Abeilles et biocides : le Service Public Fédéral
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Abeilles et biocides : le Service Public Fédéral
Abeilles et biocides : le Service Public Fédéral est attentif ! Il est souvent question de la toxicité des produits phytosanitaires pour les abeilles, et pour les insectes en général. On parle beaucoup moins des biocides. Ceux-ci sont pourtant partout, et utilisés en quantités parfois très importantes. Anti-fourmis, produits de traitement du bois, désinfectants, antimoisissures, poisons pour "se faire quitte" des rats et des souris… Bon nombre de ces produits sont loin d’être anodins sur le plan environnemental, et certains sont hautement toxiques pour l’abeille. Représentent-ils un danger pour celle-ci ? Par Janine Kievits Le nombre de produits biocides présents sur le marché est en constante évolution. Il tend à augmenter ! Les quantités vendues sont loin d’être négligeables : plus de trente-cinq mille tonnes tonnes en 2010. Le Service Public Fédéral Santé publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et environnement, a voulu en savoir plus et a confié à Nature & Progrès Belgique la réalisation d'une étude à ce propos. Le rapport, outre des considérations générales sur la biologie et la toxicologie de l’abeille, inventorie et synthétise la littérature scientifique relative à quatre molécules utilisées comme biocides, choisies parce qu’elles sont connues pour leur toxicité pour l’abeille et parce que la recherche scientifique qui les concerne est suffisamment développée pour permettre l’analyse. Deltaméthrine, imidaclopride et fipronil sont utilisés dans les produits de lutte contre les fourmis, cafards et guêpes ; quant à la cyperméthrine, c'est un des insecticides courants des produits de traitement du bois. Ces produits revêtent des formes diverses : sprays, solutions émulsifiables, poudres… Que ressort-il de cette "mise à plat" de la littérature existante ? Tout d’abord que l’abeille est exposée aux toxiques d'une façon bien différente des Hommes, et des vertébrés en général. Son métabolisme est très élevé et elle consomme, pour le vol, des quantités de sucres importantes. D’après les calculs faits dans la littérature, les quantités ingérées par jour pourraient représenter deux à trois fois son poids. Une reine d’abeilles peut aussi pondre, en un seul jour, une quantité d’œufs dépassant son propre poids. En outre, la butineuse ne se charge pas que du nectar qu’elle consomme mais aussi de celui qu’elle régurgite une fois rentrée à la ruche. Elle est donc en contact avec des quantités importantes de nectar et, donc, de toxiques - si celui-ci est contaminé - qui sont hors de proportion avec les quantités qu’ingère un vertébré pour son alimentation. Couverte de poils faits pour collecter les grains de pollen, l'abeille en volant ramasse les microparticules, y compris celles qui contiennent des contaminants - et c’est l’un des éléments qui la font considérer comme une "sentinelle" de l’environnement. Elle accumule des réserves qu’elle consomme parfois après plusieurs mois, ce qui complique l’identification des causes de problème éventuel, en cas de mortalité hivernale notamment : une abeille peut s’intoxiquer, en hiver, en consommant des réserves accumulées pendant l’été. L'abeille est fidèle à ses sources de butinage car elle mémorise la couleur, la symétrie, l’odeur et le toucher des fleurs qu’elle fréquente. Si elle commence à butiner une culture contaminée, elle butinera cette même culture pendant toute la durée de sa floraison avec, pour conséquence, une intoxication chronique qui pourra générer des effets mortels, mais aussi des effets "sublétaux", c’est-à-dire des effets qui ne la tuent pas directement. Ces effets, plus insidieux que les mortalités aiguës, peuvent tuer la colonie si, par exemple, les butineuses intoxiquées ne rentrent pas à la ruche - celle-ci se videra alors peu à peu de ses occupants - ou si la durée de vie des abeilles est abrégée. Les abeilles d’hiver en particulier, qui vivent beaucoup plus longtemps que les abeilles d’été, doivent subsister suffisamment longtemps dans la colonie pour que celle-ci puisse redémarrer au printemps. Si leur longévité est entamée, la colonie dépérira avant d’avoir pu se redéployer lorsque revient la bonne saison. Enfin, les contaminants peuvent agir en synergie avec les microbes de la ruche. Ceux-ci sont nombreux et comptent de nombreuses espèces bénéfiques, comme les levures qui permettent la bonne conservation du pollen. Mais ils comptent aussi des espèces parasites dont toute ruche ou quasiment est porteuse et qui se révèlent pathogènes si la colonie s’affaiblit, ou si le système immunitaire des individus est déficient. Ce mécanisme est de plus en plus souvent évoqué dans les hypothèses qui tentent d’expliquer la surmortalité dont sont actuellement victimes les ruchers. Comment les abeilles s'intoxiquent Les abeilles sont exposées aux toxiques lorsqu’elles volent dans un nuage de pulvérisation, ou lorsque le nectar ou le pollen sont contaminés. Elles peuvent l’être aussi par les eaux qu’elles consomment : les abeilles boivent volontiers les eaux de ruissellement car elles n’aiment pas les surfaces d’eaux libres. Elles peuvent également s’abreuver aux gouttelettes d’exsudation ; l’exsudation - qu’on appelle aussi parfois "guttation" mais il s'agit du terme anglais - est un phénomène ponctuel qui se traduit par l’apparition de petites gouttes d’eau au bord des feuilles des plantes. En cas de contamination du sol ou de la plante elle-même, ces gouttelettes sont très chargées en toxiques. Tout ceci doit être gardé en mémoire lorsqu’on veut comprendre les mécanismes d’intoxication des abeilles. Voyons maintenant ce qui ressort de l’examen de la toxicité, pour l’abeille, des différentes molécules - Le fipronil apparaît comme une substance très contaminante : on la retrouve dans les eaux de surface, dans les eaux d’estuaires et même, selon une étude américaine, dans les poussières provenant de l’intérieur des habitations. Cette contamination provient vraisemblablement à la fois des usages biocides - anti-termites, anti-fourmis - et vétérinaires - colliers anti-puces - de la substance. Les usages phytosanitaires entraînent sa présence dans le nectar et le pollen des fleurs. Sa toxicité élevée pour l’abeille n’est pas contestée et il est établi qu’à faibles doses, le fipronil peut, sans tuer l’abeille, en perturber gravement le comportement. Les abeilles partent butiner mais restent immobiles sur les fleurs ou se trouvent, par exemple, sur la fleur, hors zone de butinage. Leurs facultés d’apprentissage sont perturbées. Le fipronil agit, en outre, de façon synergique avec d’autres substances : sa toxicité augmente lorsqu’il est associé avec des fongicides azoles ou avec des néonicotinoïdes. L’association fipronil - néonicotinoïdes fait d’ailleurs l’objet d’un brevet. Enfin, la contamination par le fipronil accroît considérablement la sensibilité de l’abeille à une maladie, la nosémose. Si les quantités de cette substance utilisées en biocides sont bien plus faibles que celles qui sont utilisées en produit phytosanitaire, l’abeille peut toutefois être exposée à certains des produits la contenant, notamment les anti-fourmis, lorsqu’ils sont employés à l’extérieur. - L’imidaclopride est une substance hautement toxique pour l’abeille. Elle est très systémique : on la retrouve donc dans le nectar et le pollen des plantes, ainsi que dans les eaux d’exsudation. Cette substance provoque aussi des effets non mortels pour l’individu, mais susceptibles de porter atteinte au bon développement de la colonie. Dynamisant aux faibles doses, l’imidaclopride rend les abeilles apathiques aux doses les plus élevées. La molécule perturbe ensuite l’aptitude des abeilles à la danse (1) ou à retrouver leur ruche après le butinage. Tout comme le fipronil, elle a des propriétés synergiques avec d’autres contaminants et diminue la résistance de l’abeille aux maladies et entame sa longévité. Elle perturbe les facultés de mémoire et d’apprentissage. L’étude toxicologique de la molécule d’imidaclopride est plus qu’intéressante car elle présente un profil peu courant. Normalement, l’effet d’un toxique est proportionnel à la dose ingérée ou appliquée. Or ce n’est pas le cas, chez l’abeille, pour l’imidaclopride : les mortalités à doses très basses égalent celles qu’on observe à doses bien plus élevées, tandis qu’elles sont plus faibles à dose moyenne. Elles apparaissent aussi plus rapidement à faible dose qu’à dose plus élevée. Ces constats remettent en cause le principe de base, généralement admis, qui veut que "la dose fait le poison" et pourraient bien bouleverser les fondements des études toxicologiques actuellement réalisées pour évaluer l’innocuité des substances biocides ou phytosanitaires pour l’environnement. - La cyperméthrine et la deltaméthrine, qui appartiennent toutes deux à la famille des pyréthrinoïdes, ont été considérées ensemble car de nombreuses études scientifiques en font autant. Ces molécules sont beaucoup moins stables à la lumière que les deux précédentes. Utilisées en pulvérisation, elles sont réputées non systémiques. L’analyse chimique n’en relève pas moins leur présence dans le pollen des ruchers. Elles sont réputées avoir un effet répulsif sur les abeilles, à tel titre que l’usage de certaines d’entre elles est autorisé en pleine floraison (2). Une étude détaillée, menée en 1986, montre cependant que l’arrêt du butinage, effectivement observé après pulvérisation, n'est pas dû au fait que les abeilles s’approchent plus du champ traité, mais bien à l’effet dit "knock-down" qui rend l’insecte inapte à encore butiner après un premier contact avec l’insecticide. Ces substances interfèrent avec la capacité de retour à la ruche, et avec la capacité de thermorégulation de l’abeille. Les abeilles contaminées meurent donc à l’extérieur car elles ne peuvent ni revenir chez elles ni lutter contre le refroidissement nocturne. On constate aussi des effets sur la durée de vie, sur les capacités d’apprentissage et sur la reproduction : la contamination accroît le temps que met l’abeille à se développer à partir de l’œuf. Les pyréthrinoïdes sont de redoutables synergistes des fongicides azoles. Rappelons enfin qu’ils sont très toxiques pour le milieu aquatique. En France, un usage biocide des pyréthrinoïdes a été fortement soupçonné de causer des pertes dans les ruchers : des milliers de ruches sont mortes après pulvérisation de bâtiments d’élevage et de camions de transport de bétail à l’aide de ces insecticides, dans le cadre de la lutte contre le culicoïde, agent vecteur de la fièvre catarrhale ovine, ou maladie de la langue bleue (3). Les analyses d’abeilles mortes ont montré la présence de pyréthrinoïdes qui avaient été utilisés à cette fin. Chez nous, la consommation d’eaux de ruissellement contaminée par le traitement du bois est une voie d’intoxication possible. Quelques éléments supplémentaires… Le rapport considère aussi les abeilles sauvages, mais relativement moins que les abeilles domestiques, parce que la littérature scientifique qui les concerne est moins abondante. Elle montre néanmoins qu’un contaminant, à dose sublétale, peut avoir des effets lourds sur le devenir de certaines espèces. Chez le bourdon commun (Bombus terrestris), par exemple, l’imidaclopride à faible dose diminue drastiquement le nombre de reines que la colonie est capable d’élever. Le rapport d’étude se termine par quelques recommandations, portant notamment sur l’étiquetage des produits, et sur l’information du public en matière d’utilisation des biocides, et surtout d’alternatives à l’usage de ces produits. Le rapport complet est disponible sur le site du SPF, au lien www.health.belgium.be/internet2Prd/groups/public/@public/@mixednews/documents/ie2for m/19081892.pdf, ou en tapant "biocides abeilles SPF" dans votre moteur de recherches. Nature & Progrès Belgique remercie le service "Biocides" du Service Public Fédéral Santé publique de nous avoir donné l’opportunité de réaliser ce travail. Notes : (1) La danse est l’ensemble de mouvements que l’abeille effectue sur le rayon de la ruche pour indiquer à ses sœurs l’emplacement de butinage qu’elle a trouvé. (2) C’est le cas, en Belgique, pour les produits Nexide (gamma-cyalothrine) et Karis 100 CS (lambda-cyalothrine) (source : Fytoweb). (3) Voir notamment le site d’Apivet : www.apivet.eu/2009/02/la-lutte-contre-la-fco-peutelleêtre-responsable-de-cas-dintoxication-des-abeilles-la-question-est-p.html