La transition numérique au coeur des territoires, Nicolas Colin

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La transition numérique au coeur des territoires, Nicolas Colin
 TheFamily LA TRANSITION NUMERIQUE AU CŒUR DES TERRITOIRES Nicolas Colin Version du 3 mars 2016 (Projet d’étude de place, en cours de réalisation, en partenariat avec l’Institut Montaigne, Terra Nova, le Groupe Caisse des Dépôts et le Groupement économique Sanitaire Electricité Chauffage (GESEC).) Version de travail du 3 mars 2016 Page 1/91 © TheFamily SAS INTRODUCTION ................................................................................... 4 NOUVELLE ECONOMIE, NOUVELLE GEOGRAPHIE .......................................... 7 Valeur et richesse dans l’économie des rendements croissants ....................................... 7 Qu’est-­‐ce qu’une entreprise numérique ? ....................................................................................... 7 Protection des positions dominantes et relais de croissance .......................................................... 9 Création et réalisation de valeur dans l’économie numérique ...................................................... 11 Les travailleurs dans l’économie numérique ................................................................. 13 Destruction des emplois et polarisation ........................................................................................ 13 Quelle formation de la main-­‐d’œuvre ? ........................................................................................ 15 Des emplois de moins en moins qualifiés ...................................................................................... 17 Un nouveau paradigme, tout change ............................................................................ 19 La bulle et ses suites : nouvelles infrastructures, nouvelles grandes entreprises .......................... 19 Le paradigme que nous quittons : l’économie de masse ............................................................... 21 Le paradigme dans lequel nous entrons : l’économie numérique ................................................. 24 DEJOUER LA CONCENTRATION DE LA RICHESSE .......................................... 27 Une redistribution radicale de la richesse ..................................................................... 27 La déformation des chaînes de valeur ........................................................................................... 27 Les premiers sont les derniers ....................................................................................................... 29 Les pouvoirs publics dépassés ? .................................................................................................... 31 Les nouveaux effets d’agglomération ........................................................................... 33 Les emplois et le territoire ............................................................................................................. 33 La globalisation des effets d’agglomération ................................................................................. 35 La guerre mondiale des talents ..................................................................................................... 37 Les tempéraments ........................................................................................................ 40 La tension du marché immobilier .................................................................................................. 40 La confrontation au tangible et au local ....................................................................................... 42 Y aura-­‐t-­‐il un point de dissémination dans l’économie numérique ? ............................................ 44 Version de travail du 3 mars 2016 Page 2/91 © TheFamily SAS PEUT-­‐ON REPLIQUER LA SILICON VALLEY ? .............................................. 47 Comprendre la Silicon Valley ........................................................................................ 47 La vallée de Santa Clara ................................................................................................................ 47 William Shockley et Fairchild ......................................................................................................... 49 Intel : déclenchement d’une nouvelle révolution technologique ................................................... 51 Comprendre le rôle de la dépense publique .................................................................. 53 Le monde académique enrôlé dans l’effort de guerre ................................................................... 53 Frederick Terman et la dépense publique ..................................................................................... 55 Le passage de témoin de la dépense publique à l’investissement privé ........................................ 57 La Silicon Valley, écosystème entrepreneurial .............................................................. 59 La culture entrepreneuriale ........................................................................................................... 59 La sécurité économique des entrepreneurs ................................................................................... 61 La Silicon Valley, puissance politique ............................................................................................ 63 DE NOUVEAUX TERRITOIRES ................................................................. 67 Le rôle critique des entrepreneurs ................................................................................ 67 Les ingrédients d’un écosystème entrepreneurial ......................................................................... 67 Les entrepreneurs et les institutions .............................................................................................. 69 Peut-­‐on attirer des entrepreneurs ? .............................................................................................. 71 Quel soutien des pouvoirs publics ? .............................................................................. 74 Le capital de départ ....................................................................................................................... 74 L’impasse des clusters ................................................................................................................... 77 Pourvoir des ressources non financières ....................................................................................... 80 Quelle stratégie de développement territorial ? ........................................................... 82 Privilégier l’entrée par les besoins des habitants .......................................................................... 82 Déployer de nouveaux services publics ......................................................................................... 84 Couvrir les citoyens contre les nouveaux risques .......................................................................... 86 BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE .................................................................. 89 Version de travail du 3 mars 2016 Page 3/91 © TheFamily SAS INTRODUCTION Le numérique n’est pas seulement une technologie, encore moins un secteur parmi d’autres. Comme les canaux, le transport ferroviaire, l’acier, l’électricité ou le pétrole, les technologies numériques ont bouleversé la manière de produire et de consommer et font entrer toutes les filières dans un nouveau paradigme. A terme, toute notre économie sera numérique : dominée par des entreprises numériques qui, telles Google ou Amazon, capteront l’essentiel de la valeur dans des chaînes de valeur recomposées. La transition numérique des filières culturelles, de la vente par correspondance ou du voyage n’était qu’un avant-­‐goût de ce qui se passera demain dans le reste de l’économie – des transports au luxe en passant par l’automobile, l’énergie, l’agriculture ou la santé. Comme toute révolution technologique, la révolution numérique a culminé avec l’éclatement d’une bulle spéculative. À la phase initiale de mise en place de l’économie numérique a succédé une autre phase, celle du déploiement1. A mesure que l’économie numérique se déploie, des positions dominantes sont à prendre dans toutes les filières. Le point d’aboutissement de cette phase de déploiement sera, dans certains pays, la mise en place de nouvelles institutions : consacrant la domination de certaines entreprises et de certains territoires, ces institutions réaligneront les intérêts des différentes parties prenantes (les entreprises, les ménages, les pouvoirs publics) et permettront peut-­‐être d’entrer dans un nouvel âge d’or. Si nous mettons en place les institutions adaptées, nous connaîtrons les Trente glorieuses de l’économie numérique. La France n’a pas encore pris ses marques dans ce paradigme naissant. Depuis 2000, ses élites se sont désintéressées de la transition numérique. Notre pays n’a pas su faire grandir des entreprises numériques françaises dominant leur filière à l’échelle globale. Nous avions, dans l’ancien paradigme, des géants de l’industrie automobile (Renault, PSA), du BTP (Vinci, Bouygues, Eiffage), du pétrole (Total), de l’assurance (Axa) ou du luxe (LVMH). Dans le nouveau paradigme, l’économie globale est dominée exclusivement par des entreprises américaines et, de plus en plus, chinoises. Pour ces entreprises dominantes, la France n’est plus qu’un marché de débouchés et un vivier de ressources qu’elles intègrent à leur chaîne de production : nos ingénieurs, qu’elles font travailler dans des centres de R&D subventionnés par le crédit d’impôt recherche ; nos internautes, dont elles collectent de façon régulière et systématique les données personnelles pour en extraire toute la valeur. Faute d’avoir fait grandir nos propres géants de l’économie numérique, la valeur ajoutée déserte notre territoire et notre revenu national se contracte. A mesure que la valeur et la richesse se raréfient, c’est notre économie nationale tout entière qui est menacée de déclassement. Nous sommes déjà dépassés, dans l’économie numérique, par les États-­‐Unis, la Chine, le Royaume-­‐Uni ou Israël ; le danger, demain, est que le destin de la France se confonde à celui de l’Argentine, où l’appauvrissement de la Nation a précipité le pays dans une crise sociale et politique durable. Il nous faut déjouer cette tendance et exploiter la transition numérique à notre avantage : faire grandir enfin nos propres géants de l’économie numérique ; mettre en place les institutions permettant de hâter notre entrée dans le nouveau paradigme et le rendre soutenable. Les territoires ont un rôle à jouer dans cette démarche. Le développement de l’économie numérique nationale viendra, en grande partie, du développement numérique de ses territoires : 1
Carlota Perez, Technological Revolutions and Financial Capital, Edward Elgar Publishing, 2003. Version de travail du 3 mars 2016 Page 4/91 © TheFamily SAS •
contrairement à un préjugé répandu, l’économie numérique est d’abord un phénomène local. C’est à petite échelle, dans la rencontre avec ses premiers utilisateurs, qu’une application numérique amorce sa croissance. La dimension locale de la transition numérique est d’autant plus vraie qu’elle concerne de plus en plus des secteurs d’activité tangibles ; •
parce qu’il s’agit de défricher le nouveau, l’expérimentation est nécessaire. Il s’est passé la même chose à l’aube de l’économie de la production et de la consommation masse : avant que la protection sociale ne s’incarne dans des institutions nationales, elle a été imaginée et mise à l’épreuve sur le terrain par les acteurs du mouvement mutualiste ; •
enfin, c’est sur un territoire particulier, d’ailleurs pas si étendu que cela, qu’a été amorcée l’économie numérique globale et qu’elle concentre aujourd’hui la plupart de ses centres de décision. La Silicon Valley, bande de terre de 80 kilomètres sur 40, est aujourd’hui le principal foyer de création de valeur dans cette économie numérique partie à la conquête du monde. L’histoire ne manque pas de tentatives de répliquer la Silicon Valley. Comme l’ont montré de nombreux travaux, elles ont toujours été vaines : •
la Silicon Valley d’aujourd’hui est le résultat d’une histoire longue de plusieurs décennies – un système aussi complexe ne peut être planifié, encore moins bâti en un jour ; •
la Silicon Valley a amorcé son développement à un moment précis du cycle des révolutions technologiques : il serait vain de vouloir bâtir une Silicon Valley, qui a précédé puis accompagné la transition numérique, alors que cette transition est déjà entrée depuis 15 ans dans sa phase de déploiement. Les territoires doivent s’interroger sur d’autres manières de s’insérer dans une économie numérique de plus en plus mature ; •
comme les entreprises numériques elles-­‐mêmes, la Silicon Valley est portée par des rendements croissants, qui accélèrent son développement à mesure qu’elle concentre en son sein de la puissance économique et industrielle. Les fenêtres d’opportunité pour la concurrencer se referment donc à toute vitesse. Malheureusement, il n’existe pas, à ce jour, de mode d’emploi pour amorcer le développement numérique d’un territoire. La Silicon Valley, encore une fois, est impossible à imiter, encore moins à rattraper. Tous ceux qui ont tenté l’un ou l’autre ont éprouvé de cruelles désillusions. Pour bien comprendre les enseignements à tirer du cas singulier de la Silicon Valley, il faut : •
comprendre ce qu’est l’économie numérique et en quoi son déploiement – la transition numérique – constitue un changement de paradigme ; •
réaliser qu’après vingt ans de transition numérique, il est désormais plus facile de comprendre son impact sur la géographie de la valeur ajoutée et des emplois ; •
raconter la Silicon Valley pour mieux cerner les conditions singulières de son développement, entre terreau favorable, circonstances historiques et rôle clef de certains individus ; •
en déduire des pistes pour que les acteurs des territoires puissent s’engager dans une démarche de développement numérique, en tirant parti des forces de chaque territoire. La présente étude fournit un modèle de compréhension de la géographie de l’économie numérique. Elle propose également un cadre méthodologique pour passer à l’action dans cette Version de travail du 3 mars 2016 Page 5/91 © TheFamily SAS économie à l’échelle des territoires. Elle sera amenée à être affinée, dans le cadre d’études complémentaires, par des mises à l’épreuve du modèle et du cadre méthodologique associé : sur des territoires particuliers, dans des filières ou sur des problématiques en particulier. Version de travail du 3 mars 2016 Page 6/91 © TheFamily SAS NOUVELLE ECONOMIE, NOUVELLE GEOGRAPHIE Valeur et richesse dans l’économie des rendements croissants Qu’est-­‐ce qu’une entreprise numérique ? L’économie numérique est malaisée à définir. Les entreprises numériques ne se distinguent pas par l’intensité de leur recours aux technologies numériques : beaucoup de grandes entreprises traditionnelles, comme les banques ou les grands distributeurs, opèrent d’immenses systèmes d’information. Elles ne sont pas non plus nichées dans quelques secteurs plus accueillants que les autres pour les entreprises numériques : on a longtemps cru que l’économie numérique se cantonnerait aux secteurs les plus immatériels, comme les contenus ou la publicité ; mais on réalise aujourd’hui qu’elle s’étend à des activités de plus en plus tangibles sur des marchés de plus en plus réglementés. L’économie numérique fait plus qu’améliorer l’existant : elle est un nouveau régime de production et de consommation qui s’impose, de proche en proche, dans toute l’économie. L’une des principales caractéristiques qui met à part les entreprises numériques, comme Amazon, Airbnb ou Uber, est la croissance des rendements de leur activité – autrement dit le fait que plus ces entreprises courent, plus elles courent vite2. Ces rendements croissants sont une anomalie dans l’économie traditionnelle, où la grande taille devient vite synonyme d’essoufflement. La croissance d’une entreprise traditionnelle lui permet certes de réaliser des économies d’échelle, en diminuant le coût des intrants et en recoupant plus vite les coûts fixes. Mais ces économies d’échelle disparaissent au-­‐delà d’une certaine taille, à partir de laquelle les circuits de distribution s’allongent, la main-­‐d’œuvre est plus coûteuse et plus difficile à manager, ou encore l’approvisionnement en matières premières se renchérit. La croissance de l’entreprise ne peut alors que s’essouffler : c’est en général le moment qu’elle choisit pour ralentir sa croissance, consolider ses marges et défendre ses parts de marché face à ses concurrents directs – avec lesquels elle forme un oligopole, caractéristique des marchés traditionnels de biens et services3. En présence de rendements croissants, la dynamique est inversée : la grande taille n’est plus synonyme d’essoufflement mais, au contraire, d’accélération. On observe alors, sur ces marchés atypiques, une tendance à l’extrême concentration : dans l’économie numérique, lorsque plusieurs entreprises se sont lancées sur le même marché, l’une d’elles sort du lot à un certain point et commence à creuser l’écart avec ses concurrents. La croissance de ses rendements lui permet d’accélérer et de marginaliser les autres entreprises. Comme dans les activités de réseau traditionnelles, tels le transport ferroviaire ou les télécommunications, la position dominante d’une entreprise devient à terme un monopole naturel, potentiellement prédateur pour ses clients. Heureusement, la tendance des entreprises numériques au monopole naturel est tempérée par une grande volatilité. Dans l’économie numérique, les positions dominantes sont précaires parce que la pression concurrentielle est constante : •
la pression des nouveaux entrants ne se relâche jamais : les startups, dont le coût 2
W. Brian Arthur, "Increasing Returns and the New World of Business", Harvard Business Review, juillet-­‐août 1996. Bruce Henderson (1976), "The Rule of Three and Four", BCG Perspectives. 3
Version de travail du 3 mars 2016 Page 7/91 © TheFamily SAS d’amorçage s’est effondré ces dix dernières années, n’ont rien à perdre et sont de mieux en mieux financées par le secteur du capital-­‐risque ; les grandes entreprises numériques, qui dominent des marchés adjacents, cherchent en permanence à se diversifier pour soutenir leurs rendements croissants et consolider leur position dominante sur leur marché d’origine ; •
même marginalisées sur le marché, les entreprises en place peuvent elles aussi reprendre l’initiative et contester la position de l’entreprise dominante. Comme l’écrivaient dès 2008 Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, les technologies numériques ont pour effet de propager de nouveaux processus ou de nouvelles fonctionnalités beaucoup plus rapidement au sein d’organisations de grande taille : elles permettent d’affecter sans délai la position relative des entreprises sur le marché. Sur un marché numérique, les cartes peuvent donc être redistribuées très vite entre entreprises concurrentes4. Les clients finaux eux-­‐mêmes exercent une pression permanente. Dans les services postaux, le transport ferroviaire ou les télécommunications, les rendements croissants viennent de l’infrastructure : plus l’entreprise possède de bureaux de poste, de kilomètres de voies ferrées ou d’autocommutateurs, plus il lui est facile de croître en attirant de nouveaux clients. Mais dans l’économie numérique, ces infrastructures de réseau n’existent pas ou jouent un rôle plus marginal. La croissance des rendements y est moins dépendante d’infrastructures tangibles que de la confiance inspirée aux utilisateurs. De là découle l’importance stratégique de l’expérience proposée à ces utilisateurs : seule une expérience exceptionnelle permet de dissuader la multitude des utilisateurs d’applications numériques de considérer les propositions de valeur qui sont faites par des entreprises concurrentes. Pour préserver la confiance qu’elles inspirent aux individus et empêcher les nouveaux entrants de venir contester leurs positions dominantes, les entreprises numériques ne peuvent pas se retrancher, comme par le passé, derrière des infrastructures tangibles ou des barrières réglementaires. Elles doivent innover en continu et améliorer sans cesse leur proposition de valeur5. L’innovation en continu, impensable dans l’économie traditionnelle, est rendue possible par le suivi régulier et systématique de l’activité des utilisateurs. L’augmentation exponentielle des capacités de stockage et de traitement a démultiplié la puissance disponible en termes de volume, de tenue de charge, de passage à l’échelle et de minimisation des temps de réponse. Les progrès en matière de design et d’interactivité, nourris par l’expérimentation permanente6, permettent la personnalisation de l’expérience, l’adaptation dynamique des interfaces et l’intensification de la collecte de données. Les progrès en matière d’architecture logicielle, en particulier les interfaces de programmation d’application (API), ménagent aux grands systèmes d’information une agilité fonctionnelle inédite. Avec le « Web 2.0 », il est devenu techniquement possible de collecter de façon régulière et systématique les données issues de l’activité de milliards d’utilisateurs7. L’innovation en continu est une rupture par rapport aux activités de production industrielle traditionnelle. Dans l’économie traditionnelle, toutes les entreprises parvenant à une grande échelle d’opération sont confrontées à de douloureux arbitrages : entre gestion de masse et 4
Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (2008), "Investing in IT that makes a competitive difference", Harvard Business Review, July-­‐August issue. 5
Nicolas Colin (2016), "11 Notes on Amazon", Medium. 6
Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (2011), "The Big Data Boom Is The Innovation Story of our Time", The Atlantic, 21 novembre 2011. 7
Tim O’Reilly (2007), "What is Web 2.0: Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software", Communications & Strategies, No. 1, p. 17, First Quarter 2007. Version de travail du 3 mars 2016 Page 8/91 © TheFamily SAS personnalisation de l’offre ; entre optimisation et innovation ; entre financement de la croissance et consolidation des marges. Grâce au suivi régulier et systématique de l’activité de leurs utilisateurs, les entreprises numériques n’ont plus à faire ces arbitrages : elles peuvent continuer à croître tout en améliorant la qualité de leurs produits8, en personnalisant de plus en plus l’expérience utilisateur, en continuant d’innover et même, dans certains cas, en augmentant leurs marges. C’est ainsi que l’économie numérique combine, de façon inédite, course à la grande taille et volatilité des positions dominantes : loin d’installer les plus grandes entreprises dans des situations de rente, elle les oblige à redoubler d’efforts à mesure qu’est repoussée la frontière de l’innovation. Protection des positions dominantes et relais de croissance Dans une économie qui conjugue rendements croissants et volatilité, il est difficile pour les entreprises d’ériger des barrières à l’entrée de leur marché. Il est plus difficile encore, lorsqu’elles parviennent à une grande taille, de continuer à croître. La croissance des entreprises numériques, malgré la puissance de leurs rendements croissants, rencontre plusieurs limites : •
la taille du marché n’est pas infinie. Lorsqu’une entreprise tend vers un monopole naturel (comme Google sur le marché de la recherche en ligne), la taille du marché vient freiner sa croissance – même si le marché peut, dans certains cas, se révéler bien plus grand que ce qu’avaient anticipé les observateurs : par exemple, Uber ne concurrence pas seulement le secteur des taxis (100 milliards de dollars par an à l’échelle globale9) mais également, en incitant les utilisateurs à moins utiliser leur véhicule personnel, celui de la propriété automobile (6 000 milliards de dollars par an10) ; •
la disponibilité des talents décroît à mesure de l’avancement de la transition numérique. Les ingénieurs, développeurs, designers et analystes de talent sont rares et très disputés. La situation est aggravée par de nombreux facteurs : les restrictions imposées par la plupart des pays sur les flux migratoires ; la rigidité du système éducatif, qui forme insuffisamment aux métiers essentiels pour le développement de l’économie numérique ; la tension du marché immobilier. C’est pour tenter de repousser cette limite que les grandes entreprises numériques pratiquent l’acqui-­‐hire : elles acquièrent chaque année des dizaines de petites startups pour pouvoir y capter des talents11 ; •
les entreprises numériques mènent aussi des activités traditionnelles, opérées sur des infrastructures tangibles et intensives en main-­‐d’œuvre, dont les rendements sont décroissants. Une entreprise comme Amazon, par exemple, doit compenser la décroissance des rendements de son activité logistique (chaque nouvel entrepôt est marginalement moins efficient que le précédent) par la croissance des rendements de son activité numérique12. L’équilibre auquel parvient Amazon, entre numérique à rendements croissants et logistique à rendements décroissants, lui permet de dominer le marché de la vente en ligne13, non sans 8
Babak Nivi (2013), "No tradeoff between quality and scale", Venture Hacks. Swath Damodaran (2014), "Uber isn’t Worth $17B", Five Thirty Eight, 18 juin 2014. 10
Bill Gurley (2014), "How To Miss By A Mile : An Alternative Look at Uber’s Market Size", Above the Crowd, 11 juillet 2014. 11
John F. Coyle, Gregg D. Polsky (2013), "Acqui-­‐Hiring", Duke Law Journal, vol. 63, p. 281. 12
Tim O’Reilly (2004), "Open Source Paradigm Shift", O’Reilly, juin 2004. 13
La part de marché d’Amazon sur le marché américain de la vente en ligne s’établit à 25%, ce qui représente autant que ses 12 principaux concurrents réunis (y compris des géants de la grande distribution traditionnelle comme Walmart ou Staples). 9
Version de travail du 3 mars 2016 Page 9/91 © TheFamily SAS une certaine précarité de son équilibre d’exploitation14 ; •
les effets de réseau, qui expliquent souvent une part essentielle de la croissance du rendement, s’essoufflent à partir d’une certaine échelle d’opérations. Par exemple, dans l’économie collaborative, plus une communauté grandit, plus il est difficile d’établir de la confiance entre ses membres ou de s’assurer de la qualité moyenne des contributions des uns et des autres. Ainsi, plus il y a de contributeurs sur Wikipedia, plus la qualité des articles tend à se dégrader. Ce phénomène est qualifié d’effets de réseau inversés15 ; •
enfin, la capacité à croître se banalise, en particulier en matière de marketing et de distribution. De plus en plus d’individus sont équipés d’un smartphone et utilisent quotidiennement des applications de social networking : cela permet aux nouveaux entrants de trouver plus facilement leurs premiers utilisateurs et, le cas échéant, d’amorcer la croissance exponentielle qui leur permet de parvenir très vite à la grande taille. Cette situation n’est, bien sûr, pas une garantie de succès pour toutes les startups qui se lancent. Mais elle permet aux meilleures d’entre elles d’accélérer le rythme de leur croissance, relativisant ainsi l’avantage compétitif de la grande taille. Pour ces raisons, au-­‐delà de l’amélioration continue de l’expérience proposée à leurs utilisateurs, les grandes entreprises numériques sont amenées à intensifier de plus en plus leur croissance même lorsqu’elles sont parvenues à une grande échelle d’opération. Elles actionnent trois leviers : •
le premier est l’expansion à l’échelle globale. Après avoir pris pied sur leur marché local et avoir perfectionné leur proposition de valeur au contact de leurs premiers utilisateurs, les entreprises numériques s’attaquent à la conquête d’autres marchés. Leur expansion globale est rapide lorsqu’elles opèrent des activités intangibles sur des marchés peu réglementés. Elle est plus compliquée et coûteuse lorsqu’il s’agit d’activités plus tangibles ou de marchés plus réglementés. La globalisation de l’économie numérique est ambivalente : elle est une opportunité parce qu’elle permet de prendre des positions dominantes sans précédent dans l’histoire ; elle est aussi une contrainte, car il faut financer la conquête de ces immenses marchés, sous une extraordinaire pression concurrentielle – d’où les prix bas de certains produits, permise par un abondant financement en fonds propres, et la valorisation élevée des entreprises, représentative de la taille du marché potentiel ; •
le deuxième levier est la diversification des produits proposés aux utilisateurs. Pour croître au-­‐delà du périmètre d’un marché donné, l’entreprise peut se diversifier sur des marchés voisins. Google, par exemple, a d’abord dominé la recherche textuelle, puis s’est diversifiée dans la recherche vidéo, avec YouTube, ou encore la recherche cartographique, avec Google Maps. Apple, longtemps un simple vendeur de terminaux, opère maintenant des activités de vente ou de location de contenus. Amazon, initialement spécialisée dans la librairie en ligne, a considérablement élargi son offre, y compris jusqu’à vendre des livres numériques (sur sa tablette Kindle) et à opérer une offre de vidéo à la demande (Amazon Prime). Les écosystèmes formés par ses produits se diversifiant à l’infini ont un double avantage : ils constituent des relais de croissance mais aussi permettent d’ériger une barrière à l’entrée en 14
Amazon, créée en 1994 et introduite en bourse en 1997, a réalisé son premier exercice à l’équilibre en 2003 et n’a, depuis, quasiment jamais dégagé de bénéfices. Cf. Nicolas Colin (2016), "11 Notes on Amazon", Medium. 15
Sangeet Paul Choudary (2014), "Reverse Network Effects: Why Today’s Social Networks Can Fail As They Grow Larger", Wired. Version de travail du 3 mars 2016 Page 10/91 © TheFamily SAS compliquant l’entrée de nouvelles entreprises sur le marché ; •
un troisième relais de croissance est le déploiement de plateformes. Dans certains cas, il va s’agir de valoriser des ressources auparavant exploitées par l’entreprise et désormais mises à disposition des concurrents : c’est le cas, par exemple, d’AWS, plateforme de cloud computing d’Amazon, notamment utilisée par Netflix (pourtant son principal concurrent sur le marché de la vidéo à la demande). Dans d’autres cas, il va s’agir d’enrichir l’offre de l’entreprise avec celle de tierces parties, en déployant une place de marché biface : c’est ce qu’a fait Amazon avec sa place de marché (sur laquelle se rencontrent vendeurs et acheteurs) ou Apple en lançant l’App Store (qui met en relation développeurs et utilisateurs). La transformation d’applications en plateformes est à la fois un relais de croissance et une barrière à l’entrée difficile à enjamber pour les nouveaux entrants. Création et réalisation de valeur dans l’économie numérique Le paradoxe de Solow est aujourd’hui dépassé : l’effet de la révolution numérique est devenu visible dans les statistiques de la productivité dès le début des années 2000. Il a fallu du temps pour que les technologies numériques se diffusent dans l’économie – comme il a fallu du temps, un siècle plus tôt, pour que l’électricité transforme radicalement la manière de produire et de consommer. L’économie numérique permet désormais des progrès considérables, dans tous les secteurs, grâce à l’accumulation rapide de l’information et à son traitement et sa diffusion en temps réel. Comprendre l’économie d’un territoire nécessite de bien identifier la valeur ajoutée et la richesse qui y sont localisées. L’appréhension traditionnelle de l’économie d’un territoire se fait à l’aide du produit intérieur brut, qui synthétise la valeur ajoutée sur le territoire. Cet indicateur, imparfait, fait l’objet de critiques récurrentes. Il laisse en particulier de côté l’impact sur l’environnement et les transactions non marchandes. Il continue pourtant, après presque un siècle, d’inspirer les décisions de politique économique. Il est difficile de mesurer la valeur ajoutée par l’économie numérique. La numérisation de l’économie renforce la globalisation des chaînes de valeur, qui complique la mesure de la valeur ajoutée à l’échelle d’un territoire particulier16. L’importance croissante des données numériques dans les chaînes de production est un défi pour les outils et méthodes de mesure statistique17. L’intensité concurrentielle sur les marchés numériques maximise le surplus du consommateur, d’où la prévalence des services gratuits, dont la contribution à la valeur ajoutée est difficile à mesurer18. Enfin, l’économie numérique provoque sur certains marchés l’irruption d’amateurs, qui viennent concurrencer directement les professionnels mais avec des flux plus difficiles à retracer (notamment en l’absence, fréquente, de prélèvements fiscaux et sociaux sur ces transactions)19. 16
Cf. par exemple Robert B. Koopman, William M. Powers, Zhi Wang et Shang-­‐Jin Wei (2010), "Give Credit Where Credit is Due: Tracing Value Added in Global Production Chains", National Bureau of Economic Research Working Paper Series. Michael Mandel (2014), "Data, Trade and Growth", Policy Memo, Progressive Policy Institute. OCDE (2013), Interconnected Economies: Benefiting from Global Value Chains. 17
Cf. Michael Mandel (2013), "Beyond Goods and Services : The (Unmeasured) Rise of the Data-­‐Driven Economy", Policy Memo, Progressive Policy Institute. 18
Erik Brynjolfsson et Joo Hee Oh (2012), "The Attention Economy: Measuring the Value of Free Digital Services on the Internet", Research Paper. 19
Ian Hathaway (2015), “The Gig Economy Is Real If You Know Where to Look”, Harvard Business Review, août 2015. Version de travail du 3 mars 2016 Page 11/91 © TheFamily SAS La discussion sur la valeur ajoutée par l’économie numérique commence à peine. Elle est absente des réflexions générales sur le PIB comme celle conduite par Joseph Stiglitz. Rares sont les économistes qui, tels Erik Brynjolfsson ou Michael Mandel, se sont intéressés de près à cette mesure de la valeur ajoutée par l’économie numérique. Michael Mandel, en particulier, cherche à cerner les clefs de répartition de cette valeur ajoutée entre les différents territoires, notamment en discutant l’attractivité des territoires du point de vue des flux de données20. D’autres observateurs, comme John B. Judis21 ou Justin Fox22, s’en tiennent à des questions sans réponse. Une alternative au PIB est le produit national brut. Le PIB rend compte de la valeur ajoutée sur le territoire. Le PNB, quant à lui, retrace la valeur ajoutée partout dans le monde par des entreprises locales et réalisée sur le territoire – d’où son équivalence avec la notion de revenu national. La division du revenu national par le nombre d’habitants indique le niveau de développement d’un territoire. Ce niveau a un rapport direct avec la perception du bien-­‐être : il s’agit, pour faire simple, de la taille du gâteau que tous les habitants d’un territoire se partagent chaque année. La préférence pour le PIB avait un sens dans une économie où la valeur se réalisait majoritairement là où elle était ajoutée : les activités économiques localisées sur un territoire généraient de la richesse principalement sur ce territoire. Une entreprise étrangère employant des travailleurs sur un territoire, par exemple, y localisait de la richesse : salaires, prélèvements sociaux et fiscaux, actifs immobilisés et achats à des entreprises locales. Bien sûr, une partie de la valeur ajoutée était réalisée ailleurs : elle enrichissait d’autres territoires via les dividendes et les redevances de propriété intellectuelle. Mais l’essentiel était bien là, sur le territoire : la valeur ajoutée se transformait en monnaie dont la circulation accélérée démultipliait l’enrichissement du territoire, suivant la « théorie quantitative de la monnaie théorisée » par Irving Fisher. Il en va différemment dans l’économie numérique. La transition numérique contribue à raréfier la richesse dans les territoires où se crée pourtant l’essentiel de la valeur. Elle a en effet quatre effets sur les activités locales et la richesse que celles-­‐ci génèrent sur un territoire : •
une quote-­‐part significative de la valeur est ajoutée par des entreprises localisées ailleurs : la richesse issue de la réalisation de cette valeur enrichit des parties prenantes (salariés, dirigeants, actionnaires) qui résident dans d’autres pays. On peut songer, par exemple, à l’intermédiation des plateformes de réservation dans la filière hôtelière ; •
le passage à l’échelle des grandes places de marché intensifie la concurrence et force les opérateurs à baisser leurs prix. Compte tenu du rapport de force entre le capital et le travail, la variable d’ajustement est plutôt du côté du travail : la pression concurrentielle entraîne suppression d’emplois, modération salariale et baisse tendancielle des prélèvements obligatoires assis sur l’activité de l’entreprise. De là vient ce phénomène pointé par Edmund Phelps : moins une entreprise innove, préférant concentrer ses efforts sur l’optimisation, plus les écarts de salaire se creusent en son sein, au point d’aggraver les inégalités23 ; •
les opérateurs souffrent d’autant plus qu’ils voient arriver une concurrence inédite : celle des contributeurs indépendants dans l’économie collaborative. Avec l’entrée en scène des 20
Michael Mandel (2014), "Data, Trade, and Growth", Progressive Policy Institute. John B. Judis (2011), "Doom! Our Economic Nightmare Is Just Beginning", The New Republic. 22
Justin Fox (2015), "Maybe This Global Slowdown Is Different", Bloomberg View. 23
Edmund Phelps (2014), "Corporatism not capitalism is to blame for inequality", Financial Times, 24 juillet 2014. 21
Version de travail du 3 mars 2016 Page 12/91 © TheFamily SAS plateformes d’économie collaborative, les prix doivent encore baisser et la richesse continue d’être comprimée. Heureusement, ces contributeurs indépendants ont tendance à dépenser leur argent localement (et donc à accélérer la circulation de la monnaie) ; •
enfin, la numérisation des chaînes de valeur diminue les recettes sociales et fiscales. La pression sur les marges de tout un secteur atrophie la base de l’impôt sur les sociétés (= les bénéfices). Surtout, la redistribution de l’activité vers les particuliers, via l’économie collaborative, fait basculer une proportion croissante du chiffre d’affaires en dessous des seuils de prélèvement. Si les contributeurs indépendants de l’économie collaborative ne sont pas soumis à prélèvement, mais que leur activité dépasse en volume celle des entreprises traditionnelles, alors il y a perte nette de recettes fiscales et sociales. Avec la transition numérique de l’économie, une part croissante de la valeur ajoutée localement est donc réalisée ailleurs. Il n’y a plus coïncidence, sur un même territoire, des activités productives et de la richesse qu’elles génèrent. Cette raréfaction de la richesse peut certes être compensée par les revenus de l’épargne : tous les épargnants sont indirectement des capitalistes et leur épargne, via les banques de détail, est investie ailleurs dans le monde, là où des entrepreneurs de talent créent énormément de valeur ajoutée. C’est cela que mesure le PNB, à la différence du PIB. Mais la problématique devient alors celle de l’allocation de l’épargne. Or l’épargne des habitants d’un territoire n’est que marginalement investie dans l’économie numérique. Loin d’être tous actionnaires d’Apple, de Facebook ou d’Uber, les ménages investissent en réalité dans des actifs plus locaux, à la fois moins risqués et moins créateurs de valeur, comme la dette souveraine et l’immobilier. Les travailleurs dans l’économie numérique Destruction des emplois et polarisation La vision de l’emploi dans l’économie numérique a déjà évolué plusieurs fois depuis la révolution numérique et l’éclatement de la bulle spéculative en 2000 : •
la mise en place de l’économie numérique, qu’on appelait à l’époque « nouvelle économie », s’est concrétisée à une époque de croissance soutenue et où le chômage était faible. Malgré les travaux précurseurs d’auteurs comme Robert Reich, qui ont observé dès les 1980 les premiers signes de la polarisation du marché du travail et de la régression des emplois occupés par la classe moyenne24, la question de l’avenir des emplois dans l’économie numérique ne s’est donc pas posée d’emblée ; •
ce n’est qu’à la fin des années 1990 que plusieurs tendances se sont conjuguées pour hisser le développement de l’économie de la connaissance en haut de l’agenda politique. Suivant la vision dominante, l’économie numérique allait créer majoritairement des emplois qualifiés d’ingénieurs, de développeurs ou de designers. De là découlait la priorité donnée à la montée en qualification de la main-­‐d’œuvre. Des investissements massifs ont été réalisés dans les systèmes de recherche et d’enseignement ; les dirigeants politiques, notamment de centre-­‐gauche, ont fait de la « formation tout au long de la vie » la pierre angulaire de leur politique économique ; la stratégie de Lisbonne, qui visait à faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde », a donné un cadre 24
Robert Reich, The Work of Nations: Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism, Vintage, 1992. Version de travail du 3 mars 2016 Page 13/91 © TheFamily SAS conceptuel et une feuille de route à cette approche du développement de notre économie ; •
après l’éclatement de la bulle, en 2000, les autorités de politique économique ont été à nouveau confrontées à l’urgence du chômage, notamment chez les moins qualifiés, ce qui a fait passer la question de l’économie de la connaissance au second plan et a inspiré une relative indifférence vis-­‐à-­‐vis de l’économie numérique, temporairement éclipsée aux yeux des dirigeants du secteur public comme du secteur privé ; •
enfin, plus récemment, les conséquences de la crise financière de 2008 ont inspiré un débat empreint d’inquiétude sur l’avenir des emplois dans une économie de plus en plus numérique : allons-­‐nous tous, à terme, être remplacés par des logiciels et des robots ? Ceux d’entre nous qui auront encore du travail seront-­‐ils encore salariés ou devront-­‐ils travailler « à la demande » avec un statut de travailleur indépendant ? Le développement de l’économie numérique provoque incontestablement la disparition tendancielle d’un certain nombre de professions25. Ce phénomène prend plusieurs formes : •
l’automatisation – certaines tâches sont faciles à modéliser à l’aide d’un logiciel et à faire exécuter par un ordinateur ou un robot. Il s’agit par construction des tâches les plus « routinières ». L’automatisation concerne donc, pour l’essentiel, les professions d’ouvriers ou d’employés de bureau et, de plus en plus, les métiers de la vente de détail et du service aux clients – comme en témoigne l’automatisation croissante des agences bancaires ; •
l’apprentissage – avec le développement de l’intelligence artificielle, en particulier des algorithmes d’apprentissage (machine learning), l’automatisation commence aussi à concerner des professions plus qualifiées qui, tels les avocats ou les médecins, sont fondées sur la maîtrise de grandes bases de connaissances. Le super-­‐calculateur Watson, développé par IBM, peut désormais se substituer aux médecins pour pratiquer des diagnostics ; •
le report sur l’utilisateur final – les technologies numériques permettent d’équiper les particuliers des outils nécessaires pour exécuter eux-­‐mêmes certaines tâches, faisant disparaître du même coup les professions correspondantes. La diffusion du traitement de texte a ainsi fait disparaître la dactylographie, de même que l’achat en ligne, expérience dans laquelle le client est plus autonome, fait disparaître la profession de vendeur en magasin ; •
le report sur la multitude – dans certains cas, ce n’est pas le consommateur lui-­‐même qui prend en charge la production, mais la multitude des internautes. Le « travail gratuit » des individus tend à évincer certaines professions. Des exemples bien connus sont fournis par les rédacteurs de guide de voyage (évincés par TripAdvisor), les rédacteurs d’encyclopédies (évincés par Wikipedia) ou même les journalistes en général (évincés par les bloggeurs) ; •
la concurrence des amateurs – les technologies numériques permettent d’équiper des individus qui vont recourir aux technologies numériques pour offrir un produit souvent moins cher et parfois d’une qualité supérieure par rapport aux professionnels. Les plateformes de l’économie collaborative comme Airbnb mettent en relation une multitude de demandeurs avec une multitude d’amateurs qui concurrencent directement les hôteliers professionnels. 25
David Rotman (2013), "How Technology is Destroying Jobs", MIT Technology Review, 12 juin 2013. Version de travail du 3 mars 2016 Page 14/91 © TheFamily SAS L’inquiétude grandit donc s’agissant de l’avenir de l’emploi. Elle est d’autant plus prononcée que les emplois les plus affectés par la transition numérique se rattachent à deux catégories : •
les métiers routiniers correspondent à l’essentiel des professions intermédiaires dans la distribution des revenus. La raison est simple : ce sont eux qui, dans les entreprises fordistes, étaient les plus faciles à normaliser et à intégrer à l’organisation scientifique du travail. Ils sont donc exercés par un segment de la main-­‐d’œuvre particulièrement nombreux et emblématique : les travailleurs des classes moyennes, pour la plupart salariés – ceux-­‐là mêmes qui sont au cœur de notre modèle social et dominent, encore aujourd’hui, notre représentation du monde du travail ; •
par ailleurs, certains métiers moins routiniers (et moins salariés), mais tout aussi affectés par la transition numérique, correspondent à des professions réglementées : journalistes, chauffeurs de taxis, libraires, hôteliers, médecins ou avocats se mobilisent tous, d’une manière ou d’une autre, pour dénoncer la « concurrence déloyale » issue de l’économie numérique et protéger la réglementation qui s’applique à leur professions. Tandis que les professions intermédiaires, situées au milieu de la distribution de salaires, tendent à disparaitre, l’économie numérique crée principalement deux catégories d’emplois : d’une part, des emplois bien rémunérés, à dimension managériale ou créative, requérant une qualification élevée ; d’autre part, des emplois peu qualifiés, largement concentrés dans les services à la personne – ceux-­‐
là mêmes qui résistent le mieux à l’automatisation. Bien documenté aux Etats-­‐Unis26, ce constat s ‘applique aussi à la France27. Quelle formation de la main-­‐d’œuvre ? Depuis 15 ans, un spectre hante la politique industrielle : celui de la formation professionnelle. Dès les années 1990, la prise de conscience des mutations radicales à venir de l’économie – même si celles-­‐ci n’étaient pas encore bien comprises – a inspiré à nos dirigeants politiques une idée simple : si l’économie change, alors la main-­‐d’œuvre doit changer et la formation est le principal levier à disposition des pouvoirs publics pour accélérer ce changement. Un précédent historique a été le GI Bill : après la fin de la Seconde guerre mondiale, la démobilisation de millions de jeunes soldats a conduit les pouvoirs publics américains à se poser la question de leur primo-­‐insertion sur le marché du travail. Le GI Bill28 découlait d’un présupposé simple : le meilleur moyen, pour ces anciens combattants, de rentrer sur le marché du travail était de suivre préalablement quelques années d’études supérieures. L’impact sur l’économie américaine a été positif sous plusieurs aspects. L’élévation du niveau de qualification en période de croissance a évité une tension excessive sur le marché de l’emploi des plus qualifiés. La formation de jeunes gens issus de l’armée a permis un transfert de culture et de savoir-­‐faire de la fonction militaire vers les fonctions d’encadrement des entreprises. Enfin, le GI Bill a marqué le premier effort de massification du système américain d’enseignement supérieur, multipliant les opportunités d’ascension sociale pour tous les étudiants des générations suivantes. 26
David H. Autor et David Dorne (2013), "The Growth of Low-­‐Skill Service Jobs and the Polarization of the US Labor Market", American Economic Review, 2013, 103(5): 1553–1597. 27
Sylvain Catherine, Augustin Landier et David Thesmar (2015), Marché du travail : la grande fracture, Institut Montaigne, février 2015. 28
Servicemen's Readjustment Act of 1944. Version de travail du 3 mars 2016 Page 15/91 © TheFamily SAS Plus récemment, l’éducation et la formation professionnelle ont pris une place centrale dans le discours des dirigeants politiques, en particulier de centre-­‐gauche. Bill Clinton, gouverneur de l’Arkansas dans les années 1980, en a fait l’axe central de son « Nouveau Pacte », qui visait à réconcilier les électeurs avec la dépense publique et les impôts nécessaires pour la financer. Tony Blair, devenu Premier ministre de la Grande-­‐Bretagne en 1997, a fait de l’éducation la priorité de son second mandat, mobilisant des dizaines de milliards de livres pour mettre à niveau le système éducatif britannique. Cette tendance a culminé dans la « Stratégie de Lisbonne », qui a précisément érigé la « formation tout au long de la vie » en levier privilégié de la politique industrielle. Emportés par cet élan, les pouvoirs publics considèrent l’éducation et la formation comme moyen d’accompagner et de faciliter la transition numérique de l’économie. Le problème est que cette vision est erronée. Pour l’essentiel, la transition numérique n’a pas besoin de ressources allouées par les pouvoirs publics à la formation de la main-­‐d’œuvre. Il y a à cela trois raisons : •
la première est que les emplois issus de l’économie numérique ne peuvent être identifiés et appréhendés à l’avance. Contrairement à l’économie de masse, l’économie numérique est marquée par un mouvement d’innovation radicale en continu et de renouvellement permanent des technologies et des modèles d’affaires. Les entrepreneurs découvrent les nouveaux métiers à mesure qu’ils créent des emplois pour accompagner la croissance de leur entreprise ; mais il est très difficile pour le système d’enseignement, a fortiori s’il est massifié, d’anticiper et de devancer les besoins de ces entrepreneurs ; •
la deuxième raison est la dévaluation tendancielle des titres et des diplômes. Dans une économie où les performances peuvent être observées en temps réel et les qualifications réévaluées en continu, le principal motif d’intervention des pouvoirs publics – la certification des titres et des diplômes – tend à devenir obsolète ; •
la troisième raison est que la formation connaît elle aussi sa transition numérique, qui provoque notamment la banalisation des ressources éducatives. Cours magistraux, manuels, exercices d’entraînement, forums de discussion : tout cela est désormais disponible en ligne, souvent gratuitement. Quiconque veut se former à telle ou telle discipline a désormais accès à d’immenses bases de contenus comme à des communautés et réseaux au sein desquels il est possible d’interagir et de progresser. L’abondance des ressources éducatives permet à l’offre pédagogique d’évoluer beaucoup plus vite, de se recomposer en permanence et de s’adapter au rythme et aux besoins particuliers de chacun. S’agissant de la formation, quatre points sont donc à retenir: •
dans une économie qui repousse sans cesse la frontière de l’innovation, les emplois ne sont pas prédictibles29. Ils ne sont pas non plus durables, compte tenu du rythme soutenu de l’innovation dans l’économie numérique. Il faut abaisser les barrières à l’entrée et réduire les frictions – donc que la formation se fasse au même rythme que celui de l’innovation ; •
dans une économie où le design ne cesse de faire des progrès, le besoin de formation préalable diminue : les outils de travail sont de plus en plus simples à utiliser ; les travailleurs se forment de plus en plus sur le tas et de façon intuitive ; la courbe d’expérience est très rapide. En revanche, la formation devient continue, ce qui impose un rythme différent dans 29
Cf. James Bessen. Version de travail du 3 mars 2016 Page 16/91 © TheFamily SAS le déroulement des parcours30 ; •
ceux qui dispensent la formation ne peuvent plus être les mêmes. Puisqu’on forme à des emplois nouveaux, la formation doit de plus en plus être dispensée par les plus jeunes31 et par des praticiens, plutôt que par les plus anciens ou des théoriciens ; •
la conclusion univoque, c’est que la formation sera de plus en plus le fait de l’entreprise et de moins en moins une mission pour les pouvoirs publics. De même que la frontière se brouille entre production et consommation, la frontière va se brouiller entre formation et travail. Bien sûr, cela ne veut pas dire que notre système de formation ne doit pas être remis à niveau, que le système de formation initiale ne doit pas chercher à former plus d’ingénieurs et de développeurs, que la piste de la reconversion de personnes ayant le bon état d’esprit mais pas encore le savoir-­‐faire pour devenir des travailleurs numériques ne doit pas être explorée. Mais les efforts de formation de ces travailleurs de l’économie numérique ne sont pas une condition suffisante au développement de cette économie sur un territoire donné. L’Université Stanford a vu se multiplier les entreprises autour d’elle, pas parce qu’elle formait des jeunes actifs très qualifiés, mais parce que ces actifs, retenus par l’écosystème local, n’avaient pas de raison de quitter la région pour aller chercher du travail ailleurs. Des emplois de moins en moins qualifiés Les économistes ont déjà décrit la façon dont les technologies polyvalentes, comme le sont les technologies numériques, créaient des emplois. Dans les faits, le besoin de travailleurs qualifiés est critique en début de transition, pour amorcer le développement du nouveau régime de production et accompagner la mobilisation massive de capitaux. Mais ensuite, à mesure que le nouveau régime parvient à maturité et que les technologies deviennent plus performantes, vient une phase de création massive d’emplois de moins en moins qualifiés32. L’économie numérique n’a pas créé tant d’emplois qualifiés. Aux États-­‐Unis, au lieu des 2,7 millions d’emplois nouveaux prévus en 1998 par le Bureau of Labor Statistics (BLS), 68 000 emplois ont été détruits sur le périmètre de l’économie numérique avant même la crise de 2008. En 1998, les États-­‐
Unis considéraient que le progrès technique permettrait de concentrer aux États-­‐Unis les emplois à haute valeur ajoutée, comme les emplois d’ingénierie, de publicité et de design, même si les emplois ouvriers à faible valeur ajoutée étaient délocalisés dans les pays en développement ou remplacés par les machines dans des usines entièrement automatisées. Mais ces emplois créatifs ne constituent aujourd’hui tout au plus que 7 à 8% des emplois et leur développement est loin d’avoir compensé les pertes d’emplois dans la production. Le BLS prévoyait en 1998 que 1,87 millions d’emplois seraient créés dans les services informatiques d’ici 2008, mais à peine plus de 500 000 ont été créés en réalité. Dans la communication, 150 000 emplois ont été détruits grâce aux gains de productivité, alors que le BLS prévoyait la création de près de 300 000 emplois supplémentaires33. 30
Michael Mandel (2013), "Can the Internet of Everything Bring Back the High-­‐Growth Economy?", Progressive Policy Institute, septembre 2013. 31
Vijay Pande (2015), “On ‘Dark Talent’, MOOCs, Universities, and Startups: An Interview with Our First Professor-­‐In-­‐
Residence”, Andreessen-­‐Horowitz. 32
Ann P. Bart et Frank R. Lichtenberg (1985), « The Comparative Advantage of Educated Workers in Implementing New Technology : Some Empirical Evidence », National Bureau of Economic Research Working Papers Serie. 33
Marc Giget (2012), "Réflexions autour de l’innovation industrielle", Le numérique dans la réindustrialisation, Rencontres de Cap Digital, 27 mars 2012. Version de travail du 3 mars 2016 Page 17/91 © TheFamily SAS On commence à réaliser que l’économie numérique va, en réalité, créer majoritairement des emplois peu qualifiés. La raison est simple : à mesure que les technologies numériques progressent dans l’automatisation d’un certain nombre de tâches, le facteur travail se concentre de plus en plus dans des métiers qui sont moins faciles à automatiser et où les technologies appuient et augmentent les travailleurs plutôt qu’elles ne les remplacent. Or les métiers difficiles à automatiser ne correspondent pas forcément à des emplois plus qualifiés : en l’occurrence, le principal réservoir d’emplois non qualifiés réside dans les services à la personne, où le contact, l’écoute, l’empathie, l’adaptation à l’interlocuteur sont des qualifications qui dépassent (pour l’instant ?) les capacités des technologies numériques. Aujourd’hui marginaux dans l’économie de masse, les emplois fondés sur la relation humaine sont appelés à devenir dominants dans l’économie numérique. Les emplois de service à la personne seront mieux rémunérés dans l’économie numérique. Aujourd’hui, ils correspondent au bas de l’échelle des revenus. Mais le déploiement de technologies numériques et de nouveaux modèles d’affaires va permettre d’augmenter la productivité et la qualité du travail. En appuyant les travailleurs dans l’exécution de leurs tâches de service à la personne, il devient possible de produire à un bien meilleur rapport qualité-­‐prix. Grâce aux progrès en matière de conception et d’ergonomie, les travailleurs concernés s’approprient plus facilement les nouveaux outils mis à leur disposition et se forment plus rapidement sur le tas34. Leur courbe d’expérience permet une augmentation tendancielle de la productivité du travail35. Les travailleurs dans les services à la personne pourraient donc être les classes moyennes de demain. Les gains de productivité et de qualité vont élever la propension des clients à rémunérer le bien ou le service et donc faciliter l’augmentation du pouvoir d’achat des travailleurs. L’économie numérique permet donc de relever le défi du pouvoir d’achat des travailleurs moins qualifiés. Les emplois peu qualifiés ou de qualification intermédiaire seront malgré tout plus précaires qu’ils ne l’étaient dans l’économie traditionnelle. Plusieurs phénomènes suggèrent que le travail indépendant va monter en puissance par rapport au travail salarié, même si celui-­‐ci englobera la majorité des emplois pour encore une longue période. Deux tendances distinctes sont à l’œuvre : •
la diminution de l’espérance de vie des entreprises va multiplier les périodes d’intermittence, y compris pour ceux qui resteront dans le monde du salariat. L’entreprise résiliente est probablement la plus puissante institution mise en place au XXe siècle pour pourvoir aux travailleurs une sécurité économique36. Or, dans l’économie numérique, les entreprises sont moins résilientes37 : soumises à l’impératif d’innovation continue, confrontées à la férocité de la compétition dans des activités à rendements croissants, leur probabilité de faire faillite est bien supérieure à ce qui était la norme dans l’économie traditionnelle. Être salarié d’une entreprise sera donc de moins en moins synonyme de sécurité économique : les périodes de salariat seront de plus en plus courtes et entrecoupées de période d’intermittence, aggravant la précarité des travailleurs même salariés38 ; •
à la marge du salariat, le travail indépendant va continuer de se développer. Le numérique 34
Michael Mandel (2013), "Can the Internet of Everything Bring Back the High-­‐Growth Economy?", Policy Paper, Progressive Policy Institute, décembre 2013. 35
James Bessen (2014), "How Technology Creates Jobs for Less Educated Workers", Harvard Business Review, 2014. 36
Adam Davidson (2014), "Welcome to the Failure Age", The New York Times. 37
Paul Graham (2016), "Refragmentation", Essays. 38
Nicolas Colin et Bruno Palier (2015), "The Next Safety Net", Foreign Affairs. Version de travail du 3 mars 2016 Page 18/91 © TheFamily SAS dote les individus de terminaux et objets connectés auparavant réservés aux entreprises. Il permet, par leur intermédiaire, de sécuriser les transactions entre parties ne se connaissant pas et n’ayant même pas pignon sur rue : les technologies permettent en effet l’authentification et la géolocalisation des parties, la gestion de la réputation, l’installation de la confiance et la traçabilité des échanges. Il en résulte une baisse radicale des coûts de transaction, et donc un affaiblissement relatif des organisations par rapport aux individus nouant directement des liens transactionnels entre eux. La théorie de la firme énoncée par Ronald Coase39 est moins vraie dans une économie où technologies numériques et modèles d’affaires de plateformes réduisent les coûts de transaction dans des proportions inédites. Les entreprises appelées à créer massivement ces emplois non qualifiés de demain ne sont donc pas les entreprises traditionnelles, aujourd’hui dépassées par la transition numérique et concentrées sur des efforts d’optimisation, qui les conduisent plutôt à détruire des emplois. Comme l’ont montré plusieurs travaux, les créateurs d’emplois de demain seront majoritairement des jeunes entreprises40, nées dans l’économie numérique et opérant des modèles d’affaires propres à ce paradigme. Même si elles disparaissent dans un court délai, faute d’avoir réussi à prendre une position dominante sur leur marché, ces entreprises créeront des emplois au moins pendant leurs phases d’amorçage et de croissance ; si elles continuent à croître, elles créeront encore plus d’emplois, à très grande échelle, notamment en déployant des plateformes sur lesquelles pourront s’élancer les contributeurs indépendants de l’économie collaborative. Un nouveau paradigme, tout change La bulle et ses suites : nouvelles infrastructures, nouvelles grandes entreprises Qu’une technologie soit mature et disponible est une chose ; qu’elle connaisse une croissance exponentielle et se démultiplie dans une infinité d’applications dans les entreprises et dans les foyers en est une autre. C’est ce qui est arrivé aux technologies numériques dans les années 1990 : la frénésie qui s’est emparée à l’époque des marchés financiers a provoqué l’afflux d’un volume considérable de capitaux dans l’économie numérique naissante. Les bulles remplissent une fonction critique dans l’histoire de l’innovation. Comme l’a détaillé Carlota Perez41, toutes les révolutions numériques ont culminé avec une bulle spéculative, qui a fait parvenir une technologie polyvalente (general purpose technology) à maturité. Dans de nombreux cas, dont celui de l’économie numérique, l’apparition de la bulle fait suite à des investissements publics massifs, qui cantonnent le risque et permettent aux investisseurs privés de tâtonner dans un premier temps (la bulle), puis de trouver leurs marques (l’après-­‐bulle). Des auteurs comme William Janeway42 et Marianna Mazzucatto43 ont mis en évidence le rôle critique joué par la dépense publique pour amorcer les bulles spéculatives et faire advenir les révolutions technologiques. 39
Ronald Coase (1937). "The Nature of the Firm". Economica (Blackwell Publishing) Tim Kane (2010), "The Importance of Startups in Job Creation and Job Destruction", Kauffman Foundation. 41
Carlota Perez (2003), Technological Revolutions and Financial Capital, Edward Elgar Publishing. 42
William Janeway (2012), Doing Capitalism in the Innovation Economy, Markets, Speculation and the State, Cambridge University Press. 43
Marianna Mazzucatto (2013), The Entrepreneurial State: debunking public vs. private sector myths, Anthem Press. 40
Version de travail du 3 mars 2016 Page 19/91 © TheFamily SAS Il est difficile d’expliquer de façon rigoureuse l’apparition d’une bulle spéculative. S’agissant d’une technologie nouvelle, le phénomène des bulles est néanmoins compréhensible : puisque c’est nouveau, les investisseurs ont le plus grand mal à la fois à valoriser les entreprises et à distinguer celles qui vont réussir de celles qui vont échouer ; en l’absence de points de repère, le seul étalon dont ils disposent sont les décisions d’investissement de leurs pairs. De là viennent ces comportements moutonniers et cette exubérance apparemment irrationnelle qui caractérise les bulles spéculatives. En tous les cas, la bulle spéculative des années 1990 a constitué la dernière étape d’une séquence désormais bien comprise. Elle s’est amorcée le 9 août 1995, date de l’introduction en bourse de Netscape ; elle a éclaté le 11 mars 2000, date à laquelle le NASDAQ (indice boursier des valeurs technologiques) s’effondre après avoir culminé la veille à 5 132 points. Durant cette brève période de six ans, des centaines de milliards de dollars ont été investis dans d’innombrables « startups » numériques, fondées et développées pour la plupart dans la Silicon Valley. Vingt ans après la mise au point du premier microprocesseur par Intel, la puissance de l’économie numérique a été démultipliée dans des proportions considérables. Il est possible, a posteriori, d’identifier certains facteurs déclencheurs de la bulle numérique : •
le premier est l’ouverture d’Internet aux applications civiles. Descendant du réseau ARPANET, qui connectait entre eux les chercheurs travaillant pour le Département de la Défense, Internet naît d’une volonté politique des pouvoirs publics américains. Al Gore, en particulier, joue un rôle central : sénateur du Tennessee, il organise dès 1988 des auditions au Sénat consacré à la « démilitarisation de l’Internet » et au futur des systèmes d’information, qui déboucheront en 1991 sur l’adoption du High Performance Computing Act. L’année suivante, Al Gore est élu vice-­‐président sur le ticket démocrate, aux côtés de Bill Clinton. La campagne de ces deux jeunes élus du Sud des États-­‐Unis est entièrement axée autour d’un message mobilisateur : la remise à niveau de l’économie américaine. Parmi les leviers évoqués pendant la campagne figure ce qui s’appelle à l’époque les « autoroutes de l’information ». Une fois parvenus au pouvoir, Bill Clinton et Al Gore vont concrétiser l’une des décisions de politique industrielle les plus importantes de l’histoire contemporaine et accompagner la mise en place de l’économie numérique ; •
le deuxième facteur est la mise au point du navigateur graphique. Marc Andreessen, co-­‐
fondateur de Netscape, est l’auteur du premier navigateur graphique, Mosaic, développé lorsqu’il était étudiant à l’université de l’Illinois. Les spécifications de Mosaic serviront de base au développement ultérieur du navigateur Netscape, commercialisé par la société dont l’introduction en bourse a amorcé la bulle numérique. Le navigateur graphique va permettre de rendre la navigation sur le Web plus conviviale (on clique sur des liens plutôt que de taper des lignes de commande) et de marginaliser les environnements propriétaires imposés à l’époque à leurs abonnés par les premiers fournisseurs d’accès tels que Compuserve ou AOL ; •
le troisième facteur, probablement le plus important, est le cadre économique et juridique dont a été doté Internet, qui en fait une plateforme technologique particulièrement accueillante pour l’innovation. En termes économiques, le fait que ni l’utilisateur final, ni le fournisseur d’un service ne soient tenus de s’acquitter d’un prix marginal pour l’utilisation du Version de travail du 3 mars 2016 Page 20/91 © TheFamily SAS réseau, quelles que soient la nature du service et la bande passante requise44, a permis le développement d’innombrables applications innovantes. En termes juridiques, plusieurs dispositions, américaines à l’origine mais répliquées ensuite dans tous les pays, se sont révélées favorables à l’innovation : la fameuse Net Neutrality interdit aux opérateurs de télécommunications et fournisseurs d’accès de discriminer le trafic entre les entreprises proposant des applications ; le Tax Freedom Act interdit l’établissement de prélèvements obligatoires pesant exclusivement sur les activités numériques ; le Digital Millenium Copyright Act, enfin, ménage des exceptions en matière d’exploitation d’œuvres de l’esprit. La spéculation sur les titres des premières entreprises numériques a permis de mettre en place les fondements d’une nouvelle économie : des infrastructures, militaires à l’origine (Internet, le GPS), ont été ouvertes à d’innombrables applications grand public45 ; d’autres, comme les réseaux de télécommunications, ont vu leur capacité démultipliée par des investissements considérables ; de nouvelles pratiques d’information et de communication se sont développées dans la vie quotidienne des individus comme des entreprises ; quelques grandes entreprises (Amazon, Google), financées dans le contexte extraordinaire de la bulle, ont survécu à son éclatement et jouent désormais un rôle central dans la transition numérique de l’économie globale. Plusieurs grandes entreprises nées dans la bulle sont issues de la Silicon Valley. Les plus emblématiques sont Yahoo! (1994), AOL (1985), eBay (1995), VMWare (1998), Google (1998), PayPal (1998) et Salesforce (1999). A l’époque de la bulle, on créait des startups partout : dans toutes les régions des Etats-­‐Unis, et bien sûr ailleurs dans le monde. La particularité de la Silicon Valley n’est pas le nombre d’entreprises qu’elle a fait grandir à l’époque de la bulle, mais son exceptionnelle résilience après l’éclatement de celle-­‐ci. La Silicon Valley n’a pas relâché l’effort : dès le lendemain de l’éclatement de la bulle, elle s’est repositionnée à l’avant-­‐garde de la transition numérique. En contribuant à la mise en place de tout cela, la bulle a installé l’économie globale sur une trajectoire inédite. Rares sont les observateurs qui, en 2000, ont l’intuition de ce qu’une nouvelle phase est initiée : le déploiement – et de ce que la transition numérique, dominée par la Silicon Valley, ne fait que commencer. Elle nous emmène d’un paradigme, celui de l’économie fordiste ou économie de masse, à un autre, celui de l’économie numérique. Le paradigme que nous quittons : l’économie de masse Le paradigme de l’économie de masse a été mis en place par l’industrie automobile américaine. Il est né de la rencontre entre une nouvelle façon de produire, une nouvelle façon de consommer et la disponibilité d’une ressource, le pétrole, qui était à l’époque abondante et peu chère. Son déploiement a été précipité par la Grande Dépression de 1929. Brutale et soudaine, celle-­‐ci a provoqué une pression insupportable sur la classe ouvrière naissante, déjà soumise aux rigueurs de l’industrialisation et aux cadences de l’organisation scientifique du travail. Elle a été l’équivalent, à l’époque, de la crise financière de 2008 : un accélérateur de la disparition du paradigme ancien et un révélateur des lacunes institutionnelles du paradigme nouveau. Comme l’a montré Karl Polanyi, il en a résulté des réactions sociales et politiques violentes, avec la montée du communisme en certains endroits (la Russie, l’Allemagne) et l’apparition du fascisme dans d’autres (le fascisme lui-­‐même en 44
Brad Templeton (2005), "On the Invention of the Internet", Brad Ideas. Tim O’Reilly (2009), "Gov 2.0: It's All About The Platform", Techcrunch. 45
Version de travail du 3 mars 2016 Page 21/91 © TheFamily SAS Italie, le nazisme en Allemagne, Huey P. Long en Louisiane)46. Emportés par la montée des extrêmes, plusieurs pays ont fini par rejeter les institutions du paradigme ancien – le « laissez-­‐faire » du Gilded Age – et par engager le réalignement des intérêts des puissants avec ceux du plus grand nombre. De nouvelles institutions ont été fondées, dans un effort d’imagination radicale. Elles sont nées dans les usines, avec la généralisation du salariat, la mise en place de la journée de huit heures47, l’augmentation des salaires, la standardisation des tâches ou la reconnaissance du dialogue social. Elles ont été confortées par le monde académique, avec l’articulation de la pensée de Keynes. Elles se sont incarnées dans un projet politique, porté par Roosevelt aux États-­‐Unis, Beveridge au Royaume-­‐Uni et le Conseil national de la résistance en France. Tous les pays développés se sont conformés au même modèle (ou presque), avec une protection sociale adaptée, un cadre pour le dialogue social aux différents échelons, un financement de l’économie dominé par le secteur bancaire, des grandes infrastructures de transport et de communication. Les Trente glorieuses sont la résultante de ce réalignement. Grâce à des institutions adaptées, l’économie de masse est devenue soutenable : la richesse qu’elle a contribué à créer a pu être redistribuée au plus grand nombre48. Il en a résulté, dans tous les pays développés, une augmentation simultanée de la consommation, de la productivité, du pouvoir d’achat et du taux d’emploi de la population. L’économie de masse a fini par trouver son équilibre. Du côté des entreprises, on a assisté à la structuration des grandes filières. Les chaînes de valeur se sont allongées et sont devenues plus complexes, mais des cadres juridiques communs et la négociation collective à l’échelon des branches ont permis de minimiser les coûts de transaction entre entreprises combinant leurs opérations de l’amont à l’aval des nouvelles chaînes de valeur. Du côté des ménages, les nouvelles institutions ont permis l’épanouissement de la consommation de masse : le salariat bien sûr, mais aussi le crédit bancaire et la protection sociale, qui ont permis de solvabiliser les ménages et de sécuriser leurs revenus d’une année sur l’autre. L’appariement entre production de masse et consommation de masse n’a cessé de se sophistiquer : après la standardisation est venu le temps de la différenciation, le développement de l’économie des marques, l’apparition de nouvelles approches du marketing et de la publicité, le recours aux nouveaux médias de masse – en particulier la radio, puis la télévision. Tous les secteurs se sont massifiés, les uns après les autres : l’agriculture ; le commerce de détail ; les grandes banques à réseau ; les majors du cinéma, de la musique et de l’édition. Même la filière du luxe s’est massifiée, sous l’impulsion de Bernard Arnault et du groupe LVMH, en devenant une industrie dimensionnée pour servir des marchés mondiaux. L’économie de masse est ensuite entrée en crise, montrant des signes de dérèglement. Le choc pétrolier de 1973 a rendu les institutions subitement inadaptées : de nouveaux risques sociaux sont apparus, non couverts par la protection sociale mise en place au milieu du siècle ; les marges des entreprises se sont resserrées du fait du renchérissement de l’énergie ; le pouvoir d’achat des ménages a décru, ce qui a provoqué des revendications salariales et, du fait de la puissance des syndicats d’alors, déclenché une spirale inflationniste. Ses effets (la stagflation) ont conduit au durcissement de la politique monétaire et au triomphe des thèses monétaristes, opportunité dont ont profité les tenants du laisser-­‐faire pour orchestrer une sorte de restauration. 46
Karl Polanyi (2014), La Grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard (réédition). 47
Eric Dodds (2015), “Research and the Realities of Time Worked”, Eric Dodds’ Blog. 48
Daron Acemoglu, James Robinson (2013), Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity, and Poverty, Profile Books. Version de travail du 3 mars 2016 Page 22/91 © TheFamily SAS Il est impossible de dire si la révolution numérique, amorcée en 1971, est corrélée à l’essoufflement de l’économie de masse. Mais certains signaux ne trompent pas : •
l’émancipation des individus est devenue réalité à la fin des années 1960. Différents facteurs, comme le développement de la société de consommation ou la violence de la guerre du Vietnam, ont provoqué une vive réaction de la jeunesse contre les institutions politiques. Une relève est intervenue : en France, le général de Gaulle s’est retiré de la vie politique ; aux États-­‐Unis, George McGovern a imposé au parti démocrate le principe des primaires ouvertes, marginalisant l’appareil de son parti ; en Italie, le mouvement de 1977 a rompu l’équilibre du système politique ; en France à nouveau, la deuxième gauche a découvert les vertus de l’autogestion. A l’unité du peuple a succédé la variété de la multitude49. L’informatique personnelle a accompagné cette affirmation des individus, en se démarquant de l’informatique d’entreprise (le mainframe d’IBM), qui place les travailleurs sous sa coupe50 ; •
dans le même temps, les entreprises ont concentré leurs efforts sur l’optimisation. Avec la globalisation des chaînes de valeur, la mise sous tension de la main-­‐d’œuvre, l’automatisation des opérations et la pression des actionnaires, l’heure n’a plus été à l’innovation et à la croissance, mais à la consolidation des marges et à la réalisation d’économies. Le conseil s’est développé pour accompagner les entreprises dans leurs efforts d’optimisation ; les premier leveraged buyouts (LBO) ont permis de créer un surcroît de valeur par la mise sous tension financière des entreprises rachetées par les fonds de LBO ; les anciens conglomérats se sont séparés de leurs activités les moins rentables pour se recentrer sur leur cœur de métier. L’innovation d’optimisation (qui libère du capital) a éclipsé l’innovation de rupture (qui crée des emplois)51. L’exacerbation des efforts d’optimisation a privé les entreprises des marges de manœuvre financières et opérationnelles pour innover, aggravant du même coup la montée des inégalités52. L’économie de masse a alors révélé sa fragilité. Dans une économie dominée par les rendements décroissants, les entreprises devaient faire un arbitrage entre la grande échelle et la qualité. Il n’était possible de produire et de vendre en grande série qu’à condition de standardiser les produits et de les imposer à des employés et des consommateurs maintenus dans la passivité. Les défections étaient marginales, empêchées par le pouvoir de marché des entreprises dominantes et par les efforts de fidélisation des salariés. Mais face à des individus plus affirmés, cet arbitrage est devenu intenable. Les défections ont commencé à se multiplier avec l’apparition du chômage de masse, qui a fragilisé le lien entre les entreprises et leurs salariés, et l’autonomie croissante des consommateurs dans la prise de leurs décisions d’achat. La fragilisation de l’économie de masse a accéléré la mise en place du nouveau paradigme, celui de l’économie numérique. 49
Paolo Vimo (2002), Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Conjonctures & L’Eclat. 50
Jaron Lanier (2010). "Early Computing's Long, Strange Trip. What the Dormouse Said: How the Sixties Counterculture Shaped the Personal Computer Industry. John Markoff", American Scientist. 51
Clayton M. Christensen (2012), "A Capitalist’s Dilemma, Whoever Wins the Election", The New York Times. 52
Edmund Phelps (2014), "Corporatism not capitalism is to blame for inequality", Financial Times. Version de travail du 3 mars 2016 Page 23/91 © TheFamily SAS Le paradigme dans lequel nous entrons : l’économie numérique La révolution numérique a culminé avec l’arrivée à maturité de l’informatique personnelle : la mise en réseau des ordinateurs personnels a provoqué une rupture en redistribuant la puissance de l’intérieur vers l’extérieur des organisations – des entreprises vers les individus. Connectés en réseau, les individus ont pu s’affirmer et prendre leur autonomie par rapport aux organisations. La « masse » du paradigme ancien, soumise aux entreprises organisées en filières, est devenue une « multitude »53. On aurait pu croire à un affaiblissement des entreprises – c’était d’ailleurs la vision initiale de ce que l’économie numérique allait provoquer, esquissée par un ouvrage pionnier, le Cluetrain Manifesto. En réalité, certaines entreprises, parce qu’elles étaient dirigées par des entrepreneurs d’exception, ont découvert qu’on pouvait faire levier de cette puissance qui s’était déplacée à l’extérieur. En enrôlant la multitude dans leurs chaînes de valeur, les entreprises numériques sont parvenues à reprendre l’avantage, jusqu’à devenir les plus puissantes dans l’économie globale. Le point commun à toutes les entreprises numériques est qu’elles ont installé des rendements croissants dans leur modèle d’affaires. Plusieurs facteurs y contribuent : la grande échelle d’opération (des milliards d’utilisateurs de la même application) permet de considérables économies d’échelle ; les effets de réseau augmentent la valeur du produit à mesure de la multiplication du nombre des utilisateurs ; les algorithmes d’apprentissage (machine learning) sont utilisés par les entreprises numériques pour valoriser les données collectées au fil de l’eau et améliorer constamment leurs performances ; enfin, la viralité conduit les utilisateurs eux-­‐mêmes à prendre en charge l’essentiel du marketing et de la distribution du produit54. Combinées dans des proportions variables suivant les modèles d’affaires, ces quatre caractéristiques génèrent des rendements croissants, ou scalability : plus une entreprise numérique croît, plus sa croissance s’accélère. Les rendements croissants ont d’abord été découverts dans les modèles des pure players, caractérisés par le caractère majoritairement immatériel de leur activité. Ils se sont ensuite disséminés dans des activités de plus en plus matérielles, sur des marchés de plus en plus réglementés, au point de nourrir la croissance d’entreprises numériques dans des secteurs historiquement dominés par des rendements décroissants. Amazon a installé pour la première fois des rendements croissants dans le secteur de la grande distribution. Uber en fait autant dans le secteur du transport de personnes en ville55. Airbnb bénéficie de rendements décroissants inédits dans le secteur de l’hôtellerie. Avec ce nouveau paradigme, tout change : les infrastructures essentielles sont de plus en plus numériques ; l’organisation et la culture des entreprises doivent être en phase avec les nouveaux modèles d’affaires ; la multitude s’impose à la fois comme une partie prenante pour les entreprises et une ressource stratégique qu’elles se doivent de maîtriser. Le financement des entreprises subit lui aussi des mutations : une économie en transition, qui repousse sans cesse la frontière de l’innovation, ne peut être financée par du crédit bancaire ou par les marchés financiers traditionnels. 53
Nicolas Colin et Henri Verdier (2015), L’Âge de la multitude, Entreprendre et gouverner après la révolution numérique, ème
Armand Colin (2 édition). 54
Sangeet Paul Choudary, "Virality vs. Network Effects", Platform Thinking Blog. 55
Bill Gurley (2014), "How To Miss By A Mile : An Alternative Look at Uber’s Market Size", Above the Crowd. Version de travail du 3 mars 2016 Page 24/91 © TheFamily SAS L’économie collaborative est une conséquence logique de cette dissémination progressive des rendements croissants dans toute l’économie. Dans les activités les plus immatérielles, le faible coût de collecte et de traitement des informations a permis d’enrôler les utilisateurs dans des expériences où leur contribution spontanée, souvent motivée par des raisons autres que la recherche d’une rémunération, constituait du « travail gratuit »56. Lorsque les mêmes utilisateurs ont été invités non plus seulement à cliquer sur des liens ou à partager des photographies, mais à devenir chauffeurs (sur BlaBlaCar), hôteliers (sur AirBnB), producteurs d’électricité (avec SolarCity) ou banquiers (avec Lending Club), il est devenu nécessaire de les rémunérer. L’alliance avec la multitude demeure toutefois optimale, par rapport au recrutement massif de salariés, tant elle permet aux entreprises numériques de maximiser la croissance de leurs rendements par rapport à la façon de produire les mêmes biens ou les mêmes services dans le paradigme de l’économie de masse. La croissance des modèles d’économie collaborative à grande échelle est permise par la convergence de plusieurs tendances. Les smartphones connectés à Internet permettent de mieux apparier l’offre et la demande grâce à une identification plus fiable et à la géolocalisation des parties à une transaction. La thésaurisation d’informations sur les offreurs et les demandeurs permet d’améliorer la transparence et de promouvoir ceux dont le travail de qualité est révélé par une réputation favorable. Enfin, la mise à disposition d’applications et d’objets numériques permet de créer de la valeur à un niveau de qualification moindre que dans l’ancienne économie, ce qui permet d’abaisser la barrière à l’entrée du marché, d’intensifier la concurrence et de servir une demande plus large grâce à la baisse du prix unitaire des biens et, de plus en plus, des services. C’est ainsi que la multitude joue un rôle central dans l’économie numérique. Parce que les individus sont de plus en plus éduqués, équipés de puissants terminaux et objets connectés, connectés entre eux grâce à Internet, ils détiennent une puissance qui dépasse largement celle des plus grandes organisations. La puissance de la multitude est à l’origine d’externalités positives, qui profitent aux entreprises qui savent s’en emparer en faisant alliance avec la multitude – en invitant des centaines de millions d’individus connectés en réseau à co-­‐créer de la valeur avec elles sur les immenses plateformes qui dominent aujourd’hui l’économie numérique globale. La transition numérique, déploiement de cette nouvelle façon de produire dans une alliance avec la multitude, ne fait que s’accélérer, du fait de trois facteurs : •
la puissance de la multitude continue d’augmenter à mesure de la multiplication du nombre des smartphones et des objets connectés et de l’intensité croissante de nos interactions dans les applications de social networking ; •
des entrepreneurs déterminés voient leurs startups financées par du capital de plus en plus abondant, attiré par les rendements supérieurs dans l’économie numérique. Les stratégies d’investissement dites full stack, c’est-­‐à-­‐dire dans des startups intégrées verticalement tout au long d’une chaîne de valeur, sont un aboutissement de cette tendance57 ; •
à la pression des startups s’ajoute celle des grandes entreprises numériques qui, pour continuer à croître, s’engagent dans des efforts de diversification : elles rentrent sur des 56
Nicolas Colin et Pierre Collin (2013), Rapport de la mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, La Documentation française. 57
Chris Dixon, "Full Stack Startups", cdixon blog. Version de travail du 3 mars 2016 Page 25/91 © TheFamily SAS marchés adjacents et viennent contester les positions des entreprises en place58. A mesure que la transition numérique progresse, l’économie change du tout au tout. Les filières verticales laissent la place aux plateformes. Les activités se positionnent sur les différentes couches du stack modélisé par Philip Evans et Patrick Forth, du Boston Consulting Group59. L’économie des rendements croissants, caractérisée par le principe du winner-­‐takes-­‐most60, impose des efforts d’innovation en continu et dégrade la résilience des entreprises, dont la durée de vie se raccourcit à toute vitesse. Si le salariat reste largement dominant, les parcours professionnels sont de plus en plus accidentés, avec une plus grande fréquence du changement d’employeur, la brutalité croissante des ruptures de parcours, le cumul d’activités aux statuts divers, la montée tendancielle du travail indépendant par opposition au salariat. 58
The Economist (2012), “Another Game of Thrones: Google, Apple, Facebook and Amazon are at each other’s throats in all sorts of ways”. 59
Philip Evans & Patrick Forth (2015), “Borges’ Map: Navigating A World of Digital Disruption”, BCG Perspectives. 60
Fred Wilson (2015), "Winner Takes Most", AVC. Version de travail du 3 mars 2016 Page 26/91 © TheFamily SAS DEJOUER LA CONCENTRATION DE LA RICHESSE Une redistribution radicale de la richesse La déformation des chaînes de valeur La transition numérique est un phénomène qui affecte les filières avant d’affecter les entreprises elles-­‐mêmes. Une filière, équivalent en français du terme américain industry, est un ensemble d’entreprises qui combinent leurs activités tout au long d’une chaîne de valeur pour servir des clients sur un marché final. De l’amont à l’aval, souvent depuis des décennies, les entreprises d’une même filière engrènent leurs opérations les unes dans les autres ; sécurisées dans leurs relations extérieures, elles peuvent ainsi se concentrer, en interne, sur des efforts d’optimisation. Malheureusement, lorsque s’amorce la transition numérique de la filière, toutes ces relations inter-­‐
entreprises – ces engrenages – sont remises en cause, provoquant une déstabilisation de tous les secteurs concernés. Les entreprises doivent tourner à nouveau leur attention vers l’extérieur et redéployer leurs ressources dans une chaîne de valeur en cours de déformation. La transition numérique peut se modéliser en plusieurs étapes, de l’irruption numérique (la création des premières startups partant à l’assaut de la filière) à la remontée de la chaîne de valeur (lorsqu’une entreprise numérique ayant conquis une position dominante en aval finit par s’intégrer verticalement et évincer les entreprises traditionnelles positionnées plus en amont). Entre ces deux points, plusieurs étapes intermédiaires voient quelques entreprises numériques sortir du lot, capter de la valeur au détriment des entreprises en place, établir un rapport de force avec elles et devenir des géants dont la croissance est démultipliée par les rendements croissants de leur activité et une solide alliance avec leurs centaines de millions d’utilisateurs. Une proportion significative de la valeur ajoutée par la filière est alors redistribuée des entreprises traditionnelles vers les entreprises numériques, souvent positionnées en aval de la chaîne de valeur, près des clients finaux61. Un exemple caractéristique est la filière du livre, traditionnellement dominée par les grands groupes d’édition. Une entreprise numérique, Amazon, s’est immiscée en aval de la chaîne de valeur, au plus près des clients finaux. Elle y a d’abord fait concurrence aux libraires, avant d’établir un rapport de force avec les groupes d’édition afin d’obtenir des prix plus bas et de transformer radicalement les conditions d’organisation et de fonctionnement de la filière. Pour consolider sa position dans ce rapport de force, elle commence à remonter la chaîne de valeur en intégrant les métiers de l’amont, à commencer par l’édition elle-­‐même. Au terme de la transition numérique d’une filière, la chaîne de valeur est profondément transformée par rapport à la situation héritée de l’histoire. L’oligopole dominant le secteur le plus fort (les grands groupes d’édition dans la filière du livre) a été mis à rude épreuve : la taille de ce secteur a été considérablement réduite, entraînant des vagues successives de concentration. Les entreprises traditionnelles qui subsistent sont moins nombreuses, mais aussi plus grandes et plus résilientes. L’aval de la chaîne de valeur a quant à lui été recomposé autour d’une ou deux entreprises numériques en position dominante (Amazon dans la filière du livre). Leur intégration verticale est à l’œuvre, à la fois pour hâter l’installation de nouvelles relations entre l’amont et l’aval 61
Nicolas Colin (2014), « Les cinq étapes du déni », Medium. Version de travail du 3 mars 2016 Page 27/91 © TheFamily SAS et pour améliorer l’expérience proposée aux utilisateurs tout en aval. Dans l’ensemble, les acteurs ne sont plus les mêmes et la valeur a été à la fois redistribuée (des entreprises en place vers les entreprises numériques et la multitude) et concentrée au profit de l’entreprise numérique dont les rendements croissent plus vite que ceux des autres entreprises – qui est devenue l’acteur dominant de la filière. Le terrain privilégié de la concurrence s’est aussi déplacé des entreprises traditionnelles d’un même secteur, qui se disputent les parts d’un marché, vers les entreprises numériques issues de différentes filières, qui se disputent une ressource plus essentielle encore : la multitude – et la puissance qu’elle détient. Aujourd’hui, Amazon est en concurrence avec Apple, Netflix et Google plus qu’elle n’est engagée dans un bras de fer avec les entreprises traditionnelles de la filière du livre. Le bras de fer entre Hachette et Amazon est une illustration contemporaine de cette mutation. Nous assistons à la bataille entre le maillon fort d’hier, qui lutte pour protéger ses marges, et le maillon fort de demain, qui capte une part croissante de la valeur ajoutée. L’incertitude sur le vainqueur est justement caractéristique de la transition : on ne connaît pas encore le nouvel équilibre des marges entre le milieu (l’édition et la distribution) et l’aval de la chaîne de valeur (la vente des livres aux clients finaux). Historiquement, les grands groupes d’édition dominent la filière du livre grâce à leur réseau de distribution de livres aux libraires : c’est la barrière à l’entrée qui les protège. Amazon bouleverse l’équilibre de la filière car elle actionne, pour la première fois, un levier de domination en aval de la filière, grâce à son alliance avec la multitude de ses clients. Amazon a contourné les libraires grâce à la vente en ligne, puis établi avec les éditeurs un rapport de force dont aucun libraire n’était capable62. Evidemment, la redistribution de la valeur entre entreprises de la filière entraîne une redistribution de la valeur entre les territoires. La transition numérique modifie la richesse relative des territoires du fait de son impact sur les effets amont et aval. La théorie des effets amont et aval est due à l’économiste et géographe François Perroux. L’« effet amont » correspond aux commandes passées aux fournisseurs et sous-­‐
traitants, avec un effet d’entraînement des grandes entreprises sur la valeur ajoutée et les emplois. L’« effet aval » découle de l’arrivée sur le marché de produits plus abondants, moins chers et de meilleure qualité – qui permettent d’importants gains de productivité et donc plus de création d’emplois63. La transition numérique de la filière du livre signifie la fin des effets aval. Lorsque les éditeurs dominaient la filière, les effets aval se manifestaient par la multiplication des librairies, qui avaient accès aux livres : une ressource abondante, peu chère et de qualité, dont ils pouvaient faire commerce. Il en résultait la création de nombreuses entreprises de librairie et de nombreux emplois. Si la filière est désormais dominée par « la plus grande librairie du monde », positionnée en aval au plus près des clients mais sans créer des emplois partout sur le territoire (hormis dans les entrepôts), les seuls effets aval tiennent à la libération de pouvoir d’achat pour les consommateurs, qui peuvent acheter plus de livres pour moins cher et allouer leur pouvoir d’achat ainsi reconstitué à d’autres postes de dépenses. Le problème est qu’aujourd’hui, ces postes de dépenses – ceux qui captent instantanément tout surcroît de pouvoir d’achat – ne créent pas forcément de valeur sur les mêmes territoires d’où les librairies ont disparu. 62
En France, la loi Lang, dirigée à l’époque contre la FNAC et les grands distributeurs, a justement été conçue pour les en empêcher. 63
Laurent Davezies, Thierry Pech (2014), « La nouvelle question territoriale », Terra Nova. Version de travail du 3 mars 2016 Page 28/91 © TheFamily SAS La transition numérique réduit aussi à néant les effets amont : dans l’économie numérique, à l’image d’Apple ou Amazon, la règle est l’intégration verticale en amont. Après leur transition numérique, les filières voient leurs maillons amont bouleversés : consolidation d’immenses plateformes ou, au contraire, banalisation au sein de communautés open source. On voit à quel point, dans les deux cas, les effets amont sont infimes : dans un cas, on enrichit un secteur très concentré (les plateformes de cloud computing) ; dans l’autre, on enrichit marginalement des communautés de développeurs qui produisent quasi-­‐gratuitement un intrant (le code informatique) instantanément banalisé. Un autre facteur de déformation des chaînes de valeur est le raccourcissement du cycle de vie des produits. Dans une économie plus numérique, les entreprises repoussent sans cesse la frontière de l’innovation ; les modèles d’affaires accélèrent le rythme du renouvellement des produits. En conséquence, la valeur ajoutée par les entreprises se concentre de plus en plus dans des fonctions d’innovation, structurellement localisées dans les zones denses, et il devient impossible de disséminer les activités matures ailleurs sur le territoire. Pour les territoires où aucune entreprise numérique n’a localisé ses fonctions d’innovation, il devient critique de saisir les opportunités issues de la transition numérique de l’économie. Il est d’autant plus critique d’avoir cette approche stratégique que la transition numérique est défavorable aux territoires qui étaient les mieux positionnés dans l’économie traditionnelle. Les premiers sont les derniers Il est peu probable que la destruction des emplois des classes moyennes, emblématiques de l’économie de masse, soit compensée par la création d’emplois sur le même territoire. Au contraire, plus un territoire a été bien positionné dans l’économie de la production et de la consommation de masse, plus il a des difficultés à créer les nouveaux emplois, en particulier peu qualifiés, issus de la transition numérique de l’économie. C’est vrai d’un territoire comme la France, qui a des difficultés à retenir les hauts potentiels mais ne parvient pas non plus à créer des emplois pour ses travailleurs les moins qualifiés. Tandis que les emplois des classes moyennes dans l’économie traditionnelle se raréfient, la France a des difficultés relatives à faire émerger les emplois dans les secteurs moins touchés par l’automatisation tels que l’hôtellerie, la restauration, la santé, l’éducation, le transport, la petite enfance ou les services aux personnes âgées. Il est aujourd’hui plus facile de comprendre les freins qui empêchent la création des emplois moins qualifiés de l’économie numérique. Ils expliquent l’existence de ce chômage de transition, les destructions d’emplois liés à la transition numérique non compensées par des créations d’emplois dans l’économie numérique : •
l’inadéquation entre les qualifications et les emplois – Les emplois non qualifiés sont aujourd’hui majoritairement exercés par des actifs âgés de 50 ans et plus. Pour ces travailleurs expérimentés, prendre un emploi dans l’économie numérique, même peu qualifié, suppose d’utiliser des applications numériques, avec lesquelles ces travailleurs ne sont pas forcément familiarisés. En parallèle, les plus jeunes sortent du système d’enseignement plus qualifiés que leurs aînés, ce qui ne les encourage pas à considérer favorablement ces nouveaux emplois peu qualifiés qui pourraient se multiplier demain dans les services à la personne : on n’est pas destiné à travailler dans ces secteurs si l’on a été encouragé à poursuivre ses études jusqu’à bac+3 voire bac+5 ; Version de travail du 3 mars 2016 Page 29/91 © TheFamily SAS •
les réglementations sectorielles – Le secteur du transport de personnes en ville est une bonne illustration des freins réglementaires à la création d’emplois non qualifiés. Les chauffeurs de VTC, travailleurs de l’économie numérique, sont a priori moins qualifiés que les chauffeurs de taxis, qui opèrent dans l’économie traditionnelle : systématiquement guidés par un GPS, ils n’ont plus besoin, contrairement aux chauffeurs traditionnels, de connaître par cœur le plan des rues de la ville. Pour autant, ils rendent un service d’une qualité égale voire supérieure. Il serait donc possible de trouver un nouvel équilibre dans le secteur du transport de personnes : davantage d’emplois, occupés par des travailleurs moins qualifiés, mais qui seraient payés plus que s’ils occupaient des emplois de l’économie traditionnelle. Le problème est que la création d’emplois dans ce secteur est freinée par diverses barrières réglementaires qui empêchent les modèles d’affaires de se déployer. Il en va de même dans d’autres secteurs comme le bâtiment ou la santé ; •
la protection sociale – Parce que les parcours professionnels dans l’économie numérique sont plus divers, plus complexes, parfois poursuivis avec un statut de travailleur indépendant, cette économie est encore peu attractive pour la majorité des individus. De façon compréhensible, ils aspirent à un certain niveau de sécurité économique et préfèrent demeurer dans les emplois salariés de l’économie traditionnelle, même si celle-­‐ci est en crise, plutôt que de migrer vers l’économie numérique. Seuls les plus jeunes, qui n’ont pas forcément le choix du fait de leurs difficultés d’insertion sur le marché du travail, franchissent le pas et explorent les nouveaux parcours professionnels dans l’économie numérique ; •
le marché immobilier – Enrico Moretti a mis en évidence que la tension du marché immobilier dans la Silicon Valley réduit considérablement ce qu’il appelle le « coefficient multiplicateur » : la multiplication des emplois qualifiés n’entraîne pas autant de créations d’emplois non qualifiés qu’ailleurs aux États-­‐Unis64. L’extrême concentration des entreprises et des travailleurs sur le même territoire entraîne un phénomène de congestion qui empêche les potentiels employés peu qualifiés de se loger dans des conditions décentes là où l’on a besoin d’eux. Les immigrés, seuls à donner la priorité absolue à l’emploi par rapport aux conditions de vie, occupent donc la majorité des emplois moins qualifiés dans les métropoles les plus denses, au prix de conditions d’habitat dégradées voire insalubres65. Le même phénomène, « les premiers sont les derniers », affectent aussi les entreprises elles-­‐
mêmes : il est difficile de faire grandir les startups de l’économie numérique à l’ombre des entreprises dominantes de l’économie de masse. Il y a à cela deux séries de raisons. Il y a d’abord des raisons économiques, liées à la rareté des ressources. Là où les entreprises en place sont dominantes, leur résilience leur permet de capter l’essentiel des ressources, au détriment des entreprises numériques encore à l’état de startup. En particulier, les collaborateurs tendent à demeurer dans les entreprises en place, où les salaires sont plus élevés et la sécurité de l’emploi en apparence mieux garantie. Pour ceux qui cherchent à migrer vers les entreprises numériques, le fait d’être issu de la même filière constitue en réalité un handicap : parce qu’ils sont imprégnés des préjugés hérités de la filière, les anciens collaborateurs des entreprises en place sont incapables d’accomplir les ruptures nécessaires au succès des nouveaux entrants. Comme l’a écrit Paul Graham, 64
Enrico Moretti (2014), The New Geography of Jobs, Mariner Books. Olivier Piron (2014), L’Urbanisme de la vie privée, Editions de l’Aube (p. 130). 65
Version de travail du 3 mars 2016 Page 30/91 © TheFamily SAS la principale force des entrepreneurs n’est jamais leur connaissance de la filière qu’ils cherchent à pénétrer, mais au contraire leur incompétence et leur inconscience66. Il y a aussi des raisons politiques. Une entreprise en place ne domine pas les nouveaux entrants parce que sa proposition de valeur est supérieure, mais parce qu’elle est protégée par une barrière à l’entrée, souvent la disposition d’une infrastructure physique ou la conformité à une réglementation épousant l’organisation traditionnelle de la filière. Les nouveaux entrants amorcent souvent leur activité en contournant voire en enjambant ces barrières. Par exemple, ils vont reconstituer les capacités identiques à l’infrastructure d’une entreprise en place, mais suivant un modèle distribué caractéristique de l’économie collaborative (ex. Airbnb qui a les mêmes capacités d’hébergement que les grandes chaînes hôtelières, mais sans avoir réalisé elle-­‐même l’investissement dans son parc de logements). Sur le front réglementaire, les nouveaux entrants vont éviter les contraintes en s’appuyant sur leurs contributeurs indépendants, qui ne sont pas forcément soumis, à l’échelon individuel, aux mêmes contraintes de conformité ; dans d’autres cas, les nouveaux entrants vont simplement ignorer la réglementation puis, dans un second temps, faire pression sur les pouvoirs publics pour obtenir sa mise à niveau et ainsi assurer la sécurité juridique de leur modèle d’affaires. Rien de tout cela, cependant, n’est possible là où les entreprises en place sont puissantes et donc influentes auprès des pouvoirs publics : les startups de la filière automobile n’ont pas prospéré à Detroit, de même que celles du secteur financier ont du mal à percer à New York ; Amazon a grandi à Seattle, à des milliers de kilomètres de New York, où sont localisés tous les grands groupes du secteur de l’édition aux Etats-­‐Unis. Les premiers sont donc les derniers : les territoires les plus forts dans l’économie traditionnelle deviennent les plus faibles dans l’économie numérique. Ce mouvement de chassé-­‐croisé n’aurait pas lieu si les entreprises en place étaient elles-­‐mêmes à la pointe de la transition numérique. Malheureusement, elles sont victimes dans la plupart des cas du fameux « dilemme de l’innovateur », théorisé par Clayton Christensen67. Tendanciellement marginalisées dans leur chaîne de valeur, elles sont menacées à terme d’en être évincées par cette économie des rendements croissants gouvernée par la dynamique du winner-­‐takes-­‐most. Un territoire où se concentrent les entreprises d’une filière traditionnelle a donc peu de chances de voir s’amorcer les startups appelées à devenir dominantes au terme de la transition numérique de cette filière. Au total, la transition numérique déplace les emplois, les entreprises, la valeur ajoutée et la richesse en général : l’affaiblissement des entreprises traditionnelles, corollaire de la montée en puissance des entreprises numériques, redistribue les cartes de la puissance économique entre les territoires. Il est temps d’en tirer les conséquences. Les pouvoirs publics dépassés ? Dans l’économie de masse, la tendance à la concentration de la valeur là où se trouvaient les capacités de production manufacturière pouvait être compensée par la politique industrielle mise en œuvre par les pouvoirs publics d’un territoire. Différents leviers pouvaient être actionnés pour stimuler le développement des entreprises locales : •
le déploiement d’infrastructures locales permettaient d’exercer aux entreprises du territoire 66
Paul Graham (2012), "Schlep Blindness", Essays. Clayton M. Christensen (2013), The Innovator’s Dilemma, When New Technologies Cause Great Firms to Fail, Harvard Business Review Press (réédition). 67
Version de travail du 3 mars 2016 Page 31/91 © TheFamily SAS de bénéficier d’externalités positives et ainsi de prendre l’avantage sur leurs concurrents issus d’autres territoires : ainsi, par exemple, des infrastructures de transport ; •
le développement de la recherche et de l’enseignement supérieur avait pour finalité de soutenir les entreprises locales grâce au développement d’un vivier de jeunes diplômés et à la pratique des transferts de technologies issues de la recherche académique ; •
la mise en place d’une réglementation générale ou sectorielle favorable aux entreprises locales permettait aux territoires de faire jouer la concurrence juridique dans le domaine du droit fiscal, du droit des sociétés ou de la propriété intellectuelle ; •
l’achat public a longtemps joué un rôle : en mobilisant leurs capacités d’acheteur, les pouvoirs publics pouvaient accélérer la croissance d’une entreprise locale et lui permettre de réaliser de substantielles économies d’échelle pour mieux s’imposer sur d’autres marchés ; •
d’une manière plus générale, le subventionnement de certaines activités économiques visait à compenser un différentiel initial de compétitivité entre les entreprises locales et leurs concurrents issus d’autres territoires. Dans l’économie numérique, ces leviers sont de plus en plus inopérants, pour au moins trois raisons : •
l’échelle d’opération des entreprises numériques dépasse de loin le ressort territorial des pouvoirs publics, en particulier des pouvoirs locaux. La politique industrielle peut théoriquement jouer un rôle à l’amorçage, mais elle est vite dépassée dans des batailles industrielles où les entreprises se projettent très vite à l’échelle globale : l’échelle d’opération et les montants en jeu deviennent incompatibles avec les capacités d’intervention, forcément limitées, des pouvoirs publics ; •
le rattrapage n’est plus possible dans l’économie des rendements croissants – une entreprise numérique dominante, portée par ses rendements croissants, finit tôt ou tard par s’installer dans une position de monopole naturel. Loin des oligopoles caractéristiques de l’économie traditionnelle, l’économie numérique ne ménage pas de place, sur un marché, à plusieurs concurrents opérant à la même échelle. Il est donc impossible, pour les pouvoirs publics, de faire grandir un champion national pour concurrencer une entreprise numérique déjà dominante sur un marché donné. En d’autres termes, une fois que Google domine le marché global de la recherche en ligne, il n’est plus possible de lui opposer frontalement un concurrent européen ; •
la croissance des entreprises numériques est tirée par la multitude – toutes les entreprises numériques dominant leur marché à l’échelle globale se sont imposées parce qu’elles ont scellé avec leurs utilisateurs une alliance : en contrepartie d’une expérience d’une qualité exceptionnelle, les individus se sont mis au service de l’entreprise en prenant une part active à la création de valeur, y compris en matière de conception, de vente, d’investissement et d’innovation. Dans l’économie numérique, il n’est plus possible de déterminer le succès d’une entreprise en mettant à sa disposition des ressources exclusives ou en lui faisant bénéficier de programmes d’achat public. Son succès est déterminé, non par les pouvoirs publics, mais par les individus qui choisissent d’utiliser les applications de l’entreprise. Version de travail du 3 mars 2016 Page 32/91 © TheFamily SAS Il est donc de plus en plus difficile pour les pouvoirs publics d’avoir une approche stratégique du développement économique de leur territoire. Même la ressource stratégique que constitue la multitude des individus ne peut pas faire l’objet d’une appropriation collective comme cela avait été le cas pour le pétrole au XXe siècle. Les individus, après tout, ont leur libre-­‐arbitre. Seul le marché chinois, dans une certaine mesure, a fait l’objet d’une politique industrielle centrée sur la multitude, du fait de sa grande taille (une multitude de plusieurs centaines de millions d’individus connectés) et de sa fermeture de fait à la plupart des entreprises numériques étrangères, en particulier les géants de l’économie numérique américaine. L’économie politique de la transition numérique complique encore plus les choses pour les pouvoirs publics, en particulier les pouvoirs locaux. Les acteurs qui exercent la plus forte influence sur les pouvoirs publics ont, sauf exception, prospéré dans l’ancien paradigme. Ils occupent depuis longtemps des positions dominantes, solidement protégées par des barrières à l’entrée, physiques ou juridiques. Leur influence sur les pouvoirs publics, déterminante en matière de politique économique, s’exerce en faveur du statu quo plutôt que d’appeler à l’innovation radicale. Dans un tel environnement, les pouvoirs publics ne sont pas amenés à prendre les risques qui seraient nécessaires pour accompagner le développement numérique de leur territoire. La tâche est d’autant plus difficile pour les pouvoirs publics que les services publics qu’ils opèrent ont été conçus et développés dans l’ancien paradigme, celui de l’économie de masse. Ils sont souvent fondés sur des technologies obsolètes et enserrés dans une réglementation inadaptée aux besoins contemporains des administrés. La dette technologique et juridique que constituent ces services publics empêchent les pouvoirs locaux de devancer les entreprises de leur territoire face à la transition numérique et de déployer les ressources qui leur permettraient à la fois de donner l’exemple aux entreprises du territoire et de les armer pour qu’elles prennent l’avantage sur leurs concurrents ailleurs dans le monde. La Silicon Valley pourrait faire figure d’exception. Mais le rôle des pouvoirs publics locaux y a été marginal et, en tout état de cause, non stratégique. Les premiers donneurs d’ordre publics de la filière des semi-­‐conducteurs, principalement des entités relevant du département de la défense, exprimaient des besoins et demandaient aux entrepreneurs de les satisfaire : leur objectif principal était de gagner la guerre et d’assurer la supériorité technologique et stratégique des Etats-­‐Unis sur l’Union soviétique, à n’importe quel prix (ou presque) – pas de soutenir le développement de la filière des semi-­‐conducteurs dans ce qui allait bientôt devenir la Silicon Valley. Les nouveaux effets d’agglomération Les emplois et le territoire L’économie de masse a réparti les emplois sur l’ensemble du territoire, en deux temps : •
le premier temps a été celui de la dissémination. Bien sûr, les usines de production industrielle ont d’abord été localisées en quelques points seulement du territoire national, pour des raisons à la fois historiques et géographiques : les hauts-­‐fourneaux en Lorraine, les raffineries près des ports, les usines automobiles à Boulogne-­‐Billancourt, Dreux ou Sochaux. Mais très vite, les activités de production industrielle de masse ont été réparties progressivement sur l’ensemble du territoire du fait de l’augmentation des prix dans les Version de travail du 3 mars 2016 Page 33/91 © TheFamily SAS zones denses, qui dégradait la productivité au mètre carré dans des proportions excessives68. Les usines, en effet, exigent des ressources foncières à deux titres : pour installer les chaînes de production, si possible à bonne distance des zones résidentielles (pour des raisons de sécurité) ; pour loger les ouvriers à proximité, de façon à minimiser la dépendance aux systèmes de transport et pouvoir ainsi garantir la cadence des chaînes de production ; •
une fois implantées en un point, les usines ont créé, dans un second temps, un effet d’entraînement local. Parce que leur implantation provoquait la création directe de nombreux emplois locaux, elles permettaient aussi la création indirecte d’emplois dans les activités de service à l’attention de l’entreprise elle-­‐même ou des ménages résidant à proximité, à la fois dans le secteur privé (par attraction de divers prestataires, notamment les commerçants et artisans, attirés par le surcroît de demande) et dans le secteur public (du fait de l’augmentation des recettes de la fiscalité locale, qui permettait de financer davantage de services publics). Par effet d’entraînement, les activités de production industrielle de masse, progressivement réparties sur tous les territoires, ont pu tirer ces derniers vers le haut. Un essoufflement s’est fait jour, pour plusieurs raisons. D’une part, le mouvement de dissémination s’est poursuivi à tel point que les usines sont de plus en plus souvent délocalisées dans d’autres pays. Après avoir été disséminées sur les territoires à bas coûts dans les pays développés (comme la Bretagne), elles peuvent désormais, grâce à la mondialisation, être déplacées beaucoup plus loin – surtout dans un contexte de faible coût de l’énergie. Avec le développement des chaînes de valeur globales, ce sont désormais les pays, et plus seulement les régions à l’intérieur d’un même pays, qui sont mis en concurrence pour la localisation des usines. D’autre part, même les usines qui demeurent sur notre territoire y localisent moins de valeur ajoutée : les emplois y sont plus rares du fait de l’automatisation des tâches et moins bien rémunérés du fait du rapport de force plus favorable aux employeurs dans un contexte de chômage de masse. Comme l’a montré Laurent Davezies, ce sont les dispositifs publics (services publics et protection sociale) qui ont compensé la raréfaction de la valeur ajoutée par une redistribution de la richesse entre les différentes régions69. Aujourd’hui, ce ne sont plus les activités manufacturières qui tirent un territoire vers le haut, mais les activités numériques. Or ces activités sont, pour l’instant en tout cas, localisées en quelques points du territoire et plutôt dans des zones denses, pour deux raisons : •
les entreprises numériques ont moins besoin de ressources foncières. Le cœur de leur fonction de production correspond à la conception et au développement d’applications numériques, qui prend moins de place : la fabrication de biens est toujours un impératif, mais elle s’est marginalisée dans les chaînes de valeur de l’économie numérique. Les entreprises numériques ont aussi moins besoin de proximité des logements du fait de la désagrégation des organisations, de la possibilité de travailler à distance, de la moindre importance des cadences – et de la plus grande résignation des salariés à habiter loin de leur lieu de travail. Les politiques d’attraction des salariés à proximité des entreprises, mises en œuvre par exemple par Facebook ou Google, ne concernent en réalité que les plus qualifiés – et ne font que renforcer la tension du marché immobilier près des centres d’activité ; 68
Olivier Piron (2014), L’Urbanisme de la vie privée, Editions de l’Aube (p. 143). Laurent Davezies, La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, Seuil, janvier 2008 69
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surtout, les entreprises comme les ménages ont besoin d’être dans les zones denses70. Les entreprises doivent être proches d’autres entreprises, qui stimulent leurs efforts d’innovation. Il est aussi de plus en plus critique d’être proche de ses premiers clients : c’est à leur contact direct que s’amorcent les activités numériques71, notamment dans des modèles d’affaires où se brouille la frontière entre production et consommation. Le rapport d’une entreprise à son territoire est donc radicalement bouleversé par la transition numérique. Les ménages, eux aussi, ont besoin de flexibilité et de centralité compte tenu de la précarité des parcours et du fait que, de plus en plus, les deux conjoints travaillent : habiter à la périphérie contraint les choix professionnels des membres d’une même famille et complique les reconversions en cas de perte d’emploi. Au total, la tendance à la concentration urbaine à la fois des entreprises et des ménages est renforcée par l’évolution des modes de vie. Contrairement à une idée reçue, l’économie numérique ne facilite donc pas l’éloignement des individus les uns des autres. Bien sûr, les nouvelles applications d’échange et d’interaction, de plus en plus sophistiquées, et les infrastructures de communication, de plus en plus performantes, permettent de partager des ressources et de communiquer en temps réel, donc de travailler à distance y compris au sein d’une même organisation. Mais plusieurs freins empêchent ce phénomène d’annuler les effets d’agglomération propres à l’économie numérique : •
il reste nécessaire de rencontrer, au moins de temps en temps, ses supérieurs, ses collaborateurs, ses collègues ou ses clients : même en travaillant à distance, il faut régulièrement se rapprocher pour des rencontres de visu et réunions diverses ; •
les institutions contraignent les déplacements professionnels des individus. En théorie, il est possible pour des travailleurs d’être nomades, d’aller et venir entre plusieurs villes. En pratique, le fait d’avoir des enfants à charge contraint les choix de déplacement des parents : lorsque les enfants sont en bas âge, il est impossible pour tous les parents d’un même foyer de s’absenter en même temps (et il est impossible pour un parent isolé de s’absenter tout court) ; parce que les enfants vont à l’école et suivent un programme d’enseignement au rythme de toute une classe, il est impossible de les emmener avec soi ; •
enfin, se déplacer d’une ville à l’autre pour des courtes périodes suppose de pouvoir s’y loger à un prix abordable. Les marchés du logement et de l’hospitalité dans les grandes villes, dans leur état actuel, ne permettent pas de répondre à ces besoins autrement que pour les voyageurs d’affaires dont les séjours sont pris en charge par leur entreprise. La globalisation des effets d’agglomération La transition numérique de l’économie n’a pas seulement un impact sur la création de valeur et les marchés immobiliers à l’échelle du territoire national. Elle a aussi des effets tendanciels sur la manière dont se répartit la richesse à l’échelle globale. À mesure de l’avancement de la transition numérique, certains pays se développent car l’économie numérique leur permet de concentrer de la richesse ; d’autres deviennent plus pauvres à mesure que la transition numérique raréfie les activités économiques implantées sur leur territoire – amenuisant les revenus et détruisant des emplois. 70
Dane Stangler (2013), "Path-­‐Dependent Startup Hubs – Comparing Metropolitan Performance: High-­‐Tech and ICT Startup Density", Kauffman Foundation. 71
Paul Graham (2013), "Do Things That Don’t Scale", Essays. Version de travail du 3 mars 2016 Page 35/91 © TheFamily SAS La transition numérique exerce donc de puissants effets d’agglomération, pas seulement entre territoires d’un même pays, mais à l’échelle globale, entre les différents pays : la richesse déserte la plupart des territoires nationaux pour se concentrer dans quelques grands écosystèmes, à commencer par la Silicon Valley. Deux éléments expliquent ce phénomène. Le premier, c’est la tendance des entreprises numériques à concentrer leurs activités sur les mêmes territoires, plutôt urbains. Comme expliqué supra, il en résulte que les entreprises numériques se développent à partir de quelques points du globe seulement – en l’occurrence les écosystèmes d’innovation les plus dynamiques. Une étude publiée par le McKinsey Institute a mis en évidence le déplacement tendanciel des centres de décision et de la valeur ajoutée qu’ils concentrent des pays développés vers les pays émergents72. A long terme, si cette tendance se confirme, les grandes entreprises réaliseront de moins en moins de richesse dans les pays développés qui, comme les États membres de l’Union européenne, n’ont pas su prendre le tournant de la transition numérique. Le second élément explicatif, c’est la nature même des modèles d’affaires des entreprises numériques. Par définition, le modèle d’affaires décrit comment l’entreprise crée, capte et réalise de la valeur. Les modèles d’affaires des entreprises numériques ont trois caractéristiques qui les rendent particulièrement propices à la concentration géographique de la richesse : •
les rendements croissants concentrent le marché au profit de quelques entreprises. Sur chaque marché numérique, il n’y a de la place que pour une ou deux entreprises dominantes à l’échelle globale. La valeur créée par toute une filière va ainsi être concentrée et majoritairement réalisée là où ces entreprises ont leurs centres de décision, emploient un grand nombre de salariés qualifiés et s’acquittent de leurs impôts ; •
les chaînes de valeur globale, optimisées dans toutes les dimensions (juridique, fiscale, etc.), déplacent la concurrence à l’échelle du monde entier. La concentration au profit d’une ou deux entreprises n’est plus sur chaque marché national, mais sur un marché global de moins en moins fragmenté, y compris dans les activités tangibles et en présence de réglementations sectorielles. Uber et Airbnb sont des exemples de globalisation des chaînes de valeur même lorsque les activités auprès du client final ne sont pas immatérielles ; •
enfin, le financement en fonds propres par des sociétés de capital-­‐investissement concentre (pour l’instant du moins) le rendement au profit des investisseurs privilégiés pouvant investir dans ces classes d’actifs – rappelons que les petits épargnants et ceux qui collectent leur épargne sont sous-­‐représentés parmi les souscripteurs des fonds de capital-­‐risque et qu’au demeurant, les performances globales de l’ensemble du secteur du capital-­‐risque sont elles-­‐
mêmes très concentrées au profit de quelques sociétés de gestion73. Le développement de modèles d’affaires concentrant la richesse en certains points du globe n’est pas inédit. C’est l’objet même d’une entreprise que de créer et de capter de la valeur partout où elle étend ses opérations, pour ensuite la réaliser au profit de ses diverses parties prenantes –
actionnaires, dirigeants ou salariés. Plusieurs précédents historiques viennent à l’esprit. Le premier est le commerce maritime, qui a permis aux grandes puissances thalassocratiques – Venise à partir du XIIIe siècle, la Grande-­‐Bretagne jusqu’au XXe siècle – de développer leurs activités commerciales 72
McKinsey & Company (2013), Urban World, The Shifting Global Business Landscape, McKinsey Global Institute. Scott Kupor (2013), “Unshackle the Middle Class”, Andreessen-­‐Horowitz. 73
Version de travail du 3 mars 2016 Page 36/91 © TheFamily SAS sur d’immenses distances pour en réaliser ensuite la valeur au profit de leur territoire74. Un autre exemple est le modèle des franchises, dont les origines sont anciennes mais qui a été formalisé pour la première fois par Alfred Singer, dirigeant de l’entreprise de machines à coudre éponyme, en 1851. Pour la première fois, un contrat de franchise liait le fabricant d’un produit et détenteur d’une marque à des entreprises en grande partie indépendantes, qui avaient pour objet la distribution de ces produits. Un modèle de franchise a un rendement croissant, comparable dans une certaine proportion à celui des entreprises numériques aujourd’hui. Le développement des franchises a déjà eu pour effet une concentration de la richesse en certains points du territoire. Paul Graham, dans un texte célèbre, a d’ailleurs observé que McDonald’s, emblème de l’économie des réseaux de franchise, était une entreprise numérique avant même l’apparition de l’économie numérique75 – la différence étant, évidemment, qu’une entreprise de restauration, même organisée en franchise, crée beaucoup plus d’emplois localement qu’une entreprise numérique. Les effets d’agglomération sont, eux aussi, portés par des rendements croissants. En d’autres termes, plus un territoire est riche et plus il s’enrichit – à condition, comme la Silicon Valley, de faire bon accueil aux entrepreneurs et de mettre en place les institutions permettant de maximiser leur succès (voir infra). Le capital-­‐risque joue un rôle critique dans l’accélération des effets d’agglomération : comme l’a souligné Paul Graham, la concentration des fonds de capital-­‐risque est probablement la principale externalité positive d’un territoire comme la Silicon Valley. Il y a plusieurs raisons à cela : dans sa forme actuelle, si l’on met à part les innovations pratiquées par les nouveaux entrants comme 500startups ou AngelList, le capital-­‐risque est en effet une activité fondée sur les relations privilégiées entre gestionnaires de fonds et entrepreneurs ; par ailleurs, réussir dans le capital-­‐risque suppose de maîtriser ses risques et donc d’investir dans un grand nombre de startups, ce qui donne un avantage aux écosystèmes les plus dynamiques, où les opportunités sont plus nombreuses. D’autres externalités trouvent leur origine dans les professions qui s’implantent et se développent pour rendre divers services aux entrepreneurs76 : ainsi des banquiers, des avocats ou des graphistes, mais également des agents immobiliers, des restaurateurs et autres commerçants. Au-­‐delà d’un certain stade de son développement, l’entreprise numérique qui a grandi dans un écosystème entrepreneurial s’enracine dans son territoire : il lui devient difficile de le quitter tant elle y a d’attaches. Comme le groupe Michelin à Clermont-­‐Ferrand, certains laboratoires pharmaceutiques à Lyon ou les sociétés fondées par la famille Mulliez dans le Nord, le territoire devient une composante de l’identité de l’entreprise. Tout l’enjeu, du point de vue du territoire, est d’attirer en permanence de nouveaux entrepreneurs, de les sécuriser avec des institutions adaptées afin qu’ils prennent plus de risques et de leur fournir toutes les ressources dont ils ont besoin jusqu’au franchissement de ce point d’enracinement au-­‐delà duquel ils ne peuvent plus partir. Il faut non seulement attirer, mais aussi retenir les entrepreneurs si l’on veut prévenir la déperdition de la richesse et des talents77. La guerre mondiale des talents Un retentissant procès a failli avoir lieu en 2014 à Sacramento, opposant l’État de Californie à plusieurs grandes entreprises numériques ayant conclu une entente sur le marché du travail. Une 74
Venkatesh Rao (2011), "A Brief History of the Corporation : 1600-­‐2100", Ribbonfarm. Paul Graham (2003), "Hackers & Painters", Essays. 76
John Seely Brown (2000), Understanding Silicon Valley, Stanford University Press. 77
Jean-­‐Yves Archer (2015), « L’autre exil font on ne parle pas : l’expatriation des jeunes », Le Figaro. 75
Version de travail du 3 mars 2016 Page 37/91 © TheFamily SAS pièce à conviction a particulièrement frappé les observateurs : dans un message électronique daté du 7 mars 2007, Steve Jobs, à l’époque patron d’Apple, signale à Eric Schmidt, président exécutif de Google, que l’un de ses recruteurs a tenté de débaucher un ingénieur travaillant chez Apple et lui demande de prendre « les mesures qui s’imposent » ; Eric Schmidt, visiblement préoccupé et soucieux d’apaiser Steve Jobs, lui répond quelques heures plus tard que la personne en question a été « liquidée » (terminated). Ce que révèle cet échange de messages entre les deux dirigeants78, c’est la tension extrême du marché du travail dans la Silicon Valley, où les entreprises numériques ont le plus grand mal à recruter et à fidéliser les ingénieurs et les développeurs – à tel point qu’elles en viennent à conclure des ententes illégales pour prévenir la surenchère sur les salaires des ingénieurs et maîtriser leur masse salariale. Comme l’a un jour déclaré John Doerr, le principal frein à la croissance des grandes entreprises numériques américaines est leur difficulté à recruter des collaborateurs de talent79. Deux tendances inverses sont en réalité à l’œuvre sur le marché du travail des ingénieurs. D’un côté, plusieurs facteurs, comme le développement de l’open source ou le déploiement des grandes plateformes de cloud computing, ont provoqué un effondrement du coût d’amorçage et de développement des entreprises numériques et ont considérablement diminué le nombre d’ingénieurs qu’il est nécessaire d’employer à chaque étape. Mais, en sens inverse, puisque la technologie coûte de moins en moins cher et que les startups se multiplient, de plus en plus d’entrepreneurs du monde entier cherchent à maximiser leurs chances de succès en venant s’implanter dans la Silicon Valley : la tension qui en résulte sur le marché local du travail, conjuguée à l’abondance du capital, ne peut qu’aboutir à une surenchère sur les salaires, qui rencontre elle-­‐
même des limites évidentes. Au-­‐delà de la simple surenchère sur les salaires, de nombreux leviers sont actionnés par les entreprises numériques pour attirer et fidéliser les talents : •
l’intéressement des salariés est un levier désormais généralisé dans les entreprises numériques. Dès l’origine de l’économie numérique, la possibilité d’intéresser les salariés est ce qui a manqué pour retenir Robert Noyce et Gordon Moore chez Fairchild Semiconductor et les empêcher d’aller fonder Intel. Aujourd’hui, l’attribution de stock options est une pratique de place standardisée, qui tient compte du niveau d’expérience, du positionnement dans l’organigramme et, évidemment, de la maturité de l’entreprise. Même si les introductions en bourse sont plus rares, le développement du marché secondaire permet aux salariés de liquider leurs participations dans des délais raisonnables et de compléter leurs revenus dans des proportions très substantielles ; •
une autre arme auxquelles recourent les entreprises numériques dans la guerre des talents est l’amélioration des conditions de travail. Google a été l’entreprise pionnière sur ce front, avec l’instauration des fameux perks tels que la nourriture gratuite ou les différents services rendus sur le lieu de travail (nettoyage de vêtements, coiffure, soins dentaires, massages). L’aménagement du temps de travail et l’innovation dans les systèmes d’incitation sont un 78
Mark Ames (2014), "Newly unsealed documents show Steve Jobs' brutal response after getting a Google employee fired", Pando Daily. 79
John Doerr est le dirigeant de la société Kleiner, Perkins, Caufield & Byers, l’une des plus anciennes et plus puissantes sociétés de capital-­‐risque de la Silicon Valley. Cf. Andrew Nusca, “Kleiner Perkins' Doerr: Google, Facebook, Amazon, Apple the 'four great horsemen of the Internet'”, ZDNet, 24 mai 2010. Version de travail du 3 mars 2016 Page 38/91 © TheFamily SAS autre argument pour attirer les collaborateurs de talent : ainsi de la possibilité de conduire des projets d’initiative personnelle sur son temps de travail (les fameux « 20% » de leur temps dont peuvent disposer les ingénieurs chez Google), la possibilité de prendre des congés à la discrétion du collaborateur (popularisée par Netflix, et qui ne va pas sans effets pervers) ou l’abandon tendanciel de pratiques comme le classement systématique des salariés (qui a fait beaucoup de mal chez Microsoft par exemple) ou les primes individuelles à la performance (le fameux « P&L » unique chez Apple80). Certaines entreprises, comme Zappos, mettent les conditions de travail au cœur de leur image, y compris vis-­‐à-­‐vis de leurs clients. A l’inverse, une entreprise comme Amazon, où les conditions de travail sont notoirement difficiles, pourrait rencontrer à l’avenir des difficultés pour attirer les meilleurs. Une prise de conscience commence à se faire jour sur les effets négatifs de conditions de travail dégradées : une baisse de la productivité individuelle81 ou un effet d’éviction sur certains collaborateurs comme les femmes ou les personnes ayant des enfants. La tension sur le marché du travail est aujourd’hui telle que la Silicon Valley a engagé une globalisation de ses efforts de captation des talents. Les difficultés de la Silicon Valley ont certes fait croire à d’autres acteurs, sur d’autres territoires, qu’il y avait une carte à jouer : puisque la Silicon Valley est ralentie par la rareté (relative) des ingénieurs, il devient possible de la concurrencer, voire de la rattraper, en s’appuyant sur les talents disponibles dans d’autres territoires. Mais en réalité, la Silicon Valley n’a pas attendu la concurrence de ces territoires pour élargir elle-­‐même le terrain de jeu et aller capter les talents ailleurs dans le monde, en actionnant différents leviers : •
le terrain de recrutement des grandes entreprises numériques est maintenant le monde entier : pour cela, elles cultivent les relations avec les universités, pour y nouer des liens avec les étudiants étrangers de talent82, ou développent des MOOCs afin de détecter les utilisateurs qui, parfois à l’autre bout du monde, vont révéler un potentiel de talent ; •
un autre canal de recrutement est l’acquisition de startups, y compris celles qui sont encore en phase d’amorçage : la pratique de l’acqui-­‐hiring se développe maintenant sur un marché mondial. Elle permet aux grandes entreprises numériques de capter des équipes de talent pour les intégrer ensuite à leur organisation83 ; •
l’attraction des entrepreneurs et ingénieurs de talent par le capital est également un levier efficace : on assiste ainsi, avec Y Combinator, 500startups ou AngelList, à la globalisation du marché de l’investissement early stage, qui permet à la Silicon Valley, par l’intermédiaire de ses investisseurs, de capter des talents dans le monde entier ; •
enfin, l’offshoring se développe pour permettre d’accéder à des viviers de talent sans être confronté aux contraintes relatives à l’immigration. Toute une économie, à faible valeur ajoutée, s’est spécialisée dans la sous-­‐traitance des grands chantiers d’ingénierie des entreprises de la Silicon Valley qui ne parviennent plus à recruter localement. 80
Adam Lashinsky (2011), "How Apple works: Inside the world's biggest startup", Fortune. Dustin Moskovitz (2015), “Work Hard, Live Well”, Medium. 82
Vijay Pande (2015), “On ‘Dark Talent’, MOOCs, Universities, and Startups: An Interview with Our First Professor-­‐In-­‐
Residence”, Andreessen-­‐Horowitz. 83
John F. Coyle, Gregg D. Polsky (2013), "Acqui-­‐Hiring", Duke Law Journal, vol. 63, p. 281. 81
Version de travail du 3 mars 2016 Page 39/91 © TheFamily SAS Les tempéraments La tension du marché immobilier La tension du marché immobilier est probablement l’une des principales limites que rencontre la Silicon Valley dans son développement. Le phénomène de la tension du marché immobilier dans la Bay Area a fait l’objet d’une prise de conscience à partir de 2013, date des premières manifestations de locataires évincés de leur logement du fait de la hausse des loyers. Symboliquement, ceux-­‐ci ont dirigé à l’époque leur colère contre les bus spécialement affrétés par les grandes entreprises numériques pour convoyer leurs collaborateurs résidant à San Francisco vers leurs lieux de travail situés plus au Sud dans la Valley. La tension du marché immobilier, bien sûr, n’est pas propre à la Silicon Valley. Deux tendances à l’œuvre, communes à toutes les grandes métropoles, expliquent la concentration croissante des travailleurs qualifiés dans ces territoires : •
la première tient à la dynamique du marché du travail. La fréquence des changements d’employeur, qui s’explique par la fragilité croissante des entreprises, est démultipliée en Californie par le taux élevé de rotation des salariés : elle relativise l’importance d’habiter à proximité de son lieu de travail à un moment donné. Si la probabilité est élevée de changer d’employeur dans un délai de quelques mois, un ingénieur n’a aucun intérêt à opter pour une résidence à Palo Alto, Mountain View ou Sunnyvale. Il préférera choisir son lieu de résidence en fonction des aménités et de la centralité par rapport au système de transports, de façon à pouvoir accéder à son lieu de travail quel que soit son employeur à l’échéance de quelques mois ou quelques années. Ce phénomène explique en partie la concentration des travailleurs qualifiés à San Francisco plutôt que dans les pavillons des zones périurbaines plus au Sud dans la Silicon Valley ; •
la seconde tendance tient plus à l’évolution plus générale des modes de vie, elle-­‐même nourrie par le développement de l’économie numérique. Les études montrent que les jeunes actifs américains ont de moins en moins d’appétence pour la vie dans les zones périurbaines ; ils se rapprochent en cela des modes de vie de leurs homologues en Europe, où les jeunes actifs habitent majoritairement en centre-­‐ville. Il y a de nombreuses raisons à la désertion des zones périurbaines par les actifs américains : parce que leurs statuts d’emploi sont plus précaires, ils changent de plus en plus d’employeurs, ce qui les amène à opter pour une résidence plus centrale ; le temps passant, leurs modes de vie deviennent plus urbains : ils apprécient de pouvoir aller et venir à pied, participer plus facilement à des événements culturels ou de networking. Enfin, un certain nombre de contraintes sont venues renforcer cette tendance : les jeunes actifs, même aux États-­‐Unis, ont de moins en moins le permis de conduire, ce qui complique la résidence en zones périurbaines84 ; par ailleurs, parce qu’ils rentrent dans la vie active déjà lestés des dettes issues de leur formation supérieure (du fait de l’augmentation permanente des frais de scolarité dans les grandes universités), ils optent de plus en plus, au début de leur carrière, pour l’habitat en colocation, nécessairement localisé dans les zones urbaines. 84
Bill Gurley, op. cit. Version de travail du 3 mars 2016 Page 40/91 © TheFamily SAS Pour les États-­‐Unis, il s’agit d’une rupture avec le mode de vie périurbain caractéristique des décennies d’après-­‐guerre. C’est particulièrement vrai pour la Californie, qui s’est longtemps caractérisée par l’abondance et la disponibilité de ses réserves foncières – de là vient le caractère essentiellement périurbain de la vallée de Santa Clara. Mais le phénomène de l’urbanisation n’est pas à l’œuvre seulement en Californie : il touche les États-­‐Unis dans leur ensemble et, dans tous les États, détourne une proportion croissante de la population des zones périurbaines (suburbs), si emblématiques des classes moyennes aux États-­‐Unis. Dans la Silicon Valley, la tension du marché immobilier, commune à toutes les grandes métropoles, est amplifiée par des facteurs locaux. Le plafonnement de la fiscalité foncière, depuis l’adoption de la fameuse Proposition 13 issue de la révolte fiscale de 1978, a déclenché une hausse des prix et distordu le marché en dissuadant les cessions de biens acquis avant 1978. Des règles particulièrement dures en matière de préservation de l’environnement et de maintien des occupants dans leur habitat actuel sont autant d’obstacles à la construction de nouveaux logements : c’est particulièrement vrai à San Francisco85, mais le phénomène existe aussi sur le territoire de communes plus au Sud dans la Valley, ce qui complique l’extension des fameux « campus » des grandes entreprises numériques86 en même temps que le logement de leurs collaborateurs à proximité. Enfin, il faut noter l’emballement du marché et la surenchère à laquelle peuvent se livrer acquéreurs comme locataires, compte tenu de la richesse concentrée sur le territoire par la localisation des grandes entreprises numériques. La tension du marché immobilier est aujourd’hui devenue un problème social et politique, en particulier à San Francisco. Elle explique la mobilisation des plus modestes qui, incapables de payer les loyers de plus en plus élevés, sont menacés d’éviction. Après les attaques des bus transportant les employés des grandes entreprises numériques, une pression politique commence à s’exercer en faveur de l’interdiction d’Airbnb, accusé de faire monter les loyers : la tension autour de l’entreprise de location d’appartements entre pairs a culminé avec la récente soumission au vote de la « Proposition F », rejetée suite à une intense campagne de lobbying financée par Airbnb, mais qui pourrait resurgir sous une forme ou une autre dans un avenir proche. Les conséquences de cette tension sont dramatiques. Elle renchérit le coût de l’amorçage et du développement des startups – ce qui n’est pas un problème quand le capital est abondant mais qui pourrait le devenir en cas de retournement de conjoncture. Elle complique l’attraction des talents : les témoignages commencent à abonder sur les difficultés à se loger pour les jeunes actifs, même très qualifiés et bien payés. Elle entrave le développement des grandes entreprises numériques : en phase de croissance puis de domination, celles-­‐ci restent extrêmement concentrées géographiquement. Pour elles, grandir signifie donc pouvoir grandir là où elles se trouvent déjà : d’où les déménagements, les constructions de nouveaux sièges sociaux – mais aussi le développement des pratiques de travail à distance. Par ailleurs, l’impossibilité de se loger à des conditions soutenables empêche littéralement la création d’emplois non qualifiés. Dans des conditions normales, la concentration de richesse et la création massive d’emplois qualifiés a un effet multiplicateur sur la création d’emplois non qualifiés, en particulier dans les services publics et les services à la personne. Dans la Silicon Valley, malheureusement, l’économiste Enrico Moretti a mis 85
Kim-­‐Mai Cutler (2014), "How Burrowing Owls Lead To Vomiting Anarchists (Or SF’s Housing Crisis Explained)", Techcrunch. 86
Conor Dougherty (2015), "Google Plans New Headquarters, and a City Fears Being Overrun", The New York Times. Version de travail du 3 mars 2016 Page 41/91 © TheFamily SAS en évidence que cet effet multiplicateur était limité du fait de la tension du marché immobilier87 – qui a pour effet de cantonner la création d’emplois non qualifiés dans l’économie grise, laquelle fait travailler nombre d’immigrés en situation irrégulière, plus tolérants à des conditions d’habitat dégradées88. Enfin, la tension du marché immobilier dégrade considérablement l’image de la Silicon Valley aux yeux du grand public : les inégalités qui se creusent du fait de la difficulté à se loger deviennent le symbole d’une économie numérique qui ne crée de richesse que pour quelques-­‐uns et a failli, jusqu’ici en tout cas, à se doter des institutions nécessaires pour redistribuer cette richesse au plus grand nombre. La confrontation au tangible et au local L’économie numérique, à l’époque de la bulle spéculative, s’est développée dans des filières ayant deux caractéristiques : elles valorisaient des actifs immatériels et étaient peu réglementées. Les premières grandes entreprises numériques, qui opéraient des moteurs de recherche, des portails de contenu et des régies publicitaires, se sont spécialisées dans les activités relevant directement de l’information et la communication. Les tentatives précoces d’amorcer des entreprises numériques dans des activités plus tangibles ou plus réglementées se sont soldées par de cuisants échecs : Kozmo.com, pionnier de la livraison à domicile, est un exemple célèbre89. La première moitié des années 2000 a été marquée par la domination de Google, introduite en bourse en 2004 et qui a racheté YouTube pour plus d’un milliard de dollars la même année. A cette époque, ni Uber, ni Airbnb, ni Tesla Motors n’existent encore et Apple n’a pas encore commencé à commercialiser l’iPhone. Amazon, quant à elle, peine encore à dépasser la précarité que lui imposent ses marges faibles de commerçant. L’économie numérique, longtemps immatérielle, n’a commencé à se diversifier dans des activités plus tangibles et réglementées que depuis une date récente. Uber, entreprise numérique devenue symbolique de cette nouvelle vague, est un exemple frappant. La diversification de la Silicon Valley dans des activités tangibles a fini par s’amorcer. Les activités tangibles sont un défi pour des entreprises numériques habituées à la croissance exponentielle issue de leurs rendements croissants. Plus une activité embarque des actifs tangibles, plus ses rendements son décroissants – ce qui aboutit à des activités plus gourmandes en capital, donc plus difficiles à financer, et à une croissance plus linéaire, ce qui complique les modèles de rendement des fonds de capital-­‐risque. Il était donc normal que la Silicon Valley repousse le plus possible sa diversification dans des activités tangibles. Toutefois : •
les activités tangibles ne sont pas inédites dans la Silicon Valley. Territoire initialement spécialisé dans les radars et les circuits intégrés, la Silicon Valley est imprégnée d’une culture de production industrielle. La plus grande entreprise numérique, Apple, est elle-­‐même une entreprise industrielle – dont le patron actuel, Tim Cooks, est d’ailleurs l’ancien directeur de la logistique. Par ailleurs, la production industrielle s’est considérablement banalisée : grâce à des opérateurs comme le Chinois Foxconn, elle est à la fois moins chère, plus flexible et plus conforme aux exigences de qualité des marchés grand public. A cela s’ajoutent deux ruptures potentielles : le bouleversement radical issu des technologies d’impression en 3D90, qui 87
Enrico Moretti, op. cit. Edward Glaeser (2011), Triumph of the City: How Our Greatest Invention Makes Us Richer, Smarter, Greener, Healthier, and Happier, Penguin Group. 89
Jeremy Stahl (2012), "What small businesses can learn from a dot-­‐com debacle", Slate. 90
Ed Bernstein Ted Farrington (2014), "Will 3-­‐D Printing Cause Traditional Manufacturing to Collapse?", Harvard Business 88
Version de travail du 3 mars 2016 Page 42/91 © TheFamily SAS parviennent à maturité, et la simplification des produits tangibles permises par le progrès technique (exemple de la voiture électrique, dont la conception, la fabrication et la maintenance sont plus simples et moins coûteuses que pour les voitures à essence) ; •
plus récemment, la Silicon Valley a intensifié sa diversification dans le tangible. D’une part, les filières majoritairement immatérielles sont déjà dominées par de grandes entreprises numériques dont les positions sont difficiles à contester. D’autre part, la maîtrise du tangible commence à devenir une condition de la compétitivité des entreprises sur les marchés numériques : soit parce que l’intégration horizontale permet de bâtir des écosystèmes fermés ; soit parce que l’intégration verticale permet d’optimiser l’expérience utilisateur. Enfin, les entreprises numériques dépassent de plus en plus les métiers de pure intermédiation pour s’intégrer verticalement en amont (ex. Google Fiber) comme en aval, au plus près des clients finaux (ex. Apple et ses magasins, dont les performances sont exceptionnelles). Cette course vers le tangible, facilitée par la banalisation du marketing et de la distribution via les smartphones et les applications de social networking, culmine dans les stratégies industrielles dites full stack91, dont Tesla Motors est l’exemple le plus emblématique – non sans des difficultés, prévisibles mais jusqu’ici toujours surmontées92. Amazon est une exception dans l’économie numérique tangible. Elle n’est précisément pas une entreprise de la Silicon Valley puisqu’elle a été créée et s’est développée à Seattle, dans l’État de Washington. En fondant Amazon dans la ville où habitaient ses parents, Jeff Bezos a bénéficié d’un écosystème entrepreneurial fertilisé par Microsoft, où les ingénieurs étaient nombreux et la qualité de vie élevée. Mais il a aussi et surtout échappé au mépris de la Silicon Valley pour la vente en ligne : pourquoi, se disaient les premiers entrepreneurs de la bulle, s’embarrasser de tous ces employés et de coûteuses activités logistiques, dont les rendements sont décroissants, alors qu’on peut se cantonner au pure playing et ainsi maximiser la croissance des rendements et le retour sur capital investi ? Amazon n’a réussi dans des activités tangibles que parce qu’elle s’est longtemps tenue éloignée de la Silicon Valley et de son mépris pour les faibles marges. Ce n’est que bien après son amorçage qu’elle a commencé à grandir au point de devenir l’une des plus grandes entreprises numériques du monde. Ce faisant, Amazon a été confrontée à des défis logistiques d’une ampleur inédite : l’internalisation de la logistique centrale s’est révélée indispensable à la maîtrise de l’activité, ce qui a affecté la croissance des rendements de l’activité ; en revanche, la logistique du dernier kilomètre a longtemps été sous-­‐traitée à des prestataires spécialisés, mis en concurrence sur les prix ; par ailleurs, Amazon a recruté les meilleurs dans une entreprise qui était numérique avant même la révolution numérique (Walmart) ; enfin, elle est finalement sortie de l’étau en ouvrant sa fameuse place de marché, puis en entamant sa transformation à marche forcée en technology company93. La confrontation de la Silicon Valley à des marchés réglementés est plus compliquée. Les dernières années ont vu s’ouvrir de nombreux fronts avec les pouvoirs publics : celui du droit de la Review. 91
Chris Dixon, op. cit. 92
Matthew DeBord (2015), "Tesla is entering another crisis", Business Insider. 93
Nicolas Colin, "11 Notes on Amazon", op. cit. Version de travail du 3 mars 2016 Page 43/91 © TheFamily SAS concurrence, de la fiscalité, des données personnelles, des réglementations sectorielles dans la santé, les transports ou l’hôtellerie. Avec l’économie collaborative, un front s’est également ouvert sur le terrain du droit du travail, avec la difficulté à qualifier les contributeurs indépendants dont la situation semble à mi-­‐chemin entre celle des salariés et celle des sous-­‐traitants. Jusqu’ici, les entreprises numériques ont triomphé des obstacles réglementaires grâce à deux leviers : du capital (qui permet de payer avocats, lobbyistes et communicants – sans compter le financement des campagnes électorales) ; l’alliance avec la multitude de leurs utilisateurs, qui sont les premiers à se mobiliser pour promouvoir les intérêts des entreprises numériques qui les servent si bien. Plus récemment, Marc Andreessen a avancé un argument intéressant94. Selon lui, les trois prochaines filières appelées à être bouleversées par l’économie numérique sont la santé, l’éducation et la finance. Ces trois filières ont deux points communs : elles sont extrêmement réglementées, ce qui les rend difficiles à aborder pour des entrepreneurs de l’économie numérique ; mais elles sont aussi spécialisées dans la manipulation d’informations, ce qui, à l’inverse, en fait des terrains de jeu particulièrement propices au développement d’entreprises numériques, d’autant plus que la réglementation est de plus en plus facile à modéliser grâce à l’intelligence artificielle ou à contourner grâce à l’extraterritorialité de certaines activités et au développement massif du pair-­‐à-­‐pair95. Y aura-­‐t-­‐il un point de dissémination dans l’économie numérique ? A mesure du développement de la production de masse, les entreprises industrielles ont engagé des efforts d’optimisation et de réduction de leurs coûts de production. Les usines ont été disséminées sur le territoire pour cette raison : l’augmentation de l’échelle de production a permis de faire baisser le prix unitaire des produits. En-­‐deçà d’un certain prix de revient, il est devenu opportun de délocaliser la production vers des territoires où les ressources foncières et la main d’œuvre coûtaient substantiellement moins cher, quitte à augmenter dans une certaine mesure le coût du transport – qui n’était pas significatif dans une économie où le pétrole était abondant et peu cher. Cette tendance à la dissémination géographique, qui a par exemple permis l’industrialisation de la Bretagne, a corrigé les déséquilibres initiaux et distribué la richesse de façon plus uniforme entre les territoires comme entre les individus. Pour l’heure, l’économie numérique est géographiquement concentrée comme l’était l’économie de masse à ses débuts – peut-­‐être plus encore. Les entreprises numériques s’amorcent et s’enracinent dans quelques grands écosystèmes, en général un ou deux au maximum par pays. La richesse se réalise sur les quelques territoires où résident les dirigeants et les salariés les plus qualifiés de cette économie encore en déploiement. Plusieurs facteurs contribuent à intensifier cette concentration. La qualité des connexions numériques abolit les distances : les données, comme le capital, circulent de façon instantanée. Affranchis de la contrainte de proximité, les entrepreneurs créent de moins en moins de startups à domicile et émigrent de plus en plus vers ces écosystèmes où les chances de réussir l’amorçage de leur startup sont maximisées grâce à des institutions adaptées. La hausse vertigineuse des prix de l’immobilier dans la Silicon Valley, en particulier à San Francisco, témoigne de l’intensité des effets d’agglomération dans l’économie numérique. Les conséquences de ces effets d’agglomération sont délétères. En particulier, l’un des principaux freins à la création d’emplois non qualifiés est l’insuffisance des ressources immobilières. Parce que, 94
Nicolas Colin, "The Digital World Is not a Flat Circle", Medium. Notamment grâce au développement des technologies dites blockchain, sous-­‐jacente à la crypto-­‐monnaie Bitcoin. 95
Version de travail du 3 mars 2016 Page 44/91 © TheFamily SAS sur une zone géographique donnée, l’immobilier est trop rare, il n’est pas possible pour des travailleurs non qualifiés de résider à proximité de leur employeur potentiel : le salaire correspondant à leur emploi ne leur permet pas de se loger dans des conditions décentes. Pour cette raison, les entreprises implantées dans les métropoles finissent pas cesser d’envisager la création de tels emplois et par se spécialiser dans l’emploi de salariés qualifiés. Tendanciellement, comme l’a montré Edward Glaeser, deux populations coexistent dans les zones urbaines denses : les plus qualifiés dont le pouvoir d’achat est élevé… et les immigrés, qui ont une plus grande tolérance aux conditions de logement dégradées96. La France aborde cette phase du déploiement de l’économie numérique dans une position défavorable. Contrairement à la Silicon Valley, qui disposait au départ d’abondantes ressources foncières, elle part d’un niveau élevé de tension sur les marchés immobiliers des territoires où s’amorcent les entreprises numériques. Sans attendre la transition numérique de l’économie, la tension du marché immobilier français a déjà été décuplée par le dynamisme de la démographie, la décohabitation, les frictions, la hausse des prix, la centralisation de l’économie au profit de l’Île de France. Il en résulte une pression tendancielle à la spécialisation dans l’emploi qualifié – d’où l’incitation à se spécialiser dans l’emploi de chercheurs (la subvention des emplois de chercheurs et d’ingénieurs par le crédit d’impôt recherche est une manière d’annuler le surcroît du coût immobilier). Heureusement, plusieurs signaux suggèrent qu’un mouvement de dissémination de l’économie numérique pourrait être en train de s’amorcer. Il s’agit d’une extraordinaire opportunité pour les territoires qui n’ont, jusqu’ici, pas su faire grandir d’écosystèmes entrepreneuriaux : •
aux États-­‐Unis, pays précurseur, d’autres territoires que la Silicon Valley commencent à faire grandir des entreprises numériques. Historiquement, la Silicon Valley s’était imposée comme le principal écosystème de cette économie, en éclipsant notamment Boston (la fameuse « Route 128 ») et Austin (qui a un temps dominé le secteur de la fabrication d’ordinateurs personnels). Aujourd’hui, la tension sur le marché immobilier est telle dans la Silicon Valley que des entrepreneurs décident de créer leurs startups dans d’autres écosystèmes émergents : New York, Los Angeles (SnapChat), Las Vegas (Zappos), Boulder ; •
inspirés par ces exemples, un certain nombre de territoires commencent à mettre en œuvre des stratégies d’attractivité, avec des résultats contrastés. Le puissant écosystème israélien est la preuve qu’il est possible d’attirer et d’inspirer entrepreneurs et investisseurs ailleurs que dans la Silicon Valley et de faire grandir des entreprises exceptionnelles. D’autres territoires font le choix de se spécialiser dans certains secteurs (l’économie numérique de la finance à Londres) ou certaines fonctions (les data centers au Luxembourg et en Suisse, l’administration dématérialisée en Estonie). Enfin, certains territoires, en particulier la France, font plutôt le choix de subventionner les emplois qualifiés pour diminuer leur coût et ainsi inciter des entreprises étrangères à y implanter des activités ; •
comme détaillé ci-­‐dessus, la Silicon Valley est confrontée à une pénurie de talents et commence donc à étendre son empire à l’échelle globale, ce qui crée des opportunités pour d’autres territoires. Les leviers de dissémination sont divers : investissement early stage dans des startups localisées ailleurs (Y Combinator, 500startups) ; acquisition de startups 96
Edward Glaeser, op. cit. Version de travail du 3 mars 2016 Page 45/91 © TheFamily SAS étrangères qui demeurent implantées dans leur pays d’origine ; sous-­‐traitance à des opérateurs offshore, qui peuvent faire grandir autour d’eux des écosystèmes (ainsi de l’Inde, où l’économie entrepreneuriale prend son essor depuis 2013) ; ouverture de centres de recherche dans les pays comme Israël ou la France, où abondent les ingénieurs de talent ; développement de filiales co-­‐financées par des investisseurs locaux (Uber en Chine) ; •
un certain nombre de nouvelles pratiques d’organisation du travail suggèrent la disparition tendancielle de la firme, en tout cas de sa matérialisation par le rassemblement de tous les collaborateurs d’une même entreprise sur un même territoire. Le déploiement des grandes plateformes de cloud computing, comme Amazon Web Services, dispense les nouvelles entreprises numériques d’investir dans des infrastructures tangibles et les affranchit de contraintes dans le choix de leur implantation. Les outils facilitant le travail à distance se multiplient en même temps que certaines entreprises, rares mais emblématiques, font le choix d’opter pour cette forme d’organisation (ex. Buffer). La technologie dite blockchain, sous-­‐jacente au Bitcoin, permet d’envisager l’émergence d’entreprises en réseau, dont les ressources seraient distribuées tout autour de monde et coordonnées par la technologie97. L’hypothèse d’une dissémination de l’économie numérique doit conduire tous les territoires à s’interroger sur leurs forces et leurs faiblesses et à examiner les opportunités à saisir pour capter une partie de la richesse créée par l’économie numérique. 97
Sander Duivestein & Patrick Savalle (2014), “Everything You Need To Know About the Bitcoin Protocol”, The Next Web. Version de travail du 3 mars 2016 Page 46/91 © TheFamily SAS PEUT-­‐ON REPLIQUER LA SILICON VALLEY ? Comprendre la Silicon Valley La vallée de Santa Clara Le terme de « Silicon Valley » a été forgé en 1971 par Ralph Vaerst, un entrepreneur local, puis popularisé par une série d’articles publiés par Don Hoefler dans le magazine Electronic News. Il fait référence à la filière des semi-­‐conducteurs, dont le développement a permis l’émergence de l’informatique et l’amélioration constante des technologies numériques dans leur ensemble. Pour cette raison, les monographies de la Silicon Valley font souvent remonter ses origines aux années 1950, date de la mise au point des premiers transistors au sein des Bell Labs par John Bardeen, Walter Brattain et William Shockley. La naissance de la Silicon Valley daterait plus particulièrement de 1956, date à laquelle Shockley décide de revenir s’installer à Palo Alto, petite ville située au Sud de San Francisco, où il a grandi et où sa mère habite encore, pour y créer Shockley Semiconductor, filiale de Beckman Instruments. En apparence, l’alchimie entre l’entreprise de Shockley et l’université voisine de Stanford expliquerait à elle seule la naissance de la Silicon Valley. En réalité, il existe bien une Silicon Valley d’avant les semi-­‐conducteurs. Le dynamisme de l’innovation dans ce qui s’appelait à l’époque la vallée de Santa Clara remonte à bien avant la deuxième guerre mondiale. Plusieurs jalons méritent d’être identifiés. Dans la culture américaine, la Californie symbolise la frontière. Terre d’opportunités, elle est depuis toujours une destination pour les migrants. Les migrants chinois s’installent en Californie parce qu’elle fait face à la côte chinoise, de l’autre côté de l’océan Pacifique, mais aussi parce que le dynamisme de son économie multiplie les opportunités d’emploi ouvrier, à l’image de la construction du chemin de fer. Les migrants hispanophones d’Amérique du Sud y sont attirés par la proximité du Mexique et la présence ancienne d’une culture hispanique, visible dans la toponymie contemporaine. Les Américains eux-­‐mêmes émigrent en Californie depuis l’Est du pays, par grandes vagues : au XIXe siècle, attirés par les ressources foncières puis par la ruée vers l’or ; au début du XXe siècle pour fuir les grandes famines qui frappent le Middle West98 ; après la Grande dépression, pour repartir de zéro et mieux profiter de la période d’expansion économique. Forte de cette longue tradition d’immigration, la Californie a donné naissance à une culture politique singulière. Convergeant avec la tradition progressiste, cette culture s’incarne notamment dans les institutions de démocratie directe mises en place à l’époque à l’initiative du Gouverneur Hiram Johnson et qui régissent encore à ce jour la vie politique californienne99. La Californie s’est imposée comme puissance économique. Dès la première moitié du XXe siècle, elle voit grandir plusieurs grandes filières économiques. Celle du cinéma et celle de l’aéronautique, par exemple, vont donner à Los Angeles sa puissance contemporaine. San Diego va se spécialiser dans la pêche puis les industries de défense, tandis que San Francisco, entièrement reconstruite après le tremblement de terre de 1906, devient la capitale financière de la côte Ouest. La Californie a aussi su faire grandir plusieurs universités de premier plan. En particulier, la fameuse université 98
Un épisode retracé par John Steinbeck dans Les Raisins de la colère, paru en 1939. Dont la possibilité de révoquer le Gouverneur par référendum, devenue fameuse depuis qu’elle a permis l’élection d’Arnold Schwarzenegger en 2003. 99
Version de travail du 3 mars 2016 Page 47/91 © TheFamily SAS Stanford est fondée en 1891 à l’initiative d’un riche entrepreneur et ancien Gouverneur de la Californie, Leland Stanford. Le choix de Palo Alto s’explique par la disponibilité des terrains. L’un de ses premiers étudiants en ingénierie, en 1891, sera Herbert Hoover, futur Président des États-­‐Unis. Autour de l’Université Stanford, la vallée de Santa Clara s’est progressivement spécialisée dans les secteurs dont émergeront plus tard les technologies numériques. Bien sûr, dans la première moitié du XXe siècle, ce sont encore de grandes entreprises industrielles de la côte Est comme IBM, General Electric, Westinghouse ou AT&T (avec les Bell Labs) qui dominent les secteurs de l’ingénierie électrique et des télécommunications. Mais à l’université Stanford va grandir une culture de perméabilité entre le monde académique et l’entreprise qui va permettre à ce territoire de prendre position dans les filières des micro-­‐ondes, puis des semi-­‐conducteurs. En 1939, inspirés par Frederick Terman, professeur d’ingénierie radio-­‐électrique, Bill Hewlett et David Packhard, tous deux jeunes diplômés de Stanford, créent une entreprise pour développer des applications autour des oscillateurs électroniques. Suivant l’exemple pionnier de Hewlett-­‐Packhard, c’est autour de l’Université Stanford, dans une communion inédite entre monde académique et entrepreneuriat, que va prendre forme la Silicon Valley contemporaine. La culture californienne, si propice à l’innovation, va d’ailleurs se renouveler à partir des années 1960, comme en témoignent plusieurs phénomènes. Par exemple, c’est en Californie que naissent les premiers clubs de motards, créés par des vétérans déçu de l’accueil que leur a réservé la société américaine à leur retour du front ; c’est aussi en Californie que va prospérer le mouvement hippie, si emblématique des valeurs de la contestation et de la rébellion ; en Californie, encore, que va s’amorcer l’émancipation des homosexuels, avec l’élection d’Harvey Milk au conseil municipal de San Francisco en 1977, ou que les mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam connaîtront une intensité particulière. A tous ces tournants, la culture de la radicalité se ravive. L’abondance des ressources foncières, le rythme soutenu de l’immigration, l’éloignement des centres de décision historiques des États-­‐Unis, comme Boston, New York ou Chicago, mettent la Californie à part. Elle est d’ailleurs radicale jusque dans les dirigeants politiques qu’elle élit, dans les deux camps : deux présidents républicains, Richard Nixon et Ronald Reagan, sont issus de Californie ; de grands hommes politiques démocrates, comme Pat Brown ou son fils Jerry Brown (actuel gouverneur), ont aussi grandi dans l’inspiration des valeurs progressistes et de la radicalité propres à cet État-­‐frontière. Tout est ainsi en place pour que puisse naître la Silicon Valley telle que nous la connaissons aujourd’hui : des ressources foncières abondantes ; une immigration soutenue, même si ses viviers vont évoluer avec le temps ; une géographie tournée vers l’océan ; une culture et des institutions favorables à l’innovation ; l’éloignement des grands centres de décision qui, tels Boston, New York ou Chicago, imposent leur conformisme au reste de la société américaine ; une université portée sur l’entrepreneuriat et des entreprises qui, grâce à leur dynamisme, vont attirer des talents sur cette terre d’opportunité. C’est ainsi que la Californie va devenir un terreau fertile pour les entrepreneurs. Terre d’immigration, d’innovation, de coopération, de mouvement permanent et de radicalité, elle est en résonance avec les valeurs cardinales de l’économie numérique100. 100
Neil Koenig (2014), "Next Silicon Valleys: How did California get it so right?", BBC New Technology. Version de travail du 3 mars 2016 Page 48/91 © TheFamily SAS William Shockley et Fairchild Le transistor a été inventé en 1947. Son potentiel est extraordinaire : il permet de stocker des informations sur un petit composant actionné à distance par des impulsions électriques. Par rapport à la technologie antérieure, le tube à vide, le transistor a quatre avantages : ses dimensions sont beaucoup plus petites, ce qui permet d’envisager des gains de puissance ou une réduction du volume des appareils ; il n’a pas besoin d’une alimentation permanente en énergie ; sa matière première est un matériau abondant et peu cher : le silicium, qui se distingue, parmi tous les semi-­‐conducteurs, pour ses propriétés hors du commun (il supporte les hautes températures, contrairement au germanium) ; enfin, le transistor est potentiellement indestructible. Le transistor est donc une invention révolutionnaire – et identifiée comme telle par ses inventeurs. Compte tenu du potentiel du transistor, de nombreux entrepreneurs vont se lancer dans la course au développement de nouvelles applications. Dès 1954, le poste radio à transistor rencontre un succès considérable sur le marché : désormais, il est possible d’emporter sa radio avec soi et de l’écouter à la plage. William Shockley, l’un des trois inventeurs du transistor, veut prendre part à cette course. Il souhaite à la fois faire fortune, bien sûr, mais aussi faire du transistor l’actif technologique au fondement de toute une filière. Pour cela, il lui faut accéder à des ressources beaucoup plus importantes que celles mises à disposition par son employeur, les Bells Labs. En 1956, Shockley crée Shockley Semiconductor Laboratory et convainc Arnold O. Beckman, patron d’une entreprise technologique de pointe sur la côte Est, d’être son premier investisseur. Il décide de quitter la côte Est pour installer sa nouvelle entreprise à Palo Alto, là précisément où se trouve l’Université Stanford. Les motifs de cette décision sont divers : Shockley a grandi à Palo Alto et souhaite s’y installer à nouveau pour être auprès de sa mère malade ; il apprécie le climat doux de cette partie de la Californie, ni trop chaud en été ni trop froid en hiver, ainsi que les paysages chamarrés des vergers d’amandes et d’abricots ; il sait aussi que l’Université Stanford a gagné en prestige et en excellence et se laisse convaincre par son ami Frederick Terman, qu’il a côtoyé pendant la guerre, que la proximité de Stanford lui permettra de recruter des collaborateurs de talent et d’accéder à des commanditaires du secteur public comme du secteur privé. Ce n’est pourtant pas Shockley lui-­‐même qui va précipiter l’émergence de la Silicon Valley, mais l’équipe, exceptionnelle et pluridisciplinaire, qu’il va constituer autour de lui. Une succession d’événements va en effet précipiter l’échec précoce de son entreprise, le départ de huit de ses plus proches collaborateurs et la création par eux d’une entreprise dont le rôle dans l’histoire de la Silicon Valley va être déterminant : Fairchild Semiconductor. Robert Noyce, en particulier, joue un rôle clef dans la création et le succès de Fairchild Semiconductor. Sa personnalité marque la création de Fairchild d’une teinte particulière. Il n’est ni un homme d’affaires opportuniste, ni un chef d’entreprise donnant des ordres et souhaitant tout contrôler, ni un inventeur incompris déterminé à prouver qu’il a raison, ni le rejeton d’un milieu défavorisé souhaitant prendre une revanche sociale. Robert Noyce est, d’une certaine manière, beaucoup plus ordinaire. Venu du Midwest, issu des classes moyennes supérieures, il est animé par des valeurs simples : la franchise, l’honnêteté, l’enthousiasme et l’ambition. Epris de liberté, il est mal à l’aise dans l’organisation rigide et pyramidale des entreprises traditionnelles. Il est aussi passionné par les transistors, qu’il découvre alors qu’il n’est que lycéen dans l’Iowa et dans lesquels il va se spécialiser grâce à sa thèse de doctorat au MIT, six ans à peine après leur invention. Il est un Version de travail du 3 mars 2016 Page 49/91 © TheFamily SAS chercheur brillant et impatient, un vendeur exceptionnel, un inspirateur hors du commun pour tous ceux qui travaillent avec lui. Il va, avec ses associés, inspirer une culture entrepreneuriale mêlant enthousiasme, sincérité et ambition. La création de Fairchild n’est pas un épisode sans lendemain mais un épisode fondateur qui va, en partie, inspirer la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley. Ceux que Shockley appellera plus tard les « huit traîtres » (Traitorous Eight) sont sur leur lancée : après avoir quitté la côte Est pour s’installer en Californie, quitté leur ancien employeur pour rejoindre Shockley, ils jettent les dés une nouvelle fois en créant leur propre entreprise. Suite à ces événements, la spécialisation du territoire va s’infléchir, des micro-­‐ondes aux semi-­‐conducteurs. Des dizaines d’entreprises vont voir le jour pour développer cette filière et en multiplier les applications dans toute l’économie. Une percée scientifique décisive intervient en 1959 avec la mise au point du circuit intégré. Inventé par Robert Noyce et Jean Hoerni, co-­‐titulaires du brevet, le circuit intégré permet d’assembler un grand nombre de transistors sur une surface réduite dans des proportions drastiques, au terme d’un processus industriel qui démultiplie l’efficience et la qualité de la production. Grâce au circuit intégré, un grand nombre de transistors peuvent désormais être rassemblés sur un seul support pour remplir une fonction précise et standardisée : conserver des informations en mémoire, exécuter des instructions, etc. La mise au point du circuit intégré et la maîtrise précoce du processus de production en grande série vont permettre à Fairchild Semiconductor de sortir du lot. Comme pour la filière des micro-­‐ondes pendant la deuxième guerre mondiale, ce sont les pouvoirs publics qui vont contribuer directement à l’amorçage et au développement des semi-­‐conducteurs. En 1958, en réaction au lancement du premier satellite dans l’espace par l’Union soviétique, les États-­‐Unis créent la NASA et la DARPA. Les transistors, capables de commutation rapide à de très hautes températures, sont un intrant critique pour la mise au point des premières fusées spatiales. La supériorité industrielle de Fairchild sur des concurrents comme Texas Instruments va faire la différence. Les premières commandes sont passées par IBM, qui souhaite disposer de cette technologie pour l’équipement de missiles balistiques à tête nucléaire. 1961 voit le lancement du programme de conquête de l’espace. Durant les années 1960, la NASA achète 60% des circuits intégrés commercialisés aux États-­‐Unis. L’héritage de Fairchild, c’est avant tout une extraordinaire descendance : on estime que près d’une centaine d’entreprises, représentant une capitalisation actualisée de plus d’un millier de milliards de dollars, ont été créées ou financées par les fondateurs et salariés de Fairchild101. Cette descendance prolifique vient, paradoxalement, du fait que Fairchild a été étouffée par son actionnaire : constatant le succès de Robert Noyce et son équipe, la Fairchild Camera & Instrument choisit d’exercer son droit d’option et de transformer Fairchild Semiconductor en filiale. A partir de cette date, les problèmes se multiplient. Les bénéfices, remontés à la maison-­‐mère, ne peuvent servir à financer l’innovation. Le verrouillage du capital rend impossible l’intéressement des fondateurs et des salariés. Porté par son ambition, Noyce souhaite baisser les prix et explorer des applications grand public : les moyens lui sont refusés. La supériorité technologique par rapport à TI, Motorola ou IBM est vite perdue tant Fairchild n’a pas les moyens d’investir pour préserver son avance. En 1962, la moitié des fondateurs sont déjà partis. En 1967, Charles E. Sporck, bras droit de Noyce, quitte à son tour Fairchild pour 101
Rhett Morris (2014), "The First Trillion-­‐Dollar Startup", Techcrunch. Version de travail du 3 mars 2016 Page 50/91 © TheFamily SAS prendre la présidence d’un concurrent direct, National Semiconductor. Finalement, en 1968, Robert Noyce et Gordon Moore démissionnent à leur tour pour créer une nouvelle entreprise : Intel. Intel : déclenchement d’une nouvelle révolution technologique Intel est la principale entreprise héritière de Fairchild Semiconductor. Fondée en 1968, année marquée par des troubles politiques sans précédent mais aussi par l’envoi du premier homme sur la lune, elle se spécialise dans la mise au point de circuits intégrés et notamment dans la fabrication de puces mémoire (memory chips), avant de mettre au point le micro-­‐processeur puis d’en faire son cœur de métier à partir de la fin des années 1970. Intel joue un rôle critique dans la révolution numérique pour au moins trois raisons : •
le micro-­‐processeur est à l’origine de la révolution numérique. Fabriquer des circuits intégrés remplissant des fonctions complètes implique une combinatoire exponentielle de multiples composants élémentaires. Disposer d’un circuit intégré sur une seule puce, qui peut être programmée pour différentes fonctions, permet de déjouer cette combinatoire et de miniaturiser plus encore sans renoncer aux performances. Intel reste longtemps spécialisée avant tout dans les puces mémoire, mais va se réorienter résolument vers la fabrication de micro-­‐processeurs à partir de 1979, date à laquelle elle maîtrise la production en grande série. Avec le micro-­‐processeur vient l’informatique personnelle, qui va gagner le monde de l’entreprise, puis le grand public, et permettre de déployer le gigantesque potentiel d’Internet. Selon Carlota Perez, c’est de 1971, date de l’invention du micro-­‐processeur par Intel, que date l’amorçage de la révolution numérique. Vague d’innovation issue des progrès spectaculaires de la filière des semi-­‐conducteurs, cette révolution provoque aujourd’hui un bouleversement de notre économie dans son ensemble ; •
l’héritage d’Intel, c’est aussi la fameuse « loi de Moore ». En 1965, Gordon Moore, l’un des Traitorous Eight (les anciens collaborateurs de William Shockley) et co-­‐fondateur d’Intel avec Robert Noyce, énonce que la puissance des microprocesseurs est appelée à doubler tous les 18 mois. Toujours vérifiée jusqu’ici, cette règle empirique explique les progrès de la miniaturisation et la baisse tendancielle du coût de la puissance de calcul ; •
enfin, Intel est une entreprise d’une puissance industrielle considérable, qui va à elle-­‐seule imposer le rythme de l’innovation et désigner les gagnants de grandes batailles industrielles pendant au moins trois décennies. Tout, au sein d’Intel, est conçu en réaction aux contraintes que Robert Noyce ne supportait plus chez Fairchild : intéressement des salariés, espaces de travail ouvert (cubicles, y compris pour les dirigeants), stricte méritocratie, association des salariés aux décisions. En 1979, Robert Noyce et Gordon Moore confient la direction de l’entreprise à l’un de ses ingénieurs d’origine hongroise, Andy Grove. Se passionnant pour la stratégie et le management, Andy Grove va devenir en quelques années l’archétype du grand patron stratège dans les secteurs technologiques de pointe. Sa vision est simple : il impose à Intel l’objectif stratégique d’être le leader incontesté de son marché. Pour assurer cet objectif, deux conditions sont nécessaires : d’une part, les activités de recherche et développement d’Intel doivent viser l’excellence et permettre à l’entreprise de toujours avoir un coup d’avance sur ses concurrents ; d’autre part, l’entreprise elle-­‐même doit se réinventer en permanence dans sa stratégie, son organisation et son fonctionnement, afin de pouvoir mieux anticiper les évolutions du marché et de préserver son leadership à chaque Version de travail du 3 mars 2016 Page 51/91 © TheFamily SAS grande vague d’innovation. Andy Grove va lever une contrainte et imposer à Intel de la discipline : permettre la liberté indispensable aux efforts d’innovation (cette liberté à laquelle Noyce était si attaché), sans pour autant mettre en danger les performances de l’entreprise. Bien sûr, Intel n’explique pas à elle seule le développement de la Silicon Valley. Mais l’histoire d’Intel valide le postulat de Carlota Perez : la révolution numérique date de la mise au point du premier micro-­‐processeur par Intel. Pour que l’économie numérique puisse naître, il a fallu à la fois cette invention extraordinaire et cette entreprise exceptionnelle, vouée par des dirigeants hors pairs à la valorisation de cette invention. Sans la puissance d’Intel, nourrie par l’ambition de ses dirigeants, le produit n’aurait pas pu être imposé sur le marché et le micro-­‐processeur n’aurait pas pu connaître le développement spectaculaire qui a marqué, pour Intel, les années 1970 à 1990. Le micro-­‐processeur est à l’origine de toutes les grandes vagues d’innovation qui ont marqué les progrès de la révolution numérique : •
il donne naissance à l’informatique personnelle et la fait sortir du milieu confiné des passionnés de technologie pour la mettre à la disposition du grand public. A partir des années 1970, les capacités de traitement de l’ordinateur étant désormais concentrées dans les micro-­‐processeurs, les fabricants d’ordinateurs personnels vont pouvoir concentrer leurs efforts sur l’amélioration du design et de l’ergonomie de ces nouveaux produits. Cet effort culmine en 1977 avec la mise sur le marché de l’Apple II par Apple, puis la mise au point du Macintosh en 1984 : pour la première fois, un ordinateur est doté d’une interface graphique. Il n’est plus nécessaire, pour l’utiliser, de saisir des lignes de code : il suffit désormais de pointer et cliquer sur des icônes à l’aide d’une souris. Libératrice, cette rupture va permettre la multiplication des applications (y compris du jeu vidéo, un secteur défriché par l’entreprise pionnière Atari) et donc la démocratisation de l’ordinateur personnel : plus il y a d’applications répondant à des besoins variés, plus un ordinateur personnel a de la valeur pour celui qui l’utilise ; •
le micro-­‐processeur permet aussi des progrès considérables dans le domaine des réseaux. Il va accélérer la rupture avec le modèle des mainframes, énormes ordinateurs qui centralisent les informations de l’entreprise, et le développement du modèle dit client-­‐serveur. La puissance permise par la mise en réseau de plusieurs clients adossés à un même serveur va être démontrée elle-­‐même en plusieurs vagues : d’abord dans le secteur de la finance, avec la diffusion rapide des terminaux propriétaires tels que ceux développés par Michael Bloomberg ; dans les entreprises en général, qui vont de plus en plus équiper leurs cols blancs d’ordinateurs personnels pouvant être connectés au réseau de l’entreprise ; enfin, sur Internet, grâce à l’ouverture progressive du réseau ARPANET, longtemps réservé aux chercheurs du département de la Défense, à des applications grands public. Tout cela se passe pour l’essentiel dans la Silicon Valley. Bien sûr, certaines entreprises jouent un rôle clef dans cette histoire sans pour autant y être installées : ainsi d’IBM, qui standardise le PC et permet à ses concurrents d’utiliser ses spécifications, provoquant la prolifération des PC ; ainsi, également, de Microsoft, entreprise établie à Redmond, à proximité de Seattle, qui va profiter de la concurrence délétère entre les fabricants de PC tout au long des années 1980 pour récupérer une part substantielle de la valeur en devenant l’entreprise dominante sur le marché des systèmes Version de travail du 3 mars 2016 Page 52/91 © TheFamily SAS d’exploitation102. Mais Intel et Apple, qui jouent un rôle également critique dans cette histoire, sont deux entreprises de la Silicon Valley. Et la vision de l’ordinateur personnel qui a été sublimée grâce à la percée technologique du micro-­‐processeur s’enracine profondément dans la culture et la vie intellectuelle de la Silicon Valley. Avec l’informatique personnelle, nouvelle filière amorcée grâce à Intel, on assiste à une nouvelle rupture : le cheminement d’une innovation poussée par les progrès technologiques de pointe vers une innovation de plus en plus tirée par les besoins des individus. Comprendre le rôle de la dépense publique Le monde académique enrôlé dans l’effort de guerre Le 7 décembre 1941, l’attaque japonaise sur Pearl Harbor marque l’entrée des États-­‐Unis dans le conflit mondial. Quatre jours plus tard, la guerre est déclarée entre les États-­‐Unis et l’Allemagne. L’effort de guerre va perturber la trajectoire des entreprises implantées dans la vallée de Santa Clara et provoquer, momentanément, une concentration des efforts d’innovation radicale sur la côte Est. Le monde académique, évidemment, va prendre part à cet effort. Mais il va le faire avec une approche révolutionnaire, dont l’artisan est Vannevar Bush. Face à l’urgence, cet ancien doyen de la faculté d’ingénierie du Massachusetts Institute of Technology (MIT) convainc le président Roosevelt de ne pas chercher à recruter des scientifiques dans l’armée mais d’allouer aux scientifiques travaillant dans le monde académique les ressources pour mettre au point, en lien avec les militaires, les systèmes d’armement nécessaires pour l’emporter sur les puissances de l’Axe. L’Office of Scientific Research & Development (OSRD), dont Vannevar Bush prend la tête, va orchestrer l’engagement du monde académique dans l’effort de guerre et diriger les moyens considérables alloués par l’État fédéral vers les différents établissements. L’allocation de ces budgets colossaux aux grandes universités scientifiques de la côte Est va y provoquer une concentration de talents et des progrès exceptionnels dans tous les domaines scientifiques et technologiques. Sur plusieurs fronts, les travaux de l’OSRD vont jouer un rôle décisif dans la victoire alliée. Columbia, à New York, héberge un laboratoire spécialisé dans la guerre sous-­‐
marine. Le MIT, à Cambridge (Massachusetts), bénéficie d’un budget de 117 millions de dollars (soit 1,4 milliard de dollars aujourd’hui) pour financer les travaux du Radiation Laboratory dans le domaine de l’électronique embarquée. Le Manhattan Project est également un projet financé par l’OSRD, même si sa sensibilité et son urgence vont conduire à le doter d’une gouvernance séparée. Les montants des budgets alloués à l’époque aux différentes universités montrent que la Californie n’est pas encore sur la carte de l’excellence scientifique. L’Université Stanford se voit allouer par l’OSRD la somme dérisoire de 500 000 dollars (= 6 millions de dollars aujourd’hui)103. Son implication la plus significative est en fait la mise à disposition de Frederick Terman, doyen de la faculté d’ingénierie, qui quitte momentanément la Californie pour prendre la direction du Harvard Radio Research Laboratory. Il dirige, à Cambridge (Massachusetts), des travaux de recherche et développement dans les domaines de la collecte de signaux électromagnétiques (signals intelligence) et de guerre électronique (electronic warfare). 102
Tim O’Reilly (2004), "Open Source Paradigm Shift", O’Reilly. Steve Blank, The Secret History of Silicon Valley, www.steveblank.com 103
Version de travail du 3 mars 2016 Page 53/91 © TheFamily SAS C’est ainsi que, pendant la deuxième guerre mondiale, l’histoire de la Silicon Valley fait un détour temporaire par la côte Est des États-­‐Unis. Les travaux du Harvard Radio Research Laboratory vont se révéler décisifs pour triompher des dispositifs anti-­‐aériens de l’armée allemande. Grâce aux radars et contre-­‐mesures mis au point par Frederick Terman et son équipe, l’aviation alliée peut maximiser la portée de ses missions et contenir leur taux de perte, préparant ainsi le terrain pour les troupes au sol appelées à libérer l’Europe de l’Ouest. Confrontés à l’impératif de gagner la guerre, les chercheurs financés par l’OSRD sont parvenus, dans tous les domaines de la recherche scientifique de pointe, à accomplir de spectaculaires percées scientifiques et technologiques. A la fin de la guerre, deux options sont sur la table : reprendre des activités normales ou perpétuer cet effort qui, en quelques années et sous les fortes contraintes liées au contexte de la guerre, a permis d’assurer la supériorité technologique des États-­‐Unis à l’échelle mondiale. Vannevar Bush, dans un rapport intitulé Science: the Endless Frontier, plaide pour la seconde option. Plus précisément, sa recommandation consiste à créer une Fondation nationale pour la recherche (National Research Foundation), dont la mission serait de financer la recherche fondamentale dans tous les domaines, de la médecine à l’armement. Sur le modèle de l’OSRD, le principe défendu par Bush était que cette fondation ne dispose pas de ses propres laboratoires, mais finance les travaux de recherche fondamentale et appliquée conduits dans les grandes universités américaines. La démarche de Vannevar Bush n’est pas dénuée d’un certain esprit corporatiste : l’enjeu, après tout, est d’assurer l’allocation massive d’argent public aux activités de recherche des grandes universités que ses collaborateurs s’apprêtent à rejoindre. Mais deux arguments vont au-­‐delà de la simple défense des intérêts des universités : •
la recherche et développement est désormais considérée comme un intrant du progrès technique et donc un facteur majeur de croissance économique et de création d’emplois. Alors que des millions de vétérans sont démobilisés et cherchent à se réinsérer sur le marché du travail, il est vital pour l’économie américaine de maintenir le rythme du progrès technique. Le programme proposé par Vannevar Bush consiste à transférer massivement les résultats de la recherche académique vers les grandes entreprises américaines qui, la guerre étant finie, partent à la conquête de marchés étrangers devenus, dans le cadre du plan Marshall, des débouchés pour les entreprises américaines104 ; •
si la seconde guerre mondiale a bien pris fin, la tension avec l’Union soviétique est annonciatrice de nouveaux conflits à venir. Avant même la guerre de Corée, la crise des missiles de Cuba ou la guerre du Vietnam, les États-­‐Unis sont déterminés à établir un rapport de force avec l’Union soviétique. C’est l’argument le plus fort en faveur de la stratégie défendue par Vannevar Bush : pour assurer l’équilibre stratégique avec l’Union soviétique, les pouvoirs publics américains doivent, sur le modèle Harvard Radio Research Laboratory, continuer d’allouer massivement des ressources aux universités pour qu’elles transfèrent leurs résultats de recherche au département de la Défense. La National Research Foundation, cependant, n’est finalement pas créée. Des rivalités entre civils et militaires conduisent à l’éparpillement des initiatives : la Commission à l’énergie atomique (Atomic Energy Commission, AEC) prend en charge la recherche dans le domaine nucléaire ; les National Institutes of Health (NIH) reprennent leurs droits sur la recherche médicale ; la recherche sur les 104
Olivier Zunz, Le Siècle américain : essai sur l’essor d’une grande puissance, Fayard, 2000. Version de travail du 3 mars 2016 Page 54/91 © TheFamily SAS systèmes d’armement est confiée directement au Département de la Défense. Même en ordre dispersé, toutefois, cet influx de ressources dans le système universitaire américain va jouer un rôle critique sur deux fronts : une contribution décisive à la croissance économique ; le développement spectaculaire d’un système universitaire de plus en plus massifié, au sein duquel les anciens combattants démobilisés affluent grâce au fameux GI Bill. Frederick Terman, de retour à Stanford, est déterminé à ce que son université ne rate pas cette nouvelle opportunité. Bientôt chargé des fonctions de secrétaire général (Provost) de l’université, il souhaite capter une partie de la manne des budgets militaires. Il va s’y employer avec la tradition d’innovation propre à la Californie en général, l’Université Stanford en particulier. Il ramène avec lui, du Massachusetts, une équipe de collaborateurs exceptionnels qu’il titularise à Stanford et commence à bâtir autour de l’université tout un écosystème au carrefour des technologies de pointe et de la commande militaire. Frederick Terman et la dépense publique Au lendemain de la guerre, Frederick Terman joue un rôle décisif dans l’attraction de la dépense publique pour financer le développement d’un écosystème entrepreneurial autour de l’Université Stanford. A bien des égards, en effet, les rapports de Stanford avec le département de la Défense vont différer radicalement de ceux entretenus par les grandes universités de la côte Est. Deux points doivent être tout particulièrement discutés : •
la prééminence de la recherche appliquée et le travail collaboratif avec les commanditaires. Comme l’écrit Steve Blank, Frederick Terman a été un précurseur de la méthode dite du customer development105. Plutôt que de se concentrer sur la recherche fondamentale et de renvoyer à plus tard la question des éventuelles applications, il impose la méthode consistant à se rapprocher de ses clients, développer des prototypes avec eux et les amener jusqu’à la décision de produire à grande échelle. Le travail collaboratif avec les commanditaires permet ainsi à l’Université Stanford de se positionner en interlocuteur privilégié pour piloter le passage de relais aux entreprises chargées de la production en série des prototypes mis au point dans les laboratoires. C’est ainsi que Stanford va capter les ressources : non en sollicitant des subventions pour les travaux de recherche, comme continuera à le faire par exemple l’université voisine de Berkeley, mais en facturant des travaux de recherche appliquée, la mise au point de prototypes et le transfert de technologie vers les entreprises chargées de la production en série… majoritairement créées par ses anciens étudiants (!); la boucle est en effet bouclée grâce au système d’incitation que va mettre en place Frederick Terman pour tourner Stanford vers l’extérieur : les jeunes diplômés sont incités à créer eux-­‐
mêmes les entreprises chargées de produire en série les prototypes mis au point à Stanford ; les enseignants-­‐chercheurs sont incités à assurer des missions de conseil, non seulement auprès des grandes entreprises mais également auprès de ces nouvelles startups ; Frederick Terman et ses collègues vont aussi s’imposer à eux-­‐mêmes la pratique de siéger au conseil d’administration des entreprises créées par leurs étudiants. Ainsi Frederick Terman est-­‐il membre du conseil d’administration des premières entreprises introduites en bourse dans la Silicon Valley, comme Hewlett-­‐Packard (introduite en bourse en 1957) ou Varian (1958). La finalité de cette fertilisation croisée est double : retenir à l’université les enseignants-­‐
•
105
Steve Blank, op. cit. Version de travail du 3 mars 2016 Page 55/91 © TheFamily SAS chercheurs attirés par le monde de l’entreprise ; mais aussi imposer l’université comme intermédiaire vis-­‐à-­‐vis des donneurs d’ordre du département de la Défense et capter des ressources financières au passage106. Il faut aussi mentionner la disponibilité de réserves foncières tout autour de l’université, qui permet d’inciter les entreprises à s’installer à proximité. Cette dimension des efforts d’attractivité de Stanford est à l’origine du grand malentendu des parcs technologiques. La simple proximité géographique n’explique pas à elle seule la création à proximité d’entreprises valorisant les travaux académiques des laboratoires de recherche. Le facteur déclencheur de ces implantations d’entreprises à Palo Alto était moins la disponibilité de ressources foncières que les relations directes entretenues par Frederick Terman et ses collaborateurs avec les entrepreneurs. Les ressources foncières n’ont été qu’une composante, parmi d’autres, de tout un écosystème conçu pour tirer le meilleur parti de la culture entrepreneuriale inspirée par Frederick Terman. Grâce à cette maîtrise de ressources clefs, Frederick Terman va orchestrer pendant dix ans l’émergence d’un extraordinaire écosystème entrepreneurial. En quelques années, l’Université Stanford devient le vivier d’entrepreneurs ambitieux, qui conservent des liens forts avec le monde académique et amorcent leurs nouvelles entreprises grâce aux commandes passées par le département de la Défense à l’université elle-­‐même. L’Université Stanford est au centre de cet écosystème car elle s’attache doublement les entrepreneurs : en les retenant à proximité de l’université grâce aux ressources foncières et en leur assurant, simultanément, débouchés et financement. Pendant cette période de dix ans, plusieurs entreprises de premier plan, spécialisées dans les technologies de pointe d’application militaire, naissent à proximité de l’université de Stanford. Les systèmes qu’elles mettent au point vont notamment permettre d’assurer l’équilibre stratégique avec l’Union soviétique dans les domaines des radars, de la détection et des contre-­‐
mesures. Autour de Stanford, la Vallée de Santa Clara devient l’une des régions les plus dynamiques des États-­‐Unis dans la filière en pleine croissance des technologies liées aux micro-­‐ondes. A cela s’ajoute d’autres facteurs d’accélération. L’un des événements marquants de cette époque est l’installation de Lockheed Aircraft à Sunnyvale, au Sud de Palo Alto. L’entreprise aéronautique s’établit là pour deux raisons : les ressources foncières y sont plus abondantes qu’à proximité de son siège social à Los Angeles ; surtout, l’objet de l’installation est de fabriquer les missiles, puis les premiers satellites militaires, qui permettront d’équiper les États-­‐Unis dans la guerre froide qui les oppose à l’Union soviétique. Ces projets hautement confidentiels sont mis en œuvre, évidemment, avec les laboratoires de Frederick Terman à Stanford – par une entreprise qui, comme en témoigne les fameux Skunk Works107, est elle-­‐même pionnière en matière d’innovation radicale. Le développement de Lockheed Aircraft à Sunnyvale est particulièrement rapide : en 1959, elle y emploie 20 000 collaborateurs, alors que Hewlett-­‐Packard, pourtant créée 20 ans plus tôt et déjà emblématique de la future Silicon Valley, n’a à l’époque que 3 000 employés. Cette croissance simultanée de deux filières technologiques de pointe se fait dans un contexte d’immigration massive dans la Silicon Valley : avec la fin de la guerre, la démobilisation et la réorientation de l’appareil de production américain vers des applications civiles, des millions d’Américains émigrent vers la 106
C. Stewart Gilmor (2004), Fred Terman at Stanford: Building a Discipline, a University, and Silicon Valley, Stanford University Press. 107
Ben R. Rich (1996), Skunk Works: A Personal Memoir of My Years of Lockheed, Back Bay Book. Version de travail du 3 mars 2016 Page 56/91 © TheFamily SAS Californie et nourrissent ce dynamisme exceptionnel, qui va rendre la Silicon Valley si fertile et en faire le berceau de l’économie numérique. La dépense publique, en tous les cas, est un terme essentiel de l’équation dans la Silicon Valley. Dans un contexte d’urgence inspiré par la montée de la guerre froide, le département de la Défense ne s’encombre pas de considérations sur le retour sur capital investi. L’important est que les systèmes mis au point soient livrés à temps et qu’ils remplissent leur objectif. Comme l’a souligné William Janeway dans ses travaux sur le financement de l’innovation108, les pouvoirs publics jouent ainsi leur rôle de financeurs de l’innovation à fonds perdus, concrétisant ainsi la vision d’un État entrepreneurial analysée en détails par Mariana Mazzucato109. Même si elle est allouée quasiment sans compter, cette dépense publique n’emprunte pas le canal de subventions, mais celui de la commande militaire. L’allocation des ressources est précédée d’une expression de besoins et de la mise au point de prototypes, prétexte à une collaboration étroite entre chercheurs de l’université et donneurs d’ordre. Là, selon Steve Blank110, se trouve le germe de la culture entrepreneuriale caractéristique de la Silicon Valley : contrairement au financement par des bourses de recherche, qui va rester dominant à l’université voisine de Berkeley, le financement par des clients et utilisateurs s’adresse à des entrepreneurs, qui vont se multiplier à l’université Stanford. Le passage de témoin de la dépense publique à l’investissement privé Avant la deuxième guerre mondiale, les investissements dans l’amorçage d’activités technologiques nouvelles étaient exclusivement le fait de riches individus. Les banques ne prêtaient qu’en présence d’actifs tangibles pouvant faire l’objet d’une sûreté ou d’un chiffre d’affaires permettant de valoriser un fonds de commerce, donc exclusivement à des entreprises existantes et matures. Les investissements dans les entreprises innovantes étaient opérés en direct par quelques individus fortunés ou par l’intermédiaire des fameux merchant bankers, qui rassemblaient leurs riches clients autour de deals négociés par eux et dans lesquels ils co-­‐
investissaient avec ces clients. Faute de capital-­‐investissement développé à grande échelle, la plupart des entreprises dans la filière des micro-­‐ondes n’ont pu prospérer après la guerre que parce qu’elles ont été financées par des commandes du département de la Défense. Avec la fin de la guerre, une double opportunité se présente pour les investisseurs privés : l’économie rentre dans une phase de reconversion et l’effort de recherche et développement initié pendant la guerre va être perpétué suivant les recommandations de Vannevar Bush. Avec la structuration de véhicules spécialisés pour l’investissement de la fortune des grandes familles, le capital-­‐investissement commence à se professionnaliser. La première entité de capital-­‐risque à proprement parler est American Research & Development (ARD), créée en 1946 à Boston par le général Georges Doriot. Société de gestion cotée, elle attire pour la première fois des investisseurs institutionnels111 dans le secteur du capital-­‐investissement et rencontre un succès financier grâce à son investissement dans Digital Equipment Corporation112. Mais ARD finit par mettre fin à ses 108
William Janeway, op. cit. Mariana Mazzucato, op. cit. 110
Steve Blank, op. cit. 111
Jake Powers, « The History of Private Equity & Venture Capital », Corporate LiveWire, 20 février 2012. 112
Avec un multiple de 70 000% sur l’investissement initial. 109
Version de travail du 3 mars 2016 Page 57/91 © TheFamily SAS activités113 pour différentes raisons : ses objectifs sont hétérogènes et pas toujours compatibles, puisqu’ARD avait été fondée à la fois pour accompagner l’effort de reconstruction et pour s’assurer d’un retour financier ; surtout, sa cotation en bourse lui interdit d’intéresser ses gestionnaires aux performances des participations, ce qui provoque tension et désincitation à prendre des risques. Pendant ce temps, sur la côte Ouest, du fait de l’abondance des budgets militaires, le besoin de capital-­‐investissement n’est pas encore prononcé. Transitant par l’Université Stanford, ces ressources allouées par le département de la Défense et les grandes entreprises de la filière de l’armement permettent de financer les premières startups de la vallée de Santa Clara et de les sécuriser vis-­‐à-­‐vis du secteur bancaire. A côté de la filière des micro-­‐ondes, développée dans l’urgence de la guerre froide, une autre filière amorce sa croissance en 1956 : celle des semi-­‐conducteurs, qui ne sert pas encore de besoins exprimés par les pouvoirs publics et ne peut donc être financée par eux. Les investissements dans les entreprises appelées à jouer un rôle clef dans la nouvelle filière des semi-­‐conducteurs (Shockley Semiconductor et Fairchild Semiconductor) sont ainsi issus d’entreprises de la côte Est (respectivement Beckman Instrument et Fairchild Camera & Instrument). Le capital-­‐risque prend forme, non sans péripéties. La société Watkins-­‐Johnson va faire l’objet d’un investissement géré par Tommy Davis pour le compte de la Kern County Land Company114, mais qui restera sans lendemain115. Un autre signe précoce est la création de l’éphémère société Draper, Gathner & Anderson, pionnière du secteur du capital-­‐risque. Les choses s’accélèrent à partir de 1957. Les premières introductions en bourse de sociétés technologiques sont une promesse rassurante de liquidité pour le secteur du capital-­‐investissement. De riches individus développent l’habitude d’investir en club, donnant naissance à une figure nouvelle, celle de l’angel investor. Puis vient le SBPC Act de 1958, réponse vigoureuse des États-­‐Unis au lancement du premier satellite dans l’espace par l’Union soviétique (la même année sont créées la NASA et la DARPA). Les SBIC sont des ressources de co-­‐investissement qui vont provoquer la formation de nombreuses équipes d’investissement et des progrès significatifs dans la formalisation de l’évaluation des risques. Les SBIC jouent un rôle critique dans l’amorçage du capital-­‐risque (certains grands investisseurs en capital-­‐
risque, comme Pitch Johnson de Johnson & Draper, ont commencé comme cela). Enfin, le relais va être pris par les sociétés de gestion structurées en commandite (limited partnership) avec un carried interest permettant d’aligner les intérêts des actionnaires et des gestionnaires. Cette forme va prouver sa supériorité sur deux plans : moins de formalités et un meilleur alignement entre apporteurs et gestionnaires d’actifs. L’histoire de la Silicon Valley est ainsi celle de la relève de la dépense publique par l’investissement privé, avec trois précisions importantes : •
les deux modes de financement se sont développés successivement, mais sans fertilisation croisée : d’un côté une entreprise aéronautique comme Lockheed Aircraft, par exemple, fabrique des missiles et des satellites d’observation ; de l’autre, les entreprises de la filière 113
David H. Hsu et Martin Kenney (2004), "Organizing Venture Capital: The Rise and Demise of American Research & Development Corporation, 1946-­‐1973", Working Paper. 114
Steve Blank, op. cit. Carolyn Tajnai (1985), Fred Terman, The Father of Silicon Valley, Stanford University Press. Dawn Levy (2004), “Biography revisits Fred Terman's roles in engineering, Stanford, Silicon Valley”, Stanford Report. 115
Tommy Davis s’associera plus tard à Arthur Rock pour créer la société de gestion Davis & Rock, l’une des premières et plus importantes sociétés de capital-­‐risque de l’histoire de la Silicon Valley. Version de travail du 3 mars 2016 Page 58/91 © TheFamily SAS des semi-­‐conducteurs vendent initialement à l’armée américaine, mais se tournent de plus en plus vers les applications civiles, en particulier l’informatique personnelle – d’où la transition de Fairchild, l’un des principaux fournisseurs de la NASA, à Intel, équipementier des ordinateurs personnels. La transition entre commande militaire et capital-­‐risque accompagne la réorientation des entrepreneurs vers les marchés grand public ; •
la dépense publique reste beaucoup plus volumineuse que l’investissement privé. Aujourd’hui encore, l’essentiel des composants et fonctionnalités de l’iPhone sont directement issus de programmes de recherche financés par des fonds publics116 et les fonds de capital-­‐risque représentent toujours un volume négligeable par rapport aux dépenses militaires, y compris dans la Silicon Valley ; •
l’effet de levier du capital-­‐risque est plus important. Les ressources du département de la Défense sont allouées dans un contexte de crise : parce qu’il s’agit d’un enjeu critique – gagner la guerre contre l’Allemagne nazie, assurer la parité stratégique avec l’Union soviétique, développer les systèmes d’armement pour la lutte contre le terrorisme –, les commanditaires sont prêts à payer très cher et le retour financier sur capital investi passe au second plan : l’indicateur privilégié est l’efficacité plutôt que l’efficience. Il s’agit d’une différence majeure d’avec le capital-­‐risque, qui pilote de très près son taux de rendement interne. Grâce à la professionnalisation des investisseurs et au déploiement de ressources technologiques qui cantonnent le risque entrepreneurial à l’accès au marché117, l’innovation s’intensifie et se concentre de plus en plus sur des applications grand public. La Silicon Valley, écosystème entrepreneurial La culture entrepreneuriale La Silicon Valley, dit-­‐on, est issue de la rencontre improbable entre deux catégories de gens qui n’avaient rien à faire ensemble : les militaires et les hippies. Les militaires ont imposé une culture de la prise de risque et de l’exécution qui leur vient de leur mission si particulière : quand il s’agit de gagner la guerre, quand l’enjeu est la survie de la Nation, il est nécessaire de voir les choses en grand et de ne pas lésiner sur les moyens. Les hippies, issus d’un mouvement né dans les années 1960, ont quant à eux inspiré dans cette région les valeurs d’émancipation et d’affirmation individuelle, qui exerceront une influence décisive de deux manières : dans la naissance du mouvement qui, dans la mouvance de la People’s Computer Company, va inspirer la naissance de l’informatique personnelle ; dans la construction de la figure de l’entrepreneur, porteur de cette fameuse « éthique hacker »118. Les entrepreneurs n’ont évidemment pas attendu l’économie numérique pour faire leur apparition. Dès le XIXe siècle, des individus ont déjà entrepris de bâtir des empires dont la croissance puis la domination ont eu un impact majeur sur le développement économique et les institutions. Le transport ferroviaire, les télécommunications, l’exploration pétrolière ont fait leur apparition et se sont développés à une échelle globale en partie grâce à l’ambition démesurée d’individus singuliers. L’économiste Joseph Schumpeter est le théoricien des entrepreneurs. Mais ce n’est pas avant les années 1960 que la figure de l’entrepreneur bâtissant un empire s’impose dans la Silicon Valley. 116
Mariana Mazzucato, op. cit. Nicolas Colin (2015), “Low Risk, High Reward: Why Venture Capital Thrives in the Digital World”, Medium. 118
Pekka Himanen (2001), L'Éthique hacker et l'esprit de l'ère de l'information, Exils. 117
Version de travail du 3 mars 2016 Page 59/91 © TheFamily SAS L’histoire de la filière des semi-­‐conducteurs, de l’informatique personnelle puis de l’économie numérique est une histoire d’entrepreneurs qui vont, par leur exemple, nourrir la culture de la Silicon Valley de génération en génération. La culture entrepreneuriale est imprégnée d’une valeur cardinale : celle de la radicalité. Même les militaires, qui ont tant financé la Silicon Valley, sont en phase avec la radicalité des entrepreneurs. Pour eux, gagner la guerre n’a pas de prix et des visionnaires comme Vannevar Bush et Frederick Terman leur ont appris à s’en remettre à des parties prenantes extérieures, les chercheurs académiques, dont l’avantage comparatif est précisément l’indépendance, une caractéristique qu’ils partagent avec les entrepreneurs. La puissance des militaires, alliée à l’indépendance des universitaires, va se révéler une extraordinaire formule pour accélérer le progrès technique dans de nombreux domaines. La rencontre avec le mouvement hippie ne va faire qu’amplifier cette radicalité déjà présente à l’époque où l’objectif était de gagner la guerre ou d’assurer la parité stratégique avec l’Union soviétique. En réalité, bien sûr, les militaires et les hippies n’ont pas travaillé ensemble. Leurs deux cultures se sont plutôt sédimentées et ont nourri la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley. L’année 1969, de ce point de vue, marque un tournant : c’est l’année où les hippies évincent les militaires. La décennie 1960 est dominée par des entrepreneurs dont les entreprises ont été majoritairement financées par le département de la Défense à des fins d’applications militaires. Mais en 1969, au plus fort de la protestation contre la guerre du Vietnam, les étudiants qui défilent sur le campus de Stanford ont l’attention attirée par les soldats qui gardent les locaux du Applied Electronics Laboratory : ils en forcent l’entrée, saccageant les locaux et faisant voler aux quatre vents les feuillets de travaux classés secret défense. Suite à cet événement traumatisant, les équipes de chercheurs qui valorisent leurs travaux et mettent au point les prototypes à l’attention des industries de défense quittent définitivement le campus de Stanford pour s’installer dans des locaux convenablement éloignés de l’agitation du campus et de la vindicte des étudiants. La représentation de la décennie suivante, celle des années 1970, va faire la part belle à des entrepreneurs qui deviendront des activistes de l’émancipation individuelle et vont concentrer leurs efforts d’innovation sur l’informatique personnelle. Robert Noyce, Gordon Moore et Andy Grove orientent Intel vers la fabrication de micro-­‐processeurs pour les premiers ordinateurs personnels. Steve Jobs, bien sûr, conçoit et fabrique le premier ordinateur personnel conçu pour les besoins d’utilisateurs non experts. Avec ce déplacement des centres d’intérêt des entrepreneurs émerge un nouveau souci : celui de toucher le grand public, d’améliorer sa vie quotidienne, de changer le monde pour le meilleur. De Robert Noyce aux entrepreneurs numériques d’aujourd’hui comme Mark Zuckerberg (Facebook), Brian Chesky (Airbnb) ou Travis Kalanick (Uber), dont les discours optimistes, radicaux et même messianiques versent parfois dans la caricature, on retrouve ce souci d’avoir un impact concret et positif dans la vie quotidienne du plus grand nombre. Comme l’écrit Tim O’Reilly, les grands entrepreneurs créent plus de valeurs qu’ils n’en captent au profit de leur entreprise119. Cette culture entrepreneuriale hors du commun est magnifiée par une dynamique auto-­‐entretenue grâce à deux piliers : 119
Tim O’Reilly, “Work on Stuff That Matters”, O’Reilly. Version de travail du 3 mars 2016 Page 60/91 © TheFamily SAS •
la spécialisation économique – L’avantage d’avoir fait « pousser » la Silicon Valley dans une région où il n’y avait que des vergers – suivant la version la plus simpliste de l’histoire – est qu’une fois que la Silicon Valley a grandi s’y sont concentrés exclusivement des gens venus là pour y travailler dans des entreprises innovantes. Le climat est certes doux, mais l’impression que retiennent tous les visiteurs de cet endroit est le caractère banal voire disgracieux des paysages et du bâti. Les gens n’habitent pas la Silicon Valley pour y mener une vie agréable, mais pour y travailler dans l’économie numérique : il s’agit donc, contrairement aux gigantesques métropoles anciennes et marquées par l’histoire, d’un environnement homogène, où tout le monde travaille dans ou pour une entreprise numérique. Il est donc plus facile, pour une entreprise numérique, d’y attirer les plus talentueux – alors que dans d’autres villes à la spécialisation économique différente (par exemple New York, qui est spécialisée dans la finance), les entreprises numériques sont en concurrence avec le secteur de la finance pour la conquête des talents ; •
l’irrigation permanente – Loin d’être synonyme d’immobilisme, la spécialisation économique de la Silicon Valley se nourrit d’un flux permanent de nouveaux arrivants. Aujourd’hui encore, malgré une politique de l’immigration plus restrictive que jamais aux États-­‐Unis, la Silicon Valley est un lieu où se concentrent les immigrés d’arrivée récente. Selon la Kauffman Foundation, plus de 50% des entreprises créées dans la Silicon Valley entre le sont désormais des personnes nées ailleurs qu’aux États-­‐Unis120. Comme le formule Brad Feld, investisseur du Colorado, la Silicon Valley forme ainsi un puissant réseau de ressources, qui attire et fédère des communautés d’entrepreneurs121. La Silicon Valley est pour eux une source d’inspiration et un lieu de reconnaissance sociale, où les entrepreneurs ont tout à gagner et rien à perdre. Dans un environnement où se concentre une abondante richesse et où les opportunités se multiplient à l’infini, la Silicon Valley pourvoit les entrepreneurs d’une infrastructure qui leur fournit la sécurité économique nécessaire pour prendre des risques. La sécurité économique des entrepreneurs Une caractéristique centrale de la Silicon Valley est sa capacité à couvrir les risques pris par les entrepreneurs : grâce à un écosystème où se mêlent reconnaissance sociale de la prise de risque et pratiques de place permettent d’offrir des dispositifs de couverture financière, elle permet d’attirer les entrepreneurs les plus ambitieux et de les accompagner dans la démultiplication des risques qu’ils prennent au cours de la croissance de leur entreprise. La capacité à couvrir les risques n’a pas toujours existé. A l’époque où les Traitorous Eight ont quitté William Shockley, qui les avait recrutés pour la plupart dès leur sortie de l’université, quitter son employeur pour créer sa propre entreprise était à la fois atypique et risqué au plus haut point. Créer une entreprise nous semble évident aujourd’hui, dans un contexte de précarité du travail salarié et de crise des grandes organisations. C’était singulièrement moins évident à cette époque marquée par le plein emploi, la démultiplication de la taille des entreprises et le triomphe de la figure du manager. Les carrières dans les entreprises établies étaient extraordinairement attractives (salaires 120
Dane Stangler et Jason Wiens (2015), The Economic Case for Welcoming Immigrant Entrepreneurs, Kauffman Foundation. Vivek Wadhwa (2012), The Immigrant Exodus, Why America Is Losing the Global Race to Capture Entrepreneurial Talent, Wharton University Press. 121
Brad Feld (2013), Startup Communities: Building an Entrepreneurial Ecosystem in Your City, Unabridged. Version de travail du 3 mars 2016 Page 61/91 © TheFamily SAS confortables, statut social, responsabilités d’encadrement, sécurité de l’emploi, carrière en ascension permanente), surtout pour les jeunes gens prometteurs qui, tels Robert Noyce et ses associés, avaient chacun obtenu les diplômes les plus prestigieux dans leurs disciplines. A cette époque, les innovateurs se concentraient d’ailleurs dans les grandes entreprises : c’est là qu’on trouvait les ressources pour innover. Renoncer à ces extraordinaires perspectives offertes par les grandes entreprises établies était une prise de risque inconsidérée. Pourtant, suivant l’exemple des Traitorous Eight, les innovateurs vont de plus en plus, à partir des années 1960, se lasser de la rigidité des grandes bureaucraties et s’en affranchir pour créer leur propre entreprise. La Silicon Valley les a confortés dans cette démarche en déployant une infrastructure juridique et financière qui fournit aux entrepreneurs une sécurité économique sans équivalent. L’entrepreneuriat, c’est la prise de risque. Mais la force de la Silicon Valley est qu’elle a créé des institutions pour couvrir cette prise de risque. La sécurité qu’elle ménage aux entrepreneurs est créatrice de valeur car, en minimisant le coût de l’échec, elle les incite précisément à prendre encore plus de risques. La sécurité économique des entrepreneurs va bien au-­‐delà de la valorisation sociale de la prise de risque dans la culture et de la tolérance à l’échec. Elle se matérialise aussi par une infrastructure et des pratiques de place qui sont propres à la Silicon Valley. On ne comprend pas les entrepreneurs si on n’a pas à l’esprit qu’ils n’ont rien à perdre. Dans ses travaux fondateurs, Schumpeter pose un principe très clair de complémentarité entre le financier et l’entrepreneur : c’est le financier, non l’entrepreneur, qui doit endosser les conséquences financières d’un échec (d’où, dans la lignée de la vision de Schumpeter, la prévention vis-­‐à-­‐vis des cautions personnelles ou des investissements financiers des entrepreneurs dans leur propre entreprise). En l’absence d’un écosystème entrepreneurial, le risque financier en cas d’échec est porté exclusivement par le financier, d’où un rapport de force très dur entre l’entrepreneur et ses investisseurs, délétère pour la prise de risque et l’innovation radicale. A l’inverse, dans un écosystème entrepreneurial doté des bonnes institutions, le risque financier reste bien sûr majoritairement porté par l’investisseur, mais il est aussi en partie reporté sur l’écosystème dans son ensemble et mutualisé à cette échelle, ce qui permet d’alléger la pression sur l’entrepreneur et de maximiser sa capacité à prendre des risques. Historiquement, l’interdiction des clauses de non-­‐concurrence par le droit californien a accéléré la mobilité professionnelle d’une entreprise à l’autre, ce qui multiplie les opportunités, pour les entrepreneurs, d’embaucher des collaborateurs de talent quand ils en ont besoin – mais aussi, compte tenu de la rapidité de la rotation des collaborateurs, d’être embauchés par des entreprises lorsqu’ils ont connu un échec. C’est une différence radicale avec Detroit par exemple – certains auteurs allant même jusqu’à imputer le déclin de Detroit dans l’économie de l’innovation à la rigidité du marché du travail dans le Michigan122. Le droit américain des faillites personnelles est également plus favorable à la prise de risque par les entrepreneurs et, depuis la réforme dite « Obamacare », l’assurance maladie est de plus en plus décorrélée de l’occupation d’un emploi salarié dans une entreprise établie et donc plus favorable à la mobilité professionnelle et à la création d’entreprise123. 122
Mike Duker (2014), "It’s Not About Creating Another Silicon Valley But Preventing Another Motor City", Techcrunch. Jason Furman (2014), "Six Economic Benefits of the Affordable Care Act", The White House Blog. 123
Version de travail du 3 mars 2016 Page 62/91 © TheFamily SAS Les investissements publics à l’origine de la révolution numérique ont également joué un rôle central : en finançant le déploiement des infrastructures telles qu’Internet ou le GPS124, ils ont donné naissance à cette immense plateforme technologique sur laquelle, suivant les termes de William Janeway, les entrepreneurs et les investisseurs peuvent ensuite « danser »125. Le capital-­‐risque vient compléter ce dispositif de sécurisation, grâce à plusieurs pratiques de place. La fréquence accrue des événements de liquidité, notamment du fait de l’existence d’un marché secondaire, permet d’enrichir plus rapidement à la fois les investisseurs, les fondateurs et les salariés et ainsi d’accélérer la circulation du capital126 – à des valorisations plus élevées que dans d’autres écosystèmes. En particulier, les pratiques de liquidation partielle des parts de fondateur ne sont pas rares pour les entreprises en pleine croissance qui réalisent plusieurs tours de financement, de sorte que les entrepreneurs peuvent constituer une épargne minimale, se libérer ainsi du sentiment de précarité et maximiser les risques pris ensuite dans le développement de leur entreprise. Il faut également noter la fréquence des opérations dites d’acqui-­‐hires : le rachat précoce d’une startup n’ayant trouvé ni son modèle d’affaires ni parfois même son marché, à la seule fin de s’attacher les compétences de ses fondateurs127. Enfin, l’industrialisation de l’investissement early stage par des opérateurs comme Y Combinator, 500startups ou AngelList contribue à couvrir la prise de risque dans les phases d’amorçage et d’entrée sur le marché. De cette manière, la Silicon Valley opère une sorte d'infrastructure d’assurance pour couvrir les entrepreneurs contre les conséquences patrimoniales de l'échec – pas du fait du droit, mais des bonnes pratiques mises à jour et sélectionnées par plusieurs générations d’investisseurs et d’entrepreneurs. Il n’y a ainsi plus de coût d’opportunité à créer sa startup dans la Silicon Valley. Non seulement c’est valorisé socialement et stimulé par le fait que « le numérique dévore le monde », mais encore le coût financier est de plus en plus réduit : l’investissement de départ est plus bas que jamais, les activités d’investissement sont industrialisées dès la phase d’amorçage et les bonnes pratiques de place sont autant d’institutions conçues pour encourager la prise de risque, maximiser les chances de réussite des startups à plus fort potentiel et couvrir les entrepreneurs contre le risque patrimonial d’un éventuel échec. Un tel écosystème nourrit un cercle vertueux : les performances des entreprises, décuplées par la sécurité économique ménagée aux entrepreneurs, attirent toujours plus d’investisseurs – avec deux conséquences : une augmentation tendancielle de la valorisation des entreprises, qui inspire le sentiment d’une bulle, mais aussi la disponibilité d’un capital abondant lorsqu’une entreprise sort du lot et exprime des besoins de financement hors du commun pour accélérer sa croissance. La Silicon Valley, puissance politique La Silicon Valley affirme d’autant plus sa culture entrepreneuriale qu’elle est devenue une puissance politique tout autant qu’économique. État le plus peuplé des États-­‐Unis, la Californie pèse déjà significativement dans le système politique américain128. Mais plus encore que la Californie dans 124
Tim O’Reilly (2009), "Gov 2.0: It's All About The Platform", Techcrunch. William Janeway, op. cit. 126
Eugene Kim (2015), “How $50 billion Salesforce is turning into one of the most aggressive investors in Silicon Valley”, Business Insider. 127
Jay Yarow (2012), “Why So Many Startups Are Being Acqui-­‐Hired”, Business Insider. 128
Au terme du plus récent recensement, en 2010, la Californie désigne 55 grands électeurs pour élire le Président des Etats-­‐Unis. Elle est suivie par le Texas (38 grands électeurs), New York et la Floride (29 électeurs chacun). 125
Version de travail du 3 mars 2016 Page 63/91 © TheFamily SAS son ensemble, c’est la Silicon Valley en particulier qui exerce une influence inédite au sein du système politique américain. Elle le fait avec d’autant plus détermination qu’à mesure que l’économie numérique se développe dans des secteurs plus tangibles et plus réglementés, les entrepreneurs de la Silicon Valley doivent de plus en plus composer avec les pouvoirs publics dans tous les pays et aux différents échelons de responsabilité. Confrontée à des enjeux législatifs et réglementaires, la Silicon Valley a commencé par renforcer son influence aux États-­‐Unis grâce au lobbying auprès du Congrès et des assemblées des États. Google est l’une des premières entreprises à avoir mis à niveau sa représentation à Washington afin de pouvoir mieux défendre ses intérêts, en particulier sur les questions de responsabilité et de droit d’auteur129. Plus récemment, les grandes entreprises numériques, confrontées à la difficulté à recruter des ingénieurs de talent, ont coordonné leurs efforts pour peser (en vain) en faveur d’un assouplissement des règles relatives à l’immigration aux États-­‐Unis. De nombreux signaux, comme la prise en main des questions relatives aux affaires publiques par les grandes sociétés de capital-­‐
risque130, montrent que l’influence politique de la Silicon Valley ne devrait faire que grandir dans les années à venir – d’autant plus qu’il est possible aux États-­‐Unis, pour les entreprises comme pour les individus, de financer quasiment sans limite les campagnes électorales des candidats à des élections. Bailleur de fonds pour le financement des campagnes électorales, en particulier des candidats démocrates, la Silicon Valley pèse de plus en plus sur la scène politique nationale. En 2012, la majorité des dons versés pour financer la campagne électorale de Barack Obama étaient en provenance de l’économie numérique. Pour la première fois, celle-­‐ci a donc dépassé à la fois la filière du cinéma (Hollywood) et le secteur de la finance (Wall Street) au palmarès des bailleurs de fonds du parti démocrate. La contribution au financement des campagnes crée de la proximité avec les dirigeants politiques au plus haut niveau. Le 6 novembre 2012, c’est avec Eric Schmidt, président exécutif de Google, que l’équipe de campagne de Barack Obama fêtait à Chicago son éclatante victoire face à Mitt Romney. Plus récemment, des personnalités de premier plan de la Silicon Valley ont joué un rôle actif auprès de Barack Obama : John Doerr, dirigeant de la société d’investissement Kleiner Perkins, ou Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn, pour le conseiller sur la mise en chantier de sa future bibliothèque présidentielle ; Marc Benioff, patron de Salesforce, pour l’épauler suite aux difficultés liées à la mise en ligne du portail de l’assurance maladie américaine Healthcare.gov131. Les allers-­‐retours se multiplient entre l’économie numérique et la politique. Al Gore est l’exemple le plus marquant : après sa courte défaite face à George W. Bush lors de l’élection présidentielle de 2000, il a rejoint le conseil d’administration de plusieurs grandes entreprises numériques, dont Apple. Plusieurs membres du Congrès, tous démocrates, sont d’anciens entrepreneurs de l’économie numérique et, à ce titre, ont des liens privilégiés avec la Silicon Valley : c’est le cas de Maria Cantwell (sénatrice représentant l’État de Washington), de Mark Warner (sénateur représentant la Virginie) ou de Jared Polis (représentant élu dans le Colorado). L’administration fédérale recrute des cadres dirigeants de grandes entreprises numériques pour pourvoir certains postes : ainsi de Megan Smith, Chief Technology Officer des États-­‐Unis. En sens inverse, les entreprises numériques recrutent d’anciens hauts fonctionnaires : Sheryl Sandberg, directrice de cabinet de Larry Summers au 129
Ken Auletta (2009), Googled: The End of the World as We Know It, Penguin Press. Andreessen-­‐Horowitz a recruté son premier associé spécialisé sur les questions de lobbying et de relations institutionnelles. Union Square Ventures a engagé des travaux de recherche sur l’avenir du travail et de l’emploi. 131
Dawn Chmielewski, Arik Esseldahl (2015), "Meet the Most Powerful Political Players in Silicon Valley", Re/Code. 130
Version de travail du 3 mars 2016 Page 64/91 © TheFamily SAS département du Trésor, a été la première « prise » historique (d’abord chez Google puis, depuis 2008, comme numéro deux de Facebook) ; plus récemment, David Plouffe, conseiller de Barack Obama, a été recruté pour siéger au comité exécutif d’Uber et prendre en main ses relations institutionnelles et sa communication. La Silicon Valley exerce aussi une influence par l’intermédiaire des hackers, cette élite de l’économie numérique. Comme l’a montré la campagne présidentielle de 2012, les compétences des hackers sont désormais incontournables pour la conduite des campagnes électorales132. Ils jouent aussi un rôle dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques : c’est une équipe de hackers qui, venue en catastrophe à Washington DC, a aidé l’administration Obama à remettre d’équerre le portail Healthcare.gov, conçu pour aider les Américains à s’assurer suite à la réforme dite « Obamacare »133. Le recours aux compétences des hackers a depuis été institutionnalisé avec les dispositifs de recrutement d’ingénieurs logiciels pour innover au sein de l’administration fédérale134. D’autres expériences, toutefois, ont rencontré moins de succès : c’est le cas par exemple de la tentative de Mark Zuckerberg, Chris Christie et Cory Booker pour réformer le système éducatif dans l’État du New Jersey135. Au-­‐delà du rapprochement d’avec les pouvoirs publics, la Silicon Valley projette une vision du monde et sait mobiliser le grand public. Son influence passe notamment par le leadership intellectuel. La Silicon Valley fait entendre sa voix dans plusieurs grandes controverses, sur la croissance économique136, sur l’avenir du travail et de l’emploi137 ou sur la politique de la concurrence138. Elle a ses penseurs, comme Tim O’Reilly, Paul Graham ou Steve Blank, et même ses critiques officiels, comme Evgeny Morozov. Elle sait enfin mobiliser le grand public pour défendre ses intérêts, comme on l’a vu autour du droit d’auteur (les copyright wars autour des projets de loi SOPA et PIPA), des brevets (patent wars), des transports urbains (Uber à Portland139 ou New York), du marché du logement (Airbnb à San Francisco) et évidemment des données personnelles (notamment suite à l’affaire PRISM). Les médias jouent un rôle dans la mise en scène de la Silicon Valley, notamment pour valoriser ses entreprises dans les médias spécialisés comme Wired ou Techcrunch. La Silicon Valley a aussi ses stars, ses films (The Social Network) et même ses séries : bien avant la série satirique Silicon Valley, produite par HBO, Knight Rider se passe déjà dans la Silicon Valley ! La fascination qu’a fini par exercer la Silicon Valley se voit sur plusieurs fronts. Les dirigeants des grandes entreprises traditionnelles vont la visiter comme on visite un parc d’attractions (avec le secteur lucratif des digital learning experiences), quand ils n’ouvrent pas des laboratoires sur place pour innover au plus près des entrepreneurs. La finance se reporte tendanciellement vers la Silicon Valley, avec l’attraction de grands investisseurs au profil plus traditionnel comme Goldman Sachs, KKR ou la société de gestion mutuelle Fidelity. Tout récemment, les candidats à l’élection 132
Nate Silver (2012), “In Silicon Valley, Technology Talent Gap Threatens G.O.P. Campaigns”, FiveThirtyEight / The New York Times. 133
Steven Brill (2014), "Obama’s Trauma Team", Time. 134
Jon Gertner (2015), "Inside Obama’s Stealth Startup", Fast Company. 135
Dale Russakof (2014), "Schooled: Cory Booker, Chris Christie, and Mark Zuckerberg had a plan to reform Newark’s schools. They got an education", The New Yorker. 136
Larry Summers, “Response to Marc Andreessen on Secular Stagnation”, Larrysummers.com. 137
Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee et Michael Spence (2014), "The New World Order, Labor, Capital, and Idea in the Power Law Economy", Foreign Affairs. 138
David Brooks (2012), “The Creative Monopoly”, The New York Times. 139
Karin Weise (2015), "This Is How Uber Takes Over a City", Bloomberg. Version de travail du 3 mars 2016 Page 65/91 © TheFamily SAS présidentielle de 2016 défilent pour courtiser l’électorat des entrepreneurs et prendre position sur les sujets politiques critiques pour la Silicon Valley, comme le développement de la gig economy. Version de travail du 3 mars 2016 Page 66/91 © TheFamily SAS DE NOUVEAUX TERRITOIRES Le rôle critique des entrepreneurs Les ingrédients d’un écosystème entrepreneurial Le terme d’écosystème est devenu un cliché. Wikipedia suggère pourtant que c’est le bon terme à employer pour désigner des entrepreneurs qui réussissent dans un environnement porteur : il s’agit de « l’ensemble formé par une association ou communauté d’êtres vivants (ou biocénose) et son environnement biologique, géologique, édaphique, hydrologique, climatique, etc. (le biotope). » La littérature disponible sur les écosystèmes entrepreneuriaux suggère que l’existence d’un écosystème entrepreneurial résulte d’une dynamique au sein d’un biotope adapté, qui a trois caractéristiques. Autrement dit, l’économie entrepreneuriale est une recette à trois ingrédients140. Il faut : •
du capital – Par définition, pour amorcer une activité nouvelle, il faut de l’argent et des infrastructures (qui sont du capital immobilisé) ; •
du savoir-­‐faire – Il faut aussi des ingénieurs, des développeurs, des designers, des vendeurs : tous ceux dont les compétences sont indispensables à l’amorçage et à la croissance des entreprises ; •
de la rébellion – Un entrepreneur va forcément contre le statu quo. S’il voulait innover dans le respect des règles, il travaillerait dans une grande entreprise, où il serait mieux payé et aurait accès à plus de ressources. Dans tout pays, ces trois ingrédients sont présents, mais dans des proportions variables. L’important, d’ailleurs, n’est pas les proportions relatives de ces trois ingrédients ; c’est plutôt le degré auquel ils se mélangent. Dans un pays donné, y a-­‐t-­‐il un territoire où ces ingrédients se mélangent ? Autrement dit un territoire où les capitalistes, les ingénieurs et les rebelles se fréquentent — voire sont les mêmes personnes ? Il existe différents cas de figure. Lorsqu’il y a seulement du capital, on est en présence d’une économie de rente. Les pays pétroliers (pays du Golfe, Libye) ou détenteurs d’une infrastructure essentielle (le canal de Panama, les pyramides en Egypte) sont le meilleur exemple de ce cas de figure. Dans ces pays, le savoir-­‐faire n’est pas valorisé (quand il existe) et la rébellion est réprimée. Lorsque le capital rencontre le savoir-­‐faire, on est dans une économie de renouvellement et d’optimisation. L’innovation se concentre dans les entreprises en place, qui privilégient l’innovation de renouvellement (nouveaux produits mieux et plus chers) et l’innovation d’optimisation (plus de produits pour moins cher). Comme signalé par Clayton Christensen141, ces deux formes d’innovation libèrent du capital et détruisent des emplois. Le capital libéré va s’investir ailleurs et nourrit en partie l’économie de rente. 140
Nicolas Colin (2015), « Qu’est-­‐ce qu’un écosystème entrepreneurial ? », Medium. Clayton M. Christensen (2012), "A Capitalist’s Dilemma, Whoever Wins the Election", The New York Times. 141
Version de travail du 3 mars 2016 Page 67/91 © TheFamily SAS Le savoir-­‐faire seul donne naissance à une économie de sous-­‐traitance. S’il y a beaucoup d’ingénieurs mais pas de capital à investir ni d’esprit de rébellion, alors la meilleure manière de créer de la valeur est de mettre ce savoir-­‐faire au service d’entreprises étrangères. C’est ce que font la plupart des pays moins développés qui, à l’image de l’Inde, vendent du temps d’ingénieur aux entreprises des pays développés. L’économie de sous-­‐traitance se caractérise par des marges faibles et donc un moindre développement économique. Le savoir-­‐faire conjugué à la rébellion donne une économie de bac à sable. Différentes parties prenantes lancent des projets de toutes sortes, des projets de recherche ou d’application, des projets technologiques ou sociétaux. Mais ces projets ne se déploient jamais à grande échelle. En l’absence de capital, les rebelles locaux ne peuvent pas entreprendre de bâtir un empire. L’économie de bac à sable est majoritairement financée sur fonds publics, crée peu d’emplois et ne démultiplie pas la valeur à grande échelle. La rébellion seule crée une économie d’activisme et de création. Lorsqu’il n’y a ni capital ni savoir-­‐
faire pour créer et faire grandir des entreprises, la rébellion trouve d’autres débouchés : mouvements protestataires, associations revendicatives, création artistique. Cela donne des créations exceptionnelles et des engagements à toute épreuve, quelques emplois dans des associations et les filières culturelles, mais pas des empires industriels. La rébellion et le capital sont les deux ingrédients de l’économie financière. La finance, contrairement aux apparences, est empreinte de rébellion. Quand des territoires ont du capital, un esprit de rébellion mais peu de savoir-­‐faire pour faire grandir des entreprises numériques, on se replie sur la rébellion financière : c’est le cas dans le Connecticut (capitale mondiale des hedge funds), à Londres ou encore à Hong Kong pour l’Asie du Sud-­‐Est. L’économie financière capte énormément de valeur et crée énormément de richesse, mais celle-­‐ci se concentre souvent dans les mains de quelques-­‐uns (car le capital est très mobile), ce qui handicape le développement du territoire. L’économie financière a tendance à croître au détriment de l’économie dans son ensemble, en concentrant à son profit une part croissante de la valeur ajoutée142. Pour faire grandir une économie entrepreneuriale, il faut les trois ingrédients : du capital, du savoir-­‐
faire et de la rébellion. C’est ce mélange qu’a réussi à composer la Silicon Valley. Le capital lui est venu d’abord du Département de la Défense, puis des fonds de capital-­‐risque et maintenant de tout le secteur financier. Le savoir-­‐faire était présent dès la fin des années 1940 grâce à la concentration d’ingénieurs dans les filières des micro-­‐ondes puis des semi-­‐conducteurs. La rébellion, enfin, est un état d’esprit typique de la Californie où se sont concentrés les artistes, les hippies, les clubs de motards, l’agitation sur les campus, les premiers militants homosexuels (Harvey Milk) et des dirigeants politiques radicaux comme Ronald Reagan (ancien président républicain des Etats-­‐Unis) ou Jerry Brown (actuel gouverneur démocrate de l’Etat). La Californie constitue aujourd’hui une anomalie dans l’économie mondiale. Alors que la croissance économique s’essouffle, que la productivité plafonne, que l’innovation est à l’arrêt, seule la Silicon Valley pratique encore les innovations de rupture qui permettent de créer massivement de nouveaux emplois. Comme l’observe Edmund Phelps, cette situation s’explique par deux caractéristiques 142
Benjamin Landy (2013), "Graph: How the Financial Sector Consumed America’s Economic Growth", The Century Foundation. Version de travail du 3 mars 2016 Page 68/91 © TheFamily SAS distinctives143 : la Silicon Valley inspire à ceux qui y résident l’envie d’innover (la rébellion) et elle leur ménage les marges de manœuvre pour le faire (l’abondance du capital et du savoir-­‐faire). Dans un contexte de taux d’intérêt bas, les investisseurs ont les plus grandes difficultés à trouver des classes d’actifs leur garantissant un retour sur capital investi. Le fait que ces investisseurs affluent au capital des entreprises numériques, ce qui soutient les valorisations des entreprises à la hausse, démontre que la Silicon Valley a su combiner les trois ingrédients pour faire naître une économie plus entrepreneuriale et à se doter des institutions adaptées pour la faire grandir. Les entrepreneurs et les institutions La recette entrepreneuriale a trois ingrédients, mais tous les ingrédients ne sont pas forcément présents au départ. Lorsque deux d’entre eux seulement sont présents, il est en réalité possible d’attirer le troisième. En Israël, la combinaison du savoir-­‐faire et de la rébellion a attiré le capital —
avec un petit coup de pouce des pouvoirs publics. A Londres, de façon banale, le capital a acheté le savoir-­‐faire grâce à la mobilité de celui-­‐ci dans l’Union européenne. Dans la Silicon Valley, la rébellion d’une première génération d’entrepreneurs exceptionnels a bouleversé l’allocation du savoir-­‐faire et du capital et amorcé la dynamique qui a donné naissance à son écosystème contemporain. On voit, dans chacun des trois cas, comment s’amorce le cercle vertueux. Si les pouvoirs publics ont toujours joué un rôle de facilitateur, ce sont toujours les entrepreneurs qui ont fait émerger et ont consolidé les institutions nécessaires à la pérennité et à la prospérité de l’économie entrepreneuriale. Ce qui permet, au départ, d’amorcer l’écosystème, d’éventuellement rassembler les ingrédients manquants et de stabiliser le biotope, ce sont les entrepreneurs eux-­‐mêmes — que Babak Nivi définit, pour mémoire, comme ceux qui ont « la capacité de servir le plus grand nombre de clients au plus haut niveau de qualité possible »144. On retrouve ainsi une loi empirique, que Brad Feld a formalisée dans sa « Boulder Thesis »145 : seuls des entrepreneurs peuvent amorcer et faire grandir une économie entrepreneuriale. La seule manière, pour les pouvoirs publics, d’accompagner cet effort est de soutenir les entrepreneurs de la façon la plus inconditionnelle possible et de les aider à mettre en place les institutions qui font l’écosystème entrepreneurial et vont lui permettre de survivre à la première génération. La première des institutions, probablement la plus importante, est la valorisation du désir d’entreprendre et de l’ambition qui l’accompagne. Elle existe, dans la Silicon Valley, depuis l’engagement pionnier de Frederick Terman, puis de Robert Noyce. Aujourd’hui, quel que soit le territoire, le désir d’entreprendre est aujourd’hui encouragé par un contexte global, résumé par cet extrait du « Manifeste Koudetat »146 : •
« De plus en plus de gens veulent devenir entrepreneurs ! Il y a de moins en moins d’emplois salariés. Nous sommes de plus en plus allergiques à l’emploi salarié. On ne cherche pas un travail, mais une raison d’être. L’emploi de masse n’est plus une option. On ne peut plus acheter son appartement : plus besoin de s’endetter pour 25 ans. On touchera des pensions 143
"Economic dynamism means the desire and the space to innovate" – Edmund Phelps (2013), "Mass flourishing: How it was won, and then lost", Reuters. 144
Babak Nivi (2013), "The Entrepreneurial Age", Venture Hacks. 145
Brad Feld, op. cit. 146
Nicolas Colin (2015), "Manifeste Koudetat", Medium. Koudetat est une formation gratuite en ligne proposée par TheFamily, qui porte sur l’entrepreneuriat, la levée de fonds et la vente. Cf. http://www.koudetat.co Version de travail du 3 mars 2016 Page 69/91 © TheFamily SAS de retraite de misère, plus besoin de cotiser dans le cadre d’un emploi stable. On ne peut plus compter sur le système, autant s’en affranchir et créer sa propre activité. » •
« L’entrepreneur gagne un statut social ! Steve Jobs a été pleuré par des millions de personnes après sa disparition. Mark Zuckerberg a été mis en scène pour le grand public dans The Social Network. Tout le monde cherche à attirer les entrepreneurs : les grandes entreprises qui en veulent quelques-­‐uns dans un bac à sable créent des incubateurs. L’entrepreneuriat se démocratise et devient accessible au plus grand nombre. Il devient une nouvelle identité que revendiquent tous ceux qui cherchent un statut social dans une société du déclassement généralisé. » •
« Il est de plus en plus facile de créer son entreprise ! L’important, c’est la facilité opérationnelle à amorcer son activité. L’open source et le cloud computing ont banalisé les technologies indispensables pour se lancer. Les progrès de la programmation épargnent le recrutement d’équipes lourdes de développeurs. Le mythe du garage devient une réalité : on peut « bootstrapper » son entreprise avec pas grand chose. Avec de la traction, on peut lever du capital pour la développer à grande échelle. La multiplication des entrepreneurs est la raison pour laquelle les grandes entreprises tremblent. » La deuxième institution, c’est la sécurité économique des entrepreneurs. La valorisation de l’entrepreneuriat est une chose ; la mise en place du filet de sécurité nécessaire pour le concrétiser en est une autre. Cela renvoie à trois dimensions complémentaires : •
la première est l’organisation et le fonctionnement du marché du travail – Comment assurer aux entrepreneurs qu’ils pourront facilement et rapidement retrouver du travail si leur entreprise échoue ? Comment leur assurer aussi qu’ils pourront recruter à la hauteur de leurs besoins si, à l’inverse, elle réussit et amorce une croissance exponentielle ? •
la deuxième dimension concerne l’organisation et le fonctionnement du financement des entreprises – Est-­‐il facile ou non, pour un entrepreneur, de financer son entreprise à tous les stades de son développement et dispose-­‐t-­‐il de mécanismes de couverture du risque d’échec de son entreprise (comme les pratiques de cash out dans la Silicon Valley) ? •
enfin, la troisième dimension est l’organisation et le fonctionnement des assurances sociales, en particulier de l’assurance maladie – Est-­‐on couvert contre la maladie seulement si l’on est salarié d’une entreprise, ou bien peut-­‐on être assuré aussi si l’on est entrepreneur ? La troisième institution renvoie à la circulation des personnes et à l’ouverture du territoire. Aucun écosystème entrepreneurial ne peut prospérer s’il n’organise pas la mobilité en son sein, comme la Californie l’a fait en interdisant aux employeurs les clauses de non-­‐concurrence, et s’il n’est irrigué par le flux permanent des nouveaux venus de l’extérieur. Il y a derrière cette troisième institutions des implications en matière d’attractivité du territoire, qui renvoie aux conditions de vie et aux opportunités de faire venir temporairement des gens de l’extérieur ; à cela s’ajoutent les enjeux de facilitation des flux – avec toutes les conséquences sur, par exemple, le système de transport ou les règles relatives à l’immigration. En l’absence de ces trois catégories d’institutions, on voit a contrario tous les obstacles. Les entrepreneurs les plus ambitieux, s’ils sont très mobiles, peuvent partir très tôt. Le rôle de l’écosystème est de les retenir à tout prix et de leur permettre de maximiser l’avantage comparatif Version de travail du 3 mars 2016 Page 70/91 © TheFamily SAS de jouer à domicile. Les ambitieux, s’ils restent, peuvent être détournés de leurs efforts voire empêchés d’entreprendre en l’absence de sécurité économique : plutôt que de prendre des risques, ils vont préférer soit renoncer à maximiser la croissance de leur entreprise, soit même rejoindre une entreprise traditionnelle. Dans ce cas, le rôle de l’écosystème est de maximiser les risques qu’ils sont prêts à prendre grâce à des institutions financières, juridiques et sociales adaptées. Enfin, les entrepreneurs les plus ambitieux, même s’ils réussissent, peuvent internaliser la valeur pour leur bénéfice, et faire basculer le territoire dans une économie de rente, plutôt que redistribuer une partie de cette valeur via les institutions d’un écosystème entrepreneurial. Pour éviter cela, il est nécessaire de maintenir la pression en attirant sans cesse de nouveaux entrepreneurs qui vont forcer le rythme de la circulation de la valeur entre les entreprises établies et celles qui se lancent à peine. Les institutions d’un écosystème entrepreneurial sont sources d’externalités positives. Elles représentent donc un investissement initial par une première génération d’entrepreneurs qui, plutôt que d’empocher leur mise et de devenir rentiers, décide de réinvestir et de mutualiser la richesse qu’ils détiennent. C’est une décision radicale, pour des entrepreneurs qui ont souvent subi des conditions très défavorables de financement, que de réinvestir leur fortune dans d’autres entrepreneurs et de contribuer à mettre en place les institutions qui vont permettre aux générations suivantes d’établir un rapport de force plus favorable avec les investisseurs et de bénéficier d’une plus grande sécurité économique, même en cas d’échec. L’amorçage de cette démarche reste une énigme toutefois. En réalité, la séquence se dessine comme suit : il faut que certains ingrédients essentiels soient présents au départ ; pour qu’ils commencent à se mélanger, il faut soutenir les premiers entrepreneurs locaux en leur fournissant les ressources nécessaires à la réussite de leurs entreprises ; le succès de la première génération va permettre de mettre en place les institutions de l’écosystème ; il faut ensuite travailler à la consolidation et au développement de l’écosystème en attirant, en continu, des entrepreneurs venus d’autres territoires. Peut-­‐on attirer des entrepreneurs ? Peut-­‐on avoir une politique d’attractivité des entrepreneurs ? Paul Graham a discuté cette question dans plusieurs essais, en particulier « Can You Buy A Silicon Valley? Maybe »147. Sa principale conclusion est que ce sont les entrepreneurs eux-­‐mêmes qui, par l’exemple, contribuent à la formation d’un écosystème entrepreneurial et à l’attraction d’autres entrepreneurs. Il rejoint ainsi l’une des principales conclusions de la Boulder Thesis de Brad Feld148 : c’est aux entrepreneurs eux-­‐
mêmes de bâtir les écosystèmes favorables et d’attirer d’autres entrepreneurs ; les autres parties prenantes, en particulier les pouvoirs publics, ne peuvent que les soutenir dans cet effort et, à chaque étape, leur pourvoir les ressources nécessaires. Autrement dit, la question de l’attraction des entrepreneurs venus d’ailleurs ne peut être posée qu’une fois que les institutions de l’écosystème entrepreneurial commencent à être mises en place par la première génération. Certains territoires attirent spontanément des entrepreneurs : il s’agit des territoires d’immigration. Pour des raisons contingentes, comme l’implantation d’une diaspora, la langue parlée sur le territoire, certaines institutions (notamment des universités) qui jouent un rôle de pôles 147
Paul Graham (2009), "Can You Buy A Silicon Valley? Maybe", Essays. Voir aussi Paul Graham (2006), "How To Be Silicon Valley", Essays. 148
Brad Feld, op. cit. Version de travail du 3 mars 2016 Page 71/91 © TheFamily SAS d’attractivité, ou une politique d’immigration plus généreuse, ces territoires attirent une population qui s’y établit et, de façon systémique, va avoir tendance à créer des entreprises. Il y a des raisons systémiques à la propension des immigrés à créer des entreprises : outre l’accès à des fonds propres dans certaines diasporas, créer son entreprise est bien souvent une contrainte pour des immigrés qui n’ont pas, sur place, le capital social pour intégrer les entreprises en place. Un solde migratoire positif vers le territoire a donc pour corollaire l’attraction d’entrepreneurs. Rien ne dit, cependant, que ces entrepreneurs vont se lancer dans la création de startups plutôt que dans des activités plus traditionnelles telles que le négoce, la restauration ou les métiers du bâtiment. Un solde migratoire positif n’est donc pas suffisant : il faut les bons ingrédients au départ et mettre en avant certains arguments pour toucher une population de futurs entrepreneurs numériques. Par ailleurs, il existe plusieurs précédents de territoires qui, sans être historiquement accueillants pour les immigrés, ont mis en œuvre des politiques d’attractivité d’entrepreneurs. Un précédent historique est Venise, qui, au XVe siècle, a mis en place pour la première fois un droit de la propriété intellectuelle pour attirer les inventeurs et les inciter à valoriser leurs inventions à Venise plutôt qu’ailleurs : •
« Il est promulgué que quiconque dans cette cité fabrique une machine nouvelle et ingénieuse, qui n'avait jamais auparavant été fabriquée dans les frontières de notre juridiction, est tenu de l'enregistrer dès qu'elle a été mise au point, afin qu'il soit possible de l'utiliser. Il sera interdit à toute autre personne de notre territoire de faire une autre machine identique ou ressemblante à celle-­‐ci sans l'accord ou la licence de l'auteur, pendant dix ans. » •
« Il y a dans cette cité et dans ses environs, attirés par son excellence et sa grandeur, de nombreux hommes de diverse origine, à l'esprit des plus inventifs et capables d'imaginer et de découvrir des machines variées et ingénieuses. S'il était disposé que personne d'autre ne pourrait s'approprier leurs travaux pour accroître sa propre réputation ou fabriquer les machines imaginées par ces hommes, ces derniers exerceraient leur ingéniosité, et découvriraient et fabriqueraient des choses qui ne seraient pas d'un mince intérêt et d'un mince avantage pour notre État. » Plus récemment, des territoires ont engagé des efforts d’attraction des entrepreneurs de l’économie numérique : •
l’Estonie cherche à attirer des entrepreneurs en déployant des infrastructures juridiques facilitant la création et la gestion d’entreprises. L’effort pourrait tourner court et cantonner l’Estonie à une sorte de back office pour entreprises créant de la valeur ailleurs, comme c’est le cas par exemple pour le Delaware ou les paradis fiscaux. Mais dès lors que cela s’inscrit dans une société par ailleurs très connectée, où existe déjà l’embryon d’un écosystème local, il peut y avoir amorçage d’effets de réseau et l’attraction d’entrepreneurs étrangers peut entraîner le développement de l’écosystème local149 ; •
des territoires comme la ville de Kansas City, aux Etats-­‐Unis, cherchent à attirer des entrepreneurs par le déploiement d’infrastructures de connexion à très haut débit. Les pouvoirs locaux ont fait en sorte de convaincre Google d’amorcer le déploiement de son réseau Google Fiber à Kansas City. L’objectif est d’attirer des entrepreneurs tant par l’offre 149
Ben Hammersley (2015), "Why you should be an e-­‐resident of Estonia", Wired UK. Version de travail du 3 mars 2016 Page 72/91 © TheFamily SAS (opérer son entreprise depuis Kansas City) que par la demande (servir une population connectée à très haut débit). Là aussi, comme en Estonie, il existe aussi l’embryon d’un écosystème local, notamment du fait de la puissante et influente Kauffmann Foundation150 ; •
Londres, comme détaillé ci-­‐dessus, a engagé une démarche d’attraction des entrepreneurs par la réglementation. Afin de préserver sa position dominante dans la finance, Londres s’est donnée pour objectif de prendre le leadership de l’innovation numérique dans la finance (les FinTech). Il est donc nécessaire d’attirer des entrepreneurs en mettant en avant une réglementation accueillante pour l’innovation. Plusieurs parties prenantes contribuent à cet effort : le Gouvernement, qui a financé London Tech City, mais aussi le régulateur, la Financial Conduct Authority ayant notamment mis en place une task force dont la mission, au rebours de la pratique de la plupart des régulateurs, est de soutenir les nouveaux entrants sur le marché bancaire151 ; •
Hong Kong, territoire chinois bénéficiant d’un statut de special administrative region, a récemment identifié l’économie numérique comme un potentiel relais de croissance alors que le différentiel de développement avec le reste de la Chine, en particulier des territoires dynamiques comme Shanghaï ou Pékin, est en train de diminuer. Elle cherche à attirer des entrepreneurs étrangers en combinant plusieurs arguments : la langue anglaise, des infrastructures de pointe, un cadre légal protecteur, la synergie avec les infrastructures manufacturières de la ville voisine de Shenzen, l’accès privilégié à l’immense marché chinois et la mise en place récente d’une entité gouvernementale spécialisée dans le soutien à la technologie et à l’innovation152 ; •
Startup Chile, enfin, est la mise en œuvre la plus directe des propositions de Paul Graham : attirer des entrepreneurs par la mise à disposition de capital sans autre condition que l’implantation locale de l’entreprise et de ses dirigeants153. Attirer des entrepreneurs venus d’ailleurs fait partie intégrante d’une dynamique d’écosystème. Le fait que la Silicon Valley continue d’attirer des entrepreneurs, au point que plus de la moitié des entreprises y sont créées par des personnes nées en dehors des Etats-­‐Unis, est à la fois un signe du dynamisme de son écosystème et une garantie de pérennité de ce dynamisme. Mais l’attraction est la conséquence de l’existence préalable d’un écosystème, non l’explication de sa mise en place. Plutôt que de chercher à attirer des entrepreneurs, il faut donc partir des entrepreneurs déjà présents sur le territoire ou ayant un lien avec lui. Trois viviers peuvent être considérés : d’une part, découvrir les entrepreneurs locaux (la dark matter) et les faire sortir de l’ombre ; faire revenir des entrepreneurs partis ailleurs mais ayant un lien avec le territoire et susceptibles d’y amorcer de nouvelles activités ; enfin, former les actifs du territoire, en particulier les travailleurs les plus expérimentés, pour les sensibiliser à la possibilité de créer leur propre entreprise et en faire l’avant-­‐
garde d’un futur écosystème entrepreneurial. 150
Hannah Lofthus (2016), "The Real Kansas City", Linkedin. Voir aussi Jon Fox (2012), "The Real Cost of Google Fiber", IGN. Martin Wheatley (2014), "Innovation: The regulatory opportunity", Financial Conduct Authority. 152
Tony Cheung (2015), "Questions and answers about Hong Kong’s new innovation and technology bureau", South China Morning Post. 153
Vivek Wadhwa (2014), "Chile teaches the world a lesson about innovation", The Washington Post. 151
Version de travail du 3 mars 2016 Page 73/91 © TheFamily SAS Quel soutien des pouvoirs publics ? Le capital de départ Dans un environnement neutre, voire toxique, les premières personnes animées du désir d’entreprendre rencontrent une infinité d’obstacles, qui ne sont surmontées que grâce à du capital. Les conditions de mise à disposition du capital sont critiques. Une bulle spéculative crée une abondance temporaire de capital, qui permet à une première génération d’entrepreneurs de mettre en place les bonnes institutions. En l’absence d’une bulle spéculative, il faut faire avec le capital disponible. Les premiers entrepreneurs d’un écosystème en formation sont alors dépendants des investisseurs atypiques qui vont accompagner l’amorçage de l’écosystème. Appartenant à une sorte de génération sacrifiée, ils vont faire grandir leur entreprise contre vents et marées et redistribuer l’essentiel de leurs gains en les réinvestissant dans les entreprises de la génération suivante. Le réinvestissement des premières fortunes entrepreneuriales au service du développement d’un territoire a déjà été observé plusieurs fois dans l’histoire de l’économie numérique : les fondateurs de Fairchild Semiconductor (1957), qui ont ensuite créé Intel (1969), mais aussi investi dans des dizaines d’autres entreprises ; les entrepreneurs ayant fait fortune dans la bulle spéculative des années 1990 et ayant réinvesti leur fortune pour créer ou financer des entreprises encore plus ambitieuses — ainsi d’Elon Musk et de Peter Thiel, dirigeants de PayPal ayant fait fortune grâce à son rachat par eBay, qui ont ensuite réinvesti dans SpaceX et Tesla Motors pour le premier, dans Facebook ou Palantir Technologies pour le second. En attendant le développement de l’écosystème par les premiers entrepreneurs qui ont fait fortune, les entrepreneurs qui se lancent doivent s’appuyer sur les investisseurs déjà présents. Ils ont le choix entre trois viviers. Le premier vivier est celui des investisseurs particuliers, ou angel investors. La pratique consistant à investir en club ou en réseau dans des entreprises en amorçage date des années 1950 dans la Silicon Valley. Elle s’est aujourd’hui considérablement développée et industrialisée dans cet écosystème, grâce à l’harmonisation des pratiques juridiques, à la diffusion de bonnes pratiques en matière de valorisation des entreprises à l’amorçage, à la mise au point de nouveaux instruments d’investissement aux premiers stades de l’existence de l’entreprise154 et au déploiement d’infrastructures spécialisées telles qu’AngelList155. En attendant ce point de maturité, toutefois, les investisseurs particuliers ont des effets ambivalents sur les entreprises qu’ils financent : les institutions ne sont pas encore là pour orienter et couvrir les pratiques d’investissement des uns et des autres ; et il n’existe pas encore d’investisseurs professionnels qui peuvent influer sur les pratiques d’investissement des particuliers plus en amont dans l’histoire de l’entreprise. Les investisseurs particuliers de première génération peuvent donc être toxiques pour les entrepreneurs. Ils vont prendre une part excessive du capital de l’entreprise dès son amorçage : les entrepreneurs n’auront pas vraiment de pouvoir de négociation dès lors qu’il faut lever suffisamment pour atteindre l’escape velocity et pouvoir grandir au-­‐delà du territoire. Les investisseurs particuliers vont aussi dispenser des mauvais conseils, faute d’être sensibilisés aux enjeux de l’innovation radicale dans l’économie numérique. Parce que l’écosystème est encore 154
Paul Graham (2013), "Announcing the Safe, a Replacement for Convertible Notes", Y Combinator Posthaven. Michael Carney (2013), "AngelList syndicates are changing seed investing, whether VCs like it or not", Pandodaily. 155
Version de travail du 3 mars 2016 Page 74/91 © TheFamily SAS immature, les investisseurs particuliers prennent en effet un risque critique en entrant au capital d’entreprises en amorçage. Dès lors que la probabilité d’avoir un retour sur investissement est faible, ces investisseurs vont être enclins à considérer que leur rôle est avant tout de donner des conseils : ils vont donc se positionner en tant que mentors. Deux problèmes se posent dans ce cas de figure : des conseils d’investisseurs ne comptant pas vraiment réaliser un retour sur investissement ne sont pas forcément les plus avisés ; surtout, ces conseils sont souvent inspirés par l’expérience passée de l’investisseur, qui a souvent eu lieu dans un secteur et, surtout, un contexte économique et financier radicalement différent – ainsi des anciens entrepreneurs ayant fait fortune dans la bulle des années 1990, dont les conseils sont inopérants hors du contexte d’une bulle spéculative. Pour être utile aux entrepreneurs au-­‐delà de l’apport de capital, un investisseur particulier doit avoir déjà prouvé sa valeur tout en restant immergé dans l’économie numérique d’aujourd’hui ; il doit être présent dans l’écosystème sans être étouffant ; il doit avoir la capacité à structurer et exprimer une vision mais sans être paternaliste ni donneur de leçons – un équilibre rare dans le monde des angel investors. Le deuxième vivier correspond aux entreprises traditionnelles. Par rapport aux investisseurs particuliers, les entreprises vont être capables d’investir des sommes plus élevées et d’apporter des conseils plus en phase avec le contexte économie et financier du moment. C’est ce qui s’est passé aux origines de la Silicon Valley : Fairchild Semiconductor, par exemple, était la filiale d’une entreprise traditionnelle de la Côte Est. Les contraintes qu’imposaient la maison-­‐mère ont certes fini par lasser Robert Noyce et Gordon Moore, qui sont partis fonder Intel. Mais, au départ, ils ont bénéficié de l’investissement d’une entreprise en place. Malheureusement, l’investissement d’entreprises dans d’autres entreprises s’accompagne de nombreux problèmes : •
le capital-­‐risque relève de stratégies de long terme, ce qui impose un alignement dans la durée. Or de multiples événements peuvent briser cet alignement : changement d’affectation de dirigeants clefs de la maison-­‐mère, événement de communication financière, choc sur les marges, réorientation stratégique de l’entreprise. Alors qu’une équipe de gestion indépendante sera tenue, vis-­‐à-­‐vis de ses investisseurs, d’exécuter sa stratégie sur le long terme et que ces gestionnaires se consacreront exclusivement à cette stratégie, les positions prises par une entité d’investissement issue d’une entreprise peuvent ne pas être valorisées faute de constance dans la stratégie de l’actionnaire. Au demeurant, même s’il reste durablement aligné sur sa stratégie d’investissement, un fonds d’investissement d’entreprise ne peut avoir ni la taille critique ni les performances pour mériter l’attention soutenue de sa maison-­‐mère au plus haut niveau de responsabilité ; •
à cela s’ajoutent les problèmes d’alignement stratégique entre la maison-­‐mère et les startups du portefeuille, notamment en matière de valorisation et de financement. Deux cas de figure peuvent être envisagés. Soit la maison-­‐mère, convaincue par le développement de la startup dont elle est actionnaire, a pour objectif d’en faire l’acquisition : son intérêt est alors de maintenir la valorisation de la startup à un niveau raisonnable et de ne pas être diluée à son tour de table par l’arrivée de nouveaux investisseurs. Avoir un investisseur stratégique va donc se traduire, pour la startup, par des difficultés à financer sa croissance. Soit la maison-­‐
mère se désintéresse de la startup, ce qui va handicaper cette dernière dans sa stratégie de sortie : dans la même filière que l’entreprise présente à son tour de table, d’éventuels acquéreurs auront tendance à s’interroger sur les raisons du désintérêt de l’actionnaire stratégique et à se détourner de la cible. Version de travail du 3 mars 2016 Page 75/91 © TheFamily SAS Le troisième pilier correspond aux pouvoirs publics eux-­‐mêmes. Sur ce front, les contraintes sont nombreuses, en particulier les règles européennes encadrant les aides d’Etat, et les échecs passés sont patents – à commencer par celui des SBIC aux Etats-­‐Unis. Dans une récente note, le Conseil d’analyse économique a signalé les problèmes qui en résultent pour les entreprises concernées, à commencer par les contraintes formelles et procédurales imposées par les pouvoirs publics, qui sont délétères pour les entrepreneurs156 : « Compte tenu de leur fragilité à l’amorçage, la dépendance des entreprises numériques [aux dispositifs publics de soutien] est élevée, avec cependant deux eff ets pervers. D’une part, une approche bureaucratique de l’activité : au lieu d’adopter une approche globale, fondée sur un faisceau d’indices, l’administration demande aux startups de décomposer leur activité en tâches élémentaires et de détailler l’imputation de leurs ressources humaines. Simplifier la vie de ces startups suppose d’adapter les modalités d’instruction à la réalité : les petites entreprises en amorçage et sans modèle d’affaires ne peuvent pas rendre des comptes détaillés sur leur activité comme le font les grandes entreprises parvenues à maturité. D’autre part, une vision trop technologique de l’innovation : dans une entreprise numérique, l’innovation réside autant dans le design, l’exploitation des données ou le modèle d’affaires que dans la technologie à proprement parler, qui est largement banalisée par l’open source et les plates-­‐formes de cloud computing. En mettant l’accent sur les verrous technologiques, l’administration détourne les efforts des entrepreneurs et les incite à exagérer l’importance des activités de R&D technologique dans leurs dossiers. » La dépense publique joue un rôle critique dans l’histoire des révolutions technologiques, mais dans des circonstances particulières : c’est elle qui, dépensée sans espoir de retour sur investissement, permet de financer les actifs sous-­‐jacents aux bulles spéculatives et ainsi de mener à son terme la mise en place d’un nouveau paradigme. Mais lorsqu’elle commence à opérer avec une rationalité d’investisseur avisé, comme l’écrit William Janeway157, elle finit par allier le pire des deux mondes : la contrainte bureaucratique de l’administration et l’exigence de retour sur investissement des marchés financiers. Le secteur du capital-­‐risque lui-­‐même a des difficultés à contribuer au financement des entreprises sur les territoires et à influer sur les pratiques des investisseurs atypiques en amorçage. Il y a à cela plusieurs raisons. D’une part, il se concentre dans les grandes métropoles, là où sont déjà les entrepreneurs. D’autre part, même à l’échelle nationale, le capital-­‐risque n’est pas au niveau comparativement à la situation américaine : la stratégie des gestionnaires d’actifs européens n’est pas soumise à un impératif d’allocation à cette classe d’actifs : il n’y a donc pas d’afflux naturel de capitaux vers le capital-­‐risque ; les performances historiques du secteur sont décevantes, il est donc difficile de convaincre les investisseurs institutionnels de préférer le capital-­‐risque à d’autres segments du marché du capital-­‐investissement, comme les leveraged buyouts ou les hedge funds ; enfin, les avantages fiscaux attachés aux produits d’épargne sont aujourd’hui tournés soit vers des actifs liquides et sans risque (livrets, assurance-­‐vie), soit vers l’immobilier. Est-­‐il possible d’attirer des investisseurs en capital-­‐risque et ainsi sauter l’étape de l’enrôlement d’investisseurs atypiques tout en contournant le secteur du capital-­‐risque dans son état actuel ? 156
Nicolas Colin, Augustin Landier, Pierre Mohnen, Anne Perrot (2015), Economie numérique, Note du Conseil d’Analyse économique. 157
William Janeway, op. cit. Version de travail du 3 mars 2016 Page 76/91 © TheFamily SAS C’est ce qu’a fait Israël. L’ouvrage Startup Nation158 nous raconte comment, à une époque, les entrepreneurs israéliens concevaient de superbes produits mais échouaient à les imposer sur le marché. Ils ne manquaient pourtant ni de savoir-­‐faire (surtout depuis l’arrivée massive de mathématiciens et d’ingénieurs venus de l’ex-­‐Union soviétique) ni de rébellion. Le terreau était même favorable, non sans points communs avec la Silicon Valley : le rôle des industries de défense, l’excellence scientifique d’établissements de recherche et d’enseignement supérieur comme le Technion, la culture entrepreneuriale inspirée par la chutzpah et le service militaire. Les matching funds mis en place dans le cadre du programme Yozma visaient à attirer des sociétés américaines de capital-­‐risque, avec une double finalité : plus de capitaux bien sûr, mais aussi une mise à niveau de la culture entrepreneuriale et une passerelle vers la Silicon Valley. Le bilan est positif : aujourd’hui, Israël figure parmi les écosystèmes les plus dynamiques et plusieurs entreprises israéliennes, comme Waze par exemple, ont réalisé des parcours remarquables à l’échelle globale. L’impasse des clusters L’idée selon laquelle les entrepreneurs sont la partie prenante clef pour faire naître un écosystème entrepreneurial peut paraître tautologique. Pourtant, elle mérite d’être rappelée : nombreuses sont les initiatives pour amorcer une économie entrepreneuriale qui n’émanent pas des entrepreneurs mais des grandes entreprises ou, plus souvent encore, des pouvoirs publics. Dans bien des cas, ces initiatives ont consisté à tirer des leçons hâtives de ce qui a historiquement fait le succès de la Silicon Valley et à appliquer ces leçons sur un territoire. Michael Porter, en particulier, a promu à partir de 1998 le concept des clusters, ces grappes d’entreprises et autres entités (universités, pouvoirs publics) dont la concentration sur un même territoire était censée favoriser la création de valeur par l’innovation159. Dans bien des cas, la planification de la création de clusters a commencé par la construction de parcs technologiques, sur le modèle de la stratégie d’implantation d’entreprises menée à l’époque par Frederick Terman à l’Université Stanford. Or, comme l’a documenté Josh Lerner160, ces initiatives se sont systématiquement soldées par des échecs. Dans aucun cas, les pouvoirs publics ou les grandes entreprises n’ont réussi, de façon méthodique et planifiée, à amorcer une économie entrepreneuriale. La raison de l’échec des clusters est l’impossibilité de répliquer la Silicon Valley, pour au moins trois raisons : la Silicon Valley forme aujourd’hui un système complexe, issu de plusieurs décennies de croissance organique, de grandes vagues d’innovation technologique et d’interactions entre de multiples parties prenantes. Or, suivant la fameuse loi de John Gall, « un système complexe qui fonctionne se trouve invariablement avoir évolué depuis un système simple qui fonctionnait. La proposition inverse se révèle également exacte: Un système complexe développé de A à Z ne fonctionne jamais et vous n'arriverez jamais à le faire fonctionner. Vous devez recommencer depuis le début, en commençant par un système simple »161. Frederick Terman lui-­‐même, après avoir pris sa retraite de l’Université Stanford, est devenu consultant et a été sollicité par les autorités de plusieurs territoires pour tenter d’y répliquer la Silicon Valley. Dans tous les cas, la démarché a échoué car il manquait au territoire •
158
Dan Senor, Paul Singer (2011), Start-­‐Up Nation: The Story of Israel's Economic Miracle, Twelve. Michael E. Porter (1998), "Clusters and the New Economics of Competition", Harvard Business Review. 160
Josh Lerner (2012), Boulevard of Broken Dreams: Why Public Efforts to Boost Entrepreneurship and Venture Capital Have Failed-­‐-­‐and What to Do About It, Princeton University Press. 161
Cf. John Gall, SystemANTICS, un ouvrage qui parodie la théorie des systèmes complexes. 159
Version de travail du 3 mars 2016 Page 77/91 © TheFamily SAS « client » un élément essentiel du système et que cet élément – en l’occurrence l’ouverture des grandes entreprises à leur environnement et la circulation de l’information qu’elle permet – était impossible à reconstituer à la seule initiative des pouvoirs publics162 ; •
le contexte contemporain est radicalement différent de celui dans lequel est née la Silicon Valley. Il serait futile et même vain d’essayer de reproduire les conditions d’il y a soixante-­‐dix ans. Dans l’économie numérique d’aujourd’hui, les donneurs d’ordre qui expriment les besoins et impulsent le rythme de l’innovation ne sont plus des organisations militaires mais les individus mis en réseau dans la multitude. En conséquence, la R&D technologique n’a plus l’importance critique qu’elle avait à l’époque pour les startups en amorçage : la recherche appliquée en laboratoire est marginalisée par l’intensité de l’expérimentation en situation réelle et une innovation de plus tirée par les utilisateurs eux-­‐mêmes. Le plus proche de l’Université Stanford, en tant que catalyseur d’innovation dans l’économie numérique d’aujourd’hui, est probablement les grandes plateformes de l’économie numérique : Google, qui ménage un accès à l’information ; Facebook, qui ménage un accès aux individus ; Amazon, qui pourvoit l’infrastructure technologique ; et Kickstarter, qui permet de lever des fonds pour prototyper puis produire les premières séries ; •
enfin, plusieurs variables macro-­‐économiques affectent la disponibilité du capital : il s’agit d’opportunités exogènes, qui ne peuvent être maîtrisées à l’échelle d’un territoire. Les éléments qui orientent l’épargne vers le capital-­‐risque + la problématique de la valorisation – c’est une énorme perte que de n’avoir pas fait grandir une première génération d’entreprises numériques qui, seules, pourraient acheter des startups à une valorisation adéquate. Le mode particulier de gestion des participations et des risques associés en fait une classe d’actifs à part, pour laquelle des dispositifs juridiques spécifiques ont été mis en place par le législateur (en France, principalement les FCPR et SCR). Aujourd’hui, l’Europe est largement distancée par les Etats-­‐Unis sur tous les indicateurs relatifs au capital-­‐risque. Cette différence explique notre retard dans la transition numérique de l’économie. Tous ces rappels expliquent pourquoi la vision des clusters, popularisée par Michael Porter, est erronée. La dynamique de mise en place d’un écosystème entrepreneurial permet de combiner les ingrédients essentiels que sont le savoir-­‐faire, le capital et la rébellion. L’Université Stanford, entre ses étudiants et ses enseignants-­‐chercheurs, concentrait un savoir-­‐faire extraordinaire. La contribution déterminante de Frederick Terman est d’avoir incité les uns et les autres à s’engager dans des démarches entrepreneuriales (rébellion) et d’avoir mobilisé les donneurs d’ordre du département de la défense pour les financer (capital). Le parc technologique, développé sur les réserves foncières alentours, a permis de retenir à proximité les premiers entrepreneurs issus de l’Université Stanford : par l’effet d’agglomération et grâce aux réseaux de relations qu’il était ainsi possible de tisser, cette proximité et cette concentration des entrepreneurs ont permis à Frederick Terman de soutenir la dynamique d’écosystème jusqu’à ce que celui-­‐ci se consolide grâce à des institutions adaptées. Le parc technologique n’a donc été qu’un levier pour réussir l’amorçage de l’écosystème, en aucun cas le facteur déclencheur de cet amorçage. Un parc technologique remplit certaines fonctions : la rétention des premiers entrepreneurs, puis leur concentration quand deviennent plus nombreux en 162
Stuart W. Leslie, Robert A. Kargon (1996), "Selling Silicon Valley: Frederick Terman’s Model for Regional Advantage", Business History Review. Version de travail du 3 mars 2016 Page 78/91 © TheFamily SAS phase d’amorçage. Mais construire un parc technologique ne remplace pas la mobilisation des ingrédients essentiels (savoir-­‐faire, rébellion, capital). Mettre les entrepreneurs au même endroit ne sert à rien si un effort de combinaison de ces ingrédients n’a pas déjà été amorcé. Il faut ajouter les limites que rencontrent les démarches de clusters liées aux caractéristiques de l’économie numérique. Deux éléments, en particulier, doivent être signalés : •
le cœur de l’écosystème Silicon Valley était, aux origines, l’Université Stanford, qui remplissait deux fonctions distinctes. D’une part, elle fournissait le savoir-­‐faire nécessaire à l’amorçage d’entreprises, grâce à ces diplômés issus de formations d’excellence. D’autre part, elle remplissait un rôle crucial de mise en relation entre les entrepreneurs et ceux qui les finançaient, en l’occurrence le département de la Défense. Aujourd’hui, cette intermédiation n’est plus nécessaire : d’une part, les besoins de financement sont bien moindres en amorçage, dans une économie numérique dominée par les technologies logicielles ; d’autre part, le secteur du capital-­‐risque a pris le relais des pouvoirs publics dans le financement des entreprises innovantes, et les fonds de capital-­‐risque n’ont pas besoin d’intermédiaires institutionnels pour repérer les entrepreneurs et entrer en relation avec eux. La leçon à tirer est la marginalisation des universités : elles continuent de fournir le savoir-­‐faire, en formant les étudiants, mais ne jouent plus aucun rôle d’intermédiaire entre entrepreneurs et financiers. Un cluster numérique n’a donc plus nécessairement besoin d’être structuré autour d’une université ; •
une autre idée reçue à battre en brèche est celle selon laquelle le principal besoin des entrepreneurs en amorçage est de disposer d’un lieu. Pouvoir disposer d’un bureau et de moyens de communication était encore utile, il y a 10 ou 20 ans, pour qui créait son entreprise. Aujourd’hui, les besoins des startups en amorçage dans l’économie numérique sont différents : disposer d’un bureau n’a plus beaucoup d’utilité à l’heure où une application peut être créée par une minuscule équipe et où les technologies numériques facilitent le travail nomade ou à distance ; les espaces partagés de travail n’ont pas prouvé leur intérêt, beaucoup étant même convaincus de leurs effets négatifs sur les entrepreneurs en amorçage163 ; surtout, les auteurs comme Steve Blank insistent avec force sur l’importance qu’il y a, dans une économie numérique convertie aux méthodes du customer development, à sortir de son bureau164 : la priorité est d’aller à la rencontre de ses premiers utilisateurs et de nouer avec eux les liens privilégiés qui vont permettre d’améliorer le produit par itérations successives et, pour cela, un bureau n’est absolument pas nécessaire. En conséquence, la fonction des lieux dans les clusters doit être revue en profondeur : il ne s’agit pas, pour les entrepreneurs, d’y être à demeure, mais de les fréquenter régulièrement pour recréer cette densité qui a fait la force de l’écosystème de Stanford à ses débuts. Les lieux d’innovation d’aujourd’hui ne sont plus des lieux de travail, mais des lieux de rencontres, d’éducation, de festivités et de mise en réseau. Les pouvoirs publics peuvent donc jouer un rôle dans la mise en place de clusters, à condition de bien répondre répondant aux besoins des entrepreneurs dans l’économie numérique. Ils peuvent aussi contribuer à leur pourvoir les ressources non financières nécessaires à leur succès. 163
Cromwell Schubarth (2014), "Y Combinator's Sam Altman knocks co-­‐working: 'Too distracting'", Silicon Valley Business Journal. 164
Steve Blank (2009), "The Customer Development Manifesto: Reasons for the Revolution", Steve Blank Blog. Version de travail du 3 mars 2016 Page 79/91 © TheFamily SAS Pourvoir des ressources non financières Une ressource permet de se procurer toutes les autres : c’est le capital. Mais lorsque l’écosystème entrepreneurial n’est pas encore doté des institutions propices à l’afflux de capital, celui-­‐ci fait particulièrement défaut : les entrepreneurs doivent, non sans inconvénient, recourir aux investisseurs atypiques que sont les particuliers, les entreprises et les pouvoirs publics. Il faut, rappelons-­‐le, le succès d’une première génération d’entrepreneurs pour qu’un territoire se dote des institutions adéquates et finisse par attirer le capital nécessaire au financement des entreprises. Le fait que les startups aient aujourd’hui moins besoin de capital à l’amorçage ne signifie pas que les entrepreneurs n’ont pas besoin de ressources pour se lancer. Au contraire, nombre de startups, même sans allocation initiale de capital, exploitent de nombreuses et diverses ressources non financières qui jouent un rôle critique dans leur phase d’amorçage. Si le capital n’est pas disponible en abondance pour amorcer et faire grandir des entreprises, alors il faut pouvoir maximiser le retour sur capital investi en maximisant la disponibilité d’autres ressources dans les domaines de la conception, du développement, du marketing et de la distribution. Le développement numérique d’un territoire suppose donc d’y concentrer un ensemble de ressources utiles à l’amorçage d’une nouvelle activité. Faciliter l’accès à ces ressources en les mettant à disposition des entrepreneurs constitue pour les territoires une double opportunité : faciliter les débuts des entrepreneurs déjà présents sur le territoire ; à terme, attirer des entrepreneurs venus d’ailleurs, qui viendront créer leur entreprise sur ce territoire du fait de la capacité de l’écosystème à pourvoir des ressources non financières en plus du capital. Les ressources non financières mises à disposition doivent servir les besoins des entrepreneurs en amorçage dans l’économie numérique. Comme l’a affirmé et modélisé Steve Blank dans le Customer Development Manifesto, la priorité d’une startup dans l’économie numérique n’est pas de mettre au point et de parfaire son produit mais de trouver ses premiers utilisateurs, de faire évoluer l’ébauche de produit (minimal viable product) à leur contact, d’amorcer la croissance de l’entreprise et, en dernier lieu, de découvrir son modèle d’affaires. Si la priorité est de trouver ses premiers utilisateurs, d’apprendre à leur contact, puis de maximiser sa croissance, trois catégories de ressources sont prioritaires : •
la première répond aux besoins de l’amorçage : elle englobe les ressources logicielles et matérielles permettant d’assembler l’ébauche de produit, de communiquer avec les utilisateurs et d’observer leurs réactions. Facebook, qui met ses 1,5 milliards d’utilisateurs à portée de tout entrepreneur, banalise le marketing, de même que Google permet de promouvoir un produit de façon ciblée auprès des utilisateurs de son moteur de recherche. Squarespace ou Strikingly permettent de présenter son produit via une application Web en quelques heures. Google Analytics et Mixpanel permettent de suivre au jour le jour les performances d’acquisition et de conversion. YouTube et Medium permettent de publier facilement du contenu pour se faire connaître, Twitter et Facebook Messenger permettent d’interagir avec ses clients. Les ressources utiles en amorçage incluent aussi la gestion des paiements, avec Stripe, et le pré-­‐financement participatif, désormais banalisé par des plateformes comme Kickstarter ; •
la deuxième catégorie, adaptée à la phase de croissance, correspond aux ressources, logicielles et logistiques, nécessaires pour absorber la charge de la croissance Version de travail du 3 mars 2016 Page 80/91 © TheFamily SAS exponentielle d’une startup ayant trouvé sa traction et commençant à découvrir son modèle d’affaires. Amazon, avec sa plateforme Amazon Web Services, a banalisé l’hébergement de données et de nombreuses autres ressources logicielles de haute performance, utiles aux entreprises quand elles rentrent en phase de croissance. Même les ressources tangibles sont de plus en plus banalisées et mises à disposition par des entrepreneurs : c’est le cas de la logistique, pourvue par Amazon Fulfillment, du prototypage et de la fabrication, grâce au développement fulgurant de l’impression 3D, ou encore de la livraison à domicile, pour toutes les startups dont le modèle de distribution s’appuie sur des coursiers ; •
la dernière catégorie prioritaire inclut les ressources support proposées aux entrepreneurs pour les libérer de tout ce qui n’a pas de rapport avec leur produit et leurs premiers utilisateurs. Il s’agit des services administratifs, bancaires, juridiques et comptables, de plus en plus opérés par des entreprises : par exemple, Slack, Gmail et Dropbox permettent de déployer un environnement de travail convivial et productif, y compris pour des membres d’une même équipe travaillant éloignés les uns des autres ; Guacamol permet d’optimiser la création de l’entreprise et l’ouverture de son compte en banque165 ; Payfit permet de prendre en charge à moindre coût la gestion de la paie des premiers salariés ; enfin, Fred de la Compta permet de se doter d’un comptable à distance qui minimise la charge de travail pour son client en le libérant de contraintes formelles et procédurales dans sa gestion. La plupart de ces ressources, utiles aux fondateurs de startups, sont désormais abondantes et disponibles dans des conditions optimales : peu coûteuses, sans cesse améliorées, opérées à distance sans qu’il soit nécessaire d’attendre l’implantation locale d’un fournisseur. Mais ce n’est pas parce que ces ressources existent que les entrepreneurs vont forcément les exploiter. Pour cette raison, il faut relever le défi de l’éducation : connaître l’existence de ces ressources, les faire connaître à tous, apprendre aux entrepreneurs à les utiliser, négocier pour eux des tarifs préférentiels. L’objectif est de raccourcir le cycle de vie de l’entreprise en amorçage en évitant de réinventer la roue. Le coût marginal des ressources existantes peut être élevé, mais y recourir épargne d’être confronté à une structure de coûts fixes : cela répond aux besoins de flexibilité qui sont ceux des entrepreneurs en phase d’amorçage, dominée par une grande incertitude. D’autres ressources non financières, enfin, sont exclusives, liées au territoire. Elles sont localisées sur ce territoire, voire permettent de servir exclusivement des clients qui y sont localisés. Ainsi, par exemple, des données issues des systèmes de transport, qui permettent de créer des applications pour assister les habitants d’un territoire dans leur mobilité au quotidien. Transformées en ressources exploitables par des entrepreneurs, les données du système de transport créent de la valeur localement, de deux manières : d’une part, en facilitant leur expérience quotidienne, elles créent de la valeur pour les habitants du territoire ; d’autre part, en permettant un bouclage entre les ressources et les utilisateurs, elles permettent d’amorcer plus facilement des entreprises localisées sur le territoire et qui y créeront des emplois, le cas échéant, à mesure de leur croissance à une échelle dépassant leur territoire d’amorçage. Les ressources propres à un territoire font donc partie intégrante de l’équation d’attractivité. Y a-­‐t-­‐
il sur un territoire donné des ressources qui, mises à disposition d’entrepreneurs, permettraient de créer plus de valeur pour ses habitants ? Y a-­‐t-­‐il, sur ce même territoire, des ressources qui 165
Laetitia Vitaud (2016), "The New Promises Of France’s Legal Tech Startups", Techcrunch. Version de travail du 3 mars 2016 Page 81/91 © TheFamily SAS permettraient d’y amorcer des activités – et donc d’y créer de la valeur – plus facilement qu’ailleurs ? Si un territoire a des ressources qui n’ont pas d’équivalent ailleurs (ex. un système de transports, un parc de logement sociaux, le château de Chambord), alors son ouverture va donner un relatif avantage aux entrepreneurs locaux : pour amorcer une activité de tourisme numérique à partir du château de Chambord, quitte à l’étendre ultérieurement à d’autres sites touristiques, mieux vaut être sur place et pouvoir interagir directement et fréquemment avec les premiers utilisateurs de son application ! Tout entrepreneur qui réussit à un secret : il voit quelque chose que les autres ne voient pas166, il comprend qu’une idée qui a l’air mauvaise est en réalité une bonne idée167. S’il est là avant les autres et qu’il s’empare de certaines ressources qui lui sont plus familières, cela lui donne un avantage sur ceux qui sont plus loin. La condition, bien sûr, est que ces ressources soient documentées, programmables sans négociation de gré à gré et gratuites jusqu’à un certain seuil. Quelle stratégie de développement territorial ? Privilégier l’entrée par les besoins des habitants L’économie numérique bouleverse radicalement notre conception de la politique industrielle. Quelle que soit la forme particulière qu’elle prend, la politique industrielle consiste toujours à valoriser des ressources au profit des entreprises d’un territoire afin de renforcer leur compétitivité vis-­‐à-­‐vis des concurrents issus d’autres territoires. On a vu que plusieurs leviers traditionnels étaient devenus inopérants dans l’économie numérique. C’est le cas du déploiement d’infrastructures : au mieux elles sont exploitées par des entrepreneurs d’autres territoires, ne générant ainsi qu’une richesse résiduelle ; au pire, elles sont en décalage avec les besoins des entrepreneurs, faute d’avoir elles-­‐mêmes été déployées par des entrepreneurs à partir d’une application ayant rencontré son public. C’est le cas, également, de l’appui sur les entreprises en place dans une filière : victimes du « dilemme de l’innovateur »168, ces entreprises ne peuvent souvent accomplir seules les efforts d’innovation radicale qui s’imposent pour reprendre l’initiative dans l’économie numérique. Une étude réalisée en 2012 par le Bay Area Council Economic Institute et le cabinet de conseil Booz & Co.169 corrobore cette vision. Les auteurs y ont mis en évidence que l’économie de la Silicon Valley était dominée par les need-­‐seekers, ces entreprises qui se concentrent sur la compréhension et la satisfaction des besoins de leurs clients. Elles se différencient des technology drivers, les entreprises dont la stratégie est guidée par les résultats de leurs travaux de recherche et développement, qu’elles cherchent à valoriser, et les market readers, qui se développent de façon incrémentale en suivant systématiquement les entreprises plus innovantes pour capter une part des marchés en croissance. Suivant les résultats de cette étude (limitée au périmètre de la Silicon Valley), les need-­‐
seekers dépassent les entreprises des deux autres catégories à l’échéance de deux à cinq ans, en termes à la fois de marge brute et de valorisation de l’entreprise. 166
Keith McAleer (2016), "Ben Horowitz Talks Honesty, Failure, and Secrets", Berkeley Engineering School. Paul Graham (2012), "Black Swan Farming", Essays. 168
Clayton M. Christensen (2013), The Innovator’s Dilemma, When New Technologies Cause Great Firms to Fail, Harvard Business Review Press (réédition). 169
Bay Area Economic Institute, Booz & Co. (2012), The Culture of Innovation: What Makes San Francisco Bay Area Companies Different?, Bay Area Council Economic Institute. 167
Version de travail du 3 mars 2016 Page 82/91 © TheFamily SAS Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les need-­‐seekers réussissent mieux dans l’économie numérique : •
cette stratégie d’innovation permet d’avoir un point fixe, les utilisateurs et futurs utilisateurs, qui est particulièrement critique lorsque le produit n’est pas en adéquation avec le marché ; •
elle a aussi pour conséquence d’élever l’innovation au plus haut niveau d’attention dans l’entreprise : l’innovation radicale n’est pas une fin en soi bien sûr, mais dans les entreprises need-­‐seekers elle devient un levier stratégique plutôt qu’un nice-­‐to-­‐have ; •
elle permet, enfin, de mettre l’innovation à l’épreuve d’un indicateur décorrélé des efforts de recherche et développement de l’entreprise mais en phase avec les besoins du marché : la croissance. Le constat empirique fait par les auteurs de l’étude de 2012 rejoint de nombreux enseignements d’acteurs de l’économie numérique. Paul Graham enjoint aux entrepreneurs de faire « quelque chose dont les gens ont envie » (make something people want)170. Travis Kalanick, patron d’Uber, rappelle que le plus important, pour une entreprise, n’est pas l’argent qu’elle lève mais sa croissance, qui lui permet de découvrir la meilleure manière d’allouer cet argent171. Steve Jobs lui-­‐même a déclaré un jour qu’il refusait de demander à ses clients ce dont ils avaient besoin172, signalant à quel point la compréhension intime des besoins des clients va bien au-­‐delà de l’écoute de ce qu’ils ont à dire. Pour les territoires, l’idée d’une économie numérique tirée par la compréhension des besoins des individus est une bonne nouvelle, pour au moins deux raisons : •
les territoires, même les plus déshérités, ne manquent pas de besoins insatisfaits et de problèmes à résoudre. Au contraire, la transition numérique est aussi la prise de conscience de ce qu’une infinité de besoins jusqu’ici à peine identifiés peuvent désormais être compris et satisfaits dans des conditions économiquement soutenables. Les territoires cherchent toujours à valoriser leurs ressources, sans forcément réaliser que dans une économie en transition numérique, les besoins insatisfaits des habitants sont une classe de ressources à part entière : là où les pouvoirs publics voient des problèmes, les entrepreneurs voient des opportunités173 ! •
faire grandir des entreprise pour répondre aux besoins jusqu’ici insatisfaits des habitants d’un territoire maximise le potentiel entrepreneurial d’un territoire. Bien souvent, en effet, des individus déjà présents deviennent entrepreneurs pour résoudre un problème qu’ils ont rencontré eux-­‐mêmes ou qu’ils ont observé dans leur entourage. Les problèmes non résolus existent avant tout dans le champ d’intervention des politiques publiques. Si les entreprises traditionnelles savaient résoudre ces problèmes, par construction, elles l’auraient déjà fait. C’est souvent par défaut que les pouvoirs publics ont conçu et mettent en œuvre des politiques publiques en remède aux défaillances du marché. Ces problèmes, concentrés dans le champ d’intervention des politiques publiques, sont une cible de choix pour les entrepreneurs de 170
Paul Graham (2008), "Be Good", Essays. Marcus Wohlsen (2014), "What Uber Will Do With All That Money From Google", Wired. 172
Tim Berry (2011), "Not the Customers Job to Know What They Want", Business Insider. 173
Vivek Wadha (2016), "India has a billion problems. That’s a billion opportunities", The Times of India. 171
Version de travail du 3 mars 2016 Page 83/91 © TheFamily SAS l’économie numérique. Mais la situation, pour eux, est ambivalente. D’un côté, le champ d’intervention des politiques publiques fait souvent l’objet d’une réglementation profuse et complexe, rendue en partie obsolète par la transition numérique de l’économie : il s’agit d’une barrière à l’entrée pour les entrepreneurs de l’économie numérique, même si les modèles d’affaires propres à cette économie permettraient de réussir là où les entreprises traditionnelles ont échoué. De l’autre côté, les pouvoirs publics peuvent aborder la résolution des problèmes non résolus comme un champ, nouveau, de la politique industrielle, en rendant la réglementation applicable plus accueillante pour l’expérimentation et plus flexible à mesure que sont découverts les modèles d’affaires inédits mais soutenables permettant de résoudre les problèmes jusqu’ici non résolus. En d’autres termes, soutenir les need seekers, et ainsi valoriser les problèmes de son territoire, implique plusieurs choses : soutenir les premiers entrepreneurs, leur fournir des ressources pour maximiser leur probabilité de réussite, les aider à bâtir les institutions qui feront l’écosystème entrepreneurial, mais aussi faire évoluer la réglementation applicable aux problèmes auxquels ils s’attaquent de façon plus dynamique et plus accueillante pour les modèles d’affaires numériques. Une manière d’évoluer au même rythme que les entrepreneurs et de relever avec eux le défi de la transition numérique est de déployer, en parallèle, de nouveaux services publics. Déployer de nouveaux services publics Les services publics sont aujourd’hui en crise, à l’échelon local comme à l’échelon national. Les ressources pour les financer se raréfient. L’absence d’innovation conduit les administrations à se rigidifier, dans une logique de maintien de l’existant à moindre coût plutôt que d’interrogation sur les besoins nouveaux auxquels il faudrait répondre. Les conséquences politiques sont tangibles : défiance des citoyens, qui constatent la dégradation de la qualité, et désertion des plus aisés, qui se tournent de plus en plus vers le secteur privé dans les secteurs des transports ou de la santé par exemple. Un cercle vicieux s’amorce, où la dégradation de la qualité des services publics affecte la légitimité des pouvoirs publics qui les administrent174. Les technologies numériques n’ont pas encore été identifiées comme une manière de sortir par le haut de cette situation. Au contraire, la réponse des opérateurs à la crise des services consiste à actionner les leviers traditionnels de l’économie de masse : dégrader la qualité du service pour réduire les coûts d’opération ; normaliser et standardiser le service rendu, au risque d’être en décalage avec les besoins d’un nombre croissant d’usagers ; augmenter les recettes (redevances ou prélèvements obligatoires), au risque de l’éviction des usagers n’ayant pas les moyens de payer ou de l’évasion des contribuables les plus aisés. Les services publics font l’objet d’efforts d’optimisation, pas d’innovation radicale. Faute d’innovation radicale dans la conception et l’opération même des services publics, la transition numérique touche les services publics de feux façons : •
d’un côté, le projet de la « ville intelligente » (smart city) renvoie à l’idée de ressources numériques déployées dans la ville et pilotées par un système d’information unique afin d’optimiser les flux, de réduire les pics de charge, d’améliorer l’expérience quotidienne des habitants de l’espace urbain. Déployer les infrastructures nécessaires et obtenir des résultats tangibles pour les citoyens, visibles dans leur vie quotidienne, est un défi qui n’a pas été 174
Matt Bai, "What Steve Jobs Understood That Our Politicians Don’t", The New York Times, 6 octobre 2011. Version de travail du 3 mars 2016 Page 84/91 © TheFamily SAS relevé à ce jour. La ville intelligente reste un fantasme ; •
de l’autre côté, des entrepreneurs de l’économie numérique identifient les lacunes des services publics dans leur forme actuelle et déploient d’autres infrastructures, qu’ils opèrent en marge des pouvoirs publics et des opérateurs traditionnels, pour mieux répondre aux besoins des citoyens, y compris des plus défavorisés175. BlaBlaCar est un exemple emblématique : à force de renchérissement des trajets sur les lignes à grande vitesse et de disparition des gares ou de raréfaction du trafic sur les lignes de proximité, le service public ferroviaire répond aux besoins du plus grand nombre, mais méconnaît de plus en plus les besoins de ceux dont le mode de vie, la fréquence de déplacement ou la localisation géographique ont mis en marge du système. Le covoiturage proposé par BlaBlaCar est pour ces usagers une solution de repli : une solution de mobilité peu coûteuse, flexible et conviviale pour se déplacer sur de longues distances sans avoir à prendre le train. Ce que nous suggèrent des entreprises comme BlaBlaCar, c’est qu’il pourrait exister demain des services publics d’une nature radicalement différente : exploitant les technologies numériques de façon systématique, opérant de nouveaux modèles d’affaires, proposant à ses usagers un service d’une qualité exceptionnelle, garantissant la disponibilité de ce service pour chacun suivant ses moyens et, surtout, amorcés par des entrepreneurs. Les entreprises numériques, qui répondent à grande échelle à des besoins non satisfaits dans des modèles d’affaires à rendements croissants, sont un exemple à suivre pour les pouvoirs publics, avec deux différences radicales par rapport aux modalités traditionnelles. D’une part, ces services publics d’un nouveau genre sont amorcés par des entrepreneurs, seuls à savoir identifier des besoins non satisfaits et à amorcer la croissance d’un service nouveau. D’autre part, ces nouveaux services publics rendent leur activité soutenable en enrôlant les usagers eux-­‐mêmes dans l’opération, voire la conception même du service176. C’est parce que BlaBlaCar s’appuie sur la contribution indépendante de millions d’utilisateurs en France qu’elle peut opérer à grande échelle un service de qualité exceptionnelle. Et c’est parce que BlaBlaCar a été amorcée et développée par un entrepreneur qu’elle a pu triompher des obstacles tout au long du chemin : convertir les premiers utilisateurs, les amener à utiliser le service de façon récurrente, créer pour eux une expérience d’une qualité exceptionnelle, déployer la technologie nécessaire pour soutenir la charge dans sa phase de croissance exceptionnelle, et finalement devenir la plateforme de covoiturage de référence pour tous les trajets sur longue distance en France et dans le monde. Du point de vue du développement numérique d’un territoire, concevoir et développer des services publics plus numériques répond à une double finalité. Il s’agit de montrer l’exemple aux entrepreneurs du territoire et d’accompagner la dynamique d’amorçage de l’écosystème par un effort d’innovation radicale de la part des pouvoirs publics eux-­‐mêmes. Il s’agit aussi de déployer de nouveaux services publics pour les entrepreneurs eux-­‐mêmes, afin de faciliter la tâche de ceux qui sont déjà présents et d’attirer ceux qui vont vouloir être les premiers à utiliser ces services publics innovants. Pour des opérateurs de service public, il y a deux manières de se mettre au service des entrepreneurs : soit leur rendre des services administratifs d’une façon plus fluide et plus personnalisée, soit leur mettre à disposition des ressources exclusives, propres aux territoires, qui 175
Carl Bialik, Andrew Flowers, Reuben Fischer-­‐Baum, Dhrumil Mehta (2015), "Uber Is Serving New York’s Outer Boroughs More Than Taxis Are", FiveThirtyEight. 176
Elisabeth Lulin (2013), Service Public 2.0, Institut de l’Entreprise. Version de travail du 3 mars 2016 Page 85/91 © TheFamily SAS vont leur permettre de créer de nouvelles applications pour leurs clients et de mieux répondre aux besoins des habitants du territoire. Dans le premier cas, les entrepreneurs sont des usagers ; dans le second, ils sont des sur-­‐traitants, c’est-­‐à-­‐dire des opérateurs qui vont s’emparer de ressources de l’administration et les reconditionner, sous la forme d’une application, pour mieux les adapter aux besoins des citoyens. Dans les deux cas, une relation étroite peut se nouer entre les pouvoirs publics et les entrepreneurs, au service du développement numérique du territoire. Concevoir et opérer ces nouveaux services publics suppose une action publique d’un genre nouveau. D’une part, il faut des conditions favorables pour les entreprises innovantes qui vont concourir à cet effort : une réglementation accueillante pour les nouveaux modèles d’affaires, des infrastructures (matérielles et immatérielles) ouvertes et documentées, pouvant être utilisées sans barrière à l’entrée, et, bien sûr, du capital pour amorcer les opérations. D’autre part, il est nécessaire d’imaginer de nouveaux modes de régulation pour les entreprises numériques concernées, qui combinent abaissement des barrières à l’entrée et, en contrepartie, suivi plus régulier et systématique de l’activité des contributeurs indépendants à ce service public. Enfin, il est nécessaire de transformer l’administration elle-­‐même, de façon progressive, en la familiarisant au travail avec les entrepreneurs et les hackers, à l’image du programme « Innovation Fellows » mis en place par l’administration fédérale américaine177 ou les « Startups d’Etat » opérées par l’Etat français178. Couvrir les citoyens contre les nouveaux risques Faire grandir des entreprises numériques ne suffit pas. Il faut également mettre en place les institutions pour couvrir les individus contre les risques critiques issus de la transition numérique. Deux de ces risques sont en train de monter en puissance et de dégrader considérablement la situation des ménages : •
le premier est la difficulté à accéder à un logement à prix abordable. Le paradigme de l’économie de masse, qui a dominé le XXe siècle, avait pour vertu de répartir la valeur ajoutée et les emplois de façon harmonieuse sur le territoire. Dans l’économie numérique, au contraire, les emplois font l’objet d’une extrême concentration, ce qui entraîne des tensions considérables sur le marché immobilier et un appauvrissement spectaculaire des classes moyennes – dont la Silicon Valley nous donne un avant-­‐goût. Assurer les ménages contre le risque de ne pouvoir se loger à un prix abordable et agir vigoureusement pour déconcentrer la valeur ajoutée et les emplois sont deux facettes d’une même médaille : il s’agit de prévenir l’explosion des inégalités due à l’extrême concentration géographique de la valeur dans l’économie numérique ; •
le deuxième risque critique dans l’économie numérique est le basculement dans une précarité généralisée : la multiplication des startups, dont la faillite est probable, le développement de l’économie du partage, qui nous transforme tous en contributeurs indépendants, la montée en puissance du cumul d’activités font émerger un besoin inédite de sécurité, auquel nos régimes actuels de protection sociale sont incapables de pourvoir. Les institutions mises en place par le Conseil national de la résistance ont été conçues pour l’économie de masse, ce paradigme qui meurt sous nos yeux. Une refondation de ces institutions est indispensable pour renouer avec le développement économique et tirer parti 177
Michael Blanding (2015), "Why Entrepreneurs Should Go Work for Government", Harvard Business School. Pierre Pezziardi (2014), "Startup d’état, méfiez vous des contrefaçons… ! », L’informatique conviviale. 178
Version de travail du 3 mars 2016 Page 86/91 © TheFamily SAS de la croissance de nos entreprises numériques ; •
le troisième risque, dans une économie plus précaire, est la difficulté à accéder au crédit. Or si les ménages jouent un rôle plus actif dans la production (comme entrepreneurs, travailleurs indépendants, utilisateurs d’applications numériques), leur ménager un accès à un financement plus proche de celui des entreprises est indispensable. La protection sociale n’est pas qu’un dispositif d’appoint destiné à redistribuer la valeur créée par ailleurs. Elle fait partie intégrante du régime de production et de consommation et contribue donc directement au développement des entreprises. Autrement dit, la protection sociale est un instrument parmi d’autres de la politique économique, y compris à l’échelon territorial. On peut faire levier de l’aide social pour faire grandir les géants numériques de la santé ; faire la couverture du risque dépendance et des services à la personne en général le moyen de positionner un territoire à l’avant-­‐garde de la silver economy. La protection sociale de l’économie de masse, conçue pour une population majoritairement salariée, n’est pas adaptée aux nouvelles formes d’emploi dans l’économie numérique. Face à cette situation, deux réactions sont possibles. La première consiste à faire rentrer les emplois issus de la transition numérique dans les cases du salariat traditionnel, avec la protection sociale associée (quoiqu’en repli permanent du fait des difficultés des finances sociales). La seconde consiste à élargir une protection sociale pour que les travailleurs non qualifiés de l’économie numérique, même s’ils ne sont pas employés comme l’étaient les ouvriers de l’industrie automobile au siècle dernier, bénéficient d’une sécurité économique comparable. Or c’est difficile à faire à l’échelle nationale et pour tout le monde en même temps. D’où, comme l’a suggéré Robin Chase dans un ouvrage récent179, le rôle pionnier qui peut être joué par les territoires dans la conception et le déploiement de la protection sociale de demain : •
la première source d’inspiration est la mise en œuvre aux Etats-­‐Unis de la loi Patient Protection and Affordable Care Act (ou « Obamacare »). Mettant en place avec retard un système d’assurance maladie quasi-­‐universelle, les Etats-­‐Unis l’ont conçu à l’état de l’art et ont associé les entrepreneurs de l’économie numérique à ce chantier180 ; •
la deuxième piste consiste à s’inspirer des efforts des acteurs de terrain pour expérimenter des systèmes d’assurance sociale plus adaptés aux formes d’emploi contemporaines. Les exemples commencent à se multiplier. Par exemple, un syndicat américain de travailleurs indépendants, le Freelancers Union, opère sa propre filiale d’assurance maladie pour remédier aux difficultés de ses membres à s’assurer sur le marché181. Ou encore, la société Intuit déploie des outils pour permettre aux travailleurs de l’économie collaborative de gérer et optimiser leurs revenus, les prélèvements obligatoires auxquels ils sont soumis et bien sûr les dispositifs de protection sociale auxquels ils pourraient avoir accès182 ; •
la troisième piste est de réaliser que les pays scandinaves, avec leur modèle social dit de 179
Robin Chase (2015), Peers Inc: How People and Platforms Are Inventing the Collaborative Economy and Reinventing Capitalism, Public Affairs. Voir aussi Robin Chase (2014), "Capitalism, Meet Cooperative Capitalism", LinkedIn. 180
The Economist (2012), "Fighting fit: Obamacare is inspiring a horde of hopeful entrepreneurs". 181
Laetitia Vitaud (2015), "Sara Horowitz, the Freelancers Union, and the future of unionism", Medium. 182
Nick Grossman, Elizabeth Woyke (2015), Serving Workers in the Gig Economy: Emerging Resources for the On-­‐Demand Workforce, O’Reilly. Version de travail du 3 mars 2016 Page 87/91 © TheFamily SAS flexi-­‐sécurité, sont déjà très avancés dans l’opération d’un système social adapté à une économie en transition numérique. La France a déjà fait quelques pas dans cette direction (par exemple avec la mise en place de la couverture maladie universelle ou l’introduction de la rupture conventionnelle entre l’employé et le salarié). Mais elle reste encore prisonnière d’un modèle corporatiste qui maintient les formes d’emploi atypiques (jusqu’ici) à la marge du système. Cette situation est de moins en moins tenable183 et pourrait être corrigée par une réforme d’ampleur du système social – en commençant, probablement, par un effort d’innovation radicale en matière de relations avec les assurés et de continuité des droits tout au long de la vie. Le chantier est immense et la tâche difficile. Les pouvoirs locaux n’ont pas forcément toutes les compétences pour le mener à bien. Heureusement, s’ils parviennent à s’allier pour mener ensemble des expérimentations en mutualisant leurs ressources et en coordonnant leurs opérations, ils peuvent s’appuyer sur les entrepreneurs de l’économie numérique qui créent des nouveaux modèles, donnent naissance à des nouvelles formes d’emploi, comprennent avant les autres les risques auxquels sont confrontés les individus dans l’économie numérique, et sauront identifier les leviers à actionner pour innover sur ce front à l’échelle d’un territoire. La protection sociale est l’un des pans de la problématique, pas le plus facile à aborder, mais elle est un lien idéal entre l’intérêt général d’un territoire et la capacité à innover des entrepreneurs de l’économie numérique. 183
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