des plus fascinants, traite, à partir des
documents de Yinwan2, de l'administration de la commanderie de Donghai (sud du Shandong et nord du Jiangsu), qui comptait, à la fin des Han
Occidentaux, plus d'un million et demi d'habitants et constituait l'une des
divisions administratives les plus peuplées de l'empire 3 . M. Loewe présente et commente sept types de documents : des « cartes de visite » ou
billets d'introduction que les fonctionnaires utilisaient lors de leurs visites,
l'agenda personnel (le Yuanyan ernianji 7Ê|Œ—^IB) d'un fonctionnaire
modeste (salaire de 100 shï) pour l'année 11 av. J.-C, des notes pour le
rapport annuel que les fonctionnaires des provinces devaient adresser à la
capitale, la liste des fonctionnaires en poste dans la commanderie, des
notifications de promotion, un inventaire des armes, véhicules et pièces
d'équipement dans un arsenal, vraisemblablement celui de Chang'an
(étant donné le nombre énorme de pièces - plus de 23 millions - mentionnées dans cet inventaire (p. 77-78)). Quatre tableaux donnant les
unités administratives de la commanderie, les seigneuries, avec leurs
titulaires, et le nombre de fonctionnaires complètent le chapitre. Ces différents documents montrent que les seigneuries4 étaient tenues fermement
sous le contrôle du gouverneur de la commanderie et gouvernées de façon
identique à celle des districts.
Toujours consacré à Donghai, le chapitre III (p. 89-108) présente un
historique de la commanderie, puis du royaume qui la remplaça à
l'époque des Han Orientaux, son importance stratégique, son organisation
administrative, ses enfants illustres.
Le chapitre IV (p. 109-154) est consacré aux modes de recrutement
des fonctionnaires, aux étapes d'une carrière et à la hiérarchie. De nombreux exemples, classés selon le mode de sélection, sont donnés en fin de
chapitre.
Le chapitre V (p. 155-175) étudie, à travers le cas de Ni Kuan, le
poste de Conseiller impérial (yushi dafu W$l^k.30 et donne la liste de
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Comptes rendus
tous les Conseillers impériaux pour la période, avec leur date d'entrée en
fonction et les circonstances dans lesquelles ils ont quitté leur charge.
Le chapitre VI (p. 176-206) passe en revue les forces armées, leurs
commandants, les carrières militaires (par rapport aux carrières civiles).
Les chapitres VII (p. 208-250) et VIII (p. 251-278) traitent de la
forme et du contenu des tableaux du Shiji et du Hanshu qui, rappelons-le,
donnent le déroulement chronologique d'événements, la généalogie d'une
famille ou d'une ligne dynastique.
C'est aux seigneuries et à la noblesse Han que M. Loewe consacre
l'important chapitre IX (p. 279-324). Il montre bien que l'anoblissement
est avant tout un dispositif administratif destiné à la fois à récompenser ou
à maintenir la loyauté, et à contrôler les rivalités. Il était conféré aux fils
de rois ou bien au mérite, ou encore par privilège ou faveur. Loewe étudie
l'origine et le développement de ce dispositif5, dont l'importance diminua
au fur et à mesure qu'augmenta le nombre de fonctionnaires compétents.
Le chapitre X (p. 325-356) analyse, à partir de l'anoblissement de
descendants des Zhou, des Yin, de Confucius et de Zhou Gong, le recours
au modèle idéal qu'incarnaient les Zhou Occidentaux.
Autre chapitre important (XI, p. 357-400), celui consacré aux
royaumes (zhuhouwang guo). Loewe aborde l'institution elle-même et son
évolution, les différents types de royaumes, leur mode de gouvernement,
les turpitudes de nombre de leurs princes. En appendice est donnée la liste
des royaumes des Han Occidentaux avec les liens que son premier titulaire entretenait avec l'empereur ou un autre roi, les dates de création et de
suppression. Le chapitre XII (p. 401-420), en annexe au précédent, traite
de l'investiture de trois fils de Wudi comme rois de Qi, de Yan et de
Guangling en 117, et de la controverse que ce privilège suscita.
Les chapitres XIII à XVIII abordent tous, sous différents aspects,
les problèmes de la souveraineté et du pouvoir impérial. Dans le chapitre
XIII (p. 421-456), Loewe reprend la notion de Mandat du Ciel (tianming
;?Cffjï), à partir des textes pré-Han, de ceux du IIe siècle, puis des dernières
décennies des Han Occidentaux. Il montre de façon convaincante que ce
n'est qu'à la fin des Han Occidentaux, c'est-à-dire en un temps où la
survie de la dynastie était menacée, que ce concept fut invoqué pour ap339
Comptes rendus
puyer l'autorité des empereurs. Il montre aussi que la résurgence sous
Wang Mang de l'idée que le mandat est un attribut essentiel de l'autorité
royale ou impériale va de pair avec l'adoption, au même moment, d'un
principe un peu contradictoire selon lequel les dynasties prospéreraient à
tour de rôle sous la protection d'une des Cinq Phases. Le concept de
Wuxing (Cinq Phases) fait l'objet des chapitres XIV (p. 457-521), pour la
théorie, et XV (p. 496-521), pour ses applications. Loewe en étudie
l'évolution sous les Qin et les Han. Il en vient à la conclusion qu'en dépit
de la place importante des Cinq Phases dans la pratique populaire et
l'adoption peut-être (ce qui reste à prouver avant Wang Mang), d'une des
phases comme symbole protecteur, on ne peut pas être certain que le
système ait été impliqué dans les décisions officielles avant le règne de
Chengdi (33-7 av. J.-C).
La réalité du pouvoir impérial est abordée à travers les décrets et
ordres impériaux (chapitre XVI p. 522-546), à travers les fonctions et les
pouvoirs qu'un empereur pouvait ou était censé exercer (chapitre XVII
p. 547-576), enfin à travers le système matrimonial des souverains Han et
ses conséquences (chapitre XVIII p. 577-633), l'auteur cherchant à comprendre le rôle de l'empereur, de ses épouses et de la famille de celles-ci.
Dans chacun de ces chapitres, Loewe reprend les problèmes chronologiquement, règne après règne, depuis Qin Shihuangdi jusqu'à Wang Mang.
Il semble bien, si l'on suit l'auteur, que la personnalité des empereurs ait
été beaucoup moins essentielle que l'institution elle-même. Loewe voit
l'empereur des Han Occidentaux comme un mandataire de jure plutôt que
comme un leader actif (p. 550), également comme une sorte de grand
pontife remplissant des devoirs religieux qu'il est seul qualifié pour assumer (p. 569).
Ces deux ouvrages monumentaux sont le fruit d'une vie entière passée dans la familiarité des hautes sphères politiques de l'époque des Han
Occidentaux. Mais l'immense érudition de Michael Loewe n'est ni aride,
ni vétilleuse. Sa vision très neuve du Mandat Céleste et du cycle des Cinq
Phases permet de comprendre combien l'acceptation, au niveau officiel,
de ces notions et de leur influence sur les destinées dynastiques fut longue
à s'imposer. À travers ces notions qui, comme il le montre, ne sont pas
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Comptes rendus
apparues brusquement pour être ensuite appliquées sans changement tout
au long de la période, c'est à une révision de notre façon d'appréhender
les Han Occidentaux que Loewe nous convie. Il y parvient en retraçant les
problèmes dans leur déroulement chronologique, en analysant de façon
très précise l'origine et l'utilisation des termes techniques et des titres,
enfin en replaçant chaque question abordée dans le temps long. Cette
étude exemplaire est aussi une remarquable mise au point sur le contenu,
l'authenticité et la fortune critique de grands textes de la fin de l'antiquité
et des débuts de l'Empire. Oui, le double Loewe est arrivé, et il ne sera
plus permis désormais de traiter des Han comme d'un système monolithique si loin de nous.
1
Rafe de Crespigny prendra la relève pour les Han postérieurs.
On a découvert en 1993 à Yinwan, dans le nord du Jiangsu, la tombe (M6)
d'un certain Shi Rao Êifti. Cette tombe contenait des documents d'archives sur
bambou et sur bois qui permettent d'entrevoir le travail au jour le jour d'un
fonctionnaire subalterne. Tous datent des années autour de 10 avant notre ère.
3
Les districts importants de la commanderie comptaient plus de 10 000 familles, soit entre 40 et 50 000 âmes, et étaient administrés par un nombre de fonctionnaires allant de 60 à 107. Les documents de Yinwan permettent également
d'extrapoler et indiquent que, vers 10 avant notre ère, ce sont peut-être 100 000
fonctionnaires qui, dans les provinces, gouvernaient une population de quelque
57 millions d'individus. On estime de même à environ 30 000 le nombre de
fonctionnaires servant dans les bureaux du gouvernement central.
4
Pour éviter toute confusion avec l'aristocratie européenne fondée avant tout
sur la naissance, M. Loewe traduit hou {j|, chehoufllSrtJl,liehou ^U'gl par « noble » et utilise, pour désigner les domaines attribués aux fils de rois et à certains personnages que l'on distinguait ainsi, le terme « nobilities ». Nous employons, dans le même sens, le mot « seigneurie », dans son acception de
« terre d'un seigneur ».
La collation, effectuée pour le Biographical Dictionary, de près de 800 titres
de noblesse avec la succession de leurs détenteurs montre comment fonctionnait en pratique la structure hiérarchique de la société Han.
2
Michèle Pirazzoli-t'Serstevens
Directeur d'études, EPHE
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Comptes rendus
Les Neuf Chapitres. Le Classique mathématique de la Chine ancienne et
ses commentaires. Édition critique bilingue traduite, présentée et annotée
par Karine Chemla et Guo Shuchun. Glossaire des termes mathématiques
chinois anciens par Karine Chemla. Calligraphies originales de Toshiko
Yasumoto. Préface de Geoffrey Lloyd. Paris: Dunod, 2004. xvii-1117
pages.
L'ouvrage monumental de Karine Chemla et Guo Shuchun est une première mondiale, et ce à deux titres. C'est la première fois, à ma connaissance, qu'un texte de la Chine ancienne fait l'objet d'une édition critique
bilingue chinois-français richement annotée et qui inclut ses grands commentaires. C'est aussi la première fois qu'un chercheur chinois et une
chercheuse travaillant dans une langue occidentale mènent à bien une telle
collaboration ; le résultat de vingt ans d'effort commun met à la disposition de ceux qui lisent le français le texte considéré comme fondateur de la
tradition mathématique chinoise. Ce livre est ainsi une contribution aussi
bien aux études chinoises qu'à une histoire des mathématiques écrite à
l'échelle planétaire. Le texte qu'il donne à lire, les Neuf chapitres sur les
procédures mathématiques (Jiu zhang suan shu flJ^tlfÈffîs) a été inclus
sous les Tang parmi les Dix classiques mathématiques (Suan jing shi shu
f f H - H t l ) , avec les commentaires de Liu Hui Mllfc (ca. 263) et de Li
Chunfeng ^ ^ J H , (ca. 656), tous deux incorporés dans le présent ouvrage ;
l'ensemble constitue un témoignage primordial sur l'activité mathématique en Chine depuis les Han jusqu'aux Tang.
L'histoire des mathématiques et la philologie ne sont pas des sciences exactes ; il n'est donc pas surprenant que les deux auteurs diffèrent sur
certains points de leur analyse. Plutôt que de réduire l'ouvrage à ce qui fait
l'objet d'un consensus parfait entre eux, ils ont choisi de rédiger et de
signer chacun les parties du livre dont ils sont respectivement responsables ; Karine Chemla a traduit en français les parties rédigées par Guo
Shuchun (à l'exception des notes de l'édition du texte chinois, données en
chinois). On a donc un ouvrage à deux voix, qui présente cependant une
grande cohérence.
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
L'ouvrage est divisé en trois parties : « Textes de présentation »,
« Édition critique et traduction », « Glossaire et bibliographie ». La première partie comporte quatre chapitres (numérotés A, B, C, D ; les chiffres
sont réservés à la désignation de chacun des Neuf chapitres). Une « Présentation générale » donne des éléments de contexte mathématique et des
clés de lecture ; on y trouve notamment une description de l'effectuation
des calculs au moyen des baguettes à calculer, qui s'appuie sur des ouvrages mathématiques postérieurs (p. 15-20) ; on y trouve également une
analyse des « Composantes des commentaires » (p. 26-39), qui propose de
lire ceux-ci comme des démonstrations des algorithmes donnés dans le
classique. Suit une « Histoire du texte », qui traite du processus et de la
date de composition de l'ouvrage, ainsi que de l'histoire du texte jusqu'aux Song. Au sujet de la genèse du texte (p. 54-56), Guo Shuchun opte
pour l'hypothèse selon laquelle les Neuf chapitres auraient été composés
au Ier siècle avant l'ère commune à partir de « fragments [... ayant] survécu aux feux des Qin » (p. 55) ; il retient donc l'idée de Liu Hui, qui a écrit
sous les Wei, soit trois siècles après la date de composition supposée ;
l'absence de référence à l'ouvrage avant le Hou Han shu, alors que le Han
shu mentionne deux ouvrages mathématiques (p. 58), laisse sceptique
quant à cette datation. Dans « Travaux d'édition critique et de recherche »,
qui couvre la période de presque mille ans durant laquelle le texte a été
imprimé en diverses versions, Guo présente et critique les méthodes des
éditeurs successifs. Enfin K. Chemla analyse « La langue mathématique et
les problèmes de sa traduction », dans un chapitre joliment sous-titré « Oscillations entre l'étrange et l'infidèle » - formule évocatrice pour tous ceux
et celles qui se sont essayés à la traduction de textes chinois anciens. Y
sont abordés la terminologie, l'usage particulier du parallélisme (omniprésent en chinois classique) en mathématiques, et certains caractères généraux de la langue.
Viennent ensuite le texte et la traduction, qui sont donnés en parallèle. Le texte est composé de 246 problèmes, répartis, on l'aura deviné,
en neuf chapitres, et regroupés selon la procédure qui sert à les résoudre.
Pour chaque problème sont donnés successivement l'énoncé (introduit par
jin you -^-ff ou you you XW)> l a solution (introduite par da yue ^f B ) et,
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Comptes rendus
pour chaque groupe de problèmes, la procédure par laquelle ils sont résolus (introduite par shu yue $sfE3). La liste des chapitres permettra de se
faire une première idée de la classification des sujets couverts :
1
Titre
Fang tian ^f EB
Traduction
Champ rectangulaire
2
Su mi H^fc
Petit mil et grains décortiqués
3
Cuifen 3gf^
4
Shaoguang {PM
Parts pondérées en fonction des degrés
Petite largeur
5
6
Shang gong Sfjf] Discuter des travaux
Paiement de l'impôt de manière égaliJunshu i%Hî
taire en fonction du transport
Ï7ng ènz« S ^F Excédent et déficit
7
8
9
Fangcheng Jj^M. Fangcheng
Base et hauteur
Gougu ^Qfêz.
Les chapitres regroupent soit des procédures apparentées, soit des
objets du même type. Ainsi le chapitre 8 (le seul dont le titre n'est pas
traduit, faute de certitude quant à son sens) traite-t-il de la résolution
d'équations linéaires ; fangcheng est le nom de la procédure qui y est
décrite. Le chapitre 1, en revanche, traite du calcul d'aires présentées
comme des champs de formes diverses : rectangle, triangle, cercle, calotte
sphérique... Leur résolution met en jeu des procédures aussi diverses que
les règles du calcul sur les nombres fractionnaires et le calcul de la circonférence d'un cercle (équivalent d'une approximation du nombre n).
L'édition du texte par Guo Shuchun est le fruit d'une vie de travail ; le
« Tableau historique des éditions des Neuf chapitres » sur lequel s'appuie
cette édition est donné en troisième de couverture. Les explications et
commentaires mathématiques sont donnés en français, en partie dans
l'introduction à chaque chapitre, en partie dans les notes à la traduction. Il
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Comptes rendus
est impossible de résumer celle-ci ; quelques termes sont discutés cidessous à titre d'illustration des choix qui sous-tendent un tel travail.
Le « Glossaire des termes techniques » présente un intérêt particulier : alors que ces termes sont généralement absents des dictionnaires de
chinois classique, il est précieux d'avoir une liste du vocabulaire spécifique aux Neuf chapitres. La ou les traductions choisies pour chaque terme y
sont commentées, avec le plus souvent des renvois à des passages précis
du texte, ce qui permet de comprendre les choix de traduction : ici comme
ailleurs il faut saluer la grande rigueur du travail. Il s'en dégage cependant
l'impression qu'une séparation parfois artificielle ou excessive a été opérée entre le vocabulaire technique et le vocabulaire courant, autrement dit
entre les Neuf chapitres et leur contexte non mathématique. Pour les termes qu'on rencontre aussi hors des mathématiques, il est rare que le sens
déduit de leurs usages dans les Neuf chaptires soit confronté explicitement
à ceux donnés dans les dictionnaires. Un lecteur qui ne connaît pas le
chinois n'a pas les moyens de situer ces termes dans un contexte plus
général. Ainsi lei ^jt est traduit par « catégorie, classer » (p. 948-949), yi
M. par « intention, visée, sens, signification, raisonnement, idée » (p.
1018-1022), chacun faisant l'objet d'une longue analyse : on peut se demander si le sens de ces deux termes est vraiment spécifique à une langue
mathématique ; ne s'agit-il pas plutôt de l'utilisation de concepts généraux
et riches de sens dans une discipline particulière ?
Il arrive aussi qu'un choix de traduction révèle une préconception de
ce que devraient être les mathématiques. Le cas le plus flagrant est celui de
jin you ^ É f ; cette expression, qui ouvre l'énoncé de la plupart des problèmes, est traduite par «supposons... », «supposons qu'on ait... », ce
qui laisse à penser qu'elle recouvre une supposition ; le lecteur est ensuite
informé que «cette locution [...] peut se comprendre également comme
"Maintenant on a..." ». Or « maintenant on a... » est simplement la traduction littérale de jin you ; le sens « supposons... », en revanche, n'est ni
cité dans un autre contexte (jin ^ dénote le présent, l'actualité), ni nécessaire à une interprétation cohérente du texte. De même, you you X W est
traduit par « supposons à nouveau ». Une traduction fidèle n'aurait pas fait
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Comptes rendus
basculer la traduction dans l'étrange, alors que cette infidélité induira le
lecteur à penser que les auteurs ou compilateurs des Neuf chapitres éprouvaient le besoin de formuler les énoncés comme des suppositions ; voilà
qui conforte certaines idées reçues sur les mathématiques, mais qui ne
s'impose pas à la lecture du texte original. Ce choix reflète peut-être le
légitime souci exprimé à plusieurs reprises dans le livre de montrer que les
Neuf chapitres ne sont pas un simple recueil de « recettes pratiques », et
qu'ils révèlent au contraire une activité proprement mathématique très
élaborée. Mais l'ensemble du texte suffit à démontrer cela sans qu'il soit
besoin d'introduire des tournures de supposition. De plus l'introduction de
ces tournures gomme le contraste entre l'affirmation et la supposition,
qu'on rencontre ailleurs dans le classique et dans ses commentaires : c'est
jia ling Hx^T, traduit, légitimement cette fois, par « à supposer, supposition ». Si un lecteur qui maîtrise le chinois classique peut se référer au
texte original et choisir sa propre lecture, un tel choix n'est guère accessible aux mathématiciens et historiens des mathématiques qui ignorent cette
langue ; or ceux-ci seront sans doute les plus nombreux à lire cette traduction.
Le choix minimaliste fait par Dunod quant aux caractères chinois
suggère justement que les sinologues ne constituent pas le public visé au
premier chef par cet ouvrage ' : hormis la bibliographie chinoise et japonaise, et les entrées du glossaire calligraphiées par Toshiko Yasumoto, le
texte français ne comporte aucun caractère chinois. Cela laisse dans le
vague les termes qui ne figurent pas dans le glossaire parce qu'on les
rencontre ailleurs que dans les Neuf chapitres, et dont certains ne sont pas
traduits (par exemple pangyao ^ f | ? , p. 51, 52). Cela complique aussi la
tâche des auteurs et des lecteurs lorsqu'il s'agit par exemple de distinguer
shù J|£ et shù fâj, le second étant toujours traduit par « procédure » et le
premier par huit termes différents, dont... « procédure » (p. 485, 486). La
traductrice a dû avoir recours à des apostrophes pour distinguer les caractères homophones (d'autant plus souvent que le pinyin ne comporte pas les
tons) (p. 898). À l'heure où tout ordinateur personnel peut traiter les langues d'Asie orientale, il est regrettable qu'un éditeur scientifique choisisse
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Comptes rendus
de ne pas mettre en œuvre les technologies du XXIe siècle pour mettre à la
disposition du lecteur toute l'information nécessaire.
Le glossaire est suivi par une « Table d'équivalence entre expressions techniques en français et transcription pinyin des expressions chinoises correspondantes ». La bibliographie chinoise et japonaise qui suit ne
comporte pas de transcription phonétique ; elle est classée par ordre alphabétique du pinyin ; dans la meilleure tradition sinocentrique, les auteurs
japonais y apparaissent suivant la prononciation chinoise de leur nom. La
bibliographie en langues occidentales s'ouvre par la liste des précédentes
traductions des Neuf chapitres (p. 1043) : en russe (par Elvira Biérëskina,
1957), en allemand (par Kurt Vogel, 1968) et en anglais (par Shen Kangshen, John N. Crossley et Anthony W.-C. Lun, 1999). Cette dernière traduction 2 a été faite suivant des choix opposés, et dans une certaine mesure,
complémentaires, à celle dont il est question ici : les problèmes y sont
traduits en langage mathématique moderne, et un inventaire des ouvrages
postérieurs dans lesquels on retrouve chacun de ces problèmes y est donné ;
il faut ajouter à cette liste la traduction en japonais (par Kawahara Hideki
JIIM^ft£> 1980, citée p. 1049). Le français est donc la cinquième langue
(hormis le chinois moderne) dans laquelle ont été traduits les Neuf chapitres depuis une cinquantaine d'années ; mais c'est la première fois qu'une
une traduction est livrée avec un bilan des nombreux travaux d'analyse du
sens mathématique du classique.
Depuis l'œuvre de Joseph Needham3, il est admis qu'on ne saurait
pleinement comprendre la civilisation chinoise - pas plus qu'aucune autre
civilisation humaine - sans prendre en compte ses traditions scientifiques
et techniques. Mais combien de sinologues ont-ils déjà jeté les yeux sur
l'un des innombrables textes issus de ces traditions ? La préface de Liu
Hui aux Neuf chapitres suggère que cette situation n'est guère nouvelle :
« Aujourd'hui, ceux qui aiment le sujet [les mathématiques] sont rares ;
c'est pourquoi malgré le fait que nombreuses au monde sont les personnes
qui ont une culture vaste et approfondie, il n'est pas certain qu'elles soient
capables d'en embrasser immédiatement les différents points de vue et d'y
pénétrer à fond. » (p. 127) Il ne faut pas minimiser la difficulté du texte
soulignée par son commentateur ; l'ouvrage de Karine Chemla et Guo
347
Comptes rendus
Shuchun, qui offre l'occasion de découvrir ou de relire à l'aide
d'excellents outils le « classique mathématique de la Chine ancienne »,
n'en a que plus de valeur 4.
1
Peu de lecteurs d'Études chinoises se reconnaîtront dans la liste donnée sur le
site web de Dunod : « Mathématiciens ; Historiens des sciences ; Amateurs de
mathématiques, d'histoire des sciences et de civilisations orientales. »
(http://www.dunod.com/pages/ouvrages/ficheouvrage.asp?id=49589)
2
Shen Kangshen, John N. Crossley & Anthony W.-C. Lun, The nine chapters
on the mathematical art. Companion and commentary. Oxford & Pékin : Oxford University Press et Science Press, 1999.
3
Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge : Cambridge
University Press, 1954.
4
Signalons la parution en 2005 d'une version paperback qui ne coûte que 80 €
au heu de 150 € pour la première édition (110 € par souscription avant parution).
Catherine Jami
CNRS
Vivienne Lo et Christopher Cullen (éd.), Médiéval Chinese Medicine.
The Dunhuang médical manuscripts, Londres, New York : Routledge
Curzon, 2005. xxv-450 pages
Parmi la si vaste et si célèbre collection de manuscrits découverte en 1900
dans une des grottes de Dunhuang (dans l'actuelle province du Gansu), un
certain nombre concernent le domaine médical. Comme on le sait, les
grottes bouddhiques de Dunhuang, situées sur ce que l'on nomma plus tard
la Route de la Soie, en un lieu dont le climat est très favorable à la conservation des documents sur papier, furent creusées à partir de la fin du IVe
siècle, la période de construction la plus intense (presque 200 grottes) étant
la dynastie des Sui et la première moitié de celle des Tang. La grottebibliothèque où l'on trouva les manuscrits fut fermée aux alentours de
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
1035, ce qui en a fait une sorte de sanctuaire permettant la transmission de
textes perdus ou modifiés par la suite. Je ne reviendrai pas sur les circonstances politico-académiques qui virent sortir de Chine la plus grande partie
des documents pour rejoindre principalement Londres (sous les auspices
d'Aurel Stein en 1907) et Paris (par l'intermédiaire de Paul Pelliot, en
1908). Depuis lors, une nouvelle branche de la sinologie (les « Dunhuang
Studies », Dunhuangxue ifcJH^) cherche à exploiter les manuscrits, malgré les difficultés venant - en partie - de leur éparpillement, à la fois géographique et linguistique (outre des documents en chinois, on trouve du
sanskrit, du sogdien, du tibétain, du turc, du ouigour, entre autres). C'est
justement pour tenter de remédier à cette dissémination que l'International
Dunhuang Project (IDP) a été fondé en 1994 (voir à ce sujet les sites
http://idp.bl.uk et http://idp.nlc.gov.cn, qui permettent l'accès à un certain
nombre de textes numérisés), et c'est aussi dans ce contexte d'émulation
internationale que s'est tenue à Londres la conférence Dunhuang 2000, à
l'origine de la plupart des chapitres composant le volume fort bien édité
par Vivienne Lo et Christopher Cullen. Dans le très riche et utile appendice 2 de l'ouvrage (p. 374-434, qu'il faut rapprocher de la présentation
générale des documents, due au même auteur, p. 45-58), Wang Shumin qui fut la collaboratrice de Ma Jixing - recense en en donnant une description et un résumé 74 manuscrits, conservés à la British Library, à la BnF, à
l'Institut des Études Orientales de St Pétersbourg , à la Bibliothèque universitaire de Ryûkoku et dans les Archives chinoises, dont le contenu a
trait, d'une façon ou d'une autre, à la médecine. Ces résumés viennent très
précieusement compléter les deux références désormais classiques sur les
manuscrits médicaux de Dunhuang, les deux éditées par Ma Jixing H $ i
JH : Dunhuang guyiji kaoshi SfcllË'É'IIJfHj^P (Étude des textes médicaux
anciens de Dunhuang), Nanchang, Jiangxi kexue jishu chubanshe,1988, et
Dunhuang yiyao wenxian jijiao ^MWM3£.ÈkWl$i (Les textes médicaux
de Dunhuang recueillis et édités), Jiangsu, Jiangsu guji chubanshe, 1998.
Par rapport à ce dernier ouvrage, le texte de Wang Shumin, traduit par
Pénélope Barrett, ajoute quelques compléments venant principalement du
fait que plusieurs fragments ont été identifiés comme appartenant à un
349
Comptes rendus
même manuscrit, d'où une numérotation différente (84 textes dans le Ma
Jixing 1998 et seulement 74 dans le livre qui nous occupe). Mais la grande
différence est, bien sûr, l'absence des textes eux-mêmes : ce n'est évidemment pas le propos du volume édité par V. Lo et C. Cullen, qui donne,
outre un appendice où l'on trouve les identifications les plus souvent admises des produits de la materia medica et celui de Wang Shumin déjà
évoqué, seize contributions distribuées en quatre grandes parties, les manuscrits, les pratiques en relation avec la divination, les traditions médicales populaires et la pharmacologie.
Plusieurs articles (en particulier ceux de Paul Unschuld et de Zheng
Jinsheng, "Manuscripts as sources in the history of Chinese medicine" et
de Xie Guihua, "Han bamboo and wooden médical records discovered in
military sites from the northwestern frontier régions") proposent une réflexion non tant sur les documents de Dunhuang que sur l'importance, en
général, des manuscrits pour la perception historique de la médecine chinoise ; sont évoqués en premier lieu les textes des Han excavés de différentes tombes, ceux très importants de Mawangdui mais aussi de Zhangjiashan 5 S ^ L U , de Shuanggudui SË"É"±§, de Shuihudi M^M et de Fangmatan tfo.M$&, ou encore de Wuwei |§!;Ji£. Unschuld et Zheng passent
ensuite très rapidement sur Dunhuang pour insister sur des documents
manuscrits médicaux - des prescriptions, en majorité - beaucoup plus
récents (la plupart du XIXe et du XXe siècle) réunis ces dernières années
par Unschuld (dits « manuscrits de Berlin »), qui permettent une approche
de pratiques plus populaires que celles en général évoquées dans les livres
« savants » de médecine.
Abordant plus directement le sujet principal du livre, Zhao Ping'an
(« Comments on the problem of transcription in the Dunhuang médical
manuscripts) donne, par le biais de plusieurs exemples tirés des manuscrits
Pelliot ou Stein, des clés philologiques - utilisables, cela va de soi, dans un
cadre qui dépasse le cas de Dunhuang - pour tenter de résoudre des problèmes d'interprétation de graphies obscures de caractères.
L'article de Xie Guihua s'intéresse aux manuscrits sur bambou et sur
bois datant des Han qui ont été retrouvés dans les régions frontières voisi350
Comptes rendus
nés de Dunhuang, en des lieux qui étaient des postes de garnison ; les plus
importants sont ceux de Wuwei I^Jiîc (excavés en 1972 dans la province
du Gansu), qui proposent des prescriptions médicamenteuses, ainsi que
des points et des interdits d'acupuncture et de moxibustion. D'autres documents analogues venant de divers sites militaires, mis à jour au cours
des trente dernières années, contribuent aussi à nous renseigner au sujet de
la médecine militaire, un sujet encore trop peu étudié.
Quittons les soldats pour rencontrer les devins. On sait que la perception et la prise en compte de la maladie dans la Chine médiévale ne
peut être séparée de la pensée et de la pratique divinatoires (ce qui, remarquons-le, a en partie survécu à la tentative de rationalisation scientifique
de la biomédecine, songeons que de nos jours encore l'on consulte toujours les médecins). En ce sens, la reprise d'un article de synthèse de Marc
Kalinowski sur les écrits mantiques de Dunhuang - déjà paru par ailleurs est la bienvenue ("Mantic texts in their cultural context"), dans la mesure
où il y a une grande proximité intellectuelle entre la catégorie dite shushu
HS^I (Nombres-techniques) et la conception du corps, sain ou malade.
C'est cette proximité que Catherine Despeux s'emploie à mettre en valeur
("From prognosis to diagnosis in Tang China") à partir de l'étude du manuscrit illustré P. 3390, en montrant que la physiognomonie médicale ne
peut se comprendre que si on la replace dans le contexte plus large de la
physiognomonie divinatoire (xiang ren ^@ A ) ; selon l'auteur,
l'importance de cet art sous les Tang expliquerait qu'un médecin tel que
Sun Simiao plaçait, comme méthode de pronostic et de diagnostic,
l'examen de la complexion plus haut que celui des pouls. Dans un ordre
d'idée analogue, Donald Harper ("Dunhuang iatromantic manuscripts"),
examine les textes de iatromancie, cette dernière étant caractérisée par
l'association de la maladie avec le monde des esprits, l'utilisation des
systèmes calendériques et hémérologiques et des traitements magicoreligieux.
C'est encore dans ce cadre de pensée mantique que doit se comprendre, pour Liu Lexian ("Love charms among the Dunhuang manuscripts")
un petit traité, inscrit au dos du manuscrit P. 2610, donnant des recettes
351
Comptes rendus
d'obédience magique pour gagner l'amour d'une femme ou d'un homme ;
on trouve d'autres exemples de cette pratique (à vrai dire universelle) dans
les documents médicaux de Mawangdui et, plus tard, dans le Ishinpô H>[j
~ft (984) - ce qui justifie la présence de cet article dans un volume concernant la médecine. D'une certaine façon, on pourrait faire la même remarque au sujet de l'excellente contribution de Sumiyo Umekawa ("Tiandi
yinyang jiaohuang dalefu and the art of the bedchamber"), qui s'intéresse
à un long poème attribué souvent à Bai Xingjian âfjfiS, jeune frère de
Bai Juyi. Ce texte peut être apparenté à la tradition de l'« art de la chambre
à coucher» (fangzhongshu Jf-f^TX laquelle traite, d'une manière très
technique, des relations sexuelles ; cependant, l'auteur considère que ce
poème, qui exalte les plaisirs charnels entre un homme et une femme
(mais aussi, accessoirement, entre des personnes du même sexe) sans en
attendre des bénéfices physiologiques, doit être classé dans un genre un
peu différent de celui des traités classiques de l'art de la chambre à coucher. Il n'en demeure pas moins que sa présence à Dunhuang montre
l'imprégnation des élites Tang par cette culture amoureuse.
Les autres articles, enfin, sont entièrement consacrés à des disciplines médicales plus attendues. Vivienne Lo aborde les chartes de moxibustion ("Quick and easy Chinese medicine"), arguant que l'on a dans ce cas
affaire à une pratique thérapeutique populaire, transcendant les barrières
sociales. Sakade Yoshinobu ("Daoism and the Dunhuang regimen texts"),
quant à lui, se penche sur deux textes d'inspiration taoïste (entreposés,
rappelons-le, dans une grotte-bibliothèque essentiellement bouddhique)
prônant l'abstinence des céréales et des techniques liées au souffle.
Plusieurs articles se concentrent sur les documents dévolus à la matériel medica (c'est-à-dire la lignée des bencao J£t$-, terme anachroniquement rapproché, p. 293, de « pharmacologie »). Mayanagi Makoto fait le
point sur les éditions excavées du Bencao jizhu 2p!pE:J|£}î de Tao Hongjing (456-536), dont la version en 7 juan dériverait de celle en 3 juan.
Wang Shuming (laquelle, avec 4 textes, est l'auteur de plus du quart de
l'ouvrage) donne une bonne synthèse sur le développement jusqu'aux
Tang de la littérature pharmaceutique ("The Dunhuang manuscripts and
352
Comptes rendus
pharmacology in médiéval China"), tandis qu'elle démontre dans un autre
papier que des passages importants du Tangye jingfa M;0ÂWÈ, ouvrage
perdu sur les remèdes cité dans le chapitre bibliographique du Hanshu, se
retrouve dans le manuscrit de Dunhuang Fuxingjue zangfli yongyao fayao
fSfrt£)lil!$fffllifI?è|ç- Ce dernier, dont l'original a été détruit pendant la
Révolution culturelle et dont seules des copies ont survécu, présente le
grand intérêt de contenir des textes où l'action des drogues est explicitement comprise en se fondant sur la théorie des Cinq agents (wuxing E f x ) ;
c'est la preuve qu'il existait déjà sous les Han une école expliquant les
modes d'action des médicaments en fonction de la vision cosmologique
corrélative qui s'était élaborée et imposée naguère, alors que les historiens
de la médecine chinoise avaient tendance à penser qu'une telle démarche
systématique était beaucoup plus tardive (période des Jin-Yuan).
Les deux derniers articles s'intéressent au domaine trop négligé des
formulaires (fangshu Jjlf) et des recettes pharmaceutiques. Celui de Chen
Hsiu-fen, l'un des plus prometteurs du recueil ("Wind malady as madness
in Médiéval China"), fait d'abord le point sur la catégorie nosologique des
atteintes par le vent en liaison avec les désordres psychiques et la folie,
pour montrer ensuite que le Zhibing yaoming wenshu ^hlÊ^ii&SCiÈt
(S. 1467) contient, dans le domaine des traitements médicamenteux de ces
affections, des éléments qui ne se trouvent pas dans les ouvrages médicaux
les plus connus de la Chine médiévale (comme le Waitai miyao ^flf/fs&S?)Enfin, Anthony Butler et John Moffett s'essaient ("A treatment for cardiovascular dysfunction in a Dunhuang médical manuscript") à l'évaluation
rétrospective d'une prescription à base de salpêtre.
Ce n'est pas vouloir nier l'importance des manuscrits médicaux de
Dunhuang que d'affirmer qu'au moins jusqu'à ce jour leur exploitation n'a
pas apporté un changement de perspective historique aussi radical que
celui qu'a pu susciter l'étude des documents des Han mis à jour depuis une
trentaine d'années. On peut espérer malgré tout un approfondissement de
chemins déjà balisés : c'est ce que l'on trouvera ici. Il me semble malgré
tout que, si quelques auteurs tentent de replacer les documents dans un
contexte plus large, il manque un article sur les autres manuscrits de Dun353
Comptes rendus
huang, et sur les particularités historiques, politiques (en tant que frontière)
et culturelles de cette région.
Il n'est guère utile de préciser qu'un volume contenant les contributions d'une quinzaine d'auteurs ne saurait avoir la même cohérence, dans
ses problématiques et dans le niveau d'intérêt, qu'un ouvrage écrit d'une
seule main. Mais, bien présenté et édité, avec peu de coquilles, celui-ci
s'imposera désormais comme indispensable : aux « Dunhuangologues »
historiens de la médecine de lui apporter de futurs compléments !
Frédéric Obringer
CNRS/CECMC
Tze-ki Hon, The Yijing and Chinese Politics: Classical Commentary and
Literati Activism in the Northern Song Period, 960-1127. Albany : State
University of New York Press (SUNY Séries in Chinese Philosophy and
Culture), 2005. xi-217 pages
In this ambitious and well-written study of Northern Song commentaries
on the Yijing, Tze-ki Hon undertakes a séries of comparisons along four
axes. First, he asks how the understanding of the Yijing, represented by the
Wujing zhengyi EfSIEiÉ édition with commentaries by Wang Bi and
Han Kangbo with a subcommentary by Kong Yingda et al. was transformed over three générations of Northern Song commentaries, taking
works from Hu Yuan, Zhang Zai, and Cheng Yi as his principal texts.
Second, he compares the views of thèse three with each other. Third, he
compares the views of his principal authors with some of their contemporaries: Hu with Li Gou and Ouyang Xiu, Zhang with Sima Guang and
Shao Yong, and Cheng with Su Shi. Fourth, Hon asks how thèse works
speak to what he identifies as the foremost issues in political culture of
their respective eras: the effort to reestablish civil governance and a leading rôle for the literati in officialdom prior to 1022 (Hu Yuan), the need
for governmental reform in response to military, fiscal, and personnel
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
crises between 1022 and 1085 (Zhang Zai), and the problem of pervasive
factionalism in officialdom between 1086 and 1128 (Cheng Yi).
Just as the Wujing zhengyi linked political values with a particular
view of cosmic process grounded in the idea of formless and shapeless
originating structures of wu te and the phénoménal realm of you fë, eleventh-century thinkers linked together their ideas about the processes of
heaven-and-earth and their political views. Yet for the Song thinkers the
message of the cosmos was that humans had a responsibility to participate
in serving the common good through government and their own social
involvement. Hon's discussion of Hu Yuan illustrâtes this. For Hu, the
dualistic processes of heaven-and-earth left the realm of human action
open to choice: what happened in the world depended on human action
rather than heaven's agency. Thus, although the first three Sung rulers
repeatedly asserted their claim to "heaven's mandate," Hu insisted that the
sage was not a dynastie founder (which the claim the heaven's mandate
implied) but one who, thanks to his totalistic understanding, was capable
of "giving assistance the emperor, bringing welfare to the people, and
facilitating the myriad things" (p. 60). The scholar-official, rather than the
hermit who had withdrawn from society, was the true source of wisdom.
He thus had the responsibility to share in ruling the state and correcting
the emperor.
Hon argues that Zhang Zai makes the Yijing into a moral cultivation
text (although as Hon notes Zhang was mainly interested in philosophical
issues in the Xicï), in which the figure of Yan Hui as one who was devoted
to "controlling his mind" (a concept that could use greater élaboration)
and cultivating himself before taking on public responsibilities loomed
large. For Zhang to participate in public life was to do in the human realm
what heaven and earth did in their domain: to continue the ongoing and ail
encompassing process of création, something that literati should take as
their moral duty irrespective of whether they rose to high office. The point
could be strengthened by a discussion of Zhang Zai's ideas about the wellfield and fengjian Systems, which show in more concrète terms how
Zhang thought his vision could be realized. Hon may be right that Zhang
was responding to the over-production of officiais by the examination
355
Comptes rendus
System, but perhaps for rather différent reasons. In Zhang's sociopolitical
vision the élite would be morally cultivated, to be sure, but it would also
become largely hereditary, something quite at odds with Wang Anshi's
New Policies and its extensive investment in the school and examination
system. Given the choice between blaming the surfeit of officiais on either
the examination System or the continued défense of yin IS privilège, it
sounds to me like Zhang was a defender of hereditary privilège.
Hon's discussion of Cheng Yi's commentary focuses on what it tells
us about Cheng's response to the factional politics of his day. As we might
expect, given Shao Bowen's recollection mat Cheng was the intellectual
leader one of the three factions in the anti-New Policies coalition, he finds
in the commentary a défense of factionalism. But he takes this further to
argue that Cheng saw "no need to distinguish the genuine faction of great
men from the 'false factions' of petty people" (p. 133). Ail officiais were
entitled to form their own factions as their own power bases as corulers of
the empire. This is a strong claim - it would imply that the political course
would be determined by party politics and that there existed no ultimate
standard by which to choose. I can see how this fits with Cheng's vision of
the universe as dynamic, but not how it rhymes with his commitment to
moral cultivation. There is évidence for reaching a différent conclusion. In
contrast to Su Shi, who saw yin and yang as relative, Cheng Yi equated
yang witii the good, thus the hexagram revealed a battle between good and
bad, between yin and yang Unes. The battle apparently would continue,
but this did not mean that humanity was condemned to cycling through the
hexagrams. Rather, I tfûnk we should suppose that Cheng was intent on
showing literati how to learn correctly so that they could gain the yang
position and triumph over evil.
This interesting book raises a methodological issue in the use of
commentaries in the study of intellectual history. A commentary exists
within a cumulative yet changing tradition of commentaries on a given
text and this tradition can be studied on its own terms and for its own sake.
Indeed reading a commentary requires knowledge of the protocols of the
tradition and earlier works. At the same time commentaries are texts
which historical actors created to accomplish something; we can distin356
Comptes rendus
guish between what a writer says and what he intends by saying it. In the
eleventh century (but not as much in the eighteenth century) we can look
to a commentary to see what its author has to say about current political
and philosophical issues. This entails the risk of finding what we are looking for - if we décide that factionalism is the issue (rather than learning to
be a sage or learning to attain moral certainty) then we will read the commentary with this in mind. One strategy would be to use the commentary
to define the issues of the day - for example, by conducting the kind of
content analysis that would allow us to show what at least this writer
thought the issues were. There is yet another problem. If we treat commentaries as vehicles for expressing ideas, then why should we limit ourselves to commentaries on one classic (why is the Yijing more appropriate
than the Chunqiu if we want to see how literati were responding to currents in political culture?), in fact why should we limit our inquiry to
commentaries at ail? The major intellectual vehicle for most of the literati
treated in this book was not an Yijing commentary. The challenge is to
strike a balance between studying the issues that defined intellectual life
and studying the objects that people used to express themselves. This book
illustrâtes both the promise, and the difficulty, of achieving this.
Peter K. Bol
Harvard University
Cecilia Lee-fang Chien, Sait and State. An Annotated Translation of the
Songshi Sait Monopoly Treatise, Center for Chinese Studies, The University of Michigan (Michigan Monographs in Chinese Studies 99), Ann
Arbor, 2004. xliii-365 pages.
Comme l'indique son titre, l'ouvrage de C. Chien est une traduction du
traité du monopole du sel du Songshi, précédée d'une préface qui dit
l'intérêt de ce travail - inédit en anglais - et d'une introduction qui éclaire
les arcanes du monopole. Son livre est le fruit d'une thèse dirigée par Peter
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
K. Bol et soutenue voici quelques années. Dans les recettes de l'État, au
long de la période impériale, les revenus du sel se classaient juste derrière
l'impôt foncier et sous la dynastie Song, ils fournissaient plus de 50 % des
rentrées du fisc. Pour aider ses lecteurs peu familiers avec l'histoire chinoise, l'auteur a ajouté quelques utiles annexes, un tableau des poids et
mesures, une liste des empereurs de la dynastie, plusieurs index et surtout
un remarquable atlas de 15 cartes indiquant pour chaque province les sites
de production du sel, le type de sel produit, les circuits de distribution
(routes du sel), les foyers de consommation, le siège de l'administration du
monopole. Il est dommage que l'ordre des cartes ne suive pas fidèlement
l'ordre des entrées du traité, mais le défaut, mineur, est sans conséquence.
Les sinisants regretteront sans doute aussi l'absence du texte chinois,
palliée imparfaitement par un glossaire de caractères à la fin de l'ouvrage.
Les 496 chapitres du Songshi furent compilés sous la dynastie mongole des Yuan et imprimés en 1345. Les chapitres 181 à 183 sur le sel
représentent 64 des 413 pages du Traité des denrées et des monnaies (Shihuozhi ^StïÈO, qui puise lui-même largement dans le plus volumineux
Song huiyao jigao (que C. Chien convoque abondamment) mais présente
tout de même une bonne vue d'ensemble de l'économie politique Song '.
D'autres sources contemporaines ont été mobilisées pour fournir un tableau aussi complet que possible de la géographie, des techniques de production, des conditions sociales, de l'administration et des revenus du
monopole. Ce n'est pas le moins surprenant pour le lecteur occidental de
voir ce foisonnement de sources parallèles, présentées p. 86-90, grâce
auquel on suit l'évolution d'un budget sommaire, recettes, dépenses, excédent ou déficit, et invention de la « monnaie volante » (feiqian Jflii).
« Parmi tous les revenus collectés - grain, monnaie, différents monopoles
- le gouvernement considérait le sel comme l'élément décisif qui garantissait la valeur des autres. Le papier monnaie dépendait de réserves suffisantes de métaux précieux alimentées par les recettes du monopole du sel »
(p. 39). L'édition est un modèle d'érudition et d'analyse, chaque rubrique
est d'une extrême richesse.
358
Comptes rendus
L'introduction, remarquable, occupe 90 pages. D'emblée, l'auteur
nous dit que « le monopole du sel dans la Chine pré-moderne est un outil
quasi-parfait pour comprendre l'économie politique chinoise dans son
ensemble ». Il était en effet chargé de contrôler la production strictement
réglementée, de superviser le transport et l'action des marchands et de
vendre le produit. Producteurs et marchands travaillaient sous la surveillance d'une administration dont les représentants étaient, de tous, ceux qui
donnaient le plus de soucis à l'État à cause de leurs multiples infractions.
L'examen des problèmes du monopole comme système de contrôle par le
gouvernement, de gestion des ressources, d'impulsion de l'action des
administrations locales, de mode même de gouvernement, ses bénéficiaires,
son impact, imposent de le replacer dans un contexte politique et économique élargi qui s'ouvre bien avant les Song. L'auteur rend ici un juste
hommage aux travaux menés depuis un quart de siècle par Guo Zhengzhong fPIEJÈ, qui ont parfaitement balisé le terrain. Le sel est à l'origine
même de l'histoire de la Chine : le légendaire Empereur jaune, après avoir
triomphé des tribus et imposé son contrôle sur le célèbre lac salé du
Shaanxi, devint le maître des plaines du Fleuve jaune et le sel, l'instrument
du processus d'assimilation des tribus. À l'opposé et de façon paradoxale,
durant la période des Printemps et Automnes, au cours des luttes pour
l'hégémonie entre États rivaux, le gouvernement de Jin refusa de déplacer
sa capitale près d'un marais salant car une telle source de richesse rendrait
le peuple paresseux et appauvrirait le gouvernement. Dès 645 av. J.C., le
Guanzi justifiait idéologiquement l'institution de l'impôt du sel, une taxe
indolore à laquelle personne ne peut échapper et qui rapporte beaucoup.
C'est seulement en 119 av. J.C., à la faveur des guerres au-delà de la
Grande Muraille et pour financer la politique de développement de la
dynastie Han, qu'il fallut instituer un monopole du sel aux dimensions de
l'empire, c'est-à-dire concentrer production, transport et vente entre les
mains des fonctionnaires, monopoliser toute l'économie du sel, en fournissant l'équipement aux producteurs recrutés parmi les paysans sans terre,
en fixant la taille des bassins d'évaporation et la quantité journalière de sel
à produire. L'administration du sel fut placée sous l'autorité du ministère
de l'agriculture, le produit de l'impôt voué à la défense et, par conséquent,
359
Comptes rendus
lié aux achats de fer pour les armes. Cette relation justifia le débat sur le
sel et le fer devant le tribunal où s'opposèrent les confucianistes qui protestaient contre les trop lourdes charges imposées au peuple, et les légistes
qui ne voyaient pas d'autre moyen de réduire le déficit des finances publiques. En somme, les controverses sur l'impôt sont aussi vieilles que
l'impôt lui-même et, en Chine, tout fut plus précoce, comme j'avais tenté
de le montrer dans l'étude comparative qui concluait la table ronde du
CNRS, L'impôt du sel en Europe (XIIIe - XVIIf siècles), parue sous le titre
Le roi, le marchand et le sel, Saline royale d'Arc-et-Senans (23-25 septembre 1986), Lille 1987. Dans une bibliographie abondante, surprend
l'absence de mention de la thèse d'Helen Dunstan, The Ho-tung Sait Administration in Ming Times, soutenue à l'Université de Cambridge en 1980.
Peut-être ce travail a-t-il été jugé hors de propos pour la période étudiée ou
est-il resté dactylographié et confidentiel ; pourtant, dans une perspective
comparatiste il avait son utilité.
Voilà comment fonctionnait le monopole sous les Tang après la réforme de Liu Yan (759-760) : l'administration de l'empire fut répartie en
deux zones : l'est approvisionné en sel de mer, l'ouest en sel de bassins ou
de puits (sel terrestre). Ces deux zones furent divisées en unités plus petites, mieux à même d'élaborer les méthodes d'extraction adaptées à chaque
type de sel. L'État laissait la distribution à l'initiative des marchands, mais,
pour gérer la production et la vente du sel aux marchands, il établissait des
agences, les chang i|§, que l'on peut traduire par « saline », l'échelon
inférieur de l'administration où des fonctionnaires vendaient en gros le sel
taxé aux marchands. Dès lors, le transport et la revente retrouvaient leur
liberté... à condition de vendre une quantité fixe de sel et de rendre des
comptes à l'administration. Pour compenser ces contraintes, les marchands
de sel jouissaient d'un statut privilégié - l'exemption de corvée et de la
taxe foncière - et de la protection publique. La réforme multiplia le rendement de l'impôt par 15 (6 millions de ligatures).
Le fondateur de la dynastie Song, Zhao Kuangyin, et son successeur,
Taizong, appliquèrent un principe simple, appelé qianggan ruozhi ^ j j ^ i i
U , littéralement « fortifier le tronc en coupant les branches », c'est-à-dire
360
Comptes rendus
renforcer le gouvernement central aux dépens des autorités locales. Transposé dans l'économie du sel, ce principe trouva son application dans les
conflits d'intérêt surgis entre les groupes impliqués dans les prises de
décisions fiscales, depuis l'empereur soucieux de passer pour le bienfaiteur de son peuple jusqu'à l'administration des districts qui aurait aimé se
réserver les revenus du monopole (p. 14) ; mais le conflit opposait bien
davantage encore les sauniers, marchands et consommateurs à
l'interventionnisme de l'État dont les divers représentants, officiers du sel
ou intendants militaires, cherchaient à maximiser les revenus de l'impôt.
On remarquera combien l'auteur de ce bel ouvrage exprime dans une
langue claire une pensée claire. Et c'est heureux, car qui n'est pas familier
de l'histoire de l'Empire du Milieu peine quelquefois à s'orienter dans la
complexité des rapports inter-États, malgré la qualité des cartes. Les rapports entretenus entre les Song et les royaumes voisins, Liao, Xixia et Jin,
tous riches de sel et dotés d'une administration du monopole (du sel), sont
traités de manière trop allusive (p. 15-16) : le sujet aurait gagné à être
précédé d'un bref exposé de géographie historique. La césure de 1127
quand l'unique survivant de la maison impériale, Zhao Gou, fonde la
dynastie des Song du Sud, qui gouverne la Chine du Sud, ne contribue pas
à éclairer cette situation confuse.
Après avoir décrit le circuit emprunté par le monopole, achat du sel
aux producteurs et revente en gros aux marchands ou au détail aux
consommateurs, l'auteur passe en revue les régions de production, à la fois
sous l'angle des techniques et de l'administration du monopole. La Chine
des Song exploitait, selon deux méthodes (évaporation solaire ou techniques ignigènes) qui livraient un sel fin, quatre types de salines : les puits
salés au Sichuan, les bassins du vaste lac salé Xie au Shaanxi, le sel terrestre extrait des sols alcalins du Hedong, peu abondant et destiné à la
consommation locale, et le sel marin sur le littoral sud-est qui procurait les
revenus les plus abondants, surtout au Huainan et au Liang-Zhe. Au début
de la dynastie, la production annuelle totale s'élevait à 220 millions de jin
(que l'auteur traduit par « catties », 1 jin = 1 1/3 livre avoirdupoids, soit
603 g), dont 2/3 étaient du sel marin, 1/5 du sel du lac salé et 7 % du sel de
puits. En 997, les revenus du sel atteignaient 2,4 millions de ligatures. De
361
Comptes rendus
60 à 70 000 foyers, soit plus de 100 000 travailleurs étaient employés à la
production. Les sauniers ne pouvaient changer de travail, déménager,
dissimuler le sel produit ni le vendre à titre privé, sous peine de châtiments
sévères. Si cette main-d'œuvre ne suffisait pas, le gouvernement employait
des soldats ou des condamnés, des forçats. Les sauniers avaient tendance à
tourner les difficultés (baisse de leur revenu, rémunération insuffisante...)
en produisant du sel clandestin pour le vendre en contrebande. C'était le
plus sérieux obstacle au bon fonctionnement du monopole (p. 47), dont les
fonctionnaires tentaient de réprimer la fraude par des punitions collectives
et renforçaient la réglementation, en fixant les jours de « cuisson » et les
quotas de production. Ce sont là réponses de partout, d'Europe aussi, et de
tous les âges. En réalité, le monopole du sel, incapable de choisir, oscilla
entre deux politiques : un réformateur uniquement soucieux d'améliorer
les revenus de l'État, Lu Bing, n'hésita pas dans les années 1070 à exiler
12 000 personnes soupçonnées de contrebande et à créer un système de
« régiment et palissades » (tuanzha Hfflfî) qui enfermait les sauniers dans
des enceintes de murs et fossés, par douzaine de foyers, avec un four (pour
bouillir l'eau) et des magasins de stockage, les Song du Sud abandonnant
cette politique de coercition et multipliant au contraire les incitations prêt de matériel ou de bêtes de trait, prêt d'argent, exemption des autres
corvées.
La coercition allait bien au-delà de la production, elle était au cœur
du transport accompli par des convois de sel. Les fonctionnaires du monopole obligeaient la population à transporter du sel au titre de la corvée due,
par les fleuves ou par voie de terre. Un convoi de 10 à 30 barques transportait 5 000 sacs (de 300 jiri). Durant le règne de Shenzong, 170 convois
(tuangang B U ) étaient organisés de manière régulière (faut-il entendre en
permanence ou chaque année ?). L'administration faisait construire ses
propres bateaux grâce à la corvée ou réquisitionnait ceux des particuliers,
fournissait la nourriture et un salaire aux travailleurs qui, en période de
chômage, retournaient à la mendicité.
L'aspect le plus novateur du fonctionnement du monopole du sel en
Chine, par rapport à ses homologues européens, au reste plus tardifs, ré362
Comptes rendus
side dans le système des « bons d'achat », grâce auquel le pouvoir impérial
distribuait le sel aux marchands dès lors chargés de le transporter et de le
vendre. La vente de ces vouchers lui procurait la masse de ses revenus
cash mais garantissait aussi des services vitaux (p. 62). Le système est né
des nécessités de la guerre contre les nomades des steppes du nord, notamment lors de l'offensive khitan des années 980 qui exigeait
d'approvisionner l'armée des frontières en vivres, armes, chevaux et renforts. Pour encourager les marchands à tenter l'aventure sur une frontière
menacée, le gouvernement leur offrait des certificats (jiaoyin 5£3 I). Il fit
de même à l'égard de ceux qui transportaient vers la capitale l'or, l'argent
ou la soie. Ces certificats suppléaient la pénurie de numéraire. Leur valeur
tenait compte du coût des marchandises et de la durée du transport qui en
augmentait le prix. Émis par le Bureau des Monopoles (quehuowu $£M
J£)» l e s vouchers étaient changés dans la capitale pour du cash ou dans les
provinces pour des marchandises locales, thé, encens, ivoire, puis l'alun et
bientôt le sel du lac Xie. Quand la situation s'aggrava, au cours des années
1040, le sel de mer fut ajouté pour attirer de nouveaux marchands. Le
système souffrit d'abus, notamment quand les marchands gonflaient le
prix des fournitures pour accroître leurs profits : l'État supportait les pertes.
Il fallut perfectionner ce système. Au milieu du XIe siècle, l'État remit des
vouchers aux marchands qui les payaient en or, argent, numéraire ou papier-monnaie dans la capitale ou dans certaines préfectures. À chaque
voucher était assigné une certaine quantité de sel à prendre sur un site de
production désigné. Il revenait aux marchands d'organiser le transport du
sel, ce qui épargnait aux préfectures l'organisation et le coût des corvées.
Dès lors le système devint la clé de voûte de la finance publique. En clair
il équivalait à obtenir un crédit anticipé des marchands remboursés avec
des livraisons de sel. Le système, qui couvrait 80 % des coûts de la défense des frontières, encourageait le gouvernement à multiplier les certificats pour collecter les métaux précieux, ce qui abaissait le cours du sel.
Deux siècles plus tard, quand l'empire en crise affronta les Mongols, un
haut fonctionnaire porta ce jugement : « La vie du peuple est de plus en
plus dure, les troupes toujours plus faibles, le déficit empire et les manda-
363
Comptes rendus
rins sont toujours plus impudents. » Les salines, dévastées, étaient abandonnées, les sauniers devenaient bandits de grand chemin, des insurrections éclataient, les Mongols se rendaient maîtres du pays.
C. Chien conclut sur l'incapacité du monopole du sel à augmenter
durablement les revenus de l'État tout en préservant le bien-être de la
population. L'un exclut l'autre ! Mais n'en va-t-il pas de même de tout
impôt auquel il est demandé de financer les dépenses publiques ? La question posée était celle-ci : pour repousser la pression des nomades aux
frontières, il fallait augmenter les dépenses militaires et les effectifs de
l'armée et appeler le monopole à financer ces dépenses. Mais les nomades
ont triomphé successivement des Song du Nord puis des Song du Sud et
réunifié la Chine sous leur joug. Pendant ce temps, les hauts prix du sel
favorisaient les plus riches, encourageaient la corruption des fonctionnaires et la contrebande, voire la rébellion, tandis que la politique du sel se
heurtait aux traditionnels conflits d'intérêts à l'intérieur même de la bureaucratie. L'auteur pose une question d'actualité : « qui travaille le mieux,
une économie administrée ou l'entreprise pilotée par le marché ? » Visiblement, personne n'a la réponse, mais il faut savoir gré à Cecilia Chien
d'avoir mis à la disposition du lecteur ignorant la langue chinoise une
source si précoce et une présentation critique d'une telle richesse.
1
Christian Lamouroux a récemment livré une présentation et une traduction
magistrales du chapitre consacré aux comptes publics. Voir Fiscalité, comptes
publics et politiques financières dans la Chine des Song. Le chapitre 179 du
Songshi, Paris, Collège de France, Bibliothèque de l'Institut des Hautes Études
Chinoises XXXIII, 2003.
Jean-Claude Hocquet
Directeur de recherche émérite, CNRS
Université Lille-3
364
Comptes rendus
Stephen Eskildsen, The Teachings and Practices of the Early Quanzhen
Taoist Masters, New York : State University of New York Press, 2004.
274 pages
L'ordre Quanzhen % J t est, avec le Zhengyi i E - , l'un des deux principaux courants officiels du taoïsme au moins depuis les Ming. Longtemps
négligé en Occident, il a commencé à être mieux connu grâce à une thèse
de Yao Tao-chung datant de 1980. Plus récemment, trois spécialistes
français (Vincent Goossaert, Pierre Marsone et Adeline Herrou) ont apporté une contribution notoire à la connaissance de cette école, le premier par
une approche essentiellement historique et sociologique, le deuxième par
une étude détaillée des hagiographies relatives aux fondateurs de ce mouvement et la troisième par l'étude ethnologique d'un temple Quanzhen
contemporain dans le Henan. Stephen Eskildsen, l'auteur du présent ouvrage, professeur associé à l'université de Tennessee, étudie depuis 1986
le Quanzhen sous un angle quelque peu différent, celui des pratiques religieuses de ce courant. Son ouvrage, The Teachings and Practices of the
Early Quanzhen Taoist Masters, porte sur les croyances et les pratiques de
l'école taoïste du Quanzhen pendant la période de sa formation entre le
XIIe et le XIIIe siècles. Il se présente comme une œuvre de synthèse ; les
chapitres 3, 4, 6, 8, et 9 sont des versions révisées de chapitres de sa thèse
de 1989 intitulée « Croyances et pratiques dans le taoïsme Quanzhen de la
première période » ; le chapitre 5 est une version remaniée de son article
"Seeking 'Signs of Proof : Visions and Other Trance Phenomena in Early
Quanzhen Taoism" paru en 2001 dans le n° 29 du Journal of Chinese
Religions et les autres chapitres sont le fruit de recherches menées à Hong
Kong entre 1997 et 1998.
Le chapitre d'introduction présente l'histoire du mouvement à ses
débuts. L'auteur jette quelque lumière sur la provenance sociale des sept
maîtres fondateurs et leur rattachement antérieur ou non à une école
taoïste ; il met en valeur certaines de leurs capacités, comme leur pouvoir
de guérison ou leur compassion qui ont pu attirer les fidèles, thèmes qui
sont développés parmi d'autres dans le cours de l'ouvrage. Il rappelle
l'essor rapide de ce mouvement sous les Mongols, le coup qui lui fut porté
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
en 1255 sous l'influence des bouddhistes, et son nouvel essor à peine une
décennie plus tard. Il fait le point sur des caractéristiques associées à cette
école qualifiée de « nouvelle religion taoïste », comme l'importance des
éléments bouddhiques, la mention des trois doctrines, l'intérêt pour certaines valeurs confucéennes, autant d'éléments qui, selon lui, sont déjà présents dans les anciennes écoles du taoïsme et ne suffisent pas à caractériser
ce mouvement. Pour lui, sa nouveauté réside essentiellement dans
l'importance du neidan f^f^ (alchimie interne) en remplacement des
anciennes méthodes taoïstes de méditation et dans la fonction thérapeutique des maîtres.
Stephen Eskildsen a choisi neuf thèmes principaux pour brosser en
neuf chapitres un tableau synthétique de la vie des adeptes du Quanzhen et
de leurs pratiques. Certains chapitres se caractérisent par leur originalité et
leur nouveauté comme ceux sur les visions et les phénomènes de transe,
sur les pouvoirs miraculeux des maîtres et sur leur charisme ; d'autres,
plus classiques, comme l'importance de la culture de l'esprit, l'ascétisme
(déjà bien traité par Vincent Goossaert notamment dans un article de 1999
auquel l'auteur du présent ouvrage ne fait pas référence), les pratiques de
longévité, reprennent des éléments déjà bien connus, mais en apportant ici
un grand nombre de traductions d'extraits des textes eux-mêmes.
Le chapitre II offre une vision d'ensemble de la pratique personnelle
qui s'insère dans le contexte Song d'une intégration encore plus forte que
sous les Tang des trois enseignements (bouddhisme, taoïsme, confucianisme). La connaissance du cœur/esprit s'acquiert selon des méthodes
analogues à celles du bouddhisme Chan, dans une quête incessante vers la
clarté et la pureté de l'esprit. Ce sont là des éléments bien connus par les
travaux antérieurs, qui méritaient un approfondissement. Une mise en
parallèle avec d'autres sources, bouddhiques et taoïstes, aurait permis de
mieux analyser en quoi la pratique de la culture de l'esprit dans le Quanzhen se situait dans la continuité des anciennes pratiques taoïstes ou
bouddhiques et en quoi elle innovait. On aurait pu s'attendre notamment à
une comparaison avec les écrits et les activités de maîtres Chan contemporains de ces maîtres Quanzhen. Or, si Stephen Eskildsen souligne de temps
à autre la parenté entre les descriptions Quanzhen et le discours de maîtres
366
Comptes rendus
Chan (il mentionne des maîtres antérieurs comme Linji [mort en 866], cité
p. 22, et Dazhu Huihai [ca. 780], p. 24), la comparaison reste imprécise et
superficielle. Bien d'autres passages méritaient une comparaison semblable, par exemple celui sur la « non-pensée » (p. 30), notion empruntée au
Chan mais traitée de façon particulière par Yin Zhiping. Par ailleurs, certains emprunts au vocabulaire bouddhique sont mis en évidence, d'autres
non. Enfin, la mention dans le titre du chapitre de « clarté et pureté »
(qingjing fmW)> invitait à un discours sur le Qingjing jing | 5 (Écrit de la
clarté et de la pureté), texte taoïste majeur, commenté notamment par Liu
Tongwei, disciple de Wang Zhe z E B (Chongyang W$k, 1113-1170),
maître fondateur du Quanzhen et qui fera plus tard partie de sa liturgie.
Le chapitre IV sur la culture de la santé et de la longévité, tout en
s'appuyant toujours sur les poésies ou entretiens des maîtres fondateurs,
ajoute à ces sources deux écrits, le Chongyang zhenren jinguan yusuo jue
WLWbMAsÈM^S-Mlk attribué à Wang Zhe et le Dadan zhizhi ^ f î H l f g
attribué à Qiu Chuji Jj|5|H||| (1143-1227), dont l'authenticité a été mise en
doute par la majorité des spécialistes, ce dont Stephen Eskildsen est bien
conscient ; mais il argue que leur contenu comparé aux autres sources
permet de conclure à leur authenticité ou du moins à leur valeur comme
témoignage des pratiques des premiers maîtres Quanzhen. Il présente donc
dans ce chapitre les principales techniques de cette école, depuis les jeûnes,
la gymnastique, la sexualité largement condamnée par les adeptes de cette
première génération, jusqu'aux techniques alchimiques qui ne visent pas
l'immortalité physique (le problème est évoquée très rapidement au début
du chapitre, p. 57-58) et aux méthodes de guérison. Ce dernier thème est
l'un des points forts du chapitre, qui montre de façon convaincante combien les talents de guérisseur des maîtres tels que Wang Zhe et Ma Yu ,1§
|3s (Danyang ^ p l ) ont contribué à la notoriété de ce courant et combien
les causes des maladies (confusion de l'esprit, émotions, émissions du
corps, pollutions nocturnes, mauvais esprits) ainsi que les méthodes de
guérison (conduite morale et disciplinée, confession, eau talismanique,
pureté et calme de l'esprit, pratiques alchimiques) sont fréquemment exposées dans les textes Quanzhen.
367
Comptes rendus
Le chapitre VI met bien en relief certains traits des hagiographies
des premiers maîtres Quanzhen, véritables thaumaturges qui, s'ils ne recherchaient pas les miracles, paraissent s'en être servi pour convertir. Les
descriptions sont riches en emprunts au bouddhisme ou en leurs adaptations taoïstes, ce dont l'auteur ne semble pas conscient. Il y avait, là aussi,
matière à approfondir les relations du Quanzhen avec le bouddhisme et à
répondre de manière plus précise au problème posé en introduction, à
savoir la nouveauté ou non des éléments bouddhiques dans cette école.
Ainsi, l'emploi de termes comme fashen fêMr « corps de Loi », shentong
}$jj|, siddhi ou superpouvoirs, la description rapportée p. 118 d'individus
jadis capables de voler qui s'alourdirent dès qu'ils goûtèrent la nourriture
terrestre (qui évoque celle donnée dans les premiers textes bouddhiques
sur le dhyâna), l'idée de Dao latent en chaque être (qui rappelle la théorie
bouddhique du tathâgatagarbha ou « réceptacle d'éveil ») sont autant
d'éléments parmi d'autres qui méritaient d'être soulignés.
Le thème de la mort et de la façon de bien mourir selon les Sept
Parfaits fait l'objet du chapitre VII. Stephen Eskildsen y brosse un tableau
des conceptions de la mort et de l'immortalité dans le Quanzhen du XIIeXIIIe siècle. Il y souligne la similitude entre la conservation du cadavre ou
les pratiques de jeûne avant la mort et les pratiques d'automomification
bien connues dans le bouddhisme Chan et Tiantai ; il mentionne d'ailleurs
que les hagiographies rapportent le cas de deux taoïstes des Song pratiquant l'alchimie interne et qui ont laissé un corps momifié. Là encore, à
propos de la mort, on pouvait relever bien d'autres analogies avec le
bouddhisme, principalement dans les écoles Chan et Huayan des Song : le
fait de mourir sans maladie, de laisser un poème d'avant la mort (on pense
au très bel ouvrage de Paul Demiéville sur les poèmes d'avant la mort des
maîtres Chan), de choisir le moment de sa mort et de partir assis en lotus
(ce que les maîtres Chan appelaient zuohua # H t , « se métamorphoser
dans l'assise »). Comme Eskildsen le mentionne dans le chapitre VIII sur
la compassion des premiers maîtres, ceux-ci ne manquaient pas d'inviter
leurs fidèles à réfléchir sur la mort et à employer l'image du squelette ;
368
Comptes rendus
mais il ignore les articles de Wilt Idema sur la contemplation du squelette,
pratique de contemplation spécifique et fondamentale dans le Quanzhen.
Enfin, l'auteur ne pouvait pas faire l'impasse sur le problème des
rituels dans le Quanzhen. On sait en effet que les maîtres de ce mouvement
n'ont pas écrit ni créé de rituels particuliers, bien qu'ils en aient exécuté.
Ce chapitre a le mérite de réunir des matériaux sur les différentes mentions
de rituels dans les œuvres des premiers maîtres et de voir de manière plus
précise le rôle que ces activités ont joué dans ce courant. Il ressort par
exemple de ces sources que Wang Zhe considérait bien le rituel comme
partie intégrante de la vie et de l'activité d'un maître taoïste et que Qiu
Chuji en a fréquemment effectué.
En conclusion, on ne peut que saluer cette synthèse sur les pratiques
du Quanzhen et l'importance des documents et des informations fournies
qui jettent un éclairage nouveau sur ce mouvement fondamental du
taoïsme depuis les Song. De nouvelles pistes y sont ouvertes, des éléments
de réflexion intéressants sont exprimés, et l'on regrette d'autant plus le
caractère sommaire des analyses et des discussions, ainsi que l'omission
de références importantes sur des sujets traités.
Catherine Despeux
INALCO
Catherine Despeux, Livia Kohn, Women in Daoism, Cambridge (Mass.) :
Three Pines Press, 2003. viii-296 pages
Catherine Despeux (INALCO) et Livia Kohn (Boston University) ont
toutes deux, depuis plus de vingt ans, mené des recherches sur les pratiques spirituelles taoïstes en général et parmi les femmes en particulier, tant
dans les textes qu'auprès des adeptes contemporains. Ces travaux ont
donné lieu à diverses publications, dont la plus connue reste Immortelles
de la Chine ancienne (Puiseaux : Pardès, 1990) de la première nommée.
Elles ont décidé de mettre en commun leurs acquis pour produire un maÉtudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
nuel (textbook) faisant le point sur les connaissances concernant taoïsme et
femmes. D'après son style et son contenu, l'ouvrage paraît destiné à
l'usage tant des étudiants (notamment en civilisation chinoise, en sciences
religieuses et en études de genre) que du grand public et des adeptes occidentaux du taoïsme. Outre en effet leur autorité scientifique et leur attention aux questions de genre, les deux auteures, et la seconde en particulier,
se signalent par leurs efforts pour jeter des ponts entre le monde académique et celui des pratiquants.
Il s'agit donc d'un essai de synthèse, visant moins à produire des
connaissances nouvelles - même si l'on y trouve des analyses originales qu'à rendre accessible les connaissances existantes. Un tel effort est utile
et louable dans la mesure où les ouvrages de ce type font défaut dans le
domaine des religions chinoises (quoique le manque soit plus criant encore
en langue française qu'en anglais), et où les rayons des librairies généralistes sont, sur ce point, rempli par des ouvrages qui n'ont le plus souvent
rien à voir avec le monde universitaire. Les étudiants et le grand public
intéressé découvriront donc, grâce à Women in Daoism, qu'il est possible
de montrer, sur la base d'une lecture sérieuse et critique des textes (ce qui
n'empêche pas un lyrisme quasi apologétique), que le taoïsme occupe une
place à part dans le panorama des grandes religions de l'humanité en ce
qui concerne les rapports de genre, et qu'il a formulé des théories et des
règles ménageant aux femmes et à la féminité un rôle plus riche que la
plupart des autres religions.
L'intention est donc excellente et fort utile, et le pari réussi (si la distribution du livre lui permet d'atteindre son vaste public potentiel). Il serait
donc malvenu de critiquer le livre du point de vue de l'érudition, car tel
n'est pas son propos, et on n'y trouve ni appareil critique détaillé ni analyse de la complexité des sources. On peut certes regretter que la question
des femmes n'ait pas été davantage replacée dans le cadre général d'une
histoire sociale, intellectuelle et institutionnelle du taoïsme, connue maintenant avec plus de richesse et de nuances que ne le suggèrent certains
passages du livre. Ce dernier n'est d'ailleurs pas organisé chronologiquement (il est divisé en trois parties : déesses - femmes exemplaires - alchi370
Comptes rendus
mie féminine). Mais il est vrai aussi qu'il n'existe sous forme de livre en
langue occidentale, aucune histoire du taoïsme des origines à nos jours.
De fait, les généralisations, simplificatrices par définition, étaient
nécessaires. Les richesses et les faiblesses du livre reflètent surtout l'état
actuel du champ des connaissances en général. D'abord, les points de vue
spirituels et théologiques sont privilégiés par rapport aux approches des
sciences sociales, dans le livre comme dans l'historiographie en général :
de longs développements sur les déesses féminines (première partie) nous
apprennent plus sur la théologie taoïste que sur les femmes (car les déesses
ne sont pas toujours, voire pas souvent, dans un rapport privilégié avec les
fidèles féminines). Comme dans les études sur bouddhisme et femmes,
domaine d'étude plus vaste mais assez semblable, il est plus souvent question de « féminité » théorique voire de théologie féministe que de femmes
bien réelles observées par les méthodes des sciences sociales (voire sur ce
point les analyses de Bernard Faure, The Power of Déniai. Buddhism,
Puriîy, and Gender, Princeton : Princeton University Press, 2003). De fait,
les sources convoquées par les deux auteures sont presque uniquement
normatives (règles, hagiographie, doctrine, manuels de pratique spirituelle)
et consacrées à des rôles modèles, laissant peu entrevoir ce que le taoïsme
a pu changer dans la vie des chinoises ordinaires. Il serait particulièrement
passionnant d'enquêter sur l'utilisation concrète par des femmes des textes
taoïstes présentés ici, de la même façon que Brigitte Baptandier ou Adeline Herrou, dans deux contextes très différents, ont observé sur le terrain
l'utilisation concrète des discours taoïstes de la féminité (le culte de la
maîtresse des mystères de la conception et de la maternité dans un cas, la
sublimation des catégories de genre dans le monachisme dans l'autre).
Par ailleurs, la thèse fondamentale qui semble parcourir l'ouvrage
est que le taoïsme offrait aux femmes des rôles et des possibilités bien plus
nombreuses que dans la société environnante, mais que cette ouverture a
été marginalisée, à quelques exceptions près (les nonnes taoïstes, la pratique individuelles des adeptes de l'alchimie féminine) par une société
confucéenne patriarcale. C'est ainsi que les auteures expliquent le fait que,
tandis que les textes les plus anciens du Tianshi dao ^clfiBli prescrivent
l'égalité du couple dans la prêtrise, on n'observe plus, à l'époque moderne,
371
Comptes rendus
que des prêtres masculins. Tel est en effet le point de vue majoritaire au
sein de l'historiographie : tout est de la faute de la confucianisation de la
Chine. Il pourrait être utile de remettre en question ce mythe de la « Chine
confucéenne » et du taoïsme comme modèle alternatif restant pour
l'essentiel à l'état d'idéal, et de se demander comment les taoïstes, leurs
cultes, leurs rituels, leurs idées et leurs pratiques ont, en réalité, contribué
de manière importante à structurer la société chinoise pré-moderne et
moderne et quel fut l'effet, positif ou négatif, de cette structuration sur les
femmes. Quand on met de côté l'image d'Épinal de la Chine confucéenne,
et que l'on regarde de près les divers modes de vie ouverts aux femmes par
la religion (voir par exemple les travaux de Marjorie Topley), on réalise
que, d'une part, le taoïsme n'est pas la seule (si tant est qu'on puisse vraiment isoler le taoïsme en l'occurrence), ni même la plus importante des
voies d'accès religieuses à davantage d'autonomie pour les femmes, et
d'autre part que ces modes de vie touchent une grande partie de la population.
Vincent Goossaert
Groupe Sociétés, Religions, Laïcités
(EPHE-CNRS)
Paul Jakov Smith et Richard von Glahn (éd.), The Song-Yuan-Ming
Transition in Chinese History, Cambridge (Mass.) and London : Harvard
University Press (Harvard East Asian Monographs 221), 2003. x-528
pages.
What died and what was born in China between about 1100 and 1400, and
what continued or developed, and what was radically transformed? The
Song-Yuan-Ming Transition is a collective attempt, based on a conférence
held in 1997, to reconsider earlier answers to thèse questions. It is difficult
to find the right words for a fair summary of die overall impact of the book,
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
given the diversity of the approaches taken by the nine authors. My best
effort would run along the following Unes.
Ail of the authors are established scholars, and for the best work of
several of them, such as John Dardess, Richard von Glahn and Li Bozhong,
I hâve a very high regard indeed. But with one major and one partial exception they are not, by their own standards, quite on top form hère. There
is a lot of new information in every chapter, and there are a number of
incidental insights well worth the trouble of gleaning, but the material
often tends to be presented to too great a degree in compilatory form, and
attempts at systematic analytical rigour are weak or absent. Perhaps my
favourite gleaning is from Stephen West, on the way in which Ming editing of earlier drama was paralleled by pervasive censorship: "in a harnessing of both behavior and présentation, régicide, forced abdication, bloody
rétribution, and unleashed sexual désire and prédation were winnowed out,
just as miswritten characters or misunderstood passages were rewritten"
(p. 330). Most of the rest is impeccable scholarship but, sadly, a little
plodding.
The major exception is a short and rigorously argued pièce by Bettine Birge, "Women and Confucianism from Song to Ming: The Institutionalization of Patrilinearity". When, long ago, I was studying the background to the institution of faithful widows in the Ming and Qing, I was
aware that such women in Song times tended to behave in a very différent
way, being much more socially and even publicly active than their counterparts in late-imperial times, and to be judged in a différent way. I was
never clear why. Birge tells the broader underlying story, which is
summed up in the second part of her title, and shows the crucial rôle of the
Mongol era in transforming the status of married women in China. As the
Michelin guides used to say of the best restaurants: vaut le voyage. The
partial exception is Angela Ki-che Leung's fine pièce on the professionalization of medicine during the period under considération, though even she
has an intermittent tendency towards compilatory style.
Why, then, the analytical weaknesses? Two main reasons, seemingly.
The first is that the authors do not always set out rigorously the arguments
with which they disagree, either in their original or in their later form, nor
373
Comptes rendus
set out systematically why they are unhappy with them. It has also to be
noted that the book contains no treatment of the base-level social structure
across the period. The Song-Yuan-Ming has been notable for varying
views among scholars (Japanese and Western) about the régional and
temporal patterns of spécial status groups from 'serfs' (or 'bond-servants')
on down through artisan and military households at the end of the period.
If one reads materials on économie matters from thèse periods, one keeps
encountering issues of socio-economic leadership and subordination (a
striking example for the years 1324-1327 can be found on page 78 of my
Another History '). Some view needs to be established about this issue as a
foundation for a gênerai understanding of the society of this period. As it
is, such understanding as there is floats in an idealized haze.
The second is that the conceptual terms that a number of the authors
tend to use such as 'productivity', 'révolution', 'cycle', and indeed 'transition' are not adequately scrutinized. 'Cycle' seems, mercifully, to be dying
but the ghost lingers. I dealt with the problem of using it rigorously in my
chapter in Heitzman and Schenkluhn, The World in the Year 1000 (University Press of America, 2004), and will only note hère the basic tests that
strict controls need to be imposed for long-term trends, fluctuations such
as mean annual température, and point-like disruptions, while in each case
a mechanism needs to be identified that reverses itself, for reasons intrinsic
to its nature, at both its extrême points. Interestingly, and in simply in
passing, the title of this pièce was 'Différent Transitions' and it made the
simple but important point that the long-term 'transition' through 1000 for
Jiaxing in the Yangzi delta was not at ail like that for Zunhua in the northeast, an area outside Chinese society and political control for about fïve
centuries prior to the Ming. The volume under review does not look at the
very différent transitions in geographically marginal areas in which Chinese and non-Chinese cultures mixed. A quite différent pattern to that in
Zunhua appeared, for example, in the southwestern realm of Dali, which is
mentioned but not examined in détail. Its élite was sophisticated and sinified, and had good relations with the Song dynasty, also being one of the
latter's main sources of silver. While its history is to some degree elusive,
it appears that while it was damaged to some extent by the Mongol con374
Comptes rendus
quest, the most devastating cultural destruction seems to hâve been at the
hands of the Ming. It does not do to treat this as mainly the work of the
Yuan (p. 117), but it is above ail a pity that this sort of multiplicity is
neglected in dealing with the bigger 'transition' from Song to Ming.
Some détails. It goes against the grain for me personally, and I expert for most readers, to turn a review into a self-centred argument with a
book's views of one's own work, but hère it is ail but unavoidable. My
socio-economic essay of 1973, The Pattern ofthe Chinese Past, is taken as
one of the major référence points by the editors, and while some friendly
things are said about it (which I appreciate) several of its key argument are
bypassed with von Glahn's tantalizing phrase (p. 37) that "ail three components of Elvin's 'fourteenth-century turning point' hâve been challenged." But rightly or wrongly? And on what grounds? Among other
readers, I would rather like to know. Moreover, my thirty years of later
work on related topics, much of which has nuanced or even altered parts of
Pattern, such as that on the nature of incrémental technological improvements in the Ming and Qing, or the 'technological lock-in' slowly created
by the intensification of lowland farming and improved hydraulics, are
passed over in silence. Elvin even long before 2003 was significantly
différent from the Elvin of 1973.
What struck me when researching Pattern thirty or so years ago was
that certain key trends did seem to reach a climax in Southern Song, Jin or
early Mongol times, and then fade from the scène. One of thèse was the
création of original mathematics, another was the development of waterpowered spinning and twisting machinery as recorded in 1313. Neither of
thèse domains is dealt with in the présent book, but the lead editor, Paul
Jakov Smith, refers to an unpublished article written by Roger Hart for the
original conférence that deals with mathematics. I hâve not seen this article, but it would seem to contain one clear misconception and one probable (but arguable) one. The first misconception is that the continuing
compétent use of mathematics somehow voids the point that, at least for a
long time, originality died. It doesn't. The second is Hart's reported use of
the great musicologist Zhu Zaiyu, who flourished in the later sixteenth
century as, at least by implication, an example of a créative mathematician.
375
Comptes rendus
I hâve written on Zhu elsewhere (History of Technology 25 [2004], Institute of Historical Research, University of London) and would see him in
his work on equal-temperament tuning as primarily a physicist who combined fairly basic if obsessively précise calculation (mainly the extraction
of the twelfth root of 2 by using two square root and one cubic root opération in séquence, but also the twenty-fourth root), to more than 20 places
of décimais, with expérimental vérification, and that his greatness lay
essentially in this combination. The other point, the fading of the impulses
towards a mechanical révolution is not even elided, just ignored. Yet the
subtleties hère are fascinating. In my "Mandarine e macchine", published
two years after Pattern (Lionello Lanciotti, éd., Sviluppi scientifici, perspettive religiose, movimenti rivoluzionari in Cina, Firenze: Olschki,
1975), I showed that multi-spindle /wnd-powered twisting machines did
hâve a limited existence in later-imperial, at least in Qing times. Something died hère between the later Yuan and the early Ming, but what it was
is still hard to conceptualize satisfactorily.
Li Bozhong's chapter is the main contribution on économies, but it
is largely confined to agriculture. His central conclusion, stated at the end,
is that "in contrast to the Song révolution and the Ming-Qing stagnation
paradigms, changes in farm technology and land exploitation reveal a long
process of graduai improvement and dissémination from the Song to the
Qing." This is clearly a polite way of referring to Pattern. Leaving aside
the important complication of widespread régional variations (which are
stressed in Pattern both for farming practice and socio-economic structure), I would now want to reformulate the hypothesis in the book by
saying that it was basically in the Song that the style of intensive wetfield
farming was crystallized, as well as the deliberate utilization of and création of multiple varieties of rice (as Sudô showed long ago). That this style
(in effect, wetfield Gartenbau), with a large number of small improvements, cumulatively of some real importance, continued into the early
twentieth century, is not an issue between us. As early as 1975 I was arguing that "technological change in late traditional China was a stabilizing
factor. As population grew and pressure on resources became sharper, it
helped to keep output per person from sinking or sinking too rapidly. A
376
Comptes rendus
lesser or a greater measure of change would probably hâve provoked a
social and political crisis. [...] [This] helps to explain both the immobility
and the resilience of the last few centuries of the empire." (reprinted in
Another History, p. 100). What Li Bozhong has done is to add some interesting and important détails. The Song style was in large measure a response to the transition in Jiangnan from labour being the input in shortest
supply to to good-quality land being the scarcest input (as I hâve shown in
The Retreat of the Eléphants). My work with Su Ninghu since the early
1990s on the hydraulic history of Jiangnan also made it very clear to us
that in the Hangzhou Bay area, and nearby, there was a slow but increasingly successful improvement in techniques from before the Song down to
at least the eighteenth century.
A conceptual problem with ail of Li's discussion is a tunnel-vision
insistence on treating 'productivity' as being defïned by yield per unit of
area. The core of productivity is the ratio of the energy input to the energy
output, and for Chinese lowland rice-farming it is vital to think not just in
terms of seed/yield ratios (for which data are scarce, but which mean more
than yields per hectare let alone the elusive mu) but in terms of the energy
spent in preparing and maintaining fields levelled and walled fields, sustaining their fertility, which required collecting and applying manure continually, the effort of transplanting and weeding, plus the building and
regular repairing of hydraulic Systems that are in most cases under nonstop
attack from hydrological pressures. It could even hâve been that the casual
broadcast-sown rice-farming, using ox-power for ploughing, found in
Guangnan-xi in the twelfth century {Pattern, p. 114) was more energyefficient than the more 'advanced' forms in Jiangnan where Li says
"maximum productivity" was reached in mid-Qing (p. 173). Fine-tuning,
although often impressively ingenious, is at times less a sign of real progress than a response to a shortage of resources. This discussion needs
rethinking in subtler terms.
Li does not discuss China as a whole, but for the most part only Jiangnan. He does not, however, bring out the dynamic pattern hidden in
Shiba Yoshinobu's population figures for the préfectures of Jiangnan
during the Song period. If one calculâtes the annual rate of growth, one
377
Comptes rendus
finds a sustained level of around 1 % a year for well over a century from
960 for ail of them. In the course of the early twelfth century this gênerai
impulse dies away and a more varied pattern émerges, with some downs as
well as ups, but nothing like this extraordinary once-off surge. This is an
early example in miniature of the kind of effects on a wider scale that were
postulated in Pattern when it says (in rather loose if evocative terms) that
China Proper had begun more or less to "fill up" by the fourteenth century.
Looking back with hindsight, this dating is far too précise and dogmatic,
but the hypothesis of the weakening of an 'économie frontier effect' still
seems reasonable enough.
The final part of von Glahn's chapter on Tmagining Pre-modern
China' is a spirited but to some extent superficial survey of the place of
China in récent world history. He is rightly dismissive of Braudel, but
there is a puzzle. If he had looked at my study of Braudel and China in
John Marino's Testing the Limits of Braudel's Mediterranean (spécial
issue of Early Modem History and the Social Sciences, Kirskville : Truman State University Press, 2002), he would hâve seen that Braudel had
access to close colleagues with first-class knowledge of the history of
China's economy, notably Gernet (author of Everyday Life in China on the
Eve of the Mongol Invasion, which is nowhere cited in the volume under
review, as well as more technical work) and Michel Cartier, but that once
he moved to the Collège de France he seems to some degree to hâve isolated himself intellectually. Why? As von Glahn shows, Braudel had a
shadowy awareness that China mattered in the story he had to tell, but
refused to engage with it. Perhaps an appréhension of what it might reveal?
The définitive édition of his Civilisation matérielle, économie et capitalisme also came out in 1979, six years after Pattern, and the errors relating
to China with which it is riddled are thus triply inexcusable.
Von Glahn, like Kenneth Pomeranz before him, underestimates the
key importance of modem science in underpinning the originality of modem Europe, if only because as Simon Kuznets and later Jack Goldstone
hâve stressed it became essential for keeping the industrial révolution
going. When one discusses 'modernity', and compares China with Europe,
any worthwhile définition has one way or another to incorporate this point,
378
Comptes rendus
and he doesn't. This is also why the rather inadequately handled third facet
of the fourteenth-century 'turning-point' définition in Pattern, namely "the
changing conception of natural phenomena", was even so intuitively on
the right track.
Peter Bol's intricate and erudite study of Neo-Confucianism has,
fairly enough, its own objectives in exploring in a single locality the peripeteia of what was, as he shows, close to being an austère social religion,
but in terms of the guiding thème of the book it would hâve perhaps been
more relevant to hâve asked what the impact of new ideology - one of the
most important aspects of the Song-Yuan-Ming transition - was on the
Chinese intellectuals' conception of the natural world.
Much interesting material is not even touched on in the foregoing :
above ail John Dardess on the government and intellectuals in Yuan times,
but also Jakov Smith on memoirs, Lucille Chia on publishing, and von
Glahn on towns and temples. This implies no Springs and Autumns-style
criticism, merely that I hâve mostly made comments on topics where I
hâve something relevant to say.
Another History. Essays on China from a European Perspective, Sydney :
Wild Peony (The University of Sydney East Asian Séries 10), 1996. The article
originally appeared in D. H. Perkins (éd.), China's Modem Economy in Historical Perspective, Stanford : Stanford University Press, 1975.
Mark Elvin
Australian National University
The GreatMing Code. Da Ming lu ^ : K # , Translated and Introduced by
Jiang Yonglin, Seattle, London : University of Washington Press (Asian
Law Séries 17), 2005. civ-319 pages
Le code des Ming était jusqu'à présent le grand absent des traductions
occidentales \ Cette lacune est à présent comblée. Cet ouvrage de toute
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
première qualité offre une traduction fiable et constitue un bon instrument
de travail et une synthèse très utile, en dépit des réserves ponctuelles signalées ci-dessous.
La riche introduction, intitulée «The Making of the Great Ming
Code », retrace fort bien la genèse et la composition du code des Ming,
soit une trentaine d'années d'élaboration. Elle est plus approximative en ce
qui concerne l'évolution à long terme d'un code qui fournit l'assise des
institutions impériales pour les cinq siècles suivants. L'auteur fait bien
ressortir la volonté de Zhu Yuanzhang, avant même que sa victoire soit
parfaite, d'assurer un retour au fonctionnement régulier des institutions. Il
est frappant de voir ce chef d'armées et fondateur d'empire mettre la rédaction du code pénal au rang des priorités et intervenir personnellement
dans la compilation des premières versions datant respectivement de 1367,
1376 et 1389- toutes trois perdues. S'appuyant sur les travaux de son
professeur, Edward Farmer, Jiang Yonglin analyse avec finesse l'influence
que le Grand pronouncement {Da gao ^ | p ) et les Placards of People's
instruction (jiaomin bangwen Wl.BhW3Q< des lois d'exception destinées à
rester en vigueur pour une période limitée, exercèrent sur le code de 1397 2.
S'il trouvera sur la composition des différentes commissions de rédaction
et les titres officiels de leurs membres un grand luxe de détails, le lecteur
le plus attentif n'en tirera que peu d'information sur les compétences juridiques mises en œuvre à cette occasion. Un ou deux rédacteurs sont présentés comme des spécialistes du droit, sans plus de précision quant à
l'origine ou la nature exacte de leur formation. Les travaux de Langlois sur
les « légistes » qui entouraient Zhu Yuanzhang laissaient attendre davantage sur ce point.
Somme toute excellente sur le contexte immédiat de la rédaction,
l'introduction évite certains problèmes qui devaient s'avérer des plus
importants à long terme. À commencer par le titre même de l'ouvrage et la
portée de sa traduction : il s'agit bien du Da Minglii de 1397, c'est-à-dire
qu'il ne comporte que les lu £fl, ces lois-canons, ou lois-étalons qui restèrent en vigueur jusqu'à la fin de l'empire. Les Qing reprirent en effet les lu
des Ming, moyennant quelques changements mineurs 3. De ce fait, la
380
Comptes rendus
traduction de Jiang Yonglin est appelée à remplacer les autres versions
anglaises du code des Qing, car elle est nettement meilleure4. Notons
toutefois que le choix du code de 1397 permet de contourner la principale
difficulté : la traduction des li $\\. Ce terme défie la traduction, tant ses
variations de sens sont importantes : de simples exemples d'application
des lii donnés en complément des commentaires explicatifs qu'ils étaient
au départ, les li sont devenus des règles d'application, puis des articles de
lois ajoutés aux lii. Les li avaient été catégoriquement proscrits par Zhu
Yuanzhang du code de 1397 : il n'était pas question que des exemples
courants de la pratique judiciaire vinssent déparer la belle ordonnance des
lois proclamées pour l'éternité par le Fondateur. Nécessité faisant loi, les li
furent graduellement introduits sous les règnes suivants, d'abord en petit
nombre compilés en fin de volume, puis insérés à la suite de chaque lii
portant sur le même sujet. L'édition Wanli du Da Ming lii est également
appelée Da Ming lii jijie fuli MMffî&l, ce qui indique bien le statut de
chaque composante : les lois (lii), les commentaires compilés (jijie) et les
exemples placés en annexe (li). C'est sous cette forme que le code des
Ming parvint aux Qing, qui systématisèrent l'insertion des li, et leur conférèrent une autorité légale supérieure aux lii. Ces articles additionnels représentent donc la législation réellement en vigueur durant sous les deux
dynasties. Or, les li n'ont pas été traduits en anglais 5, alors que le lecteur
français peut se reporter aux nombreux extraits traduits par Boulais et,
surtout, l'irremplaçable Philastre (voir la note 1). Jiang Yonglin n'avait
pas à combler cette lacune, puisqu'il a choisi de traduire le code de 1397,
mais un problème de cette importance n'aurait-il pas nécessité davantage
qu'une brève évocation dans la dernière page de l'introduction ? Qui pis
est, rappeler l'ordre donné par Zhu Yuanzhang : « The established code
should not be changed », pour conclure une sous-partie intitulée « Holism
of the Ming code » (p. lxxvii-lxxix) en affirmant « The great Ming Code
was stable and effective throughout the entire Ming period », n'est-ce pas
renforcer l'impression fausse, mais très répandue, d'un code fixé une fois
pour toute, «holiste», donc sans rapport avec la vie réelle? C'est une
curieuse ironie que les auteurs anglo-saxons, si épris de cas pratiques et de
381
Comptes rendus
droit évolutif, n'aient à leur disposition que des traductions de la partie la
plus fixe de la législation, et non de celle qui évoluait avec la société. Une
telle lacune n'est sans doute pas pour rien dans l'idée somme toute négative que beaucoup se font du droit écrit de la Chine impériale.
Autre problème de taille : la place du code des Ming dans l'histoire
juridique chinoise. Jiang Yonglin souligne à raison le caractère national,
ou proto-nationaliste, de l'insurrection qui porta Zhu Yuanzhang au pouvoir. « Zhu succeded in driving out the Mongols and restoring Han rule »
(p. xl) : est-ce une raison pour minorer ce que le code des Ming doit au
droit des Yuan ? La dynastie mongole s'était singularisée par son refus
initial de promulguer un code pénal, et par les importantes modifications
qu'elle fit subir aux modèles chinois de codification lorsqu'elle se décida
enfin à publier un gros recueil de lois pénales et administratives, le Yuan
dianzhang TCrft^, The Institutes of the Yuan Dynasty selon la traduction
de Jiang Yonglin6. En réaction contre les Yuan, le code des Ming fut
officiellement présenté comme un retour au modèle « classique », le Tang
lii shuyi MW$Î\MÈL, retour qui fut loin d'être purement nominal, car il
s'accompagna d'une réflexion approfondie sur les catégories et les définitions héritées des commentaires (shuyi) qui étaient partie prenante du code
des Tang. Pour autant, la législation des Yuan exerça une profonde influence sur celle des Ming, ce que Jiang n'admet qu'avec réticence.
L'exemple le plus frappant porte sur l'organisation même du code : au lieu
des douze sections (men f*1j ) correspondant aux grandes catégories
d'infractions qui structuraient le code des Tang, les lii des Ming sont répartis en six parties correspondant aux grands services administratifs, les
« six ministères » (liubu A R | Î ) . « This structure might hâve been influenced by The Institutes of the Yuan Dynasty » semble admettre Jiang (intr.,
p. xlv), mais il rejette ensuite cette hypothèse (p. lxxviii) et attribue
l'innovation à Zhu Yuanzhang. L'influence mongole sur la restructuration
du code en « six parties » est pourtant largement admise par les meilleurs
spécialistes. C'est notamment la thèse de Naitô Kenkichi, dans un article
fondamental sur la genèse de la législation des Ming dont on s'étonne que
Jiang l'ait ignoré, alors qu'il cite d'autres travaux de Naitô qui sont moins
382
Comptes rendus
essentiels pour son sujet7. Une autre influence mongole, moins notoire
mais de plus grave conséquence, peut-être, semble s'être exercée sur les
peines. Les Tang, suivant en cela les Sui, avaient aboli les « peines mutilantes » (rouxing fàM), tout particulièrement la mise à mort par démembrement (lingchi ^BS). Les dynasties suivantes, même si elles ne se privèrent pas de pratiquer plus ou moins régulièrement des démembrements et
autres mutilations, n'osèrent pas les réintroduire dans le code. Il revint aux
Yuan de légaliser le lingchi en l'inscrivant parmi les Cinq châtiments
énumérés à l'article Premier du code pénal. Le retour au modèle Tang
aurait dû conduire à une nouvelle prohibition générale des peines mutilantes, ce qui semble avoir eu lieu dans les premières versions du Da Ming lil.
Mais au cours des grandes pulsions tyranniques qui émaillèrent son règne,
Zhu Yuanzhang rendit passibles du lingchi les infractions aux instructions
et les délits parfois véniels de ses fonctionnaires. Ces peines extrêmes
étaient qualifiées de mesures « extra-légales » fawai fê#\- dues à des
« circonstances exceptionnelles » (cf. p. lxxxii) ; elles auraient donc dû
disparaître avec les législations d'exception, mais elles n'en restèrent pas
moins inscrites dans les lu des Ming, et furent maintenues par les Qing.
Seule concession au modèle Tang, ces peines cruelles n'apparaissent pas
dans la liste officielle des Cinq châtiments, qui n'énonce pour peine capitale que la strangulation et la décapitation. Il n'en reste pas moins que
jusqu'à la fin des Qing, une bonne trentaine d'articles condamnait à l'une
des peines de mort « extra-légales » : démembrement, exposition de la tête,
dispersion posthume des restes. Ces deux exemples - le plan du code, la
gravité des peines - donnent une idée de l'influence respective du modèle
théorique des Tang et des pratiques héritées de la dynastie mongole.
Si la partie de l'introduction consacrée à l'histoire du système juridique appelle les quelques critiques formulées ci-dessus, la présentation des
grandes lignes du code est digne d'éloges. La qualité principale, décisive
dans la traduction d'un code, est la sûreté et la cohérence de la terminologie. Dès l'introduction, des termes clés sont explicités, leur équivalent
anglais justifié ; on peut ensuite les retrouver en contexte, dans le corps de
la traduction, puisqu'ils sont systématiquement transcrits en pinyin. Un
383
Comptes rendus
index fort bien conçu et un glossaire des caractères chinois très complets
contribuent pour leur part à cet instrument de travail de premier ordre. De
telles qualités paraîtront couler de source, mais elles sont en fait assez
rares pour être soulignées. L'auteur n'omet aucune des grandes notions
assez bien défrichées par ses prédécesseurs : distinctions des « public and
private crimes » (gong I si zui fi-/|/\|f ), « pénal system » (échelle des
peines ou Cinq châtiments) et leur rachat (rédemption), etc. Mais il traite
aussi bien des notions complexes et peu connues de manière très éclairante.
Il en est ainsi, par exemple, des « Huit caractères », des conjonctions ou
« mots vides » qui étaient énumérés au début du code, car leur sens avait
une importance particulière dans la compréhension des lii. Jiang traduit
intégralement (voir l'encart p. 16) « The Meanings of Eight Characters as
Used in the General principles », les consigne dans le glossaire des caractères chinois avec leur traduction, et reprend les deux plus importants, yi
lil et zhun !f!, dans l'index, où ils sont classés d'après leur traduction (on
the basis of pour yi, as comparable to pour zhun), avec renvoi à
l'introduction (p. lix), où l'on trouve l'explication : le premier stipule de
punir conformément à (ou sur la base de) la lettre de la loi, alors que le
second ne s'applique pas exactement à l'infraction, implique une analogie,
justifiant une réduction de peine. J'insiste sur la qualité du glossaire, de
l'index, et l'ingéniosité des systèmes de renvois, car ce sont les outils
indispensables : un code n'étant pas fait pour être lu de bout en bout, mais
consulté ponctuellement, c'est le passage aisé d'un mode de classement à
un autre qui permet de s'orienter vers l'information utile.
Autre exemple, le code chinois commence par une série de tableaux
qui sont parfois négligés par les traducteurs modernes, alors qu'ils concentrent certaines données essentielles pour la pratique judiciaire. Ainsi, les
tableaux de deuil fixant le degré de parenté servaient à évaluer la gravité
des crimes entre parents - le crime, donc la sanction, était d'autant plus
grave qu'il était commis par un parent « inférieur » sur la personne d'un
« supérieur », et réciproquement. Jiang traduit les quelque six tableaux en
usant d'un système d'abréviations qui permet de restituer la compacité de
l'original chinois - moyennant l'emploi d'abréviations auxquelles il faut
384
Comptes rendus
un moment pour s'acclimater. Précise dans son détail, cette traduction
donne une idée assez fidèle de la mise en page et des grands équilibres de
l'original. C'est une qualité essentielle que ne remettent pas en cause
quelques choix contestables - pourquoi appeler la partie introductive du
code « Laws on punishments and gênerai principles » ? Mingli lii ^fflfâi
signifie « Lois sur les noms et les règles », et désigne une série de définitions, de notions, de règles qui, pour être très utiles, ne peuvent figurer des
« principes généraux » qu'au prix d'une analogie forcée avec les codes
modernes. On déplore aussi quelques lacunes : les termes signifiant le
droit de racheter les peines ne se limitent pas au shoushu JJ&IH (mentionné
épisodiquement, p. 21, et traduit par rédemption dans le glossaire), mais
comprenaient aussi le nashu fftU, un tarif beaucoup plus onéreux : ce
second terme est lui complètement absent. Mentionnons enfin une confusion : « Miscellaneous offences » est un équivalent acceptable de Zafan H
<fE lorsque ce terme est le titre d'une section de la partie Xingbu JfiJeftS ;
mais certainement pas lorsque ces mêmes caractères sont employés dans
des expressions comme zafan sizui JEfp, zafan zhan ijpf, ou zafan jiao | £ .
Dans ce contexte, zafan est l'opposé de zhenfan jt£<fE (zhenfan sizui,
etc.) et ne signifie pas « mélangé » (miscellaneous) mais « secondaire »,
« mineur ». Les peines de mort « mineures », qui étaient en fait automatiquement commuées, s'opposent ainsi aux peines de mort « zhen », « pour
de vrai », pourrait-on dire. Cette distinction ayant pris une extension
considérable sous les Ming et les Qing, la confusion est regrettable,
d'autant qu'elle s'immisce dans les tableaux introductifs, comme celui des
« six illicit goods » (liuzang T"\ $£, p. 15). Ces quelques faiblesses
n'empêchent pas l'ouvrage de Jiang Yonglin de se placer d'ores et déjà au
rang des instruments de travail indispensables.
1
Voici les traductions des codes chinois disponibles : Wallace S. Johnson, The
Tang Code, Princeton University Press, 2 vol., 1979 et 1997 ; Paul Ratchnevsky,
Un code des Yuan, 4 vol., Paris : Institut des Hautes Études chinoises, 19371977 ; George Thomas Staunton, Ta Tsing Leu Lee; Being the Fundamental
385
Comptes rendus
Laws, and a Sélection ofthe Supplementary Statutes, ofthe Pénal Code of China, [l re éd. Londres : 1810], rééd. fac-similé, Taipei : Ch'eng-wen, 1966 ; PaulLouis-Félix Philastre, Le code annamite, [l re éd. Paris : Leroux, 1909], rééd.
Taipei : Ch'eng-wen, 1967 - qui est la traduction la plus complète du code des
Qing, que la dynastie vietnamienne a repris sans modification notable ; Guy
Boulais, Manuel du code chinois, [1891, rééd. Shanghai : Université L'Aurore
1925, Variétés sinologiques 55], rééd. Taipei : Chengwen, 1966 - sélection
d'articles utiles par un missionnaire à la fin du XIXe siècle ; William C. Jones,
The Great Qing Code, Armonk (New York) : M. E. Sharpe, 1994.
2
Cf. Edward L. Farmer, Zhu Yuanzhang & Early Ming Législation. The Reordering ifChinese Society following the Era of Mongol Raie, Leiden : E. J. Brill,
1995.
3
Le nombre des lu fut ramené de 460 sous les Ming à 436 sous Yongzheng et
restèrent inchangés jusqu'aux grandes réformes du Xinzheng ®fiS, au début du
XXe siècle
4
La traduction de Staunton est assez bonne, mais ne répond pas aux critères
scientifiques modernes. J'ai critiqué celle de William C. Jones dans « De quelques tendances récentes de la sinologie juridique américaine », T'oung pao 84,
1998, p. 380-414.
5
Staunton a traduit une sélection de li, qu'il a placée en annexe de son Ta
Ch'ing leu lee.
6
Le titre complet est Da Yuan shengzheng guochao dianzhang ~}zjzMê(SÊM&
J& ift. On trouvera des précisions sur ce code et quelques autres dans
l'introduction de Ratchnevsky, op.cit., t. 1, p. xix sq.
7
Naitô Kenkichi \HW^Sa, « Taiminrei kaisetsu i^M^MWi » in Naitô Kenkichi, Chûgoku hôseishi kôshô c f U î ê f !tè&#St Tokyo : Yuhikaku ^ ^ ë t S J'utilise la traduction chinoise de cet article : « Da Ming ling jieshuo », in Rihen xuezhe yanjiu Zhongguoshi lunzhu xuanyi, 8 (falti zhidu)
^^f-^^Wt^x^
S£.i£W&W, 8 (?£#§!R). Zhonghua shuju, 1992, p. 380-408 ; Naitô établit très clairement la transmission des « six parties » du Yuan dianzhang au Da
Ming lu via le Da Ming ling ^ (cf. p. 389-390).
Jérôme Bourgon
IAO / CNRS
386
Comptes rendus
Claudine Salmon et Roderick Ptak (éd.), Zheng He. Images & perceptions / Bilder & Wahrnehmungen, Wiesbaden : Harrassowitz Verlag (South
China and Maritime Asia 15), 2005. 176 pages
Ce nouveau volume de la collection sur la Chine maritime, lancée il y a
une dizaine d'années par Denys Lombard et Roderick Ptak, commémore à
sa manière le 600e anniversaire de la première expédition de Zheng He
dans les « mers occidentales » à travers une série de contributions en français, en allemand et en anglais consacrées à des retombées de cette entreprise qui préfigurait, avec près d'un siècle d'avance, les Grandes découvertes des Espagnols et des Portugais. Ainsi que l'indique clairement le
titre de l'ouvrage, c'est moins les expéditions elles-mêmes que leur mémoire transfigurée dans les écrits littéraires qui constitue le sujet des études.
L'introduction en allemand des deux coéditeurs est consacrée aux
sources officielles mais surtout aux récits inspirés par ces voyages ; elle
fait une place particulière au long roman de Luo Maodeng H S U r intitulé
Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi ^-M^^MWWM^MM,,
publié
en 1597, et qui avait précédemment fait l'objet d'une étude de Roderick
Ptak (Cheng Hos Abenteuer im Drama und Roman der Ming-Zeit. Hsia
Hsi-yang: eine Ubersetzung und Untersuchung. Hsi-yang chi : ein Deutungversuch, Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1986).
Le lecteur trouvera ensuite sept contributions érudites se rapportant à
Zheng He. Après l'étude très neuve de Jorge M. dos Santos Alves, qui
montre comment les Portugais ont exploité à leur profit des prophéties
circulant dans l'Inde méridionale à propos de la venue d'étrangers blancs,
sucesseurs des voyageurs chinois - ce qui leur aurait permis de se présenter comme des héritiers du pouvoir impérial chinois et expliquerait en
particulier l'ambassade envoyée en 1514 sous couvert d'une expédition de
tribut de Malacca -, trois des contributeurs insistent sur le caractère musulman de l'amiral, souvent minoré dans beaucoup de travaux chinois
anciens. C'est ainsi que Françoise Aubin s'intéresse à l'origine de la famille Ma, des Musulmans au service des Mongols installés au Yunnan et
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
dont la lignée pourrait remonter au Prophète par l'intermédiaire d'un de
ses ancêtres, Sayyid Ajall (1211-1279), anobli sous le règne de Qubilai.
C'est également sur ses relations avec les communautés musulmanes
qu'insiste Ralph Kautz lorsqu'il met en lumière les liens de Zheng He avec
les communautés musulmanes du Fujian, et plus particulièrement avec
Quanzhou. De nombreux participants des expéditions seraient venus de la
côte du Fujian, encore qu'il soit légitime de s'interroger sur l'identité
musulmane des sujets du début de la dynastie des Ming. Roderich Ptak
s'intéresse ensuite aux ressemblances entre le Sanbao taijian Xiyang ji
tongsu yanyi et le Xiyouji, roman presque contemporain. Dans le premier,
Luo Maodeng relaterait la quête du sceau impérial des Yuan, sur le modèle
d'un pèlerinage multiconfessionnel faisant intervenir des pouvoirs magiques impliquant des représentants des « trois religions ». Ptak remarque
toutefois l'importance prise par l'élément musulman et note que les voyages culmineraient dans une visite à La Mecque qui leur conférerait leur
véritable signification.
Ce sont ensuite les traductions ou adaptations en malais de ce roman,
demeuré populaire parmi les Chinois de Java, qui retiennent l'attention de
Claudine Salmon. On notera que les versions sino-malaises prenaient bien
soin d'exonérer les compagnons de Zheng He des conséquences des
conflits armés avec les principautés indigènes et en particulier du massacre
de nombreux Javanais longuement évoqué dans le roman de Luo Maodeng.
L'article de Clemens Treter prolonge cette étude par une analyse d'une
version moderne du même roman due à Peng Heling g^fSSê (1910) auteur sur lequel nous ne possédons que des informations sommaires dans laquelle Zheng He est dépeint sous les traits d'un « aventurier » dans
la plus pure tradition des romans chinois de cape et d'épée (wuxia xiaoshuo) et où il n'est fait allusion ni à sa condition d'eunuque ni à son appartenance à l'Islam. L'amiral aurait continué ses pérégrinations en empruntant le Canal de Suez pour gagner la Méditerranée, d'où il aurait rejoint
Turfan avant de retourner à Xiamen. Il est bien évident que Peng Heling
ne se souciait ni des anachronismes, ni même de la géographie. Il convient
toutefois de noter qu'il écrivait à l'extrême fin de l'Empire et qu'il se
réclamait de Liang Qichao. On peut penser que son roman visait à réhabi388
Comptes rendus
liter une expansion chinoise pacifique très différente du colonialisme
européen. Dans la dernière contribution, Sally K. Church s'interroge sur la
possibilité pour les Chinois du début du XVe siècle de construire des bateaux aussi colossaux que les baochuan j f | 0 (« bateaux-trésors »), qui
auraient dépassé 15 000 tonnes et seraient donc de très loin les plus grands
bateaux à voiles jamais construits en bois. Elle met en évidence le fait que
les passages du Yingya shenglan WÊÊÊ5Ê. de Ma Huan H i t un compagnon de Zheng He, invoqués pour authentifier les mesures reproduites
dans le Mingshi, sont très vraisemblablement des interpolations tardives
empruntées au Sanbao taijian Xiyang ji tongsu yanyi. Il aurait été bien sûr
impossible de construire des bateaux en bois de 138 mètres sur 56, et les
spécialistes qui se sont intéressés aux aspects techniques de la construction
navale optent pour des dimensions beaucoup plus modestes, même si les
grands navires chinois de cette période étaient plus grands que les nefs
portugaises des XVe et XVIe siècles. L'auteur évoque les polémiques
déclenchées par la reconstruction de baochuan destinés à commémorer les
expéditions du XVe siècle. Elle note par ailleurs que, loin d'être considérés
comme une preuve de la supériorité navale chinoise des Ming, les bateaux
de Zheng He avaient été dénoncés dès les années 1420 comme des embarcations inutiles relevant des goûts dispendieux de l'empereur Yongle, au
même titre que la reconstruction des palais de Pékin.
En définitive, l'originalité de ce recueil est de faire ressortir
l'influence de la littérature romanesque sur les conceptions des historiens.
Un peu à la manière des récits de Marco Polo, ce sont les versions littéraires des expéditions de Zheng He, insistant souvent sur le caractère musulman du personnage, qui auront le plus contribué à diffuser l'image des
voyages d'exploration chinois, en Chine comme dans l'Océan indien.
Michel Cartier
EHESS
389
Comptes rendus
Timothy Brook, The Chinese State in Ming Society, Oxon, New York :
Routldege Curzon, 2005. 248 pages
Avec ce recueil, Timothy Brook revient à ses premières amours : l'histoire
sociale des Ming. Il y a rassemblé six articles qui ont fait date, et qu'il a
retouchés pour la circonstance, et deux articles inédits. Tous ont comme
point commun le rôle de l'État versus le rôle de la société, et la mesure
dans laquelle la seconde a obligé le premier à adapter ses politiques (p. 10).
On ne peut qu'être admiratif devant la grande cohérence, par-delà un
apparent éclectisme, du cheminement intellectuel de 25 ans dont The Chinese State in Ming Society offre un aperçu représentatif. Ce recueil permettra de lire ou relire l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire sociale
de la Chine prémoderne.
Une introduction en forme de vignette raconte une dispute autour
d'une terre d'inhumation, en 1499 à Nanchang, qui nécessita l'intervention
de l'empereur Hongzhi. Brook voit se croiser dans cette petite histoire les
principaux thèmes d'un recueil divisé en quatre parties : administration
territoriale (avec en filigrane le thème de la décentralisation administrative), politique économique (autonomie financière du local), politique
culturelle (liberté de pensée) et politique religieuse (séparation de l'Église,
en l'occurrence bouddhique, et de l'État). Chacune des quatre parties
comporte deux articles qui se font écho, comme dans la plus parfaite
« prose à huit jambes ».
Le premier article, devenu un classique depuis sa parution dans Late
Impérial China en 1985, traite de la structure de l'administration cantonale
(xiang |f|5 et en-dessous). L'auteur braque le microscope sur cette zone à la
frontière inférieure de l'État et à la frontière supérieure de la société locale,
dans laquelle s'inséraient les systèmes du lijia, du baojia, du xiangyue, etc.
On sait la complexité des problèmes de terminologie que pose cette question, qui avait en son temps beaucoup occupé les sinologues japonais : les
noms mêmes des unités territoriales et le nombre d'échelons diffèrent d'un
district à l'autre, les systèmes se chevauchent à la fois chronologiquement
et spatialement, les termes ont un sens parfois fiscal, parfois uniquement
territorial, parfois démographique, et cela évolue dans le temps, sans parler
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
du maintien en usage de termes désignant des institutions qui en réalité
n'existent plus. L'idée centrale est que d'un côté l'administration locale
est un instrument aux mains de l'État (découper l'empire en infimes parcelles pour mieux le contrôler) mais que, de l'autre, les communautés
locales fonctionnent largement par elles-mêmes : finalement, à l'échelle du
canton, le rayon d'action, l'efficacité et le degré de perception de l'État
restent assez limités. Le magistrat, représentant de l'État situé au niveau le
plus bas, n'apparaît qu'à l'échelon du district. En-dessous n'opèrent que
des agents au statut hybride (ces agents que Hongwu avait précisément
institués pour court-circuiter les échelons supérieurs).
Moins aride paraît l'histoire de Ye Chunji, objet du deuxième article.
Nommé magistrat à Hui'an en 1570 ou 1571, Ye entreprend de réaliser des
cartes remises à jour de ce district en s'inspirant de réalisations précédentes de Luo Hongxian, célèbre philosophe néo-confucéen dont la contribution aux progrès de la cartographie est assez méconnue. Brook montre que
la méthode est scientifique (cartes quadrillées, échelles différentes, cartouches de légendes, indications extrêmement détaillées) mais que le but est
politique : de meilleurs cartes permettent de mieux administrer. Il rappelle
d'emblée ce que l'on trouve dans tout bon manuel de fonctionnaires : l'une
des premières choses que devait faire un magistrat nommé en poste était
de s'imprégner des cartes du district. Ye Chunji destinait d'ailleurs ses
cartes au Hui'an zhengshu, ouvrage au format atypique, mi-monographie
locale mi-ouvrage de gouvernement. Il y a peut-être une composante que
Brook ne souligne pas assez, c'est l'encyclopédisme pur, si typique de
cette époque, qui pose la question d'une mise en parallèle du dessin d'une
carte et des connaissances qui s'y rapportent. L'aspect anti-gentry que
comportait la réactualisation des cartes locales par l'établissement d'un
nouveau cadastre apparaît, lui, incontestable. À cet égard, il est fait référence à Hai Rui, et on pourrait tout aussi bien citer Zhang Juzheng.
L'article pose enfin, en négatif, la sempiternelle question de la fidélité
(cartes scientifiques ou cartes « symboliques » ?) et de l'obsolescence des
cartes chinoises.
Le troisième article, inédit, se penche sur la taxation des champs endigués dans le delta du Yangzi. Cette question très complexe a été étudiée
391
Comptes rendus
dans les années 1970 par Hamashima Atsutoshi, Kawamatsu Mamoru,
Mark Elvin et, plus récemment et indirectement, par Peter Perdue. Partant
là encore d'une anecdote (la découverte vers 1620, par un fonctionnaire
local, d'une de ces bornes de pierre de la fin du XVe siècle sur lesquelles
étaient inscrites la surface des champs endigués), Brook montre toute
l'importance de ces champs dans la région : dès Hongwu, les weizhang ijH (polder captains) étaient chargés de l'entretien des digues et de la perception des taxes sur les surfaces qu'elles délimitaient. Les champs endigués ont peut-être même servi d'unité territoriale à une époque. En 1472,
la région de Wucheng est carrément réaménagée, non plus en hameaux,
villages, etc., mais en « secteurs » (qu) définis par leur superficie et regroupant plusieurs champs endigués numérotés, le tout servant au calcul
de l'impôt mais aussi de la corvée (l'entretien des digues). Brook considère que ce système fut une transition vers celui du « coup de fouet unique », en ce sens que l'assiette de l'impôt foncier et de la corvée devenait
exclusivement la surface possédée. À peu près partout dans le delta, le
système des « secteurs » et des champs endigués coexista avec l'ancienne
division en villages, mais il s'imposa peu à peu, en tous cas dans les faits,
à la fin du XVIe siècle \ Après s'être interrogé sur la déliquescence du
système de taxation des champs endigués au XVIIe siècle (désengagement
de l'État ou désengagement des notables locaux ?), Brook souligne la
situation difficile du magistrat dans la gestion de champs endigués à la fois
terres cultivées, entités fiscales et communautés de peuplement (p. 79),
situation d'autant plus délicate que la tâche du magistrat de la fin des Ming
est devenue beaucoup plus complexe.
Growing Rice in North Zhili (1982) aborde l'une des vieilles chimères de l'agronomie chinoise depuis l'introduction, au XIe siècle, du riz du
Champâ en Chine du Sud : pratiquer la riziculture au nord de la Huai.
L'article, qui aurait pu être accompagné de quelques cartes, embrasse une
longue période, citant les tentatives de Yu Ji et de Toghto sous les Yuan, et
celles de Lin Zexu sous les Qing 2. Sous les Ming, les projets-pilotes les
plus connus furent ceux de Xu Zhenming, Wang Yingjiao et Xu Guangqi,
qui, tous, échouèrent3. Brook, dans cet article, décrivait l'évolution chif392
Comptes rendus
frée de la production rizicole dans la plaine du Hebei sous les Ming et les
Qing : premier démarrage sous Jiajing, apogée sous Yongzheng, en conséquence directe de projets hydrauliques, mais des volumes de production
jamais très élevés en comparaison des autres céréales. L'intérêt de l'article
est la réflexion sur l'investissement de l'État - incarné dans les monographies locales par le magistrat - dans ces projets colossaux, leur intérêt
fiscal mais aussi militaire (il s'agissait avant tout d'alimenter les troupes
de la frontière nord), et surtout les raisons pour lesquelles l'introduction de
la riziculture dans le Nord a échoué. Brbok évoque la résistance des notables locaux dépossédés du profit de leurs terres, contraints de payer davantage d'impôts en cas de hausse des rendements ou bien craignant d'avoir à
partager les nouveaux profits dégagés, mais aussi la difficulté des transferts de savoir-faire et de technologies dans un environnement nouveau,
les contraintes naturelles (climatiques, géologiques, hydrographiques) et
un certain conservatisme structurel des élites locales, qui était en définitive,
selon les avocats de la riziculture dans le nord, le principal obstacle à son
développement.
« C'est sous les Ming qu'on attendit d'une école, même au niveau
du district, qu'elle abritât une bibliothèque » écrit T. Brook au début de
l'opus suivant, paru dans le numéro spécial de Late Impérial China consacré aux livres (1996) et qui a été souvent cité depuis sa parution. Le temps
fort de la construction des zunjingge |Jt|MJiI (ainsi nommés en référence
aux cangjingge WMM bouddhiques) correspond à la période 1439-1539,
avec une reprise en 1570-1620. Quels livres contenaient ces bibliothèques ?
Des ouvrages officiels, c'est-à-dire ceux publiés surtout par Hongwu,
Yongle puis au début du règne de Jiajing, imprimés au Palais, et qui
étaient envoyés semble-t-il gratuitement aux écoles. Celles-ci étoffaient
leur fonds par l'achat sur le marché, qui devint la règle unique au XVIe
siècle. Brook s'attarde sur la question du stockage des ouvrages, notant
que les plus belles bibliothèques s'inspiraient des imposantes bibliothèques tournantes bouddhiques, regrette l'absence de données sur le coût de
construction des bibliothèques, mais ne mentionne pas la question des vols
(ces vols étant largement mentionnés pour la bibliothèque du Palais, on
393
Comptes rendus
peut supposer qu'il en était commis encore davantage dans les bibliothèques des écoles). La construction ou la rénovation des bibliothèques, qui
intervenaient approximativement tous les 50 ans, se faisaient sous l'égide
du magistrat, dont c'était l'une des tâches, mais sans l'aide de la gentry
locale, et le rythme des réparations s'est sans doute ralenti avec le développement des académies. L'article s'achève par la distinction entre la
vénération (zun) des livres, notamment les Classiques, et leur simple utilisation comme instruments d'enseignement (jiao). Dans un cas, la bibliothèque est un conservatoire sacré, dans l'autre un simple lieu de stockage
d'objets dont la production ne cesse d'augmenter. Selon Brook, la majorité
des bibliothèques publiques ont été construites pour des raisons d'ordre
politique (la conservation du canon officiel) plutôt que culturelles (la
construction d'un savoir, interprétation qu'il juge anachronique) 4.
De même, dans l'article suivant, T. Brook considère comme un
contresens moderne l'idée que l'État des Ming et des Qing ait pratiqué une
politique de « censure » (c'est une idée aujourd'hui communément admise,
en partie grâce à ses travaux). Il cite pour preuve le grand flou du Code à
cet égard : c'est seulement dans sa version de 1740 qu'apparaissent des
dispositions réglementant l'impression et la vente des livres. On pourrait
arguer qu'en matière de censure, rester vague permet tout. Mais il semble
que tel n'était pas l'esprit du législateur chinois. Dans les faits, sous les
Ming, la censure est assez molle. Régulièrement, des lettrés signalent à la
Cour des écrits qui leur paraissent saper les fondements du confucianisme.
L'empereur ordonne alors de brûler les planches d'impression, mais les
auteurs ne sont pas poursuivis et, surtout, le développement de l'édition
commerciale aidant, des exemplaires de leurs ouvrages continuent à circuler. Brook souligne d'ailleurs combien la censure a toujours « trois temps
de retard » et qu'à mesure que se développe le marché du livre, elle est de
plus en plus contournée : par exemple, les écrits de Li Zhi sont republiés
aussitôt après sa mort. Hier comme aujourd'hui, rien ne fait autant de
publicité à un écrit que sa mise à l'index. Examinant la censure du XVIIIe
siècle sous l'angle de la production de livres (et non plus du seul point de
vue politique), Brook note une différence de taille avec la censure de la
Réforme en Europe : dans la Chine du XVIIIe siècle, les techniques
394
Comptes rendus
d'impression étant déjà très anciennes et parfaitement maîtrisées, l'objet
livre n'a rien de révolutionnaire. La nouveauté est ailleurs : le livre circule
partout et à bon marché, à travers des réseaux de diffusion en pleine expansion (les indices expurgatorii du XVIIIe siècle renseignent d'ailleurs
tout autant sur la diffusion et la localisation des livres que sur l'objet et
l'étendue de la censure). Et de souligner par plusieurs exemples que les
inquiétudes de Qianlong concernaient davantage la diffusion d'ouvrages
imprimés par des particuliers que par des maisons d'édition et que les
raisons de la mise à l'index étaient « symboliques » (utilisation de noms
d'ères interdits, hostilité de l'auteur aux Mandchous, etc.). Certains imprimeurs modifiaient eux-mêmes les termes impropres et publiaient ces
ouvrages. Enfin, la Chine n'a jamais disposé d'une autorité indépendante,
à l'intérieur même de la sphère professionnelle des éditeurs, pour accorder
ou refuser l'imprimatur : l'empereur devait attendre que des fonctionnaires
zélés lui signalent les ouvrages séditieux, mécanisme devenu inefficace
avec la commercialisation grandissante du livre.
At the Margin of Public Authority (1997) fait la synthèse de la politique de l'État à l'égard du bouddhisme, une politique fortement marquée
par les dispositions d'encadrement prises par Hongwu à partir de 1380 :
registres cléricaux universels, division en trois écoles, contrôle des biens et
des ressources, concentration des monastères (interdiction de facto de
créer un monastère sans passer par l'Etat), édit de cantonnement des bonzes de 1394 - les mêmes principes généraux ont été appliqués par l'État
Ming à l'église taoïste, même si celle-ci était moins organisée et moins
importante. Par la suite et jusqu'à la fin du XVIe siècle, les restrictions
concernent surtout le nombre de moines et la propriété foncière, pour des
raisons fiscales. C'est d'ailleurs pour ces mêmes raisons qu'à partir de
1451, et même avant, l'État autorise la vente de certificats d'ordination
(Brook souligne au passage que ces titres sont achetés en majorité par des
laïcs pour échapper à l'impôt, ce qui n'a pas altéré la qualité du clergé). La
volonté de Hongwu d'encadrer le clergé bouddhique est donc pratiquement resté lettre morte (« the state régulation of Buddhism had become a
fiction ») mais Vidée d'un contrôle de l'église bouddhique reste prégnante
parmi les fonctionnaires. Ainsi, quand, pour des raisons de foi personnelle
395
Comptes rendus
ou pour des motifs politiques, certains empereurs patronnèrent l'église
bouddhique, on sait la fronde que cela provoqua chez certains confucianistes, pour lesquels le bouddhisme était la cause de tous les maux ; d'où, par
exemple, la vague de répression anti-bouddhique du début du règne de
Jiajing, en réaction aux faveurs distribuées par Chenghua puis Zhengde.
La situation change avec le renouveau du bouddhisme chez les lettrés,
Wanli leur emboîtant le pas et se posant comme protecteur. L'État adopte
alors une attitude plutôt indifférente vis-à-vis de l'église, tandis que certains lettrés justifient leurs sympathies pour le bouddhisme en défendant
des positions syncrétistes. On en arrive au paradoxe que le bouddhisme
redevient semi-officiel : « The Buddhist monastery was not public [...] nor
was it private » (p. 156). Critiquée par les confucianistes orthodoxes, la
bouddhisation d'une partie des élites de la fin des Ming lui donne une
nouvelle identité et une nouvelle autonomie, ce que Brook a bien montré
dans Praying for Power ; cependant, étant donné la faiblesse intrinsèque
de l'église, les Qing n'éprouveront pas le besoin de légiférer.
Le dernier chapitre, version remaniée d'une communication faite en
1998, s'articule de façon originale. Brook ne craint pas d'y poser d'emblée
la question de la « constitutionnalité » du bouddhisme. Le Code et le Huidian - la « constitution » des Ming - donnent du bouddhisme une vue qui
est celle de l'État : ce n'est pas la religion officielle, mais la religion du
peuple (du point de vue de l'État, il s'agit d'éviter les troubles sociaux
qu'elle est susceptible de provoquer) et c'est une église à contrôler (pour
éviter l'évasion fiscale). Le texte des lois sous-entend, car il ne la mentionne pas, que la gentry est du côté de l'État dans sa guerre contre le
bouddhisme5. Pour montrer combien cette « constitution » est en décalage
avec la réalité et, au contraire, combien l'institution bouddhique est partie
intégrante de la société, Brook analyse le traitement du bouddhisme dans
les monographies locales du Beizhili. Ce traitement est varié, les hésitations mêmes des compilateurs (que faire du bouddhisme ? quels monastères comptabiliser ? doit-on leur réserver un chapitre à part ?) témoignant
de la situation ambivalente de l'institution bouddhique au sein de la société. Un compilateur confucéen se fera la voix de l'État : il affirmera la
supériorité du confucianisme, par exemple en amputant la monographie
396
Comptes rendus
locale précédente de la section sur les monastères, ce fut le cas de Lu
Longqi en 1686. D'autres, bien qu'hostiles au bouddhisme, adopteront un
compromis. Zhang Xuecheng choisit, lui, de donner aux monastères la
place importante qu'ils occupent dans la société locale. Toute la question
était de savoir si le bouddhisme, omniprésent dans la vie locale - et pas
seulement parmi les couches populaires -, menaçait l'ordre public ou si au
contraire il pouvait, par son discours sur le bien, le faire prévaloir ; bien
qu'ayant sévèrement encadré l'église bouddhique, Hongwu partageait
cette idée-là.
Les questions sous-jacentes aux huit articles sont celles dont on a
débattu au cours des années 1990, surtout à la suite des événements de
Tiananmen. Ces questions ont largement contribué à renouveler la réflexion sur le rôle de l'État dans la Chine pré-moderne et continuent, mais
de manière un peu moins passionnée, à orienter la réflexion actuelle.
Qu'est-ce que l'État en Chine ? Peut-on dire que la Chine a vu émerger
une société civile, et si oui, quand ? Cette émergence s'est-elle faite selon
des cycles, à des époques où l'État était en crise, ou selon un processus
historique continu et irréversible ? Que serait une société civile « à la
chinoise » ? Dans quelle mesure les intérêts des élites locales (public authority) coïncident-ils avec ceux de l'État (state control) ? Il est toujours
possible d'émettre à ce propos des généralités touchant soit aux variations
régionales (le Nord, berceau de la bureaucratie centralisée, terre de grandes exploitations foncières, plus étatisé, et le Sud rizicole tenu plutôt par
les lignages et moins perméable à l'immixtion de l'État), soit à des idiosyncrasies chinoises (docilité envers l'autorité, association confucianiste
entre la gestion de la famille et la gestion de l'État). Mais les études spécialisées se sont avérées riches d'enseignements : pour le XIXe siècle, les
travaux de Rankin, de Rowe et de Kuhn, entre bien d'autres, ont ainsi
montré comment, tout en étant toujours associées aux intérêts de l'État, les
élites se sont substituées à lui. Serait alors apparue une public sphère
(gong fè, distinct à la fois de guan la et de min Jjç), dont on a débattu
pour savoir si elle pouvait être rapprochée de celle définie par Habermas.
Avant même que ne commence ce débat, J. Dennerline, dans The Chiating Loyalists (1981), et J. Handlin, dans Action in Late Ming Thought
397
Comptes rendus
(1983), avaient montré que l'on pouvait faire remonter l'émergence d'une
société civile à la fin des Ming ; la gestion de la crise provoquée par les
Wokou, qui annonce celle de la crise provoquée par les Taiping, constituerait quant à elle un argument fort à l'appui de la thèse d'une délocalisation
militaire et financière dès le XVIe siècle. Et R. Hymes, dans son étude des
élites de Fuzhou, au Jiangxi (1986), avait conclu à la séparation croissante,
sous les Song du Nord puis du Sud, entre l'État et les élites au niveau local.
Avant même d'opposer state-making et society-making, comme c'est
le propos de Brook, il est nécessaire de revenir sur certains points institutionnels. Les institutions politiques des Ming ne sont elles-mêmes nullement aussi « despotiques » qu'on l'a dit parfois. Elles prévoient une multitude de contre-pouvoirs : aucun individu, ni même aucun corps d'Etat, ne
peut monopoliser l'autorité, que ce soit au centre ou à l'échelon local 6 .
Les décisions importantes, la nomination des hauts fonctionnaires par
exemple, ne sont pas du ressort du seul empereur, mais sont discutées et
même proposées par ces mêmes hauts fonctionnaires lors de divers types
de « délibérations collégiales » (huiyi "filïi). Ce sont bien les fonctionnaires locaux qui, par leurs propositions, impulsent dans une large mesure la
politique de l'empire, le sommet ne faisant que ratifier, amender ou mettre
son veto. Cet équilibre des pouvoirs n'est certes pas inscrit dans la « constitution » comme principe supérieur mais c'est lui qui prévaut dans la
pratique, tout au long de la dynastie.
Au premier abord, il ne semble pas risqué de dire que plus on descend au niveau local, moins l'emprise de l'Etat (percolation front above,
p. 13) est importante. Il va de soi, comme le souligne Brook, que pour le
citoyen ordinaire, l'empereur est une lointaine notion et que pour lui,
l'État, c'est - au grand maximum - le magistrat. Brook fait remarquer
(p. 185) que la distance est un critère important dans toute tentative de
caractérisation de l'État en Chine. Cette gestion de loin, voire ce laisserfaire (il faudrait bien entendu porter des appréciations différentes selon les
empereurs), s'explique aussi par la pénurie de fonctionnaires, par
l'incapacité de l'empereur d'être au fait de tout ce qui se passe dans
l'empire, par l'impossibilité de s'assurer totalement de l'application effective des édits, et plus simplement par le fait naturel que plus il y a de rami398
Comptes rendus
fications plus l'autorité se dilue. Il est frappant, d'ailleurs, de constater
entre les lignes combien les décrets étaient sans cesse contournés ou comment les autorités locales leur opposaient une sorte de résistance passive.
L'histoire socio-économique des Ming montre assez clairement que
tout ce qui a été imposé « par le haut », baojia et milices, lijia, « registres
jaunes » et « cartes en écailles de poisson », familles à statut héréditaire,
xiangyue, etc., s'est progressivement délité. Cela tient à la fois à
l'impossibilité d'un contrôle rigoureux, car faire fonctionner ces politiques
sur le terrain eût exigé des magistrats des efforts surhumains, au manque
de souplesse et d'adaptation aux lieux et aux temps, ou au fait que ces
systèmes étaient impopulaires au plan local. A contrario, si la réforme
fiscale du « coup de fouet unique » a pu être mise en place bon an mal an,
c'est précisément parce que l'on tint compte des contextes locaux. Ces
difficultés d'exécution, qui se traduisent finalement par un décalage entre
discours officiel et pratiques réelles (« Are we seeing the state in action or
in inaction ? », p. 76), sont le lot de tout État qui cherche à imposer des
systèmes universels, voués en définitive à n'être que des modèles que le
bon fonctionnaire quelque peu idéaliste invoque avec nostalgie et tente
périodiquement de faire revivre. Sous les Ming, le sacro-saint legs de
Hongwu - un État fort, s'infiltrant dans tous les interstices de l'édifice
social - a été, de ce point de vue, un facteur de rigidité ; il aurait fallu se
débarrasser complètement de cette vision pour permettre à l'État de mieux
s'adapter aux mutations socio-économiques.
D'un autre côté, même en crise, même objet de défiance, l'État reste
un acteur au bras puissant et le réfèrent dont n'arrivent pas à se défaire les
élites. Il est symptomatique que dans les trois quarts de son livre, Brook,
qui veut minimiser le rôle de l'État dans la construction de la société,
parle... de l'État. En Chine plus qu'ailleurs, qui veut étudier la société doit
en passer par l'étude de l'État. Si les unités territoriales, administratives ou
fiscales locales ont été maintenues, sinon dans la réalité du moins dans les
mots, jusqu'à la fin des Ming, c'est qu'il y a eu au moins volonté de l'État
de maintenir un minimum de contrôle. Savoir si tout cela fonctionnait,
autrement que selon le modèle parfait décrit dans les monographies locales,
est une question plus difficile.
399
Comptes rendus
Brook n'hésite pas à parler de « constitution » : « I can think of no
better term than 'constitution' to dénote the set of norms and institutions
that were understood as governing participation and control in the public
realm » (p. 178). Il faut être très prudent à cet endroit. Notre mot « constitution » implique la reconnaissance de droits là où les textes légaux chinois ne font qu'énumérer des interdictions et sous-entend un contrat social
qui à ce jour n'a toujours pas été couché par écrit en Chine 7 . À la rigueur,
le terme « constitution » est utilisable dans le cadre Ming au sens très large
de « normes supérieures édictées par l'État » - et encore faudrait-il affiner
ce que serait cet équivalent d'une constitution 8. Quant à user du terme
plus hardi encore de « démocratie » (p. 9), c'est transposer à la.Chine une
notion qui a en Occident une histoire et un sens particuliers, avec le risque
de commettre - mais pour un but opposé - les mêmes excès
d'européocentrisme que Brook condamne chez Aristote, Montesquieu,
Hegel, Wittfogel (le despotisme asiatique) ou de politiser le débat comme
dans le totalitarisme Ming décrit jadis par Ding Yi ou Wu Han. Sauf à
vouloir démontrer coûte que coûte l'existence d'une civilisation universelle, est-il vraiment utile de se poser la question de savoir si la Chine a
connu la « démocratie », ou du moins une « démocratie » qui approcherait
celle que nous connaissons ? En réalité, la démarche comparatiste met
surtout en lumière la difficulté de réfléchir à l'histoire d'une civilisation
avec des cadres mentaux et une langue qui ne sont pas les siens. Si, depuis
les événements de Tiananmen, certains intellectuels chinois se posent la
question de savoir si une société civile - terme qui n'existe pas dans la
langue classique - a émergé au cours de l'histoire chinoise, c'est uniquement sous l'influence de l'Occident. Toutefois, la démarche comparatiste
n'est pas à exclure d'emblée au motif qu'elle serait trop européocentriste :
elle permet de faire avancer la réflexion.
Que serait, en Chine, la société civile - dont il faut rappeler qu'elle
n'a émergé qu'assez tardivement en Europe ? Weber déjà, même s'il ne
connaissait la Chine que depuis des sources secondaires, parlait non pas de
société civile, mais d'auto-administration villageoise9. La société civile se
réduirait-elle au développement du marché et du droit de propriété, à celui
d'une opinion publique ? Comment définir alors cette opinion publique ?
400
Comptes rendus
S'il s'agit de l'opinion de quelques lettrés organisés en cénacles ou formant des cliques, n'a-t-on pas plutôt affaire au lobbying d'une élite ? 10. At-on affaire à l'existence de réseaux indépendants du pouvoir, à la participation du peuple à la construction de la société, à toute forme de décentralisation ou de régionalisme, au développement de la mobilité géographique
et sociale, à la divulgation et à la circulation de l'information ? C'est sur
toutes ces questions qu'a porté le débat des années 1990. Le découpage du
présent recueil invite, pour y répondre, à se centrer sur une époque et à
découper le champ de la société en plusieurs domaines : politique, économique, intellectuel, religieux.
Au cœur de la question repose une autre : celle du lien entre les élites et l'État. La Chine est-elle une civilisation où l'État est fort et les élites
faibles, ou l'inverse ? Ou bien les imbrications entre élites et État en feraient-elles une sorte de régime oligarchique, naturellement défavorable à
l'émergence d'une société civile ? La gentry chinoise se situe à la fois du
côté de l'État duquel elle tire sa légitimité et hors de l'État dès que ses
intérêts économiques sont en jeu, misant tour à tour sur son capital politique et sur son capital social ou économique, et troquant sans arrêt l'un
pour l'autre pour se perpétuer (p. 189). Elle joue à la fois comme force de
progrès, indépendante de l'État, et force d'inertie, relais de l'État et ses
lourdeurs.
Dans la conclusion qu'il a rédigée pour ce recueil, Brook se garde de
donner un avis définitif sur la question de la société civile n . Il se contente
de prôner le relativisme culturel mais se risque quand même à dire que,
dans le processus de construction de l'État, la Chine a été assez largement
en avance sur l'Occident. Plus importante apparaît l'opposition finale qu'il
dresse entre l'action - ou la réaction - par le haut de l'État (il ne faudrait
toutefois pas la surestimer : l'État exigeait toujours le plus pour obtenir le
moins) et l'action - ou la réaction - par le bas de la société locale. Brook
emploie maintes fois le terme capillary pour qualifier l'initative locale, qui,
comme le montrent les huit articles du recueil, échappait en grande partie
au contrôle étatique. L'État n'était pas tenu par la « constitution », mais
bien par les concessions, les ajustements et les compromis permanents
avec les réseaux sociaux (économiques, lettrés, religieux, etc.) horizontaux.
401
Comptes rendus
Dans les faits, les comportements sociaux étaient plus forts que les décrets.
En définitive, The Chinese State in Ming Society est, sinon un plaidoyer
pour une histoire sociale de la Chine prémoderne, du moins une invitation
à insérer la réflexion sur l'État dans celle sur la société : « What was distinctive about Ming China was less its state than its society » (p. 8). On
mesure là le chemin parcouru par les historiens depuis, par exemple, The
Chinese Governement in Ming Times (1969), qui valorisait surtout
l'histoire institutionnelle, ou la différence avec un Ray Huang, à
l'approche plus macro-économique.
Brook est agréable à lire (on connaît la « Brook touch », faite
d'histoires insérées dans l'Histoire), limpide dans l'expression, jamais
ennuyeux ni superflu. Il nourrit une affection certaine pour les acteurs et
les époques qu'il évoque. Il possède un sens aigu de la « temporalité »
Ming, autour de laquelle il avait construit The Confusions ofPleasure. Les
sources sont nombreuses et variées, l'auteur exploitant au mieux son «jardin », à savoir un imposant corpus de 300 de ces monographies locales
qu'il dépouille depuis de nombreuses années. On notera simplement
qu'elles sont des sources tout aussi officielles et partiales que le shilu, sans
parler de leurs lacunes et de leur manque de fiabilité (voir p. 14-15). Si
Brook en est venu à penser qu'il faut minimiser le rôle de l'État sous les
Ming, c'est bien parce qu'il est influencé par sa lecture des monographies
locales, dans lesquelles ce rôle apparaît de façon moins immédiate que
dans le shilu.
Perdue considère que les « chefs de digues » (tizhang ijkM), au Jiangnan, à la
fin des Ming, ont repris le rôle fiscal autrefois dévolu aux « chefs d'impôt »
(liangzhang USi). Cf. Exhausting the Earth, Harvard University Press, 1987,
p. 180.
2
Lan Li U S - qui, sous Kangxi, tenta avec quelques résultats d'introduire
l'agriculture en champs inondés dans la région de Tianjin - aurait pu être cité
aussi. Voir Zheng Kesheng, Ming Qing shi tanshi ^tM^lWfi.,
Beijing :
Zhongguo shehui kexue chubanshe, 2001, p. 410-414 (l'article sur Lan Li date
de 1980).
3
Les deux premiers mériteraient une petite étude qui, à ma connaissance,
n'existe pas. Xu Zhenming soumit un projet d'agriculture inondée autour de
402
Comptes rendus
Pékin en 1575 (dans le contexte des grands projets hydrauliques de Zhang Juzheng), lorsqu'il était censeur attaché au ministère des travaux publics. Son
projet, bien que soutenu par Zhang, fut mis de côté après que le ministre des
travaux publics eut fait valoir que l'agriculture en champs inondés causait de la
fatigue au peuple. Une dizaine d'années plus tard (il avait entre temps été rétrogradé en province), Xu Zhenming rédigea le Lushui ketan Sf7JC^fi|, sous la
forme rhétorique habituelle d'un dialogue fictif lui permettant d'exposer les
avantages de son projet, soutenu par de nombreux interlocuteurs. Wanli le rappela alors à Pékin et l'envoya mener les études de faisabilité. Il s'entretint
même du projet avec le grand secrétaire Shen Shixing, mais finalement
l'enterra définitivement : un censeur originaire du Beizhili s'était fait le relais
des notables locaux, parmi lesquels des eunuques, et s'y était opposé. Voir Tan
Qian, Guoque, Zhonghua shuju, 1988, p. 4501-4502, 4512-4513, 4524, 4529,
4530,4531.
Xu Guangqi (ou Chen Zilong) a annexé le Lushui ketan à la fin d u / 12
du Nongzheng quanshu en y insérant ses commentaires. Il termine en remarquant : «Le nord se prête peu à l'agriculture inondée mais beaucoup à
l'agriculture sèche. Monsieur [i.e. Xu Zhenming] ne parle que de l'agriculture
inondée, mais pas de l'agriculture sèche. Il ignorait que les gens du Nord n'ont
[même] pas encore compris comment cultiver un champ en terrain sec. » Le
Lushui ketan figure aussi dans le Ming jingshi wenbian (398/6a-29b), avec les
commentaires des compilateurs (le même Chen Zilong).
Entre 1600 et 1602, le grand coordinateur Wang Yingjiao reprit les idées
de Xu Zhenming, sans plus de succès.
4
Selon Li Guiliang, Hongwu puis Yongle distribuèrent les ouvrages officiels
aux écoles des provinces du Nord pour que celles-ci rattrapent le retard culturel
qu'elles avaient pris à la suite de trois siècles de guerres et d'occupation étrangère. Plus généralement, ces envois d'ouvrages visaient à doter les écoles des
textes corrects et servaient aux réimpressions. Cf. Zhongguo gudai tushu liutong shi c^Scïf^HffîîfîjBSii, Shanghai : Shanghai renmin chubanshe, 2000,
p. 404.
5
Tout aussi biaisée est la vision du bouddhisme contenue dans le shilu, qui ne
fait généralement que reprendre les platitudes confucéennes anti-bouddhiques.
6
Rappelons pour mémoire les équilibres entre Grand Secrétariat et ministères,
entre fonctionnaires et eunuques, entre les trois commissions provinciales, entre le magistrat et ses commis, et le contrôle permanent exercé par les censeurs.
7
Le terme yue fâ, qu'on retrouve dans xiangyue (les « conventions villageoises », élaborées dès la fin du XIe siècle, puis sous les Ming par Wang Yangming,
403
Comptes rendus
au Jiangxi, ou Lu Kun, au Shanxi), porte néanmoins en lui l'idée d'un contrat
entre l'État et ses administrés à l'échelle locale.
8
Outre les textes normatifs publiés par Hongwu, à la valeur quasi sacrée, il
faudrait ajouter ceux publiés dans les deux grandes autres périodes de refonte de la législation administrative, les règnes de Chenghua-Hongzhi et de
Wanli (les deux éditions du Huidian, compilées pour répondre aux critiques de
fonctionnaires déplorant vides juridiques et obsolescence des lois, datent
d'ailleurs de ces époques). Mais la constitution imaginaire des Ming devrait
aussi inclure le terme vague, mais si fréquemment cité, de gushi (« les anciens
usages veulent que ... »), celui de li (au sens large de « il est d'usage de ... »
ou au sens précis de « les lois additionnelles [du Code ou du Huidian] veulent
que ... »). Par leur valeur exemplaire, les Classiques et les précédents historiques devraient compléter cette constitution.
P. Kuhn parle de « projet constitutionnel » (à partir de Wei Yuan, cf. Les
Origines de l'État chinois moderne, Paris, Éditions de l'EHESS, 1999). P.-E.
Will se risque, de son propre aveu « un peu audacieusement », à évoquer le
« contrôle constitutionnel de l'excès de pouvoir sous la dynastie des Ming » (in
Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will (éd.), Tradition chinoise, Démocratie, Droit, à paraître aux éditions Fayard).
9
Confucianisme et taoïsme, Paris : Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 2000, p. 141-142.
10
J. Meskill, après avoir montré que les académies, sous les Ming, attiraient la
fine fleur des hauts fonctionnaires et contribuaient à entretenir le factionnalisme, concluait son étude en relevant que : « In one sensé, the history of académies in the Ming may thus be seen as a confirmation of impérial despotism »
(Académies in Ming China, 1982, p. 159). Cette position ambivalente (critique
sans détour du gouvernement et lobbying effréné pour y entrer) caractérise aussi les sociétés littéraires de la fin de la dynastie et celles des « purs » des années
1830 étudiées par J. Polachek.
11
II l'a fait ailleurs, et de façon mesurée : « Civil society is not a reality but a
concept », disait-il en 1993 ("Auto-Organization in Chinese Society", in
T. Brook, B. Michael Frolic (éd.), Civil Society in China, Armonk, London :
M. E. Sharpe, 1997, p. 21). Voir aussi son introduction à ce même ouvrage,
«The Ambiguous Challenge of Civil Society », p. 3-16. L'un des atouts de
T. Brook dans le débat sur la société civile est qu'il connaît non seulement les
Ming, mais aussi les périodes postérieures, y compris la situation contemporaine (voir son étude du Printemps de Pékin Quelling the People). Pour une
réflexion comparatiste sur le terme « société civile », voir Thomas A. Metzger,
404
Comptes rendus
The Western Concept of the Civil Society in the Context of Chinese History,
Hoover Essays 21 (Stanford University, 1998).
Jérôme Kerlouégan
EHESS
Craig Clunas, Elégant Debts. The Social Art of Wen Zhengming (14701559), Londres : Reaktion Books, 2004. 223 pages, 63 illustrations en
couleurs, 35 en noir et blanc.
Craig Clunas nous a habitués à des ouvrages denses, offrant une analyse
de la culture lettrée de la dynastie des Ming souvent passionnante, comme
dans le déjà classique Superfluous Things : Material Culture and Social
Status in Early Modem China (Cambridge : Polity Press, 1991, réédition
Honolulu : Hawai'i University Press, 2004). Dans ses ouvrages précédents,
l'auteur menait une étude synthétique, en s'appuyant sur une variété
d'exemples et de textes anciens, associée à une réflexion de fond exigeante.
Avec cette nouvelle publication, Craig Clunas choisit une formule apparemment plus classique, en se consacrant à l'étude d'une des figures majeures du monde lettré Ming, Wen Zhengming jSCtlfcB^ (1470-1559). Mais
les matériaux utilisés, principalement des textes de Wen Zhengming ou de
ses contemporains, jamais exploités jusqu'à présent, et surtout la démarche
qui sous-tend le travail en font une entreprise novatrice.
La démarche de Craig Clunas, que l'on sait intéressé depuis longtemps par les relations entre l'art et la société, s'appuie sur la conviction,
exprimée en conclusion de l'ouvrage (p. 180-181), qu'il faut construire
une nouvelle forme d'histoire de l'art, adaptée aux spécificités de la société chinoise (des Ming, pour Clunas) et des documents particuliers qu'elle
produisit. On ne peut se contenter d'emprunter les outils méthodologiques
forgés par les historiens de l'art occidental, car on reste alors prisonnier
d'une vision de l'art - construite sur la relation antithétique entre
l'individu et la société - inadéquate pour la Chine. Clunas reprend l'idée
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
classique selon laquelle l'individu en Chine n'existe pas comme entité
indépendante mais est pris dans un réseau de relations sociales, familiales,
professionnelles ou amicales qui le définissent '. Aussi faut-il dès le départ
prendre en compte la nature éminemment sociale de l'art produit par et
dans la société Ming. C'est à cet « art social » que Clunas s'intéresse, en
en démontant les mécanismes, dans son étude de Wen Zhengming.
On l'aura compris, cet ouvrage est tout sauf une nouvelle monographie sur Wen Zhengming. L'auteur prend la précaution de le signaler en
introduction (p. 14), mais il s'agit d'une précaution inutile tant la forme et
le contenu s'éloignent du genre monographique. Même si les chapitres
suivent un ordre qui pourrait être vaguement chronologique (les grandes
étapes de la vie de Wen sont mentionnées successivement : sa naissance,
sa formation, son séjour à Pékin et l'échec de la carrière de fonctionnaire
(1523-1526), son retour à Suzhou en 1526, sa mort), ce n'est pas là-dessus
que repose la construction de l'ouvrage. Le souci anti-monographique est
tel qu'on ne trouvera que très peu de dates dans le corps du texte et pas
même une chronologie récapitulative en annexe.
Ce qui intéresse Craig Clunas, ce sont donc ce que Wen Zhengming
nomme lui-même ses élégant debts, autrement dit la façon dont ses textes,
ses calligraphies ou ses peintures furent réalisés dans le cadre d'échange
de dons et de faveurs. La production artistique de Wen Zhengming n'était
pas, de son vivant, conçue comme telle ; elle était le fruit des multiples
obligations sociales de ce lettré, qui ne peut se définir indépendamment du
réseau de parents, amis, connaissances, maîtres ou disciples, dans lequel il
évolua. Elle était une réponse de circonstance, liée à des événements, des
situations, des relations sociales particulières qui lui donnaient son sens.
Clunas propose d'étudier précisément ce réseau de relations sociales afin
de mieux nous faire percevoir ce que pouvait signifier, dans ce contexte
complexe, le travail littéraire et artistique de Wen Zhengming. Il s'appuie
pour cela sur une lecture précise de la totalité des textes de Wen qui subsistent, qu'il s'agisse des pièces littéraires sélectionnées par son fils Wen
Jia ^ pour paraître dans le Futian ,/«"3tB3|||, édité peu après sa mort, en
1559, ou de tous les autres textes longtemps ignorés, comme les innom406
Comptes rendus
brables textes funéraires, récemment compilés par Zhou Daozhen JWIJMJM
dans le Wen Zhengming ji | j | (Shanghai : Shanghai guji chubanshe, 1987).
Cette exploitation de la totalité des sources primaires actuellement disponibles sur Wen Zhengming modifie considérablement la connaissance que
l'on a de ce personnage.
L'ouvrage, divisé en trois parties, compte huit chapitres. Chacun est
consacré à ce qu'on pourrait nommer un cercle de relations sociales, qu'il
s'agisse de relations avec des personnes, des situations professionnelles ou
même des lieux : la famille (chapitre 1) ; les maîtres et protecteurs (chapitre 2), les « amis » et pairs (chapitre 3) ; le cercle des officiels (chapitre 4) ;
la localité d'origine du lettré, Suzhou (chapitre 5) ; les clients et commanditaires (chapitre 6) ; les subordonnés (chapitre 7) et le cercle de la postérité (chapitre 8). L'identité de Wen Zhengming est fonction de ces multiples
relations, des liens d'obligation tissés de manière différente dans chacun
des cas. Craig Clunas fournit une quantité impressionnante d'informations
sur les personnages connus ou inconnus que fréquenta Wen et sur le type
de relation qu'il pouvait entretenir avec ceux-ci.
C'est le cas par exemple du premier chapitre, dans lequel sont présentés les membres de la famille de Wen Zhengming, en particulier son
père, Wen Lin # (1445-1499), son frère aîné, mais aussi son oncle Wen
Sen m (1464-1523), ses tantes et sa belle-famille. L'auteur souligne à quel
point l'identité de l'artiste repose sur cette appartenance familiale, qui
avait été jusqu'à présent négligée car les membres de sa famille sont rarement les récipiendaires de ses œuvres. La lecture des différents textes
funéraires composés par Wen pour tel ou tel de sa parentèle montre pourtant l'importance que ceux-ci avaient pour lui, surtout dans ses jeunes
années. Certains, comme Wen Sen, furent de véritables modèles de vertu ;
d'autres jouèrent sans doute un rôle dans l'éducation artistique du jeune
homme. Clunas souligne aussi le fait que la notion de parenté était souple,
pouvant inclure des personnages pour lesquels ce lien n'est pas clairement
défini. Cette souplesse permettait des échanges de faveurs profitables aux
deux parties.
407
Comptes rendus
Les deux chapitres suivants présentent successivement les personnages avec lesquels Wen entretint des relations d'amitié. Mais il faut mettre,
comme l'auteur le fait, des guillemets au mot amitié, qui désignait sous les
Ming une réalité bien différente de ce que nous entendons par là de nos
jours. La relation d'amitié ne désigne pas nécessairement des liens
d'intimité ou de proximité entre les protagonistes. Ainsi dans le chapitre 2,
ce sont les aînés, des personnages que Wen Zhengming a rencontrés par
l'intermédiaire de son père, et qui sont devenus ses maîtres ou protecteurs,
qui sont désignés comme tels. À côté de noms bien connus, comme ceux
de Wu Kuan 2&% (1436-1504), Shen Zhou ftM (1427-1509) ou Wang
Ao 3 Î Î I (1450-1524), Clunas présente tout un réseau de protecteurs aujourd'hui inconnus mais qui semblent avoir eu un rôle marquant dans la
carrière de Wen. L'absence d'informations sur ces personnages a conduit à
les considérer comme quantité négligeable. Or l'importance ou le nombre
de textes que Wen leur adresse prouve le contraire. Cela démontre à quel
point nous sommes tributaires des sources primaires encore existantes et,
comme Clunas le répète à plusieurs reprises, combien notre connaissance
d'un personnage comme Wen est déformée par les multiples reconstructions intervenues a posteriori. La même chose vaut pour les « amis » présentés au chapitre 3, et qui sont des hommes de la génération de Wen. Les
plus proches ne sont pas les plus connus et bien des noms sont malheureusement tombés dans l'oubli. Des peintures réalisées en commun, des poèmes adressés de manière réitérée par Wen à certains de ses amis, permettent de rétablir une part de vérité. On constate ainsi que Wen faisait partie
d'un réseau dont Clunas souligne l'importance pour la carrière de Wen : le
jeune homme avait perdu son père jeune et ce furent essentiellement ses
protecteurs et amis qui l'aidèrent à se faire connaître.
Les éléments que Clunas tire de la lecture de ces textes permettent
de mieux connaître la période de formation de Wen. On comprend aussi
les mécanismes qui aidaient à la reconnaissance sociale. Clunas montre en
particulier comment un groupe d'amis lettrés entreprenait de se faire
connaître en éditant des œuvres réalisées en commun. Les réseaux amicaux ne servaient pas simplement à établir des relations d'individu à indi408
Comptes rendus
vidu, ils étaient bien souvent le moyen d'établir une réputation de groupe
qui contribuait à forger l'identité de chacun.
Dans la seconde partie, ce sont moins des relations personnelles que
Clunas examine que des situations. Au chapitre 4, il est question de la
carrière mandarinale manquée de Wen Zhengming et plus généralement de
ses relations avec les fonctionnaires de l'empire. Wen, on le sait, tenta à de
nombreuses reprises, mais sans succès, les examens mandarinaux. Grâce à
des appuis, il obtint finalement un poste subalterne à Pékin ; ce poste ne
lui permit cependant pas, comme il l'espérait, d'obtenir un grade de fonctionnaire. Clunas analyse les raisons de cet échec en proposant de renverser la perception que l'on a habituellement du problème : Wen n'était pas
un peintre cherchant à devenir fonctionnaire mais un lettré des Ming,
destiné à devenir fonctionnaire et qui se trouvait aussi faire de la peinture.
Comme tel, Wen dut naturellement prendre parti dans les querelles politiques qui agitaient la Cour, en particulier la Controverse sur les grands
rituels (Da li yi) qui concernait la question de la légitimité qu'il y avait,
pour l'empereur Jiajing, à honorer son père biologique qui n'avait pas été
empereur. Wen, tout en tentant de maintenir des appuis de part et d'autre,
fut considéré comme lié au parti des opposants à l'empereur, qui perdit la
bataille. Cela explique qu'il n'obtint jamais la promotion espérée et rentra
à Suzhou sur un échec. Wen ne fut donc pas victime d'un destin contraire
mais plutôt de décisions politiques contre lesquelles il ne pouvait rien, et
de la nécessité d'appartenir à un réseau partisan. Clunas montre aussi que
l'activité artistique de Wen ne l'aida pas - il eut même la crainte de se voir
associé aux peintres professionnels travaillant pour la Cour. La rareté des
peintures exécutées à Pékin s'explique peut-être par cette peur qu'avait
Wen d'être « déclassé ».
De retour à Suzhou, en dépit de son échec mandarinal, le statut de
Wen se modifia, comme si le simple fait d'avoir été à Pékin et d'y avoir
exercé quelque temps une fonction, même subalterne, suffisait. Wen fut de
manière répétée en contact avec les magistrats locaux ; sa renommée
s'étendit même au-delà des frontières de sa localité d'origine. Ceci écorne
l'image communément admise d'un Wen Zhengming vivant en reclus. Il
409
Comptes rendus
semble plutôt, en vérité, que, devenu célèbre, Wen ait été constamment
pris dans un réseau d'obligations sociales et officielles.
Cela est également vrai quand on examine les obligations que Wen
devait à sa localité d'origine, Suzhou (chapitre 5). Une partie de l'identité
du lettré et du peintre s'est en effet construite en rapport avec ce lieu,
conçu comme un lieu culturel plus que géographique, porteur d'une histoire que Wen évoque dans des textes célébrant des héros ou des monuments locaux. Wen honore aussi les grandes familles qui firent la gloire de
la région de Wu, ou encore évoque, dans les biehao tu S'Jif AH (« peintures
illustrant un surnom ») 2 , les domaines d'importants propriétaires. À ce
sujet, Clunas montre qu'un grand nombre de ces peintures furent réalisées
pour des personnages que Wen ne connaissait pas ; des lettres de Wen
prouvent par ailleurs qu'il répondait à des commandes précises en gérant
véritablement son entreprise artistique.
Le chapitre 6, qui ouvre la troisième partie de l'ouvrage, insiste sur
cet aspect de l'activité de Wen. Contrairement à ce que ses descendants
voulurent faire croire en omettant de publier un certain nombre de textes,
contrairement aussi à ce que des historiens d'aujourd'hui ont supputé sur
la base des sources dont ils disposaient, Wen ne se consacra pas uniquement à ses amis lettrés après son retour de Pékin. Il produisit de nombreux
textes, peintures ou calligraphies pour une clientèle qui le rémunérait. La
lecture des quelque deux cents lettres qui nous restent montre que dans
bien des circonstances, il y eut entre Wen et ses clients de véritables transactions. Clunas analyse en détail ces sources et en tire d'intéressantes
conclusions. Il distingue ainsi entre des échanges uniques, correspondant à
une demande ou une circonstance précise, et des échanges répétés permettant de mettre en place une relation stable bénéficiant aux deux parties.
Clunas remarque que plus la transaction est explicite, plus obscur est le
personnage avec laquelle elle s'effectue. Il souligne enfin un fait curieux :
bien des peintures de Wen, considérées aujourd'hui comme des œuvres
majeures, sont dédiées à des inconnus et ont été produites pour des individus qui n'avaient pas de relation durable avec lui. Ceci pose le problème
de la signification esthétique de cet « art social » : y avait-il à ce point
divorce entre les fins sociales et la démarche artistique de Wen Zheng410
Comptes rendus
ming ? Si Clunas soulève la question, son ouvrage n'y répond pas et d'une
manière générale on peut regretter le fait que la production picturale de
Wen y soit peu étudiée. L'auteur est conscient du problème, même si son
explication n'est pas convaincante. En introduction (p. 13), il invoque en
effet le manque de place pour justifier le fait qu'il n'a considéré dans ce
travail qu'une question centrale (« why does this body of objects exist at
ail ? »), laissant de côté l'autre question importante : « why does it look
like this ? ». Mais peut-on faire l'économie de cette dernière question sans
risquer aussi de ne pas entièrement répondre à la première ? Car qui veut
étudier « l'art social » ne doit pas oublier que deux termes, l'un aussi
important que l'autre, composent cette expression.
Une fois posé que Wen Zhengming produisit de nombreuses œuvres
de commande, il devient logique de s'intéresser à ceux qui furent ses disciples et ses aides, et même, aux artisans qui travaillèrent pour lui. Clunas
montre (chapitre 7) que le statut de disciple pouvait, comme celui de parent ou d'ami, varier : on compte dans ce groupe des membres de la famille mais aussi des mécènes et des intermédiaires. Ici encore, les regroupements effectués après la mort de Wen semblent différents de la réalité et
Clunas s'attache à distinguer la nature des relations que chacun entretint
avec le maître. Il apparaît ainsi que si Chen Daofu MM.W. (1483-1544) fut
un ami et un disciple, Qian Gu t$| fê (1508-1578) fut plutôt un « pinceau
d'emprunt » (daibi f^i|:) ou, pour le dire crûment, un « nègre », réalisant
des peintures à la place de Wen.
Le dernier chapitre examine la façon dont s'est peu à peu construite,
après sa mort, l'identité artistique de Wen. Car, il faut insister là-dessus, de
son vivant Wen Zhengming n'était pas considéré comme un artiste ; ses
compositions littéraires ou picturales étaient même recherchées parce que
leur auteur n'était pas un peintre. Ce n'est qu'après sa mort que le lettré
Wen Zhengming devint le peintre célèbre que l'on connaît. Clunas examine, à partir des différents textes (nécrologies ou hommages posthumes,
biographies) composés dans les années qui suivirent sa mort, le processus
qui aboutit à une telle modification. Il montre en particulier comment
certaines anecdotes furent utilisées par ses biographes pour forger une
411
Comptes rendus
nouvelle identité : celle de l'artiste reclus, malheureux aux examens, pur
dans un monde décadent. Dans ces textes, la figure de Wen est coupée de
son contexte familial et social, et ses activités artistiques prennent une
importance de premier plan alors qu'il apparaît clairement que Wen,
comme tout lettré de son temps, faisait partie d'une multiplicité de réseaux
et se reconnaissait dans une multiplicité d'activités sociales, la peinture
n ' étant qu ' une d ' entre elles.
Mais les descendants de Wen ne sont pas seuls à avoir construit sa
postérité artistique. Lui-même y contribua. Pour essayer de comprendre
comment, cinquante ans après sa mort et pour plus de cinq siècles, Wen
Zhengming devint connu essentiellement comme peintre et calligraphe,
Clunas s'interroge sur la circulation de ses œuvres et la question des copies. L'analyse qu'il propose est intéressante. Selon lui, on peut considérer
qu'il existait pour des lettrés aussi sollicités que Wen Zhengming un mode
de production picturale s'apparentant à ce qui se faisait dans les ateliers
des peintres artisans : le maître formait des disciples qui étaient souvent
chargés de réaliser de multiples copies de ses œuvres. La signature de Wen
Zhengming n'était pas la signature d'un individu mais une marque de
fabrique. Les œuvres de Wen furent certes créées dans le contexte particulier de transactions sociales étudié par Clunas ; mais elles furent tout aussi
rapidement décontextualisées, devenant des biens de consommation destinés à circuler. Le paradoxe est que cette décontextualisation fut rendue
possible par Wen lui-même, dans la mesure où il employa des peintres
fantômes, orchestrant la diffusion de ses œuvres et de sa marque de fabrique.
En conclusion, on ne saurait trop insister sur l'importance de
l'ouvrage de Clunas, qui renouvelle complètement notre connaissance de
Wen Zhengming. L'ampleur du travail effectué doit être saluée.
Il nous faut néanmoins émettre quelques réserves. On peut d'abord
regretter l'absence d'un index des termes chinois et des notions analysées.
On remarquera ensuite que Clunas, en s'efforçant de proposer une étude
moins tributaire des méthodes de l'histoire de l'art occidental, omet de
mentionner que certains aspects de la culture Ming ne sont pas spécifiques
à celle-ci. C'est le cas de la question de la signature de l'artiste devenant
412
Comptes rendus
une marque de fabrique, ou plus généralement de la figure de l'artiste
entrepreneur, questions largement étudiées pour l'art européen. Une autre
critique tient à la forme de l'ouvrage. Clunas a souhaité, ajuste titre, nous
livrer les noms de nombreux personnages, connus ou inconnus, ayant
entretenu une relation avec Wen. Ce faisant, il met à notre disposition une
documentation d'une grande richesse. Mais ces informations, disséminées
dans le texte, sont difficilement utilisables. L'index des noms en fin
d'ouvrage ne pallie que partiellement ce problème. Sans doute aurait-il
fallu une annexe plus longue, avec des biographies détaillées des personnages, un exposé de leurs liens avec Wen Zhengming et des indications
concernant les principales sources où ils apparaissent. Cette annexe aurait
même pu prendre la forme d'un « dictionnaire de Wen Zhengming » ; elle
aurait permis de recentrer le texte principal sur les idées et réflexions de
l'auteur. En effet, et c'est la dernière critique, les analyses de l'auteur,
noyées au milieu de ces nombreuses et précieuses informations, sont rendues moins percutantes. On aurait souhaité aussi que Clunas prenne le
temps de synthétiser certaines idées, qu'il en développe d'autres. En particulier, la question des obligations sociales, sur laquelle s'appuie son travail,
est peu théorisée, sinon en introduction, où sont mentionnés des travaux
d'anthropologues de la Chine ; mais dans le reste de l'ouvrage, on ne
trouvera guère de développements consacrés à ce phénomène. Même
l'expression élégant debts, empruntée à Wen Zhengming, n'est pas expliquée. Parfois, l'angle d'analyse choisi paraît bien artificiel : lorsque Clunas ouvre le premier chapitre, consacré au cercle des relations familiales, il
s'interroge en passant sur les cadeaux que le nouveau-né Wen Zhengming
aurait pu recevoir. Cette approche se justifie sans doute aux yeux de Clunas parce qu'elle lui permet d'éviter d'écrire une monographie, mais le
genre monographique est-il à ce point répréhensible ? Ne mériterait-il pas
d'être repensé à l'aune des exigences méthodologiques que Clunas propose pour l'histoire de l'art chinois, et qu'il nous paraît en effet nécessaire
de prendre en compte ? Clunas avait, à vrai dire, à la fois la matière, les
compétences et les exigences théoriques pour réaliser une superbe monographie sur Wen Zhengming. Une telle étude aurait par exemple permis
413
Comptes rendus
d'accorder davantage de place aux peintures de ce grand lettré, à la fois
comme documents pour une analyse sociale et comme œuvres d'art.
En dépit de ces réserves, Elégant Debts reste extrêmement stimulant,
d'une part en raison des informations très riches qu'il apporte sur Wen
Zhengming et les cercles lettrés de son temps, d'autre part en raison d'une
approche méthodologique nouvelle qui invite à réfléchir à la manière dont
on peut étudier l'art chinois et, plus généralement sans doute, la civilisation chinoise.
1
Voir Denis C. Twitchett, « Chinese Biographical Writing », in W. G. Beasley
et E. G. Pulleyblank (éd.), Historians of China and Japan, Londres, New York,
Toronto : Oxford University Press, 1961, p. 110.
2
II s'agit de peintures qui évoquent un personnage en représentant les éléments
(plantes, paysage, etc.) qui composent son surnom, un peu à la manière d'un
rébus.
Anne Kerlan-Stephens
CNRS, UMR 8583
Centre de recherche sur la civilisation chinoise
Michael Marmé, Suzhou. Where the Goods ofAll the Provinces Converge,
Stanford : Stanford University Press, 2005. xii-369 pages.
Except for Peking, or possibly Nanking, Suzhou is probably the most
famous Chinese city among économie, social and cultural historians. A
book on Suzhou, therefore, is very welcome indeed, and it is rather surprising that no earlier Western monograph has been devoted to the général
history of this city. A full treatment dealing with Suzhou in ail its various
aspects would hâve been clearly impossible for a single book, however,
and it is therefore only fair to start any review with a treatment of what
Michael Marmé wanted to accomplish in his book, in contrast to ail the
other books which may, and probably should, be written on Suzhou.
Marmé gives his own reasons for writing about Suzhou: it was for a long
time during the Ming and Qing periods the largest non-capital city of the
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
world (a perhaps debatable point, in view of the lack of reliable statistics);
it was an intensely urban corner of a vast agrarian empire; and during the
Ming period China was transformed into a Suzhou-centered world System.
His book has the following chapters (I list only the subtitles, more
informative): Introduction; 1. Suzhou and its hinterland in the Ming; 2.
Suzhou to 1367; 3. Suzhou under Hongwu; 4. Suzhou, 1398-1430; 5.
Suzhou from Zhou Chen to Wang Shu [1430-1484]; 6. Economy and
society in fifteenth-century Suzhou; 7. Suzhou's élite and the rise of Wu
School culture; 8. Suzhou, 1506-1550; Epilogue: Suzhou from the wokou
crisis to the fall of the Ming; Conclusion. There are two appendices, one
on population and one on examination graduâtes.
In essence, Marmé's book is a socio-economic history of Suzhou
during the first two Ming centuries, described mainly through the analysis
of the state's tax structure and its conséquences in Suzhou préfecture. This
largely économie approach is combined with a few chapters on society, in
which a sample of patrilines is investigated in order to show how individual households experienced this history. Suzhou as an actual urban city is
touched upon rather summarily: questions such as how the city related to
the state apart from its tax structure, or how it was governed locally, are
barely touched upon. For example, there is no discussion on the possible
influence on governance of Suzhou's uncommon situation where one
prefectural and two county yamens existed within its city walls, each with
its own separate hinterland. Marmé ends his book when the first problems
of the wokou pirates arise, and with the (in his view) concomitant beginning of urban social control by dahang gang members. In his conclusion,
Marmé places Suzhou's early and mid-Ming history within a larger MingQing framework, in which he again stresses the importance of particular
state tax régulations that forced Suzhou to commoditize. Finally, Marmé
concludes with a comparison of Suzhou's development with that of
Europe's post-medieval cities: China is seen as a "proto-industrial," but
not necessarily proto-capitalist imperium, since its élite did not seize control of, nor tried rationalizing the production process. In thèse comparisons
between China and the West, Marmé on the one hand largely equates
China's development with the Western model of "Smithean growth" (Le.,
415
Comptes rendus
commoditization), except for the fact that its économie actors were not
atomized individuals but households. On the other hand, Marmé favors
those authors who classify the Ming period as "late impérial" over those
who call it "early modem," because of the continuous dominating effect
state structures had on the development of market forces.
As for Suzhou's économie importance, in his introductory remarks,
Marmé is careful not to see Suzhou's central status as eternal, or preordained: he makes some welcome comparisons with Hangzhou, or even
Huzhou. Suzhou was chosen by Zhang Shicheng as a capital in late Yuan
times, apparently partly because it had by then gained weight vis-à-vis
Hangzhou and Ningbo, since unlike the latter cities Suzhou had capitulated to the Yuan without a fight. However, as Marmé convincingly shows,
that dominance was not secure at ail; if the Ming had been really as hostile
to Suzhou as many traditional accounts would hâve it, Suzhou's newfound eminence could hâve been as ephemeral as Zhang Shicheng's was.
Nor does Marmé suppose the économie development of Suzhou's hinterland as having culminated in the Ming, after it presumably had achieved
its dominance over China: there was still further development to come, for
example in water management. In Marmé's actual description of the économie development from Song to mid-Ming times, however, one would
wish perhaps for some more critical analysis: in the lists of "important"
processed and semi-processed goods mentioned by Marmé ("embroidery,
the mounting of pictures, pottery-making, copperwork, printing, lacquerwork, wine-making, the weaving of mats, rattan pillows, gauze caps, fine
brushes, jade carvings, food products - plus silver work, needles, iron
work, tin work, wood work, tile-making, fine paper, lanterns, fan bones,
gauze towels, willow chests, cattail-rush shoes, jewelry, antiques, and the
copying of books and pictures"), one would like to know which were
crucial, which were secondary; which were culturally, which were economically relevant; which were both? For instance, it is obvious that
amongst thèse various endeavors, the textile industry was of primary importance, and Marmé makes the point, of which I was not aware, that there
were - temporary - climatic reasons why cotton had to be processed in
Jiangnan rather than in Northern China (p. 137). However, when in his
416
Comptes rendus
account the spread of cotton is stated as having started in the Yuan in
northern Suzhou and Songjiang préfectures, but when its commercial
importance is somewhat surprisingly dated only to the Ming, one would
like to hâve been provided with more detailed explanations.
During the early Ming period, the well-known pressures put on
Suzhou at the beginning of the Ming by Zhu Yuanzhang could hâve been
maintained, in Marmé's view, if a Zhu Yuanzhang-like emperor would
hâve succeeded the founder. Marmé relativizes their impact, however, and
describes in détail Suzhou's vicissitudes under subséquent emperors and
state régulations; he then dates the nadir of Suzhou's fortunes to the early
fifteenth century. Within this early économie history, Marmé is not always
consistent: there are fréquent sentences stating that Suzhou ("and the surrounding préfectures") bore the highest levels of land tax in the empire,
while other data are presented that show that such was not strictly true in a
relative sensé. In gênerai, however, both gênerai policies, which continued
to stress agricultural taxes, and their unintended opportunities for évasion,
tended to favor a trend toward increased commercialization throughout the
necessary fifteenth-century reforms, helped by Suzhou's closeness to a
foreign market. Exactly because of the importance of Suzhou's agricultural taxes for the state, the crown's fortunes remained hostage to the
économie well-being and minimal coopération of the prefecture's most
heavily taxed landholders.
In Suzhou's agricultural history in particular, Marmé makes a consistent effort to présent quantitative data to back up his narrative, or he
déclares honestly that they are lacking. However, as soon as social trends
are commented upon, his touch with reality seems less assured; the discussion on tax captains, for example, seems to me more based upon what
should hâve happened theoretically, rather than what we know did happen.
Marmé claims that Suzhou achieved hegemony in China by the late
fifteenth century (p. 143), because the Ming state's policies triggered
Suzhou's commoditization, and the sale of thèse Suzhou products caused
the articulation of marketing hiérarchies elsewhere. Basic to this hegemony, in addition to rice, was silk, and Marmé gives us some glimpses of its
market. His treatment remains centered on the agricultural background,
417
Comptes rendus
however, and not on the manufacturée! products or their organization: in
this silk industry, for example, we are only told that the rotating scheme at
the state silk factories left registered artisans (but presumably not their
looms, which would be used by their replacements) free to pursue weaving
for the market, not how that production for the market was organized or
financed.
Overall, there are two main issues within Marmé's gênerai narrative
and analysis which in my view are not treated completely satisfactorily.
One of thèse centers on the définition of "Suzhou": Marmé too easily
moves from a narrow Suzhou-as-the-city, to a broader Suzhou-as-thewhole préfecture, even to the point that sometimes Suzhou seems to stand
for the Jiangnan area as a whole. It is often not clear which Suzhou he
means in a particular context, or how thèse three Suzhous are related,
whether they are integrated, develop along parallel Unes, or in opposition
one to another; whether what is good for Suzhou in one sensé is good (or
bad) for Suzhou in another sensé. Marmé sometimes uses aspects of
Suzhou as the préfecture, when actually wanting to explain Suzhou the
city. This is perhaps one of the reasons why the explanations given for the
development of Suzhou read more or less like the same explanations possible for the development of any city in the Jiangnan area. What is spécial
about Suzhou city in particular is often not clear.
The second issue is perhaps more crucial, and is related to in my
view the most questionable premise in the book. To what extent did
Suzhou indeed constitute the hégémonie center of a world system? We are
apparently asked to concur in such a view without questioning it; there is
no discussion in the book of whether China actually did constitute such a
hierarchical world System, nor of Suzhou's place therein. Now, the original définition of a center's "hegemony in a world system" usually invokes
the control by that center of capital, not necessarily industrial, but certainly
mercantile. However, rightly or wrongly, Marmé tends to give reasons
why there was no such controlling capital at ail in China during Ming and
Qing times, a fact which should immediately raise questions about the
validity of the premise. For example, in the silk industry, which he sees as
central to Suzhou's "dominance", Marmé states that "merchants were
418
Comptes rendus
unwilling to advance large sums to those whose skill (and honesty) might
prove wanting," and at another point (p. 135) he says that scarcely anyone
would argue that Suzhou had a bourgeoisie class that "consciously and
consistently attempted to take direct control of the économie process and
rationalize it to maximize the return on their capital". But if this is completely true, what kind of hégémonie control did Suzhou possess over "its"
world System? Indeed, not much évidence is presented for the argument
that Suzhou during Ming times managed to get control over preexisting
markets in rice or tea or sait, nor is there much proof that thèse agricultural
products, in as far as they originated in Suzhou's hinterland, were sold
throughout China; other areas in China seem to hâve sold similar products.
As for manufactured products, it is difficult to see the lanterns of Suzhou
triggering off rice production around the Dongting Lake in Huguang, even
if at times Marmé seems to assume there exists such a connection. There
clearly are many other cities, agricultural régions, and merchants groups
outside Suzhou that were successful in one way or another, and within
Marmé's book itself many such counterexamples are mentioned. Whether
"dominance" was crucial in such a structure is problematic. Even the
question whether Suzhou was completely dominant in Jiangnan is doubtful
on the basis of many passages in this very book, and Suzhou's place in, or
trade with the remainder of the Yangzi delta is barely mentioned. As one
example, the cotton cloth merchants guild in Linqing was composed of
merchants from Jiading, Kunshan and Suzhou, not Suzhou alone - and we
are not told whether such a fact matters or not.
Now, Marmé does treat the question on whether there is any évidence of capitalism is China, and he defines "capitalism" strictly and
narrowly as the reinvestment of économie profit in the productive process.
And while he would agrée with describing mid- and late-Ming Suzhou
préfecture as "proto-industrial," he dénies that such a situation naturally
would develop into industrialization and/or capitalism, despite its unfortunate name. This is not an unreasonable position to take, perhaps; but I am
not sure how it can be squared with Marmé's "world System" approach.
Braudel and Wallerstein, of course, by positing world-economies before
any "pure" capitalist stage, insist on the invalidity of distinguishing
419
Comptes rendus
sharply between commercial capital and productive, "capitalist" capital,
and hold that it is exactly the dominance of commercial capital by the
center cities, from Antwerp to Amsterdam to London, which makes a
world System a world system. In one note (ch. 6, n. 26, p. 293), Marmé
argues that "commercial capitalism" is an oxymoron; perhaps, but why
then using such terms as "world system" and "hegemony" which are based
upon that concept? Capital, commercial or otherwise, and hégémonie
dominance, économie or otherwise, seem to me to be intrinsic to any concept of "world system". We hear a little bit, much too little, on the activities of Dongting merchants outside Suzhou, but we are not really told
anything on whether their wealth in Suzhou was used in any way to dominate anything anywhere. They are described as rich merchants with a
strong local base; but, clearly, there are other such merchants groups in
China. China was a large economy, well integrated in various ways; but
from this book no Suzhou dominance is visible, not by the city's local
Dongting merchants, not by possible other groups sojourning in Suzhou,
such as the Huizhou merchants. Perhaps, if we take into considération also
other merchants groups outside Suzhou (not in the least the Shanxi sait
merchants sojourning in Yangzhou), we should imagine a picture rather
différent from the centered, hierarchical world system model; an integrated
network, perhaps, with centers which seem to hâve weight, but no clear
dominancy. Perhaps, China was différent. And perhaps, rather than Antwerp, Amsterdam or London, Suzhou was Rome, or merely Florence, a
cultural center rather than the only économie one.
At times, the two issues I outlined hère corne together: when
Suzhou's commercialization spreads out to the countryside, Marmé sees
that as a great problem for "Suzhou" and its population (hère apparently
the city intra muros), as if the agricultural commercialization in Suzhou's
countryside and the development of commoditized manufacturing in the
city had not been intrinsically linked from the beginning. And if really
Suzhou-the-city was in trouble because its manufacturing moved to its
own countryside, would that not mean that Suzhou was not completely
dominant even over its own hinterland? It is therefore very difficult to
understand, in the absence of any structural changes, how suddenly it
420
Comptes rendus
came about that in the sixteenth century "Suzhou's traditional markets
were saturated, its traditional specialties faced increasing compétition, its
merchant networks were decaying, and a hungrier, more agile group of
competitors was better placed to exploit emerging opportunities" (p. 198),
even while Suzhou presumably remained the center of the Chinese world
System.
Thus, I don't think that Marmé convincingly demonstrates that
Suzhou was the undisputed center of a "world system." And in fact, comparisons with other candidate cities are conspicuously lacking. To some
extent, Marmé shows only how, against the spécifie background of the
Ming financial structure, a commercial city could develop in Jiangnan, but
what made Suzhou différent from other cities such as Jiading, Songjiang,
or even Nanjing, remains undiscussed.
Now, Suzhou is, of course, much more than just an économie center,
as Marmé himself acknowledges: Suzhou is and was traditionally also
seen as either "the epitome of sophistication or as the nadir of décadence."
However, the history of the cultural and social dominance of Suzhou and
its urban society (and hère the word "dominance" is, I think, not too strong
to use), is not at the center of Marmé's book; it should be the subject of a
book another author should write. Yet, I am not sure that Marmé is as fully
aware as he could hâve been of the implications of this cultural and social
dominance of Suzhou on other parts of China, not in the least on the capital, including its politicians. It seems that for Marmé the opposition between on the one hand the state and on the other hand Suzhou society is
almost absolute. We do not find in this book the local Suzhou élite, including current and ex-officials, influencing officiais at court on behalf of their
own group, such as we know was fréquent from other sources: Marmé
does not really look for such links between court and local society, even
not when at one instance he points out that a leading Suzhou scholaroffïcial played a prominent rôle in the restoration of Zhu Qizhen (i.e.
Yingzong). Mirroring the lack of detailed discussion of Suzhou merchants
outside Suzhou, there is hardly any mention of the présence of Suzhou
people at the capital, in the government, or as magistrates elsewhere.
(There is one particularly deliciously put sentence, though, in one of
421
Comptes rendus
Marmé's notes - ch. 7, n. 4, p. 299, where he writes that "Most marriages
in Ming Suzhou were between individuals from the same or a neighboring
district - even when one had to go across half the empire to marry locally.") Only in passing does Marmé mention local Suzhou pétitions to the
court in order to retain a particular magistrate. Similarly, why certain
magistrates were called "illustrious officiais" in Suzhou gazetteers is not
problematized; Marmé just accepts that as being objectively true. Were the
- astonishingly fréquent - tax remissions given to Suzhou indeed only due
to the high gênerai level of magistrates from elsewhere serving selflessly
in Suzhou, as Marmé leads us to believe? Or were there other factors of
influence at work?
As for culture and society, in this book the cultural and social worlds
are very much secondary to the économie world, and follow unproblematically from it. Socially, Marmé does treat in some détail the "local élite"
(with a discussion on the relative merits of family, wealth, virtue, degrees,
and culture), and présents some interesting findings: stratégies to convert
social, cultural and material resources into structural dominance of local
arenas seem strictly limited to the household, and hardly go beyond that
household despite the rhetoric in généalogies; there is a distinct absence of
intralineage coopération. Yet, the strata treated by Marmé seem to me to
be well below the cultural Suzhou élite we usually meet in other sources;
indeed, there are fréquent suggestions that Marmé's local élite is barely on
the same level as the shidafu, the "cultured gentlemen" who otherwise are
absent from Marmé's social-cultural discussions. For a full view we would
need an intégration of both strata. And while Marmé states that the local
élite relied increasingly on commerce, money-lending, and rent, we unfortunately are only given some évidence of the fïrst of thèse three factors.
If I sound critical, or at least skeptical, about some parts of this book,
I must state unequivocally that there are also many aspects I particularly
like in Marmé's book, especially when comparing it with other discussions
on socio-economic developments during the Ming period. Especially in his
agricultural treatment, Marmé clearly makes an effort to build his data
from the ground up, and tries to présent quantitative évidence as much as
possible; and if it turns out that even for such a central région or place as
422
Comptes rendus
Suzhou we hâve insufficient data, that is honestly acknowledged, and
Marmé makes ingenious efforts to get around the existing deficiencies.
And such gaps turn out to be surprisingly large in comparison with what
Western historians usually deal with: it is e.g. very difficult to get a reliable population figure for Suzhou in Ming, or even later times. Marmé
admirably does not hide such problems. His sometimes hésitant quantitative statements, his sometimes more, sometimes less persuasive models to
guesstimate, are more congenial to me than those "facts" repeated ad
nauseam in similar works that are never checked for accuracy.
Another aspect I like in this book is that Marmé has really tried to
make an historical narrative out of the socioeconomic development of
Suzhou. With this I mean that there is in this book no one single "Ming"
structure against (or similar to) one "Qing" one: each décade is différent
from the décade before, new situations in one period arise out of factors
identified for the earlier period, and even when at some structural level
certain aspects remain similar, on other levels, and for the individuals
involved, they are différent. I find that a major contribution, even if the
occasional dearth of sufficient material, or the bias of the sources which
are available, means that we hâve to connect dots spaced widely apart, and
that one author's filling in of the blanks may differ from another's. In this
regard, Marmé knows quite well that certain genres are written for a particular purpose and cannot be accepted without questioning, and he devotes some pertinent paragraphs to that subject. He also rightly points out,
however, that even when a writer deploys clichés, he still has to choose the
formulas, and that within the gaps that separate one text from another a
historian might very well find important dues for his research.
Marmé is also very good in declining to use certain standard descriptions to illustrate his historical narrative. One could otherwise hâve written
a hagiography of Suzhou even in problematic times: "Contemporaries
often recognize what is not true, however. In ail but the worst of times,
Suzhou dazzled visitors and impressed natives. They employed the same
evoCative (if imprécise) phrases to describe a shifting reality" (p. 128). He
therefore digs up what he can in order to describe the actual historical
423
Comptes rendus
movement of factors such as absenteeism, the subdivision of polders,
urbanization, or the spread (or not) of prosperity to the countryside.
Thus, there is much to like in this book. I do wish to end with one
gênerai statement, however, about the overall conception of the book.
Judging from footnotes that refer to his dissertation, as well as from passim statements in the book, it is clear that Marmé has done much more
quantitative modelling work than, I venture to guess, he was allowed to
publish in this book. For example, Marmé's short theoretical treatment of
how and why he created his sample of patrilines is quite interesting; but it
is clear that he has subjected that sample to a larger quantitative analysis
than we are provided with. The fréquent références to models discussed
and presented in his earlier Ph.D. thesis, and the inclusion at other spots of
overly simple, undergraduate-level introductory statements, make one
wonder whether Marmé met with one of those editors who no longer want
books "too specialized for a gênerai reader." Writers, and readers, will
hâve to suffer; I, for one, would hâve loved to see the detailed quantitative
models of Marmé's dissertation reproduced in this book.
Martin Heijdra
Princeton University
Shen Grant Guangren, Elite Théâtre in Ming China (1368-1644), London, New York : Routledge, 2005. xv-187 pages
Ce travail, à maints égards singulier, semblerait devoir s'inscrire parmi
ceux - sur l'art et l'histoire de la mise en scène de l'opéra traditionnel
chinois - qui ont suivi la mémorable représentation du Pavillon aux pivoines en 1999 dans diverses grandes métropoles. Il n'en est rien puisque
l'ouvrage est une mise à jour tirée de la seconde partie d'une thèse soutenue en 1994, intitulée Théâtre Performance during the Ming Dynasty.
Chargé de cours d'histoire du théâtre à l'Université nationale de Singapour,
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
l'auteur se présente comme metteur en scène, spécialisé dans le théâtre
qualifié de Asian, ce qui englobe Inde, Chine et Japon.
L'étude entend ne prendre en compte que les représentations dites
privées, jia ^ , qualifiées « de l'élite », eu égard à leur haut niveau de
professionnalisation, cela dans le cadre du règne officiel de la dynastie des
Ming. L'exposé se déploie en treize sections qu'il y aurait peut-être eu
intérêt à regrouper en plusieurs parties différemment articulées : les deux
premières font office de bilan, l'une historique du genre, l'autre état des
études. Les sections 4 et 5, consacrées aux comédiens, origine et formation,
sont encadrées par l'examen de la situation des propriétaires de troupes
privées et par celle de l'état de leurs relations avec leurs employés. Ensuite
s'insèrent deux sections prenant en considération la sensualité des spectacles. Les sections 9, 10 et 11 s'attachent au chant, à la gestuelle et à la
direction d'acteur. La mobilité de l'espace assigné à la représentation est
traitée à l'avant-dernière section, la dernière se consacrant aux principes
théoriques de l'art de la mise en scène.
L'auteur se targue d'avoir ainsi présenté pour la première fois une
introduction systématique à l'art de la mise en scène à l'époque des Ming
en examinant quelque 1 700 volumes de documents et en assistant à une
centaine de représentations d'opéra traditionnel chinois, sans compter ses
recherches sur le terrain des bâtiments d'époque Ming, outre la sensibilité
que lui aurait procurée son expérience de metteur en scène de zaju, kabuki
et Sanskrit dance drama.
L'exposé fait principalement appel aux témoignages des lettrés passionnés de théâtre-opéra. Aussi prend-il parfois l'allure d'une marqueterie
de citations commentées, traductions où l'on ne peut que se féliciter que le
texte d'origine soit souvent reproduit proposition par proposition. Il s'agit
généralement de considérations, souvenirs, anecdotes ou échos de controverses, nullement de renseignements concrets sur les contraintes de la mise
en scène de représentations d'opéra à la chinoise et moins encore sur les
particularités, à l'époque des Ming, du chant, de la diction, de la gestuelle
ou du costume. L'auteur donne à penser qu'il n'y en aurait pas digne
d'être mentionnées : « AU his works [de Wei Liangfu] evidenced the same
425
Comptes rendus
rich, subtle and charming style that enjoyed a stage life of 450 years and is
still a part of the living théâtre today » (p. 7).
Bref, ces textes ne nous mènent en général ni dans les coulisses ni
sur la scène où se déroule la représentation. Il y reste certes beaucoup à
glaner : ainsi le recrutement des futurs comédiens de préférence avant
l'âge de cinq ans, utilisables à partir de dix ans et jetables à vingt ans
(p. 67), ce qui nécessitait l'embauche de nourrices, en particulier pour
veiller à bander les pieds des petites filles (p. 48), consommables à partir
de 13 ans (p. 70). La rigueur de l'entraînement n'empêchait le développement de liens affectifs entre le propriétaire et les membres de la troupe,
comme l'établit la section 6 (p. 58-67).
Le premier problème que soulève l'ouvrage est la validité d'une démarche chronologique subordonnée au découpage par tranche dynastique.
Le deuxième est celui que pose le genre défini par le mot « élite », pratiquement identifié à un nombre restreint de chuanqi ou de transformations
en chuanqi, appartenant au répertoire du kunqu. Le troisième problème
concerne les conclusions que l'on peut tirer de la documentation. Il serait
fastidieux d'entrer dans le détail des points contestables, le plus évident,
peut-être, étant la démonstration de la section 8, « The play as foreplay ».
On serait porté à opposer à l'effet d'excitation à celui de la purgation que
n'ignoraient pas les lettrés de l'époque : l'on s'étonne que Xie Zhaozhe
(1567-1624) et son fameux Wu zazu S f l ^ E ne soit mentionné nulle part ! .
À cela s'ajoute un usage maintes fois déroutant de la langue anglaise.
Peut-on écrire que « Ming chuanqi diverged from Yuan zaju » pour annoncer deux pages plus loin : « Ming chuanqi, instead of growing out of
Yuan zaju, evolved from nanxi » (p. 2 et p. 4). Ailleurs on ne sait trop si le
problème est de fond ou de forme : « Almost ail known private troops
owners belonged to three privileged social strata : sait merchants, head
eunuchs and literati. » (p. 22). Dès le paragraphe suivant, l'auteur paraît
conscient de la nécessité de corriger literati par hauts fonctionnaires ayant
obtenu le grade àtjinshi. Mais plus loin : « The new economy of the Yuan
Empire, however, did not forsake Confucian scholars as did the government. It provided a variety of job options to them in its booming entertainment industry... » (p. 33).
426
Comptes rendus
S'agit-il d'une vision anachronique des choses ? Elle se double
d'une propension à forcer les rapprochements dans l'espace aussi bien que
dans le temps. Faut-il souscrire à cet énoncé de la p. 2 et ses conséquences :
« The development of traditional Chinese théâtre followed a pattern remarkably similar to that of Western théâtre. » ?
Le souci de sous-estimer les disparités pousse à négliger des questions fondamentales. Le théâtre chinois est tout entier lyrique. Le mot
traduit par dancing désigne en fait la gestuelle. Les actrices ont les pieds
bandés. Comment dansent-elles ? Que se passe-t-il quand au milieu du
XVIIe siècle les femmes sont exclues de la scène, du moins théoriquement ?
On n'en souffle mot.
Par contre, les protestations de l'auteur du Pavillon aux pivoines
contre les divers arrangements que d'autres dramaturges lui firent subir
deviennent ainsi un « Tang-Shen debate » (Shen désignant Shen Jing)
comparable à la bataille d'Hernani (p. 112-115). Par ailleurs, Shen Guangren considère la controverse comme un combat entre metteurs en scènes
et dramaturges se soldant par la totale (sic) victoire des premiers. Une note
nous précise que la bataille d'Hernani n'eut de cesse qu'au bout de la
cinquante-cinquième et dernière représentation. Qu'en était-il de la pratique chinoise ? Rien de nature à nous éclairer sur ce point. La question
n'est pas abordée si ce n'est pour souligner le but non-lucratif de ce théâtre
« of the élite, by the élite et for the élite » (p. 22) : « The Ming taboo had a
lasting impact. Li Yu (1611-1679) troupe's tours were alleged to solicit
sponsorship, despite the fact fhat he was a director, playwright and critic of
national and international famé... » (ibid.)
À cette exaltation de la notoriété de Li Yu qui ne laisse pas d'être
anachronique, ne faut-il pas opposer la citation d'un passage du journal
d'un amateur éclairé tel que Qi Baojia (1602-1645) ? Il y note avoir assisté
tous les deux ou trois jours à des spectacles chantés de genres différents.
Certainement pas tous de l'élite ! On aurait souhaité connaître les sources
qui permettent d'affirmer que le théâtre de cour fournissait des spectacles
sans fin à la gloire de l'empire et du monarque (cf. p. 26-28).
Peut-on généraliser à partir d'un jugement de Li Yu que les troupes
dites commercial, incapables de comprendre un texte de l'élite, l'auraient
427
Comptes rendus
rendu insipide et ennuyeux (p. 28) ? De quel genre relève cette pièce de
109 scènes ou actes dont le titre, Quanshan WlW (Encourager au bien),
semble plutôt désigner sa nature édifiante ? La citation de Qi Baojia (p. 27)
ne signifie peut-être pas mépris de cette littérature populaire. Les lacunes
de la liste de références limitée à l'anglais et au chinois montrent que la
question complexe des rapports entre romans et théâtre n'a pas été abordée.
L'absence des classiques inventaires de Fu Xihua 2 révèle un autre problème : combien de ces milliers de pièces passeraient ce « test of the total
théâtre of Ming chuanqi opéra (p. 53) ? Est-ce que ces centaines de zaju
n'étaient jamais joués ? Quel rapport établir entre pièces à jouer et pièces à
lire ? La multiplicité des éditions atteste l'importance des secondes. Bref,
ce théâtre dit « littéraire » l'est bien plus par le fait qu'il est lu et non monté sur scène.
Certes l'auteur nous a prévenu qu'il n'examinerait pas cet aspect du
théâtre. Mais n'y aurait-il pas lieu d'aborder celui de la langue, le mandarin du Nord ou du Sud étant d'exercer alors une domination sans partage ?
Autre question, liée à la réalité des représentations, l'usage de ne jouer que
des scènes choisies, plus ou moins remaniées, extraites de pièces différentes. Les premiers recueils imprimés du genre remonteraient au moins à la
fin des Ming 3 .
Alors que les auteurs le plus souvent cités, Li Yu et Zhang Dai
(1597-1681 ?) en débordent le cadre, n'est-il pas artificiel de chercher à
doter ce règne dynastique multiséculaire d'une immutabilité fictive, au
point de justifier le débordement en invoquant en note la résistance des
Ming du Sud jusqu'en 1683 et de réaffirmer : « However, virtually ail the
théories and practices explored in this book are identical to those of the
fading Ming théâtre but not those of the emerging Qing drama » (p. 176,
n.2)?
Ne valait-il pas mieux de l'admettre ? La vogue des troupes privées
ne semble pas coïncider avec le règne des Ming mais plutôt avec cette
période de l'histoire littéraire chinoise qualifiée de wan Ming Qing chu.
On en comprendrait mieux la naissance et le déclin en se plaçant dans ce
cadre pour en sonder les paramètres.
428
Comptes rendus
Il apparaît difficile de suivre le faux problème que pose l'auteur dans
l'analyse de la théorie de la performance de Pan Zhiheng $f5l@ (15561622) qui en vient à occuper le chapitre final tout entier. Censément incontestée et unanimement approuvée par lesdits literati leaders (cf. p. 166),
ladite théorie emprunte une partie de sa terminologie à Zhuangzi, le « jene-sais-quoi » qui s'ajoute à la perfection de l'exécution, ce dont tout
mélomane ne disconviendrait pas. « The discrepancy between their theory
and the Ming context may suggest the theory's pre-Ming origin, a dérivation from and désignation for non-Ming circumstances and, as can be
expected, a certain collision with the Ming context. The discrepancy between the theory and its supposed Ming context, on the other hand, would
suggest the theory's disguised Ming nature... » (p. 163).
Il est difficile de se défendre parfois d'un certain sentiment de porteà-faux quand une étude sur le théâtre lyrique, fût-il chinois, entend se
placer en deçà de la musicologie (p. 54). Il n'empêche que l'ouvrage, muni
d'un index assez détaillé, ouvre la voie à la connaissance d'un grand nombre de textes peu connus et souvent difficiles à traduire, outre le nombre
d'éditions rares ou privées qui figurent dans la liste des références, ainsi
cette édition dite en 46 volumes de Tang Xianzu.
1
Voir Wu zazu,j. 15, Beijing : Zhonghua shuju, 1959, p. 446-447.
Fu Xihua fllfjlrlfl, Mingdai chuanqi quanmu, Pékin, 1959 (950 items dont
332 anonymes) et Mingdai zaju quanmu, 1958 (523 items dont 174 anonymes).
3
À en croire Yan Changke, dans Zhongguo dabaike quanshu, JiclËI • A U , Pékin, 1983, p. 618 (article Zhuibaiqiu xinji). Sur les zhezixi $Ff-f-)tJc, cf. ibid.,
p. 186.
2
André Lévy
Professeur émérite
Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne
429
Comptes rendus
Martin W. Huang (éd.), Snakes' Legs. Sequels, Continuations, Rewritings, and Chinese Fiction, Honolulu : University of Hawai'i Press, 2004.
viii-306 pages
Les suites et continuations littéraires des grands cycles narratifs ne sont en
aucune façon un phénomène propre à la littérature chinoise : témoin les
onze chapitres que Gérard Genette leur consacrait, il y a déjà plus de 20
ans, dans son célèbre Palimpsestes, depuis l'épopée classique jusqu'au
roman européen moderne \ Mais le phénomène, relativement marginal
dans l'histoire de la littérature occidentale, occupe dans celle du roman
chinois une place tout à fait remarquable : certains calculs évaluent à près
de 20 % les œuvres de fiction des Ming et des Qing relevant peu ou prou
du phénomène de ce que la critique moderne a baptisé du nom générique
de xushu SlHr • On pourrait certes attribuer ce succès particulier à la
grande tentation, offerte aux romanciers chinois mais point à leurs homologues occidentaux, d'user des jeux de la transmigration en faisant tout
simplement renaître un héros pour qu'il entame une seconde existence
narrative : ils ne s'en sont guère privés. L'importance de la continuation
comme phénomène littéraire chinois a peut-être toutefois des raisons
moins anecdotiques, et tient sans doute, comme le démontre Snakes' Legs,
à la nature même de l'écriture romanesque chinoise, et notamment à ce
que le maître d'oeuvre du recueil, Martin Huang, appelle sa « fluidité textuelle ».
L'ouvrage est issu d'un « panel » du congrès de l'Association for
Asian Studies de 2001. Dans sa préface et son long chapitre introductif,
M. Huang s'attache à retracer l'histoire du phénomène de la continuation
en terres romanesques chinoises : celle-ci commence au moment, à la fin
du XVIe ou au début du XVIIe siècle, où les grands cycles comme ceux
à'Au bord de l'eau ou de La Pérégrination vers l'Ouest arrivent à une
sorte de stabilité textuelle qui s'accompagne souvent de leur attribution à
un auteur défini dont les premiers critiques s'attacheront à décrypter les
intentions cachées 2. Ce premier point d'achèvement ouvre en effet la voie
à la rédaction de suites et continuations cherchant à rétablir ce que le lecteur/auteur juge être le sens véritable de l'œuvre: Huang va jusqu'à
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
parler d'un « xushu process » qui commence par la réécriture, est suivi du
commentaire et s'achève par les continuations. Trois moments forts jalonnent cette histoire des xushu. Ils furent particulièrement nombreux à voir le
jour pendant la seconde partie du XVIIe siècle, et au tournant du XXe siècle : ces deux périodes furent aussi des moments de transition dynastique,
périodes pendant lesquelles sentiment d'achèvement et volonté, plus ou
moins résignée, de poursuivre quand même, se traduisent par la composition de suites romanesques cherchant à relier « ce qui arrive » à « ce qui
est arrivé ». Le troisième âge d'or des xushu, note-t-il toutefois, échappe à
cette explication : il s'agit des premières décennies du XIXe siècle, qui
virent paraître en cascade près d'une dizaine de continuations, toutes, il est
vrai, consacrées à l'une des œuvres les plus obsédantes de la littérature
chinoise : Le Rêve dans le Pavillon rouge.
Les contributions réunies dans le volume illustrent en détail les moments historiques définis par Martin Huang. Le chapitre dû à Li Qiancheng porte ainsi sur trois suites du Xiyouji (La Pérégrination vers l'ouest),
toutes vraisemblablement composées, selon lui, vers la fin des Ming. Ces
suites du Xiyouji constituent en quelque sorte un condensé de l'art chinois
de continuer un récit. L'une, le Hou f^ Xiyouji (Le Xiyouji postérieur) est,
pour reprendre la terminologie de Genette, proleptique : elle conte le
voyage d'une seconde génération de pèlerins, descendants ou successeurs
des premiers voyageurs. Le Xu j ^ | Xiyouji (Suite au Xiyouji) est une suite
elleptique : il conte en grands détails le voyage de retour, rapidement
expédié par le roman original. Le Xiyou bu ^f (Complément au Xiyouji)
est paraleptique, qui insère entre les chapitres 61 et 62 du roman original
un rêve fait par le Roi des singes lors d'un somme au long du chemin.
L'auteur n'est toutefois pas entièrement convaincant en analysant ces trois
continuations comme relevant d'une même volonté didactique : si celle du
Xu Xiyouji - une sorte d'« dûati-Xiyouji » où le voyage de retour vise à
corriger un Sun Wukong obligé de renoncer à sa violence comme à sa
malice et de se tourner vers les écritures bouddhiques, seule arme valide
de salut - ne fait guère de doute, les deux autres textes semblent échapper
à une analyse par trop réductrice. Le Hou Xiyouji — qui montre les pèlerins,
431
Comptes rendus
dans ce qui pourrait être lu comme une métaphore de l'entreprise même de
rédaction d'un xushu, partir à la recherche de l'interprétation perdue des
textes ramenés par les premiers pèlerins - déploie une satire ravageuse à
l'égard des « trois enseignements », qui n'épargne guère que le cheminement intérieur dans la tradition des xinxue >(j>§L La célèbre variation sur le
thème du désir effectuée avec brio par le célèbre Xiyou bu de Dong Yue jf.
ï$, semble également ne guère pouvoir être réduite à sa dimension didactique. Li Qiancheng est sans doute plus proche de la vérité lorsqu'il note
que ces trois œuvres tendent à clarifier l'allégorie diffuse de leur modèle
en proclamant sans ambiguïté que la « pérégrination » ne saurait être
qu'une expérience avant tout intérieure.
L'analyse du Xu Jing Ping Mei Wl^èMM (Suite au Jin Ping Mei),
par Hu Siao-chen, me paraît mieux remplir son objectif : montrer comment
son auteur, Ding Yaokang T i S / L (1599-1669), a traduit dans son livre
son obsession de la lecture correcte du sulfureux roman Ming, œuvre
capable, disait-on, de révéler en ses lecteurs bodhisattva ou monstres
suivant leur degré d'adhésion au récit des malversations et débauches du
héros Ximen Qing. Le Jin Ping Mei était, dans l'esprit de beaucoup de ses
lecteurs de la seconde moitié du XVIIe siècle, une sorte d'épitomé de la fin
des Ming, représentation microcosmique du désordre et de l'immoralité
interne qui avaient permis à un conquérant barbare de s'emparer du pays.
Témoin de la chute des Ming, Ding choisit le Jin Ping Mei pour expliquer
le passé et justifier une situation nouvelle qu'il a en fait déjà acceptée.
L'auteur remarque que Ding ne reprend nullement les traits structurels du
livre-source, délaissant la peinture de la grandeur et de la chute d'une
maisonnée pour suivre le destin individuel des personnages, dispersés cette
fois dans le monde en chaos de la chute des Song du nord face aux Jin. La
description de cette chute, écho transparent de la conquête mandchoue,
occupe près du sixième du livre. En infligeant aux personnages, suivant
qu'ils étaient morts ou vivants à la fin de l'œuvre originale, réincarnation
ou nouvelles tribulations, Ding cherche à expliciter à chaque pas les mécanismes de la rétribution, et, en se livrant à de nouvelles descriptions
sexuelles, tente de les distancier par un savant dosage de « chaud » et de
432
Comptes rendus
« froid » au fond inspiré de son modèle. Le résultat est pour le moins
ambigu au regard de la volonté édifiante de son auteur, les descriptions
erotiques du Xu Jin Ping Mei mettant en scène un désir au fond plus subversif et destructeur que celui que traduisait son hypotexte. La tentative de
Ding de mettre en œuvre les pouvoirs du langage tout en se prémunissant
de ses dangers par la référence constante aux « livres de bonne moralité »
(shanshu HfUr) produit un résultat pour le moins contrasté.
Le court chapitre consacré par Yang Shuhui au Dangkou zhi WM&
(Chroniques de l'éradication des rebelles), une des plus célèbres continuation du Shuihuzhuan, donne un autre exemple de cette difficulté des xushu
à échapper à leur source : alors que son auteur Yu Wanchun # î j ï l | #
(ca. 1794-1849) entendait se situer dans la lignée de Jin Shengtan, reprenant l'histoire au chapitre 70 (et poursuivant d'ailleurs explicitement là ou
Jin s'était arrêté, numérotant son propre ouvrage à partir du chapitre 71)
pour conter la défaite et l'extermination de Song Jiang et de sa bande dont
il entendait punir l'esprit rebelle, il finit par composer une œuvre qui ressemble plus par sa structure et sa tonalité aux versions longues du Shuihu
dont il entendait justement combattre l'esprit : son héros Chen Xizhen y
occupe la place du rebelle loyal laissée libre par un Song Jiang qui devient
sous sa plume un mauvais révolté, semblable au rebelle Fang La qu'il
poursuivait dans la dernière partie de l'œuvre originale. Tout se passe
comme si, par un étrange atavisme intertextuel, reprendre le récit du Shuihu là où l'avait « tranché à la taille » Jin Shengtan condamnait à réintégrer,
volens nolens, l'univers romanesque des versions longues du cycle Ming.
Consacré à une œuvre de 1736, le Shuo Tang quan zhuan t S / H è f f
(Raconter l'histoire des Tang, version complète), le chapitre de Robert
Hegel rend également hommage à la force inspiratrice de la saga des
Bords de l'eau : Hegel remarque en effet que ce roman ne constitue pas,
comme les précédentes variations romanesques sur l'histoire des Sui et des
Tang, une recomposition de sources historiques articulée autour du destin
des maisons dynastiques, mais qu'il est constitué, dans la manière du
Shuihu, d'un chapelet d'histoires de héros, les chaînes narratives
s'entrecroisant lorsque les personnages se rencontrent. Cette suite
433
Comptes rendus
d'aventures rocambolesques, contée avec verve et mettant en scène des
personnages hauts en couleur a été interprétée par plusieurs historiens
chinois du roman comme un ajout « populaire » à la légende de la grande
dynastie. Hegel prend à contre-pied cette interprétation : selon lui,
l'apparition de personnages « énormes » dans la trame narrative de
l'histoire des Tang ne saurait être lue comme une naïveté qui serait le
signe d'une œuvre «populaire». L'auteur remplace trop systématiquement les héros droits et justes par des guerriers grossiers et irascibles pour
qu'il ne puisse s'agir que d'une simple coïncidence : grossissement et
caricature servent à un auteur lettré, certainement connaisseur des célèbres
romans ayant précédé son œuvre, à introduire une distance ironique par
rapport à ses illustres prédécesseurs. En tant que xushu, le Shuo Tang
quanzhuan peut être considéré comme une parodie.
Hegel reconnaît toutefois que le Shuo Tang peut parfaitement faire
l'objet de lectures multiples, et qu'il a pu aussi être lu au premier degré
pour ses indéniables qualités divertissantes. Cette pluralité des lectures
possible est d'ailleurs signe de la qualité de cette œuvre pour laquelle
Hegel parvient fort bien à communiquer son plaisir de lecteur par des
traductions bien enlevées. On regrette un peu qu'il n'ait pas eu le temps,
comme il avait su si bien le faire dans son Reading Illustrated Fiction in
Late Impérial China (Stanford University Press, 1998), de consacrer plus
de temps à l'histoire matérielle des nombreuses rééditions de l'œuvre, qui
recèlent probablement des renseignements sur la façon dont ce livre a pu
être apprécié de lecteurs savants ou innocents.
C'est un cas un peu similaire de continuation pour le moins indirecte
qui fait l'objet du chapitre de Laura Wu. Le Ruyijun zhuan tflJMWiW
(Biographie du prince idoine), roman écrit vers 1833, retrace la carrière du
héros éponyme, sorte de surhomme confucéen aux multiples succès, qui
reçoit de l'empereur ce sobriquet flatteur. Le roman, qui n'est pas sans
rappeler le presque contemporain Yesou puyan jgf HBUlf" (Francs propos
d'un vieux rustre), n'entretient en revanche aucun rapport explicite avec le
célèbre roman erotique du milieu des Ming portant le même titre. Pour
Laura Wu, l'auteur ne pouvait en aucun cas ignorer l'existence de son
434
Comptes rendus
sulfureux prédécesseur, et a forcément repris le titre de Ruyijun zhuan à
dessein : alors que le premier roman, une fantaisie pornographique centrée
autour du personnage de Wu Zetian, faisait le portrait des excès du yin ^
déchaîné, le second affirme la suprématie d'un monde masculin bien tempéré, dont le héros est dans la sphère privée un polygame heureux à la
nombreuse descendance et dans la sphère publique un ministre écouté de
l'empereur. Laura Wu n'est toutefois pas entièrement convaincante quand
elle relève des points de parenté structurelles entre le roman pornographique et l'édifiante biographie : ceux-ci pourraient être découverts dans bien
d'autres romans Ming et Qing. Toutefois, son hypothèse selon laquelle
l'auteur aurait voulu, par un tel titre, corriger en quelque sorte les excès
scandaleux du roman Ming en écrivant une œuvre qui en soit l'exacte
antithèse, si elle n'est pas démontrée par l'article, ne saurait non plus être
rejetée. Il s'agirait d'une sorte de cas limite du xushu, le titre servant
d'indice intertextuel pour interpréter correctement le sens de l'œuvre...
Pas moins de deux chapitres, dûs à des vétérans des études américaines du xiaoshuo, sont consacrés à l'exploration des nombreuses suites du
Hongloumeng, que M. Huang qualifiait dans son introduction de véritable
moment « d'anxiété de la continuation ».
Dans son article, Keith McMahon recrée avec finesse « l'humeur
nostalgique » produite par le chef-d'œuvre de Cao Xueqin, et qui se traduisit chez ses lecteurs par la rédaction de douzaines de continuations ;
toutes ces suites ont en effet en partage d'aller à la recherche d'une innocence perdue en défaisant les antinomies traumatiques qui, dans l'œuvre
originale, conduisaient le monde d'innocence du jardin des Jia vers sa
perte et sa dissolution. Keith McMahon montre comment cette recherche
se traduit dans la rédaction des xushu du Rêve : tous, sauf un, cheminent
vers un happy end ; tous créent un Baoyu polygame, dont l'union rétablit
l'harmonie brisée entre lui et les filles du jardin. Pour ce faire, les suites
vont d'abord s'employer à « améliorer » Baoyu, que les auteurs de continuations fassent réapparaître le personnage lui-même où se « contentent »
de le réincarner : dans presque tous les cas, il devient un homme accompli,
passant avec succès les examens et occupant emplois civils et - dans certains cas - militaires. En tant qu'époux polygame, il est modéré, parfois
435
Comptes rendus
presque chaste et mû plus par le sentiment {qing fjf) que le désir (se -fe).
Celles des continuations qui incluent des passages explicitement erotiques,
tout en décrivant un Baoyu sexuellement actif, cherchent à maintenir
l'équilibre entre descriptions erotiques et peinture d'un amour courtois, à
rebours d'une tradition du xiaoshuo des Qing qui tendait à réserver la
description pornographique aux personnages de statut inférieur.
Les unions polygames ainsi créées restent marquées par la supériorité féminine. Il y a aussi des explorations de zones de l'univers féminin non
abordées jusqu'à présent, comme des scènes d'accouchement (Hongloumeng ying §£, Les Ombres du Hongloumeng) ou d'allaitement (Xu jjf(
Hongloumeng). Le Baoyu « pornographique » du Qilou chongmeng j^fflt
3 3 ? (Le Nouveau rêve des pavillons gracieux) déploie une connaissance
accomplie de l'anatomie féminine, supérieure à celle des femmes ellesmêmes.
À la tête de ces harmonieuses unions polygames auxquelles un
Baoyu corrigé peut désormais prétendre, on trouve le plus souvent Lin
Daiyu, qui devient dans bien des versions un véritable chef de famille. Une
autre des préoccupations constantes des auteurs est en effet de rendre
justice à la principale « victime » du Hongloumeng, ressuscitée ou réincarnée pour épouser Baoyu ou l'un de ses avatars. La passion insatisfaite et
exclusive qui unissait Daiyu et Baoyu dans l'œuvre originale s'affadit dans
cette nouvelle configuration où la jeune femme n'est plus qu'une primus
inter pares dans un groupe amoureux désormais à l'abri de la jalousie.
Comme le remarque McMahon, les continuations du Hongloumeng,
bien qu'ayant considérablement affadi et simplifié le chef-d'œuvre qui les
inspirait, ont indéniablement réussi à isoler et mettre en relief plusieurs de
ses nombreux éléments constitutifs : la polygamie implicite de Baoyu, ou
sa fascination pour le féminin. La fidélité à l'esprit de l'œuvre source est
peut-être au fond la plus forte dans les suites les plus originales, comme le
« scandaleux » Qilou chongmeng, qui, par son impudeur, parodie son
modèle sans l'affadir, ou le plus pessimiste Hongloumeng ying, qui dépeint en Baoyu un homme resté aux marges de l'univers féminin.
436
Comptes rendus
Cette dernière œuvre, seule suite du Hongloumeng a avoir eu pour
auteur une femme, sert de pivot au chapitre d'Ellen Widmer, qui construit
autour d'elle un questionnement : peut-on observer en Chine au XIXe
siècle, comme on a pu le faire pour l'Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles,
un développement du lectorat féminin des romans, voire l'apparition de
romancières ? Pour tenter de répondre à cette question, elle examine les
continuations du Rêve restées anonymes, en fonction de critères qui peuvent être définis de manière tangible : leur conformité avec ce que l'on sait
des valeurs associées aux femmes lettrées ou guixiu pBI^ du XIXe siècle,
les traces d'un point de vue « féminin » (attention accordée à tout ce qui
entoure accouchements et naissances ou, à l'opposé, désintérêt ou distance
à l'égard de points clefs de l'univers masculin comme le système des
examens, la carrière hors du foyer, etc.), et les caractéristiques formelles
qu'elles auraient en partage avec des œuvres qu'on sait avec certitude
écrite par des femmes : le Hongloumeng ying de Gu Taiqing B l ^ î H
(1877), ou certaines ballades tanci de même époque. Widmer conduit cette
enquête un peu hasardeuse avec rigueur et méticulosité, arrivant à la
conclusion peut-être décevante que le Hongloumeng ying est vraisemblablement la seule continuation du Hongloumeng due à une femme : les
anonymes s'écartent trop des critères définis pour qu'on puisse leur supposer une auteure, du moins si ces critères sont valides. Comme le fait remarquer Widmer, le xushu du Hongloumeng qui répondrait le mieux aux
critères de « féminisation » n'est pas un anonyme et a été écrit... par un
homme. Le xiaoshuo, à la différence du tanci, semble être demeuré un
genre presque exclusivement masculin. Tout reste bien sûr possible, et une
guixiu a pu écrire dans un registre inapproprié voire scandaleux...
En revanche, il semble bien plus assuré que les xushu aient marqué
un élargissement du public aux femmes. Plusieurs guixiu ont d'ailleurs
laissé des poèmes faisant allusion à leur lecture du Hongloumeng ou de ses
continuations. La place quasi écrasante prise par le féminin dans le Rêve et
ses suites, le nombre sans précédent de leurs héroïnes, enfin les réponses
poétiques suscitées chez des lectrices dénotent une certaine « féminisation » de l'univers du xiaoshuo, en dépit de l'absence probable de roman437
Comptes rendus
cières. Cette féminisation ne se fait pas sans une certaine condescendance,
et Widmer s'attarde sur le fait que bien des auteurs de suites semblent
vouloir se mettre à la portée d'un public élargi « aux femmes et aux enfants ». Ce n'est en revanche pas le cas du Hongloumeng ying, qui, aux
yeux de Widmer comme à ceux de McMahon, se rapproche du ton de son
modèle en le dénaturant le moins.
Le chapitre de Wang Ying sur les suites du Jinghuayuan (Fleurs
dans le miroir) est également en grande partie consacré à la thématique du
féminin. Les xushu retiennent en effet du Jinghuayuan deux traits principaux : soit le modèle du voyage utopique (ou contre-utopique), soit celui
d'un discours portant essentiellement sur la condition féminine. À la première thématique se rattache le Xin Jinghuayuan, publié en 1907 : on y
voit un fils du héros du premier livre s'embarquer pour un nouveau voyage
qui le mènera au « Pays des réformes » (weixinguo ftfffUS), dont la description offre l'occasion d'une cruelle satire de la Chine d'alors : on a
plutôt affaire à un « roman de dénonciation » à la Li Boyuan ou à la Wu
Jianren. La question des femmes est au centre de deux ouvrages un peu
postérieurs : un second Xin Jinghuayuan (1908), et le Xu Jinghuayuan
(1910). Un peu comme le Ruyijun zhuan étudié par Laura Wu, le second
Xin Jinghuayuan ne se rattache à son modèle que par le titre : il conte le
départ avorté, pour étudier à l'étranger, de deux sœurs qui s'entoureront de
douze compagnes avec lesquelles elles partageront discussions et projets.
L'auteur est un réformiste modéré, favorable à une amélioration de la
condition féminine tout en s'opposant à une éducation identique pour les
hommes et les femmes. À l'opposé, le Xu Jinghuayuan (1910) adopte une
perspective violemment anti-féministe et réactionnaire, corrigeant le Jinghuayuan tout à fait dans la manière avec laquelle le Dangkou zhi corrige le
Shuihu. L'ouvrage continue linéairement le Jinghuayuan, partant du moment de l'abdication de Wu Zetian, mais prend en même temps son modèle littéralement à rebours, les héros laissant derrière eux une cours des
Tang re-masculinisée, pour effectuer un retour vengeur vers le pays des
femmes, et conter finalement la ré-transformation en homme du dieu de la
littérature, dont la féminisation marquait le début du Jinghuayuan original.
438
Comptes rendus
Si éloignée que soient ces deux œuvres par leur point de vue, elles
voient toutes deux dans leur œuvre source un livre concerné au premier
chef par la question de la condition féminine. Comme le remarque Wang
Ying, elles précèdent de quelques années Hu Shi dans la lecture « féministe » de l'œuvre de Li Ruzhen que l'on reproche parfois au grand critique.
Le dernier chapitre du livre donne à nouveau la parole à Martin
Huang pour une étude de ce qui semble être une des très rares suites autographes de l'histoire du roman chinois : la seconde partie du Laocan youji
de Liu E. Martin Huang y démontre que la dimension de quête allégorique
du Voyage du Vieux décrépit, déjà présente dans le premier récit, est renforcée par la continuation. Abandonnant son personnage de médecin itinérant soucieux de justice et de bien public, le Laocan de la « suite » reprend
une pérégrination qui le mène cette fois vers l'accomplissement du salut
personnel. Le ton est à l'autojustification, voire à l'autocélébration, notamment à l'occasion d'un long voyage aux enfers où les défauts du héros
se voient relativisés et même validés. Cette seconde partie, s'étonne Martin Huang, a été peu étudiée par les critiques du Laocan youji. Elle jette
pourtant un jour nouveau sur le premier récit, et sur le caractère personnel
et sérieux de l'entreprise romanesque de Liu E, parfois mise en doute par
la critique.
Un autre livre, également paru en 2004, aborde la question des
continuations des romans en langue vulgaire parues entre la fin du XVIe et
le début du XXe siècle. Il s'agit de l'ouvrage de Gao Yuhai rtî3î$ï, Ming
Qing xiaoshuo xushu yanjiu E^flf/hiftlIt^HW^ (Zhongguo shehui kexue
chubanshe), version publiée d'une thèse de doctorat soutenue en 2001 à
Shanghai. Comme Snakes' Legs, où figurent en bonne place les travaux de
jeunes universitaires d'origine chinoise en poste aux Etats-Unis, il est
représentatif du travail d'une nouvelle génération de chercheurs chinois3.
Le livre de Gao Yuhai apporte au portrait éclaté, parfois presque impressionniste, du phénomène du xushu brossé par Snakes' Legs, l'utile
complément d'une vision d'ensemble. Après avoir retracé l'histoire des
xushu (s'arrêtant au passage sur des suites laissées complètement de côté
439
Comptes rendus
par l'ouvrage édité par M. Huang, comme celles du Roman des Trois
royaumes ou les véritables « séries » des romans d'art martiaux au XIXe
siècle), Gao recense les divers modes de continuations adoptés par leurs
auteurs, avant de s'interroger longuement sur les circonstances et les raisons de l'apparition de ces œuvres, et sur leur réception par le public. Un
très utile chapitre retrace l'histoire de la réception critique des xushu,
depuis le début des Qing jusqu'à l'aube du XXe siècle. Dans une dernière
partie, Gao revient longuement, cas par cas, sur les rapports entretenus par
les continuations avec les chefs-d'œuvre qui leur servirent de modèle. Il
traite notamment de l'influence de la littérature théâtrale, autre lieu par
excellence des réécritures ou des continuations, que seul Robert Hegel
évoquait dans l'ouvrage collectif.
Il est indéniable que les auteurs de ces deux livres butent sur un problème de définition : qu'est-ce au fond qu'un xushu et où commence le
champ de leur étude ? Ceux des auteurs qui, comme Gao Yuhai, annoncent
vouloir s'en tenir à une définition restrictive (une œuvre reprenant les
personnages, la structure et discutant le sens de l'œuvre originale) « craquent » en cours de route et abordent des suites qui dérivent bien au-delà
du champ annoncé. On a vu que Robert Hegel ou Laura Wu abordent des
œuvres qui ne sauraient guère être qualifiées de « continuations » stricto
sensu. Dans son chapitre, Keith McMahon ne peut s'empêcher de comparer les « suites » proprement dites du Rêve dans le pavillon rouge avec ce
qu'il nomme, de façon joliment chantournée, « les non-séquelles moins
directement modelées » sur le chef-d'œuvre de Cao, mais qui lui ressemblent davantage et lui sont au fond plus fidèle. Aussi Martin Huang a-t-il
sans doute raison d'annoncer qu'il se range sous la définition très large de
« ensuing narrative » : appréhender dans leur ensemble toutes les variations et dérivations intertextuelles des romans classiques est sans doute
l'objectif le plus stimulant que puisse se fixer actuellement la recherche.
Wang Ying propose même, me semble-t-il avec raison, de n'exclure de
l'entreprise d'exploration du phénomène des xushu que « les commentaires de romans proprement dits ».
L'apparition simultanée d'ouvrages consacrés au phénomène des
continuations s'inscrit en effet dans une évolution logique des études sur le
440
Comptes rendus
roman chinois : celles-ci furent pendant longtemps dominées par les monographies sur les œuvres singulières, avant que, pendant les années 1990,
on ne voie paraître de nombreuses études sur la canonisation critique du
roman en langue vulgaire, notamment via l'étude des éditions « ponctuées
et commentées » (pingdian fPIÉ) par des lettrés de renom : publication de
monographies (je songe aux travaux de David Rolston et de Lin Gang 4 )
ou d'anthologies (deux ouvrages, l'un en anglais et l'un en français, proposaient tous deux à leurs lecteurs d'apprendre « comment lire un roman
chinois »5) de ces premières formes de la critique. D'une certaine façon,
les suites et les continuations constituent un mode de ces lectures critiques
des chefs d'œuvre, et leur exploration arrive donc à point nommé à ce
stade de la recherche. Mais ces études sur les xushu marquent en même
temps l'apparition comme objets d'histoire littéraire d'œuvres mineures
peu ou pas étudiées. Leur caractère novateur rend leur lecture inspiratrice
et stimulante, en dépit du flou certain qui entoure encore la définition du
« genre » : s'il y a un certain chaos, celui-ci me semble plus fécond
qu'obscur.
1
Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : Seuil, « Poétique », 1982,
chap. XXVIII-XXXVIII.
2
Ainsi Jin Shengtan (1610-1661), qui, dans son célèbre « découpage à la
taille » à'Au bord de l'eau, s'attachera à distinguer l'œuvre originale, qu'il attribue à Shi Nai'an, de la continuation infidèle que constitue à ses yeux la dernière partie, due selon lui à Luo Guanzhong.
3
Une seconde thèse chinoise sur le même sujet vient d'ailleurs d'être publiée :
il s'agit de l'ouvrage de Wang Xuchuan 3£jliiH, Zhongguo xiaoshuo xushu
yanjiu cF4B!/ha&fl!#W2ï, Shanghai: Xuelin chubanshe, 2004. Il aborde le
sujet dans un sens beaucoup plus étendu, incluant par exemple les anthologies
d'anecdotes classiques modelées sur un recueil ancien, telles les imitations médiévales ou modernes du Shishuo xinyu.
David L. Rolston, Traditional Fiction and Fiction Commentary. Reading and
Writing between the Lines, Stanford : Stanford University Press, 1997 ; Lin
Gang #fti, Ming Qing zhiji xiaoshuo pingdianxue zhi yanjiu ^MWH^M^.
W ^ ^ ^ W f S , Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1999. En français, on pourra se référer aux travaux de Rainier Lanselle.
441
Comptes rendus
5
David L. Rolston (éd.), How to Read the Chinese Novel, Princeton : Princeton
University Press, 1990 ; Jacques Dars et Chan Hingho, Comment lire un roman
chinois, Le Mas de Vert : Éditions Philippe Picquier, 2001.
Vincent Durand-Dastès
INALCO
Rania Huntington, Alien Kind. Foxes and Late Impérial Chinese Narrative, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press (Harvard East Asian
Monographs 222), 2003. 370 pages
C'est une nouvelle réjouissante qui nous parvient d'outre-Atlantique : les
esprits-renards chinois hantent désormais les plus prestigieux campus des
États-Unis d'Amérique. La sinologie vulpine vient en effet de s'enrichir
tout récemment dans ce pays de deux opus aussi remarquables que complémentaires : le dernier en date, qui devrait être sorti des presses de
l'université de Columbia à l'heure où seront imprimées ces lignes, est une
étude d'histoire religieuse consacrée au culte des esprits-renards 1. Le
premier à avoir vu le jour, Alien Kind, issu d'une thèse soutenue en 1996 à
Harvard et qui fait l'objet du présent compte rendu, porte sur le volet
littéraire du thème. Les deux ouvrages ont choisi les mêmes limites chronologiques, se concentrant sur la période qui va de la fin des Ming au
début de la période républicaine. On ne peut que se féliciter de l'apparition,
à un bref intervalle, d'études qui explorent systématiquement un thème de
la religion, du folklore et de la littérature chinoise à la fois extrêmement
familier et empreint de mystère, à l'instar de l'animal qui en est le centre.
Rania Huntington commence son étude dense et bien construite en
retraçant brièvement l'histoire littéraire des esprits-renards, depuis leur
apparition sous les Six Dynasties jusqu'à la fin de l'époque impériale.
Mais elle avertit d'entrée son lecteur qu'il ne s'agit pas de nous livrer une
synthèse sur le thème du renard dans l'ensemble de la littérature chinoise :
les « renarderies » médiévales seront surtout convoquées à fins de compaÉtudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
raisons, et l'auteur renvoie pour plus de détails à ses propres travaux ou à
ceux de certains de ses maîtres ou condisciples2 ; de même, elle
n'abordera que marginalement les renards des nouvelles et romans en
langue vulgaire, ou ceux du théâtre des Ming et des Qing, pour se concentrer sur le genre qui donne, de très loin, la plus large place aux espritsrenards : les récits en langue classique - courtes « notes de l'étrange »
(zhiguai ;Sf£) ou véritables nouvelles (chuanqi filiaf) - issus du pinceau
des lettrés des derniers siècles de la Chine impériale.
C'est au second chapitre que l'auteur entre dans le vif de son sujet
de façon à la fois riche et vivante : elle nous convie à assister à deux soirées de l'ère Qianlong, passées, entre lettrés, à raconter des histoires de
renards. La première soirée est narrée par un auteur mandchou, He
Bang'e fn^|3|B (ca. 1736-1799) ; la seconde nous est rapportée par
l'illustre Ji Yun (1724-1805). En traduisant et commentant chacune des
dix anecdotes ainsi rassemblées, puis en examinant les postulats théoriques
opposés de He et de Ji au sujet des renards, l'auteur plonge son lecteur au
cœur de la relation complexe entre les lettrés et ces esprits-renards qui
étaient, selon le mot de Ji Yun, « à mi-chemin des hommes et des bêtes,
des morts et des vivants, des immortels et des démons ». Les lettrés
acceptaient l'existence des esprits-renards (les déclarations d'incrédulité
radicales sont rarissimes), et employaient tout leur talent à les intégrer à
leur Weltanschauung comme à leur esthétique.
Les parties suivantes, thématiques, s'essayent à bâtir, à partir du matériau des anecdotes et des nouvelles, une taxinomie rigoureuse du fait
vulpin. Le chapitre 3 s'attache ainsi à situer l'esprit-renard dans l'espace.
Si on rencontre avant tout les renards en Chine du nord, leur présence y est
presque banale, et leur chemin croise quotidiennement celui des êtres
humains : ils seront au fil du temps de plus en plus souvent dépeints
comme hantant les maisons, jusqu'au cœur des grandes villes. La cohabitation avec le renard sorcier, si elle donne parfois lieu à un conte d'horreur,
est plus fréquemment bénigne : le « locataire renard » (fox lodger) se
présente volontiers sous la forme d'un digne patriarche, parfait alter ego de
443
Comptes rendus
son hôte lettré. Quand les renards résidents causent du trouble, c'est bien
souvent en réaction à l'inconduite de la partie humaine de la maisonnée.
Le chapitre 4, consacré au culte des renards, ne cherche pas dans les
anecdotes classiques le matériau qui permettrait de reconstituer l'histoire
religieuse des « immortels vulpins » (huxian Mfllj). mais tente plutôt de
caractériser le regard que les lettrés portent sur eux, notamment sur la
nature des pouvoirs divins qu'on leur prête ou sur la façon dont ils
communiquent avec les humains. Si le rôle bien connu du renard comme
dispensateur de richesses ou de prophéties est amplement illustré, les
auteurs lettrés s'emploient avec vigueur à discréditer les médiums souvent des femmes des classes populaires - par le truchement desquels le
renard communique le plus souvent : bien des récits tournent en ridicule
ces intermédiaires méprisés, et montrent le lettré se substituant au médium
pour établir une relation directe avec le renard3.
Les deux chapitres suivants nous entraînent vers ce qui est sans
doute la dimension majeure du renard comme fait littéraire : la renarde
dans son rôle erotique. Le chapitre 5, « Foxes and Sex », expose un paradoxe : si le renard, et au premier chef la femelle de l'espèce, est de longue
date caractérisé comme « l'animal lubrique » par excellence, le récit classique compte relativement peu de descriptions explicites des ébats entre
jeunes gens et belles renardes4. Ces dernières sont d'ailleurs moins dépeintes comme des créatures intrinsèquement libidineuses que comme des
mirages entraînant leurs amants vers leur perte 5 . À ce titre, les renardes
sont constamment, comme par métaphore, associées aux femmes dangereuses : courtisanes et beautés fatales de l'histoire de Chine. Toutefois,
comme le retrace le chapitre suivant (« The Fox Romance »), dès que se
déploie l'ampleur narrative du chuanqi, on rencontre de véritables histoires de liens conjugaux stables noués entre hommes et renardes. Ce chapitre
est illustré avant tout par les récits d'amours vulpines dus à Pu Songling
(1640-1715), le maître incontesté du genre. L'auteur classe les renardes
amoureuses de Pu en deux catégories, les « petites sœurs », femmesenfants délurées et espiègles, et les figures maternelles et protectrices des
« grandes sœurs », certains personnages pouvant passer d'un emploi à
l'autre. Si les renardes de Pu ou de ses imitateurs se montrent des amou444
Comptes rendus
reuses constantes et fidèles, elles demeurent néanmoins évanescentes, et la
renarde finit, tôt ou tard, par disparaître. C'est dans cet exil volontaire,
porteur de mélancolie romantique, que réside, comme le note Rania Huntington, l'irréductible différence entre femmes du monde réel et renardes6.
Ji Yun, allergique à ces apitoiements dangereux, s'emploiera dans ses
récits à parodier et critiquer les romances vulpines de Pu Songling.
Ji occupe dans le dernier chapitre la place centrale qui était celle de
Pu dans le précédent. L'auteur s'y interroge en effet sur une des
préoccupations du compilateur du Siku quanshu : quel sens donner à la
présence familière des esprits-renards ? Dans certains récits, les renards
peuvent être des xian f[Ij : patients quêteurs d'immortalité, consacrant
parfois des siècles à rattraper le handicap que constitue leur animalité, ils
montrent une constance de nature à rappeler aux hommes qu'ils ont tort de
gaspiller les avantages de la condition humaine en matière de quête du
perfectionnement de soi. Tantôt, au contraire, les renards sont des yao ffi,
monstres surgis des failles de l'esprit humain, dont les dérèglements
donnent chair aux pires travers. Dans l'un comme l'autre cas, le lettré qui
contemple le renard se tourne vers un miroir : miroir culpabilisant,
lorsqu'on y voit un sage renard cultivant paisiblement l'immortalité,
miroir déformant ou miroir révélateur quand il montre un démon né du
désordre des sens. Le XXe siècle commençant brisera ce miroir et mettra
fin au compagnonnage pluriséculaire du renard et du lettré : ainsi que le
note Rania Huntington, lorsque le compilateur du Qingbai leichao ?jf $|3SÏ
%> (L'Anecdotier thématique des Qing) republiera en 1916 bien des récits
qui font la matière de Alien Kind, il les regroupera sous le néologisme
infamant de « superstitions » (mixin §B{a )...
Alien Kind est une véritable mine d'analyses stimulantes et
« d'observations subtiles » 7 . R. Huntington possède un sens aigu de la
formule, qu'elle manie avec bonheur. Sur le plan formel, son ouvrage
constitue une sorte d'hommage au vieil art chinois du commentaire : le
second chapitre dans son entier, comme bien des passages dans d'autres
chapitres, est ainsi constitué de traductions, interrompues ou prolongées
par de longues digressions analytiques. Bien qu'il génère quelques redites,
445
Comptes rendus
le choix de ce format me paraît judicieux, et l'ouvrage propose ce faisant à
son lecteur une véritable petite anthologie thématique.
Analyses et commentaires occupent toutefois la majeure partie du
texte. Dans ce mode narratif, Rania Huntington est plus proche d'un Ji
Yun que d'un He Bang'e ou d'un Pu Songling. À l'instar du grand lettré
de l'ère Qianlong, elle cherche constamment à mettre en lumière la
rationalité vulpine. Elle le fait certes avec brio, mais peut-être la lumière
jetée sur les esprits-renards est-elle par moments trop crue : on regrette un
peu que davantage de doutes ne soient parfois exprimés. Ainsi lorsque
l'auteur caractérise en quelques mots affirmatifs « le renard de la fin des
Ming », ou d'époque Qianlong, ou Guangxu... Ce reproche n'est pas sans
injustice, eu égard à la richesse réelle du matériau employé par l'auteur !
Mais, comme le remarque R. Huntington elle-même en conclusion (p.
342), les « vast océans of biji fjEfB» restent en grande partie à explorer, de
même que le répertoire des théâtres locaux, et bien des œuvres de la
littérature en langue vulgaire : même si les quelques pages qu'elle
consacre à cette dernière me semblent pertinentes 8, le thème du renard
dans les genres autres que le chuanqi ou le zhiguai gagnerait à être étudié
plus avant. Il s'agit, on le voit, plus d'une invite que d'un vrai reproche.
1
Kang Xiaofei, The Cuit of the Fox. Power, Gender, and Popular Religion in
Late Impérial and Modem China, Columbia University Press, à paraître en
janvier 2006 (issu d'une thèse soutenue à Columbia en 2000).
2
Li Jianguo ^UJIlI] Zhongguo hu wenhua 4 I SM3t'Hi Beijing : Renmin
wenxue chubanshe, 2002 ; Rania Huntington, "Tigers, Foxes, and the Margins
of Humanity in Tang chuanqi Fiction", Harvard papers on Chinese Literature I
(1993), p. 40-64 ; Kang Xiaofei, "The Fox and the Barbarian: Unravelling
Représentations of the Other in Late Tang Taies", Journal of Chinese Religions
27 (1999), p. 35-60.
3
Un article intéressant de Donald S. Sutton à ce sujet ("From Credulity to
Scorn: Confucians Confiront the Spirit Médiums in Late Impérial China", Late
Impérial China 21/2, p. 1-39) manque à la bibliographie de Huntington.
4
C'est beaucoup moins le cas, ainsi que le note d'ailleurs Huntington, du roman en langue vulgaire. Le lecteur francophone pourra le constater en lisant les
Galantes chroniques de renardes enjôleuses (Yaohu yanshi ^MfÊ5Ë), présen-
446
Comptes rendus
tées et annotées par Pierre Kaser (Le Mas de Vert : Éditions Philippe Picquier,
novembre 2005).
5
« [the vixen's] human body is a désirable illusion », remarque l'auteur page
176.
6
« a human women of childbearing âge has no blameless exits from
domesticity, save death » (p. 263).
7
Pour reprendre la traduction proposée par Jacques Pimpaneau du titre du
recueil d'anecdotes de Ji Yun : Notes de la chaumière des observations subtiles
(Yuewei caotang biji W f i p ^ l t f S ) , Paris : Musée Kwok-On, 1995.
8
Un reproche toutefois sur un point secondaire : à propos du Dongduji jfC|Sî!B
(La Conversion de l'Orient), R. Huntington note (p. 312-313) qu'un des
renards qui y apparaît « begins as a seducer but becomes a moral force »,
montrant qu'il est ainsi « more flexible in meaning than the other créatures he
encounters ». Si le contraste est réel entre ce renard et certains protagonistes
animaux de ce roman de 1635, il convient de noter que d'autres chapitres
accordent à un singe et à un loup un rôle tout à fait similaire à celui du renard.
Vincent Durand-Dastès
INALCO
Cynthia Brokaw et Kai-wing Chow (éd.), Printing and Book Culture in
Late Impérial China, Berkeley, Los Angeles, London : University of
California Press (Studies on China 27), 2005. xvi-539 pages
Sept ans ont passé depuis le colloque qui est à l'origine de ce recueil. Si
cela nous permet de disposer aujourd'hui d'un ouvrage dont il faut souligner l'édition soignée, on pourra aussi regretter ce délai, car le domaine de
l'histoire du livre est aujourd'hui en constante évolution. Un colloque a eu
lieu à Londres en juin dernier \ un autre à Pékin en octobre, un troisième
est en préparation. Les contributeurs de ce recueil ont, depuis 1998, publié
d'autres articles. Citons entre autres les deux numéros du East Asian Library Journal de 2001, où l'on trouve onze articles (dont cinq signés par
des contributeurs du présent recueil) qui constituent un complément indispensable à Printing and Book Culture in Late Impérial China.
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
Depuis une dizaine d'années (il semble que le numéro spécial de
Late Impérial China de 1996 ait marqué un tournant), l'histoire du livre
chinois a effectué un retour en force dans la sinologie américaine. Cette
histoire est devenue interdisciplinaire - la diversité même des
contributeurs du présent recueil, dont aucun n'est, à strictement parler, un
spécialiste du livre, l'atteste. On ne traite plus seulement du livre comme
d'un texte, mais aussi comme d'un bien de consommation, d'un produit
socio-culturel ou même d'une production artistique. Pour obtenir des
avancées, on élargit aujourd'hui l'horizon en convoquant des spécialistes
de disciplines connexes. En d'autres termes, on s'intéresse depuis une
dizaine d'années à des questions qui ont préoccupé les historiens du livre
en Occident depuis un demi-siècle, et on se sert ce faisant de leur approche
et de leurs conclusions.
L'introduction de Cynthia Brokaw, qui est en réalité un véritable
article (20 pages de notes donnent de précieuses indications
bibliographiques), fait le point sur l'état de la question dans une
perspective comparatiste, et dégage plusieurs thèmes essentiels. Brokaw
souligne notamment les obstacles que rencontre l'historien du livre : les
informations sont peu nombreuses et disséminées (rappelons l'absence, en
Chine, d'inventaires de décès répertoriant les livres possédés par les
défunts, d'archives de libraires ou d'éditeurs et, plus globalement, le
manque d'information sur des questions qui paraissaient sans doute trop
évidentes, ou à tout le moins pas assez intéressantes, pour être relevées).
Mais les livres eux-mêmes « parlent » et sont une source précieuse. De ce
point de vue, la mise en ligne des catalogues de fonds des bibliothèques,
un projet comme « Chinese rare books », piloté par Sôren Edgren et
l'Université de Princeton depuis quinze ans, ou toute bibliographie critique
(shuzhi HfîÊO s'avèrent très précieux.
Joseph McDermott, qui prépare actuellement une synthèse depuis
longtemps attendue sur l'histoire du livre en Chine (The Book in China,
1000-1700), nous en livre un avant-goût dans son brillant article synthétique sur l'évolution quantitative des imprimés dans le long temps. Il adopte,
indices à l'appui, la thèse « révisionniste » selon laquelle il n'y avait pas
autant de livres qu'on a pu le dire sous les Song 2. Après le déclin du XIVe
448
Comptes rendus
siècle, il y a encore peu de livres dans la première moitié des Ming, pénurie attestée par de nombreux témoignages. L'explosion du nombre
d'ouvrages (surtout au Jiangnan et à Nankin, concurrencés plus modestement par Pékin et le Fujian), qui ne fera d'ailleurs qu'atténuer cette pénurie, ne date que du milieu du XVIe siècle. C'est à partir de cette date que
les imprimés dépassent en nombre les manuscrits : les acheteurs veulent
des livres, et les lettrés se lancent dans la course à la publication. La question est de comprendre pourquoi, en Chine, il s'est écoulé huit siècles
avant que les imprimés ne s'imposent vraiment. McDermott avance la
baisse sensible du coût de fabrication au XVIe siècle - notamment grâce au
style de caractères dit jiangti Util °u Songti T ^ H plus rapide à graver -,
la nouvelle demande (manuels pour les examens, romans), le développement de l'édition commerciale au détriment des publications officielles, la
constitution d'un public nouveau, celui des shengyuan, le nouvel essor de
la bibliophilie (les lettrés tout à la fois écrivent, collectionnent et vendent
les livres), l'apparition d'un certain goût pour l'encyclopédisme. L'article
évoque enfin, mais un peu trop allusivement, les raisons de la persistance
de la culture du manuscrit. Et McDermott conclut sur une note plus méfiante : à la fin des Ming et au début des Qing, on ne lisait sûrement pas
autant que ce qu'on peut penser aujourd'hui, car la circulation des ouvrages était encore limitée. On les gardait encore jalousement par devers soi
comme un « capital social ».
Lucille Chia (les éditeurs de Nankin à la fin des Ming) et C. Brokaw
(ceux de Sibao H:H, au Fujian, au XIXe siècle) replacent l'histoire du
livre dans un contexte régional et local, une approche qui s'est beaucoup
développée récemment3. Ces deux centres différaient à de nombreux
égards. Nankin, qui connaît une renaissance comme capitale intellectuelle
à la fin du XVIe siècle - et où, faut-il le rappeler, séjournent nombre de
lettrés du Jiangnan, en raison notamment de la présence des organes du
gouvernement bis et du Collège impérial -, redevient, à une plus grande
échelle, ce qu'elle avait été au début des Ming : une véritable capitale
nationale de l'édition. L'étude de Chia, présentée comme encore liminaire,
rend d'une certaine manière meilleure justice à la ville, quelque peu ou449
Comptes rendus
bliée des historiens 4. Chia établit qu'il y avait des connexions avec les
éditeurs de Jianyang, au Fujian, qu'elle a minutieusement étudiés par
ailleurs5. Il y a certaines différences entre Sibao et Nankin : Sibao, petit
centre isolé, ne publie que des titres au succès éprouvé, dans des éditions
de qualité médiocre et bon marché alors que Nankin se fait une spécialité
des pièces de théâtre et de la fiction, et publie des éditions de luxe. Mais
les deux centres partagent aussi des points communs : l'absence de livres
bon marché dans la production de Nankin n'est due selon Chia qu'au fait
que ces ouvrages ont probablement disparu. L'un des points forts de son
article est l'analyse statistique fouillée des maisons d'édition nankinoises
et des ouvrages qu'elles impriment, classés par genres bibliographiques.
Chia déplore toutefois qu'on n'en sache pas beaucoup sur les familles
d'éditeurs-imprimeurs. Sous les Qing, on assiste à une intégration encore
plus poussée entre les grands centres d'édition et au développement de
petits centres qui ne survivent que grâce à la publication d'ouvrages à
succès, comme le montre Brokaw dans son étude sur Sibao. Cependant,
elle affirme l'absence de spécialisation locale, contrairement à ce qui se
passait pour d'autres biens de consommation à l'époque. Dans le
deuxième volet de son article, Brokaw montre qu'à l'intérieur même de ce
noyau d'ouvrages à succès, d'ailleurs assez éclectique - les Quatre Livres
et les Cinq Classiques, les manuels d'éducation élémentaire pour les enfants, les adolescents, les apprentis lettrés mais aussi pour les marchands
en voyage, les encyclopédies de tous les jours, les manuels de géomancie,
de divination, etc. - il existait une variété infinie d'éditions, qu'elle analyse avec la plus grande minutie. Les éditions se distinguaient, en fonction
du public visé, par leur format, leur présentation (présence par exemple de
deux registres, interdépendants ou non, dans la page), leurs notes, la ponctuation, le registre de langue utilisé, la qualité de l'impression, le type de
commentaire fourni. On en vient ici à la multiplicité des lectures possibles
d'une même œuvre, thème des deux contributions suivantes.
Anne McLaren et Robert Hegel s'intéressent en effet à la sociologie
du texte et à son corollaire, le « marketing » du livre. Comment le lecteur
« reçoit »-il le livre et comment l'auteur ou l'éditeur orientent-ils cette
réception en choisissant d'« emballer » le livre de telle manière plutôt que
450
Comptes rendus
telle autre ? Cette branche de l'histoire du livre restitue toute leur importance à l'illustration (son agencement avec le texte), aux commentaires et
notes, à la ponctuation, à la table des matières, au choix des citations, à la
langue utilisée, au style, à la qualité du papier et de l'impression, bref au
discours hors-texte, résumé dans les préfaces, les fanli f\ffl\ ou les dufa Uf
fê. La question du ou des lectorats et celle de l'histoire de la lecture en
Chine - et leurs implications pour l'éditeur en termes de « cible », de
« segmentation » - sont extrêmement complexes, et y répondre implique
une large part de spéculation. Il paraît indiscutable qu'il y avait des publics
différenciés selon l'âge, le sexe et le niveau d'instruction. Mais la vulgarisation dans la diffusion des connaissances (comptines, formules mnémotechniques, images, passages soulignés, simplifiés, abrégés) n'a-t-elle pas
contribué à effacer ces cloisonnements ? Comme le souligne McLaren, le
lecteur semi-lettré se sent honoré d'avoir accès à une connaissance qui lui
est en principe inintelligible. Mais dans le sens inverse, les ouvrages pour
le « grand public » plaisent aussi à certains lettrés. La question du vernaculaire, que McLaren inclut dans son propos, est éminemment complexe. On
sait que la langue vernaculaire n'était pas accessible à tous, bien au
contraire. Mais à la fin des Ming naît l'idée que la littérature vernaculaire
véhicule finalement le même message que les Classiques et qu'elle doit
être utilisée pour rendre ce message accessible au plus grand nombre, à
l'instar des traductions en baihua aujourd'hui.
A. McLaren pose des questions essentielles pour quiconque chercherait à écrire une histoire de la lecture en Chine 6 . Elle commence par montrer comment les conceptions « classiques » de la lecture (la lecture quasi
rituelle chez Zhu Xi) se démodent à mesure que le livre prend son essor au
XVIe siècle et que son lecteur devient tout à la fois plus populaire, plus
pragmatique, plus hédoniste, plus « paresseux » aussi. Elle attire
l'attention sur l'émergence - nettement visible dans les préfaces des œuvres de fiction - d'un lexique particulier de la lecture à partir de cette date,
s'attardant sur plusieurs termes désignant autant de catégories de lecteurs
ou de lectrices (gendered reading). Par exemple, le terme haoshizhe #?(§•
^f, que Clunas a discuté dans le domaine des arts, perd sa connotation
451
Comptes rendus
péjorative (la même que celle qui est attachée au mot « amateur » en français) et en vient à désigner, de façon plus neutre, tout amateur (au sens
premier cette fois) de littérature vernaculaire. McLaren définit l'activité de
ces haoshizhe dans l'édition de la littérature vernaculaire. Enfin, elle pose
les spécificités de la lecture en Chine : rôle de la mémorisation, de la récitation et de la lecture à voix haute, de l'illustration - didactique, moralisante ou simplement décorative - et du commentaire (on note à ce propos
le rôle d'un éditeur comme Yu Xiangdou dans la promotion du commentaire dans le roman).
Sur la base de l'examen matériel des livres, R. Hegel se penche sur
les éditeurs et les lecteurs de fiction. Il distingue sommairement pour
commencer le lecteur aisé du lecteur sans moyens. Les éditions luxueuses
de romans furent surtout le produit du XVIIe siècle : sous les Qing, pour
diverses raisons, la qualité des éditions de romans ne cessa à quelques
exceptions près de décliner (p. 238-240, 253-259). Il note aussi que les
ouvrages imprimés sous les Qing ne comportaient presque jamais
d'illustrations (le roman faisant exception, mais avec des illustrations de
qualité moyenne) et que nombre de romans des Qing ne circulaient que
sous forme manuscrite, pour un cercle restreint d'amateurs. A partir du
XIXe siècle, la lithographie abaissa de façon continue le coût de
fabrication du livre, entraînant l'élargissement du lectorat de fiction. Hegel
pense que l'on peut étendre cette conclusion (diminution de la qualité des
éditions et des prix, élargissement du lectorat) à l'ensemble des livres. Il
conclut que si une même œuvre de fiction pouvait être « emballée », à la
demande des éditeurs, pour des catégories d'acheteurs différentes, le
discours de l'auteur, lui, ne variait pas en fonction de ces différentes
éditions7.
Katherine Carlitz se penche sur la publication des pièces de théâtre,
notamment les chuanqi, dont la fin des Ming constitue un âge d'or. Son
article montre comment l'essor du genre rencontre celui de l'édition commerciale (« the appearance of a new genre in a new médium », p. 275) et
analyse les relations d'influence réciproque qui existèrent entre les deux.
Le genre théâtral, très demandé par le public des lecteurs, possédait de
telles spécificités (parties parlées et parties chantées, rythme des airs,
452
Comptes rendus
longueur des pièces, didascalies, indications de mise en scène) qu'il fallait
faire preuve d'ingéniosité pour en imprimer les œuvres à l'intention d'un
large public. Carlitz met au jour toute une communauté active de lettrés du
Jiangnan partageant la passion du théâtre, et qui se sont attachés à réécrire
d'anciennes pièces et à en publier, que ce soit leurs propres pièces ou
celles d'autres dramaturges. Comme tous les autres genres, à partir de la
fin du XVIe siècle le théâtre a rencontré le monde de l'édition et s'est donc
commercialisé au point que les éditeurs se livraient une concurrence effrénée pour publier des pièces ou des extraits de pièces.
Evelyn Rawski aborde une question indirectement liée à celle de
l'ethnicité mandchoue : la publication en Chine ou aux marges de la Chine
d'ouvrages en langues étrangères, y compris les textes chinois traduits.
L'impact de ces publications sur les Chinois et les non-Chinois fut double :
intégration culturelle mais en même temps affirmation d'identités
culturelles propres. Les cas ont largement varié. Les publications en
tibétain étaient surtout religieuses. Le cas mandchou est particulier : les
Mandchous ont rapidement été intégrés culturellement, mais publier dans
leur langue était un moyen d'affirmer la culture mandchoue (avec des
conséquences encore visibles au XXe siècle). Le mandchou a aussi servi de
langue intermédiaire pour tous les non-Han qui voulaient accéder à la
culture chinoise. Les Mongols ont publié en mongol leur histoire pour
contrer l'affaiblissement de leur identité culturelle. La censure de la
littérature populaire chinoise par les autorités Qing a été contournée par les
Mandchous et les Mongols grâce à la circulation de traductions
manuscrites.
Xu Xiaoman braque le projecteur sur un genre particulier : les généalogies. Xu rappelle en introduction les visées d'une généalogie (circonscrire la lignée pour prévenir les usurpations d'identité, vanter
son pedigree) et combien la compilation de généalogies fut encouragée
officiellement par le gouvernement Qing. Puis il s'intéresse - c'est la
partie novatrice de l'article - à la compilation des généalogies : son processus, la distribution des rôles, la fréquence de publication (généralement
tous les 30 ans), le financement, la diffusion (limitée généralement aux
membres du lignage, avec souvent interdiction de vente), les règles de
453
Comptes rendus
préservation, etc. Comme dans le cas des monographies locales, il y a eu
professionnalisation de la compilation : établissement d'un bureau ad hoc,
intervention de maîtres ès-généalogies (pushi fff[Si) au rôle plus ou moins
étendu (parfois, ce sont des imprimeurs spécialisés qui compilaient la
généalogie, les pujiang jjtHE, artisans itinérants dont les lignages requéraient les services). Plusieurs cas illustrent le propos. Manuscrites chez les
familles peu aisées, les généalogies étaient imprimées (au besoin en plusieurs fois) par les familles plus aisées. Shaoxing et Changzhou furent
deux centres importants dans la production de généalogies. Xu étudie
enfin les coûts de publication, très variables selon la méthode d'impression,
la qualité du papier, le tirage. Mais celui-ci étant généralement limité, le
coût unitaire était élevé, rendant nécessaire la collecte de fonds. Dans le
cas précis des généalogies, l'impression par caractères mobiles était pratique en raison de l'itération de nombreux caractères.
Anne Burkus-Chasson décortique « l'herméneutique visuelle » d'un
album de peintures méconnu, le Liu Yuan jinghui Lingyange WiW$$lfâ£$k
jtHHfj, de Liu Yuan, peintre du début des Qing. L'album, réalisé à la demande d'un fonctionnaire, est une re-présentation de la célèbre série de
portraits de vassaux loyaux commanditée par Tang Taizong, qui l'avait
fait placer dans le Lingyange. L'article, après avoir analysé le discours
contenu dans les préfaces, invite le lecteur à feuilleter cet album en effectuant des allers-et-retours entre la séquence de portraits (inspirés de Chen
Hongshou) et les poèmes qui figurent en contrepoint au verso de chacun
d'eux, et en propose une lecture à plusieurs niveaux : commentaire historique, réflexion sur la loyauté (dans le contexte du début des Qing), élévation finale vers le divin (portraits de Guanyin). Profondément remaniées
dans la forme, les éditions postérieures du Lingyange n'auront plus qu'une
dimension esthétique. Burkus-Chasson dégage les spécificités du médium
qu'est l'album d'images et réfléchit aux rapports entre image imprimée et
peinture, dans une perspective à la fois théorique et historique.
Enfin, Julia Murray, spécialiste de l'image, apporte un éclairage en
forme de comparaison entre trois imprimés comportant des illustrations
édifiantes : le Dijian tushuo, compilé sous la direction de Zhang Juzheng à
454
Comptes rendus
l'attention de Wanli alors adolescent ; le Yangzheng tujie, compilé quelques années plus tard pour le prince héritier, et qui allie l'érudition de Jiao
Hong et les talents de dessinateur de Ding Yunpeng ; et les différents
Shengjitu HSHm. les vies illustrées de Confucius, celle aujourd'hui perdue de Zhang Kai (XVe siècle) ayant lancé la tradition8. On sait que la fin
des Ming vit une véritable explosion de ce type d'ouvrages, dont les titres
se terminent invariablement par tulun, tushuo, tujie, tuce, tukao, tuhui, etc.
Certains hauts fonctionnaires joignaient même à leurs mémoires des illustrations ou des croquis - comme par exemple le mémoire de Zhang Juzheng sur les sacrifices au Ciel et à la Terre en 1575, ou celui de Yang
Dongming sur la famine au Henan en 1594 -, une tendance semble-t-il
caractéristique de cette époque. L'histoire de ces trois ouvrages, leurs
différentes éditions, leurs publics, leurs sources ou leur postérité sous des
formes telles que peintures, estampes ou sculptures sur pierre, sont
l'occasion pour J. Murray - qui a publié par ailleurs des articles détaillés
sur chacun des trois ouvrages - de réfléchir sur la nature, la fonction, la
destination et la réception de l'image et sur ses liens avec le texte et avec
les autres média visuels. Murray relève en conclusion qu'à la fin des Ming,
l'imprimé illustré assoit son prestige mais qu'en même temps, l'image est
remise en question par certains lettrés, qui la jugent trop superficielle par
rapport au texte, par exemple pour enseigner la doctrine de Confucius, ou
trop débauchée, dans le cas des romans, et qui considèrent que son rôle
didactique est juste bon pour les masses 9.
La publication de Printing and Book Culture matérialise les résultats
des recherches sur l'histoire du livre menées aux Etats-Unis ces dix dernières années. Plusieurs aspects importants de cette histoire demeurent en
pointillés - on peut citer le prix des livres et plus généralement tout ce qui
touche à la comptabilité des éditeurs (rémunération des auteurs, des graveurs, marges, ristournes commerciales, sort des invendus, etc.). Le silence des sources laisse craindre qu'on n'en saura probablement jamais
guère plus que ce que l'on sait aujourd'hui sur ce point, c'est-à-dire pas
grand-chose. Mais les sources parlent de beaucoup d'autres questions
intéressantes. En gardant à l'esprit que certaines communications du colloque n'ont pas été retenues, chacun pourra donc toujours regretter
455
Comptes rendus
l'absence de tel ou tel sujet dans le présent recueil et proposer des axes de
recherche futurs. Je suggérerais pêle-mêle les thèmes suivants, à propos
des Ming : les centres d'édition qu'étaient le Collège impérial mais plus
encore les maisons princières, la censure, la diffusion des ouvrages chinois
à l'étranger, la perte ou la destruction des livres (impact d'événements
comme les raids des Wokou et la conquête Qing sur les collections de
livres du Jiangnan), ainsi, peut-être, que des études de genres bibliographiques bien identifiés mais peu analysés (on pense en particulier aux
biographies édifiantes d'eunuques ou de généraux célèbres) ou le rôle de
certains canaux de distribution populaires comme les foires et les temples.
La variété des sujets abordés par Printing and Book Culture suffit
néanmoins à montrer dans quelle direction s'oriente aujourd'hui l'histoire
du livre chinois sous l'influence des cultural studies : on ne dit d'ailleurs
plus guère « history of the book » mais « book culture » ou « printed
culture », termes plus englobants qui invitent à repousser les limites
mêmes du champ d'étude 10. Elle se situe à la croisée de l'histoire des
techniques, de celle de l'édition, de la bibliophilie, des savoirs, de
l'éducation populaire de masse, des différents types de langues, de l'image,
mais aussi de l'histoire économique et sociale, de celle des examens, des
femmes, de l'histoire intellectuelle, politique et religieuse, etc. La
rédaction, la fabrication, la distribution (géographique et sociale) et la
réception du livre permettent de se poser un nombre presque illimité de
questions, tout en gardant à l'esprit les contextes propres à chaque époque,
le fait que chaque livre, chaque édition a une histoire particulière, et la
nécessité de l'étude quantitative telle que pratiquée par McDermott, Chia
ou Brokaw. En dépit des difficultés pratiques et des critiques théoriques
qu'elle occasionne, cette étude quantitative, bien plus aisée aujourd'hui
qu'il y a un demi-siècle, demeure indispensable n .
Il est à parier que les recherches vont s'orienter à l'avenir vers
l'« envers » de l'histoire du livre, non pas tant la culture populaire, qui fait
depuis longtemps l'objet de recherches approfondies, que celle du manuscrit. Le titre même du présent recueil montre combien la culture du manuscrit à l'âge de l'imprimerie est un continent encore trop délaissé par les
historiens. McDermott et Carlitz n'y font qu'une brève allusion, et l'on ne
456
Comptes rendus
peut que regretter que la communication d'Oki Yasushi (« Manuscript
Editions in Ming-Qing China ») n'ait pas été retenue par les éditeurs, car
elle aurait donné un contrepoint intéressant. Étudier les raisons mêmes de
cette négligence de la culture manuscrite serait déjà commencer à réfléchir
au problème. Pour les Chinois des Ming et des Qing, la distinction entre
manuscrit et imprimé était-elle si importante qu'on veut bien le croire
aujourd'hui ?
On ne saurait trop insister, pour conclure, sur la dette que Printing
and Book Culture tient envers les travaux de Roger Chartier, largement
traduits outre-Atlantique. Cinq des onze articles y renvoient explicitement.
L'importance du livre dans sa matérialité, les liens dynamiques entre livre
et lecteur (l'«appropriation » et la «réappropriation» par le lecteur, la
« lisibilité » du livre, bref l'idée que le lecteur fait autant le livre que
l'inverse), entre livre et pratiques de lectures, et non pas seulement entre
livres et classes sociales 12, la redéfinition de la lecture et du lecteur
« populaires », la réflexion sur la notion même de lecture, la « mise en
texte » par l'auteur et la « mise en livre » par l'éditeur sont autant de
questions au cœur du travail de Chartier depuis des années. De la difficulté
de retracer l'histoire de la lecture, Chartier dit : « Le plus souvent, le seul
indice de l'usage du livre est le livre lui-même. De là, les sévères limites
imposées à toute histoire de la lecture » (« Du livre aux lires », p. 114).
Brokaw ne dit pas autre chose dans l'introduction du recueil : « Like
Western books, Chinese books are rich sources not only because of their
contents but also because of the way in which the scholar can 'read' the
publication information and physical qualities to learn about the
circumstances of the book's publications, origins, purposes, and intended
audiences. » (p. 21). On pourrait multiplier à loisir les points de
comparaison. Est-ce à dire que l'histoire des pratiques de lecture en Chine
a suivi une trajectoire similaire à celle qu'elle a suivie en Occident ? Il est
sans doute encore trop tôt pour y répondre. Comme le souligne Brokaw
dans son introduction, l'histoire du livre en Chine possède aussi ses
spécificités.
1
Un compte rendu de ce colloque par J. Cayley figure à l'adresse suivante :
http://www.hanshan.com/7specials/artbookchina.html
457
Comptes rendus
2
J.-P. Drège a émis un avis plus partagé sur la question. Voir « Des effets de
l'imprimerie en Chine sous la dynastie des Song », Journal Asiatique 282/2
(1994), p. 409-442.
3
Pour d'autres études régionales, cf. Sôren Edgren, "Southern Song Printing at
Hangzhou", Bulletin ofthe Muséum ofFar Eastern Antiquities 61 (1989), p. 1212 ; Ellen Widmer, "The Huanduzhai of Hangzhou and Suzhou. A Study in
Seventeenth-Century Publishing", Harvard Journal of Asiatic Studies 56/1
(June 1996), p. 77-122 ; Michela Bussotti, Gravures de Hui. Étude du livre illustré chinois de la fin du XVf siècle à la première moitié du XVIIe siècle, Paris,
EFEO, 2001. C. Brokaw, qui a déjà publié plusieurs articles sur l'industrie et le
commerce du livre à Sibao, prépare un ouvrage sur le sujet, Commerce in
Culture. The Book Trade of Sibao, Fujian, 1663-1947.
4
L'importance de l'édition à Nankin n'avait été que brièvement relevée par
K.T. Wu dans son étude pionnière "Ming Printing and Printers" (Harvard
Journal of Asiatic Studies 1942-1943, p. 236). Zhang Xiumin reprit la question
dans son article «Mingdai Nanjing de yinshu HJH"ÇffiMÊtlÉPlï », Wenwu
1980/11, p. 78-83 (non cité par Chia), puis la développa dans son important
ouvrage Zhongguo yinshua shi E^BffWiÈ. (Shanghai renmin chubanshe, 1989,
p. 340-53). Zhang fut le premier à montrer le nombre important d'éditeurs à
Nankin et à en dresser la liste, à montrer l'implication de plusieurs familles
dans le secteur (les Tang, les Zhou, etc.) et à décrire les types et l'aspect des
ouvrages imprimés, où dominent le théâtre et la fiction, mais qui incluent aussi
les shilu baoxun ffi^iïîiJII, les ouvrages de droit, de médecine, les manuels
pour les examens, etc. Il mentionnait aussi l'impression des billets, au début
des Ming, ainsi que les presses des missionnaires jésuites, qui publièrent Ricci
dès la fin du XVIe siècle. Mais L. Chia livre une étude statistique bien plus
fouillée.
5
Lucille Chia, Printing for Profit. The Commercial Publishers of Jianyang,
Fujian (llth-17th Centuries), Harvard University Press, 2002 ; "Mashaben :
Commercial Publishing in Jianyang from fhe Song to the Ming", in Paul Jakov
Smith, Richard von Glahn (éd.), The Song-Yuan-Ming Transition in Chinese
History, Harvard University Press, 2003, p. 284-328.
6
Le sujet a été étudié jusqu'à maintenant par Robert Hegel, David Rolston
(dont le How to Read the Chinese Novel a inspiré à J. Dars et Chan Hing-ho
leur ouvrage Comment lire un roman chinois) ou E. RawsM. J. Gernet s'est
intéressé à la lecture dans ses travaux sur l'éducation. A. McLaren a beaucoup
étudié les éditions du Sanguozhi yanyi.
7
II y a vingt ans, Hegel se montrait déjà sceptique quant à une distinction claire
et nette entre différents types de lectorats de la littérature vernaculaire et
458
Comptes rendus
concluait qu'en tout état de cause, la dimension didactique l'emportait toujours
(cf. "Distinguishing Levels of Audiences for Ming-Ch'ing Vernacular Littérature. A Case Study", in D. Johnson, A. Nathan, E. Rawski (éd.), Popular Culture in Late Impérial China, 1985, p. 112-142). On pourrait rapprocher ces
conclusions de ce que dit Roger Charrier à propos du meunier Menocchio : il
lisait les mêmes livres que son seigneur, mais le faisait différemment.
8
Au rang des ouvrages didactiques illustrés, Murray aurait pu citer les
Shenggongtu S5fjH (Les hauts faits illustrés des princes héritiers), présentés à
Hongzhi puis Jiajing en 1495 et 1539. Je doute toutefois qu'il subsiste des
éditions de l'un ou l'autre ouvrage qui pourraient en permettre l'étude.
9
Sur le rôle et la perception de l'image dans les romans, cf. R. Hegel, Reading
Illustrated Fiction in Late Impérial China, Stanford University Press, 1998, et
sur l'« image de l'image », cf. C. Clunas, Pictures and Visuality in Early
Modem China, Reaktion Books, 1997.
10
Semblent ainsi dépassées (ou moins pertinentes) la réduction de l'histoire du
livre à la seule histoire de la bibliophilie, la séparation conventionnelle entre
édition officielle et édition privée, et plus encore entre édition privée et édition
commerciale. L'histoire de la bibliographie, si chère aux érudits chinois, paraît
aussi être en déclin.
11
Sur les façons de la mener, voir Lucille Chia, "Counting and Recounting
Chinese Imprints", The EastAsian Library Journal, X/2, p. 60-103.
1
« Les modalités d'appropriation des matériaux culturels sont sans doute
autant sinon plus distinctives que l'inégale distribution sociales de ces
matériaux eux-mêmes. » (« Du livre aux lires », in Roger Chartier (éd.),
Pratiques de la lecture, réédition dans la Petite Bibliothèque Payot, 2003,
p. 83).
Jérôme Kerlouégan
EHESS
Chow Kai-wing (Zhou Qirong), Publishing, Culture and Power in Early
Modem China, Stanford : Stanford University Press, 2004. xv-397 pages
Voilà un livre d'une grande richesse, dont le sujet, à la croisée de multiples thèmes, intéressera un large public. Son titre, bourdieusien dans sa
première partie - nous y reviendrons - , est trompeur dans sa seconde :
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
Early Modem China aurait dû être remplacé tout simplement par Late
Ming. C'est même un petit paradoxe que d'avoir choisi Early Modem
China à la lumière des pages d'introduction, dans lesquelles Chow, se
posant dans la lignée des postcolonial studies, rejette l'historicité occidentale, à l'aune de laquelle l'histoire de la Chine serait condamnée à n'être
que celle d'une incapacité chronique à atteindre la modernité, celle d'un
échec (« a chronicle of failure », p. 5, reprenant l'expression utilisée par
Ray Huang dans 1587).
L'ouvrage se divise en cinq chapitres, à l'ordonnance logique :
l'auteur part du plus concret (le prix des livres) pour arriver au plus
abstrait (le transfert du pouvoir culturel de l'État vers des milieux
littéraires qui lui sont de moins en moins inféodés), en passant par
l'industrie et le commerce du livre (chap. 2), la professionnalisation d'un
certain type de lettrés (chap. 3) et le développement des commentaires du
Canon néo-confucéen (chap. 4). Cela aurait pu constituer, à première vue,
cinq articles indépendants : l'objet même du propos est de montrer que ces
questions sont au contraire étroitement liées les unes aux autres, ce qui
n'est d'ailleurs pas sans occasionner quelques redites.
Deux thèmes forment la matrice de l'ouvrage : le développement de
l'édition commerciale à partir de la fin du XVIe siècle et le système des
examens. Mais le postulat central ne concerne ni l'un ni l'autre. Il pourrait
s'énoncer ainsi : l'essor de l'édition commerciale, dans un contexte de
concurrence accrue aux examens, a entraîné l'émergence d'une nouvelle
figure, le shishang z t ® (voir plus loin pour la signification de ce terme),
qui est peu à peu devenu l'arbitre - le prescripteur d'opinion, s'il fallait
employer un terme du marketing d'aujourd'hui - du débat littéraire,
contribuant à l'émergence d'un « nouvel espace discursif » et d'une public
literary sphère.
Le chapitre 1, consacré au prix des livres, constitue l'une des meilleures synthèses sur ce délicat sujet. Chow prouve, après avoir consciencieusement fouillé dans les sources, qu'il est possible d'avoir une idée,
même imparfaite, du prix des livres à la fin des Ming. Il part de cette notation de Ricci : « Cette façon donc d'imprimer est si facile que qui l'aura
vue une fois soudain pourra entreprendre d'en faire autant. De cette com460
Comptes rendus
modité provient si grande multitude de livres chinois et à si bon marché
qu'il n'est pas aisé de l'expliquer à qui ne l'a vu ' » et il s'attache à montrer qu'elle correspond à la réalité. Son intuition de départ est celle-ci : « If
books were so expensive, it would be difficult to explain the gênerai view
that there was a boom in commercial publishing in die late Ming » (p. 19).
Le chapitre passe en revue le développement quantitatif des livres, la
baisse du coût du papier, le coût de revient d'un ouvrage (Chow conclut à
une marge de 50 % pour l'éditeur) - avec une comparaison entre le prix de
la copie manuscrite et de la gravure - pour finir sur le prix du livre en
valeur absolue et par rapport aux prix des autres biens de consommation et
au pouvoir d'achat des différentes catégories de population. Selon Chow,
un livre neuf de qualité moyenne et de longueur moyenne n'était pas cher.
Le chapitre suivant brosse un tableau du monde de l'édition à la fin
des Ming. La xylographie, rappelle Chow, était un procédé d'une grande
flexibilité pour l'éditeur-imprimeur (il est qualifié d'atomistic par
opposition à organic, pour l'impression par caractères mobiles). On
pouvait installer une imprimerie à peu près n'importe où, entrer dans cette
activité sans mise de fonds importante, imprimer un livre en plusieurs fois,
ou des parties de livres en plusieurs endroits différents, etc. (Ricci avait
déjà remarqué tout cela, et reconnaissait en avoir tiré parti pour imprimer
ses ouvrages apologétiques.) Autrement dit, l'édition par xylographie
n'était pas un secteur très capitalistique mais plutôt un secteur artisanal. Et
ce fut bien là la raison de sa popularité. Chow décrit ensuite le processus
d'édition, du point de vue technique comme du point de vue commercial
(publicité, « packaging », chasse au manuscrit, sollicitation des candidats
aux examens, etc.). L'exemple du Jiguge ySlËrffi des Mao montre bien
qu'on avait affaire à de véritables PME. Il s'étend enfin sur la distribution
du livre, aussi bien temporelle (saisonnalité des ventes, par exemple juste
avant les examens) que spatiale (caractéristiques respectives des
principaux centres d'édition).
Le chapitre 3, consacré à la « mercantilisation de l'écrit » (commodification ofwriting) permet d'abord à Chow de relier la question du succès
aux examens à celle des shishang. Là où Elman a récemment parlé de
« cultural prison », Chow se contente de « humiliating and expensive
461
Comptes rendus
ordeal », faisant remarquer que l'espace autorisé pour le commentaire
nuance l'aspect de « cultural prison » du système des examens. Son idée
de départ est que l'histoire des examens suggère en négatif celle des milliers de candidats qui échouaient, lesquels constituaient un monde lettré
« parallèle » et qui n'avaient pas (ou moins) les honneurs de la biographie.
Exclus des postes les plus prestigieux, ces lettrés sont obligés - tout en
continuant à préparer les examens - de vendre leurs talents, ne serait-ce
que pour rembourser les frais considérables et continuels occasionnés par
les concours, ce dont le monde de l'édition commerciale leur donne la
possibilité. Ils se situent ainsi à la limite des champs politique et économique, ou plutôt dans les deux à la fois, mais «refoulent» (terme qui
convient peut-être mieux que l'anglais forgetting) leur côté shang, par
exemple en ne publiant pas, une fois « arrivés », leurs écrits « alimentaires ». Cela pose d'importants problèmes pour étudier aujourd'hui leur
parcours. À ce propos, Chow considère comme trop systématique la suspicion des historiens quant à l'authenticité de nombreux écrits de la fin des
Ming, traditionnellement jugés comme des faux, évoquant tout de même
l'existence probable de « nègres » au service de lettrés reconnus2. Il évoque aussi l'apparition de ces écrivains professionnels qu'auraient été les
shanren [_L|A> terme polysémique aux connotations les plus diverses (le
lien qu'il pose entre shanren et shishang n'est d'ailleurs pas très clair). Les
recalés aux examens s'efforcent de se faire une réputation, devenir des
minggong ^{à; dont les éditeurs vont pouvoir vendre les écrits ou qu'ils
vont pouvoir citer comme correcteurs, relecteurs, réviseurs, etc., en composant des préfaces - un « business » proliférant - et en devenant les arbitres de la production littéraire. Le seul nom des plus célèbres suffît à faire
vendre un livre. Le chapitre développe toutes les stratégies des éditeurs
pour attirer le lecteur et pour publier leurs ouvrages (ainsi le rôle de coordinateur du dukan 'tJ-pj ou duke j^lj, qui atteste toute la complexité du
processus de publication). Le portrait que brosse Chow de plusieurs shishang - dont certains, comme Li Zhi, Jiao Hong, Yuan Hongdao ou Chen
Jiru, étaient des auteurs au succès considérable - montre combien leurs
trajectoires, leurs domaines de spécialité et leurs stratégies commerciales
462
Comptes rendus
étaient multiples. Chow revient pour finir sur la question du piratage et des
faux auteurs : ces abus étaient difficiles, mais pas impossibles, à détecter et
faire sanctionner.
Le chapitre 4, sur l'explosion du genre du commentaire des Quatre
Livres et des Cinq Classiques, reprend en grande partie l'article que
l'auteur avait publié dans Late Impérial China (1996/1), "Writing for
Success : Printing, Examinations and Intellectual Changes in Late Ming
China". C'est à mon avis l'un des points forts de l'ouvrage. Chow prouve
qu'il est devenu l'un des spécialistes, sinon le spécialiste, de ces commentaires, dont il montre que la floraison (voir l'annexe 6) change la donne
des examens, en les rendant en quelque sorte publics. Après quelques
définitions (le paratexte, le semantic field du livre, notion qu'il veut large,
incluant tous les acteurs de la chaîne - auteurs, éditeurs, distributeurs),
Chow inscrit les commentaires dans une « tactique » des lettrés et des
éditeurs pour proposer une interprétation alternative des Quatre Livres.
L'édition commerciale ne fait qu'assumer le rôle assumé jusque-là par les
écoles puis les académies - rien d'ailleurs de très nouveau dans cette vue.
Ces commentaires, dont le nombre s'accroît brutalement sous Wanli et qui
constituent un fonds de commerce important pour les éditeurs, sont régulièrement condamnés par les autorités, pour qui c'est le travail du ministère des rites que de contrôler le mouvement des idées mais sans résultats3.
Les éditeurs font un marketing élaboré : titres racoleurs, promotion des
auteurs, bibliographies imposantes, emballage « grand public », inclusion
de questions d'examens toutes prêtes, mise en valeur de ce qui est nouveau,
etc. Chow insiste sur le fait que ces commentaires ne font dans leur plus
grande partie que citer, donner de l'information, en laissant le lecteur juger
du fond - ce qui est typique d'un certain encyclopédisme de la fin des
Ming qu'on retrouve dans tous les domaines du savoir. Néanmoins, on y
voit poindre les idées bouddhistes, voire taoïstes ou syncrétistes, et, entre
les lignes, une critique sévère de la politique de Wanli (p. 182-188).
Aboutissement logique de l'exposé, le chapitre final élargit la question « livre et contestation de l'autorité ». Avec l'essor de l'édition commerciale, la glose entre dans le domaine public, sans que l'Etat y puisse
grand-chose. Le commentateur et son porte-parole, l'éditeur deviennent les
463
Comptes rendus
arbitres du débat ; ce sont eux qui fixent la norme intellectuelle. La nouveauté, c'est que ce commentateur ne fait plus partie des cercles officiels.
Mais s'il est si prolifique, c'est précisément pour intégrer Y establishment :
écrire, commenter, publier devient une étape obligée pour se faire un nom,
avant même de passer les concours, d'où la convergence d'intérêts entre
les lettrés et les éditeurs. Et c'est ce que font les shishang, sous des formes
très variées (p. 199-207). L'un des genres qui naît sous Wanli et qui remporte de suite un succès commercial considérable, est celui des anthologies
de dissertations, qu'il s'agisse de corrigés officiels ou de copies de candidats, visées ou non par les jurys. Chow établit dans le détail leur typologie
et explique comment elles étaient fabriquées. Les compilateurs se disputaient sans fin à propos des critères d'excellence, allant même, pour finir,
jusqu'à admettre la possibilité d'une multiplicité de styles. La chose remarquable est que ces débats, décrits comme étant l'expression de
l'« opinion publique », gonglun £ f | j , non seulement se tenaient hors des
cercles officiels, mais qu'ils en vinrent à influencer les jurys. On ne publia
même plus les copies des lauréats ou les corrigés officiels, mais uniquement les copies des candidats recalés ou les dissertations écrites par les
membres des sociétés littéraires, pour leur faire de la publicité. Le livre se
clôt sur l'évocation de ces wenshe 3tft- Au départ petites sociétés locales
comportant des effectifs réduits, elles prennent après 1620 une envergure
nationale, se structurent et deviennent le passage obligé de tout lettré souhaitant réussir les concours. Chow évoque la Fushe (Société du Renouveau), dont Atwell et Xie Guozhen avaient déjà démontré que loin de
n'être qu'un simple cénacle littéraire, elle était aussi un think-tank et une
véritable machine à conquérir le pouvoir et à placer ses membres ou sympathisants dans les hautes sphères.
Il est dommage que l'édition de Publishing, Culture and Power n'ait
pas été à la hauteur de son propos. L'ouvrage fourmille de coquilles, de
transcriptions étranges et de petites erreurs. Il serait pénible d'en donner la
liste exhaustive. L'école de Jingling est appelée tantôt Jinglin, tantôt Jinling mais rarement Jingling, Yuan Zongdao est mis pour Yuan Zhongdao,
Zhang Zhilie pour Zhang Zilie (dans le titre d'une section qui lui est
464
Comptes rendus
consacrée), etc. On ne s'explique pas plus l'empereur Yongzhen, la province du Sizhuan, Cha Shenxing (Zha Shenxing), chuangyuan (zhuangyuan), mianzi f$IBc, le Sigu quanshu, le Yongtong xsioa-pin (Yongchuang
xiaopin), le Zangshu (de Li Zhi) ou le Danyuan conglu •ft§nM$k (dans un
passage où sont évoquées... les erreurs « aussi nombreuses que les feuilles
qui tombent » contenues dans une édition du Fujian !). Chow n'est manifestement pas un grand ami de la transcription pinyin, mais qu'ont fait les
relecteurs ? Ailleurs, Wang Shizhen des Ming semble être confondu avec
Wang Shizhen des Qing (p. 80) ; Yu Anqi - pourtant pas un inconnu - est
cité sous son zi, qui plus est mal transcrit (p. 139) ; 1619 n'est pas une
année d'examen provincial (p. 218) ; l'ouvrage de Chaffee n'est pas The
Thorny Gâte ofLearning mais The Thorny Gates ... (p. 358), pas plus que
le journal de Yuan Zhongdao n'a pour titre Youju shilu (confusion entre
shi, le plaqueminier, etfei, le stylet de bois), et ainsi de suite. Certains
titres en pinyin ne figurent pas dans le glossaire de caractères et certaines
notes renvoient à des auteurs qui n'apparaissent pas dans la bibliographie.
Mais le plus fâcheux est certainement que l'on doive lire ce livre avec
quatre ou cinq marque-pages : le corps du texte renvoie aux notes, lesquelles renvoient à la bibliographie, laquelle renvoie à la liste des abréviations,
sans compter les annexes et le glossaire de caractères.
Pour en revenir au fond, on aurait aimé en premier lieu en savoir davantage sur l'histoire du terme shishang dr^lj. Chow l'emploie comme un
substantif oxymorique («les lettrés à l'esprit marchand», ce qui est
d'ailleurs contraire à la syntaxe, laquelle imposerait de traduire par « marchand lettré »). Ce faisant, il en fait un néologisme, car les textes Ming
emploient clairement shishang comme une juxtaposition signifiant « les
lettrés et les marchands », par exemple dans les titres de ces livres
d'itinéraires que sont le Shishang leiyao et le Shishang yaolan. Yu Yingshi,
dont on connaît les travaux sur l'apparition d'un nouvel esprit marchand
aux XVIe-XVIIe siècles 4, fait de même. Le terme shishang ne figure
d'ailleurs dans aucun dictionnaire... Cette manipulation sémantique n'est
pas étrangère au fait que la définition de shishang est problématique : à
partir de quand n'est-on plus un shi, ni un shang, mais un shishang ? Faut465
Comptes rendus
il considérer comme tel tout lettré obligé de vivre de ses écrits ? Dans ce
cas, le shishang n'est-il tout bonnement qu'un lettré qui n'a pas encore
réussi les examens (cf. les tableaux donnant l'âge moyen plutôt élevé
d'obtention des diplômes par les shishang, p. 200-201) ? Quelle différence
dans ce cas entre shishang culture et shengyuan culture ? Ayant lui-même
inventé le substantif shishang (s'il fallait à tout prix inventer un terme,
shangshi eût été mieux), Chow se trouve obligé de reconnaître que shishang définit davantage un « mode de fonctionnement » - d'ailleurs transitoire dans la carrière d'un lettré - qu'un statut. « Mode de fonctionnement » permet de retomber sur ses pieds : on est bien en présence d'une
sociologie, d'une culture, et c'est bien là le propos du livre.
Deuxièmement, si l'emploi de concepts des sciences sociales occidentales permet de renouveler et de théoriser la réflexion, il présente
l'inconvénient de l'anachronisme : nos lettrés des Ming semblent parfois
bien loin de termes comme semantic field, paratext, circuit of communication (notion empruntée à Darnton) et autres misonymity (néologisme fabriqué pour désigner un faux auteur). Plus généralement, même si elle ne sert
que de support, la référence à Bourdieu et au « champ de production culturelle », à Genette et au « paratexte » et à Certeau et à l'autonomie du lecteur, paraît forcée ou en tout cas un peu lourde. Il est vrai que les sinologues américains - et plus largement les tenants des cultural studies - citent
aujourd'hui presque systématiquement dans leurs travaux les représentants
de la « French Theory ». Mais la théorie des « champs », le schéma dominant / dominé ou la sémiotique structuraliste ont-ils un sens dans la Chine
de la fin des Ming ? Bourdieu, Genette ou Certeau ne peuvent être utilisés
qu'avec parcimonie, et avec le risque d'être déformés. « No theoretical
works of thèse scholars are accepted in their entirety, much less as universals models for the study of practice », est-il prudemment annoncé
d'emblée (p. 11). Sage précaution d'historien...
C'est avec raison, en revanche, que l'auteur réfute, et il n'est pas le
premier, ceux des historiens occidentaux du livre qui, évoquant le cas de la
Chine, ont considéré que la xylographie, pour grossir le trait, « ne compte
pas » et que la Chine en serait restée à un stade technologique infantile
dans le domaine de l'imprimerie. Il leur oppose la flexibilité et la simplici466
Comptes rendus
té du processus xylographique, le coût élevé de l'impression par caractères
mobiles et la nécessité de prendre en compte, dans toute histoire comparative de l'imprimerie, les contextes socio-politiques et intellectuels (p. 7-10,
p. 57-59, p. 70-71, p. 246-253). À la limite, et sans même revenir sur les
thèses sinocentristes d'une transmission de la xylographie de la Chine à
l'Occident, on pourrait par provocation inverser les termes de la question
« pourquoi la typographie a-t-elle (relativement) échoué en Chine ? » et
s'interroger un jour sur les raisons de l'échec (relatif) de la xylographie en
Europe.
Le chapitre sur les commentaires du Canon présentait un risque :
trop s'étendre sur les « paratextes » (les fanli, la présentation, les titres,
etc.) et négliger les textes mêmes des commentaires. Le lecteur comprend
vite que le paratexte permettait aux auteurs d'exposer leur originalité,
voire de critiquer l'idéologie officielle. Mais il attend aussi de savoir en
quoi les « nouvelles doctrines » {xinyi fjfjli. xinshuo §f|ft) étaient un coup
porté à l'orthodoxie Cheng-Zhu. Sur ce point, Chow dont l'optique n'était
pas d'entrer dans le détail de la glose se contente de quelques exemples
bien choisis. Il en va un peu de même du chapitre final : pour bien
comprendre la nature des débats littéraires de la fin des Ming, il eût été
nécessaire de revenir aux courants littéraires qui étaient apparus depuis le
début de la dynastie. Démêler les tenants et les aboutissants de ces
« querelles d'Anciens et de Modernes » (A. Lévy) suppose une érudition
phénoménale, ce qui explique sans doute le peu d'attention que les
sinologues occidentaux y ont jusqu'à présent prêté. On sent Chow quelque
peu entre deux chaises lorsqu'il fait un historique assez plat de ces débats.
Il ne peut en faire l'économie, mais ne s'y attarde pas. Là encore, il est
vrai, son but n'était pas d'exposer l'histoire des théories littéraires sous les
Ming mais plutôt de montrer en quoi ceux qui animent le débat littéraire à
la fin des Ming ne sont pas les mêmes que ceux qui le faisaient jusque-là,
et s'y prennent autrement.
Publishing, Culture and Power in Early Modem China apporte un
précieux éclairage sur le monde lettré de la fin des Ming, dénouant les
liens complexes entre lettrés recalés aux examens, critiquescommentateurs, imprimeurs, éditeurs, autant de catégories qui, loin d'être
467
Comptes rendus
cloisonnées, se chevauchaient, collaboraient et rivalisaient. L'ouvrage
montre, s'il en était encore besoin, que les examens ont été l'une des principales « vaches à lait » de l'édition commerciale, ce que déploraient
d'ailleurs les lettrés orthodoxes : « Aujourd'hui, on ne lit plus que pour
réussir les concours », dit Xie Zhaozhe5 ; et l'on ne peut s'empêcher de
mentionner Gu Yanwu, pour qui les anthologies de dissertations étaient le
symbole même d'un bachotage mécanique qui déformait complètement
l'esprit du « recrutement des talents ». Plus largement, le thème de la
mercantilisation de l'écrit (la «capitalisation de l'esprit», a dit Georg
Lukâcs à propos de la « littérature industrielle » du XIXe siècle français)
me semble être à retenir : à cet égard, Chow n'est pas loin de mettre au
jour des transformations similaires à celles qui se produisent au même
moment sur le marché de l'art, et qu'ont mis en relief les travaux de Chinas dans un contexte de réappréciation des valeurs marchandes. Enfin, il
est fascinant de voir surgir, en une ou deux générations, et grâce au développement du livre, tout un monde - critiques, écrivains professionnels,
lettrés sans titres - qu'on associe peut-être trop souvent aux seuls Qing. De
voir apparaître, aussi, la critique littéraire et philologique, même si on est
encore loin du kaozhengxue (cf. p. 181-182).
Représentatif du regain d'intérêt des sinologues américains depuis
dix ans pour l'histoire du livre et de l'édition et, dans une moindre mesure,
pour celle des examens, l'ouvrage de Chow Kai-wing est
incontestablement à ranger dans ce que les cultural studies peuvent
produire de meilleur. Chow prouve que le livre est une riche grille de
lecture pour tout chercheur qui travaille sur les milieux lettrés de la fin des
Ming. On est impatient de lire la suite : Printing and Shishang Culture in
Early Modem China, à paraître.
1
Page 86 dans la traduction française republiée par Desclée de Brouwer (1978),
et page 31 du volume II des Fonti Ricciane (1942-1949).
2
L'authentifîcation des écrits n'intéresse guère Chow. Ce qui l'intéresse
davantage, c'est le fait même que les éditeurs publient des livres en y mettant le
nom d'un lettré qui n'en est pas l'auteur mais qui fait vendre.
3
Chow aurait pu ici relever un point d'histoire politique : la condamnation virulente des idées bouddhisantes « contaminant » les copies d'examen (voir par
468
Comptes rendus
exemple le mémoire du ministre desritesFeng Qi que cite Gu Yanwu dans le
Rizhilu, j . 18), au tout début du XVIIe siècle, s'inscrivit dans la campagne antibouddhique de grande ampleur qui culmina avec l'arrestation de Li Zhi (1602),
puis celle du bonze Zhenke lors de l'affaire de l'écrit maléfique (1603).
4
Yu Tingshi wenji 7&?ïB#>tlll, vol. 3 (Rujia lunli yu shangren jingshen WiÊfôSi^fëjÀffiW), Guilin : Guangxi shifan daxue chubanshe, 2004.
5
WuzazuJ. 13/9b.
Jérôme Kerlouégan
EHESS
Lynn A. Struve (éd.), The Qing Formation in World-Historical Time,
Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press (Harvard East
Asian Monographs 234), 2004. xiv-412 pages
Lynn A. Struve (éd.), Time, Temporality, and Impérial Transition. East
Asia from Ming to Qing. Honolulu : Association for Asian Studies and
University of Hawai'i Press (Asian Interactions and Comparisons), 2005.
x-300 pages
Nicola di Cosmo, Dalizhabu Bao, Manchu-Mongol Relations on the Eve
of the Qing Conquest. A Documentary History, Leiden, Boston : Brill
(Brill's Inner Asian Library 1), 2003. xiii-246 pages
As is often the case with a collection of essays grown out of a conférence
with a common thème, when you start to read them, they tend to fall apart.
Sometimes lip service is offered to the overall design, in the case of Qing
Formation to the attempt to move Early and Middle Qing - and perhaps
also the second half of Ming - into the folds of Eurasian and (early modem) world history, but very soon the contributors enter into their spécial
field of interest. Though the contributions in the second volume, Time,
Temporality, and Impérial Transition, seem to be still more disparate at a
first glance, they make much more cohérent reading proving, I think, the
existence of différent synchronie temporalities mostly in early Qing China
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
including Korea (Kim Haboush) and once expanding into late Qing and
early Republican China (Zhao Shiyu and Du Zhengzhen). Actually this
volume contains another batch of articles from the same conférence "The
Qing Formation in World and Chinese Time" held at Bloomington in June
of 1999. The third volume on Manchu-Mongol Relations is of a more
conventional type being an annotated translation of not yet known Mongol
language documents from about 1625 up to 1643. It is not connected with
the above-mentioned conférence and seems to make dry reading at first,
but then it helps to support the Eurasian and Mongol aspects of the two
other volumes, and so, in some way, it belongs.
Let me start with the last contribution in the volume Qing Formation,
the editor's own essay on "Chimerical Early Modernity: The Case of
'Conquest Génération' Memoirs". It is a very highbrow pièce on
autobiographical and memoir-writing in Ming and Qing China on an
obviously very high theoretical level, where thèse literary genres are
compared with similar genres in western culture, a quite legitimate way to
integrate éléments of Chinese history into world history. For the lowbrow
sinologist, perhaps only familiar with the later so influential Yangzhou
shiri ji 8§'JfH""BfH, this essay is a very rich spring of information on a
spécial type of sources, reflecting the expériences of the conquered during
approximately three générations. This information is supplemented by
cautious remarks on the validity of such material as a historical source.
Enlightening to me was the discussion of why seventeenth-century China
experienced a boost in memoir-writing. To the very common explanation
that times of déviation may further such writings anywhere and at any time
period, a quite convincing attempt is made to pick out the spécial Chinese
characteristics of the late Ming and early Qing, among others the keeping
of moral "ledgers" and self-cultivating journals, en vogue especially
during the Buddhist revival in the seventeenth century (see C. Brokaw,
The Ledgers of Merit and Demerit, 1991), and the préoccupation of the
Chinese élite with "superfluous [material] things" during the same period
(see C. Clunas, Superfluous Things, 1991), in some way similar to
European baroque curiosity somewhat later.
470
Comptes rendus
Most of the other contributions, especially in part I, seem nearer to
the subject of world-historical time. The volume starts with Peter C.
Perdue, "The Qing Empire in Eurasian Time and Space: Lessons from the
Galdan Campaigns". Following a longish discussion on history writing
Perdue unrolls once more the story of the Galdan campaigns in a very
informative and sensible fashion. Partly new and sometimes thoughtprovoking is the second part of his article with the sub-captions "Inscribing the Campaigns into History", "Later Retellings" and "China in World
History", which is based on a quite close reading of the near-contemporary
sources, especially the Qinzheng pingding Shuomo fangliie §^}È2F-'mMM
^ B § , later Chinese/Qing historiography as the shilu and Wei Yuan's
Shengwuji Hj^fB, and twentieth-century Chinese historiography.
Two more contributions are concerned with Central Asia, the ones
by James A. Millward, "The Qing Formation, the Mongol Legacy, and the
'End of History' in Early Modem Central Eurasia" and by Nicola di
Cosmo, "Did Guns Matter? Firearms and the Qing Formation". The first
concludes that the most successful of the "nomadic" steppe empires,
though surely less "steppe" than most of their forerunners, claiming a
Chinggisid tradition, the Qing, conjointly with Russia, ended the process
of Eurasian empire building. Perhaps it would be helpful to read in addition Guy G. Imart's in things Chinese rather sloppily done, but in most
other aspects stimulating short study The Limits ofInner Asia: Some soulsearching on new borders for an old frontier-land, Bloomington, 1987.
The second concentrâtes in a very sober and convincing way on the importance of military technology and the transmission of firearms from the
west including the Ottoman Empire. John E. Wills, Jr. in his "Contingent
Connections: Fujian, the Empire, and the Early Modem World" chooses
another, mostly régional approach, how once flourishing Fujian province
since mid-Ming became a kind of political backwater, eut off, partly voluntarily, from communicating with the centre of power and unable to
convey to the centre the growing pressure exerted by the western maritime
powers leading up to the Opium War in 1839. This ends the first part of
the volume, called "Sitings in Eurasian Time".
471
Comptes rendus
The second part "Was the Early Qing 'Early Modem'?" ventures on
a much vaguer field of research. Evelyn S. Rawski's "The Qing Formation
and the Early-Modern Period" is rather an introductory essay on the économie, territorial, administrative, and cultural consolidation required by
alien rule during the early Qing opening venues for possible research on
how modem early Qing may hâve been.
The most theoretical article is surely the one by the only nonsinologist in the volume, Jack A. Goldstone's "Neither Late Impérial nor
Early Modem: Efflorescences and the Qing Formation in World History".
Goldstone analyzes the différent connotations of terms like "late impérial",
"early modem" and others. He compares the "golden âge" of early to
middle Qing with other periods of Chinese history, with golden-age
Holland, the high Middle Ages in Europe, and eighteenm-century England.
And he concludes that Qing China was "late premodem, but in the best,
most advanced sensé of that term", but it was not early modem, as it did
not create the prerequisites and conditions for modem économie growth.
In my opinion the most exciting article of the volume is the one by
Jonathan Hay "The Diachronics of Early Qing Visual and Material Culture". He too begins with a longish theoretical introduction on whether
there exist means to define a historical period as modem or belated. After
first stressing the importance of the point of departure both in space and
time of historiography, he takes recourse to a very sensible and probable
concept ail too often overlooked, namely that developments in différent
fields in one and the same society may work diachronically as indicated
already by his chosen title. His examples are first taken from palatial architecture, where he shows how the early Qing, especially the Kangxi
emperor created multiple centres of power required by the necessity to
address the Manchus, the Mongols and Tibetans and the Han in a greater
multi-faceted / multi-ethnic empire. Then he goes on to Jingdezhen porcelain, showing in which way décorative design changed from a very often
multi-layered symbolism during the Ming to almost nonsensical décors
starting around 1680, and men that at the end of the seventeenth century
Jingdezhen potters became more preoccupied with the possibilities of
technology than with design. His last example is painting, in which he
472
Comptes rendus
substantiates a change of consciousness from being a "literati painter" to
being an "artist" since late Ming, with ail the traits of subjectivity and
individualism this différent understanding of one's rôle in society implied.
As painting and the attitude towards it was at the same time rooted in older
Chinese traditions, painting in early Qing can serve as an example of
belatedness.
Lynn A. Struve in her "Introduction" not only skilfully tries to join
the différent articles, but also extends both the questions that should be
asked additionally basing herself on the régimes formulated by Fred Spier
(1996) and the comparative approach to include Japan. This introduction
helps very much to reconcile the reader with a certain lack of cohérence in
the whole volume and some omissions.
As far as I am concerned, I would say that I got new insights through
the article by Jonathan Hay, put down the book better informed by the one
by Lynn A. Struve, and found myself provoked to some rethinking by
almost ail of them.
Though the second volume of this same conférence is divided into
three parts even, "Manchu and Han Historical Consciousness in Flux",
"Temporalities of National Subjugation and Résistance" and "Alterities in
Folk Culture and the Symbolics of Calender Time", ail six articles seem to
me to be much more related to each other and without exception they
make extremely exciting reading for the gênerai sinologist at least. They
tend to show how différent calendrical computations, time séquences or
historical periods could be made use of alongside each other and could
serve spécial purposes in a seemingly homogeneous and contemporaneous
Chinese and even East Asian world. They seem so much nearer to life.
And, almost without exception they are very well-documented, blending
philological and historical research with fascinating ideas, granting new
insights into the workings of a prépondérant Chinese world, where
divergent ethnie or social groups try to reassure themselves and find their
place by manipulating time in their own interest.
Starting with the top of Qing society, Mark Elliott not only describes
the rather well-known gênerai attempt of the Manchus to refer for their
own légitimation to the earlier alien dynasties and to regard them as an
473
Comptes rendus
intégral part of Chinese impérial history, he also traces close to the sources
the change in the évaluation of the earlier alien dynasties and their use for
non-Chinese empirebuilding from Nurhaci to Hong Taiji - in a way until
now not realized, by me at least. After mis article by Elliott, I am sure, we
hâve to be still more careful in appraising the true degree of Chineseness
or Manchuness of the Qing.
Roger Des Forges looks at how the élite of the Central Plain coped
with the Qing conquest. For them the Yuan pattern, the change from Song
to Yuan, could not, in most cases, be acceptable. So, they delved deeper
into Chinese history, to the Tang, the Han, and to Zhou to find other
precedences and analogies which might facilitate reconciliation between
the conquered and the conquerors.
JaHyun Kim Haboush and Johan Elverskog try to tackle the same
problem of accommodation from the fringes of the proper Chinese world,
from the Korean and Mongol point of view. Kim Haboush enlarges with
new évidence and enlightening insights our knowledge of the Korean
attitude towards the Qing and the Koreans' rôle as lantern bearers of a
genuine Chinese (Ming) orthodox tradition, while Elverskog shows how
the Mongols as junior partners of the Manchus tried to keep up a Mongol
tradition and time keeping, while being pushed more and more into a
Tibetan Buddhist time scale under the Qing. His seems to me an important
contribution. It makes us realize once more that the Mongol world was not
a monolithic one and mat its move into the Manchu fold was slow and by
many byways. Especially in connection with Elverskog's article - but also
with the Eurasian part of Qing Formation - di Cosmo's and Dalizhabu
Bao's volume can be used to advantage. Its very direct approach to history
by presenting documents in mil with sparing annotations and a short interprétative introductory essay revives the early graduai incorporation into
the nascent Manchu state accompanied by ever new irritations on the part
of the Mongols in the period before the décisive defeat of the Caqar. If we
look at the Mongol tribute missions and their présents we can use them to
prove, how economically globalized the Mongol tribes were at that time.
We can use the letters to find out about how - if at ail - they were dated,
about the nuances in the use of the language, or from their content and
474
Comptes rendus
their senders about the social organization of the tribes, for example the
recurring political importance of women in steppe societies. It is only a
pity that, like many publications from Brill in récent years, this volume is
pestered by too many misprints, both in the transliterated texts and in the
English translations and annotations.
The two last contributions again make very enjoyable reading,
Eugenio Menegon's to show us how it was possible, though difficult, for
Christians in seventeenth-century Fujan to reconcile Chinese and Christian
concepts of world and time, Zhao Shiyu's and Du Zhengzhen's to make us
understand the ramifications of a local cuit and the ways how to conceal
its historical implications with the Ming Chongzhen emperor.
In ail, I am sure, the two volumes edited by Lynn A. Struve belong
to that not too fréquent species of conférence volumes, published in the
United States since the late fifties of the last century, which are really
séminal in character and will induce new and innovative research. Nicola
di Cosmo's and Dalizhabu Bao's book on the other hand should be welcomed as an additional brick to a rather new scholarly field ail too long
neglected. Therefore, in my view, ail three volumes are a very welcome
addition to the ever growing literature on Chinese and East and Central
Asian history, and they are one more step to make research on this région
compatible with, for example, historical scholarship on Europe. To use the
language of hôtel and restaurant guides, they are ail highly recommendable.
Erling von Mende
Freie Universitàt Berlin
475
Comptes rendus
Jacques Gernet, La Raison des choses. Essai sur la philosophie de Wang
Fuzhi (1619-1692), Paris : Gallimard (Bibliothèque de Philosophie), 2005.
436 pages
This is a very important book. And there is much more to it than its subtitle would seem to indicate. Certainly, we hâve hère a truly remarkable
présentation of the philosophy of Wang Fuzhi, which the author modestly
describes as an 'essay', but which is, in fact, a very substantial study and
undoubtedly the best pièce of work to appear so far in a western language
on this major seventeenth-century Chinese philosopher. In addition,
however, in situating Wang in the overall context of Chinese intellectual
history in a way that is compréhensible to any intelligent western reader,
Jacques Gernet provides that reader with what amounts to an admirably
cogent and cohérent introduction to the Chinese philosophical tradition as
a whole. The resuit is a rare bridge between Chinese and European
philosophical culture.
Gernet has long argued against approaching Chinese culture,
including history, art and religion as well as philosophy, as though it were
based on the same prémisses as European culture. In this study too he
draws attention to the fondamental différences between Hellenic-based
philosophy and Chinese Systems of thought, which many western scholars
hâve refused to dignify with the name 'philosophy'. He singles out key
areas where there is a crucial différence, illuminating his discussion with a
distillation of his cross-cultural érudition. The resuit is always limpidly
clear and eminently readable. (Reading Gernet one inevitably remembers
Boileau's famous dictum : "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et
les mots pour le dire viennent aisément.")
This is no mean feat, considering that when discussing Chinese philosophy in any language even the best sinologues (even Demiéville, even
Graham) hâve always found themselves to some extent constrained by the
sort of code to which one is reduced when translating Chinese philosophical terminology. As Gernet himself remarks, "plus que d'autres, les termes
auxquels la tradition chinoise a donné une signification philosophique
posent des questions redoutables." A given Chinese term invariably carries
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
in its wake various connotations that are quite différent from those of the
closest équivalent western term chosen to translate it. Gernet cites two
examples : zhi ff, translatée! 'substance' and tian ^ , translated 'ciel'
(heaven). The former, as Gernet points out, referring as it does to the composition resulting from the combinations of invisible yin and yang energy,
is entirely différent from the western meaning of the term, while the latter
may also frequently be rendered 'Nature' and retains of course in Chinese
its connotation 'sky'. The translation of another key term such as li ïg may
présent further problems. Rendered by Gernet as 'principe d'organisation'
and 'pouvoir d'organisation' in his discussion of Wang Fuzhi's philosophy
and that of his Song predecessor, Zhang Zai (1020-1076), where it refers
to the principle that gives structure and organization to the invisible combinations of yin and yang energy in which it necessarily inheres, indeed is
immanent, it was also (as Gernet notes) interpreted as a transcendent idéal
principle by the majority of Neo-Confucian thinkers due to the dominance
of the Cheng-Zhu school and Zhu Xi (1130-1200), who, influenced by
Buddhism, tended to equate it with the Absolute. Given the confusion that
ail too often results from translating such philosophical terminology, some
scholars hâve preferred to work with romanized transcriptions of the terms,
but this, particularly when dealing with Song Neo-Confucianists, can
produce discourse that resembles algebra.
It must be emphasized that Gernet's translations overcome thèse difficulties admirably. Indeed, one of the great merits of this book is the
extensive body of translations from Wang Fuzhi's original Chinese. Thèse
translations cover the whole of the enormous corpus of Wang's writings
(over ten thousand pages in the latest édition, the Chuanshan quanshu $6
U-lèllf), hardly any of which hâve been translated into any western language. Moreover, Gernet présents his translations in such a way as to
allow Wang to speak for himself. He makes Wang speak directly to the
reader through the judicious juxtaposition of passages in which Wang
exposes his thought. Thèse passages, accompanied by the original texts in
Chinese for the benefit of sinologues, are culled from the many commentaries Wang wrote on a variety of différent classical and traditional texts.
477
Comptes rendus
The resuit is the fruit of Gernet's wide and perspicacious reading of the
Chuanshan quanshu. It need hardly be added that thèse translations are the
tip of the iceberg of reading that must hâve preceded their sélection.
Wang's philosophy found expression primarily through his commentaries
on the classics and on the work of his acknowledged Song-dynasty
'maître', Zhang Zai. He rarely composed anything (philosophical or otherwise) under his own name. Gernet's translations, invariably accurate and
eminently readable, would merit publication independently as an anthology of Wang's thought. His achievement is ail the more remarkable when
one considers that Wang's style of writing is such mat even erudite native
Chinese scholars often struggle to translate certain passages into modem
Chinese.
Gernet also demonstrates how European and Chinese philosophical
traditions hâve been influenced by the particularities of their linguistic
structures, including linguistic catégories, with Greek and Latin favouring,
for example, the use of abstract nouns in a way foreign to the Chinese
language. This led to a concern with abstract notions, including those of
being, and eternal truths that contrasts with the Chinese prédilection for
the concrète and what is relatively and transiently true in a constantly
changing world. Hère, of course, as Gernet emphasises, the Chinese
combinatory tradition encapsulated in the Book of Changes, or Zhouyi,
differs radically from Greek reasoning and linguistic logic, not only in its
emphasis on change but in its association of opposite terms such as high
and low, big and small, interior and exterior as complementary 'couples'
(dui fif), rather than mutually exclusive contradictions. Gernet further
links the importance the Chinese attached to the Changes to their
propensity for interpreting graphie signs as natural symbols that provided
an essential guide to the shifting factors of time and space in the real world.
A real world that, as Gernet points out, is much closer than either Greek or
earlier European visions to F. Jacob's description of today's physical
universe as "un monde de relativité et d'incertitude [...] ou matière et
force ne représentent que deux aspects d'une même chose."
In the course of this book, Gernet pinpoints other areas where the
Chinese and European philosophical traditions are fundamentally at vari478
Comptes rendus
ance, but the main focus of his study is the philosophy of Wang Fuzhi.
And, as he déclares at the outset, it is necessary to replace Wang in the
context not only of the Chinese philosophical tradition but also of his life
and times in order to understand what he wrote.
In an introductory chapter, the author explains that Wang lived at a
time of national disaster, which saw the fall of the Ming dynasty and the
subséquent Manchu invasion of his native land, after décades of social and
political turmoil and popular uprisings. (It was also a period of intellectual
ferment that has been compared to the European Enlightenment.) It was
against this background that Wang, fierce patriot, Ming loyalist and
committed Confucian, withdrew into a life of secluded study after a brief
and almost fatal participation in the anti-Manchu résistance of one of the
surviving impérial Ming princes. In hiding in the hills of his native Hunan,
in constant danger due to his refusai to accept the new régime and his
vituperative anti-Manchu writings (too extrême to publish in his lifetime,
they were aimed primarily at posterity), he was spurred on in ail his
endeavours by an obsessive désire to understand how such a tragedy could
hâve overtaken Chinese civilization. He devoted himself to the study of
history, evolved his own philosophical System, continued dreaming of a
Chinese restoration, and wrote, and wrote and wrote.
Although, as Gernet warns the reader, one should not take Wang
Fuzhi for the représentative of some timeless Chinese philosophy
(especially given the emphasis he placed on the particular factors of time
and place, times and circumstances), one may nonetheless see in him the
ultimate exponent of a certain philosophical tradition that, as Gernet
demonstrates, can be traced back through Zhang Zai to the kind of very
early Chinese thought expressed in the Zhouyi.
Gernet's dense 400 pages carefully expound, analyze and discuss
Wang's thought and its place in the Chinese philosophical tradition, while
emphasizing that in order to understand either one must be prepared to
accept that one is confronted with an entirely différent - but equally valid
- conception of the world from the normal western one. As Gernet puts it,
"on est dans un autre univers mental que celui auquel nos modes de pensée
nous ont habitués". Rather than attempt to résume the whole of his account
479
Comptes rendus
of Wang's philosophy, it is perhaps préférable to indicate some aspects of
Wang's mental universe that hâve hitherto either escaped the attention of
other scholars or been insufficiently studied, but which, as Gernet demonstrates, are of fundamental importance.
In the fïrst place, one should certainly bear in mind the significance
of Wang's refusai to consider language as more than an artificial and
inadéquate tool for dealing with the complexities of the real world. His
remarks on Confucius' famous statement "Je voudrais ne plus parler...
Est-ce que le Ciel parle ?" are quoted in the section where Gernet
élaborâtes on the Chinese préférence for an interprétation of the world
through graphie signs and their inter-relationships in time and space, as in
the symbols of the Zhouyi. Of course, Wang was by no means alone in this.
Confucius apart, one finds variations on the same thème across the whole
spectrum of Chinese philosophy. Wang's debt to his Song predecessor,
Zhang Zai, in his studies of the Zhouyi, is clear. And another Song-dynasty
thinker, Zhou Dunyi (1017-1073), exerted considérable influence through
his diagram of the Taiji ;fc|H or Suprême Ultimate, originally a circle
representing the universe in its yin and yang aspects, but which Wang
interpreted as a sphère full of yin and yang energy. Although the place of
the Zhouyi and Zhang Zai in Wang's thought has long been recognized,
Gernet's analysis intégrâtes this in the larger context of a Chinese tradition
in a way that is exceptionally illuminating.
Two terms that recur in Gernet's study are 'Nature' and 'artifice'.
This is not surprising. Wang, like most Chinese thinkers, was concerned to
understand Nature (in the broadest sensé of the term, including the human
world), to fïnd ways of cooperating with its complex and mysterious
movements. (No notion hère of mastering Nature or conquering it, in the
western sensé). Language, as we hâve seen, came into the category of
what was artificial. Nevertheless, Wang insists on man's position as an
intégral élément in the structure of the universe. This together with his
concept of human nature as something which grew and evolved through
human life, and his théories concerning universal change and human history led him to adopt a dynamic and realistic attitude towards the problems
of his day. In this respect, as Gernet emphasizes, Wang, and Chinese
480
Comptes rendus
thinkers in gênerai, differ from the Greeks for whom the mental séparation
of man from Nature was intrinsically linked to their enterprise of rational
thinking. In Wang's case, as he writes in the Zhouyi waizhuan MH^f-fll.
"Man's relationship to the universe is that of its great compléter [...] That
which happens spontaneously is [due to] heaven. The one who controls
[events] is man." Asserting (in the Shangshu yin yi fë^^} [#|) that "The
whole of our existence is nothing but a question of time and prevailing
conditions" (Gernet, p. 296 : "Tout, sous le ciel, n'est en effet que moment
opportun et force des choses"), Wang argues that the problem is to assess
the various forces at work in a given place at a given time in order to do
what is proper in a given situation. The Zhouyi codifies the patterns of
universal change, and is thus to be studied as a "révélation of the Way of
heaven." Man's task is, as Gernet puts it, to know how to "profiter des
moments favorables et se conformer à la force des choses."
In the above one may certainly regard Wang as bringing together the
threads of a philosophical reaching back through Zhang Zai to the Zhouyi
and ancient times. Other aspects of his thought were perhaps at least partly
influenced by his personal expérience and situation. His théories concerning the necessity to maintain barriers between Chinese and barbarian peoples (which seem sometimes uncomfortably close to apartheid), even
reinforced by arguments based on geographical and climactic factors and a
justification in terms of Confucian morality (which goes so far as to link
barbarians and merchants as intrinsically inferior human catégories), were
surely a response to his own and China's seventeenth-century predicament.
In the fïrst sentence of the first chapter of his book, Gernet writes
"Ce chapitre pose des questions qui dépassent le cas particulier de Wang
Fuzhi." In fact, one may say that this is a fîtting description of the whole
work. It is an excellent exposition of Wang's philosophy, but it is much
more. It constitutes a fine introduction to Chinese philosophy as a whole.
Ian McMorran
Université Paris VII-Denis Diderot
481
Comptes rendus
Janet M. Theiss, Disgraceful Matters. The Politics of Chastity in Eighteenth-Century China. Berkeley, Los Angeles, London : University of
California Press, 2004. xi-281 pages
No topic in Chinese women's history has received more scholarly
attention than the cuit of chastity and its female martyrs. Intellectuals of
the May Fourth era labeled the social pressure on widows not to remarry a
key élément in women's oppression, a product of the oppressive
patriarchal family system. That the cuit ail too often led to women
committing suicide was taken as évidence that it was psychologically
unhealthy, a perversion brought about by neo-Confucian puritanism. In the
last three décades, with the rise of women's history, a more nuanced
picture has emerged, as scholars hâve linked the cuit of chastity to
éléments in the social, économie, and political order other than philosophy
and family structure. The honors the state bestowed on chastity heroines
attracted the attention of Mark Elvin, who in 1984 traced the growth and
élaboration of the state reward system from Song to Qing times. Jennifer
Holmgren shifted attention to the conséquences for family property of
widows remaining with their husbands' families, a lead taken up by
Bettine Birge, who investigated the reasons for shifts in the law governing
disposition of property after a husband's death. The enormous corpus of
brief accounts of chastity heroines and martyrs in Ming times hâve been
studied to rather différent effect by T'ien Ju-k'ang and Katherine Carlitz.
Where T'ien saw évidence of men's status anxieties, Carlitz discovered
men's voyeuristic pleasure in accounts of suffering women. Recently
Matthew Sommer has shown that laws on illicit sex drew from and helped
shape the cuit of chastity in Qing times.
Janet Theiss, in her book Disgraceful Matters, goes beyond earlier
scholarship in several important ways. Like Elvin, her primary concern is
with the ways the state impinged on moral thinking and behavior. Toward
that end she examines pronouncements contained in central government
documents, rewards set up by the state, and the rulings of officiais in
criminal cases. She explores in considérable depth the impérial statecraft
goals that underlay edicts issued by the Yongzheng and Qianlong emperÉtudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
ors on female chastity. She sees the chastity cuit as a central part of their
"civilizing project" and quotes Qianlong as chiding officiais for not recognizing the evil caused by illicit sex and not probing deeply enough to
uncover the multitude of cases where the woman was as guilty as the man.
One of Theiss's goals is to move away from a view of the Chinese
gender System as stable toward one in which we see fractures and tensions.
Women and their families had différent stakes in chastity-centered virtue,
something especially clear in incest cases. The meaning of norms was
never fixed, but rather was negotiated through processes that involved
both state efforts to define and enforce policy and the actions of both local
élites and ordinary families pursuing their own ends. Theiss argues that
although the state desired to impose uniform gender norms, its laws were
fraught with contradictions and their application involved compromises
with élite values and popular mores, notably women's own views of virtue.
Policy makers assumed that promoting chastity would bolster proper
family hierarchy, but officiais not uncommonly had to défend virtuous
widows from the déprédations of lineage and family authorities.
Like Matthew Sommer, Theiss makes considérable use of archivai
case material, drawing from it not merely officiai's views, but also
évidence of ordinary people's thoughts and actions. Theiss makes the
point that ordinary rural families could rarely maintain strict physical
séparation between men and women. Women who worked in the fields
had to walk past men. Women whose husbands were away had to handle
routine business with neighbors, relatives, and merchants. A funeral could
resuit in the men in the house going away for a few days, leaving a woman
and her small children alone. Judges needed to understand thèse situations,
since they evaluated the seriousness of a crime against chastity according
to their assessment of the woman's intention to live a chaste life. Women
who had to corne into contact with men could achieve sufficient séparation
by their attitude and demeanor.
Theiss's study is particularly rich in its exploration of what she appropriately calls by the modem term sexual harassment. She notes that
between 1733 and the end of the Qianlong reign fifteen substatutes were
appended to the statute on causing another's suicide to deal with such
483
Comptes rendus
spécifie situations as women committing suicide after a man made unwanted propositions, indécent remarks, dirty jokes, or obscène gestures,
whether or not he realized how his act would be taken. Cases related to
thèse substatutes reveal a world in which sexual harassment was an explosive issue that set family elders and women at odds. Quite a few of the
cases she discusses follow this pattern. A woman living alone, either a
widow or a wife whose husband is away, becomes distraught when a
drunken maie neighbor or relative (perhaps her husband's cousin) finds
her alone and flirts with her or suggests in a joking manner some sort of
tryst. She responds in horror, screaming till neighbors corne. Senior family
members try to calm her down, arguing that for the sake of family face,
she should forgive the offender once they get him to kowtow in apology.
The woman, however, sees this as outrageously inadéquate punishment
and after a few days of fuming commits suicide to prove conclusively that
she was not the type of woman who would in any way compromise her
loyalty to her husband. The man is then charged with the capital crime of
provoking a woman to commit suicide by flirting with her. The woman is
canonized as a chastity martyr and her family is granted money to erect a
commemorative arch.
Thèse cases seem to hâve ail the ambiguities of sexual harassment
cases today. What to the man may hâve been playful, the woman finds
demeaning. Since not ail women find the sarne remark offensive, men
complain that standards are unclear. Theiss shows us that family elders,
including mothers-in-law, often thought the woman was over-reacting, and
judges often considered them oversensitive, a view some modem scholars
such as M. J. Meijer hâve shared. Theiss, however, wants us to understand
the women's own perspective. She quotes one woman after another as
stating that she would hâve no way to be a person if the man who had
trifled with her went unpunished. In Theiss's interprétation, her very
personhood was at stake. "To insuit a woman's chastity was to deny her
humanity" (p. 203).
As Theiss sees it, in punishing the men involved in thèse cases severely, often by death, the state was siding with women, much more than
the families they had married into. Thus, thèse laws did not so much sup484
Comptes rendus
port patriarchal authority as women's autonomy - it was the woman, ultimately, who decided what constituted offensive behavior. In reading this
situation as positive for women, Theiss is following the lead of scholars
like Dorothy Ko and Susan Mann who hâve read sources against the grain
to reveal women's agency in practices such as footbinding and seclusion
that we may find distasteful or limiting. Theiss does convince me that in
thèse cases of sexual harassment women were active agents, able to shape
circumstances and resist family seniors. But she doesn't convince me that
we should feel positively about the notion of personhood that fueled thèse
women's rages. I couldn't help wondering whether it was time to bring
psychology back in. Must our efforts to give women their due lead us to
approve everything in their culture ? If we can accept that some Victorian
women, taught to repress their sexuality in their youth, had difficulties
adjusting to sexuality in marriage, why can't we accept that some Chinese
women, taught from childhood to fear contact with men other than their
husband or closest relatives, might develop phobias about the intentions of
any man they encountered alone? We can agrée that some women were
protected by the cuit of chastity without insisting that it had no deleterious
effects on anyone.
Scholars and students interested in the Qing period, in state-society
interactions, and in women's history will ail be rewarded by a careful
reading of Disgraceful Matters. Each of its four parts begins with a
carefully-selected case described in détail, which not only makes for
engaging reading but also regularly returns the focus to ordinary people
and their expériences.
Patricia Ebrey
University of Washington
Seattle
485
Comptes rendus
Benjamin A. Elman, On Their Own Tenus. Science in China, 1550-1900,
Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press, 2005. xxxviii567 pages
La diffusion de la science occidentale en Chine, à partir de la fin des Ming,
a suivi plusieurs étapes. Les lettrés de la fin des Ming et de la fin des Qing
ont utilisé respectivement les expressions gewu qiongli zhi xue |§^3S<|51
^ . ^ (« doctrine de l'investigation des choses et de la compréhension
parfaite du Principe ») et gezhi zhi xue fêMjf^.^ (« doctrine de l'extension de la connaissance par l'investigation des choses ») pour désigner ce
que les Chinois nomment aujourd'hui kexue fiflP, mot dont l'emploi a été
emprunté au japonais. Avec son dernier ouvrage, On Their Own Terms.
Science in China, 1550-1900, Benjamin Elman nous livre une étude systématique des « recherches sur la nature » des lettrés chinois des Qing, des
rapports entre les lettrés et la science occidentale (xixue ï§ip) ; il analyse
en profondeur comment, sous les Qing, élites mandchoues et lettrés chinois ont développé les recherches en astronomie, en géographie, en mathématiques et en médecine, ainsi que les rapports entre la pénétration de
la science occidentale et les missionnaires jésuites et protestants. Jusqu'à
maintenant, les études sur l'histoire des sciences sous les Ming et les Qing
n'avaient abordé que des questions particulières et concrètes, mais rarement adopté une approche globale. Cet ouvrage, à l'optique comparatiste,
aborde la science en la replaçant dans le contexte du « savoir traditionnel ».
Il compte parmi ce qui a été fait de mieux en matière d'histoire des sciences en Chine à l'époque prémoderne.
Le plan en cinq parties (« Introduction », « Natural Studies and the
Jesuits », « Evidential Research and Natural Studies », « Modem Science
and the Protestants », « Qing Reformism and Modem Science ») couvre
trois siècles et demi de développement des « études de la nature » (ziran
zhi xue § ^ ^ . ^ ) . Il ne saurait être question, dans ces quelques lignes, de
présenter dans le détail les avancées, les points forts et les lacunes de cet
ouvrage. Je me bornerai à quelques observations sur ses trois premières
parties.
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
La première traite principalement des différentes branches du savoir
en vigueur parmi les lettrés des Ming, avant l'arrivée des Jésuites en Chine.
Les encyclopédies (leishu) et les collectanea (congshu) classiques contenaient de très nombreuses sections sur les « études de la nature », dévolues
aux phénomènes célestes, à la zoologie ou à la botanique, aux sciences
naturelles, à la médecine et autres connaissances liées au monde naturel.
Cet ouvrage analyse les encyclopédies (y compris celles « de tous les
jours ») et les systèmes de connaissances qu'elles renferment, en
particulier en ce qui concerne les domaines des sciences naturelles. Elman
a choisi quelques lettrés représentatifs, comme Hu Wenhuan S 9 ^ ^ , lettré
et imprimeur de Hangzhou, actif dans les années 1590, ou le lettré du
début des Qing Chen Yuanlong fêt/cfl (1652-1736), dont il étudie en
profondeur les respectifs Gezhi congshu fêifcH^ (Collectanea pour
étendre sa connaissance par l'investigation des choses) et Gezhi jingyuan
t ê ^ l ^ M (Miroir des origines fondé sur l'extension de la connaissance
par l'investigation des choses) pour expliciter l'acception qu'a gezhi dans
le « savoir traditionnel ». Le Gezhi congshu couvre toutes sortes de
branches du savoir et a connu une large diffusion sous les Ming et les Qing.
Ces deux ouvrages s'avèrent très précieux pour comprendre les vues des
lettrés dans le domaine des « études sur la nature » avant l'arrivée des
Jésuites. Ce nouvel angle d'approche - placer la science des Ming dans la
catégorie du « savoir traditionnel » - aide sans aucun doute à comprendre
véritablement la science chinoise. Elman se penche également sur le
contenu (qui inclut les mathématiques) du Huang Ming jingshi shiyong
bian M^M1Ëïïffl$i§ (Recueil d'applications pratiques pour administrer
la société) de Feng Yingjing M M %X (1555-1606), dont l'analyse
minutieuse permet de mieux comprendre encore le contexte culturel dans
lequel les lettrés des Ming - Xu Guangqi et d'autres - ont «reçu » la
scientia occidentale.
La deuxième partie aborde la « crise du calendrier » de la fin des
Ming et des questions comme les accomodements mutuels entre les lettrés
chinois et les Jésuites au XVIIe siècle, les limites du savoir occidental
(xixue) au XVIIIe siècle ainsi que le rôle des Jésuites dans les domaines de
487
Comptes rendus
la cartographie et des techniques sous les Qing. Elle porte essentiellement
sur les contacts scientifiques entre la Chine et l'Occident sous les Ming et
les Qing, Elman synthétisant avec exhaustivité les résultats des historiens
d'aujourd'hui pour- dans une optique encore plus large - mener une étude
comparative dans laquelle il remet les « études de la nature » chinoises en
contexte : celui des relations avec l'Europe et celui du développement
scientifique de l'Occident à cette même époque.
Pour ce qui est de l'astronomie, il réfléchit aux différents facteurs de
la réforme du calendrier à la fin des Ming (l'appel des lettrés pour
procéder à cette réforme par exemple), tout en consacrant d'assez longs
passages sur le contexte façonné par la réforme grégorienne, notamment
l'enseignement reçu au Collège romain par les Jésuites et leur rôle dans
l'élaboration du calendrier grégorien. Il montre avec acuité que la réforme
du calendrier n'avait pas le même objectif en Chine et en Europe. En
matière de cartographie, il expose quelle fut la contribution des Jésuites,
dans le contexte des relations qui prévalaient alors entre la Chine et la
Russie, et décrit les cartographies française et russe. Il a aussi des
développements poussés sur les réalisations des Jésuites du Palais dans les
domaines de l'horlogerie, de la verrerie, de l'architecture, etc.
Les travaux antérieurs ont surtout insisté sur les politiques
d'adaptation des Jésuites, c'est-à-dire sur les différentes sortes de moyens
mis en œuvre par les missionnaires pour s'adapter à la culture
traditionnelle chinoise et atteindre leur objectif de conversions, mais ont
assez peu abordé les méthodes d'adaptation qui étaient celles des lettrés
chinois. B. Elman recourt à l'expression « Sino-Jesuits Accomodations »
pour analyser la Controverse sur le calendrier déclenchée par Yang
Guangxian |f§;)fc3fe (1597-1669) ainsi que son contexte ; il se penche aussi
sur le rôle qu'y ont joué les lettrés chinois, ce qui élargit d'autant l'angle
de réflexion sur la question.
La troisième partie touche essentiellement aux « études par les vérifications et les preuves » (kaozhengxue) et à leur rapport avec la renaissance du « savoir ancien » (en mathématiques, en médecine). Elle étudie le
cadre épistémologique du début des Qing (la critique de Zhu Xi et de
Wang Yangming par exemple) et les rapports entre les ouvrages de méde488
Comptes rendus
cine et la renaissance du « savoir ancien », tout en discutant les ouvrages
commissionnés par Kangxi dans différents domaines et le propos du Gezhi
jingyuan de Chen Yuanlong. Outre sur la médecine, l'accent est mis sur
les causes de la renaissance des mathématiques traditionnelles chinoises,
en particulier les liens avec des facteurs tels que la révision et la réédition
des Dix Classiques mathématiques, la redécouverte d'ouvrages de mathématiques des Song et des Yuan, le retour en Chine d'ouvrages de mathématiques conservés en Corée, etc. Tout cela fait l'objet d'explications
exhaustives.
Dans son célèbre From Philosophy to Philology (1984), Elman avait
déjà très tôt souligné les rapports entre l'étude critique des textes et la
science. Depuis, dans ses recherches (articles ou ouvrage) sur le système
des examens sous les Ming et les Qing, il avait également mis en évidence
l'importance des questions scientifiques dans le « savoir traditionnel ».
Ainsi, ses recherches sur les sujets posés aux examens lui avaient permis
d'enquêter sur ceux d'entre eux touchant à la science. Ces travaux ont
servi de point de départ au présent ouvrage.
Ce nouvel opus étudie avec une grande précision le développement
des mathématiques au XVIIIe siècle, son rapport avec le « savoir traditionnel », et la vogue du shishi qiushi K ^ I Â S I I (« rechercher la vérité à partir
des faits réels »). Il expose en particulier, en des développements détaillés,
les idées de l'école des « études Han » de Wu - représentée par Hui Shiqi
(1671-1741), Hui Dong (1697-1758), Qian Daxin (1728-1804) -, de
l'école de Yangzhou - incarnée par Dai Zhen (1724-1777), Wang Niansun
(1744-1832), Wang Yinzhi (1766-1834), Ling Tingkan (1757-1809), Jiao
Xun (1763-1820) -, leur « doctrine de l'extension de la connaissance par
l'investigation des choses » (gezhi zhi xue), et leurs idées sur « la compréhension parfaite du Principe par l'investigation des choses » (gewu qiongli)
chère à l'école du Principe des frères Cheng et de Zhu Xi. Elman consacre
autant de pages aux conceptions des lettrés des ères Qianlong et Jiaqing en
matière de mathématiques et de « savoir occidental », à la place des mathématiques et de l'astronomie occidentales dans le Siku quanshu, et il
mène une analyse approfondie du Chouren zhuan ffi^Aff (Biographies
489
Comptes rendus
d'astronomes et de mathématiciens) de Ruan Yuan. Ces développements
aident à comprendre le développement des mathématiques à l'époque du
kaozheng.
On Their Own Terms marque une nouvelle avancée dans l'étude des
rapports entre « étude des Classiques » (jingxue) et science. La réflexion
ne porte pas seulement sur les écoles de pensée du début des Qing et des
ères Qianlong et Jiaqing mais déborde sur les rapports entre « étude des
Classiques » et mathématiques au XIXe siècle : Elman analyse ce qui, dans
le Huang Qingjingjie M^ftlSIPP (Explication des Classiques des Augustes
Qing), a trait aux sciences, élargissant ainsi le champ de sa recherche.
Cette monographie, qui couvre tous les aspects de l'histoire de la science
sous les Ming et les Qing, puise à la fois dans les travaux des sinologues et
dans ceux des historiens des sciences européens et américains. L'exposé
est clair et concis et témoigne de l'érudition et de la hauteur de vue de
l'auteur.
Elman s'est saisi de deux événements majeurs de l'histoire des
sciences sous les Ming et les Qing - la réforme du calendrier sous Chongzhen et la compilation du calendrier à la fin du règne de Kangxi - dont il
propose une analyse approfondie. Relativement parlant, il existe encore
peu de littérature comparant ces deux réformes du calendrier. En fait, celle
de la fin des Ming est née des erreurs de prévision des éclipses de soleil et
de lune et celle du règne de Kangxi lorsque les Jésuites ont révélé le « secret », à savoir ont mis le doigt sur les erreurs d'observation et de mesure
de l'ombre solaire au solstice d'été. Ayant été menées par des empereurs
(Chongzhen et Kangxi) et des hauts fonctionnaires (Xu Guangqi et Li
Guangdi) différents, les deux réformes et leur contexte politique et culturel
n'eurent rien en commun. Le rôle joué par les Jésuites ne fut pas du tout
identique non plus. L'étude comparée de ces deux réformes du calendrier
est un sujet qui a encore largement de quoi nourrir la controverse. Outre
cet aspect des choses, si Elman montre clairement que les ouvrages officiels compilés sous le règne de Kangxi s'apparentent à bien des égards à
des encyclopédies (leishu), il n'est pas très loquace quant au Gujin tushu
jicheng et aux nombreuses encyclopédies compilées à l'époque, à leur
synthèse en matière d' « études de la nature », etc.
490
Comptes rendus
En résumé, On Their Own Terms, qui adopte une approche large et
comparatiste, livre une analyse méticuleuse et approfondie du développement global de la science sous les Ming et les Qing et de problèmes
concrets qui se sont posés à l'époque. Elman maîtrise parfaitement son
sujet de bout en bout et apporte des nouveautés aussi bien au plan des faits
historiques que dans l'analyse. C'est en tous points un bel ouvrage, et une
encyclopédie que tout le monde devrait posséder. Il intéressera tous ceux
qui mènent des recherches sur l'histoire des sciences - et l'histoire tout
court - des Ming et des Qing, et même sur l'histoire de l'Occident à ces
époques. En inscrivant la science dans le cadre du « savoir traditionnel »,
en abordant sous l'angle de l'histoire de la connaissance, de l'histoire de la
pensée et même de l'histoire sociale les rapports entre « savoir
traditionnel » et science, les interactions entre tradition et « savoir
occidental » et autres points-clés de l'histoire scientifique des Ming et des
Qing, cette recherche aidera à comprendre le vrai sens de la science
chinoise. Elle possède sans conteste une très importante valeur scientifique
et ne manquera pas de devenir un classique en la matière.
HanQi
Académie des Sciences, Pékin
(traduit du chinois par la Rédaction)
Peter C. Perdue, China Marches West. The Qing Conquest of Central
Eurasia, Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press, 2005.
xx-725 pages
The rise of the Qing empire transformed East Asia. Its predecessor, the
Ming, had proved weak in many ways, most obviously in its inability and
unwillingness to deal effectively with its Eurasian neighbors, the Mongols
most importantly. But within a century of taking power, the Manchu rulers
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
of the new dynasty had not only brought the Mongols under control, but
laid the foundations as well for the Chinese empire, still largely intact
today, that stretches some stretching west to Pakistan, some 1 500 miles
beyond the Ming border fortress at Jiayuguan, and northeast to the Amur
river, roughly 1 000 miles beyond the Ming "willow palisade." Only
Mongolia is not included: it slipped away in the early twentieth century.
This doubling of the size of the territory ruled from Beijing was
above ail a military feat. But military history has always been very
difficult to write for China. Officiai historiography has tended to follow
the lead of ancient accounts of how the Zhou defeated the Shang at Muye,
which mention actual fighting between armies not at ail, while stressing
the différences between the virtuous winners and the wicked losers. The
resuit has been stereotyped accounts of warfare, mostly lacking the sort of
détail that is so abundant, for example, in Thucydides. Sources exist, of
course, and this is particularly true for the Qing for which a fair amount of
writing by non-Chinese and even Europeans can be found. Archaeology
and geography also help. But the tasks to which Professor Peter Perdue
devoted himself for perhaps a décade is nevertheless extremely difficult.
He set out first to chronicle the Qing conquest, of the Zhungars most
importantly, and then, as will be seen, to demonstrate the absolute
centrality to Chinese and Asian history of what even his publishers
describe, on the jacket of this very important book, as a "little-known
story.The difficulties of his subject make Pr. Perdue's fundamental
scholarly contribution ail the more impressive. He has untangled and
narrated the story of Qing westward expansion from Kangxi to Qianlong.
To do so he.has exhausted the sources in every relevant language. He has
traced the campaigns in détail, illustrating them with informative maps.
Like any good military historian, he has tramped the battlefields, taking
marvelous photographs. This work alone deserves the highest praise, but
in many ways it is only the beginning of what the book is really about.
Perdue's greatest contribution cornes after his narration, as he explores
context and implications, eventually is to recast the whole history of the
Qing in light of the campaigns he describes and their various effects, both
external and domestic.
492
Comptes rendus
The book begins with a sweeping and comprehensive look at Eurasia.
If one read only his descriptions of geography and climate, and his références to various grand théories of Eurasian history, one might conclude
that Perdue's work fit in with the long tradition of writing in which
peoples move rather like tides, pulled by great ecological or
anthropological forces. That would be a serious mistake. Early on Perdue
mentions the domestication of the horse, the resuit of human intelligence
and activity. This signais an approach to history in which settings, natural
constraints, and social and économie forces, ail receive their due, but in
which the human mind and will still play a major and even décisive rôle in
shaping events.
Having surveyed the natural and human setting, Perdue then turns to
the expériences of states rooted in the East China plain before the Qing in
dealing with the nomads of Central Asia, laying particular stress upon the
Ming. That dynasty had begun with ambitious campaigns against
Karakorum, led by gênerais and emperors who clearly modeled
themselves on their Yuan predecessors. But thèse campaigns proved very
difficult militarily, in part because the Ming élite forgot fairly quickly how
to negotiate with and fight the nomads, and in part because the Ming was
unable to provide adéquate logistical support to its armies. Less than a
century after the dynastie founding, an emperor had been defeated and
taken captive by the Mongols, and décision makers had begun to search,
wimout success, for an approach to the steppe that would somehow both
control die nomads and maintain the superiority of the "civilized" Chinese
over the "barbarian" Mongols. This proved impossible to do. So the Ming
poured vast funds into a signaling and fortification system, later
misleadingly dubbed "the Great Wall," a poor political compromise that
seemed intended to solve the problem by excluding it - but failed.
We are now ready for the entry of the remarkable man known as the
Kangxi emperor (1654-1722) who "in an astonishingly short period of
time, a mère thirty years from taking personal power, [...] decisively imposed his will on the régents - his own uncles - the gênerais ruling the
southwest, Taiwanese aborigines, and most impressively, the free nomadic
leaders of Mongolia." Many factors contributed to this achievement, but as
493
Comptes rendus
we weigh them we "cannot ignore the sheer force of personal will that so
strongly marked thèse critical years." (p. 133) This observation is of
course correct. At âge 14 the young emperor, having assumed personal
rule, saw to it that Oboi the chief régent died in prison, and purged the Six
Boards. Next, between 1673 and 1678, he suppressed the quasiindependent power of the "Three Feudatories," gênerais who had crucially
assisted the Manchu conquest while greatly increasing the Manchu forces,
from 179 companies to 799. The new emperor clearly intended to dominate. Furthermore, he knew how to negotiate, fight, and build institutions
in a way that would permit him to do that.
The Kangxi emperor's views of military policy changed repeatedly.
In connection with Taiwan, for example, he initially enforced a maritime
prohibition, but when the island grew wealthy and strong through trade in
which the Qing did not participate, he was persuaded to change his
approach. A similar process took place with respect to the steppe frontier.
The emperor initially sought no more than order, but as the situation
developed, he became persuaded of the need to conquer and annex new
lands. Thus he gradually shifted his approach to Galdan from an attempt to
regulate to détermination to defeat. Some Mongol relations with the Qing
capital had been governed by agreements going back to 1653, which his
nomadic predecessors had been given a seal and title, and permitted to
trade on a strictly controlled basis. Galdan expressed willingness to
conform to this System in 1677. Until the first campaign was launched, the
Qing seem to hâve been concerned chiefly with order on the borders. But
subsequently the argument emerged that the Mongols had a crucial
stratégie rôle between the Qing and its neighbors in Tibet to the West and
in Russia to the North. Were thèse three to work together, the Qing would
face a diffïcult threat to its frontiers.
Nevertheless, Perdue takes care to stress that this potential threat did
not prédétermine policy. "There was no stratégie imperative for the Qing
to expand further; it already exceeded the size of the Ming empire by 1678,
and the Zhungar Mongols arguably did not constitute a serious threat to
the core of Chinese rule" Indeed, as already mentioned, "Relations between Galdan and Kangxi began amicably, following précédents set by
494
Comptes rendus
Galdan's ancestors." (p. 138). Galdan needed trading relations with China
to maintain his power, which lacked a firm basis among the Mongols. But
in 1687, Galdan attacked to the East, invading the Erdeni Zu, the monastery at Karakorum, and shattering the Khalkha tribes, who turned towards
the Russians, the Chinese, and the Zhungars. Kangxi's initial policy had
been défensive, but in 1690 came the announcement that he would personally lead an expédition into the steppe. This was a change in policy not
easy to understand. "It cannot be explained, as later historians did, as a
response to a growing threat from Galdan's rising power, for Kangxi knew
that" as Perdue puts it, "Galdan was in desperate straits" - his army likely
to désert, his rear threatened, his food so low that his army was eating its
horses. (p. 152-153). The campaign was not the product of unchanging
laws of settled-nomadic conflict, nor was it reactive. Rather it was
Kangxi's choice, reflecting domestic imperatives as well as "the contingent interactions of Russians, Mongols, Manchus, Tibetans, and other
actors in the fluctuating environment of the steppe." (p. 138).
Perdue makes clear, moreover, that retrospect saw the décision
rather differently than did contemporary sources. The compilers of the
officiai history of Kangxi's campaigns "noted that 'state builders'
(liguozhe ÏZllS#) are threatened primarily by internai dissension, and
secondarily by external threats." (p. 147). In 1690, however, such
rationalizations lay in the future, to be produced as the interactions of the
players and simple luck gradually changed the situation.
In 1690 the Qing army met and defeated Galdan at Ulan Butong,
north of Beijing just East of Dolon Nor. This was not the décisive battle
portrayed by Chinese retrospect. Galdan escaped. Moreover, as Perdue
notes, broaching a second major thème, "the abortive campaign revealed
clearly the severe supply problems that had already begun to plague the
Qing troops from the first days of mobilization. Until the Qing army overcame fundamental supply constraints in the mid-eighteenth century, this
partent repeated itself. Apparently smashing victories were followed by
rapid abandonnant of the frontier, allowing the nomadic rival to revive.
As soon as Galdan fled beyond reach, the Qing gênerais began their withdrawal. The first troops to withdraw did not even hâve horses; camels
495
Comptes rendus
loaded with food supplies had to be sent to meet thèse starving soldiers on
their return." (p. 159)
In the aftermath of thèse first campaigns, the situation in the steppe
grew potentially more threatening to the Qing, as some Mongols sought to
ally with the Russians. Had large numbers of steppe peoples gone over to
the Russians, or even if the possibility existed of switching allegiances
from the Qing to the Russians and back as interests suggested, Kangxi and
his successors would hâve been plagued by chronic disorder on their
Central Asian frontiers, as well as the possibility that a strong alliance
might émerge against them, perhaps with the Russians at the core. Perdue
argues, convincingly, that the purpose of Qing diplomacy with ail the
players was to assure above ail that the Mongols could not ally with the
Russians. This they did by using trade to lead Moscow to give up its
inclination to make allies of border peoples. As a resuit the "middle" was
excluded, as it is in traditional logic, which makes propositions either true
or false. The Mongols had no choice but to face the Qing, either coming to
terms or being brought to them.
This is an important point. By showing how the potential interaction
of Russia's eastward expansion with Mongol and Tibetan attempts to build
power created the choices Kangxi faced, Perdue intégrâtes three stories:
European, Central Asian, and Chinese. The Qing treaties with Russia, of
Nerchinsk in 1689 and Kiakhta in 1725 made China's march west much
easier.
Hère an interesting counter-factual scénario présents itself. Note that
just fifteen years after Kiakhta the Russians created their settlement at
Petropavlovsk-Kamchatskii, the single most dominating platzdarm in East
Asia, which flanks the Pacific coast of the entire continent. If we imagine
a situation in which the Manchus had not conquered China, but were instead ensconced in their homeland and at this period threatening to join
with the Russians against some hypothesized power in Beijing, then we
might expect - foliowing Perdue's logic - that the Chinese dynasty would
hâve sought above ail to insulate the Manchus from Russian alliance. That
would hâve meant conquest of the Northeast and a potential check to
Russia's advance to the Pacific. From the point of view of China today,
496
Comptes rendus
that would hâve been a far more valuable géographie outeome than was
the conquest of Mongolia, most of which China has lost. But at the time
the later Russian threat was scarcely imaginable and the pressing challenge
at the time received the attention.
Making that attention effective was not easy. During the Yuan,
Khubilai Khan had created a System to support his armies in the steppe
that depended upon Chinese supplies. Mindful of classic injunctions
against undermining the domestic economy in the waging of distant wars,
however, the Ming attempted to make its army self-sustaining, through
military agriculture, which as Wang Yuquan ï E M f e has shown, was
initially intended actually to turn over grain and war supplies, difficult
enough if not impossible even at the outset, but certainly impossible after
payments were commuted to silver, raising amounts that would hâve been
insufficient to purchase supplies even if they had been available for sale
(Wang Yuquan, Mingdai de juntun B^f^Ô^^ïË, Beijing : Zhonghua shuju,
1965). The Ming never created the économie and logistical base that
would hâve been necessary to make real their aspirations to dominate the
steppe. But the Qing did, which made possible their destruction of
Galdan's army in Kangxi's fourfh expédition, at Jao Modo, east of Urga
(Ulaan Baatar) in 1696. Thereafter overall policy was not entirely
consistent. Kangxi's successor sought to reduce expenditures on the
frontiers, but found that as thèse had expanded, new threats kept emerging,
to be dealt with by further expansion, in the Qianlong reign period, into
Turkestan and beyond From the final success of the campaign against
Galdan, however, emerged retrospectively, a theory of military power and
the state that "would synthesize the concepts of unity of Heaven, military
victory, and sage rulership." (p. 191).
The keys to Qing success were in fact more mundane. Logistics is
perhaps the least glamorous area of military endeavor, but also regularly
the one most important to success. Well into the eighteenth century Qing
rulers work steadily to create an infrastructure of fortresses, farms, and
means of transport into the pasturelands, to plant garrisons, and to bring
the inhabitants ever more tightly into the political System. But this was
497
Comptes rendus
more than simply a frontier policy. Perdue argues in the middle part of his
book that the enterprise of empire création in new territories and the création of new institutions that it required also had powerful effects on the
shape of things in the previously existing Chinese core areas of the Qing.
The rooting of state power, whether Mongol or Qing, in the area of the
pasturelands depended upon effective combining of nomadic and sedentary forms of économie activity. Both Galdan and his Manchu rivais attempted this. After he was defeated, the Qing made a massive effort to
move agriculturalists into the new territories of Mongolia and Xinjiang.
Horse farming was promoted. Ail of this altered the ethnie composition of
thèse areas, nobbled locals who might hâve sought power, and had powerful mobilizational effects on China proper. Markets became more inclusive,
money moved towards standardization, priées converged. The deployment
and maintenance of large garrisons and when necessary, field armies,
became practicable. But the assimilation of thèse new western territories
into the Qing empire was never as complète as happened to the south. The
territories always remained rather distinct in character and never paid for
themselves.
Furthermore, as Perdue points out, the initial benefits of the
conquests to the overall Qing empire gradually turned into a new set of
problems. At one point the frontier and its conquest had given cohésion to
the whole Qing enterprise. But once thèse vast territories had been brought
in, the requirements of keeping them began to work against needs
elsewhere in the empire. The Qing is fatally weakened by war on two
fronts: small scale but intensive against Europeans in the east; large scale
against explosive uprisings in the west - and later in the heartland.
In the officiai imagination of the Qing, however, incorporation was
achieved. Indeed, it was so thoroughly proclaimed through stelae, tours of
inspection, maps, drawings, rituals, agreements and so forth that the idea
became widespread that the Qing had not really acquired anything new.
They had simply moved "China" once again to its natural and original
frontiers - or, putting it in différent and more modem sounding language,
begun the "formation of modem China's identity as a 'multinationality
nation-state.'" (p. 333-334). Perdue has wisely placed the conquering and
498
Comptes rendus
paying for the new territories first in his treatment, so that analysis of the
far more elusive business of who believes what about frontiers is given a
solid foundation in military and institutional reality. Culture, however even officiai culture - can affect how people think. Many Qing thinkers
(we leave out the Ming loyalists and their sympathizers) presented a new
way of thinking about the impérial domains that opened the way for what
followed in the Republic and People's Republic. The "little-known" story
that Perdue rediscovers, narrâtes, and places in context turns out to be
about far more than great campaigns by Kangxi and Qianlong. It is the
occasion and the motor for a recasting of the whole idea of what sort of
society China is, and what it includes.
Peter Perdue would hâve earned great applause from his colleagues
had he ended his book with thèse conclusions. But they are found about a
hundred pages from his actual conclusion. The points he makes in what is
far more than a summing up are also powerful and telling.
Most China scholars of Perdue's génération (and this reviewer's: we
were classmates in graduate school) are children, if not exactly of Marx,
and Durkheim and Gramsci certainly of Marc Bloch. Many of our teachers
had been enormously impressed by the achievements of sociologically
orientated history. Many members of our génération set their course accordingly, seeking to write history of the long term and the great forces.
With a few exceptions we hâve tackled places and their changes over time,
and made ambitious attempts somehow to illuminate the similarities and
explain the différences between how events unfolded in China and in the
West. Few of us hâve written political narrative. We hâve not taken very
seriously ideas of contingency, the now-popular counterfactual or "what
if?" approaches to history. The idea that Kangxi's ambitions and will
might hâve played a décisive rôle in the Qing's embarking on frontier
warfare, on which Perdue (rightly) insists, might hâve raised eyebrows even perhaps his eyebrows - in graduate school. The suggestion would
hâve been viewed as according too much importance to the vagaries of
individual human minds and to mère events. But anyone who begins with
violence, as Perdue does in this volume, although after a fine but more
conventional seeming survey of ecology, geography, ethnography, and so
499
Comptes rendus
forth, will be forced sooner or later to face squarely some basic aspects of
historical explanation. For as Engels made clear in his attacks on the
wretched Duhring, any notion that violence is an independent historical
actor, and not yoked to the larger workings of économies, threatens the
whole basis of économie and sociological interprétations of history.
In the body of his text Perdue has already scattered occasional
références to the variety of possibilities that history présents at any time.
We hâve mentioned his unwillingness to explain the Qing conquest of
Central Asia by invoking économie, political, or social forces alone. The
conquest is above ail a décision by a human being, who faced other
possibilities and might hâve made other choices. Perdue also spéculâtes a
bit about alternate courses in Mongol history. Some joined the Chinese,
others the Russians. The former hâve disappeared as a distinct group. The
latter hâve their own republic in the Russian Fédération, with a population
of 300 000 (p. 298-299).
In his conclusion Perdue surveys much of the scholarship that was
popular when he was in graduate school, as well as some that his own
génération has produced, evaluating both in light of what his study has
established. In ail cases he shows a refreshing and fully justified distrust of
overly mechanical, deterministic, or theoretical approaches. None of the
comprehensive théories of nomadic-settled interactions entirely satisfy
him. Nor does world System theory. Nor do attempts to attribute China's
difficulties in the nineteenth or twentieth centuries to factor endowments
or global historical processes.
Perdue makes sensé of history not by invoking some exogenous System of explanation, but rather by fully exploring events he narrâtes, fïnding their many causes, tracing their interconnections, and setting them in
as complète as possible a context. Just as the completion of a circuit will
lead a long string of bulbs to light up, so the successful linking together of
historical causes and effects can create new illumination. This is what
good historians do. Even for the well-documented events of Europe and
America the task is not easy. For Central Asia, Russia, and the Qing, the
task can appear close to impossible. With Peter Perdue we never know
500
Comptes rendus
what exactly is coming next, but for now this is a more than respectable
magnum opus.
Arthur Waldron
University of Pennsylvania
Emma Jinhua Teng, Taiwan's Imagined Geography. Chinese Colonial
Travel Writing and Pictures, 1683-1895, Cambridge (Mass.), London :
Harvard University Press (Harvard East Asian Monographs 230), 2004.
xvi-370 pages
Par quelles voies les « images mentales » qui composent la représentation
collective qu'une nation ou une culture se donne d'elle-même se
transforment-elles ? Telle est la question générale derrière l'étude précise
et remarquablement documentée qu'Emma Jinhua Teng propose dans ce
livre. Entre 1683, date à laquelle l'empire Qing reprend Taiwan des mains
des loyalistes Ming, jusqu'à 1895, au lendemain du traité qui cède l'île au
Japon, la représentation du territoire taiwanais offerte par les sources
chinoises change profondément : on passe d'un lieu sauvage situé « au
delà des mers » et des frontières de l'Empire à une province chinoise,
partie intégrante du territoire du même Empire. Parallèlement, l'image des
aborigènes présents avant la conquête chinoise se modifiera : de sauvages
« nus et tatoués » ils deviendront des êtres humains dignes d'êtres reçus au
rang de fidèles sujets. Les récits de voyage, les illustrations et les cartes
émaillent le cours de cette transformation, et de ces trois sources E. J.
Teng tire le matériau de son étude.
Il s'agit donc ici de rendre compte d'une « géographie imaginée »,
comme il est annoncé dès le titre. Le terme est à rapporter au livre de
Benedict Anderson (Imagined Communities. Reflections on the Origin and
Spread of Nationalism, Verso, 1983, édition revue et augmentée 1991),
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
lequel a décrit la nation comme une « communauté politique imaginée ».
Avant lui, Edward Saïd avait utilisé le terme de « imaginative geography ».
La référence à Saïd dès l'introduction du livre est bien sûr significative :
E. J. Teng s'inscrit dans le domaine que constituent les théories et études
conjointes consacrées au colonialisme, à l'orientalisme et à l'impérialisme.
Un champ de mines sémantique, au travers duquel l'auteur évolue avec
prudence et un certain bonheur.
Teng présente d'abord les raisons qui justifient qu'on traite le phénomène de l'expansionnisme Qing (doublement du territoire impérial entre
1644 et 1760) comme un phénomène similaire aux impérialismes européens, comme un « projet » représenté et célébré par les entreprises cartographiques qui l'accompagnent (voir notamment l'atlas jésuite de 1717).
Cette pratique impérialiste influence encore la posture internationale
contemporaine de la Chine et la défense de ses « frontières » (Tibet, Xinjiang, Taiwan). L'étude de Teng est, à cet égard, un cas particulier des
recherches autour de la notion de « frontière » dans le contexte chinois. À
la lumière de cela, les écrits de voyage - un genre qui fleurit durant la
période étudiée - constituent bien des écrits « coloniaux » de nature identique à celle des textes littéraires qui nourrissent la description de
« l'orientalisme » occidental. Teng note les débats autour des notions
parfois difficilement démêlables de « colonialisme » et d'« impérialisme »
et marque sa préférence pour le terme de « discours colonial » lorsqu'il
s'agit de désigner l'objet précis de son investigation. Elle réserve le terme
«impérialisme» au contexte de cet objet, l'appliquant de façon générale
aux pratiques, politiques et idéologies au travers desquelles l'empire Qing
fut établi et maintenu. La problématique de Teng n'est pas neutre politiquement, et elle la précise clairement, même si elle le fait avec modération
et économie : étudier l'expansionnisme Qing à Taiwan en terme « d'études
coloniales » plutôt que dans le champ habituel des area studies modifie la
façon d'aborder la relation Chine-Taiwan aujourd'hui.
Littérature de voyage et illustrations consacrées à Taiwan au cours
de la période sont donc abordées de façon largement similaire à celle qui
inspire l'examen du corpus «orientaliste» en d'autres contextes.
L'attention aux représentations de la « race » et de « l'ethnicité » dans la
502
Comptes rendus
rencontre avec les aborigènes montre combien les voyageurs chinois
étaient intéressés par la nature des « différences » humaines et leur articulation avec la nature humaine (xing) dans son principe. Teng discerne une
opposition sous-jacente entre un discours « racialiste » centré sur la signification profonde des différences physiques, et un discours « ethnique »
attentif aux différences culturelles, toujours rapportées à des universaux.
Teng suggère aussi qu'illustrations et récits marquent le développement
d'un certain relativisme culturel, joint à un goût prononcé pour le caractère
exotique de l'exploration aux frontières, cela en contraste marqué avec les
représentations et la sensibilité des époques précédentes. Le nombre
d'anthologies littéraires comme celui des albums iconographiques consacrés aux peuples des frontières (Bai Miao tu fÉJÏÉfHI)er» témoignent.
Les neuf chapitres du livre reprennent cette problématique sous
différents angles. En premier lieu, les représentations les plus anciennes de
Taiwan construisent l'île sur le modèle des habitats légendaires offerts par
les Classiques, un fait accentué par la position insulaire du territoire. Le
positionnement géographique de l'île, son entrée dans la cartographie et sa
sortie concomitante du domaine des îles imaginaires, des royaumes
légendaires, illustrent l'effort qui fut à déployer pour extirper Taiwan de la
simple représentation mythique. Le chapitre 2 développe ce thème en
montrant combien le discours de départ sur les aborigènes taiwanais
emprunte aux sources littéraires, allant jusqu'à la citation de formules
telles que le « bloc brut du chaos primordial » tirées directement du
Zhuangzi. De manière intéressante, ce positionnement des aborigènes
taiwanais dans l'antiquité mythique aidera la cause des partisans de leur
assimilation dans l'Empire, puisqu'il s'agira de répéter sur l'île le
processus opéré il y a si longtemps sur le territoire continental au travers
du moule de l'éducation confucéenne.
Le troisième chapitre s'intéresse aux débats menés autour de la possibilité effective d'entamer un processus de colonisation de l'île. Taiwan,
plaideront les partisans de l'intégration, est « un jade caché dans une boule
de glaise », et ils en décriront les potentialités agricoles. À l'inverse, nombre de voyageurs décrivent leurs péripéties au travers d'une végétation si
abondante qu'elle témoigne de l'inutilité des efforts pour faire passer un
503
Comptes rendus
tel territoire de l'ordre de la nature à celui de la civilisation. Particulièrement évocatrice est ici l'évolution des cartes publiées dans les monographies locales du Fujian, et leur reproduction dans l'ouvrage est des plus
heureuses.
Le débat est très similaire lorsqu'il s'agit de déterminer si les aborigènes taiwanais appartiennent irrémédiablement au royaume de la Nature
ou s'ils ont l'aptitude d'entrer pleinement dans celui de la Culture (chapitre 4). L'idéal « transformationniste », qui finalement l'emporte, coïncide
avec l'idée d'une nature humaine universelle comme avec l'idéologie
paternaliste inhérente à l'entreprise coloniale Qing, l'empereur adoptant
pour enfants tous les habitants vivant sous la surface du Ciel - une image
fréquente dans les écrits sur Taiwan. Le chapitre 5 élabore la représentation d'un « continuum » entre Han et aborigènes, le déroulement passant
au travers des sauvages eux-mêmes, classés entre « crus » (shengfan ^È.#)
et « cuits » (shufan jf&ffO, selon la distinction de rigueur depuis au moins
la dynastie Song. La distinction renvoie bien sûr à des stades de développement historique, mais elle s'affirme aussi dans des lignes de séparation
géographique, la fixation de la « frontière sauvage » (shengfan jie ffi) à
Taiwan en 1722 vers le bas des montagnes centrales revêtant une importance particulière. Pratiquement, l'Empire Qing renonce à exercer sa suzeraineté au-delà de la frontière ainsi tracée au travers de l'île. La redéfinition de cette ligne en 1760 montre bien l'affirmation de la pensée du
« continuum » : le territoire enlevé aux sauvages « crus » est attribué spécifiquement aux sauvages « cuits », placés en position de transition (et de
ligne de protection) entre les colons Han et les plus irréductibles des aborigènes. Le chapitre suivant montre la sophistication croissante des représentations des aborigènes taiwanais et des distinctions opérées parmi eux.
L'analyse de la « nature » aborigène au travers des costumes et gestiques
est particulièrement bien conduite (p. 156-172). Tout aussi intéressant est
le chapitre 7 qui étudie le discours colonial comme un discours de
« l'inversion » des distinctions homme-femme : la société aborigène est
généralement décrite comme donnant préséance à la femme sur l'homme,
en contraste structurel avec la civilisation chinoise. C'est, montre Teng, le
504
Comptes rendus
Sud en son essence qui est souvent « féminisé » par les voyageurs chinois.
Elle note aussi le rôle stratégique joué par ces représentations pour effectuer la critique de la femme chinoise, dont la sophistication excessive
devient alors syndrome de dégénérescence morale.
L'ethno-historiographie du XIXe siècle amène avec elle un changement de perspectives. La question de l'origine des aborigènes devient
centrale, et la suggestion apparaît selon laquelle ce sont les « ancêtres
vivants » des Chinois, fait qui octroie à Taiwan un rôle pivot dans la représentation que la Chine se donne d'elle-même. Ce discours « inclusif» se
trouve en conjonction avec l'évolution politique : l'affaire de Mudanshe
ttfl"li est ici de première importance. En novembre 1871, des marins
japonais ne réchappent au naufrage que pour être massacrés par des aborigènes de la côte sud-est de Taiwan. Les Qing n'exerçant pas de suzeraineté effective sur cette région, les Japonais y lancent une expédition punitive
en 1874. C'en est assez pour persuader l'Empire chinois de changer sa
politique taiwanaise et d'édicter des mesures destinées à « ouvrir les montagnes et pacifier les sauvages » (kaishan fufan PH[i|$$|#). La représentation du paysage taiwanais en est modifiée d'autant, et Taiwan devient le
pays de « l'or vert », une terre à coloniser entièrement, en évitant toute
distinction et séparation entre sauvages et Han. Il ne s'agit plus de changement culturel progressif mais d'assimilation rapide. La mise en carte du
territoire situé au-delà de l'ancienne « frontière sauvage » puis la promotion de Taiwan au rang de province en 1885 illustrent ces changements,
dont la mise en application sera brisée par la guerre sino-japonaise de 1894.
La conclusion et l'épilogue (l'une et l'autre un peu trop brefs) décrivent le
changement de statut symbolique qui s'ensuit, Taiwan étant paré a posteriori de toutes les vertus associées à une portion inaliénable de la patrie
éternelle. Teng note encore la difficulté d'insérer les aborigènes taiwanais
dans la représentation traditionnelle de l'empire multiculturel édifié par les
Qing. Elle revient enfin sur la nécessité de considérer l'entreprise Qing
comme un véritable impérialisme et non comme un « colonialisme de
l'intérieur ». Les appendices contiennent d'utiles extraits de deux des
récits de voyage sur lesquels elle fonde son enquête, le plus développé
505
Comptes rendus
étant le Pihai jiyou l^îSIEslï (Small Sea Travelogue, dans la traduction
proposée ici) de Yu Yonghe f I ^ M (1697).
L'ouvrage d'Emma Jinhua Teng se recommande par la clarté de
l'écriture et le plaisir de la lecture, la finesse d'analyse des sources qu'elle
utilise, la qualité et la mesure des préalables méthodologiques. On l'aura
déjà compris : le livre s'insère aussi dans le contexte contemporain, en
pointant nettement les présupposés qui, jusqu'à aujourd'hui, déterminent
le discours chinois sur Taiwan. Par bien des côtés, c'est à un travail de
déconstruction que s'attelle l'ouvrage. Cela dit, les implications politiques
ne sont pas développées, et toute polémique est soigneusement évitée. On
pourra regretter pourtant que la singularité du cas taiwanais ait amené
E. J. Teng à réduire la perspective comparatiste de son enquête. Mettre en
parallèle le discours tenu sur Taiwan avec celui concernant d'autres lieux
de la nouvelle frontière créée par l'expansionnisme Qing aurait été instructif, quelles que soient les conclusions qu'il aurait fallu en tirer. De même,
l'analyse de la représentation des aborigènes taiwanais aurait mérité d'être
enrichie par des retours plus fréquents vers les populations du sud-ouest
chinois par exemple. Et la prise en compte des nombreuses études existant
sur l'évolution de l'institution des tusi i.W| (chefs indigènes) aurait permis d'aborder par un autre biais le modèle d'assimilation recherché pour
les aborigènes taiwanais. Légères réserves qui ne sauraient diminuer tout
l'intérêt d'un ouvrage indispensable pour les historiens de Taiwan, de la
frontière chinoise, de la cartographie impériale et des représentations du
territoire.
Benoît Vermander
Institut Ricci de Taipei
506
Comptes rendus
Thoralf Klein, Reinhard Zollner (éd.), Karl Giitzlaff (1803-1851) und
das Christentum in Ostasien. Ein Missionar zwischen den Kulturen, Sankt
Augustin : Institut Monumenta Serica, 2005. viii-375 pages.
Le présent ouvrage propose une dizaine de contributions présentées lors du
colloque international intitulé «Karl F. A. Giitzlaff (1803-1851). La carrière interculturelle d'un missionnaire, entre l'Europe et l'ExtrêmeOrient », organisé par l'Université d'Erfurt en 2001, à l'occasion du 150e
anniversaire de la mort du missionnaire protestant allemand. Les actes du
colloque sont ici complétés par une deuxième partie comprenant 36 documents présentant des aspects spécifiques de la biographie de Giitzlaff, ses
voyages, son implication dans la guerre de l'Opium, ses activités missionnaires, ses travaux consacrés à la linguistique et aux traductions, ses
contacts et relations avec certains de ses « sponsors » en Allemagne,
l'Association chinoise (Chinesischer Verein) créée par Giitzlaff en 1844
en Allemagne dans le but d'intensifier et d'accélérer l'évangélisation de
l'arrière-pays chinois, et enfin plusieurs écrits prenant position sur Giitzlaff et ses activités missionnaires en Chine. L'ensemble de ces textes et
documents, en majorité rédigés par des contemporains de Giitzlaff, constitue un complément bienvenu aux contributions scientifiques du volume.
Après avoir été formé dans une école de missionnaires berlinoise,
Giitzlaff quitte l'Europe en 1826 pour les Indes néerlandaises, avant de
s'établir, sur les conseils de W. H. Medhurst, comme missionnaire en
Chine où il exercera à partir de 1834 ses talents d'interprète au service de
l'administration coloniale britannique de Hong Kong. C'est en tant
qu'interprète que Giitzlaff participe aux négociations menées entre Britanniques et Chinois à l'issue de la première guerre de l'Opium. Les moyens
financiers considérables dont il dispose lui permettent de se consacrer
également à ses activités d'écrivain, de linguiste, d'éminent traducteur et,
bien sûr, de missionnaire en Chine. Les nombreuses publications du missionnaire protestant qui traduisent une approche constructive, parfois
même élogieuse, de la Chine - laquelle résulte pour une large part des
connaissances linguistiques hors pair de leur auteur -, suscitent l'attention
et l'intérêt du public dans les pays germaniques. Au-delà de ces activités
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
culturelles, Gutzlaff se livre toutefois comme nombre de ses contemporains présents en Chine à des activités moins anodines, pratique
l'espionnage au profit de ses employeurs anglais et n'ignore rien du trafic
de l'opium auquel se consacrent certains d'entre eux.
Un des objectifs principaux des auteurs (historiens, linguistes et spécialistes de la littérature) vise au réajustement, sinon à la révision, de certains des préjugés conventionnels liés à la personne de Gutzlaff. Se basant
sur des sources auparavant très partiellement exploitées, leurs recherches
les mènent à la redécouverte de certaines étapes de la vie de l'écrivain, du
linguiste, du traducteur de la Bible en chinois et en japonais, du missionnaire enfin. À travers la reconfïguration de sa biographie dans une perspective interculturelle, Gutzlaff se voit accorder une place autre parmi les
missionnaires protestants allemands. Après sa mort en 1851, Gutzlaff est
perçu en Allemagne comme un « missionnaire excentrique » qui, entre
autre, avait escompté introduire le christianisme en Asie orientale en faisant appel à des prédicateurs indigènes.
Plusieurs contributions se présentent comme complémentaires des
travaux antécédents consacrés à Gutzlaff, dont la plupart cependant datent
quelque peu. Tout en reconfigurant la biographie du missionnaire sur la
base de sources occidentales, chinoises, coréennes et japonaises, les auteurs saisissent parallèlement l'occasion pour faire le point sur les travaux
publiés en Occident et en Asie sur Gutzlaff et son œuvre. Dans l'esprit des
auteurs, il ne s'agit pas seulement de rendre hommage au rôle historique
du missionnaire, en prenant en compte l'ensemble des composantes de sa
personnalité, mais aussi, à travers elles, de surligner et d'explorer les
contacts et les transferts culturels générés par une approche plurielle par
laquelle Gutzlaff se distinguait de ses confrères.
En fin de compte, les auteurs conviennent qu'il n'est pas aisé de porter un jugement définitif sur l'impact de l'œuvre missionnaire de Gutzlaff
en Chine, l'un d'entre eux avançant même la question de savoir s'il était
avant tout un missionnaire ou un simple aventurier. Quant au lecteur atten508
Comptes rendus
tif, il ne peut se départir de l'impression que l'ouvrage tend avant tout, à
travers une relecture de l'histoire, à le doter d'un profil de médiateur culturel.
Françoise Kreissler
INALCO
Lydia H. Liu, The Clash of Empires. The Invention of China in Modem
World Making, Cambridge (Mass.), London : Harvard University Press,
2004. xiii-318 pages
Toward the end of the first century of the Tokugawa period (1600-1868),
the well known scholar Asami Keisai fêkMMM (1652-1711) struggled
with the assimilation of Chinese Neo-Confucianism onto the alien terrain
of his native Japan. He wrote: "The terms 'Middle Kingdonï (Chûgoku ^
H ) and 'barbarian' {iteki ^$^C [Chinese, yidi - JF]) hâve been used in
Confucian writings for a long time. For that reason, ever since Confucian
books came to be widely studied in our country, those who read thèse
books call China (kara HH) the 'Middle Kingdom' and call our country
'barbarian.' In extrême cases, some [Japanese] people lament the fact that
they were born in a 'barbarian' land. How disgraceful!" '
While sharing the révérence of the great majority of his fellow Japanese Neo-Confucians for the homeland of civilization in China, Keisai
nonetheless argued that places where the Way was practiced properly including Japan, Korea, and elsewhere - should certainly hâve been considered part of the "Middle Kingdom." How could Confucius's universal
principles hâve been solely applicable to China? Unlike Confucius, however, later Confucians had effusively "preached their concept of the Middle Kingdom versus barbarian lands" 2 for centuries. As a resuit, Keisai
doubted the world would correctly see that their views were really a distortion of Confucian thought.
I wonder if Keisai and others like him would hâve been convinced
by one of the main thèmes of Lydia H. Liu's new book, namely that the
terms yi {% and yidi i%%k. were never meant by Chinese (or Manchus) to
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
designate people not from the Middle Kingdom as "barbarians," but
merely as "foreigners." I seriously doubt it.
The central intended contribution of Liu's argument, often buried in
an océan of excess verbiage, appears to be the highly loaded coinage
"super-sign." Heretofore reserved for the famed circular electronic sign at
Times Square in Manhattan, from which many hâve read the latest news
for décades, Liu appropriâtes mis "Madison Avenue" term, apparently
inadvertently, for a différent purpose altogether. She defmes this odd
expression several times, first (on p. 13) as "a linguistic monstrosity that
thrives on the excess of its presumed meanings by virtue of being exposed
to, or thrown together with, foreign etymologies and foreign languages.
The super-sign escapes our attention because it is made to camouflage the
traces of that excess through normative etymological procédures and to
disavow the mutual exposure and transformation of the languages."
If this isn't terribly clear, it apparently was less tfian completely
transparent to the author herself who two paragraphs later tries again:
"What is a super-sign? Properly speaking, a super-sign is not a word but a
hetero-cultural signifying chain that crisscrosses the semantic fields of two
or more languages simultaneously and makes an impact on the meaning of
recognizable verbal units, whether mey be indigenous words, loanwords,
or any other discrète verbal phenomena that linguiste can identify within
particular languages or among them. The super-sign émerges out of the
interstices of existing languages across the abyss of phonetic and
idéographie différences."
Again, if this falls short of ample clarity, Liu tries a third time one
paragraph later (p. 14): "In short, the super-sign exemplifies the semiotic
opérations of translingual speech and writing by acting out the verbal unit
of one language and simultaneously displacing its signification onto a
foreign language or languages, always in what one might call an occulted
movement of thrown-togetherness." We shall return to what is going on
hère, if anyûung, but let us look at the prime example of the criminal
"super-sign."
Liu's second chapter, entitled "The Birth of a Super-Sign," détails
the principal culprit of her study. After a long citation from Black Skin,
510
Comptes rendus
White Masks (the title is given hère and elsewhere as Black Skin and White
Masks) by the Martinican psychoanalyst and revolutionary Franz Fanon
(1925-61), she begins (p. 31): "Never has a lone word among the myriad
languages of humanity made so much history as the Chinese character yi
35-" This is quite a generalization, to say the least, but Liu is just warming
up: "By history I mean world history. Countless events and fantastic happenings hâve corne to pass over the last two centuries [World War II? The
Great Leap Forward? - JF], but none could rival the singularity of the
Chinese word yi in its uncanny ability to arouse confusion, anxiety, and
war. Yi is one of those monstrous créatures one must reckon with, subdue,
destroy, or exile before it cornes back to haunt us." I was unaware that a
single word was capable of starting wars, but Liu's suggested désire to
"destroy," "exile," or "subdue" it sounds almost as violent. What could
possibly be in a name? Sticks and stones?
Liu is decidedly not advising that we find a proper translation for yi;
she even suggests that translation as such may be impossible. Her point is
that the British seized on this term to mean "barbarian," and after their
victory in the Opium War they demanded that the Chinese term be stricken
from ail treaties. Chinese and Manchu protestations to the contrary, it was
excised. Thus, yi meaning "barbarian" became a super-sign, which Liu
tells us repeatedly is a "monstrosity."
Did yi truly signify "barbarian" (meaning the opposite of civilized or
cultured), or did it simply mean "foreign" or "alien"? In the middle of a
dispute between two parties - in this instance, the British and the Qing
empires - the involved parties are the last entities one should turn to for a
clear understanding of the issue at hand. That is why I tried to médiate the
dispute by invoking a third party outside the clash and avant le fait. Japanese Neo-Confucians of the seventeenth and eighteenth century clearly
thought that yi meant "barbarian" (as in uncouth, uncivilized); some accepted the désignation for themselves and hoped Japan would improve and
become more like China, while others (as in the case of Asami Keisai,
cited above, and others) found the désignation offensive. In both instances,
however, there was no doubt in the least concerning the connotation of the
term yi (and there was, of course, no intermediate English term). And, if
511
Comptes rendus
devout Neo-Confucians were deemed "uncivilized," what about the Westerners of the nineteenth century who accepted none of the moral or ethical
principles of the Confucian tradition?
The next chapter, entitled "Figuring Sovereignty," picks up the pace
of this same thème and attempts to problematize "China" itself. This is a
worthy objective, the kind of project that should be undertaken by
someone trained in historical linguistics. Liu is, unfortunately, not that
person, as her analyses are continually lessened by wide-ranging, political
charges of racism and the like. Thus, the scholar Frank Dikotter is attacked
(p. 72-73) for inserting "race" into a discussion of Chinese views of the
outside world, and several pages later the Japanese (ail of them?) are
attacked for using the term Shina for China, which she claims was "a
racial marker in Meiji Japan" (p. 79). If this assertion isn't sufficiently
extrême, several lines later we learn that Shina was adopted by the
Japanese "to name a China for the purpose of Japanese colonial conquest."
Again, I think words are given crédit for forces beyond their control.
Nonetheless, the "renaming literally inscribed the désire of impérial Japan
to mimic Western civilization by mimicking Western imperialism. The
mirror of colonial mimicry captured the object of its imitation with a
faithfulness that cast a sinister light back on the exemplarity of the
Western powers that pursued imperialism in the name of civilization"
(ibid.JThere is much spéculation in this chapter about the origin of the term
"China" and its relationship to Sanskrit cïna, believed by many to be its
ancestor and the antécédent of Japanese Shina. This discussion ail but
pleads for a linguist's hand, but alas it never materializes. Instead, we are
taken down a number of roads that become dead ends quickly, often involving languages that Liu should probably hâve refrained from mentioning to spare herself certain embarrassment. For example, in rehearsing a
Chinese scholar's argument, she mentions "the Hebrew term Ciyniym from
the Old Testament Book of Isaiah" (p. 264). This is an utterly bizarre
transcription of Biblical Hebrew "Sinim" (the romanization she soon cites
from the King James translation of the Hebrew Bible, which is, incidentally, préférable to "Old Testament"). Although Isaiah probably knew
512
Comptes rendus
nothing of "China," Sinim is largely of linguistic interest as the possible
origin of Modem Israeli Hebrew "Sin" (meaning China).
Before proceeding further with the substance of this chapter, it is
worth noting the numerous errors that crop up in it. Some may consider
this nitpicking, but I think that, although we ail are subject to lapses and
mistakes, a pattern of consistent errors offers dues to the depth and
soundness of one's scholarship. Thus, for example, we learn several times
that "in the Wade-Giles romanization system" the dynastie name Qin is
rendered "Chin" (p. 78); this should, of course, be Ch'in. Later, the city of
Canton is given in pinyin as Zhuangzhou (p. 103); this should, of course,
be Guangzhou. And, for some unexplained reason, the Zongli yamen, the
Qing dynasty's first foreign ministry, is often given in Wade-Giles
transcription, Tsungli yamen (p. 107), and sometimes in pinyin. However,
thèse are meaningful errors only because of their frequency 3. A more
significant error is the statement (p. 75) that the "Qing rulers were from
the nomadic Manchu tribes of the North who had overthrown the Ming
dynasty and imposed their impérial rule on the native population in 1644."
First of ail, the Manchus were semi-nomadic, not nomadic (like the
Mongols), as they engaged in a limited amount of agriculture even if they
preferred not to. Far more important, though, is the glaring historical fact
that the Manchus did not conquer the Ming (although this is a widespread
perception). The rebel Li Zicheng (1606-1645) brought down the Ming
dynasty and had himself installed as emperor, albeit with a rather short
half-life. The Manchus reached accord with the Ming gênerai Wu Sangui
(1612-1678) and were invited into China.
This is not simply an error, though, for it betokens the larger thème
of this book - namely, that the Chinese hâve always been victims of others: Westerners, northern peoples ("nomadic... tribes"), and later Japanese.
Just when scholarship was returning agency to historically disenfranchised
groups and examining how peoples hâve negotiated gender, ethnicity,
nationality, and the like, Liu argues that the largest and most populous
empire on the globe was a victim. Even when forced to admit that Chinese
who confronted Westerners in the sixteenth-through-nineteenth centuries
used a number of deprecatory expression for them - such as fangui HJ^L
513
Comptes rendus
or guizi M^F - it was the Euro-Americans who were to blâme: "It was
thèse acts of violence [committed by Westerners against the local populace], rather than the exotic appearance of Westerners, that had contributed
to the rise of the epithets/an gui and gui zi among the Cantonese and their
spread to the rest of the country after the first Opium War." (p. 99). The
évidence presented hère is extremely thin and begs for solid linguistic
analysis, not vitriol inspired by the ire of a Franz Fanon.
Chapter 4, "Translating International Law," is little changed from its
earlier incarnation in Liu's edited volume, Tokens of Exchange (Duke
University Press, 1999), and I hâve commented (largely favorably) on that
chapter elsewhere4. Her next chapter contains some interesting material on
the unique figure of Gu Hongming l|ï#i§$& (1857-1928) with his extraordinary éducation in both Chinese and Western languages and his undying
affection for the Qing dynasty. This chapter also contains a number of
passing mentions of the "Boxer Uprising" of 1900, which Liu prefers to
represent by its Chinese-language désignation "Yihe Tuan" (or "Yihe
Quan"). The Westerners at the turn of the last century dubbed this group
Boxers because of the martial arts in which they engaged, practices they
believed would make them impervious to Western bullets and which appeared to Westerners as if they were boxing. At one point she notes that
Gu, too, disliked the term "Boxers" and wrote: "The name of the original
legitimate first so-called 1900 society 'Yi-ho-t'uan' may be translated as
'friendly society of good men and true' or 'society of honest men for
mutual defence'" (p. 174). To leave this statement uncommented on, as
Liu does, borders on the irresponsible. Gu Hongming was certainly playing with his Anglophone readers, but Liu knows full well (as Gu certainly
did) that his translation is completely dishonest. "Yihe Tuan" might be
rendered "righteous and harmonious group (or band)"; "Yihe Quan"
would then be "righteous and harmonious fists," much as if it were the title
of a kung-fu movie in which martial arts figured prominently. And, to
suggest that they were a "popular nationalist movement" (p. 168) represents quite a leap over and beyond most non-PRC scholarship. However,
what the Boxers shared with Gu Hongming was a nascent anti-imperialism,
514
Comptes rendus
in Liu's view, and a firm stance in défense of the motherland. Both win
high marks in this book.
Her penultimate chapter deals primarily with Ma Jianzhong's H$È
JE, (1845-1900) efforts to write a Western-style grammar for the literary
Chinese language at the end of the nineteenth century. The final product of
his work was the Mashi wentong H i S & Ë . which Liu overtranslates as
"Ma's universal principle of classical Chinese" (p. 191). This might hâve
been an interesting contribution to scholarship on Ma's important book,
but Liu sees it as "unique and important in that it speaks powerfully to the
conditions of colonial abjection and complicity between military conquest
and linguistic science in the nineteenth century and to the désire to
transcend that abjection" (p. 194). Why? Largely, it would seem, because
Ma (suffering from false consciousness, it would seem) used Western
models for his grammar and followed Western assumptions about
language that were current at the time, most insidiously by adopting the
super-sign of "ci = word" in his analysis. This is a subject best handled by
a trained linguist, and it would also hâve been wise for Liu to consult
Banno Masataka's i§SJIE|Si (1916-1985) full-length biographical study,
Chûgoku hindaika to Ba Kenchû ^ Hj/rftf-b t HiSÉ-lS (Ma Jianzhong
and the modernization of China)5, the only such study written outside of
Chinaïf o n e had any doubts about the over-riding political thrust of this
work, Liu's conclusions will quickly allay them. Hère the events of the
nineteenth century depicted in the core of the book are brought together
with more récent acts of imperialist aggression and victimization as well
as acts of foreign thievery from the Qing palace. Rather than finally summing up what she wishes us to take away from this book, Liu attempts
something one might sympathetically call artistic by looking at foreign
photographers of the impérial throne in Beijing. Westerners are the usual
suspects lined up hère, of course, but Japanese photographers beginning
with Japan's entrance into the family of imperialist nations at the time of
the joint expédition to quell the Boxers take more than their share of the
limelight. The book ends with a picture of a Japanese military photographier shooting Puyi's (1906-1967) re-enthronement under Japanese spon515
Comptes rendus
sorship in 1934, not from real life but from Bernardo Bertolucci's (b. 1940)
highly imaginative récréation in his 1987 movie The Last Emperor. It
should be noted that the latter is a fictionalized account. But that's already
irrelevant for Liu. The new culprits are clearly the Japanese. This is of a
pièce with the rise of Chinese nationalism both at home and abroad, and
especially so among the expatriate académie community of Chinese in
North America.
Lydia Liu seems especially intent on leaving us with a theoretical
contribution. Whether or not the "super-sign" will be picked up by other
scholars remains a matter for the future to décide. If the past is any
indication, then the adoption by many of "translingual practice" (Liu's
essai at a theoretical contribution in her first book) would seem to be cause
for optimism, though no one actually involved in the work of translation of
whom I am aware has adopted it 6 . The Clash of Empires cornes with
endorsements from several prominent scholars of modem Chinese history,
who offer firm stamps of approval. My sensé, though, is that this is a work
full of research but also equally full of posturing, and frequently the latter
outstrips the former, thus allowing politics to run roughshod over
scholarship.
1
As translatée by Barry Steben in Sources of Japanese Tradition, Volume Two
(1600-2000), Wm. Théodore de Bary, Carol Gluck, and Arthur E. Tiedemann,
(éd.), New York : Columbia University Press, 2005, p. 93.
2
Ibid., p. 95.
3
Others include: "Chiying" should be Qiying (p. 57); gelangma (p. 199) is not
a "translitération" but a transcription of "grammar" (not being an alphabetic
language, there can, by définition, be no translitérations into or out of it);
"Chiuta Itô" (p. 221) should be Itô Chuta; "Jiun-ichi Tsuchiya" (p. 221) should
be Tsuchiya Jun'ichi; "Lejzer L. Zamenhof ' (p. 243) should be Ludwig Lejzer
Zamenhof; the chapters from The Cambridge History of China dealing with
Qing foreign relations do not appear in "vol. 2, pt. 2" (p. 251) but in volume 11
(perhaps she read the Roman numéral "II" as a 2).
4
'"Like Kissing Through a Handkerchief : Traduttore Traditore," China
Review International, 8.1 (Spring 2001), 1-15.
5
Tokyo University Press, 1985.
516
Comptes rendus
6
Incidentally, the word "translingual" appears in no dictionaries of which I am
aware, including the Oxford English Dictionary.
Joshua A. Fogel
York University, Toronto
Barbara Mittler, A Newspaperfor China? Power, Identity, and Change
in Shanghai's News Media, 1872-1912, Cambridge (Mass.), London :
Harvard University Asia Center (Harvard East Asian studies monographs
226), 2004. xvi-504 pages
A Newspaperfor China ? est le produit d'une recherche concertée lancée
en 1994 à l'université de Heidelberg où Rudolf Wagner anima le projet
« Développement d'une sphère publique chinoise » et incita quelques-uns
de ses étudiants à l'étude de la presse chinoise à la fin du XIXe et au début
du XXe siècle. Outre plusieurs travaux de R. Wagner lui-même, dont le
volume Joining the Global Public : Word, Image, and City in the Early
Chinese Newspapers, 1870-1910, encore sous presse, qui réunit les
contributions du groupe de recherche, il faut compter déjà les publications
d'Andréa Janku et Natascha Vittinghoff ou encore de Julia Henningsmeier
sur la revue illustrée Dianshi zhai huabao léSïJf H l ë Barbara Mittler aborde l'histoire du journal Shenbao ^3|g non par sa
chronologie, son organisation ou sa diffusion, mais à partir du contenu
même de ses articles et de leur rhétorique, comme un ensemble de textes
exprimant un phénomène culturel, bref, à partir du texte plutôt que du
contexte. Son analyse tend à expliquer comment un périodique fondé en
1872 dans la concession internationale de Shanghai, par un marchand
britannique, Ernest Major, a pu devenir un journal « pour la Chine ».
Barbara Mittler procède d'abord à une étude du Shenbao dans le
contexte du journalisme naissant en Chine montrant comment ce journal se
situe par rapport à la gazette impériale officielle (jingbao), dont il reprend
les nouvelles. Si le Shenbao s'impose rapidement, c'est que, bien que
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
conçu par un étranger, il s'agit d'un journal chinois s'adressant aux Chinois. Qu'il s'agisse du format, de la mise en page, du style d'écriture ou du
calendrier de parution, tout s'applique au public chinois. Les éditoriaux
s'inspirent de la structure des essais « à huit jambes » (baguwen) ; les
articles puisent aux formes littéraires traditionnelles.
Dans un second chapitre, l'auteur s'efforce de prouver comment un
nouveau style se fait jour, qui s'appuie pourtant sur l'autorité des Classiques, cités à tout propos, leur usage facilitant en réalité réforme et même
révolution. B. Mittler s'arrête ensuite sur la reproduction des annonces de
la gazette impériale qui eut d'abord pour but d'accroître les ventes. Adoptant les analyses de Marshall McLuhan, de Pierre Bourdieu et de Mikhaïl
Bakhtine, elle met en lumière les transformations de la communication qui
s'opèrent de la Chine traditionnelle à la Chine moderne, à travers la diffusion des nouvelles de la Cour par l'intermédiaire d'un journal commercial.
La seconde partie de l'ouvrage ne porte plus sur le médium luimême, mais sur le lectorat du journal. À qui s'adresse-t-il et comment ?
B. Mittler, qui appuie ses arguments aussi bien sur un choix d'articles que
sur des éditoriaux ou des annonces publicitaires du Shenbao, évoque
d'abord le public féminin. Il apparaît que la presse féminine, pas plus
qu'un journal tel que le Shenbao, n'eurent d'effet sur l'émergence d'un
mouvement féministe. L'auteur cherche ensuite à cerner le public shanghaïen qui, par ses liens étroits avec l'Occident, n'est évidemment pas celui
du reste de la Chine. Enfin, B. Mittler évalue le rôle du Shenbao dans
l'expression du nationalisme chinois. Elle considère, contrairement à
certaines idées reçues, que le discours nationaliste des journaux chinois est
rarement anti-impérialiste ou xénophobe, en prenant plusieurs exemples
marquants (rébellion des Boxeurs, dispositions pour restreindre
l'immigration chinoise aux États-Unis en 1902, boycott anti-américain de
1905, révolution de 1911, mouvement du 4 mai 1919, etc). Si l'on souscrit
volontiers à cette analyse, on ne doit pas oublier dans cette affaire (et
l'auteur ne l'oublie pas) la censure imposée par les autorités de la concession internationale, ni l'auto-censure.
Cet ouvrage très documenté pose d'excellentes questions sur le rôle
de la presse dans l'évolution de la Chine en une période cruciale. Les
518
Comptes rendus
analyses mesurées de l'auteur, non seulement définissent la sphère du
Shenbao, mais, à travers elle, montrent le poids de la presse dans le développement du nationalisme chinois, dans la production de la révolution
chinoise et dans la révélation d'une identité chinoise. Cette influence est
réelle, mais indirecte : « les journaux ont créé le contexte, mais ils n'ont
pas fourni le texte du changement et de la révolution » (p. 416).
Jean-Pierre Drège
EPHE
Christopher A. Reed, Gutenberg in Shanghai: Chinese Print Capitalism,
1876-1937. Vancouver, Toronto : University of British Columbia Press
(Contemporary Chinese Studies Séries), 2004. xvii-391 pages
L'histoire du livre chinois est à la mode aux États-Unis et l'on ne peut que
se réjouir que les travaux de Henri-Jean Martin, puis de Roger Chartier,
aient fait école chez nos collègues sinologues d'outre-Atlantique, surtout
depuis une dizaine d'années. Les travaux ont porté surtout jusqu'à présent
sur l'histoire du livre de la Chine des Ming et des Qing. Le numéro spécial
consacré à ce sujet par la revue Late Impérial China en 1996 a fait date \
Depuis, les publications se succèdent à un rythme rapide. Mais la période
de la Chine républicaine n'a pas retenu la même attention, et il faut savoir
gré à Christopher Reed de s'y être attaqué.
Le titre de l'ouvrage indique clairement la voie par laquelle l'auteur
aborde la question, celle des techniques d'impression et du système économique qui donnent naissance au livre moderne. D'emblée, Reed pose
plusieurs interrogations : d'où viennent les machines ? Comment ont-elles
été modifiées pour imprimer du chinois ? Quelle est l'importance du
contexte chrétien ? La société a-t-elle été transformée par les outils occidentaux ? Car il s'agit bien d'une mutation du livre chinois qui s'opère
sous la poussée occidentale, par un transfert de technologie et
d'organisation. La mécanisation a en effet constitué le fondement matériel
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
qui a rendu possible le capitalisme chinois de l'imprimé. Le monde du
livre est à cet égard exemplaire du processus de transformation culturelle,
économique et sociale de la fin du XIXe siècle. La révolution mécanique
qui a cours à cette époque est d'ailleurs considérée, comme on sait, après
le passage du manuscrit à l'imprimé, comme la seconde des trois révolutions du livre dont la dernière se produit actuellement avec l'électronique.
Le premier chapitre traite du transfert de la technologie imprimée
occidentale en Chine entre 1807 et 1930. C'est l'ère du métal, de la vapeur
et de la chimie. Reed reprend la question de l'application de la typographie
occidentale à l'écriture chinoise en Chine même, question que l'on ne peut
évidemment dissocier des essais d'impression du chinois en Europe, thème
déjà abordé à plusieurs reprises, et encore tout récemment par Georg Lehner 2 . Le rôle des missionnaires protestants, notamment de la London
Missionary Society et de l'American Presbyterian Mission Press, y est
analysé en détail. Aux aspects techniques de la typographie proprement
dite, s'ajoutent ceux induits par l'utilisation de machines occidentales, puis
japonaises, en Chine. Les presses à imprimer participèrent au mouvement
de l'impérialisme occidental par une tactique « molle » couplée à la tactique « dure » des canons, comme se plaisait à le souligner le grand historien de l'imprimerie chinoise Zhang Xiumin. Le rôle de Shanghai dans
cette diffusion technologique est capital, puisque c'est là que se déplace le
monde de l'édition à la fin du XIXe siècle et qu'y naît le livre industriel.
Avec raison, l'auteur consacre un long développement au livre lithographie entre 1876 et 1905. Le succès rencontré, pendant un temps, par le
procédé lithographique en Chine est dû au fait que cette technique forme
un compromis entre la xylographie et la typographie. La lithographie
permet la mécanisation sans nécessiter de gros investissements, et préserve
l'esthétique du livre, notamment la calligraphie. Le procédé est surtout
connu par le Dianshi zhai que fonda Ernest Major qui publia le fameux
Dianshi zhai huabao i è î î ^ s f B et créa le journal Shenbao ^ f | j .
C. Reed évoque également, parmi près de cent ateliers de lithographie, la
maison Tongwen shuju |«]3t|}/lj, fondée par trois natifs en 1882, qui se
spécialisa dans les réimpressions, ainsi que le Feiying guan llt5lf?t, P r c "
520
Comptes rendus
priété de Li Shengduo ^ | § ^ (1859-1934), célèbre bibliophile qui passe,
dans un autre contexte, pour avoir produit de nombreux faux manuscrits de
Dunhuang dans les années 1920.
L'abandon de la lithographie intervient, semble-t-il, quand les fabricants de machines typographiques chinoises commencent à produire plus
que les missionnaires, entre 1895 et 1900. À l'importation de machines à
imprimer et à fabriquer le papier, succède une production locale qui ellemême succède à une phase de réparation des machines importées. Reed
insiste sur la différence essentielle (déjà signalée ailleurs) entre la Chine et
l'Occident qui tient à ce qu'en Chine une même entreprise assure à la fois
l'édition et l'impression (et la vente) de ses publications. D'où la nécessité,
dans la lignée de L'Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean
Martin, d'une histoire pluridisiciplinaire, prenant en compte aussi bien les
aspects techniques que sociaux et économiques ou culturels.
Les transformations qui touchent le monde éditorial se traduisent par
une organisation nouvelle. L'imprimerie est l'un des premiers secteurs à se
structurer en guildes et en associations commerciales. Ces transformations
ont plusieurs causes : l'accroissement du nombre des lettrés reçus aux
examens, l'installation à Shanghai de nombreux lettrés du Jiangsu et du
Zhejiang à la suite de la révolte des Taiping, le renouveau des écoles privées, etc. Les lettrés, à Shanghai, se partagent en gros entre ceux qui œuvrent à l'intérieur du système bureaucratique, avec des visées réformistes,
et ceux qui s'engagent à l'extérieur en devenant entrepreneurs industriels.
C'est la rencontre de deux milieux, celui des techniciens issus des imprimeries missionnaires et celui des lettrés réformistes ouverts à une évolution de l'éducation qui donne l'impulsion nécessaire à l'extraordinaire
développement des Presses commerciales de Shanghai (Shangwu yinshuguan, The Commercial Press Ltd.), fondées en 1897, entreprise qui symbolise le capitalisme de l'imprimerie et de l'édition pendant toute la première
moitié du XXe siècle.
C. Reed revisite en détail l'histoire des Presses commerciales, rythmée par ses succès et ses échecs, ceux-ci rapidement surmontés. Amorcée
il y a 35 ans, l'étude des Presses commerciales s'est beaucoup enrichie
depuis quelques temps grâce à l'ouverture des archives et à la mémoire des
521
Comptes rendus
collaborateurs de cette énorme entreprise qui produisit à elle seule environ
un tiers du marché du livre chinois. L'auteur associe aux Presses commerciales les deux autres grandes sociétés éditoriales que furent Zhonghua
shuju (China Book Co.) et Shijie shuju (World Book Co.), créées toutes
deux par des anciens collaborateurs des Presses. À elles trois, ces entreprises parvinrent à assurer 65 % de la production livresque chinoise. Donnant
l'exemple aux deux autres, les Presses commerciales furent rapidement
servies par une nouvelle génération d'éditeurs, hommes d'affaires plutôt
que lettrés, intéressés par des marchandises qui se trouvaient être des
livres 3 . Le développement de ces trois maisons est dû d'abord à
l'explosion du marché du livre scolaire, puisque l'on comptait 100 000
élèves pour 4 000 écoles en 1905 et 13 millions d'élèves pour 230 000
écoles en 1937. Il profita en outre du changement fréquent des programmes scolaires, parfois aussi répétés que celui des ministres de l'éducation.
En étudiant les influences réciproques des cultures mentales et
matérielles qui ont permis à la ville de Shanghai de devenir le principal
centre intellectuel, culturel et éducatif de la Chine, Reed, selon ses propres
termes, a pour objectif de montrer que le développement technologique de
la Chine au XIXe siècle n'a pas été freiné par sa culture, contrairement à ce
que certains prétendent et que la modernité chinoise n'est pas seulement
un phénomène culturel. Pour lui, l'utilisation sélective et délibérée de la
technologie occidentale et l'évolution des valeurs traditionnelles ont
permis à la Chine de rencontrer l'Occident de manière constructive.
Il n'est pas possible ici de rendre compte de la richesse de l'ouvrage
de C. Reed, qui prend place dans une perspective croisant l'histoire du
livre, traitée heureusement sous sa forme globale, et l'histoire de Shanghai,
métropole qui connaît depuis peu une nouvelle révolution économique.
Aux nombreuses questions qu'il pose, l'auteur apporte des réponses
stimulantes.
1
Voir l'article bibliographique de Michela Bussotu in Revue bibliographique
de sinologie 1998, p. 53-68.
522
Comptes rendus
2
G. Lehner, Der Druck chinesischer Zeichen in Europa: Entwicklungen im 19.
Jahrhundert, Wiesbaden : Harrassowitz Verlag, 2004 (compte rendu à paraître
dans BEFEO, 92, 2005).
3
Sur ce sujet, voir mon article, « Le livre, une marchandise ? Les conceptions
du livre aux Presses commerciales de Shanghai, 1903-1937 », à paraître.
Jean-Pierre Drège
EPHE
Patrick Hanan, Chinese Fiction of the Nineteenth and Early Twentieth
Centuries, New York : Columbia University Press (Master of Chinese
Studies, vol. 2), 2004. vi-285 pages
On connaît évidemment Patrick Hanan pour ses travaux sur le huaben
(The Chinese Vernacular Story, 1981) et sur Li Yu (The Invention ofLi Yu,
1988), un des maîtres du genre, dont il a rendu en anglais un recueil de
contes (A Tower for the Summer Heat, 2004). Délaissant sa période de
prédilection, il s'attaque ici aux œuvres de fiction du XIXe siècle et des
débuts du XXe, qu'il appréhende dans leur rapport à la tradition chinoise et
à la culture occidentale, afin d'analyser en définitive l'essor du roman
chinois moderne - c'est du reste sous ce titre que son livre est sorti des
presses un peu avant dans sa version chinoise ' -, à tout le moins quelquesunes de ses tendances créatives. Son approche est placée sous le signe de
ce qu'on appelait jadis les relations littéraires, lesquelles sont déclinées en
l'occurrence sous l'angle des influences ou de l'intertextualité, de
l'imitation et de l'originalité, ainsi que des transmissions interculturelles.
L'ouvrage se présente comme un recueil d'essais récents dont huit,
sur les onze réunis, nous étaient déjà accessibles : ils avaient été confiés à
des revues - notamment au Harvard Journal ofAsiatic Studies - ou à des
ouvrages collectifs. L'un d'eux avait paru anonymement, et les trois derniers étaient inédits. Certains sont reproduits sous des intitulés nouveaux
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
ou sous des formes remaniées. Travaux indépendants au départ, qu'il est
possible de lire séparément, ils se chevauchent et se répètent inévitablement en maints endroits, ce qui pour autant n'ôte rien à la valeur de
l'ensemble, précieux par les informations minutieuses apportées et
l'interprétation qu'en fournit l'auteur.
S'inscrivant en faux contre la thèse qui voudrait que le XIXe siècle
ait été, en regard des deux siècles précédents, plutôt terne en matière de
fiction, Hanan cherche à montrer qu'au contraire la production de cette
époque, durant laquelle les écrivains chinois commencèrent à subir graduellement l'ascendant des œuvres occidentales, a été riche en inventions,
qu'elle n'a cessé d'évoluer et que les meilleures œuvres annoncent celles
qui paraîtront après l'appel lancé par Liang Qichao, en 1902, en faveur du
Nouveau Roman. C'est sur ces œuvres qu'il se penche dans « La voix du
narrateur avant la "révolution du roman" », l'essai qui ouvre le recueil, et
tout particulièrement sur Fengyue meng ® ^ § £ (Rêve d'amour), un texte
injustement ignoré à ses yeux - probablement parce que Lu Xun le passe
sous silence dans sa Brève histoire du roman chinois (1923) -, dont
l'édition la plus ancienne qui nous soit parvenue est de 1883. Il se focalise
sur un des paramètres du récit, non pas la « perspective » chère à la critique occidentale, mais la « voix » du narrateur (la « voix », de même que la
« perspective » étant entendus ici au sens de Genette) : c'est-à-dire la
façon dont la narration se trouve impliquée dans le récit. Le narrateur, en
effet, est tenu habituellement dans la fiction chinoise traditionnelle pour
l'élément le plus statique. Hanan distingue quatre « voix », et partant
quatre grands groupes de romans : celles du « conteur personnalisé », de
l'« auteur virtuel », du « narrateur minimal » et de l'« auteur impliqué ».
L'essai suivant, « Rêve d'amour et roman de prostitution » renforce
les conclusions tirées. Hanan y reprend sa lecture de Fengyue meng, où la
« voix » est celle d'un « auteur virtuel », mais sans plus s'en tenir uniquement au problème du narrateur. La structure symétrique et complexe de
Fengyue meng - qui juxtapose les récits parallèles de cinq courtisanes est novatrice, et surtout il s'agit du premier roman de la ville : non seulement du fait du lieu de l'action (Yangzhou) et des descriptions qui en sont
524
Comptes rendus
offertes, mais aussi en raison du lien qui est établi avec la culture de cette
cité.
Après avoir considéré les choses du strict côté chinois, Hanan les
envisage du côté occidental. Il consacre successivement quatre essais aux
interventions des Occidentaux - à savoir essentiellement les missionnaires
chrétiens -, interventions qui se sont exprimées d'abord soit par le biais de
traductions, soit par celui de créations de leur cru, et furent invariablement
le fruit d'une collaboration avec un assistant indigène. Il constate qu'elles
démarrent très tôt, dès la fin des années 1810, alors qu'il faudra attendre la
fin du XIXe siècle pour disposer des premières traductions relevant
d'initiatives autochtones : les aventures de Sherlock Holmes datent de
1896, la mythique adaptation de La Dame aux camélias par Lin Shu de
1899.
Dans « La littérature missionnaire du XIXe siècle », Hanan indique
comment les missionnaires chrétiens se sont mis, pour les besoins de leur
apostolat, à rédiger ou à adapter en chinois des œuvres littéraires à fort
contenu religieux. Le premier « roman missionnaire » remonte à 1819, et
celui qui a multiplié le plus les assauts de zèle dans cette tâche est
l'étonnant Karl Gtitzlaff (1803-1851), missionnaire protestant originaire de
Poméranie devenu plus tard interprète des Anglais, «un croisement
d'ecclésiastique et de pirate, de charlatan et de génie, de philanthrope et
d'escroc » (dixit Arthur Waley) : on lui doit sept ou huit œuvres, parues
dans les années 1830. Nonobstant, l'ouvrage le plus important, bien qu'il
n'ait rien de spécifiquement chrétien, est le résumé, plus que la traduction
abrégée, du roman d'anticipation d'Edward Bellamy (1850-1898), un
socialiste utopique, Looking Backward, 2000-1887 (1888), qui devait
attirer l'attention des réformateurs chinois : le héros, en proie aux insomnies, est endormi par hypnose en 1887, à Boston, et il ne se réveille qu'en
l'an 2000, chez un docteur qui lui explique par le menu le fonctionnement
de la nouvelle société édifiée dans l'intervalle, une société idéale aux
antipodes du monde inégalitaire d'antan. Achevée en 1891 par l'Anglais
Timothy Richard (1845-1919), cette version du livre de Bellamy circula
anonymement en fascicules avant d'être reprise en volume, en 1894, sous
le titre de Bainian yijiao H ^ ~ ~ J t (Cent ans de sommeil). Deux traits
525
Comptes rendus
caractérisent le « roman missionnaire » en général : sa propension, à
compter de 1850, à s'adresser davantage à un public d'enfants qu'aux
lecteurs adultes, et sa tendance à délaisser peu à peu les formes traditionnelles du roman chinois pour des formes s'inspirant directement du roman
étranger.
Deux autres essais, « Le premier roman traduit en chinois » et « Les
œuvres de fiction traduites dans les premiers temps du Shenbao », sont
réservés aux hommes qui gravitaient dans l'orbite du Shenbao ^ $ g (Les
Nouvelles de Shanghai), journal missionnaire basé à Shanghai. En mai et
juin 1872, alors qu'il n'existait que depuis quelques semaines, le Shenbao
publia dans ses colonnes des extraits traduits de Swift, Washington Irving
et Frederick Marryat, et dès l'année suivante, et jusqu'en 1875, la revue
qui lui était associée, Yinghuan suoji ïlUïïitfB (Notes diverses sur le
monde), l'ancêtre des magazines littéraires en Chine, proposa en feuilleton
la version chinoise intégrale d'un long roman, Xinxi xiantan HJf ^Hffifè
(Propos oisifs du matin au soir). Le titre de l'œuvre originale, pas plus que
le nom de l'auteur, n'étaient mentionnés, et Hanan les révèle : il s'agit de
Night and Morning (1841) le roman du Britannique Edward Bulwer
(1803-1873). Il identifie à leur tour les traducteurs, qui seraient Edward
Major, le propriétaire-gérant du Shenbao, et Jiang Qizhang, un de ses deux
éditeurs en chef. Adoptant l'approche descriptive-explicative des
Descriptive Translation Studies (dans l'optique de Gideon Toury), où la
traduction est conçue comme processus, produit et fonction, Hanan
compare le travail des gens du Shenbao à celui de Lin Shu. D'où il ressort
que celui qui « assimile » le plus n'est pas celui qu'on croit, et que Lin
Shu, dont on raille avec raison les libertés qu'il prenait avec le textesource - omissions et autres altérations volontaires -, a davantage veillé à
en préserver les traits et le contexte culturel que ne l'ont fait ses devanciers.
Dans l'essai intitulé « Le Nouveau Roman avant le Nouveau Roman :
le concours de fiction de John Fryer », Hanan s'arrête sur un troisième
mode d'intervention occidental, mais dont l'effet sur le roman chinois a eu
des répercussions plus immédiates : le concours littéraire, et doté d'un prix
en argent, organisé en 1895 par John Fryer (1839-1928), sujet britannique
526
Comptes rendus
qui séjournait depuis trois décennies en Chine où il traduisait des textes
scientifiques et techniques pour l'arsenal du Jiangnan à Shanghai. Profitant
du climat politique de l'époque - la Chine et le Japon venaient de signer le
traité de Shimonoseki -, et obnubilé par ce qui lui semblait être les trois
maux de la société chinoise - l'opium, la dissertation aux examens officiels et les pieds bandés - il invita les citoyens chinois à lui adresser des
manuscrits sur ce thème, des récits réalistes qui délivreraient un message
réformiste dramatisé suggérant des remèdes. Des 162 œuvres soumises,
nous ne savons que ce que Fryer en consigne dans le compte rendu qu'il
en fit car elles ne furent pas publiées, mais deux romans hors compétition,
parus la même année en se conformant aux règles édictées par Fryer, ont
survécu, qu'on est en droit de tenir pour les deux premiers romans modernes proprement chinois, si on admet qu'il fallait pour cela qu'ils traitassent
de la crise de la nation et qu'ils en traitassent selon des méthodes qui ne
devaient plus rien à la tradition : Xichao kuaishi H^H'Rjfe (Histoire délectable d'un âge glorieux) et Hualiu shenqing zhuan 7£$P$fcfjf'p(f (L'Amour
entre courtisanes).
Avec l'essai intitulé « La deuxième étape de la traduction vernaculaire », Hanan se situe derechef du côté des Chinois, pour s'interroger sur
les premières traductions initiées par eux en langue vulgaire. Dorénavant,
ce ne sont plus les œuvres d'un tandem sino-occidental, mais d'un Chinois
seul, preuve que l'apprentissage des langues étrangères a progressé rapidement. Il s'intéresse au roman de Jules Verne, Deux ans de vacances,
dont la première partie fut traduite par Liang Qichao, en 1902, et la seconde par Luo Pu, en 1903, non pas à partir du français, mais sur la base
de la version nippone, elle-même retraduite de l'anglais. Il s'intéresse
aussi à un roman de Fortuné de Boisgobey (1821-1891), Margot la balafrée - Dushe quan IS^IHI, Dans les anneaux du serpent (1903-1906) qui annonce une longue série de romans policiers (zhentan xiaoshuo).
Traduit en 1903, de l'anglais, par Zhou Guisheng (1863-1926), il est
agrémenté de notes et de commentaires de Wu Jianren (1866-1910).
Wu Jianren, précisément, est au centre d'un essai. Dans « Wu Jianren et le narrateur », Hanan revient sur le thème de la création, mais en
527
Comptes rendus
jugeant cette fois les romans parus en aval de l'appel de Liang Qichao. S'il
choisit de le faire par le biais de Wu Jianren, c'est qu'une partie de son
œuvre est antérieure audit appel, et que de tous les romanciers notables de
la fin des Qing il est celui qui s'est hasardé le plus hardiment aux expérimentations stylistiques, spécialement en ce qui concerne la narration.
Comme il ne pratiquait aucun idiome étranger, l'influence des romans
occidentaux s'est exercée sur lui par le truchement des traductions, ou par
ce qu'on pouvait lui en raconter. Hanan s'attache plus particulièrement à
trois œuvres, qui appartiennent au registre des romans de dénonciation ou
romans accusateurs : Ershinian mudu zhi guai xianzhang —-f-^pjËif^fèJS
ÏHT^ (D'étranges phénomènes observés au cours de ces vingt dernières
années, 1903-1910), Xin Shitouji 0r59lîfB (Les Nouvelles Mémoires de
la pierre, 1905-1908) - le narrateur, et protagoniste principal, est ici Baoyu,
d'où ce titre, référence au Shitouji, le Hongloumeng (Le Rêve dans le
pavillon rouge) - et Shanghai youcanlu A^MWIr^^sk (Aventures shanghaïennes, 1907). Dans ces trois romans, la narration est assumée par un
personnage unique, et à la focalisation omnisciente des romans traditionnels se substitue ici la focalisation restreinte d'un héros naïf et ignorant qui
mûrit peu à peu grâce à l'éducation qu'il reçoit et à l'expérience : Ershinian mudu zhi guai xianzhang est un récit à la première personne, les deux
autres des récits à la troisième personne.
De Wu Jianren, il est encore question dans « Les relations littéraires
spécifiques de La Mer des regrets », mais à propos d'un « roman romantique », Hen hai | j | | § (1906), dont Hanan a par ailleurs établi une version
anglaise {The Sea of Regret. Two Turn-of-the-Century Chinese Romande
Novels, 1995). En fait, ce livre doit plutôt se lire comme une critique du
roman d'amour, et comme une réponse à deux autres romans, le récit
censé être celui d'une courtisane de Shanghai - Lin Daiyu - qui emprunte
la forme du journal, Beinan shimoji $£It#p7^iE (Récit de mon ordalie,
1901), et le roman plus authentiquement romantique d'un inconnu, qui
signe Fu Lin, Qin hai shi ^ Ï § Ç (Pierres dans la mer, 1906). Pour Wu
Jianren, l'amour romantique est pure lubie, et il définit la fonction du qing
528
Comptes rendus
(l'amour) comme un stimulus émotionnel poussant à accomplir les obligations familiales et sociales.
Dans « Le roman autobiographique de Chen Diexian », Hanan passe
en revue une séries de romans d'amour des années 1910, et avant tout
Huangjin sui M±B (1913) de Chen Diexian fâSfâlll (1879-1940), qu'il a
aussi traduit (The Money Démon. An Autobiographical Romance, 1999).
Ce Bildungsroman, qui retrace la vie de son auteur depuis sa naissance
jusqu'à ses vingt ans, marque un pic de la tendance autobiographique dans
le roman chinois, laquelle prend au moins sa source dans le Hongloumeng.
Le dernier essai, « La technique romanesque de Lu Xun », fait écho
à plusieurs thèmes soulevés dans les pages précédentes, par exemple celui
de la « voix » du narrateur. Hanan insiste sur deux points : les recherches
effectuées par Lu Xun sur la littérature étrangère des pays dont la situation
était comparable à celle de la Chine afin de s'en inspirer éventuellement,
et son usage débridé de l'ironie.
1
Zhongguo jindai xiaoshuo de xingqi 4 , HSfVjH.ftfr57^£ (L'Essor du roman chinois moderne), trad. par Xu Xia ^ f t , Shanghai : Shanghai jiaoyu chubanshe, 2004. Cette version est augmentée d'une postface intitulée fll^îïfcfStïïJ
tn^ftli'jA (« Le Professeur Hanan, l'homme et sa vie de recherche »)
Angel Pino
Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne
Han Bangqing, The Sing-song Girls of Shanghai, first translated by Eileen Chang, revised and edited by Eva Hung, Columbia University Press :
New York, 2005. xxviii-554 pages
C'est, je crois, la première traduction, en quelque langue que ce soit, du
Haishang hua liezhuan M-hfâ^W
de Han Bangqing H^PJll (18561894), mentionné sous son zi, Ziyun - p f } , dans la traduction française de
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
Wang Jiann-Yuh parue chez Denoël en 1998 sous le titre Fleurs de
Shanghai, celui du film de Hou Xiaoxian diffusé cette année-là. Mais ces
189 pages ne contenaient que celles censées avoir un rapport avec le film
alors que les 64 chapitres du roman-fleuve sont dûment traduits dans la
version anglaise. Le prologue, en revanche, préservé en français mais jugé
conventionnel par Eileen Chang (Zhang Ailing ^&S5v, 1920-1995), y a
été supprimé, malencontreusement puisqu'il explicite le titre, il est vrai en
chinois. Ces «fleurs sur la mer» sont évidemment un anagramme de
Shanghai, soulignant une caractéristique du roman que Patrick Hanan avait
relevé, montrant la dette du roman envers le Fengyue meng MM 3? (Rêve
d'amour), un ouvrage de semi-fiction préfacé par son auteur en 1848 mais
peut-être imprimé seulement en 1883, et qui décrit les maisons de courtisanes de Yangzhou '.
Curieusement, Hanan n'est cité qu'en quatrième de jaquette et ne figure ni dans le stimulant avant-propos de David Der-wei Wang ni dans la
quinzaine de références incluant la traduction anglaise des Belles de
Shanghai de Christian Henriot. In fine la vingtaine de pages d'Eva Hung
sur le monde des courtisanes de Shanghai permet de mieux appréhender le
roman, y renvoie et montre combien le terme sing-song girls est inapproprié. Cette concession commerciale a cependant le mérite d'évoquer un
monde aboli, mais il n'est pas sûr que la traduction systématique des noms
propres, sauf patronymes, sans distinction de sexe et de statut (p. 25 :
« Whistler Tang made Prosperity Luo sit down »), n'ajoute pas au sentiment de confusion, alors que les personnages se chiffrent par centaines
dans le dédale d'une topographie qui devient surréaliste.
Dès 1926, Hu Shi avait publié une édition savante de ce chefd'œuvre de la littérature shanghaienne, qu'il plaçait très haut, sur le même
plan que le Hongloumeng et au-dessus du Rulin waishi par sa construction
organisée. En avait-il convaincu le public de ses lecteurs ? Le roman reste
touffu, difficile, d'un réalisme froid, dépourvu de la pornographie qui fait
l'attrait d'un Jiuweigui AJUÉà (1911)2. Surtout, les dialogues, qui occupent une place considérable, sont, selon les personnages, en un dialecte
peu compréhensible en dehors de la région de Shanghai. Eileen Chang y
530
Comptes rendus
avait remédié en 1983 en publiant à Taipei une édition où tous les dialogues étaient traduits en mandarin. Mieux, elle y incluait la reproduction
des illustrations originales caractéristiques du Shenbao ^ $ | j ; le roman
avait en effet d'abord paru dans le premier bihebdomadaire chinois de
fictions, le Haishang qishu $ | J i ï ï f l | (1892-1894), affilié au Shenbao et
dirigé par Han Bangqing, dont la mort prématurée à 39 ans a probablement
limité le nombre de chapitres du roman à 64. Est-ce qu'à la suite de son
travail exemplaire, Eileen Chang aurait ressenti un certain désenchantement ? Son Hongloumeng yan HISl^KÊ (Cauchemar du Hongloumeng),
paru en 1977, montre la haute estime dans laquelle elle tenait le Haishanghua liezhuan. De sa traduction anglaise elle avait laissé plusieurs états.
Eva Hung explique son propre travail, ingrat mais passionnant, dans un
bref post-scriptum (p. 529-534). Sans doute peut-on regretter que la publication n'ait pas retenu les images de la Chine d'autrefois, n'ait pas inclu
une traduction de l'importante postface d'Eileen Chang à son édition
chinoise du roman-fleuve, ni n'ait permis par quelques glossaires ou index
de repérer noms et notions, mais cette parution constitue un événement
qu'il convient de saluer à sa juste valeur.
1
Patrick Hanan, "Fengyue Meng and the Courtesan Novel", Harvard Journal
ofAsiatic Studies 58/2 (December 1998), p. 345-372 ; réédité in Chinese Fietion of the Nineteenth and Early Twentieth Centuries (Essays by Patrick
Hanan), New York : Columbia Univeristy Press, 2004, p. 33-57.
Cf. Jean Duval, "The Nine-Tailed Turtle, Biography or 'Fiction of Exposure' ?", in Milena Dolezelova-Velingerova (éd.), The Chinese Novel at the
Turn ofthe Century, Toronto : University of Toronto Press, 1980, p.177-188.
André Lévy
Professeur émérite
Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne
531
Comptes rendus
Frank Dikôtter, Lars Laamann, Zhou Xun, Narcotic Culture. A History
ofDrugs in China, Londres : Hurst & Co., 2004. 319 pages
Zheng Yangwen, The Social Life of Opium in China, Cambridge : Cambridge University Press, 2005. 241 pages
Depuis l'après-guerre, les études sur l'opium en Chine relèvent, schématiquement, de trois grands types d'approche. La première, prenant pour
objet l'action de Lin Zexu et les guerres de l'Opium, est tout simplement
de l'histoire diplomatique. L'opium n'y est considéré qu'en tant
qu'instrument des visées impérialistes britanniques. Aucun questionnement ne concerne l'ampleur ni les conséquences sociales de la pénétration
de la drogue, considérées a priori comme désastreuses. La très grande
majorité des recherches chinoises sont à ranger sous cette première bannière.
Le second courant est apparu dans les années 1990, nourri essentiellement par les travaux d'historiens anglo-saxons. Il a pour objet les différentes politiques de l'opium menées au XXe siècle. De remarquables études ont ainsi permis d'établir l'importance des revenus de l'opium dans
l'entreprise d'unification nationale du Guomindang (Alan Baumler, Edward Slack). D'autres interprètent de façon convaincante les campagnes
orchestrées contre la drogue comme autant d'occasions pour l'État
d'affirmer son pouvoir et de mettre en scène sa légitimité (Zhou Yongming, Joyce Madancy).
Orientées respectivement vers la diplomatie et la politique, les deux
types d'approches que nous venons de mentionner ont donc complètement
laissé de côté l'étude de la demande. Indiscutablement, la consommation
demeurait jusqu'à très récemment l'angle mort de la recherche sur l'opium.
Les deux ouvrages qui nous intéressent ici témoignent de l'émergence
d'un troisième courant de recherches sur l'opium, qui vise précisément à
étudier la dimension sociale de la drogue, à replacer la consommation dans
son contexte social, pour ne plus envisager simplement le fumeur comme
la victime passive des politiques de l'offre.
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
Résultat de recherches menées par Frank Dikôtter, Lars Laamann et
Zhou Xun, Narcotic culture se rattache très explicitement, dès son introduction, à la question de la consommation.
Dans sa perspective générale, le livre offre deux intérêts principaux.
En adoptant dans les premiers chapitres un point de vue géographiquement
élargi, il remet d'abord bien en perspective la consommation d'opium en
Chine aux XVIIIe et XIXe siècles. En effet, la consommation d'opiacés
était alors également largement répandue en Europe, en Inde et dans
d'autres pays. La Chine ne se singularisait que parce que l'opium y était
non pas ingéré (pensons au laudanum de Baudelaire), mais fumé. Les
auteurs reviennent, dans la conclusion, sur l'idée intéressante d'une sorte
d'affinité structurelle profonde en Chine entre fumée et consommation de
drogues.
Sur un autre plan, bien que l'opium constitue indéniablement le plat
de résistance, l'ouvrage s'ouvre largement à la question encore trop peu
explorée des drogues d'un genre nouveau qui apparaissent à la fin du XIXe
siècle (morphine, héroïne). Ces substances s'imposèrent alors comme une
alternative nouvelle à l'opium. Le chapitre consacré à la morphine suggère
que, consommée en injections, cette drogue a été bien accueillie par les
consommateurs chinois grâce à un terreau culturel favorable. En effet,
s'apparentant à l'acuponcture, le procédé apparaissait d'emblée à la population comme familier et revêtu de connotations positives.
En guise de problématique, les auteurs annoncent leur volonté de
démonter le mythe d'une Chine anémiée par la consommation d'opium,
avec tous ses avatars : la fumerie comme lieu infâme, le consommateur
systématiquement rendu à l'état de squelette, la nécessité pour lui
d'augmenter indéfiniment sa dose quotidienne de drogue, etc. Au contraire,
ils insistent sur les bienfaits de l'opium comme remède. La démonstration
est bien menée, même s'il faut signaler que le terrain était déjà balisé par
un historien comme Richard Newman. Etrangement, les fumeries sont
traitées en quatre petites pages très impressionnistes, alors qu'elles n'ont
pas encore fait l'objet d'études sérieuses. Elles auraient à l'évidence mérité un meilleur sort, dans la mesure surtout où ces lieux représentent un
enjeu vital dans l'élaboration d'une culture de la drogue.
533
Comptes rendus
Le livre ne fait pas que s'attaquer au mythe sus-mentionné ; il en décrit aussi les origines et les fonctions. Il suggère de façon convaincante
qu'il résulte de la convergence de trois discours. Le premier émane d'un
lobby de médecins chinois formés à l'occidentale, très hostiles à une substance largement auto-prescrite dans la population et qui faisait figure de
panacée. Le rôle des missionnaires est également considérable : à partir de
la fin du XIXe siècle fleurit une littérature désignant l'opium comme un
facteur de corruption morale et comme l'un des obstacles majeurs à la
conversion des Chinois. Les auteurs de Narcotic culture, au passage, réévaluent fort opportunément l'importance du rôle des missionnaires catholiques par rapport à leurs homologues protestants. Enfin, le thème des
ravages de l'opium, produit de l'impérialisme, est aussi largement mis en
avant par les élites réformatrices de la fin de l'Empire : la drogue constitue
à leurs yeux l'un des facteurs de l'affaiblissement du pays, une menace
pour la vitalité de la race chinoise. Leur discours est largement recyclé,
deux décennies plus tard, par le régime de Nankin qui veut voir dans les
ravages supposés de l'opium dans la société et l'économie une explication
aux difficultés du pays.
Tenant pour établi que l'opium, contrairement à sa légende noire,
était essentiellement consommé avec modération dans un cadre récréatif
ou encore utilisé comme remède, les auteurs portent un jugement très
sévère sur les campagnes de prohibition de l'opium. Le remède se serait
avéré, selon eux, bien pire que le mal.
Il est tout à fait légitime de souligner que ces politiques ont eu un
coût humain significatif, qui est généralement laissé de côté lorsqu'on
aborde la question. Les instituts de sevrage, aux méthodes pour le moins
radimentaires, étaient inadaptés à des patients souffrant souvent d'une
maladie chronique pour le soulagement de laquelle ils consommaient
l'opium. D'autre part, faute de place au sein de structures ad hoc, les fumeurs arrêtés s'entassaient au milieu des années 1930 dans des conditions
terribles dans les prisons de certaines provinces.
Pour autant, plus contestable est la thèse selon laquelle les politiques
de prohibition de l'opium auraient, en plus, frayé la voie à des drogues
beaucoup plus nuisibles. À propos de la campagne anti-opium de 1906534
Comptes rendus
1911, les auteurs affirment que le reflux indiscutable de la consommation
d'opium aurait été contrebalancé par la diffusion de substances contenant
de la morphine ou des cendres d'opium ingérées à titre de remède dans les
instituts de sevrage. Cette affirmation, bien étayée, est certes intéressante.
Mais l'ampleur du phénomène, elle, reste très difficile à évaluer.
Le cas du plan de Six ans lancé en 1934 pose davantage problème.
Les auteurs, même s'ils le mentionnent, ne prennent pas suffisamment en
compte le fait que les autorités du Guomindang ont, dès son lancement,
interdit strictement les drogues comme la morphine ou l'héroïne. Pourquoi,
en 1934-1940, les consommateurs se seraient-ils tournés nombreux vers
elles (risquant jusqu'à la peine capitale) plutôt que de consommer l'opium
qui, lui, demeurait disponible légalement ? Si c'était une question de prix,
l'opium de contrebande se serait présenté lui aussi comme une alternative,
sa consommation étant de surcroît beaucoup moins sanctionnée que celle
de la morphine ou de l'héroïne.
Peut-on faire de Hong Kong, a contrario, l'exemple d'un territoire
demeuré relativement épargné par les drogues de ce type en raison du
maintien d'une offre d'opium en vente libre ? Comme les auteurs le relèvent eux-mêmes, de nombreux rapports de la colonie britannique soulignent au contraire au milieu des années 1930 combien les pilules à base
d'héroïne tendent à y supplanter l'opium officiel.
Il faut s'attarder sur le dernier chapitre du livre, qui est d'excellente
tenue. Il aborde en particulier un sujet jamais encore traité : l'histoire, dans
la première moitié du XXe siècle, de quelques drogues demeurées tout à
fait marginales. On apprend ainsi que la cocaïne, élaborée au Japon à partir
de feuilles de coca récoltées à Taiwan échoue, en dépit des efforts de
contrebandiers nippons dans les années 1920, à pénétrer le marché chinois.
Le chanvre indien, arrivant en Chine par d'autres canaux, offre un autre
exemple de substance n'ayant pas pu faire sa place parmi les habitudes de
consommation des Chinois. Ces échecs sont tout à fait instructifs. Ils montrent à nouveau combien la pénétration d'une drogue donnée ne peut se
comprendre en étudiant uniquement l'offre. Invoquer des stratégies (plus
ou moins imaginaires) d'empoisonnement délibéré revient à ramener les
consommateurs au rôle de victimes purement passives. Il est, en réalité,
535
Comptes rendus
impossible de faire l'économie d'une étude de la demande, donc de prendre en compte des facteurs endogènes et en particulier l'arrière plan socioculturel. Seule cette démarche permet d'expliquer que telle ou telle substance reçoive, ou non, un accueil favorable.
Ambitieux, le livre de Dikôtter, Laaman et Zhou est une contribution
importante à l'histoire de la consommation des drogues en Chine. Il marque assurément un jalon dans l'étude de la demande. Les nombreuses
pistes qu'il ouvre font largement oublier quelques failles dues essentiellement à la volonté de faire cadrer toute sa matière avec la thèse principale.
Le livre très récent de Zheng Yangwen The social life of opium in
China se rattache lui aussi à l'intérêt nouveau pour l'étude de la demande
d'opium que nous avons évoqué.
Le projet de l'auteur consiste à combler une véritable lacune de la
recherche historique sur l'opium en expliquant les causes de son succès en
Chine. Les sources employées sont presque toutes imprimées, et la plupart
ont fait l'objet de rééditions. Certaines d'entre elles n'avaient, à ma
connaissance, pas encore été exploitées par les spécialistes de la question
de l'opium. Dans son exposé, l'auteur distingue deux étapes particulièrement importantes pour l'histoire de la consommation de l'opium : premièrement, le passage, sous les Ming, du statut de médicament (utilisé depuis
les Tang) à celui de bien de consommation dédié à l'activité récréative
d'une élite, puis, deuxièmement, sa diffusion rapide dans toutes les couches de la société.
La période couverte débute en 1483. Une source atteste que cette
année-là, à la cour des Ming, l'opium est apprécié pour sa faculté de renforcer la virilité. Il s'agit là, en quelque sorte, de l'acte de naissance de
l'opium comme substance récréative et non plus seulement curative. Au
terme de l'étude de l'élaboration d'une culture de l'opium et de sa diffusion à l'ensemble de la société et des régions chinoises, le livre se referme
sur le XXe siècle, lorsque cette culture décline puis disparaît.
Le choix d'un découpage en tranches chronologiques étanches, souligné par un plan comportant un grand nombre de chapitres, et en particulier cinq consacrés au seul XIXe siècle, se révèle inadapté : l'évolution de
la consommation d'opium est un phénomène relevant davantage de la
536
Comptes rendus
longue durée. Surtout, la rareté des sources, la variété des situations selon
les régions contribuent à rendre quelque peu vain le projet d'établir une
chronologie aussi fine des transformations de la consommation d'opium.
Ce plan a encore l'inconvénient d'entraîner de nombreuses répétitions, qui
rendent la lecture désagréable.
D'une façon générale, le livre ne tient pas ses promesses. Les premiers chapitres sont les plus intéressants, en particulier le premier, qui
traite de l'avènement de l'opium comme un aphrodisiaque à la cour des
Ming. Il est, à ce propos, tout à fait judicieux de souligner que l'opium
conservera durant les siècles suivants une forte connotation sexuelle (toujours observable à l'époque républicaine). L'apparition au début du XVIIIe
siècle d'une pratique sophistiquée consistant à fumer l'opium avec le
matériel caractéristique que nous connaissons est insérée judicieusement
dans contexte culturel plus large, notamment l'existence d'une culture
raffinée liée au tabac, qui s'affirme en Chine dès le XVIIe siècle. L'auteur
attire aussi, à raison, l'attention sur un appétit profond de la population
pour les marchandises venues de l'étranger (yanghuo F^M), qui contribue
à expliquer le succès rapide de l'opium.
À partir du chapitre 4, l'étude porte sur la diffusion de l'opium dans
la société chinoise et quelques corrélats (comme le rapport entre les femmes et la drogue ou la littérature consacrée à l'opium). Le projet initial
d'une histoire de la consommation d'opium est dès lors régulièrement
perdu de vue, et de nombreux développements dérivent nettement du côté
de l'offre et des politiques de l'opium. Leur intérêt est d'autant plus mince
qu'ils ne font en général que reprendre des travaux existants.
L'auteur a certes le mérite d'avoir effectué un beau travail de collecte de textes faisant référence à l'opium durant la période couverte par le
livre. Il les cite d'abondance au long de l'exposé (il aurait été utile d'avoir
en regard le texte original en chinois - au moins en annexe - pour les plus
importants d'entre eux). Malheureusement, il est à regretter que le plus
souvent, les commentaires qui les suivent ne dépassent pas le niveau de la
simple paraphrase.
Parfois, le recours à des comparaisons avec d'autres substances dans
d'autres aires géographiques, parfaitement légitime en soi, se transforme
537
Comptes rendus
insidieusement en élément d'explication. Prenons par exemple le fait que
la diffusion de l'opium dans des couches de plus en plus populaires de la
population s'accompagne, au milieu du XIXe siècle, du revirement des
élites, qui en viennent à condamner l'usage d'une drogue qu'elles ont
elles-mêmes introduite dans la société chinoise et abondamment célébrée.
Il est certes intéressant d'évoquer, entre autres, le cas assez analogue de la
vodka dans la Russie du XIXe siècle. Pour autant, cela n'implique pas que
l'on fasse l'économie de l'explication de ce revirement des élites chinoises.
Il n'est pas écrit que, sous tous les climats et à toutes les époques, les élites
doivent nécessairement rejeter comme vulgaire et funeste une pratique dès
lors que celle-ci se diffuse dans la société. Du reste, l'opium est une substance qui permettait parfaitement aux Chinois riches, en fumant des variétés particulièrement coûteuses ou en utilisant du matériel de grand luxe, de
maintenir leurs distances avec la consommation populaire.
Il faut aussi évoquer certaines omissions du livre, ou du moins les
deux principales. Tout d'abord, la question des prix de la drogue aurait
mérité d'être prise beaucoup mieux en compte, tant il est évident qu'elle
influence de façon capitale la diffusion de la drogue dans la société. Aucune analyse quantitative ne vient éclairer le lecteur, alors que des chercheurs (Lin Manhong en particulier) ont réalisé des études détaillées sur la
question. Deuxièmement, le parfait silence sur le plan de 1906 est proprement stupéfiant (si l'on peut dire). Appliqué avec efficacité par les autorités impériales de 1906 à 1911, ce plan représente une rupture fondamentale dans l'histoire de la consommation de l'opium en Chine, provoquant
en quelques années seulement une baisse considérable du nombre de fumeurs. Comment est-il possible de débuter le dernier chapitre, consacré à
la consommation de l'opium sous la République, en n'y faisant même pas
allusion ?
Il n'est pas moins étonnant de constater que l'auteur ignore totalement des travaux récents aussi importants que ceux de Joyce Madancy ou
de Frank Dikôtter (dont le livre n'est évoqué qu'en une phrase page 193, et
oublié, par ailleurs, dans la bibliographie), qui ont pourtant œuvré dans
une perspective assez proche de celle de l'auteur. Même un article aussi
538
Comptes rendus
fondamental pour le renouvellement des études sur l'opium que celui
publié par Richard Newman en 1995 ' est absent.
Certaines erreurs importantes sont à relever : ainsi, la livre (jin) à
l'époque impériale n'avait certainement pas le bon goût d'être égale à 500
grammes comme c'est le cas en Chine aujourd'hui (cf. p. 17). L'usage
même du mot « opium » dans le livre n'est pas sans poser de sérieux problèmes. L'acception du terme n'est nulle part spécifiée, et semble pour
Zheng Yangwen s'appliquer à absolument tous les dérivés du pavot (alors
que l'on réserve généralement ce terme à la substance obtenue après avoir
fait subir quelques opérations simples au suc prélevé par incision des
capsules). Il est même confondu avec le pavot proprement dit. P. 22, par
exemple, dans une traduction, l'auteur parle de « fleur d'opium » (opium
flower), ce qui n'a pas vraiment de sens.
Zheng Yangwen, par ailleurs, ne se montre pas avare d'affirmations
péremptoires («No one can deny the moral degeneracy of the 1830s. »,
p. 91) ni même de certaines idées reçues indignes d'une recherche historique sérieuse (« Chinese are hospitable by nature. », p. 173).
Enfin, le livre comporte de nombreux développements tout à fait parasites qui viennent, sans aucun profit, contrarier la cohérence de l'exposé.
Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, au début du chapitre 8 consacré aux
rapports, sur un plan social, entre les femmes et l'opium, quel est l'intérêt
de consacrer dix lignes à expliquer que Victoria et Cixi étaient des femmes
de caractère, placées au même moment à la tête d'un empire ?
La bibliographie, très nettement insuffisante, où sources imprimées
et travaux de recherche se trouvent mêlés, atteste elle aussi les graves
lacunes du livre. Les caractères chinois des noms d'auteurs et des titres ne
sont pas donnés, et ces derniers ne sont même pas traduits. À noter que les
notices des ouvrages réédités (la base du corpus de référence de l'auteur)
ne comportent pas la mention de l'année de la première publication.
The Social Life of Opium in China souffre donc de beaucoup trop de
faiblesses (la présentation ci-dessus n'étant malheureusement pas exhaustive), et son intérêt se limite essentiellement à un travail de collecte de
nombreuses sources littéraires faisant allusion à l'opium.
539
Comptes rendus
1
"Opium Smoking in Late Impérial China: a Reconsideration", Modem Asian
Studies, vol. 29, n°4 (octobre 1995), p. 765-794.
Xavier Paulès
Université de Tokyo
Fabienne Jagou, Le 9e Panchen Lama (1883-1937), enjeu des relations
sino-tibétaines, Paris : Ecole française d'Extrême-Orient (Monographie
191), 2004. 431 pages
L'ouverture des archives chinoises et des archives tibétaines, même si elle
est relativement récente pour les premières et encore limitée et encadrée
pour les secondes, a profondément modifié l'analyse qui peut être faite de
l'histoire du Tibet au XXe siècle débutant.
Il était difficile jusqu'alors d'envisager, pour la période qui va des
années 1880 à 1950, l'étude d'un sujet d'histoire qui n'aurait pas ou peu
laissé de traces dans les archives britanniques. Il est vrai que c'étaient les
seules, ou peu s'en faut, à donner une information de quelque conséquence
sur le pays au XIXe siècle et surtout dans la première moitié du XXe siècle.
Le gouvernement britannique est entré en contact avec le Tibet dès les
dernières années du XVIIIe siècle et s'est efforcé sans grand succès de
développer des relations régulières au cours du XIXe siècle, jusqu'aux
premiers conflits de 1888. Puis il passa du rôle d'agresseur, avec la déplorable et sanglante expédition de 1904 à Lhasa, à celui de « meilleur ennemi », pour le soutien plus que limité qu'il donna plus tard au XIIIe Dalai
Lama. Le bénéfice de cette action fut sans doute mince pour le sort du
Tibet, mais il n'en reste pas moins une exceptionnelle documentation
(Blue Books, archives de l'India Office, etc.), concernant surtout les sujets
de politique ou d'économie sur lesquels on disposait de très peu de documents tibétains ou chinois. Les ouvrages qui ont utilisé ces archives, en
particulier celui de M. C. Goldstein, A History of Modem Tibet, 1913Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
1951 (Berkeley : University of California Press, 1989), devenu un « classique » pour la période considérée, ont mis leur importance en évidence.
Mais il est certain qu'elles demeurent insuffisantes et ont contribué à
orienter et limiter les préoccupations et les jugements des historiens occidentaux. Il en va de même des témoignages et travaux des agents de haute
qualité que le gouvernement britannique a envoyés au Tibet et qui ajoutaient l'approche culturelle à l'information politique ou économique. Cette
documentation, en dépit de son importance et de son intérêt, a contribué à
maintenir longtemps une analyse essentiellement européocentriste de la
question tibétaine et à minimiser, voire à ignorer les faits extérieurs au
schéma conventionnel ainsi proposé, parfois même après l'ouverture des
archives chinoises.
Le remords plus ou moins conscient ressenti en Occident après 1950
et 1959, devant l'indifférence quasi générale que les événements du Tibet
suscitèrent parmi les gouvernements du monde et les instances internationales, accentué bientôt par le charisme du XIVe Dalai Lama en exil, ainsi
qu'un attrait singulier pour la civilisation tibétaine enfin révélée à un large
public, ont déterminé une excessive médiatisation de la question du Tibet.
Pour sympathique qu'il soit, ce mouvement n'a pas contribué à éclairer
l'histoire, d'autant qu'il s'y mêle souvent des considérations partisanes.
Le premier mérite de l'ouvrage de Fabienne Jagou est d'aborder une
question relativement négligée ou mal comprise, qui est pourtant l'une des
clés de l'histoire du Tibet moderne et contemporain, celle des relations des
Panchen Lamas avec la Chine, à travers le cas particulièrement marquant
du IXe Panchen Lama (1883-1937). Qu'on en juge : en 1923, le Panchen
Lama, deuxième figure de la hiérarchie religieuse dominante au Tibet,
investi d'autant d'autorité que de prestige, en raison de ce qui semblait être
un conflit d'ordre administratif et financier avec le gouvernement de Lhasa,
c'est-à-dire avec le Dalai Lama, quitta le Tibet pour se réfugier en Mongolie, puis en Chine (dont le Dalai Lama s'était proclamé indépendant peu de
temps auparavant), où il demeura jusqu'à sa mort, en 1937.
Pour le grand public, volontiers partisan et qui, même aujourd'hui,
connaît surtout les Dalai Lamas, sans toutefois toujours mesurer ni comprendre leur fonction ni leurs décisions, l'attitude du Panchen Lama est
541
Comptes rendus
proche de la trahison. D'autant plus que son successeur, le Xe Panchen
Lama (1938-1999) a été longuement victime d'un jugement semblable,
même si l'inexactitude de l'accusation a été amplement prouvée. Et ce
mauvais procès d'opinion a accentué l'ambiguïté d'attitude qui caractérise
l'ensemble de la lignée. Le mot « lignée », évocateur d'une continuité
typiquement tibétaine, celle des réincarnations, donne précisément une
mesure du problème. Il faut bien comprendre qu'au-delà du scandale de
1923, et de ses lourdes conséquences, la question est pendante depuis la
création de la dignité de Panchen Lama et la reconnaissance de son rôle,
sous le règne du Ve Dalai Lama (1617-1682), et qu'elle se situe au cœur de
l'histoire politique du Tibet moderne, autant dans sa dimension interne que
dans ses rapports avec la Chine, et avec l'Occident. On sait que
l'institution des Dalai Lamas a précédé celle des Panchen Lamas, et que le
Ve Dalai Lama a donné titres et pouvoirs à son maître Blo bzang chos kyi
rgyal mtshan (1567 ou 1570-1662), abbé du monastère de bKra shis lhun
po, faisant de lui le premier Panchen Lama, dans les faits, car en termes de
lignée, il fut le IVe Panchen Lama. En donnant cette stature exceptionnelle
à son vénéré maître religieux, bien que la preuve formelle en fasse défaut,
ainsi que le souligne ajuste titre Fabienne Jagou, le Dalai Lama reconnaissait aussi le rôle que celui-ci avait joué dans les combats qui avaient opposé les deux provinces centrales du Tibet et s'étaient achevés par sa victoire
et sa venue au pouvoir sur l'ensemble du pays.
Les historiens chinois et occidentaux en ont tiré des conclusions opposées, et il n'est pas certain que les Tibétains soient unanimes sur ce
point. En effet, les rapports entre le Dalai Lama et le Panchen Lama se
sont vite révélés délicats, même s'ils constituent un bel exemple dans
l'histoire du bouddhisme d'une relation de maître à disciple, renouvelée et
alternée, génération après génération, l'aîné enseignant le plus jeune. Le
geste du Ve Dalai Lama envers son maître l'a d'abord singulièrement
conforté dans son pouvoir sur le monastère de bKra shis lhun po, le plus
grand monastère dge lugs pa de l'Ouest tibétain. Les donations diverses
ont fait ensuite de son domaine l'un des domaines religieux les plus riches
du Tibet. Mais il ne recouvrait pas pour autant l'ensemble de l'Ouest
542
Comptes rendus
tibétain, en dépit de l'édit de 1728 de l'empereur Yongzheng qui lui remettait la province du gTsang et qu'il n'accepta pas dans sa totalité.
Les gouvernements successifs de la Chine, depuis le XVIIe siècle,
ont toujours, plus ou moins discrètement, cherché à « aligner » Dalai Lama
et Panchen Lama, comme pour créer une parité entre les deux provinces
centrales ou pour transformer en division ce qui fut une rivalité épisodique,
quoique violente. Dans ce contexte, « l'affaire » du IXe Panchen Lama
devient emblématique, dans la mesure où elle ne paraît pas révéler un être
d'exception mais une quantité de paramètres demeurés mal connus jusqu'à
présent, ou bien dont certains ont été purement et simplement occultés.
Fabienne Jagou a appuyé son analyse sur une documentation aussi importante que diversifiée, et scrupuleusement référencée, qui englobe les périodiques et la presse, les ouvrages historiques et les témoignages. Si les
archives de Lhasa n'ont pas encore livré toutes leurs ressources, celles de
Pékin et de Londres ont été largement utilisées, et celles de Dharamsala
ont révélé l'étonnant document qu'est le décret de 1923 où sont exposées
les raisons matérielles du différend entre le Dalai Lama et le Panchen
Lama. La construction solide de l'ouvrage associe une grande intelligence
de l'évolution des relations sino-tibétaines depuis le XVIIe siècle à une
connaissance approfondie des événements du XXe siècle débutant et de
leurs acteurs. La présentation qui en est faite donne de nouveaux éclairages à l'ensemble de la question.
La démarche de Fabienne Jagou est fort logique, sinon exempte de
toute répétition, puisqu'elle étudie d'abord la personnalité du IXe Panchen
Lama, ses origines, ses années de formation puis ses premiers gestes politiques, avant de relater « l'affaire » proprement dite, puis d'analyser son
attitude et son action dans son exil chinois, enfin ses tentatives pour revenir au Tibet et sa mort, à la frontière sino-tibétaine.
La difficulté d'un tel travail réside, notamment, dans la composition
des éléments biographiques et d'une analyse historique plus générale.
Mais la plupart des événements qui ont jalonné l'existence du IXe Panchen
Lama, loin d'être présentés en anecdote, sont intégrés dans une étude de la
Chine républicaine, de ses remous et de ses hésitations et, plus largement,
dans le cadre d'une Asie en pleine révolution. Ou bien encore, ils viennent
543
Comptes rendus
à l'appui d'une critique objective de la tradition historiographique déjà
bien formée, pour en montrer les déformations, parfois délibérées. Si la
personnalité politique du Panchen Lama et la logique de ses choix paraissent parfois hésitantes, essentiellement en raison des lacunes de la documentation, sa personnalité religieuse est beaucoup plus définie. Il a rempli
sa mission, qui était d'abord la diffusion du bouddhisme, et il serait intéressant, dans l'avenir, de voir si son œuvre conservée comporte des originalités dogmatiques ou si elle est entièrement consacrée à l'enseignement.
L'ouvrage donne un étonnant panorama de son activité religieuse en Chine,
intéressant aussi bien la connaissance de la renaissance bouddhique au
début du XXe siècle que celle de l'utilisation politique qui en fut faite par
les dirigeants chinois. La vie du IXe Panchen Lama et ses actes ont souvent
été marqués par le paradoxe. Le moindre n'est sans doute pas son adhésion
à la pensée de Sun Yat-sen et la lecture qu'il en fit. Fabienne Jagou en
donne de substantiels éléments d'appréciation et ne pouvait s'y arrêter trop
longtemps, pour l'équilibre du livre, mais le sujet mériterait encore quelques développements qu'elle présentera certainement. Les contacts du
Panchen Lama avec les princes mongols dans leur tentative indécise
d'autonomie et avec certains Seigneurs de la Guerre sont également évoqués, de même que les possibles manipulations qu'ils suggèrent.
L'exposé n'est pas moins riche en ce qui concerne le domaine plus
strictement tibétain, que ce soit dans la relation de l'attitude du Panchen
Lama lors des exils du Dalai Lama, dans la présentation de la position de
celui-ci à son égard, ou dans la description de ses relations avec le gouvernement tibétain après la mort du Dalai Lama, et ses tentatives de retour,
alors même que se déroulait la Longue Marche et qu'était formée la province du Xikang. On connaissait déjà les faiblesses et les atermoiements
des responsables politiques de Lhasa, si néfastes aux tentatives de réforme
du Dalai Lama ; l'entourage du Panchen Lama, tel que Fabienne Jagou le
décrit, présentait des défauts aussi lourds et ce constat complète singulièrement le tableau qu'on peut dresser de la société et du pouvoir au Tibet,
au cœur d'une Asie déchirée, à la veille du conflit mondial et du raz-demarée communiste. Ce tableau serait incomplet sans une référence aux
éternels oubliés de l'histoire tibétaine, c'est-à-dire ses populations plus
544
Comptes rendus
humbles. D'une façon indirecte, ce sont eux que concernent les paragraphes traitant des ressources du monastère, de ses domaines, de sa solvabilité, de son régime juridique, de son indépendance relative vis-à-vis de
Lhasa, ainsi que de l'état de son administration. Ce dernier aspect forme
une des annexes de l'ouvrage ; présentée parallèlement à un rappel de
l'administration mieux connue de Lhasa, cette annexe montre que, sans
réelle dichotomie, il existait néanmoins des différences entre les deux
provinces ou entre la sphère d'influence des Dalai lamas, affaiblie sans
doute par un siècle de régences, et celle des Panchen Lamas qui n'avait
pas souffert du même mal. Est-ce pour autant donner raison aux thèses
chinoises qui mettent les deux prélats sur un pied d'égalité ? Certainement
pas, et Fabienne Jagou ne le fait pas, mais il est certain que son beau travail montre la nécessité de procéder à quelques recadrages et remises en
question des concepts couramment admis sur le Tibet moderne, en particulier dans le domaine de l'histoire politique, économique et sociale.
Anne Chayet
CNRS
Lucien Bianco, Peasants Without the Party. Grassroots Movements in
Twentieth-Century China, Armonk (New York), London : M. E. Sharpe,
2001. 309 pages
For over thirty years since the publication of his Origins of the Chinese
Révolution, Lucien Bianco has been at the cutting edge of research into the
social history of rural China. This collection of previously published journal articles and book chapters provides ample évidence of why that réputation is so well deserved. It is a volume that anyone interested in rural
social change and political activism, generally as well as with respect to
China, should hâve on their bookshelf and will ignore at their péril. In
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
addition historians of China will find this an indispensable guide to both
issues and literature on that country's peasantry.
The greatest strength of Bianco's research is his relentless questioning of arguments about the Chinese peasantry that seem to him, and subsequently to others, to fly in the face of peasant expérience elsewhere in
the world. With superb control of both primary and secondary sources, in a
scholarly and critical way Bianco has always been prepared to challenge
received wisdom. Nowhere is this clearer than in Chapter 11 ("Peasant
responses to Chinese Communist Party Mobilization Policies, 1937-1945")
of this collection where Bianco takes issue with the more starry eyed of
académie commentary which has long argued that during the War of Résistance to Japan the Chinese Communist Party (hereafter CCP) not only
successfully mobilized peasant support behind a moderate séries of nationalist policies but also used that mobilization as the foundation for its
subséquent conquest of the state in 1949. As Bianco argues hère and elsewhere, the War of Résistance to Japan was in many ways a peasant révolution in the absence of the peasants. Moreover, there is little évidence of
peasant support for the political changes being wrought by the CCP, or at
least without doing considérable damage to the concept of 'peasant support'.
From the start Bianco's concern has been to examine peasant
movements and peasant activism, especially those that occurred without
the involvement of the CCP. During the second half of the twentieth century, this was of course no easy task for any académie not least because of
the attitude of the Chinese state to the topic of peasant révolution, and also
at least partly in resuit because of the attitudes of other non-Communist
governments to that of the People's Republic of China. Though the peasantry became glorified as a driving force of the Chinese révolution by the
CCP, Bianco argues that the peasantry is predisposed to be reactive and
localist, rather than having the capacity to universalise their political actions, let alone being in any sensé drivers of a modernising project. Bianco's Chinese peasants are more likely to be inherently conservative and
reactionary, as were their European pre-modern counterparts.
546
Comptes rendus
Thèse arguments are broadly presented in the first three chapters of
Peasants Without the Party through examining uprisings organisée! by
secret societies during the 1920s and early 1930s; comparing peasant
rebellions that occurred without CCP leadership alongside CCP rural
activism around the late 1920s; and by enquiring into the meaning of the
term 'a peasant révolution' in the Chinese context. Rereading them now,
some thirty years after their initial publication is strangely refreshing at a
time when académie life seems more about knowledge rehearsal than
knowledge production. At the time, this was controversy that not only flew
in the face of the contemporary political correetness but challenged positions taken by considerably more established figures in the field of China
Studies. The point about peasant révolution in the absence of the peasants
has already been noted. The most obvious confrontation of thèse three
chapters is Bianco's opposition to Chesneaux's argument about the radicalisation of Chinese secret societies by their involvement in the révolution.
Chapters 4 to 10 of Peasants Without the Party changes tempo dramatically to examine and analyse peasant insurrections in détail during the
twentieth century. AU thèse pièces date from the 1990s and are made
possible by the revival of historical inquiry, especially at the local levels
(county and below) in the PRC from the early 1980s on. County gazetteers
and the lengthy séries of wenshi ziliao ('cultural and historical materials')
published by the People's Political Consultative Conférences at différent
territorial-administrative levels throughout the PRC hâve provided a véritable treasure trove of local information. The majority of thèse chapters
deal with peasant insurrections before the establishment of the PRC,
though Chapter 10 examines rural violence since 1949.
Technically and methodologically Bianco's analysis of peasant insurrections and violence in thèse central chapters sets out both a research
agenda and standards of opération for future scholarship. Chapter 4 is a
quantitative overview of the data on peasant violence from 1900 to 1949
that should be compulsory reading for ail students of China's social history. In contrast to much earlier research it suggests generally that rural
disturbances were most likely during the last five years of the Qing Dy547
Comptes rendus
nasty (1906-1911); to be found in East China (Jiangsu and Zhejiang) and
Southeast China (Jiangxi, Fujian, Guangdong); to involve 1 000 to 5 000
people; and to be concemed more with tax résistance or other forms of
government résistance than anything else. Secret society violence was
limited with about one quarter of ail rural disturbances based on intercommunal violence.
However, a far more important resuit of Chapter 4's overview is its
messages about research. It not only tackles the issues surroundings the
availability of data, but points out with considérable flair (and without
belabouring the argument explicitly) that statistics are only one tool at the
historian's disposai: in the end a judgement is also required, and that
judgment also requires a wider reading, both from understandings of
China's rural development and peasant life elsewhere. The immediately
following chapters examine différent types of peasant violence identified
in the overview. Thèse include riots against poppy-tax collection and
opium eradication campaigns, and land rents and taxes, as well as food
riots.
An important aspect of Bianco's research is the identification of inter-communal violence (xiedou) as a spécifie analytical category of peasant activism, where families, clans, villages, or even sometimes counties
were pitted against each other. As opposed to conflicts between rich and
poor, or between government and governed, thèse were not in any sensé
class-based insurrections. Chapters 9 and 10 look respectively at intercommunal violence in the pre and post-1949 periods. In Chapter 9 Bianco
argues that inter-communal violence not only continues patterns of conflict found in the previous centuries, with a higher incidence in Southeast
China than elsewhere, and clashes largely over resources (land, water,
transport) common, but also that there is in many respects the évolution of
cultures of inter-communal violence. Revenge too, as in the past, might
then be a potent cause of inter-communal violence. Chapter 10 extends the
analysis of inter-communal violence into the era of the PRC. While acknowledging the particular nature of state intervention in social management under the PRC and the extent to which it necessarily changed the
incidence and processes of inter-communal violence, Bianco also high548
Comptes rendus
lights the continuities with the pre-1949 period, arguing that much of the
root cause of Red Guard violence during the Cultural Révolution can be
understood in thèse terms.
The final three chapters of Peasants Without the Party concentrate
more on the peasants interaction with the CCP, though more frorn the
perspective of the peasant. As already noted, Chapter 11 considers the rôle
of the peasantry during the War of Résistance to Japan, 1937-1945. This is
a masterful summary of the revisionist post-Cultural Révolution research
to the early 1990s that finally should set to rest once and for ail the notion
that peasants were 'revolutionary' at that time, and that poorer peasants
were somehow more revolutionary than others. Drawing on the research of
Chen Yung-fa, Gregor Benton, and the contributors to the collection edited
by Kathleen Goldstein and Steven Goldstein (Single Sparks) Bianco highlights me reluctance of the peasantry to be involved in the CCP's révolution rather than their willing participation. (Or even according to Ralph
Thaxton - in China Turned Rightside Up - the totally flawed argument
that the CCP was itself radicalised by the local peasantry of North China.)
More récent research by Odoric Wou (Mobilizing the Masses) Pauline
Keating (Two Révolutions) and others (many of whom hâve written in
Feng Chongyi's edited collection North China at War) does not substantially alter this analysis, merely emphasising Bianco's point about the
centrality of the CCP to the revolutionary procès s.
In his considération of peasant résistance to the state after the Mao
dominated era of China's politics (Chapter 12 and Chapter 13) Bianco
returns to the mêmes that hâve already been encountered. The historical
continuities of rural violence are ail too clear, but so too is the rôle of
political authority in determining the shape and trajectory of peasant résistance. In the reform era this has become an important argument to keep in
mind, for some académie commentators hâve once again turned to the
peasantry as agents of progressive social change. In his considération of
the analysis of both Daniel Kelliher (Peasant Power in China) and Kate
Zhou (How the Farmers Changea China), Bianco has avoided throwing
me baby out with the bathwater, but urges caution. The peasants may hâve
extended and even to some extent radicalised the reform process in rural
549
Comptes rendus
China, but that does not mean that they led the change through political
action (let alone organisation) of any kind. They were agents of social and
économie change perhaps but to consider their actions as 'political' means
redefining that concept. As for the question of their 'progressiveness'
Bianco leaves the reader with no doubt that as with the interprétation of
numbers, this is where the historian's need for balanced, informed and
independent judgement cornes in.
David Goodman
University of Technology, Sydney
Xiaorong Han, Chinese Discourses on the Peasant, 1900-1949, Albany :
State University of New York Press, 2005. xii-259 pages.
La naïveté de ce livre à quelque chose de ravigotant. L'auteur enfonce
parfois des portes ouvertes mais il le fait avec tant de candeur et de sincérité que la contagion gagne le lecteur, qui en vient à réévaluer ses vieilles
certitudes. Un très long chapitre brosse le tableau du paysan dépeint par
les intellectuels chinois de la première moitié du XXe siècle : c'est un être
ignorant, innocent, pauvre et puissant. Chaque épithète donne lieu aux
développements attendus : ignorant et aussi conservateur, superstitieux,
attribuant sa misère au destin, particulariste et xénophobe ; innocent, autrement dit pur, simple et honnête (laoshi), non corrompu et non contaminé par la ville. Pauvre, cela va encore plus de soi, mais l'auteur consacre
trois fois plus de pages à cette épithète qu'aux deux premières réunies.
Bien qu'il arpente un terrain tout aussi familier (c'est la faute à
l'impérialisme), il y fiche quelques jalons de bon sens. Par exemple : les
paysans ont tendance à se plaindre de la soldatesque, des propriétaires, des
tuhao et autres oppresseurs. Qu'à cela ne tienne : tous ces gens-là sont les
laquais des impérialistes, ce qui a le mérite de subsumer la catégorie «
adversaire des paysans » sous celle que privilégient les intellectuels. Et
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
l'auteur d'ajouter deux remarques qui, pour être banales, ne perdent rien à
être répétées. Première remarque : dans la littérature de gauche des années
1920 et 1930, les écrivains placent dans la bouche de leurs héros villageois
des assertions (concernant, par exemple, les causes de leur misère) qui
sont celles-là même que les intellectuels ont conçues en ville. Seconde
remarque : c'est le nationalisme des intellectuels qui les conduit à
s'intéresser aux masses paysannes, à la fois boulet (si on ne les transforme
pas, on ne peut pas sauver la Chine) et atout (grâce à leur nombre et leur
misère, qui fait d'eux des révolutionnaires potentiels). Quand le malheureux Hu Shi énumère benoîtement cinq fléaux à éradiquer (pauvreté, maladie, ignorance, corruption et désordre) et ajoute que ces maux internes à
la Chine existaient avant l'arrivée des impérialistes, tout le monde lui
tombe dessus : les communistes et la gauche bien sûr, mais même un fieffé
conservateur comme Liang Shuming.
Du potentiel révolutionnaire prêté aux paysans on passe tout naturellement à la quatrième et dernière épithète, mais le discours sur la puissance paysanne s'accompagne de son inévitable contrepartie :
l'impuissance des paysans laissés à eux-mêmes. Ce qui leur manque (organisation et conscience politique), c'est à « nous », intellectuels nationalistes, à le leur insuffler de l'extérieur, quitte à réviser nos schémas antérieurs. Chen Duxiu, qui avait dénoncé en 1918 la xénophobie, la superstition et la barbarie des Boxeurs, fait plus que les absoudre six ans plus tard
(les crimes des impérialistes ont provoqué leur juste riposte), il érige leur
rébellion en solennel prélude à la révolution nationale chinoise. En 1927,
le même Chen, contraint il est vrai par les directives du Komintern, ne
mettra pas moins ses camarades en garde contre les «excès » paysans,
suscitant du même coup les sarcasmes de Mao. Ce dernier élève, on le sait,
au statut de mythe fondateur l'agitation déclenchée dans les campagnes
par l'avance de la Beifa. Il suscite nombre d'émulés : à la suite de cet
épisode inespéré, la mode est de prêter une conscience révolutionnaire aux
paysans, aux jeunes surtout, mais leur modèle (ou leur exécution) finit par
convaincre leurs pères, originellement soumis, superstitieux et fatalistes.
Désormais, c'est la lucidité de Lu Xun qui dérange : en 1928, un critique
littéraire de gauche dont nous n'avons aucun besoin de retenir le nom
551
Comptes rendus
décrète qu'Ah Q représentait le paysan d'une ère révolue. Ce portrait n'est
donc plus valide à l'heure où les paysans ont donné la preuve de leur esprit
révolutionnaire.
Après l'image du paysan, un autre long chapitre étudie la nature de
la société rurale chinoise. Il est plus ennuyeux, tout en insérant à nouveau
quelques remarques de bon sens dans des débats abscons. Ces débats
opposent d'abord (entre 1928 et 1933) les nationalistes, eux-mêmes divisés entre partisans de Chiang Kai-shek et de Wang Jingwei, aux marxistes,
encore plus irréconciliablement divisés entre trotskistes et porte-parole du
PCC. Ensuite (1934-1937), les marxistes restent seuls en lice et discutaillent sans relâche afin de déterminer si la société rurale chinoise est semicoloniale et semi-féodale, comme l'affirme le PCC à la suite du Komintern,
ou déjà capitaliste, comme le prétendent les trotskistes. Après nous avoir
infligé leurs arguments, l'auteur conclut sagement qu'il s'agissait moins
d'un débat académique que d'un enjeu politique, les tenants des thèses
respectives s'étant durant la première phase abstenus d'investigations
sérieuses, avant (durant la seconde phase) de se borner à des enquêtes destinées à confirmer des conclusions préalablement formulées en ville.
Rien d'étonnant à ce que les autres, les non-marxistes, aient assisté médusés à des disputes qui ne les concernaient pas.
Dans un dernier chapitre, l'auteur retrace les relations entre intellectuels et paysans. Nous nous retrouvons à nouveau en terrain largement
balisé : les intellectuels révolutionnaires reviennent soulever les masses
dans leur village natal (aux pages 122-126, un interminable tableau, néanmoins utile au spécialiste, confirme ce fait bien connu), les maîtres d'école
villageois garnissent les rangs d'un PCC qui fait fort peu d'adeptes
paysans lorsqu'il s'aventure en milieu rural. Aux yeux des paysans, ces
intellectuels qui leur veulent du bien - fût-ce pour les embrigader dans leur
croisade nationaliste - sont des étrangers aux idées étranges et des membres de la classe dirigeante. Ils s'abstiennent donc de répondre aux enquêteurs ou aux prosélytes ; s'ils sont contraints de répondre, ils leur mentent
délibérément. À leur tour, les intellectuels feignent (par exemple en dissimulant leur scepticisme à l'égard des divinités locales) afin de gagner la
confiance des paysans. Des paysans qu'ils entendent guider, transformer et
552
Comptes rendus
utiliser en vue de leur but à eux (la grandeur de la nation) qui n'est pas
celui des paysans. D'où il s'ensuit que « les mouvements paysans dirigés
par les intellectuels [...] n'étaient pas d'authentiques mouvements
paysans » (p. 170). Formulation abrupte d'une évidence...
Outre les remarques de bon sens greffées sur des lieux communs, ce
livre fournit un recueil commode de faits, d'anecdotes et de citations. Il
aurait néanmoins gagné (en concision et sophistication) à s'inspirer de
devanciers méconnus ou plus vraisemblablement ignorés, car l'auteur ne
paraît pas avoir entendu parler d'eux et, en tout cas, ne les cite jamais. Ce
sont d'abord, concernant surtout la seconde partie et un peu la troisième
partie du livre, la thèse soutenue à Leyde en 1991 par Léo Douw (The
Représentation of China's Rural Backwardness, 1932-1937) et l'ouvrage
plus récent de Yung-chen Chiang : Social Engineering and the Social
Sciences in China, 1919-1949, Cambridge University Press, 2001. C'est
ensuite et surtout le beau livre de Yi-tsi Mei Feuerwerker : Ideology, Power, Text. Self-Representation and the Peasant "Other" in Modem Chinese Literature, Stanford University Press, 1998 \ Sans s'évertuer à passer
en revue tout ce qu'ont pu dire (et répéter) à propos des paysans les intellectuels chinois du XXe siècle, Yi-tsi Feuerwerker analyse en profondeur
le cas de quelques-uns d'entre eux et du même coup des générations
d'écrivains que chacun d'eux incarne, de Lu Xun aux contemporains, en
passant par Zhao Shuli et Gao Xiaosheng. La leçon de son étude était
claire : la fascination des intellectuels « modernes » pour les paysans a
transformé ces derniers en métaphores qui instruisent au moins autant sur
la psyché et les visées de leurs créateurs que sur les paysans eux-mêmes.
1
Études chinoises en a rendu compte dans le volume XX (2001), p. 272-275.
Lucien Bianco
Directeur d'études émérite
EHESS
553
Comptes rendus
Nicole Huang, Women, War, Domesticity. Shanghai Literature and Popular Culture ofthe 1940s, Leiden, Boston : Brill, 2005. 276 pages, dont 19
planches
Nul n'ignore le rôle de tout premier plan joué par Zhang Ailing 5Sftîp
(ici désignée sous son nom anglicisé de Eileen Chang) sur la scène littéraire shanghaienne des années quarante. L'ouvrage de Nicole Huang
s'intéresse de façon plus générale à l'essor de l'écriture féminine à Shanghai durant les années d'occupation japonaise, de 1941 à 1945, avec un
objectif clair : corriger l'image « passive » qu'ont value à ces textes leur
indifférence apparente aux thèmes patriotiques et leur engagement concomitant dans la sphère de l'intime et de la vie familiale. S'appuyant sur les
travaux récents qui, tant à propos du régime de Vichy que pour la Chine
occupée, ont assoupli l'alternative simpliste entre collaboration et résistance, elle explique que l'attachement des écrits féminins aux détails matériels de la vie quotidienne peut s'interpréter comme une forme de résistance culturelle, voire de subversion, le récit domestique ou personnel
s'inscrivant dans une véritable stratégie textuelle censée répondre à une
situation d'urgence (chapitre 1).
Le chapitre 2 situe la promotion des femmes écrivains dans le
contexte du développement de la culture populaire : au début des années
quarante, l'école « Canards mandarins » en perte de vitesse tente d'attirer
un public plus vaste en ouvrant largement les colonnes de ses revues
(Wanxiang jfÉjll?., Ziluolan ^M.Wi) à de toutes jeunes femmes. Nicole
Huang observe en même temps une multiplication des journaux consacrés
à la maison, notamment sous l'impulsion du publicitaire Xu Baiyi. Le
succès des écrivains féminins est-il une cause ou une conséquence de
l'ouverture de la société shanghaienne aux problèmes domestiques, ou les
deux à la fois ? Si l'auteur ne fournit pas une réponse claire à cette question, elle montre comment ces journaux ont largement contribué à la starisation d'écrivains comme Su Qing jpi=f ou Eileen Chang, contribuant
ainsi à l'effacement des frontières entre la sphère publique et la sphère
privée.
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
La revue NUsheng ix3f (Voix de femmes), à laquelle est consacré le
chapitre 3, illustre la complexité du climat politique de l'époque : ce journal sponsorisé par les forces d'occupation japonaises, seule publication
exclusivement éditée par des femmes, avait comme rédactrice en chef la
féministe japonaise Tamura Toshiko. Quant à sa rédactrice chinoise, Guan
Lu, c'était un agent infiltré du PCC. Le journal défend une image de
femme moderne conjuguant féminité et vie active, et parvient à échapper
aux contraintes de l'idéologie en plaçant la vie quotidienne au centre de
ses préoccupations.
Les trois chapitres suivants analysent la façon dont les figures les
plus emblématiques de cette génération de femmes écrivains ont pratiqué
et infléchi certains genres littéraires, et se sont imposées du même coup
comme des «commentateurs autorisés» vis-à-vis de leur époque. N. Huang
se penche d'abord - d'une manière hélas quelque peu confuse, mêlant
plusieurs problématiques et hésitant entre l'approche historique et la critique interne - sur le cas de Eileen Chang et sur la place à ses yeux centrale
qu'occupe l'essai dans son œuvre : dans ses textes relevant de ce genre,
dont la structure floue satisfait son goût pour tout ce qui se situe à la frontière entre deux réalités, Chang reconstitue une culture du quotidien, dont
le spectre s'étend de la mode féminine à la vie en appartement (chap. 4).
Les romans autobiographiques de Su Qing et de Pan Liudai ^ff$|J|îi,
toutes deux divorcées, sont assimilés par N. Huang à des « ethnographies
du temps de guerre », prolongeant les études antérieures comme celles de
Pan Guangdan sur l'histoire de la sexualité en Chine (chap. 5). Enfin, chez
Shi Jimei, la « fiction de boudoir », teintée de mélancolie et de nostalgie,
emprunte le langage du quotidien pour construire une narration de la
guerre et redéfinir la place de l'amour et de l'engagement social dans la
vie des femmes.
Aux années de guerre succède, pour certains écrivains, l'exil :
Shanghai devient alors un des lieux balisant un itinéraire qui va du continent à Hong Kong ou Taiwan, voire aux États-Unis. Cette expérience de la
diaspora est analysée dans l'épilogue à travers trois nouvelles moins
connues de Eileen Chang, écrites entre 1953 et 1955. Nicole Huang
555
Comptes rendus
conclut son livre par une intéressante mise en perspective de l'œuvre de
ces femmes écrivains, en les comparant à la nouvelle génération apparue
au cours des années quatre-vingt-dix, alors même que se dessine un spectaculaire engouement pour la culture shanghaienne des années quarante,
dont Eileen Chang est désormais l'icône incontestée.
Enrichi par une série de planches (couvertures de livres ou de magazines, dessins de Eileen Chang), l'ouvrage de N. Huang, en dépit de son
caractère parfois touffu ou répétitif, constitue une contribution importante
à ce vaste mouvement de redécouverte. On lui saura particulièrement gré
d'avoir, par ses études fouillées sur un contexte culturel encore mal connu,
apporté un éclairage nouveau sur le phénomène Eileen Chang.
Isabelle Rabut
INALCO
Fei-Ling Wang, Organizing Through Division and Exclusion. China's
Hukou System, Stanford : Stanford University Press, 2005. xiv-304 pages
Dispositif public majeur de distribution des ressources collectives et de
contrôle de la population, le hukou ^ P o u système d'enregistrement des
foyers est ici analysé par Wang Fei-Ling depuis les premiers temps de son
évocation, en 1949, jusqu'au début du XXIe siècle. Cet ouvrage présente
deux intérêts. Le premier est de proposer une synthèse de l'histoire de ce
dispositif. Celle-ci évoque brièvement les antécédents du hukou que sont
le xiangsui MxÊ. mis en place sous les Zhou ou le baojia { 7 ^ qui fait son
apparition sous les Royaumes Combattants, mais développe surtout la
création du hukou au cours des années cinquante et ses transformations
incessantes jusqu'aux dernières réformes du système d'enregistrement des
foyers expérimentées depuis 2001. Cette synthèse, qui privilégie le contenu des politiques menées, s'accompagne en outre d'une bibliographie en
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
langue chinoise et en langue occidentale très utile.
Le deuxième intérêt de l'ouvrage est de proposer, dans les chapitres
3 et 4, une analyse fine et détaillée des procédures d'enregistrement instaurées depuis 1958, des documents devant être remplis pour enregistrer des
droits de résidence permanents ou temporaires, des différents classements
opérés au sein de la population et qui confèrent aux catégories ainsi distinguées un droit à la mobilité géographique plus ou moins étendu, du type de
contrôle politique associé à ce dispositif.
L'auteur dévoile alors un système d'une complexité bien supérieure
aux descriptions habituelles, et montre les liens étroits entre contrôle de la
mobilité et contrôle politique. Le système du hukou appuie en effet la
surveillance de certains éléments de la population. En 1950, la liste de ces
derniers inclut les bandits, les espions, les despotes locaux, les responsables de partis dits réactionnaires et les chefs de sociétés secrètes. Trois ans
plus tard, ces résidents « spéciaux » sont rebaptisés « population ciblée »
et la liste s'allonge, contre-révolutionnaires, individus originaires de Hong
Kong, Macao et Taiwan, et autres personnes douteuses venant s'y ajouter.
En 1985, cette liste est à nouveau modifiée et embrasse désormais six
catégories d'individus et quinze types de résidents. Après les événements
du 4 juin 1989, la population âgée de plus de quatorze ans est divisée en
quatre groupes. Le premier regroupe les individus jugés dangereux pour la
sécutité publique et nationale. Le second concerne les résidents soumis à
un contrôle particulier du fait de leur passé judiciaire ou de leurs penchants
pour les jeux d'argent. Le troisième rassemble des personnes surveillées
en raison des doutes qui pèsent sur eux : il peut s'agir, dans certains localités, de simples migrants chômeurs ou ne possédant qu'un niveau
d'éducation limité. Pour ces trois groupes, les autorités responsables du
hukou se doivent de rassembler des informations spécifiques, au-delà des
renseignements réunis pour les membres du quatrième groupe, celui des
citoyens ordinaires. Il existerait aujourd'hui cinq catégories d'individus et
vingt types de résidents soumis à un contrôle renforcé. En pratique, ce sont
les commissariats de police qui sont chargés de recueillir ces informations,
établissant parfois des quotas du nombre de personnes à surveiller. Un
commissariat de police de la ville de Tianjin, comptant 35 784 résidents,
557
Comptes rendus
avait ainsi mis en place en 1998 des dispositifs de surveillance particuliers
pour quelque 247 personnes. C'est sur les croisements ainsi opérés entre le
système d'enregistrement des foyers et d'autres dispositifs d'action publique que l'ouvrage se révèle plus novateur, sur le plan des sources mobilisées comme de l'analyse.
Au total, un livre précieux pour tous ceux qui souhaitent mieux appréhender les classements, les catégories, les procédures de
l'administration chinoise en général, et le dispositif du hukou en particulier.
Isabelle Thireau
CECMC/EHESS
David A. Palmer, La Fièvre du Qigong. Guérison, religion et politique en
Chine, 1949-1999, Paris : Éditions de l'EHESS, 2005. 511 pages
Au cours des années 1980 et 1990, des dizaines, voire des centaines de
milliers de Chinois ont incorporé dans leur quotidien des séances de qigong MiV], «culture corporelle» qui mélange exercice physique (des
gestes plutôt que des exercices proprement callisthéniques), pratiques de
méditation et de visualisation, tout autant que valeurs morales et spirituelles, qui frôlent le religieux. Cet engouement est à l'origine du plus important mouvement populaire chinois depuis 1949 - Révolution culturelle
exceptée, il va sans dire - et surtout du seul mouvement de masse qui n'ait
pas été le fait des autorités du Parti communiste. Or ce mouvement est
passé largement inaperçu à l'extérieur de la Chine : peut-être n'entrait-il
pas dans les catégories habituelles des journalistes et des sinologues qui
guettaient plutôt du côté des réactions politiques à l'échec de la révolution
maoïste et au virage capitaliste opéré par Deng Xiaoping. Que dire en effet
de ce mouvement populaire et populiste, cautionné (du moins par moments) par l'État, qui mariait appels à la tradition et aspirations à la création d'une nouvelle science et dont les acteurs les plus importants étaient
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
des maîtres charismatiques sortis littéralement de nulle part pour devenir
l'équivalent de vedettes pop, en plus d'être les poulains de certains membres du Parti et du gouvernement ?
L'excellent livre de David Palmer nous permet, pour la première fois,
d'avoir une vue d'ensemble de ce mouvement. De fait, à la différence
d'autres chercheurs ayant travaillé sur le qigong dans une perspective
« micro » en se fondant sur des enquêtes de terrain auprès de groupes de
qigong, Palmer propose une analyse « macro ». Il remonte pour ce faire
aux années 1950, révélant les origines étatiques du qigong créé par des
partisans de la médecine chinoise traditionnelle avec l'idée de protéger et
de préserver celle-ci à une époque d'importation rapide - et assez aveugle
- de la médecine occidentale (russe surtout) ; il suit l'évolution institutionnelle du qigong au cours des années 1950 et 1960 ainsi que son interdiction lors de la Révolution culturelle (le qigong est alors vu comme une
« superstition féodale ») ; il trace ensuite la résurgence - sous des formes
différentes - du qigong vers la fin de la Révolution culturelle ainsi que sa
transformation en mouvement de masse à partir de la fin des années 1970.
Sur cette base historique, Palmer poursuit en décrivant les écoles de qigong les plus importantes des années 1980 et 1990 et d'analyser les débats
au sein du Parti et du gouvernement chinois sur la question du qigong au
cours de cette même période.
Pour y arriver, D. Palmer a dû passer au travers d'une véritable montagne de sources écrites chinoises (voir son impressionnante bibliographie,
p. 441-477), un travail immense qui à lui seul devrait lui valoir les remerciements de tous les chercheurs œuvrant dans le domaine des études sur la
Chine contemporaine. Cela dit, La Fièvre du Qigong ne saurait être réduit,
loin s'en faut, à une simple traduction des sources chinoises. L'auteur fait
preuve d'une virtuosité pluridisciplinaire combinant sensibilité historienne
(dans sa reconstruction des origines du qigong et sa discussion des rapports entre le qigong et les mouvements sectaires traditionnels, j ' y reviens),
terrain anthropologique (Palmer a lui-même pratiqué le qigong, du moins
au début de son projet), analyse sociologique (en particulier dans sa présentation des lignées de qigong les plus importantes) et attention nuancée
aux discours et groupes politiques, surtout dans le contexte de tout ce qui
559
Comptes rendus
touche à la culture et au nationalisme chinois. Il est rarissime qu'un jeune
chercheur « rencontre » un sujet qui lui permette de profiter pleinement de
sa formation et de rendre service du même coup à la communauté des
chercheurs. Palmer a eu la chance d'être l'un d'eux, et s'est montré, qui
plus est, à la hauteur du défi.
Le volume est divisé en trois parties. La première, la plus sommaire,
traite de la création et de l'institutionnalisation du qigong au cours des
années 1950 et de son écartement lors de la Révolution culturelle. La
deuxième expose la résurgence du qigong à la fin des années 1970 sous
une forme populaire et quasi-religieuse. À la différence du qigong des
années 1950, créé par les instances médicales et pratiqué souvent par les
gaoji ganbu du gouvernement et du Parti qui cherchaient à soigner leurs
maux divers dans des sanatoriums leur étant réservés, le qigong de la fin
des années 1970 fut enseigné par des maîtres qui ne dépendaient ni du
système médical ni des autorités politiques, souvent dans les parcs publics,
auprès du petit peuple à la recherche d'une guérison que le système de
santé n'arrivait pas à leur apporter. La « découverte » presque simultanée,
par quelques scientifiques renommés (Gu Hansen, par exemple), de
« l'existence matérielle » du qi a donné à ces maîtres charismatiques une
planche de salut inespérée : ils pouvaient désormais insister sur le caractère « scientifique » de leurs enseignements et de leurs guérisons, évitant
ainsi la méfiance du Parti à l'égard de ce qui pouvait être taxé de religion
ou superstition. C'est bel et bien sur cette double base - science et charisme - que « la fièvre du qigong » a été lancée.
Palmer retrace magistralement les manifestations variées de cette
fièvre qui a fini par toucher un monde très étendu. Des journalistes ont
fondé des revues entièrement consacrées au qigong ; des écrivains ont écrit
des biographies (devenues des best-sellers) de maîtres charismatiques, qui
se sont pour leur part multipliés par centaines ; des scientifiques ont mené
des recherches en laboratoire sur les pouvoirs du qi et du qigong ; des
politiciens, devenus amateurs, ont fondé des organisations nationales pour
le promouvoir (et bien sûr le contrôler).
La troisième partie de l'ouvrage, La crise politique, traite de la réaction inévitable de l'État face à la montée du qigong, et offre en même
560
Comptes rendus
temps des études de cas des lignées de qigong les plus importantes. Cette
crise politique naît de la prise de conscience, à partir de la fin des années
1980, par une partie de l'élite politique chinoise, que le mouvement de
masse qu'était devenu le qigong représentait un danger politique potentiel.
Certains maîtres charismatiques étaient, de fait, devenus plus connus et
plus populaires que n'importe quel leader du Parti communiste, du moins
plus capables qu'eux de mobiliser le peuple. Ce qui est intéressant ici,
c'est moins cette prise de conscience - tout à fait prévisible - que les
difficultés encourues par ceux qui voulaient établir un contrôle plus strict
sur le monde du qigong. Palmer analyse en effet avec précision la ligne
des débats entre les diverses factions au sein du Parti et du gouvernement
et montre que les partisans du qigong, sans pouvoir gagner sur toute la
ligne, ont quand même réussi à mater ceux qui auraient voulu freiner le
mouvement, en arguant que le qigong était un « trésor national » (et une
science établie) qu'il fallait protéger - quitte à mieux le surveiller pour
éviter que des activités frauduleuses et non-scientifiques prennent le dessus. Cette situation quelque peu ambiguë durerait jusqu'au 25 avril 1999,
date à laquelle la manifestation des adeptes du Falun gong aux portes de
Zhongnanhai a précipité les choses.
Palmer privilégie une approche narrative : il raconte le déroulement
de l'histoire complexe du qigong sans pour autant laisser tomber ses préoccupations anthropologiques, sociologiques, politiques (les multiples
graphiques et annexes, tous présentés avec précision et clarté, sont d'une
aide précieuse pour le lecteur). L'auteur clôt son ouvrage par des réflexions d'ordre plus théorique touchant aux rapports entre la médecine, la
politique et la religion en Chine. J'ai particulièrement apprécié ses efforts
pour décrire les rapports entre le qigong, l'histoire des mouvements sectaires traditionnels et l'avenir de la culture populaire (ou plus précisément de
la culture associée à la religion populaire) en Chine. Les mouvements
sectaires, peu compris (des Chinois comme d'ailleurs des chercheurs
étrangers), ont été sans aucun doute la base à partir de laquelle le qigong
s'est développé. La montée en flèche du qigong au cours des années 1980
et 1990 (dans l'ensemble du monde sinisé : Taiwan, Hong Kong, Singapour, mais aussi la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est, Amérique du
561
Comptes rendus
nord, Australie et Europe) témoigne de l'attrait viscéral des masses chinoises pour les discours et les symboles associés à ce mouvement. Si l'État
chinois, par la maladresse de Li Hongzhi et du Falun gong, a réussi, pour
le moment (et non sans difficulté !), à contrôler l'engouement pour le
qigong, force est de constater que le discours, les croyances, les symboles
avaient jusque-là survécu à la mise sous le boisseau très brutale de la révolution maoïste... Ils sauront sans doute survivre à l'interdiction officielle
décrétée par Jiang Zemin.
L'ouvrage de Palmer en appelle d'autres. Le mouvement du qigong
a été trop vaste et trop diversifié pour qu'il n'y ait plus de place pour
d'autres chercheurs désireux d'exploiter autrement les sources utilisées par
Palmer ou bien d'en trouver de nouvelles. Palmer a opté pour une approche centrée davantage sur la production livresque que le terrain ; des anthropologues et sociologues pourraient aller sur le terrain à Taiwan ou
partout où vit la diaspora chinoise en attendant que le qigong (peut-être
sous une nouvelle appellation) refasse surface en Chine. De fait, la « fièvre
du qigong », tout comme la Révolution culturelle, a été un mouvement
d'une envergure telle qu'il mérite de nombreuses études. Mais le travail de
David Palmer demeurera un incontournable point de départ.
David Ownby
Université de Montréal
Françoise Mengin (éd.), Cyber China. Reshaping National Identifies in
the Age of Information, New York : Palgrave, 2004. 260 pages
Le développement rapide des technologies de l'information au cours des
dix dernières années pose un certain nombre de questions-clés aux chercheurs en sciences sociales. Elles accompagneraient l'émergence d'un
nouvel ordre économique, caractérisé par une organisation mondialisée de
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
la production. Elles renverseraient les hiérarchies sociales établies, ouvrant
des espaces d'expression aux jeunes générations ou aux fractions dominées de la société. Elles transformeraient l'espace politique en brouillant
les frontières jusque-là garanties et protégées par les États, contribuant à
leur affaiblissement. C'est à l'ensemble de ces questions que l'ouvrage
dirigé par Françoise Mengin, directrice de recherche au Centre d'Études
des Relations Internationales (CERI), entend fournir des éléments de réponse à l'échelle de l'espace chinois. Associant un État toujours autoritaire,
la République populaire, une démocratie bien vivante mais non reconnue
par la communauté internationale, Taiwan, et les réseaux transnationaux
de la diaspora, le terrain est particulièrement favorable à l'interrogation.
L'ensemble des contributions a été présenté lors d'un colloque organisé à
Paris en décembre 2002.
La première partie du volume analyse l'impact d'Internet sur l'ordre
politique. Karsten Giese analyse les propos tenus sur cinq forums de discussion ; selon lui, les BBS (Bulletin Board Systems) constituent à la fois
un panoptique virtuel étroitement contrôlé par l'État, et un espace
d'expression et d'accès à l'information. Mais celui-ci demeure extrêmement fragmenté ; n'ayant identifié aucun effort collectif d'organisation sur
les questions politiques, Giese conclut que cet espace ne menace pas directement le monopole politique du Parti. Pour sa part, David Palmer
s'intéresse aux activités religieuses sur la toile, et en particulier à la mobilisation de ce médium par les temples taoïstes et par le Falun gong.
Émerge bel et bien un nouvel espace d'expression religieuse, où la quête
est individuelle à la différence du caractère collectif des pratiques non
virtuelles. Ce trait est d'ailleurs plus accentué sur le continent, où le
contrôle des pratiques religieuses est particulièrement rigoureux, qu'à
Taiwan ou à Hong Kong, où les sites Internet sont davantage le prolongement sur la toile de pratiques traditionnelles. Selon Palmer, en Chine
continentale, et en dépit de l'effet panoptique qui permet un contrôle facile
de l'État, Internet permet l'émergence de nouvelles formes de religiosité
(qu'il s'agisse de l'offre comme de la demande) et s'accompagne de
l'affaiblissement des orthodoxies. Françoise Mengin analyse quelques-uns
des défis auxquels l'État est confronté face au développement des technoÉtudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
logies de l'information, à la fois comme industrie et comme moyen de
communication. Elle distingue l'État-contrôleur, qui réglemente et interdit
afin de préserver son pouvoir souverain, de l'État-arbitre des différents
intérêts sociaux et économiques. Mengin conclut non pas à un affaiblissement mais à une transformation du pouvoir de l'État.
La deuxième partie analyse les conséquences du développement des
nouvelles technologies sur les relations entre États. Christopher Hughes
étudie l'architecture d'Internet en Chine, dont on sait qu'elle est centralisée et hiérarchique, à l'opposé d'une organisation décentralisée et horizontale dans le reste du monde. Hughes doute de la possibilité qu'Internet
contribue à des transformations politiques. Chin-fu Hung montre que si
Internet peut renforcer les processus d'intégration économique et culturelle
à travers le détroit de Taiwan, c'est peu probable au niveau politique.
Patricia Batto dresse une comparaison entre les sites Internet des gouvernements de Pékin et de Taipei ; elle conclut à la plus grande visibilité des
premiers quand c'est Taiwan qui a le plus besoin de soutiens internationaux.
La troisième partie revient sur la dimension économique du développement des nouvelles technologies de l'information. Barry Naughton
met en évidence la contribution des investisseurs taiwanais au développement du secteur en Chine. Il revient sur le rôle joué par les États, aussi
bien à Taiwan que sur le continent, pour favoriser ce secteur d'activité, en
particulier par des politiques publiques de soutien à la recherche. L'avenir
est, selon lui, à un renforcement de la collaboration entre Taiwan et la
Chine. Leng Tse-Kang, à propos des producteurs de semi-conducteurs
taiwanais en Chine, parle de firmes « hybrides », ni vraiment chinoises, ni
vraiment taiwanaises. Il montre que, dans ce secteur d'activité,
l'intégration économique entre Taiwan et la Chine ne doit pas se comprendre dans le cadre de relations bilatérales, mais dans celui de la mondialisation de l'activité des firmes taiwanaises. Selon lui, l'avantage comparatif de Taiwan ne se maintiendra que si les firmes taiwanaises sont
capables de s'internationaliser toujours davantage tout en incluant le
continent chinois dans cette stratégie. Ngai-Ling Sum revient sur le rôle
clé des États et des politiques publiques en Chine, à Taiwan comme à
Etudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
Hong Kong dans le développement du secteur. Enfin, Aihwa Ong remet en
cause l'hypothèse que les technologies de l'information se développeraient
suivant des schémas préexistants dans la Grande Chine ; elle mobilise le
terme d'« assemblage », emprunté à Gilles Deleuze, pour décrire le mélange d'éléments nouveaux et anciens, de processus de territorialisation et
de déterritorialisation.
L'ouvrage éclaire deux questions théoriques soulevées par François
Mengin dans l'introduction générale au volume : celle de la formation de
l'État d'une part, celle de la restructuration de l'espace international
d'autre part. Ce que montre l'ensemble des contributions, c'est que le
développement des technologies de l'information ne fait pas disparaître les
frontières, ni fusionner les États dans un seul espace indifférencié. Dans
une certaine mesure, le processus renforce les frontières traditionnelles, en
même temps qu'Internet facilite la surveillance et le contrôle, devenant un
outil au service de l'appareil d'État (Althusser). Aussi Mengin peut-elle
conclure que la mondialisation fait partie du processus de formation de
l'État. Simultanément, le processus favorise l'émergence de nouveaux
pôles de pouvoir. Le développement des technologies de l'information
s'accompagne à la fois d'une unification et d'une fragmentation de
l'espace. Le sujet de cet ouvrage est particulièrement fluide et en constante
évolution ; la moisson d'informations et de questionnements théoriques
rassemblés ici avec talent ouvre un champ de travaux appelés à se multiplier '.
1
Voir notamment Christopher R. Hughes et G. Wacker (éd.), China and the
Internet. Politics of the Digital Leap Forward, Londres : Routledge, 2003 ;
Tamara Renée Shie, "The Tangled web: does the Internet offer promise or péril
for the Chinese Communist Party ?", Journal of Contemporary China,, vol. 13,
n° 40 (August 2004), p. 523-540.
Gilles Guiheux
CEFC, Hong Kong
565
Comptes rendus
Moris Rossabi (éd.), Governing China's Multiethnic Frontiers, Seattle :
University of Washington Press, 2004. 296 pages
S. Frederick Starr (éd.), Xinjiang. China's Muslim Borderland, Armonk
(NY) : M.E. Sharpe (Central Asia-Caucasus Institute Monograph Séries,
Number I), 2004.484 pages
Dru C. Gladney, Dislocating China. Muslims, Minorities and Other
Subaltern Subjects, London : Hurst and Company, 2004. xvii-414 pages
Les minorités constituent-elles le maillon faible de l'État chinois ? Représentent-elles un risque de déstabilisation du pouvoir en place ? Quel rôle
joue l'Islam au Xinjiang ? Questions récurrentes pour bon nombre
d'observateurs occidentaux. Deux ouvrages collectifs récemment publiés
apportent des éléments de réponse introduisant avec pertinence une réflexion sur la complexité des situations. Ils concentrent leur attention sur
les rapports entre l'État et les populations des régions autonomes frontalières.
Le premier, Governing China's Multiethnic Frontiers, édité par
l'historien américain Morris Rossabi, convoque historiens, anthropologues,
sociologues et politologues. Si l'ouvrage est principalement consacré aux
populations des frontières du nord et et de l'ouest (Mongolie, Xinjiang,
Tibet), deux articles concernent les minorités du Sud (Yunnan) et les musulmans de langue chinoise (Hui).
Jonathan Lipman, ouvre cette série d'analyses par un article qui
porte le beau titre de « White Hats, Oil Cakes and Common Blood ».
Comment expliquer les différences de situations, violentes ou nonviolentes, dans lesquelles les Hui sont impliqués ? Vivant dans chaque
province et presque chaque district de Chine, les Hui ont géré leur acculturation à la société locale tout en restant différents de leurs voisins non
musulmans. Pour l'auteur, la définition des Hui de la République populaire
de Chine comme entité spécifique ne rend pas compte de ce qui a été en
fait des processus d'évolution hautement localisés (p. 28-29). À partir de
la diversité des situations étudiées ces dernières années par lui-même et
d'autres chercheurs, Lipman illustre la primauté du local et conclut avec
justesse qu'en dépit du fait que les Hui sont définis officiellement comme
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
une « minorité ethnique » nous devons néanmoins les regarder sans équivoque comme Chinois (p. 49).
M. H. Hansen, sociologue, s'intéresse aux changements politiques et
sociaux observés durant ces vingt dernières années au Sipsong Panna au
Yunnan. Elle souligne que les minorités dans le sud-ouest sont plus soucieuses d'améliorer leurs conditions de vie, d'augmenter leur contrôle sur
la terre, de préserver leurs coutumes plutôt que de revendiquer une indépendance politique (p. 54). Elle note l'accroissement considérable de
l'immigration chinoise dans cette région et le développement du tourisme. Cependant si les retombées économiques en terme de travail et
d'investissements bénéficient principalement aux Han, les minorités s'en
servent aussi pour développer leurs pratiques religieuses. En matière
d'éducation, elle constate les conséquences du désengagement de l'État
que tentent de compenser des ONG internationales. Enfin, la terre, préoccupation majeure des paysans, en particulier celle des forêts sacrées, fait
l'objet de sérieux conflits entre populations tai et employés des fermes
d'État (plantations de caoutchouc).
L'anthropologue Uradyn E. Bulag analyse le processus d'assimilation des Mongols de Mongolie Intérieure dans la société et l'État chinois
qui s'est développé en raison même de leur autonomie. Elle avait été obtenue du Parti communiste chinois sous la forme d'une unité administrative
unifiée pour leur soutien à celui-ci dès 1935 (déclaration de Mao Zedong).
Les Mongols de cette région autonome présentent un paradoxe, car
contrairement à leur image d'indocilité, ils ne montrent pas de volonté
d'indépendance. En outre, avec la colonisation menée dès le XVIIIe siècle,
les Mongols sont devenus largement minoritaires sur leur propre territoire.
De fait, ils sont pris, comme le souligne l'auteur, entre deux besoins mutuellement conflictuels : celui d'être reconnu comme citoyens et celui de
maintenir leur identité de minzu (p. 113). Aujourd'hui, les problèmes se
posent en termes de défense du pastoralisme, symbole de l'ethnicité mongole, en dépit du fait qu'un grand nombre de Mongols sont des agriculteurs (p. 100). En 1981, les étudiants et fonctionnaires mongols ont été
durement réprimés pour leur opposition au Document 28 qui permettait
une augmentation de la migration chinoise. Au cours de la dernière décen567
Comptes rendus
nie, disparité démographique et intolérance de l'État chinois ont eu pour
conséquence un renforcement des divisions internes parmi les Mongols,
qui se tournent vers des stratégies individuelles (émigration, études, etc.).
Deux articles traitent ensuite du Xinjiang. Le premier, du politologue
Gardner Bovingdon, montre comment la mise en œuvre du statut de la
Région Autonome a, contrairement au discours officiel, réussi à isoler les
Ouighours et à diviser entre elles les populations de langues turques (Kazakhs, Kirghizes, Ouighours). L'auteur considère que ce système administratif a exacerbé les tensions en divisant la région en petites unités autonomes : cela permettait de renforcer l'idée que le Xinjiang appartient à
treize minzu différents et de contrebalancer le poids politique et démographique des Ouighours (p. 118). En outre l'autorité décisive réservée aux
Han « importés » de Chine même a permis de consolider l'emprise d'un
appareil colonial. David Bachman, pour sa part, s'intéresse à des données
économiques. Selon son analyse, le colonialisme économique du Xinjiang
peut être compris comme une réponse aux menaces pour leur propre sécurité, à la fois internes et externes, perçues par les Han. Il souligne le poids
de l'État dans le développement économique de la région (pétrole, industrie chimique, coton) et la dépendance financière de cette dernière vis-àvis du pouvoir central (à l'exception d'Urumqi, de Karamay et de Kuytun,
les dépenses partout ailleurs excèdent les recettes).
Le livre se termine par deux articles sur le Tibet. Pour
l'anthropologue Melvyn Goldstein, le faible nombre de recherches de
terrain et le rôle du Tibet dans les relations sino-américaines ont eu un
effet trompeur en mettant en avant des positions caricaturales d'un côté
comme de l'autre. L'interprétation de l'histoire est ici aussi enjeu. Si tout
le monde est d'accord sur l'indépendance du Tibet jusqu'au XIIIe siècle,
l'histoire contestée commence là. Le Tibet fait-il bien partie de la Chine
avec la dynastie mongole des Yuan ou le Tibet faisait-il partie de l'empire
mongol qui avait conquis la Chine, comme le soutiennent les Tibétains ?
Cette question est ainsi posée pour chaque période historique. L'auteur
rappelle le compromis de la convention de Simla (autonomie du Tibet sous
suzeraineté chinoise). De fait, la ligne dure adoptée par le PCC en 1959 qui s'appuyait sur l'idée que les masses tibétaines allaient se rallier à lui 568
Comptes rendus
a été un échec. Cependant si les réformes des années 1980 ont créé un
nouveau contexte, les disparités sociales et politiques au sein même de la
région ont renforcé le nationalisme tibétain parmi les jeunes éduqués. Par
ailleurs, malgré toute la sympathie qu'il suscite au niveau international, le
Dalai Lama n'arrive pas à faire aboutir ses demandes. Il semble qu'il y ait
une volonté de trouver un terrain d'entente des deux côtés mais cela pendra du temps car il n'y a pas de solutions simples à la question tibétaine.
L'historien des religions M. Kapstein décrit la situation conflictuelle actuelle entre liberté et restriction religieuse. Il observe la domination de plus
en plus forte de l'usage du chinois parmi les jeunes scolarisés et la difficulté de développer le bilinguisme considéré comme un handicap pour
réussir en Chine aujourd'hui. Toutefois, dans les régions orientales du
Tibet (Qinghai, Gansu, Sichuan et Yunnan), on assiste à un revivalisme
bouddhiste. L'auteur note aussi la grande diversité des situations et
l'importance des conditions locales en matière de liberté ou de restriction
religieuse.
Le lecteur érudit et le chercheur trouveront dans ce livre non seulement des données précises mais aussi matière à réflexion pour mesurer et
comprendre les enjeux contemporains. On notera l'attention portée à ne
pas traduire le terme minzu (peuple, nationalité, nation, groupe ethnique)
tout au long de l'ouvrage, ce qui rappelle que le minzu est une construction
politique spécifique et permet ainsi d'éviter de regarder les minorités
comme un fait naturel.
Frederick S. Starr, fondateur de l'Institut des Études sur l'Asie centrale et le Caucase à l'Université Johns Hopkins, a conçu, lors d'un voyage
au Xinjiang en 1998, le «projet Xinjiang », dont les événements du 11
septembre 2001 ont contribué à accélérer la réalisation. Ce projet rassemble des chercheurs, principalement américains, qui travaillent depuis plus
de dix ans sur cette région. Le premier objectif a été la publication du livre
présenté ici, qui donne à des non-spécialistes initiés de solides notions sur
ce territoire, ses populations, son histoire et son présent. Le second objectif,
distinct du premier et signalé dans l'introduction (p. 23), a consisté à élaborer un rapport sur le Xinjiang, rédigé par l'initiateur du projet et un
569
Comptes rendus
ancien responsable de la CIA, Graham E. Fuller, afin de fournir des recommandations aux institutions et instances gouvernementales américaines.
Il est clair que les motivations d'une telle initiative résident dans les
interrogations d'ordre stratégique et politique que suscite cette province
située aux frontières de la Chine avec plusieurs pays (Républiques d'Asie
centrale, Pakistan, Afghanistan, Tadjikistan, etc.) et dans laquelle les tensions entre pouvoir chinois et populations ouighoures se sont aggravées
depuis le début des années 1990.
La plupart des contributions sont rédigées à deux mains, les rédacteurs - historiens, anthropologues, politologues, géographes et économistes - s'attachant principalement à effectuer une synthèse actualisée des
connaissances. L'ouvrage est composé de cinq parties comprenant chacune deux à trois articles.
La première est consacrée à l'histoire de la conquête et de la colonisation du Xinjiang depuis le milieu du XVIIIe siècle, domaine de spécialisation de J. Millward et P. Perdue, puis à l'histoire politique et aux stratégies de contrôle de 1884 à 1978 en collaboration avec le chercheur ouighour Nabijan Tursun.
Le deuxième volet traite de la politique chinoise aujourd'hui. Dru
Gladney l'introduit et retrace la stratégie de développement et de contrôle
de la région autonome mise en place par l'État chinois. Il rappelle une
réflexion de l'historien J. Fletcher qui considérait que l'ethnicisation de
l'identité ouighoure était le résultat du nationalisme moderne. Yitzhak
Shichor, spécialiste des questions militaires et des relations entre la Chine
et le Moyen-Orient, s'intéresse aux structures de l'Armée populaire de
Libération, à son déploiement dans cette région frontalière. Il présente des
informations très précises telles que le nombre de divisions, d'hommes,
d'avions, ou encore les liens dans les années 1980 entre la CIA et l'armée
chinoise pour acheminer les armes pour les Mujahidin le long du Karakorum en Afghanistan (p. 149).
Trois articles présentent ensuite quelques aspects de la situation interne au Xinjiang. Calla Wiemer aborde l'économie et le rôle essentiel des
investissements du gouvernement central pour le développement de la
570
Comptes rendus
région. Linda Benson, qui a travaillé sur la rébellion des musulmans de
Yili (1944-1949) et l'histoire et de la culture kazakh, constate la dégradation de la situation des populations minoritaires en terme de mobilité sociale et d'éducation. Sean R. Roberts, anthropologue basé en Asie centrale
analyse les relations transfrontalières, leur impact économique, culturel et
religieux, et en particulier celui de l'immigration han en Asie centrale
depuis la réouverture des postes-frontières à la fin des années 1980.
La quatrième partie aborde les conséquences du développement économique et du contrôle par le pouvoir chinois. Le géographe Stanley
Toops, en décrivant l'intensification de l'agriculture, de la production de
coton, l'extension de l'élevage et l'augmentation considérable de la population han, souligne les sérieuses dégradations écologiques et le manque
d'eau qui en résultent. Jay Dautcher, anthropologue, contribue à assombrir
le tableau par une étude sur la santé publique. Il relève l'impact très sévère
sur les communautés ouighoures de l'alcoolisme, de la drogue et du sida.
L'interdiction par le gouvernement local de l'organisation ouighoure traditionnelle des Mâxrâp (comités de résidents) ne permet plus aux habitants
de trouver des solutions collectives à ce fléau.
Le dernier volet porte sur la manière dont les populations vivent
cette situation. Les anthropologues J. Rudelson et W. Jankowiak observent
les fluctuations des identités des populations en fonction de leurs orientations locales, régionales et nationales, les résistances ainsi que les problèmes sociaux tels que le sida. L'histoire de l'Islam et la situation présente
sont abordées par G. Fuller et l'historien J. Lipman qui constatent que
surveillance et répression religieuses ne font que renforcer le rôle central
de l'Islam dans la vie des Ouighours sans qu'il y ait pour autant un véritable développement d'un extrémisme islamique. G. Bovingdon, avec la
collaboration de N. Tursun, décrit la bataille idéologique sur l'histoire du
Xinjiang. Les distorsions existent des deux côtés, cependant les faibles
moyens et les restrictions politiques ne permettent pas aux intellectuels
ouighours de produire des travaux suffisamment importants pour faire
contrepoids à l'orthodoxie officielle.
Dru Gladney, en conclusion, insiste sur le fait que la question ouighoure au Xinjiang n'est pas près de disparaître. Il constate l'échec de la
571
Comptes rendus
politique qui a consisté à combiner développement économique et fermeture politique et souligne que seule une ouverture politique et l'attention
aux problèmes sociaux pourraient éviter l'aggravation des tensions.
Les articles présentés dans cet ouvrage remplissent leur fonction
d'information et de réflexion sur la situation du Xinjiang pour un étudiant
ou un lecteur curieux. Signalons un guide bibliographique très utile en fin
d'ouvrage. Toutefois il s'agit d'une présentation qui peut donner
l'impression de figer les Ouighours dans une sorte d'irrédentisme car il ne
laisse pas percevoir la dynamique des changements internes qu'induisent
par exemple la migration ouighoure en Chine intérieure ou simplement la
volonté des individus de « s'en sortir ».
Pour revenir aux questions liminaires, l'expérience mongole est très
instructive car elle annonce les procédures de normalisation des autres
situations minoritaires, du Xinjiang, du Tibet et d'autres. De fait les minorités ne représentent pas une menace de déstabilisation de l'État chinois.
L'affirmation identitaire des minorités n'est que le reflet de l'exacerbation
du nationalisme chinois. Comme le souligne U. Bulag, la Chine est en
train de réactiver la notion d'un seul peuple chinois (zhongh.ua minzu) dont
le PCC avait pourtant condamné en son temps le chauvinisme han (p. 113).
L'histoire chinoise a montré que lorsqu'il y a déstabilisation ou éclatement,
cela vient toujours du coeur de la Chine et non de ses limes.
Dans Dislocating China. Muslims, Minorities and Other Subaltern
Subjects, Dru Gladney, l'auteur de l'ouvrage de référence Muslim Chinese.
Ethnie Nationalism in the People's Republic (1991, deuxième édition
1996), rassemble, en les remaniant, ses réflexions publiées depuis une
dizaine d'années. Elles portent principalement sur les questions
d'identité et de nationness (« nationité ») dans le contexte chinois.
D. Gladney cherche à aborder la culture chinoise par ses marges, par sa
« complexité multi-culturelle », d'où le titre. Influencée par son propre
parcours de chercheur nomade (Chine, Asie centrale, Asie du Sud-Est,
Turquie, Allemagne, etc.), sa réflexion s'inscrit dans le courant des études
post-coloniales mais s'appuie surtout, dans ce nouveau livre, sur les subaltern studies nées parmi les chercheurs indiens il y a une dizaine d'années '.
572
Comptes rendus
L'ouvrage est divisé en sept parties intitulées « Recognations »,
« Représentations », « Folklorizations », « Ethnicizations », « Indigenizations », « Socializations » et « Politizations ». La première porte sur les
nationalismes culturels en Chine - la construction des nationalités minoritaires et de la nationalité majoritaire dite « han ». Puis l'auteur observe la
construction de l'image de la nation chinoise « zhonghua minzu » à travers
les parcs d'attractions à thème conçus sur le modèle d'un centre culturel
polynésien à Hawaii. Il poursuit son cheminement en montrant comment, à
travers les représentations picturales (l'invention de l'école du Yunnan) et
cinématographiques, l'exotisation et l'érotisation des minorités ont pour
effet de mettre en lumière la « modernité » de la majorité « Han ». Dans sa
troisième partie, en prenant pour exemple les musulmans de langue chinoise (Hui) et leur hybridité, il s'inscrit à rencontre de la théorie du « choc
des civilisations » de S. Huntington. En outre, il avance l'idée que la globalisation et le transnationalisme ont aussi pour effet de renforcer le local,
dont l'importance, dans le cas des Musulmans, s'exprime à travers les
rassemblements autour des tombes (gongbei) de saints soufis ou de grands
personnages historiques musulmans. Il consacre un long chapitre aux Hui
et aux autres communautés musulmanes (Kazakhs, Ouighours) pour mettre en avant le rôle de l'État dans les constructions identitaires. Il reprend
son travail sur l'ethnogénèse des Ouighours et sur le rôle de la diaspora
dans le nationalisme ouighour actuel (transnationalism et cyberseparatisrri). La partie intitulée « Socializations » se penche sur
l'éducation et sur le développement du capitalisme. Gladney constate,
comme beaucoup de chercheurs, le fossé grandissant entre la scolarisation
des filles et celle des garçons et la montée de l'enseignement musulman
confessionnel en réaction au désengagement de l'État. En examinant
l'économie de marché, il revient sur le thème de l'essentialisation de
l'identité Han ainsi que sur celui de la morale et de la corruption. Enfin,
Gladney soulève certaines questions politiques : considérant la situation
internationale (guerres du Golfe et d'Irak), il note ses effets sur les musulmans de Chine dont les opinions tendent à s'unifier. Dans son dernier
chapitre, « Bodily Positions, Social Dispositions », Dru Gladney nous
invite à revenir sur les événements de Tiananmen. Il relève tout d'abord
573
Comptes rendus
l'influence exercée sur les acteurs du mouvement par ce qui représente
pour lui la « première série télévisée post-moderne de Chine », He shang
(L'Élégie du Fleuve), et les débats qu'elle a suscités. Il note l'utilisation
forte de symboles : « The metaphor of the Yellow River strikes at the heart
of the crisis of Chinese national identity » (p. 340). Sa réflexion sur la
notion de corps commence par le corps en tant que corps collectif et son
efficacité. Il conclut qu'en raison même du manque de stratégie, les étudiants chinois occupant la place ont remporté une brève mais irréversible
victoire morale sur l'État car ils ont réussi à le déligitimer. Il poursuit avec
les « dispositions corporelles » (bodily dispositions) : les corps des étudiants (la grève de la faim), les figures de représentation (la déesse de la
démocratie), et les zones de déplacement physique (l'occupation de la
place Tiananmen). Il resitue le corps des étudiants dans la tradition confucéenne de la position / corps des lettrés et de la représentation de soi. Il y
ajoute la redécouverte de l'individualisme et de la sexualité à travers
l'atmosphère « de Woodstock » qui présidait sur la place. Pour l'auteur, la
statue déifiée de la démocratie (« an incredible enactment of the theater
becoming the real, and the real as theater ») représente un autre effet de la
série He shang ; mais surtout, conçue comme un corps alternatif, la statue
engageait le processus de déligitimisation du pouvoir. Ce qui conduit Dru
Gladney à conclure que pour l'État, la perte du contrôle était davantage
une menace que le chaos. Il termine sur l'occupation corporelle de la
sphère publique : « By occupying the square with their bodies, the students
also appropriated the symbols of the Chinese state. » (p. 357).
L'auteur se livre à l'exercice difficile de réunir des faits, des événements et des idées très divers. On pourra remarquer de ce fait quelques
répétitions ou erreurs, comme la référence aux Utsat de Hainan (p. 156) : il
faut lire Pang Keng-fong 1992 et non Pang Shiqian, intellectuel Hui des
années 1940-1950. D'autre part, l'obligation de répondre aux règles universitaires américaines le conduit à noyer son propos sous une avalanche
de références théoriques dont on pourrait aussi bien se passer. Il serait
ainsi plus aisé de suivre son fil conducteur pertinent qui est d'introduire au
cœur de la réflexion sur la Chine ce qu'il appelle les subaltern subjects
représentés par des groupes, des individus, des subjectivités pour lesquels
574
Comptes rendus
la montée de la rhétorique nationaliste en Chine pourrait avoir de sérieuses
implications. Sur ce point, il apporte des réflexions originales et précieuses,
ce qui est, chacun en conviendra, l'essentiel.
1
Voir sur ce sujet Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences
culturelles de la globalisation, Paris : Payot, 2001 (Trad. de Modernity at large,
1996) ; « Intellectuels en diaspora et théories nomades », L'Homme, n° 156
(2000).
Elisabeth Allés
CECMC/EHESS
Caroline Bodolec, L'architecture en voûte chinoise Un patrimoine méconnu, Paris : Maisonneuve & Larose, 2005. 315 pages
Cet ouvrage très documenté s'attache à l'étude de deux expressions originales de l'architecture de voûte en Chine : les wuliang dianffiE^Jg^et les
yaodong ^$s{. Les wuliang dian sont un « type de bâtiment ou de palais
(dian) construit sans (wu) qu'une seule poutre de bois (Hong) soit utilisée
pour la charpenterie » (p. 117). Dans les provinces du lœss, les yaodong
sont les habitations semi-troglodytiques ou entièrement construites audessus du sol. Elles reprennent dans ce second cas les formes des habitations creusées.
L'étude approfondie consacrée aux wuliang dian constitue une des
originalités de ce travail. En étudiant un élément architectural, la forme de
voûte, en pierre ou en brique, l'auteur traverse un pan important de
l'architecture chinoise sur une durée allant des Han de l'Ouest jusqu'aux
maçons des provinces du Shaanxi, du Shanxi et du Gansu qu'elle a pu
observer en cette fin de XXe siècle. L'emploi de la voûte s'observe dans
les tombes des Han, dans les ouvertures ménagées dans les pagodes
bouddhiques, les tours de la cloche et du tambour, les portes de villes,
mais aussi dans la construction des ponts à arches multiples. L'auteur
montre (p. 42) la naissance de ces techniques puis leur maîtrise, tant dans
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
le domaine des assemblages de pierres taillées que dans les systèmes
d'accrochés par métal fondu dans les orifices en queue d'aronde.
Dans la voûte en brique, la recherche portant sur les appellations des
différents formats recoupe ce que la forme même des briques aurait permis
à l'architecte de déduire. Il faut signaler l'abondance des références à de
nombreux traités de construction chinois auquel l'auteur a eu accès et que
sa connaissance de la langue lui a permis d'exploiter. C'est par exemple le
cas de la partie du Tiangong kaiwu (1637) consacrée à la fabrication des
briques, dont l'auteur nous donne une traduction fort éclairante sur le
choix des terres, la conduite des fours, la taille des briques après cuisson.
L'abondance des termes techniques précis montre le degré d'élaboration et
de sophistication dans la définition des divers types de briques en fonction
des cas d'utilisation. Le règlement (Gongcheng Zuofa HMffiSj) du Ministère des Travaux des Qing est sur le sujet d'une grande précision (p. 62).
Il réglemente également le travail de la taille des pierres.
L'usage de la pierre est abordé avec la même précision. Une description des cas d'utilisation dans les tombes ou les ouvrages de génie civil,
depuis les Han Occidentaux, recense dans une abondante littérature les
techniques utilisées selon les époques, ainsi que les dimensionnements des
blocs. C'est durant la dynastie des Ming et au début des Qing que l'on
observe le plein épanouissement de la construction en voûtes de pierres.
Ce savoir-faire trouve ses applications dans trois domaine : les tombes
souterraines, les ponts à arches multiples, et les « maisons-grottes » du
Shaanxi.
La recherche des sources et le travail de terrain sont renforcés ici par
l'implication de l'auteur dans des chantiers de construction de maisonsgrottes. Cet aspect constitue véritablement la partie la plus vivante de
l'ouvrage. Une très précise description de la taille des claveaux lors d'un
des chantiers de construction de voûtes que l'auteur a suivi à Yanchuan $Œ
j[[ (Shaanxi) en 1998 montre bien la continuité dans les techniques et les
savoir-faire.
Avant d'aborder la question des wuliang dian, l'auteur restitue
l'environnement des techniques et des moyens qui constituent le contexte
576
Comptes rendus
des savoirs constructifs qui ont permis cet aboutissement : appareils de
structure des murs, mais aussi de parements, tant pour les briques que pour
les pierres, question des mortiers et liants, calcination de la chaux. Si en
Occident, les Romains furent les grands innovateurs en matière de mortier,
il semble qu'il ait fallu attendre en Chine la dynastie des Ming pour voir
leur plein développement lié à la maîtrise de la fabrication de la,chaux.
Différents adjuvants des mortiers sont repérés dans ce champ d'invention
qu'est le domaine de la construction. L'expression chinoise « neufs mortiers et dix-huit chaux » exprime bien la diversité et l'inventivité du large
éventail de solutions et de recherches menées en matière d'adjuvants :
huiles, céréales cuites, sang de bœuf, riz gluant, fibres de papiers, scories
de houille, sciure de bois, charbon, laine de mouton, joncs. Ce sont ensuite
les modes de calculs et de tracé des voûtes, la détermination des épaisseurs
de pieds-droits, les calculs des flèches et des portées, puis une description
des opérations depuis les fondations jusqu'à la confection des cintres et
l'achèvement des terrasses sur les voûtes. Ces informations précises
s'appuient sur un grand nombre d'ouvrages et de sources chinoises : traités
de construction, dictionnaires des lieux ou des termes d'architecture, monographies locales, chroniques historiques, rapports sur les procédés techniques ou encore règlements édictés par l'administration impériale.
C. Bodolec donne une répartition des wuliang dian sur le territoire
chinois. Ils comportent quelques bâtiments civils, mais il semble que ce
soit surtout la construction des monastères bouddhiques qui ait impulsé la
construction de ces « bâtiments sans limites » que sont les wuliang dian, à
la fin du XVIe et au début du XVIF siècle. L'implication du moine chan
Miaofeng ÈM^k (1540-1612) dans la construction de bon nombre des bâtiments étudiés est abordée en détail à partir des informations transmises par
son biographe et ami Deqing tlSîff (p. 145). Ce moine architecte a bénéficié des protections impériales et a pu exercer son art à un moment
d'expansion du bouddhisme. Animé d'une grande ferveur religieuse il
dirigea des chantiers dans les plus célèbres sanctuaires bouddhistes tel le
Wutaishan.
577
Comptes rendus
La raison d'un développement de ces bâtiments à voûte au côté de
l'architecture traditionnelle à structure de charpente est difficile à préciser.
L'argument économique ne semble pas décisif. Faut-il voir une piste pour
une explication possible dans le fait que l'un des principaux wuliang dian
de Pékin, le Huangshicheng JËiÈSc. est le bâtiment des Archives impériales ? Dans une culture où la préservation de l'écrit et des généalogies est
importante, la maçonnerie de voûte a pu apparaître comme une meilleure
garantie face aux incendies.
Comment passe-t-on des wuliang dian aux yaodong construits ?
Dans les régions où ces derniers sont très répandus, l'auteur montre que
nombre de monastères comportent des wuliang dian dans leur programme
architectural. Il nous semble qu'il n'y a pas étanchéité entre architecture
savante des premiers et architecture populaire des seconds. Cette remarque est renforcée par description minutieuse de la construction des voûtes
de yaodong construits de Yanchuan, dont elle a suivi le chantier 1998. On
trouve là un maître d'œuvre dirigeant le tracé des voûtes, des corps de
métiers (tailleur de pierres en chef, menuisiers), des hiérarchies dans la
conduite du chantier. Il n'y a pas de notre point de vue de césure fondamentale entre les voûtes des wuliang dian et celles des yaodong. Une
même technique maîtrisée, la voûte, est dirigée vers des édifices impériaux
(Pékin), vers des programmes de monastère, vers l'habitation civile.
Dans la partie de l'ouvrage consacrée aux yaodong creusés sont regroupées des données d'ordre géologique, climatique et statistiques jusqu'ici dispersées chez divers auteurs. Elles permettent de bien cerner le
contexte de ce phénomène vernaculaire chinois et de comprendre l'étroite
relation entre la forme, les techniques et le milieu. Les sources chinoises
sont ici abondantes (notamment les travaux récents du professeur Hou
Jiyao).
La partie consacrée au patrimoine bâti du Shaanxi et du Shanxi montre que l'architecture des grottes en aérien se combine harmonieusement
sur un même lieu avec l'architecture traditionnelle. Les complexes civils
ou religieux, maisons de marchands et monastères mais aussi les hameaux
et les villages associant les deux sortes d'architectures, témoignent de leur
578
Comptes rendus
complémentarité. La permanence du type guidant les deux configurations
scelle leur appartenance à une même culture architecturale.
C'est là que la référence à Amos Rapoport et à son ouvrage Pour
une anthropologie de la Maison nous paraît importante. Elle replace le
phénomène architectural dans une perspective anthropologique. Le livre
déjà ancien de Rapoport demeure fondamental dans la mesure où il marque historiquement un des premiers assauts contre les interprétations soit
strictement fonctionnalistes, soit liant hâtivement les formes architecturales à un déterminisme du milieu (paramètre climatique par exemple). Il
réintroduit (et l'auteur le souligne) le paramètre culturel comme élément
décisif dans le processus de choix empirique qui, parmi tous les possibles,
sélectionne la « bonne réponse » architecturale.
Ce paramètre culturel est ici le type architectural. Cette question du
type aurait sans doute pu être abordée plus frontalement dans le chapitre
XII. La question « Le yaodong est-il une 'maison chinoise' ? » ouvrait
cette discussion (p. 249). Peut-être l'historien n'attache-t-il pas la même
importance à cette notion perçue comme fondamentale par l'architecte ? Il
semble que le premier soit alerté plus par les différences que par les similitudes. L'observation de ces différences fait écrire à l'auteur : « La maison
idéale de la population Han (la majorité des chinois) n'a sans doute jamais
réellement existé, mais elle contient des éléments que l'on peut retrouver
au sein des différentes architectures du territoire » (p. 249). Ce sont bien
ces « éléments que l'on peut retrouver au sein des différentes architectures
du territoire » qui permettent de construire le type. On voit bien le débat
fructueux qui peut s'engager ici entre l'historien des techniques et
l'architecte. Ce dernier osera (ou préférera) le mot type à l'expression
«transcendance de la forme au-delà du matériau de construction [...]»
(p. 14). Si la notion de modèle (objet fini et idéal) n'a pas de véritable
réalité en architecture vernaculaire (les fabrications fonctionnaliste modernes et rationalisées produisant des modèles sont un événement récent en
matière d'architecture), le type est un concept plus dynamique pour suivre
les transformations-évolutions. L'auteur à bien vu nombre des éléments à
partir desquels se construit ce type. Elle évoque « les traits communs d'une
'architecture chinoise' conceptualisée » (p. 249), elle précise bien que
579
Comptes rendus
« c'est par le critère du plan de la maison et de la position des bâtiments
[...] qu'il faut commencer l'analyse ». Elle note en suivant que la construction chinoise procède par module. Symétrie, souci d'orientation, modulation, axialité, position de l'autel des ancêtres sur cet axe, sont précisément parmi les caractères du type (ils concourent à ce que nous avons
appelé ailleurs la « régularité de l'espace chinois »). Aucun de ces critères
pris séparément n'est un absolu. Le contexte physique imposé par la construction des voûtes (yaodong construits) ou leur creusement (yaodong
creusés) a ici infléchi ces caractères pour permettre leur adaptation. C'est
parce que nous retrouvons les caractères de ce que Liu Dunzhen $\W$Êl
nomme « la maison du nord de la Chine », dans les yaodong, que nous
pensons que l'architecture des maisons-grottes n'est pas atypique mais
illustre un pan important de l'histoire de la « maison chinoise ».
La prise en compte du fengshui par les constructeurs, les rituels de
métiers, la cérémonie de « fermeture de la bouche du dragon » (helong kou)
dans les yaodong à voûtes construites, les gestes et procédures d'achèvement et de protection, leurs significations symboliques, toutes ces données
précieuses présentées en fin d'ouvrage font de ce travail l'un des plus
complets sur le sujet. À l'heure où la Chine semble laisser derrière elle un
pan de sa culture architecturale urbaine, les zones étudiées du Shaanbei et
du Shaanxi apparaissent comme un conservatoire vivant des techniques et
des cultures que le travail de l'auteur a remarquablement restituées.
1
Amos Rapoport, House, Form and Culture, Englewood Cliffs (NJ) : Prentice
Hall, 1969. En Français : Pour une anthropologie de la Maison, Paris : Dunod,
1972.
Jean-Paul Loubes
École d'Architecture de Bordeaux
EHESS
Laboratoire Architecture-anthropologie
de l'École d'Architecture de Paris-La Villette
580
Comptes rendus
Ralph D. Sawyer, Fire and water. The Art of Incendiary and Aquatic
Warfare in China !XM%fc&, Boulder (Colo.), Oxford : Westview Press,
2004. x-445 pages
Cette étude vise à présenter au grand public (« a broader audience »), sans
commentaires philologiques intempestifs, les deux procédés guerriers qui
ont eu les effets les plus destructeurs et démoralisants dans l'histoire militaire chinoise : l'attaque par le feu et l'attaque par l'eau, que seule la
poudre à canon parvint à surclasser. L'ouvrage veut remonter à la plus
haute Antiquité, en pratique à l'époque des Annales Chunqiu, pour redescendre à la fin des Ming. L'emploi de ces deux armes est envisagé du
point de vue des théories, des moyens (« methods ») et des techniques.
C'est là une perspective nouvelle de la recherche sur cet aspect négligé de
la culture chinoise qu'est l'histoire militaire. En effet, les spécialistes se
sont essentiellement penchés sur la poudre noire, invention qui révolutionna l'art militaire en Europe, alors qu'elle fut lentement intégrée à l'arsenal
existant en Chine, à mesure que se perfectionnèrent les armes à feu.
D'autre part, ils ont consacré leurs efforts - comme Ralph D. Sawyer
jusqu'à présent, ou presque - aux Arts de la guerre et aux penseurs de
l'Antiquité. Or, notre auteur analyse deux procédés, plus particuliers à la
Chine semble-t-il, sans recourir aux catégories traditionnelles de la tactique (siège et fortification, guerre navale, offensive et défensive, ou encore
chronique des événements guerriers). Ayant déjà consacré un volume à
The Tao ofSpycraft. Intelligence Theory and Practice in Traditional China (1998) \ peut-être a-t-il le projet d'une sorte d'encyclopédie des pratiques de la guerre dans l'empire du Milieu ?
R. D. Sawyer fonde son travail sur les anciens traités militaires, du
Sunzi bingfa à la vaste encyclopédie de la guerre qu'est le Wubeizhi jëtffâ
* (Traité des préparatifs militaires) de 1621, qu'il antidate de deux ans. Il
y joint les vingt-cinq Histoires officielles, et on y découvre encore le Zizhi
tongjian et ses suppléments, les chroniques de l'Antiquité pré-impériale
(Zuozhuan, Zhanguoce), les ouvrages de Mozi et des légistes Shang Yang
et Han Fei, ainsi que Science and Civilisation in China de Joseph NeedÉtudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
ham. Les témoignages de l'archéologie sont quelquefois mentionnés, mais
on s'étonne de ne pas voir citer le Shuihuzhuan, œuvre de fiction, certes,
mais qui ne manque pas de descriptions d'assauts incendiaires et d'actions
de commandos, d'autant que sa rédaction reste dans le cadre chronologique de l'étude.
Dans les deux parties de son travaille feu puis l'eau), l'auteur
s'attache à cerner les domaines de son étude par leurs buts plus que par
leurs techniques. Envisageant d'abord la guerre incendiaire, sans en exclure l'emploi de la poudre à canon, il la définit comme l'attaque visant à
une destruction par les flammes et les moyens de prévention d'une telle
action. D'autre part, il distingue bien l'attaque par l'eau de la guerre navale, spécifiant qu'elle emploie directement l'élément liquide pour inonder,
détruire, empoisonner ou contaminer ou, au contraire, en priver
l'adversaire pour l'assoiffer ou faire échouer ses propres plans.
Dans son examen du feu, puis de l'eau, il remet les choses en
contexte et les relie aux domaines voisins de l'art militaire, présentant le
rôle et les dangers des deux éléments dans la vie quotidienne des anciens
Chinois, rappelant quelques données de la chimie et de la physique du feu,
mettant ce dernier en rapport avec les substances toxiques, la fumée et la
poussière, les sièges et la fortification, la guerre navale, le terrain... de
même pour l'eau et le relief, l'état des routes, les poisons, l'architecture,
etc., ce qui permet une meilleure appréhension des problèmes.
R. D. Sawyer qualifie le feu de « weapon of the downtrodden and
outnumbered » (p. 3), car il permet des retournements inespérés de situations avec peu de moyens. Aussi a-t-il très tôt été employé, et a-t-il inspiré
la réflexion théorique, à commencer par le chapitre XII du Sunzi bingfa,
intitulé Huogong'J<3%.(L'attaque par le feu). Le recours à l'incendie a été
envisagé au niveau stratégique comme tactique, soumis à des conditions,
et a donné lieu aux solutions techniques les plus diverses. Sunzi occupe
encore une place privilégiée dans l'élaboration théorique. Force est de
constater - de manière plus générale que ne le fait R. D. Sawyer p. 79 à
propos de Du You £fc#J pillant le Taibai yinjing ;feÉl|5|?M (Manuel secret
de Vénus) - que la postérité s'est livrée à la citation des auteurs anciens,
582
Comptes rendus
reprenant les mêmes idées générales, se contentant de développer tel point
ou d'introduire considérations techniques ou réflexions de détail.
Dès 718 av. J.C., date de la première véritable attaque par le feu2,
l'assaillant brûle le blé en herbe dans la campagne entourant la place qu'il
assiège, l'obligeant à demander la paix l'année suivante, ceci au cours des
longues guerres civiles qui aboutiront à la dislocation de l'État de Jin
(p. 11). En 587, Yang Jian, l'empereur Wen des Sui, incendie les récoltes
au sud du Changjiang, avant d'attaquer en force le royaume de Chen (p.
80) ; à la fin des Ming, Ye Mengxiong IÈ!£#i§ recommande de brûler les
pâturages des Barbares des steppes, dans son Yunchou gangmu j|iiii$Sj| g
(Essentiel des plans de campagne, p. 95). L'incendie est ainsi vu comme
arme stratégique visant à l'affaiblissement général d'une ville, de tribus ou
d'un État ennemis par la faim, directement, en détruisant les récoltes, ou
indirectement, en faisant flamber les prairies indispensables aux chevaux
mongols.
Mais c'est bien davantage au niveau tactique d'objectifs plus limités
que le feu devient, dès les Royaumes combattants, et encore plus à partir
des Han orientaux, l'une des armes à laquelle ne peut se dispenser de
penser le stratège. Elle doit suffisamment affaiblir ou détruire l'ennemi
pour minimiser l'intervention des troupes devant le soumettre. Aussi
s'agit-il de brûler ses approvisionnements, essentiellement céréales et
fourrage hautement inflammables, d'attaquer son train de bagages ou ses
convois de jonques de ravitaillement, cibles lentes et mal défendues, de
profiter de la nuit pour incendier les camps, donnant l'assaut dans la
confusion qui s'ensuit. Les sièges sont l'occasion de mettre le feu aux
fortifications, notamment aux portes, toujours vulnérables, aux habitations,
ou aux machines de guerre de l'assiégeant. La flamme, élément fondamental de la guerre navale, permet de brûler escadres, ponts et mouillages. Il
est encore possible de l'employer contre des déploiements de troupes en
rase campagne, et de s'en défendre par des contre-feux. Outre les terribles
pertes directes en hommes et chevaux tués ou blessés, celles du matériel et
des munitions de bouche et de guerre, l'épuisement, la faim, les épidémies
583
Comptes rendus
et la démoralisation réduisent plus d'une fois les meilleures armées à la
retraite ou à la reddition.
Si destructeur et avantageux que soit l'emploi du feu, incendier un
objectif suppose d'y porter en quantité suffisante et assez longtemps un
combustible adéquat. D'autre part, mal maîtrisée, l'arme peut se retourner
contre son utilisateur. Aussi les stratèges, à commencer par Sunzi, soumettent-t-ils la guerre incendiaire à un certain nombre d'impératifs et de
conditions d'ordre météorologique, géographique, technique et au choix
du bon moment. Il importe en effet qu'il fasse suffisamment sec, et que
souffle un vent modéré mais constant. Une tempête éteindra le feu, une
brise instable pourra rabattre les flammes sur l'incendiaire. Il sera bon
d'attirer l'ennemi sur un terrain resserré, à la végétation dense, d'où il ne
pourra pas fuir le brasier, de veiller à manœuvrer en restant au vent de
l'adversaire pour le décourager de lancer une attaque par le feu, de le
pousser vers ces lieux dangereux, de fuir les hauteurs vers lesquelles monteront les flammes. Le bon général saura frapper à l'instant propice, généralement la nuit, quand la confusion règne chez l'ennemi. Il devra encore,
Sunzi le souligne déjà, s'assurer la disponibilité des moyens incendiaires
et de leurs vecteurs : roseaux secs, graisse ou huile, torches, flèches.
Certains traités ne sont pas sans souligner le côté aveugle et aléatoire
d'une arme qui peut facilement se retourner contre celui qui l'emploie à la
moindre saute de vent. D'autres, comme le Simafa WJ^?!È (L'Art des
Maréchaux, p. 44), lui objectent l'immoralité des destructions que doivent
supporter les populations innocentes, condamnant davantage - contrairement à l'idée que se fait R. D. Sawyer - les ravages de la soldatesque que
l'attaque par le feu en elle-même. La plupart des auteurs en font cependant
un mal nécessaire.
Les méthodes, armes et techniques sont traitées très logiquement,
l'auteur envisageant tous les moyens incendiaires déployés au cours de
l'histoire, depuis les cavaliers d'élite chargés d'assauts inattendus dans le
camp ennemi, jetant des torches ardentes sur leur passage, jusqu'aux
« animaux à feu » (bétail, ou même éléphants, poussés à charger l'ennemi
par des brandons attachés à leur queue, ou oiseaux porteurs de petites
charges incendiaires fixées à leur cou ou à leurs pattes), à toutes les formes
584
Comptes rendus
de flèches et fusées, aux brûlots, roulants 3 comme flottants, aux projectiles incendiaires lancés par des trébuchets, de même qu'à l'intervention de
commandos ayant secrètement pénétré dans une place. La poudre à canon
apparaît alors ici comme l'un des éléments, progressivement développé,
d'un arsenal traditionnel, où elle se signale cependant par des qualités
remarquables. En effet, ce mélange peut brûler sans oxygène extérieur,
grâce à celui libéré par le salpêtre dont la combustion est activée par le
soufre et atteint de bien plus hautes températures qu'avec d'autres combustibles. À partir des Song et surtout des Ming, la poudre noire devient
part essentielle de l'équipement incendiaire, sous formes de fusées, de
bombes et de lance-flammes. Le feu est encore employé dans la guerre des
mines, à brûlot puis à poudre, dès les Royaumes combattants. Il trouve son
rôle dans la défense des places, l'assiégé cherchant à détruire les machines
de guerre, chats, charcloies et autres galeries couvertes, beffrois et tours
d'assaut, échelles mobiles, tout comme il tente d'enfumer et d'asphyxier
l'ennemi dans ses couloirs de mine. Les défenses contre l'incendie sont
encore abordées, depuis les règlements draconiens concernant les feux
domestiques et les luminaires, jusqu'aux mesures de dégagement du glacis
des murailles ou des environs d'un camp, de transport à l'intérieur d'une
place de tous matériaux pouvant servir à l'ennemi, en passant par
l'ignifugation des structures exposées en les recouvrant de boue, de terre,
de sable ou de peaux fraîches, la préparation de réserves d'eau, de siphons,
de sable. L'amiral évitera de concentrer ses bâtiments au mouillage, établira des estacades contre les brûlots, l'ingénieur habile donnera des formes
aiguës à ses engins de siège, pour mieux faire dévier les projectiles incendiaires. Cette partie technique est parfois ornée d'illustrations explicatives
tirées du Wujing zongyao âilMIES (L'essentiel des principes de la guerre)
et du Wubeizhi. Cependant, et nonobstant l'obscurité de certains textes,
notamment de poliorcétique chez Mozi, quelques schémas supplémentaires eussent été bienvenus pour expliquer telle ou telle technique, celle dite
de la « porte saillante » (tumen Ù F 1 P - 31), par exemple.
L'attaque par l'eau, bizarrement appelée aquatic warfare, apparaît
plus tardivement, dans la pratique (en -512, cf. Zuozhuan, an XXX du duc
585
Comptes rendus
Zhao Bg) comme dans la théorie, avec les avertissements de Wu Qi ^ | B
et du Liutao /"slâ (Les Six Fourreaux, p. 268-269) sur les terrains vulnérables à l'inondation, que le chef de guerre doit éviter. Le Taibai yinjing
contient le premier emploi du terme shuigong /Rlft (« attaque par l'eau »),
à une époque où ce procédé vient naturellement à l'esprit de tout général
en campagne. L'importance du terrain (présence de cours d'eau et d'un
relief propice) dans sa mise en œuvre en a certainement limité l'emploi, et
la réflexion des stratèges à son propos. Cependant, au-delà de
l'exploitation des intempéries contre l'ennemi (routes devenant bourbiers,
crues naturelles, etc.), l'attaque par ou contre l'eau a connu au fil des
siècles plusieurs formes, plus ou moins couronnés de succès et bien illustrées par notre auteur.
Elle peut d'abord viser à priver l'ennemi d'eau, rejoignant l'emploi
stratégique de l'incendie des récoltes ou du fourrage sur pied. Il s'agit
d'empoisonner ou de contaminer puits et rivières, de camoufler sources et
points d'eau, de garder ou de détourner ceux dont on peut s'assurer la
possession. À l'inverse, il convient de veiller à la sécurité de son propre
approvisionnement en eau, en particulier lors des marches. La menace du
poison implique l'art de le détecter, de s'en prémunir en recreusant les
puits, en évitant les eaux stagnantes.
La forme la plus connue et répandue de l'attaque par l'eau reste évidemment l'inondation, facilitée par le réseau de cours d'eau et de canaux
de la Chine du Sud, par le besoin d'endiguer des fleuves puissants, de
recourir à l'irrigation. Elle prend ces formes : la ruptures des digues ou le
barrage des rivières pour faire monter leur niveau, le détournement du
cours d'un fleuve, pour noyer l'ennemi, ou au moins lui rendre une vie
amphibie particulièrement pénible, miner ses fortifications, sans compter
que l'épidémie et les rats ne tardent pas à se manifester dans de telles
conditions.
Une variante, à l'effet passager, mais ô combien destructeur, que
R. D. Sawyer appelle water ram, consiste à libérer brusquement la retenue
d'un barrage, contre les troupes ou les ouvrages défensifs.
586
Comptes rendus
Pour contrer cette tactique, outre éviter de camper ou de se déplacer
en terrain bas, trop proche de l'eau ou à travers les marais - on l'a vu, c'est
le plus ancien et pressant souci des théoriciens -, il est possible de « voler
l'eau » : détourner les réserves que l'adversaire endigue, ou bâtir un contre
barrage.
Malgré l'esprit d'innovation qui a stimulé une recherche bien documentée, fondée sur un grand nombre de sources de diverses natures, Fire
and Water révèle des problèmes de fond comme de forme.
Le souci légitime de remettre les questions en contexte, de les introduire par quelques réflexions sur le feu et l'eau dans la vie quotidienne et
dans d'autres branches de l'art et des techniques militaires dégénère souvent en longues digressions de plusieurs pages (p. 3-9, 23-29, 42-45, 52,
195-204, 241-252 entre autres) à la limite du hors sujet, alors que la question aurait pu être évoquée avec clarté et concision en une ou deux pages,
voire un paragraphe.
Le soin d'illustrer le propos d'exemples historiques aboutit à une accumulation labyrinthique, là où quelques cas particulièrement éloquents
auraient peut-être suffi (p. 14-15 notamment). De plus, les nombreux allers
et retours chronologiques embrouillent le lecteur. Ainsi le chapitre 2, qui
concerne les Royaumes combattants, voit intervenir Li Ling des Han et
l'apparition de la poudre à canon sous les Song (p. 40-41). Là encore, le
souci de remettre l'événement en contexte peut aboutir à des pages
d'orbiter dicta superflus pour l'exposé de la tactique en question (p. 257263 entre autres).
Le dernier chapitre de la partie sur l'eau, « Illustrative sièges »,
donne sept exemples de tactiques... incendiaires, qui auraient bien mieux
eu leur place dans la partie traitant de l'attaque par le feu. L'ensemble
donne l'impression d'une accumulation verbeuse destinée à faire nombre,
laissant le lecteur penser que deux cents pages auraient suffi à un livre qui
dépasse les quatre cents.
Quelques points précis appellent encore des observations.
Le Sunzi bingfa est daté selon la ligne du Parti \ tracée par Guo
Huaruo fP'HilÈr depuis les années 1950 ; cette ligne s'en tient strictement à
587
Comptes rendus
la biographie de Sun Wu MMi par Sima Qian, alors que toute la critique
textuelle des Qing, et à sa suite les savants occidentaux, ont exprimé des
doutes prononcés sur l'existence même de l'auteur des Shisan pian -f-HUs
(Les Treize Articles) et repoussé leur composition au milieu des Royaumes combattants.
Une confusion apparaît dans la chronologie, quand la dynastie des
Liu-Song (420-479) est appelée Southern Song (1127-1279) !
Quelques jugements ou parallèles paraîtront hâtifs. Parler de « the
infamous final section on spycraft » (p. 15) à propos du chapitre sur
l'espionnage de L'Art de la guerre révèle l'opinion d'un Américain
d'aujourd'hui bien plus que celle des stratèges Chinois dont l'auteur traite.
Analyser le statut moral de la guerre incendiaire et le mettre en parallèle
avec « the pariah [status] of atomic weapons » (p. 21) est aller un peu vite
en besogne, et les auteurs ne posent pas la question en ces termes. On lit
encore un jugement hâtif sur la grande faculté d'adaptation des Chinois à
la géographie (p. 57), quand on sait qu'aujourd'hui encore, nombreux sont
les gens du nord-est qui mettent des années à s'accoutumer à l'humidité
des hivers comme des étés du Jiangnan, sans parler des habitudes alimentaires différentes.
On déplorera encore l'absence de cartes, pourtant abondantes dans la
moyenne des publications scientifiques américaines. Elles auraient permis
une meilleure compréhension des manœuvres comme des travaux de siège
et de défense, notamment à propos de la bataille de Guandu HftH! (p. 53),
de celle de la Falaise rouge (p. 55-58) et du siège de Shaoxing en 1359
(p. 154).
On notera encore l'absence de véritable bibliographie, en dehors
d'une liste des sources chinoises classées selon le nombre de traits du
premier caractère du titre (alors que l'ordre alphabétique de la transcription eût paru plus pratique) sans références d'édition, accompagnées de
sept références d'ouvrages contemporains d'histoire militaire (p. 421-422).
Suit un Suggested further reading (p. 422-425), qui n'est autre que la liste
des autres ouvrages de notre auteur, accompagnée des plus vibrants éloges.
588
Comptes rendus
Ils sont encore mentionnés sur la quatrième de couverture ; pour se faire
connaître, on n'a de meilleur serviteur que soi-même !
Un index des notions, titres d'ouvrages, personnages et mots chinois
a été confectionné, mais les apostrophes et les trémas de la transcription
Wade qu'utilise R. D. Sawyer ont visiblement rencontré des problèmes de
saisie informatique, rendant la romanisation méconnaissable.
L'ouvrage présente encore des problèmes de forme, d'apparence
anodine, mais dont la répétition agace le lecteur et limitent la portée et la
valeur de ce travail. La langue, lourde et souvent maladroite, et le souci de
rester (trop) près du texte rendent parfois les traductions à peine compréhensibles (p. 80-81, 87 entre autres), voire presque illisibles (p. 208-209
par exemple).
En semblant ignorer la polysémie - souvent traîtresse, reconnaissons-le - des mots de la langue chinoise classique, en voulant assigner une
traduction unique à chaque concept pour ne pas avoir à prendre de risques,
R. D. Sawyer aboutit à des résultats surprenants, surtout pour le non sinisant auquel il veut s'adresser. Quelques exemples illustreront ce point. La
notion de dao M n'est jamais traduite, alors que nous avons affaire, notamment dans les traités militaires anciens, non pas au Principe ordonnateur de l'univers cher à Laozi, mais, plus prosaïquement, aux moyens ou
aux méthodes d'action, à l'art ou aux principes du stratège. D'autres termes semblent être rendus à partir de dictionnaires élémentaires, sans prêter
attention aux sens dérivés pourtant bien connus. Shenqi | $ ^ , à rendre par
« armes 5 [à l'effet] surnaturel, magique », d'où « armes mystérieuses,
extraordinaires », donne « spiritual implements » (p. 39 et ailleurs) ! Au
hasard d'une traduction, on peut alors lire: «[...] whose incendiary
equipment is spiritual and ingenious [...] » (p. 93) ! Yongbing ^ j j ï (« recourir aux armes », « faire la guerre », « livrer bataille ») donne « to employ the army » (p. 17 et ailleurs) ; ce qui fait que l'auteur traduit yongbing
zhi dao AEÎJ^ieLiË par « the Tao for employing the army » (p. 106). Zhouji
j^r^. est constamment rendu par « boats and oars » qui est bien son sens
littéral, mais est lourd quand il faut parler d'embarcations en général (le
doublet de ce terme est chema 1ÈÎ-MJ, « voitures et chevaux », désignant
589
Comptes rendus
simplement tous véhicules à roues). Dans un contexte militaire, xushi HËHf
(« vacuity and substance ») est tout bonnement la puissance et la faiblesse,
ses forces - ou celles de l'adversaire. Yao m, désignant les petits rapaces
diurnes, ou encore une espèce de faisan, d'après le Erya, est curieusement
rendu par goose ou chicken (p. 65,181).
Quelques erreurs de transcription auraient dû être évitées. Le caractère Jj£ lu est constamment transcrit lii dans le titre du traité Caolu jinglUe
JpJËI§B§ (Réflexions fondamentales en ma chaumière, p. 39 et ailleurs).
Le caractère pfî est romanisé en chen (p. 92,163), l'idéogramme 5S ou 'M
(« trébuchet ») est lu bao (p. 134). P i H est transcrit Turfan, comme
l'oasis du Xinjiang, alors qu'il faudrait lire Tubo, et qu'il s'agit des Tibétains (p. 105, 107). P i ^ l l est rendu par Tuguhun, alors que la lecture yu
du caractère gu est parfaitement attestée dans ce nom ethnique (p. 107).
Faute ou coquille, on ne sait, mais le Suishu PHilr devient Suishi |5g^
(p. 79).
Si l'absence de caractères chinois est compréhensible dans un livre
pour le grand public, beaucoup de termes ou de titres d'ouvrages sont cités
en transcription, sans être suivis d'une traduction, parfois fournie plusieurs
pages plus loin (p. 85-88), laissant le lecteur non sinisant confus de cette
accumulation dé mots inconnus, et empêchant celui qui sait le chinois de
retrouver rapidement les caractères. Aussi les engins incendiaires leita,
huozu, chuantang, faits pour être largués sur l'ennemi du haut des murailles, demeurent-ils mystérieux (p. 30-31).
Le lecteur reste désappointé en refermant un ouvrage si prometteur,
dont le titre lui laissait attendre un examen aussi fondateur et complet que
le remarquable Gunpowder Epie de Joseph Needham6. Le feu et l'eau
dans la tactique en Chine, vaste sujet inexploré dans les langues occidentales, guère l'objet de monographies en chinois, eût mérité mieux. La bonne
connaissance que l'auteur a de ses sources, de l'histoire chinoise, n'a pas
abouti au travail clair, rigoureux, ordonné, facile à lire, que la volonté affichée dans la préface - d'atteindre un large public laissait espérer. Il s'y
voit trop de longueurs, de digressions, d'approximations dans la méthode
et dans la forme.
590
Comptes rendus
1
Voir le compte rendu de Jean Levi in T'oung pao LXXXVII (2001), fasc. 1-3,
p. 213-220.
2
À la différence de l'incendie vengeur d'une ville déjà conquise, dont un
exemple remonte à la fin des Shang (p. 10).
3
Huoche ikj$-, fardier rempli de substances incendiaires, poussé sous la porte
d'une place ou près de fortifications, afin d'y bouter le feu.
4
Voir p. 13. Il s'agit, par cette antidatation à l'époque des Annales, plus que
fragile, de faire du Cathay le pays du plus ancien traité de stratégie, ad majorent Sinarum gloriam. Pour une approche de cette question, voir Samuel B.
Griffith, Sun-tzu. L'art de la guerre (Paris : Flammarion , 1972, p. 21-36) ; Jens
0stergâd-Petersen, "On the expressions commonly held to refer to Sun Wu, the
putative author of the Sunzi bingfa", Acta Orientalia, n° 53 (1992), p. 106-121,
et "What's in a name ? On the sources concerning Sun Wu", Asia Major,
vol. V-l (1992), p. 1-31 ; Laurent Long, Les Sept Classiques militaires dans la
pensée stratégique chinoise contemporaine (thèse de doctorat nouveau régime,
INALCO, Paris, 1998, p. 24, 152-155, 209-210).
5
II ne peut vraiment pas s'agir d'autres ustensiles dans le contexte.
6
Science and Civilisation in China, vol. V : 7, Cambridge : Cambridge University Press, 1986.
Laurent Long
Paris
Mark Elvin, The Retreat of the Eléphants. An Environmental History of
China. New Haven, London : Yale University Press, 2004. xxviii-564
pages
Le titre de l'ouvrage fait référence à la retraite progressive des éléphants
du continent chinois, un phénomène lié à la lente dégradation de
l'environnement et à la progression de l'agriculture intensive. Mark Elvin
livre dans cet ouvrage, sur une période de 4 000 ans, la première histoire
de l'environnement en Chine.
L'ouvrage se divise en trois parties, elles-mêmes subdivisées en
chapitres. La première partie, la plus longue, intitulée « Les ConfiguraÉtudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
tions » (« Pattems »), est composée de six chapitres alors que les deux
suivantes n'en contiennent que trois. Chacun de ces chapitres est en fait un
essai, qui n'a pas toujours de rapport avec les autres chapitres. Les trois
principaux traitent de la « retraite des éléphants », de la lente déforestation
du continent chinois et enfin des aménagements hydrauliques.
Présents autour de Pékin deux mille ans avant l'ère chrétienne, les
éléphants n'habitent plus, dès l'an 1000 av. J.C, que les territoires du sud
et du centre, jusqu'à la rivière Huai. À partir de l'an 1000 de notre ère, on
ne les trouve plus que dans le sud du pays et depuis le XVIe siècle que
dans les confins du sud-ouest, à la frontière avec la Birmanie. Cette retraite
est due à la disparition des forêts, à la chasse (les hommes entendaient
protéger leurs récoltes) et enfin au changement climatique, notamment au
refroidissement qui eut lieu pendant la première moitié du premier millénaire avant l'ère chrétienne. M. Elvin insiste sur le fait que la lente migration des éléphants, du nord puis du centre du continent chinois, est principalement due à la destruction de leur habitat, la forêt, qui disparaît progressivement au profit de terres cultivables. Ainsi, la disparition des éléphants serait l'exacte contrepartie de la progression de l'agriculture et des
surfaces cultivées.
L'auteur voit trois causes à la grande déforestation du continent chinois : d'une part le développement de l'agriculture et de l'habitat humain,
d'autre part la consommation de bois pour l'économie familiale (le chauffage et la cuisine) ainsi que pour la production industrielle (fourneaux,
fours, etc.) et enfin l'utilisation du bois à des fins de construction (maisons,
bateaux, ponts, etc.). Cette déforestation a deux conséquences majeures :
l'apport toujours plus important de terre dans les cours d'eau ainsi que la
détérioration de la qualité et de la régularité du débit de ces derniers. Elvin
relie la fréquence des ruptures de digues sur le fleuve Jaune sous les Han à
l'intensité de l'agriculture (du défrichement) et de l'abattage des arbres
dans le nord et le nord-est du pays. Pendant les siècles qui ont suivi, le
relatif dépeuplement dû aux invasions barbares a permis une diminution
marquée des ruptures de digues, ce qui confirme son hypothèse. L'autre
conséquence de la disparition des forêts est la diminution des ressources
animales et végétales pouvant être utilisées comme aliments ou médicaÉtudes chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
ments. L'auteur insiste également sur le rôle de tampon écologique de la
forêt, qui lors de mauvaises récoltes offre refuge et ressources aux paysans.
Dans l'essai suivant, Elvin fait un tour d'horizon de la forêt et des
différentes essences que l'on trouvait sur l'ensemble du territoire chinois
avant que l'homme ne les détruise. Il divise ce territoire en cinq zones : le
« cœur du pays » (heartland), centre historique de la Chine, région tempérée et tempérée-chaude constituée principalement d'arbres à feuilles caduques, dont les forêts étaient éparses mais les prairies et herbages abondants
dès la moitié du premier millénaire av. J.C. La région du moyen-Yangzi,
elle, est mixte, constituée d'arbres à feuilles caduques mais ausssi à feuillage persistant comme le bambou ou certains conifères. Plus chaude et
plus luxuriante que la précédente, cette région disposait de nombreuses
forêts exploitées très tôt pour les besoins de l'aristocratie. Au XIXe siècle,
les ressources les plus reculées ont été menacées, comme dans la province
du Hunan où la minorité Dong, qui vénère les arbres, a créé dès cette
époque un système de protection des forêts. La troisième région, le Sichuan, est située dans le centre-ouest du pays, territoire que M. Elvin
appelle le « vieil Ouest » (The Old West). Entièrement recouvert de forêts
aux temps archaïques, cet endroit connut, aux alentours de l'ère chrétienne,
un début d'exploitation forestière active, même si les bois couvraient
encore de très vastes territoires. C'est à partir des Tang et des Song qu'on
détruisit ceux-ci pour cultiver la terre et ce qui restait de cette large couverture forestière disparut. Les habitants durent alors planter des arbres
pour assurer leur consommation de bois. Le bambou, à la base des principaux systèmes de canalisations et d'ingénierie, très répandus au Sichuan, a
été en particulier exploité. Le « Sud lointain » (The Far South) désigne les
provinces du Guangdong et du Guangxi, qui se trouvent au-delà des chaînes de montagne du sud de la Chine. Cette région a été conquise sous les
dynasties Qin et Han. La végétation y est tropicale et subtropicale. Les
forêts ont été relativement épargnées jusqu'à la fin de l'empire (XVIIIe
siècle). À partir de cette date, l'augmentation de la population entraîna une
déforestation importante des collines et des coteaux que l'on mit en culture.
La cinquième zone, enfin, se trouve dans les marges du nord-ouest. Cellesci ont été moins rapidement déboisées que la Chine centrale notamment du
593
Comptes rendus
fait de l'influence du bouddhisme, qui, au contraire de la culture chinoise
traditionnelle, respectait et préservait les arbres. Pourtant, à la fin de la
période impériale, il ne reste quasiment plus de forêts dans cette région.
M. Elvin identifie trois phases dans la déforestation de la Chine : la
première débute dans le nord du pays aux environs de 500 av. J.C. et a
pour conséquence l'exploitation de ressources forestières de plus en plus
lointaine (incluant le Sichuan et le moyen-Yangzi), à mesure que les ressources locales s'épuisent. La seconde phase, liée à la révolution économique des Song du Sud, entraîne une exploitation des ressources forestières
du bas-Yangzi et de l'ouest et voit pour la première fois la disparition
complète de bois et forêts en certains endroits du territoire. La dernière
phase commence au XVIIe siècle et se caractérise par des pénuries en bois
de chauffage et de construction dans un nombre croissant de régions ainsi
que par la plantation de nouvelles essences à croissance rapide. La déforestation massive du territoire chinois ne date en fait que du XVIIe siècle.
Dans l'essai suivant, intitulé « La guerre et la logique de l'avantage
à court terme » (« War and the Logic of Short-term Advantage »), Elvin
met en avant le fait que la Chine a, très tôt, dès le début du deuxième
millénaire av. J.C, mis en place un développement économique dirigé par
l'État. Ce dernier, dans sa lutte pour la survie du royaume, se fait le promoteur du développement économique et technique et à ce titre organise
l'appropriation des ressources naturelles et, à terme, leur raréfaction.
M. Elvin voit un lien direct entre la puissance militaire, le développement
économique et la pression sur les ressources. Il tempère cependant cette
assertion en expliquant que le système économique chinois qui se met en
place petit à petit est hybride, comprenant d'un côté des pans entiers de
l'économie contrôlés par l'État, sur la base d'une organisation coercitive,
et d'un autre côté des unités privées libres dont la production est commercialisée.
Le chapitre suivant, intitulé « L'eau et le coût de viabilité du système » (« Water and the Cost of System Sustainability »), traite des différents systèmes d'aménagements hydrauliques développés en Chine et
montre que ces derniers sont par essence instables car en interaction permanente avec des facteurs environnementaux extérieurs non contrôlables.
594
Comptes rendus
L'auteur insiste sur le fait que ces systèmes et aménagements ont été rentables jusqu'à une certaine période puis sont devenus, à différents endroits
et à des époques distinctes, inefficaces et très coûteux parce qu'ils ont
profondément modifié l'environnement qui, en retour, leur a imposé de
nouvelles contraintes.
M. Elvin illustre son propos de plusieurs exemples. Celui, d'abord,
de la rivière Miju 3HÎL au Yunnan, dont le lit, à la suite de la déforestation (elle-même due à la pression démographique) du XVIIIe siècle,
s'exhausse de plusieurs mètres et dont les eaux menacent les villages et
terres alentour. Les digues sont réparées par le gouvernement local qui met
sur pied un système de d'entretien, sans grand succès toutefois,
l'alluvionnement de la rivière restant trop important. Un autre exemple est
celui des aménagements et réparations opérés sur le fleuve Jaune entre
1194 et 1855 et destinés à stabiliser son cours, lorsque le fleuve s'écoulait
dans la mer au sud de la péninsule du Shandong. Ces travaux ont entraîné
une pression énorme sur les ressources de l'État et exigé la mobilisation
d'une main-d'œuvre abondante, sans pour autant empêcher ni la multiplication des bras du fleuve sur son cours inférieur, ni l'ensablement progressif de son delta.
Le dernier exemple cité concerne les digues de protection de la côte,
depuis l'estuaire du Yangzi jusqu'à la baie de Hangzhou. L'auteur montre
comment les travaux d'ingénierie qui se sont déroulés sur plusieurs siècles
ont transformé des zones humides et salines en polders densément peuplés,
à l'instar de ce qui a été fait aux Pays-Bas. Les alluvions, qui ont contribué
à la construction de ces polders, proviennent pour la plus grosse part de
l'embouchure du Yangzi, au nord, mais aussi du fleuve Qiantang, à l'ouest.
La seconde partie, « Les Particularités » (« Particularities »), traite
de trois régions distinctes, dont M. Elvin nous décrit l'évolution sur deux
millénaires. La première est la région de Jiaxing, sous-préfecture située au
sud du delta du Yangzi, près de la côte. Cette région, habitée et cultivée
depuis plus de 2 000 ans, a connu des transformations importantes ; ainsi,
les surfaces cultivées ont été augmentées par la création de polders et
d'aménagements hydrauliques permettant d'irriguer et de drainer les nouvelles terres conquises sur la mer. Dès l'époque des Tang, un système de
595
Comptes rendus
drainage est mis en place et on érige des digues de protection. Cet ensemble d'aménagements devient efficace sous les Song et permet une augmentation sans précédent de la production agricole mais l'assèchement d'un
nombre toujours plus important de terres entraîne des conflits entre grands
propriétaires fonciers et paysans. Sous la dynastie suivante, le système,
mal entretenu, périclite et de nombreuses surfaces cultivées sont abandonnées. La déforestation importante de la région sous les Song a pour conséquence une pénurie en bois de chauffage dès le début des Ming.
La seconde région choisie par M. Elvin est la province du Guizhou,
dans le sud-ouest pauvre et montagneux du pays. Située entre le Sichuan
au nord, le Yunnan à l'ouest, le Guangxi au sud et le Hunan à l'est, la
région est principalement habitée par l'ethnie miao qui s'y est installée
après avoir été repoussée vers l'ouest par les Han. À partir des Ming, à
mesure que l'immigration de Chinois han s'accentue, la résistance miao se
développe. Cette résistance armée s'intensifie au début de Qing puis
s'arrête, vaincue, au milieu du XIXe siècle. L'environnement, particulièrement la flore, a beaucoup souffert de ces combats. La résistance miao
s'appuyant sur la topographie locale (vallées escarpées, longs défilés,
montagnes boisées et denses, rivières peu praticables), les militaires chinois en charge de la pacification ont mené une guerre écologique et ont
modifié l'environnement pour venir à bout de l'opposition indigène :
destruction à grande échelle et exploitation des forêts d'une part, destruction des villages puis mise en culture des terrains ainsi récupérés et exploitation systématique des ressources minérales (mercure) d'autre part.
Le troisième exemple choisi par M. Elvin est la préfecture de Zunhua, située dans le Hebei. C'est une région de forêts et de montagnes au
climat rigoureux. Avant les Qing, cette région était située à la frontière du
territoire chinois, sur la limite entre la Chine des dix-huit provinces et la
Mandchourie ; elle a souvent été dominée par des peuples non han comme
les Kitan et les Jurchen. Le modèle d'économie qui y a longtemps dominé
était agro-pastoral : quelques terres cultivées (une seule récolte par an), du
bétail, de nombreux arbres fruitiers, et la chasse. C'est seulement sous les
Qing que la région a été développée. Les terres sont données aux Mandchous des Huit Bannières qui les font cultiver par des fermiers chinois.
596
Comptes rendus
Mais cette terre produit peu (le sol est très sableux et la volatilité du débit
des cours d'eau ne permet pas une bonne irrigation). De ce fait, la région
n'a pas connu de défrichements importants et l'économie traditionnelle a
longtemps été préservée, ce qui expliquerait pourquoi, selon M. Elvin, la
population de Zunhua, et en particulier les femmes, a une espérance de vie
deux fois supérieure à celle de la population de Jiaxing.
Enfin, la troisième partie, « Les Conceptions » (« Perceptions »), regroupe trois textes traitant de questions philosophiques : M. Elvin tente
une interprétation de l'attitude traditionnelle des Chinois vis-à-vis de leur
environnement naturel, particulièrement des forêts et des cours d'eau
qu'ils considèrent de leur devoir de maîtriser. La nature, comme les hommes, s'inscrit dans un ordre moral et culturel.
Dans le premier texte, « La nature comme révélateur » (« Nature as
Révélation»), Elvin essaie d'expliquer l'attitude paradoxale des Chinois
vis-à-vis de la nature. En effet, d'une côté la tradition lettrée fait de la
contemplation d'un paysage le chemin d'accès privilégié à l'Unité primordiale et d'un autre côté cette même nature a été depuis le début de la civilisation chinoise remodelée et exploitée comme elle ne l'a été nulle part
ailleurs. L'auteur nous montre, de façon convaincante, que cette apparente
contradiction n'existe pas car, à l'époque où une sensibilité mystique et
religieuse de la nature s'est développée et fixée au sein de l'élite lettrée,
l'environnement naturel était encore largement inexploité et abondant.
Mais cela n'est plus vrai à l'aube du second millénaire apr. J.C.
Dans le second texte, « La science et les êtres surnaturels »
(« Science and Superfauna »), qui se concentre sur le Wu zazu i H M
(Investigations sur les cinq catégories de choses), Elvin tente de nous faire
comprendre l'univers mental de son auteur, Xie Zhaozhe.
Le dernier texte, « Le dogme impérial et les points de vue personnels » (« Impérial Dogma and Personal Perspectives »), montre qu'il n'y a
pas, à la fin de l'Empire, une façon chinoise de considérer la nature mais
plutôt toute une série de possibilités, qui se recoupent les unes les autres.
L'auteur en étudie deux particulières, le dogme impérial sous les Qing et
les différents sentiments sur la nature exprimés au travers de la poésie
pendant la même période. Les empereurs de la dynastie mandchoue ont
597
Comptes rendus
adhéré au dogme de la « météorologie morale » (qui stipule que les catastrophes naturelles sont causées par le comportement amoral de l'Empereur
et de ses sujets) afin de limiter les critiques sur leur personne et imposer
aux fonctionnaires leur ordre moral. Dans un deuxième temps, l'auteur
propose des traductions de poèmes tirés du recueil Qing shi duo flff^p
(The Qing Bell of Poesy) illustrant la variété des sentiments qu'éprouvaient les Chinois à l'égard de la nature et de l'environnement à cette
époque.
Dans sa conclusion, Mark Elvin revient sur la pression du système
économique sur l'environnement et montre qu'à la fin de la période impériale, cette pression était probablement plus forte en Chine qu'en Europe
du Nord et de l'Ouest.
Cette première histoire de l'environnement en Chine est précieuse
car elle nous éclaire à la fois sur les principales causes des dégradations
qu'a subies celui-ci et sur les situations qui prévalaient par le passé. De ce
point de vue, cette histoire peut être une aide utile à la décision dans la
définition des politiques environnementales présentes et futures, notamment dans des domaines comme l'hydraulique et la déforestation, deux
domaines sensibles du fait de l'état de pollution et de dégradation avancé
que l'eau et la forêt connaissent en Chine.
The Retreat ofthe Eléphants représente un énorme travail de collecte
et d'analyse de sources, de traduction et de mise en forme. Ce travail très
attendu est à la hauteur des attentes.
La bibliographie est abondante et variée. On trouve en particulier,
parmi les nombreuses sources primaires, les monographies locales des
trois régions que l'auteur a étudiées dans le détail (Hangzhou/Jiaxing, le
Guizhou et Zunhua), mais aussi des textes classiques comme le Shiji, le
Liji, des compilations diverses, des recueils dynastiques, des anthologies
de poésie, etc. Les sources secondaires sont également nombreuses et
variées.
La masse et la variété de sources exploitées par l'auteur sont réellement impressionnantes. Elles attestent une recherche patiente et minutieuse qu'il faut saluer, mais aussi et surtout une connaissance vaste et
précise des Classiques et des textes historiques et littéraires de la Chine
598
Comptes rendus
pré-impériale et impériale, à savoir une période longue de pas moins de
3 000 ans. L'auteur a su trouver dans les Classiques, pour chaque région
analysée, les textes illustrant le mieux ses propos.
Au-delà de la collecte, c'est ensuite la capacité de l'auteur à savoir
traiter ces sources, pour la plupart en langue classique, qui force
l'admiration. La composition qui en résulte est à la fois très détaillée et
riche en exemples et en descriptions.
M. Elvin s'intéresse à deux ressources privilégiées, les cours d'eau
et les forêts, dont il retrace sur le long terme l'évolution, et montre comment les choix et les aménagements entrepris par le passé conditionnent la
situation actuelle. En particulier, dans les trois exemples étudiés plus en
détail, l'auteur montre ce qui, dans chacune de ces régions, a modifié, sur
plusieurs siècles - voire plusieurs millénaires dans le cas de Jiaxing -,
l'environnement naturel des habitants. Dans ce cas précis, c'est la récupération de terres sur la mer, grâce en partie à l'alluvionnement des deltas du
Yangzi et du fleuve Qiantang, qui a modelé l'environnement et les types
d'économie et d'agriculture pratiqués. Au Guizhou, ce sont les luttes entre
minorités et Han qui ont laissé leur marque. Enfin, la situation géographique de Zunhua et l'histoire de la région expliquent que cette préfecture a
pu préserver jusque récemment son environnement naturel et y limiter les
modifications dues à l'activité humaine.
On notera par ailleurs l'analyse de M. Elvin - à partir de nombreux
textes dont le Zuozhuan ou les Odes - sur le peu d'attachement à la forêt
dans la culture chinoise traditionnelle. Ce facteur expliquerait, selon lui,
pourquoi les Chinois n'ont jamais tenté de préserver leurs forêts et, au
contraire, les ont très tôt fait disparaître. La forêt n'a en effet jamais été
envisagée, à l'instar des montagnes ou des rivières, comme des lieux magiques abritant des divinités ou des esprits, mais a été principalement
considérée comme une ressource.
Si l'étude sur Jiaxing apparaît à la fois pertinente et représentative de
la Chine du Jiangnan, qui devient le centre économique et culturel de
l'empire à partir des Song, l'exemple du Guizhou est certainement moins
frappant, car il évoque une situation particulière et sans portée pour le
reste de la Chine. À cet égard, on peut regretter que l'auteur n'ait pas pu
599
Comptes rendus
disposer d'un exemple général, qui aurait regroupé les caractéristiques
environnementales les plus répandues sur l'ensemble du territoire chinois.
Mais un tel cas existe-t-il, compte tenu de la taille du pays ? De plus, il
n'est pas évident, si un tel territoire existait, que des sources primaires
eussent été conservées pour permettre d'en retracer convenablement
l'histoire environnementale.
L'auteur est tributaire de ses sources : les exemples qu'il donne sont
ceux pour lesquels il a trouvé des informations, et ils ne sont peut-être pas
les plus représentatifs : « It is patchy because the sources are patchy »
(p. 86). Autrement dit, c'est inégal, fragmentaire parce que les sources
disponibles à l'heure actuelle ne permettent pas une reconstitution continue, dans l'espace et dans le temps, de l'évolution de l'environnement en
Chine. Ce qui oblige, comme l'explique lui-même l'auteur, à combiner
« the few glimpses of détail available into a cohérent imagined panorama »
(ibid.). Mission accomplie.
Pour cette même raison, M. Elvin ne nous présente pas une histoire
chronologique de l'environnement en Chine, comme le sous-titre pourrait
nous le laisser penser, mais plutôt une collection d'essais sur des transformations qui ont eu lieu à différentes époques dans diverses régions. Certains chapitres sont en fait des articles publiés antérieurement. On pourrait
regretter que l'ouvrage ne reprenne pas certaines études déjà publiées, bien
que, comme on Fa dit, il n'existe pas à l'heure actuelle d'ouvrage de
référence ni de présentation générale sur l'histoire de l'environnement
chinois : les études et les connaissances dans ce domaine sont trop récentes
et demeurent très fragmentaires. On peut cependant citer l'ouvrage collectif Sédiments ofTime, recueil de textes présentés en 1993 lors d'un colloque sur l'histoire de l'environnement en Chine que M. Elvin, déjà, avait
édité avec Liu Ts'ui-jung '. Quoi qu'il en soit, le présent travail nous offre
une vision plus précise, même si elle reste incomplète, de l'évolution qu'a
connu l'environnement en Chine depuis trois millénaires.
La lecture de cet ouvrage peut sembler parfois difficile, d'une part
du fait de la complexité du sujet traité, ou plutôt de la multiplicité des
sujets traités, mais également du fait de la profusion des citations et des
traductions. Les références directes aux textes sont nombreuses, peut-être
600
Comptes rendus
trop nombreuses (on trouve une citation quasiment à chaque page) et on a
parfois tendance à s'y perdre.
On peut regretter le manque de cartes : davantage de schémas et de
plans auraient permis une meilleure compréhension de certaines situations
géographiques. Ainsi, l'étude portant sur la baie de Hangzhou comprend
trois cartes (p. 142-143) qui en éclairent grandement la lecture. Il en aurait
fallu aussi dans l'essai sur l'histoire hydraulique de la Chine (p. 120), à la
suite du paragraphe qui explique le système mis en place au Shandong
pour injecter de l'eau dans le Grand Canal et faire passer les bateaux, ou
encore dans l'étude portant sur la rivière Miju, au Yunnan (p. 124-128).
Ces dernières remarques ne sauraient cependant remettre en cause ni
la qualité ni la densité de l'ensemble. The Retreat of the Eléphants est
l'ouvrage qui manquait sur l'histoire de l'environnement en Chine. Il fait
date et doit impérativement être lu par toute personne qui s'intéresse à ce
sujet.
1
Mark Elvin, Liu Ts'ui-jung (éd.), Sédiments ofTime. Environment and Society
in Chinese History, Cambridge : Cambridge University Press, 1998.
Delphine Spicq
Institut des Hautes Études Chinoises
Collège de France
Rose Kerr, Nigel Wood, with contributions from Ts'ai Mei-fen H ^ ^
and Zhang Fukang ^ H j j t , Science and Civilisation in China, Volume 5,
Part XII : Chemistry and Chemical Technology. Ceramic Technology,
Cambridge : Cambridge University Press, 2004. xlix-918 pages
L'artisanat de la céramique se différencie des autres arts appliqués par son
usage direct de matières premières géologiques. Pour les auteurs du présent volume de la collection Needham, la complexité de l'histoire de la
céramique chinoise réside dans un échange interactif entre la demande du
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
marché, l'habileté des artisans et la disponibilité des matières premières ;
le dernier point est l'élément le plus déterminant dans le cas de la Chine,
puisque ses potiers semblent avoir presque exclusivement exploité les
ressources locales. De fait, le sujet principal de l'ouvrage traite de la nature physico-chimique de la céramique chinoise. Le champ chronologique
s'étend de l'époque néolithique à nos jours, soit une durée continue de
près de 11 000 ans.
Au cours des trois dernières décennies du XXe siècle, deux ensembles de travaux ont révolutionné l'histoire de la céramique chinoise : les
prospections et les fouilles de sites d'officines de potiers d'un côté, les
analyses physico-chimiques de céramique de l'autre. Ces dernières ayant
débouché sur la constitution de la plus gigantesque base de données au
monde, une synthèse s'imposait. C'est l'objectif que les auteurs de ce livre
se sont assigné. La tâche entreprise était immense et le résultat est exceptionnel : l'ouvrage est une véritable somme sur le sujet (toutes langues
confondues) et comprend le recensement quasi-exhaustif de 147 tableaux
de résultats d'analyses portant sur environ 100 sites archéologiques. Il est
non moins remarquable par son approche pluridisciplinaire (sociologie,
histoire, ethnographie et expérimentation), grâce au profil polyvalent des
deux auteurs anglo-saxons et de leurs deux principaux associés chinois.
Rose Kerr, la meilleure spécialiste de la céramique chinoise en Europe,
témoigne depuis trente ans d'un intérêt particulier pour l'archéologie \
Nigel Wood et Zhang Fukang dirigent à Oxford et à Shanghai deux des
meilleurs laboratoires du monde ; le premier pratique aussi l'archéologie
expérimentale. Ts'ai Mei-fen, conservateur au Musée du Palais à Taipei,
formée aux États-Unis, est sensible à l'aspect social de la céramique. Elle
a travaillé sur diverses sources historiques. Le volume, fruit d'un travail
collectif de première qualité, constitue désormais un outil de référence
indispensable aux céramologues et à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire
des savoirs en Chine.
Malgré la complexité et la technicité du sujet, l'ouvrage est agréable
à lire. Son écriture est intelligemment didactique et agrémentée de 172
illustrations très utiles sur le plan pédagogique. Après une brève préface
dans laquelle sont exposées les trois principales approches adoptées par les
602
Comptes rendus
auteurs et les six méthodes d'analyse couramment pratiquées par les scientifiques au XXe siècle pour caractériser une céramique (p. xlv-xlix), le
livre s'ouvre avec une première partie intitulée « Setting the scène » (p. 186), sorte de prologue destiné à prendre le lecteur par la main pour
l'emmener dans l'univers austère de la technologie. Les toutes premières
pages sont consacrées au statut de la céramique et à la présentation de
sources anciennes et archéologiques. Sont ensuite exposées les connaissances indispensables pour aborder l'étude technique de la céramique
chinoise, comme les principaux gisements d'argile en Chine et les transformations physico-chimiques que connaît la céramique au cours des
différentes interventions humaines.
La suite de l'ouvrage se compose de six parties. Trois d'entre elles
traitent des différents éléments qui composent une céramique : l'argile
(Part 2, p. 87-281), le revêtement (Part 5, p. 455-608) et enfin le décor à
pigment (Part 6, p. 609-707). Selon les auteurs, la division géologique
Nord / Sud le long du cours du fleuve Huai et de la chaîne des Qinling
partage aussi la technologie de la céramique en deux traditions distinctes,
et ce malgré l'immensité du territoire et la longue histoire de cet artisanat.
La construction à l'intérieur de ces parties répond à plusieurs logiques : la
dichotomie Nord / Sud, la chronologie, l'importance des centres céramiques, et enfin la nature de la pâte (terre cuite, grès ou porcelaine). La démarche scientifique des principales parties (y compris la quatrième consacrée aux techniques de façonnage) est d'abord de caractériser une céramique à l'aide des données physico-chimiques facilement mesurables, puis
de restituer les procédés de fabrication et/ou d'identifier les matières
premières (en tenant compte des transformations au cours du façonnage et
de la cuisson, et de l'approvisionnement en matières premières).
L'exercice est très difficile en lui-même. Il l'est d'autant plus dans le
dernier cas que les scientifiques chinois, les seuls ayant accès aux gisements locaux, se bornent presque tous aux artefacts. Les auteurs réussissent néanmoins, en particulier dans ces quatre parties, à relever le défi :
présenter une nouvelle histoire de la céramique chinoise, celle de l'envers
des produits finis, incroyablement riche et étonnante. Voyons maintenant
partie par partie les thèmes abordés et les apports essentiels.
603
Comptes rendus
La deuxième partie est consacrée à la pâte et à sa préparation.
L'apport essentiel consiste ici à avoir renouvelé les connaissances de la
porcelaine chinoise, qui étaient jusqu'aux années 1970 focalisées sur Jingdezhen, site auquel on attribuait l'« invention » de la porcelaine au cours
du XIVe siècle. Or, les premières porcelaines ont vu le jour au plus tard au
milieu du VIIe siècle au Henan. S'inscrivant dans la tradition locale qui
remonterait au Néolithique et aux Shang, ces porcelaines sont préparées
avec une argile d'un kaolin secondaire des monts Taihang. C'est seulement au moment où la porcelaine atteint son stade de maturation dans le
Nord, au cours du Xe siècle, qu'elle fait enfin son apparition à Jingdezhen.
Cette porcelaine méridionale d'une nouvelle composition évolue sensiblement au cours de ses mille ans d'histoire. Les auteurs affirment aussi
que la plupart des porcelaines chinoises sont de nature micacée, alors que
pendant longtemps on pensait que le kaolin était un composant indispensable de la porcelaine.
Les troisième et quatrième parties correspondent à deux moments de
la chaîne opératoire : les fours (p. 283-378) et le façonnage (p. 379-454).
La troisième partie envisage les fours ronds du Nord, puis les foursdragons du Sud. Elle se fonde essentiellement sur les rapports de fouilles
chinois antérieurs à 1995 dans lesquels la datation des structures de production est approximative. C'est de là que vient par exemple l'idée que,
dès la fin du Xe siècle, la plupart des fours ronds de la Plaine centrale ont
eu recours au charbon comme combustible. Or, selon de récents et plus
prudents travaux, sa large utilisation se situerait au plus tôt à la fin du XIIe
siècle2. Concernant la structure de ces fours, les auteurs auraient peut-être
pu davantage tenir compte, comme les savants chinois le font depuis peu 3,
des variations géographiques, sociales (différence d'appartenance sociale
des propriétaires de fours), techniques (évolution des matériaux de construction et des plans ou coexistence de différents types de structures dans
un même centre, etc.). Les fours-dragons des principaux centres méridionaux postérieurs au Xe siècle sont très bien étudiés, avec des témoignages
directs recueillis en Chine et en Asie du Sud-Est. En revanche, le texte
passe presque sous silence la période charnière des IVe- IIIe siècles av. J.C.,
604
Comptes rendus
pour laquelle il est à parier que les découvertes futures ne cesseront de
nous surprendre.
La quatrième partie est consacrée aux techniques de façonnage et de
décoration, quand celle-ci est obtenue en même temps que la forme ou par
un travail direct sur la pâte sans ajout d'autres matériaux. Il s'agit d'une
succession de descriptions techniques nourries de l'étude de sources anciennes et de l'expérimentation moderne. Les analyses sur les techniques
de moulage à Yaozhou 'M')f\ (province du Shaanxi) sont particulièrement
pertinentes. Les auteurs pensent par ailleurs que Jingdezhen, symbole
même de l'artisanat de la céramique chinoise, a connu peu d'innovations
sur le plan technologique : situé au carrefour entre le Nord et le Sud, Jingdezhen a surtout su assimiler et perfectionner les techniques mises au point
ailleurs. Son succès résiderait donc pour l'essentiel dans l'efficacité de
l'organisation de la production proprement dite et des activités périphériques.
La cinquième partie traite de la glaçure puis de la couverte, deux types de revêtement vitrifié. Les auteurs rejettent la théorie classique selon
laquelle la couverte chinoise est de nature feldspathique et formulent des
hypothèses stimulantes sur la composition et les procédés de fabrication de
la couverte des grès. Par exemple, pour l'étude de la couverte à base de
cendres végétales - une invention chinoise qui remonte à l'âge du bronze -,
les auteurs vont jusqu'à calculer une estimation du poids des bois brûlés
pour fabriquer la couverte d'un bol produit au Xe siècle dans les fours de
Yue | 8 au Zhejiang. Ils démontrent avec la même sûreté comment à partir
du XVe siècle les potiers (en particulier ceux de Jingdezhen) ne cessent de
s'inspirer de pièces d'époques antérieures, tout en employant les nouveaux
matériaux disponibles et les techniques de leur époque. L'ouvrage propose
d'interpréter ce phénomène récurrent d'imitation comme un fait culturel :
il s'agirait de rendre hommage au passé.
La sixième partie traite des oxydes métalliques utilisés comme pigments pour exécuter un décor, souvent à l'aide d'un pinceau. Deux ensembles de techniques se distinguent, à haute ou basse température. Dans
le premier cas, l'étude sur la nature et l'origine de l'oxyde de cobalt illus605
Comptes rendus
tre bien la complexité d'approvisionnement. En ce qui concerne les émaux
de petit feu, en particulier ceux du XVIIIe siècle, les auteurs semblent
privilégier l'importance des expériences menées par les artisans chinois,
alors que d'autres savants retiennent l'hypothèse de l'importation de certains pigments depuis l'Europe.
La dernière partie aborde la diffusion de la technologie de la céramique chinoise dans le monde (p. 709-798). Après avoir rappelé le contexte
du commerce extérieur de ces céramiques, elle se consacre à l'analyse des
trois types de transmission. Le premier, appelé local technology transfer
(« transmission technologique locale »), désigne un transfert complet du
répertoire stylistique, des procédés de fabrication, et des techniques de
construction des fours et de cuisson dans les zones où les matières premières sont proches de celles disponibles en Chine. Ce mode de transmission,
repérable en Corée, au Japon, au Vietnam, en Birmanie, au Cambodge,
serait le fait de potiers chinois immigrés. Dans le cas du deuxième type de
transmission, dit remote transfer (« transmission éloignée » ou « transmission évolutive »), il s'agit d'imiter les pièces chinoises avec une technologie totalement différente. La qualité des produits est en général inférieure,
à l'exception des porcelaines dures produites en France au XIXe siècle. Ce
type de transmission concerne l'Asie du Sud, le Moyen-Orient, l'Europe et
l'Amérique du Nord. Les imitations étant purement stylistiques et les
matériaux totalement différents, il ne s'agit pas d'un transfert technologique au sens propre. Enfin, le dernier type de transmission, transfer by
reconstruction (« transmission par reconstruction »), comprend les expérimentations menées en Europe par les scientifiques dans les laboratoires,
à partir du XIXe siècle, et par les potiers aujourd'hui. Les auteurs analysent
bien, en particulier, l'impact du commerce et de l'étude de la porcelaine
chinoise (bien que cette étude ait souvent été à l'origine d'hypothèses
fausses) dans le développement de l'industrie de la porcelaine en Europe
occidentale aux XVIf-XIXe siècles.
Les qualités exceptionnelles de l'ouvrage dépassent largement le cadre de l'étude technique. La céramique a en effet été traitée dans son sens
le plus large, depuis les premières poteries néolithiques façonnées avec le
lœss (p. 93-102) et les segments de moules en terre cuite des centres mé606
Comptes rendus
tallurgiques des Shang et des Zhou (p. 102-104, 396-407) jusqu'aux nouveaux matériaux du tournant du XXIe siècle (p. 780-797), en passant par
les éléments de construction des tuyaux et des puits (p. 108-111) et les
briques et tuiles (p. 407-423, 489-522). Les auteurs ont finement observé
comment la céramique, après avoir connu le statut ambigu de substitut de
matières plus nobles, comme le marbre, le bronze, le laque, l'argenterie, le
jade, parvient peu à peu à avoir sa propre place dans la vie de la cour et au
sein du peuple. L'ouvrage s'appuie d'ailleurs sur l'exploitation de 208
ouvrages anciens en chinois et en japonais, qui constituent le corpus le
plus complet recensé jusqu'ici pour l'étude de l'histoire de la céramique.
Certaines de ces sources sont, de plus, passées à l'épreuve de la science
moderne. C'est ainsi que les auteurs proposent de mettre en doute les
recettes transcrites par les lettrés, par exemple dans les deux cas de la
préparation de la couverte, l'un à Yaozhou pour l'utilisation d'une roche
locale dite Fuping youshi l î ^ f È H (p. 592) et l'autre à Ruzhou féf'Jfl
(province du Henan) pour l'utilisation d'agate manao M$M (p- 605-606).
Enfin, s'inscrivant dans l'approche sociale et historique recommandée par
Joseph Needham au moment de la conception du volume en 1994 (préface
de Christopher Cullen, p. xliii), les auteurs abordent à maintes reprises la
vie des potiers et l'organisation du travail dans le cadre de la production
officielle.
En présence d'une synthèse d'une telle ampleur, on restera indulgent
face aux quelques rares coquilles en anglais et en chinois, à certaines imprécisions et erreurs d'interprétation dans les sources. Il nous paraît nécessaire, en revanche, de signaler que l'ouvrage est construit au détriment de
l'ordre de cohérence de la chaîne opératoire et de la vision historique.
Cette remarque a pour seul objectif de rappeler aux futurs lecteurs la nécessité de garder en tête des notions très concrètes, comme celle de « centre de production », afin de tirer le maximum de profit de la lecture de
l'ouvrage. L'index (p. 869-905), lui, est remarquablement bien conçu.
Comprenant plusieurs types d'entrées - sous les noms propres (noms de
personnes, de lieux, de sites archéologiques, etc.) se trouvent regroupés
tous les aspects abordés dans l'ouvrage -, il sera un outil très utile pour
607
Comptes rendus
reconstruire un développement historique sur la longue durée, ces développements étant en général relégués au second plan dans les exposés
techniques.
Notre principale critique portera sur la qualité de l'impressionnante
base de données physico-chimiques qui a été constituée à grands frais
depuis trente ans, en particulier en Chine. Le manque de rigueur dans la
sélection des échantillons compromet la validité des données. En toute
rigueur, seuls les fragments exhumés in situ (sur la sole d'un four et sur les
niveaux de sol d'une aire de travail) peuvent être pris comme « tessons de
référence », autrement dit comme échantillons pour les analyses. Or, certains des tessons du corpus proviennent de musées et sont attribués à tel ou
tel site et datés selon les seuls critères stylistiques. Même parmi ceux qui
ont été collectés sur les sites de production, rares sont les fragments qui
peuvent être considérés comme tessons de référence. Certes, cette critique
d'ordre théorique doit être relativisée, parce que les méthodes traditionnelles d'identification et de datation de la céramique chinoise sont tout de
même très poussées. Il n'en reste pas moins que l'avenir de l'étude technique ne peut se fonder que sur une vraie rigueur scientifique.
Les auteurs ont peut-être aussi une conception quelque peu restrictive du mot « technologie ». Les traces de façonnage et les gestes des
potiers ne font presque pas l'objet d'observations et d'interprétations. De
plus, peu d'analyses, sinon aucune, ont été pratiquées sur les autres éléments indispensables de cet artisanat, comme par exemple le combustible,
en particulier sur les vestiges de charbon de bois. Or, l'analyse anthracologique serait très utile pour évaluer la cuisson (température et atmosphère)
et l'environnement naturel d'un site de production céramique. Enfin, la
végétation et le climat (humidité et température) interviennent dans la
préparation de la couverte - qu'elle soit à base de chaux ou d'alcali - et
dans la cuisson, en particulier dans le cas de la Chine méridionale. De ce
fait, il faudrait faire appel à des disciplines comme l'histoire du climat ou
celle de l'environnement pour que nous puissions dépasser les limites des
études actuelles, focalisées sur les objets, et mieux apprécier les techniques
de la céramique dans leur globalité.
608
Comptes rendus
Sur le plan de la terminologie, l'idéal serait de privilégier un vocabulaire plutôt descriptif et d'éviter les termes faussement explicatifs qui
impliquent une opération technique ou comportent une connotation historique qu'il est encore à ce jour difficile de prouver, comme par exemple le
terme shufu flM/rï 4- De même, il aurait peut-être fallu abandonner dès
maintenant des expressions de collectionneurs et de voyageurs étrangers,
comme temmoku ^ § et « céladons », pour pouvoir parvenir peu à peu à
se référer uniquement au vocabulaire chinois et aux dénominations en
usage aux époques concernées.
Nos remarques et critiques ne minorent en rien l'importance de cette
synthèse, qui se place désormais au fondement même de toute recherche à
venir. C'est d'ailleurs un des plus grands mérites des auteurs que d'avoir
conçu l'ouvrage comme jetant les bases d'une nouvelle étude technique
plus rigoureuse (voir p. 712, où les auteurs en appellent à la microgéologie
et à la macrogéologie). Indéniablement, l'ouvrage fera date et demeurera
l'un des jalons majeurs de l'histoire de la discipline.
1
Pénélope Hughes-Stanton and Rose Kerr, Kiln Sites ofAncient China. An exhibition lent by the People 's Republic of China, Londres : Oriental Ceramic Society, 1980.
Qin Dashu jf§;fcW, « Cizhou yao yaolu yanjiuji beifang diqu ciyao fazhan de
xiangguan wenti 5 Ë # [ g f g « ^ M t ; Ç i * E 3 g f g £ J i i f à f f l ^ | n l I I », Beijing daxue kaoguxue xi (éd.), Kaoguxue yanjiu, vol. 4 (2000), p. 266-299.
3
Qin Yu iflsl, « Shandong gudai shaoci yaolu jiegou fenxi (Ij^FlÉfft'JÏS85S
'FtpfêJ^tff », Kaogu, n° 7 (2002), p. 656-661.
4
Ce ternie a été employé pour désigner les porcelaines blanches à corps fin et à
couverte blanc d'oeuf produites à Jingdezhen au milieu du XIVe siècle, parce
que certaines sont marquées de ces deux caractères. On en avait pensé que ces
porcelaines étaient des porcelaines officielles destinées à la Cour des Affaires
militaires (Shumiyuan M$5$rc) des Yuan. Or, les trouvailles récentes mettent
en doute cette unique destination officielle. Voir Shanghai bowuguan kaogu
yanjiubu, « Shanghai Qingpuqu Tangyu Yuan Ming shiqi matou yizhi _h$5ïf
m&tÊffî7UmiïïM¥!,îkmifc
», Kaogu, n° 10 (2002), p.928-941 ; Sheng
Lingxin ttrnHjf, Xu Yongxiang i$MM, « Shanghaishi Qingpuxian Yuandai
609
Comptes rendus
Ren shi muzang jishu _L#irfïW?BJËcTtiXiïRMWÏiiÈ
(1982), p. 54-59.
». Wenwu, n° 7
Zhao Bing
CNRS, UMR 8583
Centre de recherche sur la civilisation chinoise
Stephen Jones, Plucking the Winds. Lives of village musicians in oldand
new China, Liying Instrumental Traditions, Leiden : CHIME, 2004. ix426 pages, 1 CD audio
Stephen Jones, musicien formé à la sinologie, ethnomusicologue, avait
déjà fourni une somme impressionnante: Folk Music of China, Living
Instrumental Traditions (Oxford : Clarendon Press, 1995). Spécialisé
depuis 1987 dans les musiques instrumentales des villages de la Chine du
Nord (Hebei, Shanxi), il nous raconte ici non pas tant « la vie musicale
d'un village » (pour reprendre le titre de la célèbre étude de Constantin
Brailoiu) que la vie des musiciens de village. À cet égard, l'amoureux des
musiques sera en partie déçu, car la vie d'un musicien (qu'il soit Cai An,
Yehudi Menuhin, Ravi Shankar, Oum Kalthoum) n'est certainement pas
ce qui passionne et convainc dans la musique ; de même,
l'ethnomusicologue ou le spécialiste des musiques chinoises devra patienter jusqu'au chapitre 10 pour obtenir des informations et des analyses sur
les musiques elles-mêmes.
Encore une histoire de plus d'un village, donc, après la centaine qui
ont suivi celle de Fanshen (William Hinton, New York : Vintage, 1966) ?
Oui, bien sûr, et vivante, souvent passionnante, parfois cruelle, toujours
digne. Une histoire sociale qui remet en perspective bon nombre
d'événements (parmi lesquels les famines marquent plus que les invasions,
les guerres, la politique) de l'histoire d'un village, Gaoluo 'Mfë, structuré
en Sud et Nord, en familles (ligneage), un village qui a la particularité
d'avoir été un des hauts lieux du catholicisme et de la guerre des Boxers.
Mais aussi autre chose que la vie d'un village, car cet ouvrage, fruit de très
nombreuses expéditions et séjours, le plus souvent en collaboration avec
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
Xue Yibin ou Zhang Zhentao, chercheurs à l'Institut de recherches musicales (Zhongguo yinyue yanjiusuo), place le rituel et la musique au cœur
des activités sociales, au cœur de la socialisation, du moins masculine.
Plucking the Winds (« collecter le folklore ») - encore un de ces jeux de
mots laids dont les Anglo-Américains se sont faits une spécialité : ce serait
la traduction littérale de caifeng $j5M si cai signifiait toujours pluck ztfeng
seulement winds - met en scène une vie sociale où l'Association musicale
(yinyue hui) doit jouer pour les enterrements, les inaugurations, le Nouvel
an, ou plutôt (p. 243), décrit « comment les villageois font de la musique
ensemble ». Nous revenons ainsi au cœur du projet etnnomusicologique,
non pas seulement l'étude des musiciens, ni des musiques, mais de la
« musicalisation », et du rapport du musicien à sa musique, à l'autre avec
qui il joue, à celui pour qui il joue. L'ouvrage bascule ainsi dans une dimension globale, où tout reprend sens : les images, les sons, les textes, les
références, les surnoms insolites, l'observateur, l'ethnologie, l'histoire,
sans oublier les quelques parenthèses méthodologiques. Et une fois de plus,
tout particulièrement dans cette Chine du Nord où la présence du catholicisme limite encore le travail du chercheur étranger, la place du musicologue se révèle un observatoire privilégié des relations entre culture, société
et histoire.
On ne manquera pas d'écouter aussi, publié par le même Stephen
Jones, Walking Shrill fe^è, The Hua Family Shawm Band, Pan, « Ethnie
Séries », Anthology of Music in China # 17, CD audio Pan 2109 (Leiden,
Pays-Bas).
François Picard
Université Paris IV-Sorbonne
Henning Klôter, Written Taiwanese, Wiesbaden : Harrassowitz, 2005.
352 pages
L'ouvrage de Henning Klôter est original à un double titre. Il est écrit par
un linguiste qui étudie les formes écrites, généralement délaissées par ses
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
collègues, pour qui l'oralité est le signifiant par excellence du langage. Il
traite des modes d'écriture d'une langue taiwanaise qui n'est généralement
pas considérée comme « écrite ».
Par « Taiwanese » (Taiyu Mm) H. Klôter entend la langue parlée
par plus de deux tiers des habitants de Taiwan, langue minnan HUl%, dérivée de celle des immigrants venus de la côte du Fujian aux XVIIe et
XVIIIe siècles. L'emploi de ce terme est justifié par la commodité bien
que le minnan ne soit ni la langue officielle de Taiwan, qui est le mandarin,
ni la langue maternelle de tous les habitants. En effet, celle-ci est pour près
de 20 % des usagers le mandarin, pour 12 % le Hakka et pour un peu plus
de 1 % l'une ou l'autre des langues austroasiatiques des populations anciennement implantées dans l'île.
Dans un chapitre introductif, l'auteur décrit la phonologie du taiwanais, son histoire lexicale, certains traits syntaxiques et fait l'inventaire des
solutions attestées pour écrire cette langue.
Le deuxième chapitre est consacré aux sources anciennes en caractères chinois, depuis les premiers textes écrits en minnan au XVIe siècle.
Plusieurs types de documents sont analysés : des pièces de théâtre, en
particulier le Lijingji UtiffB (L'histoire du litchi et du miroir, 1566) ; des
textes écrits en caractères chinois, à partir de la fin du XVIe siècle par des
missionnaires dominicains installés aux Philippines parmi des immigrants
venus de la région de Zhangzhou, au sud du Fujian (présentations de la
doctrine chrétienne, dictionnaires et grammaires, en écritures alphabétiques ou en caractères) ; des manuels de rimes datant du XIXe siècle, et, de
la même époque, une importante littérature de colportage comportant
surtout des chansons.
Dans le troisième chapitre, l'auteur analyse les écritures alphabétiques du taiwanais, dont la plus répandue fut la Church Romanization mise
au point autour de Xiamen au début du XIXe siècle par des missionnaires
protestants puis diffusée à Taiwan. La chapitre suivant traite de la période
d'occupation japonaise de l'île (1895-1945), marquée par l'introduction
d'une écriture en katakana et la prise de conscience de la multiplicité des
orthographes en usage.
612
Comptes rendus
Dans le dernier chapitre, consacré au taiwanais écrit contemporain,
H. Klôter rappelle que de 1945 à 1949, la volonté de « re-siniser » l'île
avait conduit les autorités de la République à encourager l'enseignement
des langues chinoises locales. Après 1949 et le repli du gouvernement du
Guomindang, suivi d'une vague d'immigration venue de toutes les provinces de Chine, la dominance du mandarin fut assurée de façon de plus
en plus exclusive, jusqu'à la libéralisation des années 1980. Le retour des
langues locales met à l'ordre du jour la question de leur écriture.
L'enseignement du taiwanais, admis depuis 2001 dans les écoles
primaires, n'a fait l'objet d'aucune normalisation graphique, en dépit de
l'intérêt porté à cette question par les milieux académiques. En 2002, des
examens ont été organisés par le ministère de l'Éducation pour sélectionner des enseignants de taiwanais et de hakka. Selon les instructions
officielles, les candidats étaient libres d'employer à l'écrit soit des caractères chinois soit un quelconque système de romanisation soit une écriture
mixte.
Cet ouvrage offre aux linguistes un important matériel, analysé avec
soin et bien documenté : 28 illustrations, 64 tableaux et une cinquantaine
de pages d'appendices. Il n'est cependant pas besoin d'être spécialiste
pour apprécier la situation exceptionnelle de l'écriture du taiwanais. Plusieurs écritures sont en concurrence (« polygraphie ») et pour chacune
d'elle de nombreuses orthographes sont attestées. Ainsi, pour les caractères chinois, les tenants des étymologies savantes s'opposent aux partisans
de l'utilisation des graphies employées dans la littérature populaire, les
uns et les autres se divisant en de multiples groupes. De nombreux dictionnaires ont été publiés : produits par des auteurs individuels, ils comportent entre eux d'importantes différences. Les ouvrages littéraires en
taiwanais, qui commencent à être admis dans les circuits éditoriaux, ne
tiennent aucun compte de ces dictionnaires et ne sont pas non plus homogènes entre eux.
On peut penser cette situation en termes de légitimité. La langue
taiwanaise n'est plus «illégitime» depuis les années 1990 mais elle n'a
pas la légitimité d'une langue d'État et, bien que son expression graphique
soit acceptée et progresse, elle n'a cours ni dans l'administration ni dans
613
Comptes rendus
les grands journaux. Sa place dans la littérature reste marginale. Dans ces
conditions, en dépit des souhaits d'organisations militantes et de certains
organismes de normalisation, l'anarchie qui caractérise ses usages est sans
inconvénient grave et peut subsister encore longtemps. Il faut noter aussi
que les jeunes Taiwanais, quelle que soit leur langue d'origine, ont tendance à pratiquer de plus en plus le mandarin, voire l'anglais, qui sont des
langues internationales.
En réfléchissant à la liberté que prennent les usagers d'une langue
dès que les circonstances historiques le permettent, H. Klôter ouvre un
chantier neuf en linguistique chinoise.
Written Taiwanese offre une mine de renseignements, aussi bien
pour le sociologue que pour le linguiste, et sa lecture est aisée.
Viviane Alleton
CECMC/EHESS
Sung-sheng Yvonne Chang, Literary Culture in Taiwan. Martial Law to
Market Law, New York, Chichester (West Sussex) : Columbia University
Press, 2004. x-271 pages
June Yip, Envisioning Taiwan. Fiction, Cinéma, and the Nation in the
Cultural Imaginary, Durham, Londres : Duke University Press, 2004. 356
pages
Ces deux ouvrages sont complémentaires dans la mesure où ils envisagent
chacun selon une perspective différente la manière dont la littérature taiwanaise s'est forgée sa propre identité au cours des dernières décennies.
Tandis que Literary Culture in Taiwan s'attache à retracer l'histoire des
principaux mouvements littéraires depuis 1945 en insistant sur le rôle des
institutions culturelles, Envisioning Taiwan analyse plus particulièrement
Études chinoises, vol. XXIV (2005)
Comptes rendus
le regard des écrivains « nativistes » (xiangtu Mi.) e t du Nouveau Cinéma sur l'émergence de la nation taiwanaise.
D'entrée de jeu, l'auteur de Literary Culture in Taiwan prend soin
de préciser que son analyse, centrée la notion d'institution littéraire,
s'appuie sur les théories de Bourdieu tout en les adaptant au contexte
taiwanais. Le premier chapitre examine le contexte académique et les
cadres conceptuels en montrant comment les catégories esthétiques dominantes peuvent déterminer la création et la perception des œuvres littéraires. Depuis la levée de la loi martiale en 1987, la sphère culturelle s'est
restructurée et les chercheurs taiwanais ont manifesté un intérêt croissant
pour leur propre héritage culturel tout en adoptant les cadres théoriques
occidentaux acquis durant des études à l'étranger ou transmis par les chercheurs installés aux Etats-Unis comme David Der-wei Wang, lequel valorise la notion de communauté panchinoise (huaren shijie ^ À t Ë ^ - ) et voit
dans la littérature de l'île une survivance des modèles de la fiction Qing.
Dans la suite de son exposé, tout en se défendant de toute affirmation sinocentriste, l'auteur souligne la continuité des institutions culturelles
dans le Taiwan des années 1950, et de l'orthodoxie idéologique qu'elles
imposent, avec la période républicaine chinoise ainsi que l'influence
contradictoire des facteurs politiques et économiques sur la création littéraire. Dans un premier temps, la production culturelle hérite également de
la mission didactique qui lui était assignée au lendemain du Quatre Mai et
se voit orientée dans une direction conservatrice, libérale et anticommuniste par le gouvernement autoritaire, tandis qu'apparaît une « littérature pure » (chun wenxue ^SJf^) se voulant apolitique. Mêlant esthétique traditionnelle et modernisme occidental, le courant moderniste des
années 1960, dont le poète Yu Guangzhong est l'un des initiateurs, cherche à défier la culture conformiste dominante tout en continuant à considérer la Chine comme le centre auquel se référer. Né lui aussi d'un sentiment
d'insatisfaction à l'égard de la politique, le mouvement « nativiste »
(xiangtu), dans les années 1970, rompt avec cette idéologie sinocentriste,
attaque l'élitisme des modernistes et rejette l'Occident comme une menace
envers l'identité nationale. Les nativistes de gauche dont Chen Yingzhen
615
Comptes rendus
traitent courageusement de sujets tabous comme celui des victimes de la
Terreur Blanche dans les années 1950. Les « localistes » (bentu ^ i . ) ,
quant à eux, apparaissent comme les véritables précurseurs du mouvement
de construction d'une littérature nationale taiwanaise.
L'ouvrage analyse ensuite le rôle non négligeable joué par les suppléments littéraires (fitkan §!f-f!|) dans la création d'une littérature répondant aux goûts des classes moyennes. Les fukan, qui accueillent essentiellement des genres littéraires courts tels que prose traditionaliste et essais
familiers, manifestent une résistance à un contrôle politique déclaré et
effacent les frontières entre culture d'élite et culture populaire. En parallèle, le Nouveau Cinéma se développe avec Hou Hsiao-hsien, qui refuse
toute prise de position politique et contribue à définir une identité taiwanaise indépendante.
Dans les années 1980, la création littéraire reflète une certaine aspiration à une culture élitiste, phénomène que révèle particulièrement la
personnalité multiple de Zhu Tianwen, qui, par son attention aux émotions
de la vie quotidienne, reste proche de la « littérature de boudoir » (guixiu
wervcue M^^C^, représentée par Yuan Qiongqiong), tout en l'élevant à
un autre niveau et en s'inspirant de l'esthétique de l'ordinaire propre à
Zhang Ailing. Durant cette période, les auteurs qualifiés de «néonativistes » (xin xiangtu ^ffMi.) restent fidèles au nativisme en identifiant
Taiwan comme leur patrie. Dans les années 1990, le post-modernisme, le
post-colonialisme, la nouvelle gauche, et le pluralisme intellectuel avec le
mouvement du Petit Théâtre, ont renforcé l'autonomie d'une littérature qui
n'est plus guère soumise aujourd'hui qu'à la force dominante du marché,
commune aux sociétés capitalistes avancées. À l'opposé de l'idéologie
culturelle sinocentriste qui prévalait dans les années 1950 et 1960, l'esprit
« localiste » persiste : Taiwan est désormais un centre à la culture hybride
et multi-ethnique.
Envisioning Taiwan explore également la construction de l'identité
taiwanaise de la décolonisation japonaise à nos jours, tout en se concentrant essentiellement sur la littérature « nativiste » à la fin des années 1960
et dans les années 1970 et sur le Nouveau Cinéma taiwanais dans les an616
Comptes rendus
nées 1980 et en s'interrogeant sur leur rôle dans cette évolution de la conscience de soi comme d'une entité distincte. Tous deux fascinés par les
spécificités socio-historiques de l'île, Huang Chunming, écrivain « nativiste », et Hou Hsiao-hsien, chef de file du Nouveau Cinéma, ont contribué à façonner la nouvelle image de Taiwan. La littérature xiangtu, représentée essentiellement par Wang Tuo, Chen Yingzhen, Huang Chunming
ou Wang Zhenhe, s'attache aux aspects humains et sociaux plutôt que
formels ou esthétiques et s'enracine dans la terre d'Extrême-Orient, alors
que le modernisme cherche son inspiration en Occident, comme le souligne un Chen Yingzhen en forçant le trait.
Avec le mouvement « néonativiste », la conscience nationale se développe encore davantage : un auteur comme Zhu Tianwen se défait peu à
peu de son « obsession » pour une Chine mythique et se tourne vers la
réalité taiwanaise contemporaine, tout en nouant des liens étroits avec le
Nouveau Cinéma. Cet intérêt, que reflètent également le mouvement de la
peinture de plein air et le goût pour les chansons populaires locales, se
retrouve également dans les films du Nouveau Cinéma Taiwanais, en
particulier dans La Cité des douleurs ou Le Maître de marionnettes de Hou
Hsiao-hsien, dans lesquels la mémoire insulaire joue un rôle crucial.
L'accent y est mis sur la diversité linguistique ainsi que sur la culture
populaire, de même que dans le roman de Huang Chunming intitulé Le
Gong, dont les qualités « cinématographiques » sont par ailleurs indéniables. L'auteur rappelle que, comme nombre d'écrivains de l'époque du
Quatre Mai en Chine, les écrivains xiangtu rejettent la vie urbaine et
s'identifient davantage à la ruralité, dépositaire des coutumes populaires et
de la culture locale, et qui peut être comparée à la notion de Heimat dans
la littérature allemande des années 1960.
Le Nouveau Cinéma cherche à créer un nouveau langage visuel en
se dégageant du modèle occidental et traite également de la dualité villecampagne avec Les Garçons de Fengkui ou Poussière dans le vent. Avec
La Fille du Nil en 1987, puis des films ultérieurs comme Goodbye South,
Goodbye en 1996, Hou Hsiao-hsien situe l'action dans la ville moderne de
Taipei ouverte à des influences variées. Tout au long de son œuvre, le
réalisateur brosse un portrait de Taiwan hétérogène et multiple en rompant
617
Comptes rendus
avec l'idée du modèle cohérent et stable qui prévalait par le passé et le
décrit non pas comme une entité organique, unifiée, stable, mais comme le
lieu d'une culture hybride, cosmopolite et multilinguistique, que l'auteur
désigne du néologisme de « dissémi-nation ». Avec l'expérience de l'exil,
la révolution sexuelle et féministe et l'essor du capitalisme mondial, Taiwan se compose un visage nouveau. Alors que l'opposition entre la politique et l'esthétique prédominait par le passé, les forces du marché jouent
désormais un rôle de tout premier plan. J. Yip suggère enfin de briser les
classifications et les catégories traditionnelles de l'enseignement académique, à la recherche d'une prétendue « authenticité » culturelle, en
s'intéressant à une production hybride influencée par la modernité et
l'Occident.
Véritables mines d'informations, ces deux ouvrages très stimulants
privilégient l'étude d'œuvres portant en elles la marque d'une quête de
l'identité taiwanaise et devraient, à ce titre, passionner autant les historiens
que les spécialistes de littérature ou de cinéma.
Marie Laureillard
Université Paris IV-Sorbonne
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