La Greffe Ultime - Db

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La Greffe Ultime - Db
La Greffe Ultime
Une grande chambre chargée. Des cadres représentant des scènes astronomiques accrochés aux
murs. Une vaste baie vitrée. Une armoire du dix-neuvième siècle. Une étagère d’Ettore Sottsas.
Dessus, des objets divers : globes terrestres, sphère armillaire, un télescope démonté, des photos de
famille, une maquette d’une sonde spatiale, une roche brune et un nombre incroyable de livres et de
revues spécialisées. Enfin, un lit, au centre d’un mur sombre. Sous des draps trop repliés, une
personne reliée à un système d’assistance respiratoire et des perfusions. Cette personne, c’est moi.
J’ignore comment cela a pu arriver. D’une année à l’autre, mes organes, les uns après les autres, ont
entamé une sorte de “révolte”. Ils cessaient sporadiquement de fonctionner. A cela, je pouvais m’y
adapter, jusqu’au jour où durant une minute mon coeur s’est arrêté de battre. Il a fallut me conduire
aux urgences afin de me réanimer. Et puis ce fut au tour de mes propres muscles de cesser
temporairement de fonctionner. Je tombais sans être prévenu, me faisant très mal parfois. Et puis de
plus en plus grave : mes oreilles cessaient de transmettre le son jusqu’à mon cerveau, mes yeux
coupaient tout contact, je me retrouvais aphone des fois plus d’une journée. Jusqu’au jour où tout
mes muscles sauf ceux de la tête se sont brutalement arrêté de fonctionner. Heureusement pour moi,
j’avais des domestiques qui se sont démenés pour me conduire à l’hôpital. J’y suis resté pendant
trois mois. Les plus grands spécialistes se sont penchés sur mon cas : je n’avais aucun problème de
santé, un corps impeccable, et rien ne pouvait expliquer ce soudain refus de mon corps à vouloir
effectuer son travail. Curieusement, la tête, et plus précisément le cerveau ne semblaient pas suivre
le reste de l’organisme (bien que mes sens eux continuaient d’être perturbés). Les médecins n’ont
pu seulement établir que j’allais devoir rester comme cela tout le reste de ma vie, presque à l’état de
légume. Mes organes cessant définitivement leur travail les uns après les autres, ma vie était
dramatiquement écourtée. Je choisis de demander à ce que l’on me fasse revenir chez moi, avec
tous les appareillages sophistiqués nécessaire à ma survie. Mais les choses allaient peut-être
changer…
Bien des années après la première alerte. Je regarde comme souvent l’écran de télévision, pour
maintenir un lien avec l’extérieur du monde. Je vais aussi très souvent sur l’Internet, en particulier
pour y suivre les dernières avancées médicales. Et aujourd’hui, je fais comme tous les autres jours.
Mon attention fut retenue par une nouvelle du domaine de la prouesse médicale qui me surpris : on
avait réalisé avec succès une greffe de cerveau humain sur un autre corps. Je me mis rapidement en
contact avec le chirurgien qui avait réalisé la délicate opération. Mon idée était claire : puisque mon
corps semble tomber morceau, sauf mon cerveau, je devrais pouvoir l’y insérer dans un corps sain.
Mais le chirurgien, qui s’appelle Joël Pinson, m’avertit sur deux problèmes de taille : trouver un
donneur et surtout, un donneur compatible. Cela dit, sur ce dernier point, on avait accomplit des
miracles, notamment avec la thérapie génique. Reste tout de même le problème de trouver un
donneur. J’insiste malgré tout auprès du chirurgien :
« - Il me faut absolument changer de corps, je vous paierais ce que vous voudrez, mais je vous en
supplie, faites tout ce qui est en votre pouvoir pour me trouver un autre corps !
- Vous savez monsieur, des personnes qui meurent dans un corps sain, c’est de plus en plus dur à
trouver, surtout à notre époque et…
- C’est mon ultime chance !
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- Je vais faire mon maximum, mais sachez que rien n’est garanti. »
Un mois passe, et le téléphone résonne dans ma chambre. Je le fais décrocher (je peux avoir un
certain contrôle sur la plupart des appareils via une interface neurale). C’est Joël Pinson, il a l’air
joyeux.
« - Nous en avons-un !
- Un quoi ? Un … donneur ?
- Oui, exactement monsieur. »
Je n’en revenais pas, je n’aurais jamais imaginé attendre aussi peu.
« - Mais il faut avant tout que vous sachiez quelque chose. Le donneur est…
- Agé ?
- Non, pas exactement. En fait, ce donneur est une donneuse.
- Vous voulez dire que c’est une femme?
- C’est bien ça. »
J’ai senti comme une gêne dans la voix du chirurgien. De mon côté, j’étais moins mal à l’aise. Je
n’avais rien à perdre, seulement l’occasion de retrouver une vie normale. Et cela réveilla en moi un
vieux rêve : celui de l’expérience de l’autre sexe. Un rêve qui peut à peu s’est mué en un sentiment
de plus léger au fur et à mesure de l’avancement de mon âge. Je crois que cela doit me venir de mon
envie de chercher du nouveau, de ressentir le différent. Un “allô” à l’autre bout du fil me réveilla.
« - Allô? Je ne vous entends plus, dit Joël.
- Excusez-moi, j’étais en train de réfléchir.
- Vous pouvez encore réfléchir une petite journée, au delà, le corps sera inutilisable.
- J’ai déjà pris ma décision (depuis longtemps avais-je envie d'ajouter) : c’est d’accord. »
On me fit prendre un vol direct pour Paris. Rapidement, je suis arrivé en salle de mise en attente.
Très ponctuel, le chirurgien Joël Pinson arriva. C’était une personne svelte, aux cheveux légèrement
grisonnant, avec de fines lunettes, de taille moyenne. Nous faisons connaissance. Il me connaît très
bien, d’ailleurs, bon nombre de personnes me connaissent pour une grande chose que j’ai effectué :
le premier pas de l’homme sur Mars. J’étais à la tête d’une société aérospatiale basée au Chili.
J’étais resté 3 longues années sur la Planète Rouge. Je faillis participer 5 ans plus tard à une seconde
mission, internationale cette fois-ci, mais les “révoltes” de mon corps avaient commencé à se
manifester, me privant de ma seule chance d’y retourner, encore une fois. Cela m’avait
profondément affecté et je m’étais replié près de ma région natale en Périgord. Jusqu’à ce jour.
Je coupais court rapidement à la conversation qui allait s’engager sur mes “exploits” et voulu en
savoir plus sur mon donneur.
« C’était une femme âgée de vingt-huit ans, une australienne. Elle est morte d’une foudroyante
rupture d’anévrisme. Sa famille a été d’accord pour le don car elle en avait discuté avant. Certains
membres de sa famille sont venus exprès afin d’assister à cette greffe, qu’ils appréhendent comme
vous pouvez vous en douter. Et ils voudraient bien vous voir. »
Je réponds que je suis d’accord. Ils entrent et durant toute la fin de la journée, je discute avec eux.
Ils m’apprennent plein de détails sur la vie de leur fille. Cela nous fait tous du bien d’en parler. Il
règne une émotion comme jamais je n’en avais partagé. On se quitte alors que le Soleil se couche au
travers d’un épais voile de brume.
Le lendemain. 6h du matin. Je me réveille une dernière fois dans ce corps qui déjà ne me semble
plus être le mien. On doit procéder à l’opération à jeun. Dans le bloc opératoire, je demande avant
que l’on ne m’endorme, un miroir afin de regarder mon visage une dernière fois. Et puis on
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m’injecte le produit. Je ne ressens rien de notable si ce n’est que mes paupières qui semblent peser
une tonne. Ma dernière pensée fut « ai-je bien raison de faire cela ? »
Au dehors de mon corps…
Joël est attaché à lentement déconnecter, nerfs par nerfs, artère par artère, veine par veine, mon
cerveau du reste de mon corps. Il est délicatement prélevé. Temporairement, toute alimentation en
sang est coupé, mais une activité cérébrale est toujours là. Tout se fait dans le silence le plus
complet, hormis les ordres du chef de bloc. Pendant près de 6 heures, l’opération se déroule. Mon
cerveau est ensuite greffé dans le corps receveur. On branche cette fois-ci une par une les
différentes connexion avec le reste des organes. On fixe des cellules souches aux endroits où les
cellules vont devoir réparer des tissus. L’opération se termine par le dernier point de suture au
sommet du crâne.
“Je” vais rester ainsi endormi, en convalescence durant 2 jours, afin que mon cerveau s’adapte à
son nouveau corps d’un point de vue structurel (rétablir des connexions nerveuses, etc.).
Noir.
Blanc.
Couleurs.
Formes floues.
Je crois rêver que je suis en train de me réveiller. Une forme s’agite au dessus de mon regard. Je
voudrais mieux y voir. Et je crois me rendormir.
A nouveau le noir.
Et puis le blanc, et les couleurs, et des formes floues. Elles se précisent. Et puis de drôles de
sensations me parviennent à droite et à gauche de mon regard. Je me souviens, c’est le son.
Sensation étrange que d’entendre à nouveau. Je voudrais pouvoir bouger la tête. Mais je me
rendors.
Ce n’est qu’au bout d’une semaine que je me réveille tout à fait. Je vois net maintenant, et entend
parfaitement. Je retrouve peu à peu la mobilité de ma tête. Je me sens étonnamment léger. Je veux
appeler une infirmière mais des sons aigus sortent de ma bouche. J’articule tant bien que mal.
Jusqu’au moment où j’entend :
« Une infrimiè si ou vlait! » dit par une voix de femme.
Je met quelques minutes à me rendre compte que cette voix, c’est la mienne. Il a réussi.
Joël Pinson arrive en début d’après-midi. Il lit dans mes yeux de l’inquiétude.
« Je vois que l’on n’est pas trop rassuré. Vous allez entrer dans une longue phase de rééducation. En
effet, votre cerveau doit trouver comment se servir d’un corps neuf. Mon premier patient a mis 6
longs mois avant de retrouver une parfaite motricité. Cela va donc être long, mais nous savons tous
que vous pouvez surprendre. La preuve : il ne vous a fallut qu’une semaine avant de retrouver la
vue et l’ouïe comme avant. Allez, reposez vous, je repasserais tout les jours à la même heure. »
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Je passais le plus clair de mon temps à retrouver une élocution correcte. Ce qui fut fait en quelques
jours. Je devais presque tout réapprendre. Cela dit, j’avais du mal à me faire à cette nouvelle voix,
une voix féminine.
Une question restera sans doute sans réponse : celle de mon identité. Suis-je toujours un homme?
Ou bien désormais une femme ? Pour les autres, il ne fait nul doute que je serais considéré comme
une femme, mais pour moi-même ? Je reçois ce jour là la visite de la famille proche du donneur. Ils
sont comme sous le choc. J’imagine ce que cela doit être de voir un être cher revivre de cette façon.
Seulement, la personne qui est “à l’intérieur”, ce n’est pas leur fille. Nous réussissons tout-de-même
à discuter. En fin de journée, ils me font part de leur souhait de me revoir, mais hors de cet hôpital.
Je leur signifie que cela sera fait.
Un mois passe. Pour la première fois depuis avant mon opération, je demande un miroir, afin de me
regarder. Sensation inédite que celle d’être dans la peau de quelqu’un d’autre, qui plus est de la gent
féminine. Je ne suis pas sous le choc, mais je suis comme hypnotisé(e ?). C’est ce jour-là que j’ai lié
pour la première fois contact avec mon nouveau corps. Jusque là, je n’avais aucune sensation tactile
avec tout ce qui se situe en dessous de mon cou. Mais là, je ressens comme une pression, au niveau
de la poitrine. Des seins. Mes seins désormais. Je sens une cambrure un peu prononcée. Et surtout,
le révélation se passe au niveau de mon sexe : il n’y avait rien. Ou si, mais sûrement pas là. Toute
ma vie durant, je l’ai toujours senti, exerçant une légère pression à cet endroit. Les infirmières qui
passent régulièrement doivent se demander d’où me vient le sourire que j’ai eut toute la journée :
Sans doute une sorte de béatitude due à cette nouvelle naissance…
3 mois. Maintenant, j’arrive à avoir des mouvements. Je peux -maladroitement- bouger mes
membres. Je m’y suis mis surtout depuis le jour où l’on m’a débranché de la perfusion il y 1 mois et
demi, pouvant manger de nouveau presque normalement (je suis encore réduit à d’infâmes bouillies
multicolores). Cela dit, même si je pouvais me mouvoir, je devais rester dans un fauteuil roulant, ce
qui me permet d’avoir une certaine liberté de déplacement au sein de l’hôpital.
Cette expérience de l’autre sexe est une chose qui se passe de façon assez délicate avec le
recouvrement progressif de mes mouvements. Je me sens encore bien curieusement masculin mais
cette féminité qui irradie de mon corps se fait de plus en plus importante jour après jour. Je peux
assez facilement imaginer la suite avec la diminution de cette parcelle de masculinité. Ce sera de
toute évidence inévitable et je le sais. Et curieusement, cela m’enchante, je suis presque pressé.
Je me déplace toujours en fauteuil roulant mais je fais de nombreux exercices de rééducation sur
barres de façon à apprendre de nouveau à marcher. Mais je ré-apprend assez rapidement, jusqu’au
bout du quatrième mois où je peux me passer de l’assistance des roues pour n’utiliser que des
béquilles. Je m’amuse à essayer de marcher sans mais cela se termine bien souvent par une chute
assez ridicule. Mais je persiste. Ce ne sont pas quelques hésitations dans l’équilibre de ma marche
qui vont me stopper, pas après tout ce que viens de traverser ! Jour après jour je parviens à marcher
sans béquilles, toujours de plus en plus longtemps. Au début du cinquième mois, j’arrive enfin à me
passer d’aide pour marcher. Moi qui fut un temps un grand randonneur, je redécouvre ce plaisir
immense qu’est la marche. Pour la course, c’est autre chose encore. Je me fatigue vite, très vite
encore. La musculature avait pas mal fondu durant les premiers mois où je ne pouvais pas trop
bouger. Cette période de rééducation devrait durer encore quatre à cinq mois, avant de trouver un
corps en pleine forme. J’ai de nouveau vingt-huit ans à la fois, ce qui fait que je récupère assez vite.
Le sixième mois arrive. Je viens de sortir du dernier examen médical complet, le précieux ticket de
sortie. Je suis désormais apte à mener une vie normale. Aux yeux de l’administration, tout a déjà été
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fait : changement des photos d’identité, de l’empreinte biométrique, du prénom, etc. Aussi, j’avais
déjà longuement mis au courant mes proches, leur expliquant que c’était le choix de la dernière
chance. Ma sortie hors de l’hôpital pour affronter ce monde se passera donc dans les meilleures
conditions. J’ai aussi fait redémarrer ma société aérospatiale. Mon objectif à long terme est de
nouveau clair, invariable : Mars. Dans ce corps tout neuf désormais, mon horizon s’éloigne, me
donnant de nouvelle perspectives. Quelle excitation !
Je décide de passer le reste de la journée en ville, à Paris. M’y promenant, respirant de nouveau l’air
libre, sans aucun fil me reliant à un appareillage complexe. Libre. J’arrive à affronter mon reflet
dans les vitres des magasins, m’arrêtant presque systématiquement pour me regarder. Je dois avoir
l’air assez bête, à m’admirer de la sorte. Je m’en moque ! J’ai rarement connu autant de joie, de
bonheur. La dernière fois, c’était lorsque j’ai foulé le sol de Mars, il y a dix ans de cela. C’est
quelque part une forme d’exploration, la découverte d’un autre corps. Toutefois, je fais encore
preuve d’une certaine pudeur vis-à-vis de moi-même. J’hésite à trop le toucher. Le fait que celui-ci
était une personne à part entière, il y a moins d’un an doit me bloquer, je n’en sais rien à vrai dire.
Le soir-même, je décide de manger dans un bon restaurant (après m’être trouvé les vêtements
adaptés, à savoir une longue robe rouge -Mars…-, fendue sur la droite). Tout au long de la soirée, je
sens quelques yeux sur moi, cela m’a assez fortement gêné. Ce qui m’a le plus perturbé, c’était le
serveur qui me demandait si “C’est tout Madame ?”.
Après le repas, je prends la direction de l’aéroport pour revenir chez moi dans le Périgord. Il est très
tard quand je reviens. La grande maison est vide, car j’ai demandé à mes assistants de prendre de
gros congés. Je retrouve cette chambre, immense, plus que dans mes souvenirs. Je me dirige vers
une commode où trône une pierre brune, une roche martienne que j’ai pu ramener de ma seule et
unique mission. Un souffle dessus suffit à faire s’envoler la couche de poussière qui s’est déposée
depuis des mois. Je la soupèse, l’examine comme si c’était la première fois que je la voyait, alors
que non, j’en connais les moindre recoins. Mars…, je rêve de revenir là-haut. Mais pas pour tout de
suite. Il va falloir relancer la société, ce qui ne sera pas une mince affaire.
Clarté. De minces rais de Soleil filtrent aux travers des volets de ma chambre. C’est le matin. Je
bondis hors du lit, de ce lit que je n’ai occupé que trop longtemps. Je me prépare à m’habiller,
quand mon corps m’apparaît dans le miroir de l’armoire. Nu. Enfin, nue. Dans la plus simple des
visions. Cela fait toujours un choc. Je m’y habitue peu à peu toutefois. Mais là, je reste à me
regarder, plus longtemps que de coutume. Sans doute le fait que je sois chez moi. J’y touche. Mes
mains le parcourent, comme deux explorateurs. La sensation est très agréable. Sentir son corps c’est
la meilleure façon de sentir que l’on vit, que l’on existe. Ces formes féminines sont un pur régal en
fin de compte. Je crois que c’est le signe, ce moment que j’attendais sans doute : la totale
acceptation que je suis moi, de nouveau moi. Je lâche une larme, puis un sourire. J’éclate de rire en
fin de compte.
Je profite de cette chaude journée de début d’été pour aller me faire une petite randonnée dans un
coin de forêt Périgourdine. Mon activité favorite en fin de compte, sur Terre comme sur Mars, en
tant qu’homme comme en tant que femme. Je prenais mon pied à flâner dans les rues de Paris, là je
suis pris d’un plaisir intense. La nature est dans cette région remarquablement préservée compte
tenu des rigueurs climatiques et écologiques. Il y a encore de vieilles forêt, loin de la plupart de
celles qui ont été reconstituées et mises dans des parc pour gens en mal de nature. Non ici, la
végétation pousse librement. Il faut aussi dire que depuis la Crise des Trente, bon nombre de
régions ont été dépeuplées, avec un exode rural massif. La ville de Périgueux, à une vingtaine de
kilomètres, a failli être sur la liste des villes fantômes. J’avais investi une bonne partie des fonds de
ma société pour faire revivre cette ville. Je m’égare dans mes pensées à mesure que je parcours le
chemin. Je m’enivre des odeurs du bois. Me trouver dans un corps plus jeune me dote de sens
renouvelés. Mon cerveau a mis d’ailleurs un certain temps à se calibrer sur ses nouveau récepteurs
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visuels, olfactifs, sensitif, etc. Avant, j’étais dichromatique. C’est à dire que la vision du violet et du
bleu, ainsi que le vert et le marron, était impossible. Des difficultés à différencier ces teintes. Mais
les yeux de ce nouveau corps ne sont pas atteint par ceci. Je me suis surpris à découvrir de
nouvelles nuances colorées. Vraiment étonnant.
C’est la fin de la journée, le Soleil se couche. Demain, je prends l’avion pour Sydney.
15h30 heure locale. Aéroport de Sydney. L’avion a du être maintenu en vol d’attente durant deux
heures en raison de chutes de neiges. La piste vient à peine d’être dégagée, permettant à l’avion de
se poser. La mère (Alessa), le père (Ron) , ainsi que la soeur (Lauren) de la donneuse sont là, à
m’attendre à la réception du quai de gare. Il y a manifestement comme de la gêne chez Alessa
quand je m’approche pour lui faire une bise. Ron et Lauren ne montrent pas de signes de stress
particulier, ils sont même assez joyeux. J’hésite un :
« Bonjour, c’est par où donc ? »
Ron prend les devants, je le suis, ainsi que le reste de la famille. Nous prenons le véhicule, un
robuste véhicule tous-terrains, parfaitement adaptés aux conditions climatiques assez rudes de
l’Australie, qui connaît des étés caniculaires et des hivers remarquablement rigoureux. Comme cet
hiver. Ils n’habitent pas Sydney, leur maison est située aux portes du désert, à 250 kilomètres.
L’occasion de faire une bonne route ensemble, et notamment de discuter. On me pose beaucoup de
questions sur mes origines, mon parcours. Comment je suis passé de simple designer à entrepreneur
et créateur dans une société aérospatiale. Les images que j’avais prise depuis Mars leur avaient
beaucoup rappelé des paysages australiens. J’apprends que j’étais, enfin, que la personne à laquelle
appartenait ce corps, était devenue passionnée d’astronomie, et d’exploration spatiale. Elle avait
commencé des études dans le secteur de l’imagerie scientifique. Elle avait un fiancé aussi. Je
m’inquiète en demandant s’il sera chez eux à m’attendre. On me dit que non. Il a tellement été
bouleversé qu’il a décidé de quitter définitivement la région. Je respire un peu.
La route se termine en plein milieu de la nuit. Pour manger nous nous étions arrêté dans un
restaurant en bordure de la route à grande vitesse. Me voilà chez eux. Ils occupent une confortable
maison en bois massif, toiture à tuiles plates, un étage. Un véritable petit ranch si on tiens compte
du terrain assez grand. Ils se considèrent comme rescapés de la Crise des Trente. Car même si
l’Australie a été touchée, ce fut moins violent qu’ailleurs. Et puis ils avaient à peu près de quoi
vivre en autarcie ici. On m’accompagne au premier étage de la maison pour m’y indiquer ma
chambre. Le séjour devrait durer deux semaines. Je dois la vie à ces personnes là, c’est la moindre
des choses que de les en remercier, aussi infime puisse paraître mon geste.
Le jour se lève. Je m’empresse d’ouvrir la fenêtre pour découvrir le paysage. C’est toujours une
chose que j’aime faire quand je découvre un nouvel endroit. On a beau avoir vu Mars, la Terre reste
la planète aux plus beaux paysages, notamment à la vue de cette plaine vallonnée. Le ciel est bien
bleu, le givre recouvre la végétation, preuve d’une nuit froide. Je m’habille brièvement et descend
dans la cuisine, où flotte l’odeur du petit déjeuner. Typiquement australien. Enfin, c’est dérivé du
“breakfast” à l’anglaise, avec oeufs brouillés, toasts, sirop d’érable. Je fais la bise à toute la petite
famille. L’impression de vivre un rêve éveillée est très forte. Une autre vie, des gens que je ne
connaissais pas du tout il y a presque un an déjà. Mais cet endroit, cette ambiance m’est comme
étrangement familière. Il y a un déjà vu qui me met mal à l’aise. Peut-être que le corps possède une
mémoire, séparée de la mémoire cérébrale, et qu’elle revient peu à peu. La moelle épinière par
exemple, un long réseau de cellules nerveuses qui parcourt tout le dos, est un véritable
prolongement du cerveau. Ce n’est pas qu’un transmetteur d’information vers le cerveau, elle est
capable de prendre elle-même des décision, de stocker des informations. Certes tout ceci est loin
d’atteindre la complexité de ce qui se passe dans la boite crânienne, mais ce n’est pas insignifiant.
Alessa m’interrompt dans le cours de mes pensées.
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« - Tout va bien ?
- Oui, merci, tout va bien. Juste que je suis un peu perturbée. Ce n’est rien, car j’ai vraiment faim, et
ce que vous avez préparé à l’air très bon !» dis-je en reprenant mes esprits.
«- Alors, comme ça hier soir vous disiez que vous avez la ferme intention de revenir sur Mars ?
s’interrogea Ron.
- Oui, en effet, dis-je. Car ma passion première est Mars, et malgré trois longues années passé làbas, je veux y retourner. Les paysages voyez-vous y sont somptueux, une terrible beauté comme
j’aime bien dire, car une cruelle hostilité habite cette planète pour tout être vivant mal préparé.
- Votre société est relancée ?
- Oui, dès ma sortie de l’hôpital je me suis empressée de remettre sur pieds la compagnie. J’avais
mis de côté une grande quantité d’argent en cas de coup dur. Je vais investir la totalité de ma
fortune dans ce projet.
- Tu… Enfin, vous reprendriez bien un muffin ? me demanda Alessa.
- On peut se tutoyer je pense. Cela me gêne terriblement.
- Comme vous le vou… Enfin, comme tu veux.
- Merci. Donc non, pas de muffin, j’en suis déjà mon deuxième. Ron ? Puis-je te poser une
question ?
- Mais, fais-donc.
- Tu es ingénieur sur les mécanismes nano-technologiques c’est bien ça ?
- Tout à fait.
- Je te proposes d’intégrer mon équipe pour travailler sur l’engin qui m’embarquera sur Mars.»
Silence. Ron a l’air quelques peu gêné d’une telle proposition. Sa fille coupe court à cet instant.
«Mais tu te rends compte papa ? Travailler pour la plus grande compagnie aérospatiale de notre
temps, pour envoyer de nouveau un homme sur Mars ! Enfin, une femme en l’occurrence. La
première d’ailleurs… C’est assez formidable. Je pense que ma soeur aurait trouvé cela bête de
refuser une telle offre !»
Ron finit son café d’une traite.
«-Et bien, pour une proposition, en voilà une très ambitieuse. Comment dire. Cela me touche
vraiment que tu aies pensé à moi. Mais il y a des gens bien plus qualifiés que moi dans ce domaine
et- Allons, ne fait pas comme si je n’étais pas au courant de quelques unes de tes prouesses, dis-je en
l’interrompant. Ce vêtement ultra-léger qui peut se rétracter pour s’ajuster automatiquement à la
taille de la personne était proprement stupéfiant ! Tu n’étais certes pas seul à travailler sur ce
projet, mais tu en a conçu les mécanismes de rétraction. J’aurais besoin de toi pour travailler sur
ma combinaison. Celle que j’avais était bien mais un peu trop lourde, et peu souple. Je compte
vraiment sur toi. Recrute qui tu veux pour me former une dream-team.»
Nouveau silence. Mais Ron le rompt assez vite.
«J’accepte ton offre. Mais à une seule condition : que ma femme et ma fille puissent être de
l’aventure. Je sais que tu veux nous remercier pour tout ce que nous avons fait. Même si ce n’est
rien au final, ce n’est que le jeu du destin ou de coïncidences extraordinaires.»
J’appends que Alessa avait fait des études sur les matériaux céramiques, et qu’elle avait eut
brièvement un poste dans une petite start-up de Canberra, avant que sa grossesse lui interdise le
travail. Au final elle fut licenciée dans ce milieu très concurrentiel. Elle avait choisi de ne plus
s’occuper que des ses filles. Lauren quant à elle faisait des études sur les mécanismes cérébraux.
C’est d’ailleurs elle qui avait appris pour la première greffe d’un cerveau sur un corps humain. Cela
l’avait passionnée, avait même entamée une thèse sur ce sujet. Cela avait aussi fortement intéressé
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sa soeur. A tel point, qu’après entretiens avec ses parents, elle avait décidé de faire don de son corps
si jamais elle venait à disparaître. J’ignorais tout ceci. Cette famille est tout simplement formidable.
Le destin ? Je n’en sais trop rien, les pensées s’entrechoquent dans ma tête. Mais cela me motive
encore plus pour les avoir à mes côté pour cette toute nouvelle aventure vers Mars. Tout ceci n’est
pas dû uniquement au hasard.
Les deux semaines s’écoulent comme dans un rêve. Ils m’ont fait découvrir l’Australie, que je ne
connaissait guère. Ayers Rock m’a définitivement conquise. L’impression de trouver un morceau de
Mars échoué sur Terre. Dire au revoir à Ron, Alessa et Lauren est plus difficile que je ne l’avais
craint. Des êtres vraiment attachants, qui n’ont pas cherché à un moment ou à un autre leur défunte
fille au travers de ma personne. Une chance d’être tombée sur des gens aussi remarquables.
Le mois qui suit est un mois très actif. Beaucoup de réunions, de conférences, de contrats à signer
avec les anciens fournisseurs, puis de nouveaux à se faire. L’on prévoit que je fasse tout d’abord un
séjour de quelques mois à bord de la station orbitale Eurasia, un tout nouveau complexe spatial de
collaboration Sino-Russo-Européenne, la Station Spatiale Internationale dérivant à l’abandon suite à
la sécession des Etats-Unis (indépendance de l’Etat du Texas). Je me dois donc de commencer un
entraînement de spationaute, comme au bon vieux temps. Séances d’apesanteur dans un avion
reconverti en laboratoire micro-gravité, passage en centrifugeuse, tests médicaux à n’en plus finir,
etc. Ce corps tout neuf n’a pas du tout été préparé à ce genre d’exercices. Je souffre beaucoup de ce
régime draconien, mais c’est le prix à payer pour aller sur Mars. Mon cerveau qui a déjà connu de
telles expériences sait quels ordres donner et où, et avec quelle intensité. Il entraîne littéralement ce
corps. Moi qui il y a encore huit mois était clouée dans un lit d’hôpital, ne pouvant presque pas
encore marcher…
Dans ce corps, je sens les choses différemment, avec une intensité toute nouvelle. C’est grisant de
chercher à repousser ses propres limites. Je vis tout ça comme si c’était la première fois. Mais il y
aura une première fois : celle de la première femme envoyée sur Mars. Car l’équipe internationale
qui avait été envoyée là-haut était exclusivement masculine. De plus leur mission n’avait duré que
trois mois. Cela dit, cette fois-ci, ce sera une mission de la même nature, avec retour “immédiat” sur
Terre. J’ai déjà donnée des directives assez précises à mes équipes au Chili : construction d’un
nouveau Batirover, amélioré ; greffe d’un étage de retour qui sera parqué sur une orbite autour de
Mars ; unité de production de propergols avec l’atmosphère martienne. Pour le reste, rien ne
change, à savoir bouclier thermique, étage de croisière, etc. Tout ce jargon, j’ai un grand plaisir à le
retrouver.
Cette fois-ci, tout se fait au grand jour. Malheureusement si j’ai envie de dire, car la presse n’y vas
pas de main morte : “Les Lubies d’une transsexuelle”, “Une femme sur Mars, et puis quoi
d’autres ?”, “Crise d’opportunisme pour richissime folle”, “Ce que l’on ne vous a pas dit sur son
opération”. D’autres moins brutaux mais tout aussi absurdes : “La femme qui voulait défier Dieu”,
“Une poigne de fer dans un corps de velours”, “Une Vénus sur Mars ?”. Je n’ai pas que des
détracteurs, il y a quand même une petite quantité de journaux et de chaînes de télévisions sérieuses
qui m’ont accordé des interviews pour me justifier, me faire comprendre : “Découvrez en
exclusivité l’incroyable histoire d’une femme ex-homme en partance pour Mars !”, “Les femmes
viennent de Vénus, mais celle-ci va sur Mars !”. J’apprends également, mais sans aucun rapport
avec Mars, que j’ai ouvert la voie à de nombreux transsexuels, en montrant une alternative enfin
radicale pour un véritable changement de sexe. Un site de rencontre entre “trans” des deux genre
s’est mis en place, assisté de la puissance médicale, pour que les hommes qui veulent devenir des
femmes, et inversement, trouvent leur alter-ego. Si dans mon cas le corps de cette femme était déjà
mort, dans ces cas-ci, un homme pourra échanger son cerveau avec celui d’une femme, qui ira dans
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le corps de l’homme. La greffe cérébrale offre aussi un avenir assez effrayant : celui de la quasiimmortalité. Cela a relancé le débat sur clonage. En effet, si quelqu’un parvenait à produire un
clone de lui-même, il pourrait, arrivé à l’âge de la vieillesse, greffer son cerveau dans celui de son
clone, réplique de lui-même, mais plus jeune. Une réglementation nouvelle doit être mise en place.
Pour ma part je ne me considère plus comme étant concernée. J’ai un voyage sur Mars à organiser,
et ce n’est pas une mince affaire.
Cela dit, les choses avancent bien. Mais aujourd’hui marque un jour spécial : je vais m’envoler à
bord de la station Eurasia. En effet, tous les voyants sont au vert en ce qui me concerne. Les
entraînements ont été concluants. C’est à bord d’une Ariane 6 que je vais m’envoler, depuis Kourou
en Guyane Française. Rien de nouveau en ce qui me concerne, mais pour mon corps, ce sera une
grande première. Je suis véritablement excitée à l’idée de faire un petit séjour en orbite autour de la
Terre. Tout devrais bien se passer au lancement, même si quelques incertitudes planent. Je ne serais
pas seule, je serais accompagnée de deux astronautes, hommes. Et ceci est une première pour moi.
Il y a un russe et un chinois. Le russe s’appelle Andreï Brunvitch, un photographe réputé pour ses
clichés assez surprenant pris depuis l’ISS. Il vient pour la première fois dans Eurasia, et devrait
occuper pas mal de son temps dans le Globe, une salle observatoire totalement sphérique, accessible
via une petite écoutille, donnant sur le vide spatial, donnant l’impression d’y être. J’ai hâte de
pouvoir y passer un peu de temps également. Le chinois se nomme Tchang Yuan. D’origine
népalaise, c’est un véritable touche-à-tout, génie ayant inventé un filtre à CO2 si performant qu’il
n’a plus besoin d’être remplacé pour les deux cents prochaines années. Je compte d’ailleurs en
embarquer un pour mon Batirover martien. Il vient sur Eurasia pour quelques ajustements
techniques et relever l’ingénieur qui a passé plus de six cent trente-quatre jours en orbite. Quant à
nous, on renforcera une équipe déjà en place. Mon travail sera essentiellement des simulations de
mon trajet vers Mars. Un module a été envoyé et s’est arrimé à la station il y a quelques mois de
cela, embarquant tout ce qu’il faut pour faire des simulations diverses.
Le temps est au beau fixe ce jour-là. J’appréhende un peu le décollage. Même si je suis confiante,
que je connais parfaitement la procédure, un je-ne-sais-quoi m’angoisse. Mon corps est-il vraiment
prêt ? Il n’est pas trop tard pour reculer en arrière. Mais je pense à ce que je vais trouver là-haut, et
cela me rassure. Avant j’étais plutôt tête brûlée, mais maintenant, je suis quelqu’un de plus posée,
mesurée. Cela est un avantage, j’évite de prendre trop de risques. Je suis déjà dans la combinaison,
qui n’a plus grand chose à voir avec les antiques scaphandres oranges du début de siècle. Ici, tout
est en nanomatériaux, plus mince, mais plus résistant encore, truffé de capteurs et de sondes
thermiques. Je me plaît bien dans cette combinaison. La couleur par contre, gris sombre, fait penser
à une combinaison de plongée… On nous amène sur le pas de tir, au pied de l’Ariane 6 qui va nous
propulser en orbite. Lanceur plus impressionnant que sur les images. Un vrai monstre, qui chargé à
fond, peut expédier du matériel sur Mars. Mais ici, c’est le modèle ultra-allégé, car il ne s’agit que
de rejoindre l’orbite basse, à quelques cinq cent kilomètres. Mon coeur palpite. Je dois paraître bien
ridicule à côté de ces deux grands gaillards. Si il y a bien un moment où tout d’un coup mon statut
de femme me saute au visage, c’est bien là. Pas dans un restaurant à la mode, pas dans une soirée
mondaine, ni lors de mes visites aux ingénieurs de mon complexe spatial du Chili pour vérifier si
tout se passe bien alors que je n’ai pas pris le temps de me peigner correctement les cheveux. Non,
c’est ici, au pied de cette fusée, avec ces deux astronautes chevronnés. Je ne peux m’empêcher de
rire un peu en pensant ça. Andreï et Tchang me regardent bizarrement, ce qui me fait retrouver mon
sérieux. Enfin à peu près.
Nous voilà harnachés dans la capsule. La porte se ferme derrière nous. Dans 4 minutes aura lieu le
décollage. Ariane est déjà prête à l’envoi, il manque une séquence de check-up complet des
différents dispositifs. Les “Bon” se succèdent, signe que tout va bien. Plus qu’une minute. Ce n’est
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pas normal, je ne devrait pas être aussi nerveuse. Les émotions bonnes comme moins bonnes se
succèdent, de plus en plus vite, plus intensément. Je pense à ce que je vais voir là-haut, mais je
pense aussi que je n’aurais pas mis ces boutons en vert, mais plutôt en jaune, ça contraste mieux sur
le fond bleu outremer du tableau de bord. Je pense que j’aurais du. Dix secondes ! Prise dans le
rythme de mes pensées, j’ai presque perdu de vue le décompte. Ça y est, j’y suis. Cinq. Je ferme les
yeux. Quatre. Non vraiment, le jaune ça claquerait bien. Trois. On se détend ! Deux. J’ai faim. Un.
Cela me fait sourire. Zéro. Décollage. Bruit sourd dans l’habitacle. Les propulseurs latéraux se sont
mis en route. Nous sommes déjà à 5000 mètres d’altitude. L’impulsion nous colle sur nos sièges. Je
ferme les yeux. Pour les rouvrir. Déjà à cinquante kilomètres. Les propulseurs latéraux sont largués,
nouvelle poussée sous l’impulsion de l’allumage du premier étage. Cent-cinquante kilomètres. La
coiffe est éjectée, dévoilant la vue depuis les hublots sur l’extérieur. Quel choc ! Revoir la Terre, de
cette façon, avec son atmosphère, si fine, et son horizon courbé. Le calme est plus important dans
l’habitacle. Toutefois nous sommes encore en pleine poussée, accélérant encore et encore. Deux
cents kilomètres. Fin des propulsions et largage du troisième étage. Nous voici en apesanteur.
Sensation grisante, dont on ne pourra profiter qu’une fois l’orbite circularisée. Une petite vingtaine
de minutes à patienter. Aucune émotion ne semble jaillir de Andreï, qui pourtant avait réussi à
prendre pas mal de clichés durant l’ascension. Tchang est occupé à surveiller l’écran. Tandis que
moi, je souris encore une fois. C’est juste qu’un immense sentiment de béatitude fait vibrer mon
corps. Peut-être aussi l’effet de cette combinaison. Mais je maintiens que du jaune à la place de ce
vert serait de plus bel effet ! La nuit tombe sur la capsule. Nous passons dans l’ombre de la Terre.
Mais nous sommes trop mal placés pour profiter du spectacle du coucher de Soleil. C’est le moment
de redémarrer le troisième étage pour nous placer sur une orbite circulaire. L’impulsion ne dure pas
plus de deux minutes. Nous sommes désormais en orbite. Nous aurons besoin de quelques
ajustements pour nous placer sur une trajectoire de rendez-vous avec Eurasia. Pendant ce temps là,
nous pouvons enfin défaire notre harnachement pour flotter librement dans la capsule, et profiter du
spectacle de la Terre.
Quelques orbites plus tard. Nous sommes désormais en direction de Eurasia, que l’on voit se
rapprocher. C’est Tchang qui effectue la manoeuvre d’approche. J’aurais pu en être capable, car lors
de mon retour sur Terre, j’ai du par deux fois faire un arrimage. Le premier s’était déroulé en orbite
autour de Mars pour rejoindre un étage de croisière qui m’avait été envoyé deux ans après le début
de mon séjour. Et le second c’était lors de mon arrivée sur Terre, où j’avais été récupérée en orbite,
sur l’ISS (car il était pour moi impossible de descendre dans l’atmosphère via un bouclier
thermique). J’ai pu redescendre sur la terre ferme avec une capsule de descente spécialement
affrétée pour moi. C’est de nouveau perdue dans ces pensées que je m’aperçois que nous nous
sommes rapprochés de la station orbitale. Celle-ci est clairement visible. Un véritable complexe
spatial, avec de larges panneaux solaires, chacun de près de 300 mètres. Sur un prolongement je
vois le Globe, qui apparaît comme une bulle de savon soufflée au travers d’un tube. Le reste de la
station forme une série de modules cylindriques assemblés bout à bout, sur trois niveaux, formant
un genre de cube pourvu d’excroissances. Eurasia est significativement plus vaste que l’ISS.
L’Europe, la Chine et la Russie ont chacun leur secteur dans chacun des niveaux. Nous nous
arrimerons dans un coin du “cube”. Tchang est vraiment aguerri à ces manoeuvres, et il adore le
faire. Malgré son sérieux, il s’amuse comme un petit enfant. Je lui avait demandé ce qui l’avait
poussé à devenir astronaute, il m’avait répondu : «J’ai toujours voulu faire conducteur de vaisseau,
surtout depuis que j’avais regardé cette très vieille série nommée Stargate.»
Plus qu’une dizaines de mètres. La mire est toujours bien alignée dans la vue de la caméra. Une
ultime correction nous amène sur le port d’arrimage. Bruits sourds. Nous voici arrimés avec
Eurasia. Personne ne bouge dans l’habitacle. Je demande ce qu’il se passe. Ces hommes sont des
gentlemen : ils me proposent que j’ouvre moi-même la porte et que je passe en première. Un grand
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sourire se dessine sur mon visage car c’est ce que j’adore faire. J’ouvre donc l’écoutille qui nous
sépare de la station. Tout est bien pressurisé dans le sas. La porte s’ouvre côté station. Un flash
crépite. C’est Andreï qui a pris une photo de mon passage dans la porte. Je dois être bien avec ma
chevelure flottant en apesanteur… J’aurais du mes les attacher d’ailleurs. L’équipe de la station
m’accueille. Je fais la bise à un homme aux cheveux grisonnants, à un blond assez svelte, et à une
femme à la chevelure rousse. Le premier est un Allemand d’origine Bavaroise, Hans Mundzen,
chercheur en microbiologie et passionné par l’étude des phénomènes électrostatiques en apesanteur.
Le second est un français, Olivier de Robbick, chercheur en planétologie. Je serais assez curieuse de
voir d’ailleurs son expérience de reconstitution en miniature d’un système solaire. La dernière enfin
est une russe, Ekaterina Volda, climatologue et astronome. Après nous être salués, je demande :
« - Mais où est le quatrième de votre équipe ?
- Ah, Xuan ! répondit Hans. Il est occupé à réparer la machine à café. Il n’en n’a pas pour
longtemps.
- La machine à café ?? m’exclamais-je.
- Oui, c’est un élément vital de la vie à bord, hé hé.»
On nous fait visiter la station. C’est assez labyrinthique, on s’y perdrais presque. J’ai d’ailleurs
constaté quelque chose depuis que je suis une femme, c’est que mon sens de l’orientation n’est plus
le même. Il s’est assez détérioré. Je suppose que cela doit provenir d’une influence du corps
biologique sur le cerveau. Je dois faire travailler ma mémoire beaucoup plus qu’avant pour parvenir
à me repérer, sans parvenir à l’aisance que j’avais avant. On nous présente les différentes
installations à bord, les salles d’expérimentations, de simulations, d’entrepôts, les locaux
techniques, etc. Une véritable petite ville. On nous présente aussi nos chambres respectives,
individuelles. Andreï ira dans la zone Russe de la station, Tchang dans la zone Chinoise, tandis que
moi ce sera celle qui est Européenne. Je suis juste à côté d’Olivier. Je demande où est situé mon
module de simulation. Il est arrimé dans le coin inférieur droit de l’étage Europe. Je mémorise le
trajet à effectuer entre ma chambre et mon module. Andreï montre un vraie impatience pour visiter
le Globe. On nous y amène tous. Après avoir longé un genre de long tube, nous arrivons devant.
Ouverture de la porte, qui dévoile un spectacle fascinant : la Terre vue d’au dessus. Le Globe est
vraiment plus grand que je ne l’avais imaginé. Il fait dix mètres de diamètre. Le “verre” (en fait un
alliage entre du Pyrex et des matériaux composites) est invisible, ne causant quasiment aucune
réflexions. Andreï est littéralement sous le choc. Juste en bordure de la porte, sont situées plusieurs
trappes, qui permettent de faire sortir des sièges et des bras pour poser un appareil photo. Le russe
fut le premier à y rentrer. Je suis la seconde à prendre place, suivie par Tchang. On nous propose de
refermer derrière nous pour être isolés des lumières du couloir. Le silence se fait. Nous avons
vraiment l’impression d’être dans le vide spatial. Andreï n’ose même pas se servir de son appareil
photo. Il est profondément bouleversé par cette vision, cette expérience. Pour ma part, je ne peux
m’empêcher de retenir une larme. C’est si beau. La Terre est ici visible totalement, sans que
quelque chose ne vienne devant pour la masquer. Nous restons là un moment, à contempler cette
planète, les continents défilant sous nos yeux, la mince pellicule atmosphérique diffusant les
derniers rayons de Soleil d’une énième orbite. Le chinois est le premier à en sortir. Je le suis dix
minutes plus tard, après que Andreï m’aie commenté le survol de son pays. Il restera dans le Globe,
finalement prêt à faire des clichés.
Je resterais ici durant trois mois. Je ferais simulations sur simulations, avec des scénarios,
évidemment plus tordus les uns que les autres, envoyés par mes équipes du Chili. Je compte aussi
apporter un petit coup de main à l’équipe de la station. Chacun a sa ou ses spécialités, mais en
matière de vie à bord, tout le monde met la main à la pâte. Aujourd’hui est mon premier jour de
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simulation. L’intérieur du module est assez simple : un écran qui affichera en 3D temps réelle Mars
(dans le cas d’un atterrissage) ou l’étage de croisière pour le retour (dans le cas du retour sur Terre).
Le panneau de commande est un peu plus simple que celui que j’aurais mais regroupe l’essentiel de
ce dont je vais avoir besoin. Aussi, le siège sera parcouru de mouvements pour un réalisme accru, et
l’ensemble sera en rotation de façon a recréer une gravité artificielle. Je m’installe dans le fauteuil,
et lance une première simulation. Au programme, détachement de l’étage de croisière pour se poser
sur Mars. Avec une erreur de trajectoire qu’il faudra corriger comme handicap. Détachement de
l’étage de croisière. Tout se passe bien. Je tente de corriger la trajectoire dès à présent car je file à
près de 30 km/s, et que Mars arrive vite. J’en suis à moins de 10 000 kilomètres. Sur le moniteur, la
trajectoire de référence. Je fais une première poussée frontale pour ralentir et incurver mon “orbite”.
Je parviens à un résultat correct. Mais ce n’est toujours pas ça, je suis trop en dehors de mon ellipse
d’atterrissage. Mes battements cardiaques s'accélèrent. Mes mains transpirent sur le joystick de
contrôle. Je me rend compte que je me déporte de nouveau de ma trajectoire de référence. Une
nouvelle correction s’impose. 4200 kilomètres avant entrée atmosphérique. Il ne faudra pas que je
rentre avec un angle trop élevé car l’épaisseur d’atmosphère traversée sera trop faible, j’irais trop
vite et je ne pourrais pas déployer les parachutes sans que ceux-ci ne soient réduits en lambeaux. Je
reviens sur la trajectoire de référence, de même que je parviens à m’orienter dans l’ellipse
d’atterrissage. Je suis à 100 km de la surface de Mars. La décélération commence, le bouclier
thermique rencontrant la haute atmosphère de la planète rouge. Comme prévu, je ressens un choc
assez fort. L’engin ralenti très vite. A 20 km, le parachute est largué et le bouclier thermique éjecté.
Gros ralentissement. Je descend tout doucement. A 1000 mètres, je suis coupé du parachute et dans
le même temps j’active les rétrofusées de descente. Mais une alarme se fait entendre. Le moteur 2B
ne s’est pas lancé. Ma trajectoire de descente est faussée. Je tente de la corriger en diminuant la
puissance dans le moteur 1A et augmentant celle des moteurs 2A et 1B, pour compenser le manque
de poussée. Mais cela ne suffit pas. 100 mètres, 60 mètres, 25 mètres, bientôt 10 mètres. Ecran
rouge. Je me suis écrasée au sol. Fin de la simulation. Je suis haletante, le coeur battant à tout
rompre. Je vois que l’on commence fort dans les exercices. Première journée, premier échec. Il va
me falloir bosser dur. J’échoue à la seconde simulation, car je m’était cette fois trop écartée de la
trajectoire de référence. La troisième est un cuisant échec suite à la mauvaise gestion du largage au
niveau du sol. Je cumulerais une dizaine d’échec durant la journée. Je termine celle-ci vraiment
éreintée, à bout de nerfs. Je ne pensais pas avoir autant de mal. C’est vrai que cela fait un peu plus
de dix ans que je n’ai pas remis les mains sur la commande du Batirover. Mais il n’y a pas que ça je
le sais. En étant devenue une femme, j’ai du modifier la chimie de mon cerveau de façon rétroactive. Je le sens tous les jours, mon attitude, mon caractère, mon comportement ne sont plus les
mêmes que ceux que j’avais étant homme. Même si j’ai plus de patience, je vis plus intensément les
frustrations et cela m’affecte un peu plus. En fait j’ai constaté que je vis plus fort les émotions, mais
que j’y suis aussi plus soumise. C’est quelque chose qu’il va falloir prendre en compte lors des
simulations, et aussi lors du vrai voyage sur Mars.
Cette première journée m’a fatiguée. Je vais aller me reposer dans le Globe, en espérant que Andreï
n’y soit pas. Je parcours le long tube qui y mène, et y arrive. J’ouvre la porte : personne. J’esquisse
un grand sourire, ne peut m’empêcher de retenir un petit rire. Me voici seule dans ce bijou. La Terre
est face à moi. J’ignore quelle région nous survolons. C’est de l’océan à perte de vue, avec des
moutonnements de cumulus, des cirrus, et quelques orages. Je déplie un siège pour m’y installer.
Que je suis bien ici, en confidence presque directe avec la planète. Je vois que nous survolons en
fait le Pacifique, et que nous allons passer au dessus de l’Amérique du Sud. Je reconnais de suite le
littoral, la cordillère des Andes et le Désert de l’Atacama. Mon complexe spatial est juste à ses
portes. Je m’évertue à essayer de le trouver du regard. C’est trop petit pour être visible. Je crois
distinguer un petit tâche grise, mais ça ne doit pas être ça. Puis le marron de la forêt Amazonienne
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se présente. Enfin du moins, ce qu’il en reste… Une vraie tristesse. Heureusement que le Brésil a pu
rapidement se développer pour ne plus avoir besoin de piller les derniers milliers kilomètres carrés
de forêt tropicale. Depuis une petite quinzaine d’années, celle-ci repousse, se développe de
nouveau. Souhaitons qu’elle puisse retrouver sa surface d’antan. Le bleu de l’Océan Atlantique se
présente juste avant le coucher du Soleil. Une véritable flamboyance à chaque fois. Et le spectacle
de la nuit. La lumière des villes très évidente, les orages crépitent, tels des flashs d’appareil photo
dans une foule bien dense, l’illumination atmosphérique d’un vert vif. Le ballet des astres se levant
à l’Est et se couchant à l’Ouest est merveilleux et rajoute à la beauté du spectacle. Nous passons au
dessus de la Russie. Des aurores boréales se manifestent, voiles multicolores, diaphanes, drapant le
sommet de l’atmosphère dans leur lueur électrique. Spectacle merveilleux. Une lueur bleutée
s’immisce dans la fine virgule atmosphérique. L’aube arrive. Quelques nuages noctulescents passent
au dessus. Première fois que j’en vois depuis l’orbite. Le Soleil réapparaît, resplendissant. La
fatigue m’enveloppe. Je m’endors doucement.
Un bruit sourd. Je me réveille alors que la Terre est de nouveau plongée dans l’obscurité. C’est
Andreï qui vient de rentrer dans l’habitacle, avec son impressionnant matériel photographique.
« - Excusez moi de te déranger. dit-il un peu gêné de m’avoir réveillé.
- Non pas de problèmes, je te remercie même de m’avoir réveillé, car sinon j’allais y passer encore
quelques orbites. Tu viens pour faire quelques clichés je vois. dis-je en m’éclaircissant les esprits.
- Oui. Ce Globe est vraiment la meilleure invention jamais faite depuis le vaisseau Soyouz ! C’est
merveilleux. C’est la première fois que je viens avec l’intention de faire des photos. Durant toute
la journée j’étais comme hypnotisé par le spectacle de la Terre défilant sous mes yeux, dans
l’incapacité de photographier quoique ce soit.
- Je comprends tout-à-fait. Tu peux m’en dire plus sur le boîtier dont tu te sers ? Modèle Canon
EOS 85 ND j’ai l’impression.
- Oui, celui qui est équipé d’un capteur à impression rétinienne nanométrique. J’adore les photos
que ça me sort car elles possèdent un dynamisme de dingue. La résolution est assez hallucinante,
de 64 mégapixels.
- Je faisais pas mal de photos avant, les dernières que j’avais faite c’était sur Mars, avec un boîtier
moins évolué cela dit.
- Je me souviens parfaitement de tes prises de vues. Celles effectuées sur Elysium Mons étaient
proprement hallucinantes. Et je dois avouer que j’ai versé une petite larme en voyant cette photo
de cette antique sonde nommée Opportunity. Bon, j’étais encore tout jeune quand j’ai pu suivre les
dernières années de ce rover, mais c’était vraiment ce qui m’a passionné pour l’espace, et la prise
de vue aussi.
- Je compterais bien rendre de nouveau visite à cette sonde si j’ai le temps sur Mars.»
Ce Andreï, une fois passé la froideur de son visage aux traits assez dur, se révèle être quelqu’un de
très intéressant. Il me raconte sa jeunesse dans la région Sud-Ouest de la Russie. Il passait le plus
clair de son temps à photographier le ciel, les astres, les paysages. Et quand il y avait un décollage à
Baïkonour, il y allait, d’autant plus qu’ils commençaient à se faire rare, malgré la fin de la Crise des
Trentes. Il avait travaillé d’arrache-pied pour intégrer le cercle très fermé des pilotes d’essai. Il s’est
distingué par son habileté à prendre de superbes clichés depuis son poste de pilote d’avion de
chasse, qu’il amenait à très haute-altitude. C’est ainsi qu’il put faire partie d’une équipe à
destination de l’ISS, et exécuter une série de photos et de vidéos qui l’ont rapidement popularisé.
« - Désolée Andreï, mais je dois te laisser, il faut que j’aille dormir, pour de bon cette fois-ci.
Encore merci pour tout ce que tu m’as raconté.
-A demain.»
Je culpabilise presque de le laisser tout seul. Cela dit, il doit avoir besoin d’être seul dans le Globe
car le travail photographique s’exprime mieux de cette façon.
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Je rejoins ma chambre. Depuis le début évidemment, je suis en apesanteur. Normal à la fois. La
gravité artificielle dans un vaisseau n’est qu’un doux mythe irréalisable. Il y a quelque chose de
comique à ce que je pense ça d’ailleurs, car de mythe irréalisable, j’en suis bien un …
La toilette, je mange un peu, et vais me coucher, après avoir consulté les nouvelles en provenance
de mon complexe. Je m’endors très rapidement. Demain, nouvelle journée de simulations.
Quand on est dans l’espace, il est très difficile de tenir un rythme jour / nuit comme sur Terre. On
doit le compenser par des variations d’éclairages. Lumière rouge durant 12h, et lumière blanche
durant 12h. Dans ma chambre, cela fait depuis une heure que le rouge s’est fondu en blanc. Je
m’habille brièvement et vais rejoindre le réfectoire pour aller prendre mon petit déjeuner. Celui-ci
n’a malheureusement rien à voir avec ceux que la petite famille australienne m’avait fait partagé.
Toutefois, je me surprend à engloutir pas mal de nourriture, notamment des croissants, dont je
raffole il est vrai… La matinée est consacrée à la visioconférence avec ma société, qui commence à
recevoir les premiers éléments de construction de la mission. Le travail en salles blanches a déjà
commencé. J’ai une longue discussion avec Ron, lui expliquant ma première journée à bord, et
discutant aussi de l’état d’avancement de ses travaux sur ma future combinaison. Celle-ci intégrerait
des mécanismes auto-rétractant, avec interface électro-nerveuse pour qu’elle se réajuste au gré des
mouvements. Après le repas de midi, c’est le moment tant attendu des simulations. La première se
passe bien, dans un premier temps. Bonne trajectoire, pas de manoeuvres de corrections. Non, ce
qui a coincé c’est l’ouverture des parachutes qui ne s’est tout simplement pas exécutée. Ce n’est que
trop tard que j’ai pu retrouver la procédure d’ouverture manuelle. Quelle cruche… La seconde
simulation. Légère correction de la trajectoire, insertion parfaite dans l’atmosphère. Nouveau
blocage des parachutes mais je parviens à les ouvrir à temps cette fois-ci. Je respire plus
amplement, j’apprends à contrôler un peu mieux mes émotions. Largage à 1000 mètres, et
déclenchement des rétro-fusées. Le radar m’indique que l’on se rapproche à bonne vitesse du sol.
Un peu trop vite ? Je parviens à bien contrôler l’engin tout au long de la descente. Et puis plus rien.
Le paysage martien est là. Enfin, la simulation en images de synthèse. Je relâche le joystick.
«YIIIIIIIIIIHIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !»
J’ai enfin réussi mon premier atterrissage. Après plus d’une dizaine d’échecs. Je suis trop contente
de moi. Je reviens au menu de l’interface de simulation, pour en lancer une nouvelle. Je dois être
parfaite. Et celle-ci est un nouveau succès. La quatrième me fait vite déchanter car je descendais
trop vite lors de la phase finale, et je me suis diablement vautrée.
L’après-midi s’avance, simulations après simulations. Je parviens à me poser un bon nombre de
fois. Mais le programme d’intelligence artificielle note mes progrès, et rajoute de nouvelles
difficultés, toutes plus vicieuses les unes que les autres, comme notamment la défaillance du radar,
de fausses données altimétriques, un bouclier thermique qui ne se décroche pas, etc. TOUT doit être
à un moment ou à un autre défaillant, pour que je puisse trouver une parade lorsque ceci se produira
en vrai.
Fin de la journée. De nouveau dans le Globe. Personne ne me tiendra compagnie ce soir là. La faim
se fait pressente et je vais au réfectoire. J’y trouve Ekaterina et Olivier en train de dîner. Je prends
une salade composée bien garnie en guise de repas. Je m’installe sur la table. Ekatarina se lève
assez brutalement et d’un coup de jambe disparaît de la salle.
«- Euh, il se passe quoi Olivier ?
- Aucune idée. J’ai l’impression que c’est depuis ton arrivée ici. Elle a l’impression que plus
personne ne fait attention à elle, alors que personne n’a changé son comportement à son égard.
Elle doit avoir du mal à accepter le fait qu’un… enfin qu’une autre femme soit à bord. dit Olivier,
semblant hésiter sur la fin.
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- Je la comprend. Elle devait être un peu la perle rare de cette équipe, elle me voit comme une
concurrente. Il faudrait que je puisse lui parler, seule à seule.
- Oui, ça serait bon pour elle, car c’est une fille formidable. Un peu réservée, mais qui gagne à être
connue.
- Un peu comme tout le monde à bord.» dis-je en lançant, sans me contrôler, un regard complice à
Olivier.
Celui-ci le remarque, cela le gêne un peu, et moi également. Nous continuons à manger en silence.
Nous finissons à peu près en même temps. Je propose un café à mon collègue.
«Ein Kaffee für mich» dit une voix rauque derrière moi. Il s’agit de Hans, qui fait une pause dans
son travail. Je lui en sert un également, en plus du mien et celui d’Olivier.
« - Alors, cette journée ? dis-je.
- J’ai vraiment un mal fou à tenir une culture de cellules animales sur des particules en microgravité. A croire que la vie sur un tel milieu est plus délicat qu’il n’y paraît. Je cherche vraiment à
démontrer une théorie selon laquelle la vie peut voyager d’une planète à une autre par
contamination. Merci pour le café.» dit-il en même que je le lui tends.
Nous discutons tous les trois de nos travaux, mais aussi d’autres choses. Les lumières rouges sont
allumées depuis plusieurs heures déjà que nous décidons chacun d’aller nous coucher.
Je devrais avoir détaché l’étage de croisière du Batirover. Mais que se passe-t-il ? Je suis dans
l’incapacité d’effectuer le moindre mouvement. Mes bras, mes mains sont figées. Je veux les
déplacer mais n’y parvient pas. Mars se rapproche, à tout vitesse. L’alarme de détresse sonne. Je
suis beaucoup trop en dehors de ma trajectoire. Je rentre dans l’atmosphère. L’étage de croisière
vole en éclat, brisant le compartiment du parachute. Je suis déstabilisée. Une fuite d’air se produit.
Mouvement de toupie du module et du bouclier thermique encore lié, m’exposant aux frottements
de l’atmosphère. Je vois la vitre exploser. Le souffle d’air chaud pénètre dans l’habitacle. Je
voudrais bouger mais rien. Immobile. Je me vois brûler sur place alors que le module est détruit par
l’échauffement atmosphérique.
Je me réveille en sueurs. Ce n’était qu’un rêve. Un horrible rêve. Le fruit de mon imagination. Je
bouge mes bras, mes mains. Me tâte. Un cauchemar, ce n’était qu’un cauchemar. Je me détache du
lit pour aller me passer une serviette-éponge humide sur le visage. Je suis un peu fatiguée mais je
n’ai plus la force d’aller me coucher. La lumière rouge passe au blanc. Notre “Soleil” vient de se
lever. Je me balade un peu dans les couloirs de la station, qui sont vides. Sans doute dorment-ils
encore. Se déplacer en apesanteur est un exercice auquel j’excelle. Mon corps est très souple, je
parviens à faire des virages à 90° sans soucis, juste par une pression de la jambe au bon moment. Je
me sens dans mon élément ici. Direction le réfectoire, pour un petit déjeuner. J’ai très faim.
Ekaterina est là, prenant un thé, vraisemblablement. Je me sers un café pour ma part et prend une
poignée de croissants. Je m’installe sur la même table que l’astronaute rousse. Silence dans la salle,
que je m’empresse de briser.
« - Bon, Ekaterina, je crois que nous sommes parties sur de mauvaises bases, non ?
- Je n’en sais rien. C’est quoi pour vous de mauvaises bases ? Vous pensez que je n’ai pas vu votre
petit jeu ? A vous pavaner de cette façon ?
- Me “pavaner” ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Je passe la majeure partie de mes journées
dans le module de simulation et à communiquer avec ma société. Pensez-vous que cela me fait
plaisir d’avoir l’impression d’être vue comme une “concurrente”. Rassurez-vous, je ne suis ici que
pour un but astronautique, rien de plus. Si je vous ai donnée l’impression que je voulais vous
prendre votre place, je m’en excuse grandement.
- Oui… Sans doute. On en jugera plus tard. Mais j’accepte vos excuses.» dit-elle avant de se terrer
dans un lourd silence, finissant son thé.
15
Elle partit aussitôt. Je la trouve très belle. Un petit côté femme fatale. Je craquerais presque…
Après la routine matinale, et le repas du midi, pris avec Tchang, Xuan, Andreï et Hans, je repars
vers mon module de simulation. Je me pose bien la première fois, mais échoue aux autres. Vingt
crashs. Je suis trop nerveuse, trop tendue. Je crois que je devrais faire une pause de quelques jours,
passer quelques temps dans le Globe aussi, endroit tellement relaxant.
Me voici de nouveau à l’intérieur de celui-ci, à la fin de la journée. J’y suis seule, moins fatiguée.
Nous survolons l’Europe. Quelques nuages d’une perturbation s’effilochent sur les Îles
Britanniques, tandis qu’un beau temps règne sur la France, mis à part quelques brouillard de
vallées. L’Espagne et l’Italie subissent des orages, de même qu’une partie du centre de l’Europe. Je
repère Marseille, face à l’Etang de Berre. Tout me revient brutalement en mémoire : l’Ecole des
Beaux-Arts, les Calanques, le Mont Puget, le ciel bleu sur la mer bleue. Dieu que c’est une belle
région. Mes yeux s’embuent. Ceux-ci remontent le long du Val de Durance, en direction du NordEst, et des Alpes du Sud. Je trouve Gap, logée dans le creux d’un bassin. Plus au Nord le
Champsaur, le Champoléon, les stations de ski. Sous les coups de buttoir de sentiments de nostalgie
imprévus, je me met à pleurer. Tout défile dans ma tête en accéléré. Je revois mon installation dans
les Hautes-Alpes, comment j’ai pu faire mes armes en tant que designer et photographe. Et puis la
volonté de tout claquer pour une société d’aérospatiale. Le début de tout. Tout ceci me paraît
tellement loin désormais. La France se perd dans le limbe Ouest. Je dis au revoir à mon pays, bien
que je puisse le revoir sans difficultés. C’est à cet instant que Tchang entre dans le Globe.
«- Hé ! Salut Tchang, m’exclamais-je.
- Salut. Tout va bien ? s’inquiéta-t-il en voyant mes yeux et mes joues humides.
- Oui, ça va aller merci, dis-je en souriant, je me remémorait ma jeunesse.
- Des regrets ? me demanda-t-il tout en extirpant un siège et s’y installant.
- Quelques uns. Nous en avons tous, enfin je suppose. J’aurais peut-être du plus profiter de la vie
que je menais avant de décider de tout bouleverser.
- Cela dit, cela n’a pas été une mauvaise chose. Imaginez que vous ayez eut votre curieuse maladie
sans les moyens que vous avez ?
- Oui, sans doute.
- Ah, nous arrivons chez moi !
- Pardon ?
- Oui, nous survolons le Sud de la Chine. Regarde un peu la chaîne de l’Himalaya.
- Superbe ! Tu es du Népal il est vrai. Pas trop dur de revoir ce pays ?
- Non, pas du tout. Je ne regrette absolument rien. A vrai dire, j’ai eut raison de quitter ma région
natale. Le gouvernement chinois pratiquait une telle censure, une telle injustice que j’ai décidé de
quitter cette province et m’installer à Beijing. Je me faisais passer pour un Chinois tout ce qu’il y
avait de plus classique. Sans ça, je n’aurais peut-être pas pu devenir astronaute. Donc c’est sans
regret que je peux regarder en face mon pays. En temps normal je ne dirais pas ce genre de choses
là, mais ici, dans cet endroit, loin de tous, j’ai l’esprit apaisé. As-tu l’esprit apaisé ?
- C’est-à-dire ?
- Te sens-tu en harmonie avec ton corps ? C’est une situation inédite pour un humain, une grande
première.
- Ah oui. Ceci. Comment dire… Oui je me sens bien dans mon corps, merveilleusement bien
d’ailleurs. Dès fois plus que dans mon ancien corps. Mais ce n’est pas tout le temps facile je le
concède.
- Beaucoup de frustrations ces temps-ci, n’est-ce pas ? Des problèmes que tu n’arrive pas à
surmonter.
- Comment sais-tu ça ? Enfin, de quoi tu parles ?
16
- Les simulations ne se passent pas comme tu l’espérais.»
Je n’en reviens pas de la perspicacité de Tchang. La sagesse chinoise ? Je lui réponds :
«- Non, pas trop en effet. Trop de nervosité, d’émotivité. C’est la première fois que je me soumet à
un stress aussi intense.
- Ce que tu dois essayer de faire, c’est la paix entre ton esprit et ton corps. Tant qu’il existera une
once de conflit, tu n’arrivera pas à avancer. Pense “harmonie”. C’est la clé, selon moi. Je vais te
laisser, j’ai encore du travail. Le mixeur atmosphérique auxiliaire connaît quelques ratés. dit-il en
se levant.
- Bien compris. Et merci du soutiens moral, Tchang. A bientôt !» lui dis-je en le saluant.
Je me dirige le soir-même vers le réfectoire en repensant à ce que m’a dit l’astronaute chinois. La
paix. L’harmonie. Je pensais l’avoir atteinte, depuis des mois déjà. Mais si c’était ça justement.
J’emporte de quoi manger dans ma chambre, et vais sur les Internets pour trouver quelques guides
de méditation, censés résoudre des conflits intérieurs. Tous asiatiques. Il y en a un où l’on doit
visualiser un point au centre de notre regard tout en évacuant le maximum de pensées négatives. Je
fais quelques séances. J’en sors assez relaxée, le sourire au lèvres, plus confiante j’ai l’impression.
Je m’endors rapidement.
Avant de commencer la simulation de cette nouvelle journée, je fais une petite séance de médiation.
Et j’attaque la première. Celle-ci est assez vicieuse. Les données altimétriques sont fausses. Je
décide de me séparer d’office de l’étage de croisière. Il aurait pu corriger ma trajectoire, mais je
préfère continuer sur la trajectoire. Je suis assez décalée mais pas tant que ça. Je choisi d’utiliser un
des moteurs de stabilisation de la descente atmosphérique pour une très légère rotation, de façon à
ce que je puisse présenter une parfaite orientation lors ma rentrée atmosphérique. Je n’ai aucune
idée de mon altitude exacte. J’arrive dans la haute atmosphère, les premiers tremblements ne tardent
pas a arriver. Mon entrée se déroule parfaitement d’après les données d’assiettes fournies par les
gyroscopes. Quatre minutes s’écoulent. Le voile incandescent qui entourait le module disparaît, je
choisi d’ouvrir le parachute. Choc brutal. Je descends vite, je le sens. Toutefois tout se passe bien.
Je largue le bouclier thermique. Il reste bloqué. Je commence à paniquer un peu mais parvient à
garder le pas sur mes émotions. Je les largue manuellement et pour ceci il faut que j’aille sous le
panneau de commande et trouve le levier. Je l’actionne, et le bouclier tombe. Je me sert de lui
comme balise, car celui-ci émet un petit signal me permettant de la repérer. Les données qu’il
envoie sont juste celles-ci. Durant ma descente en parachute, celui-ci touche le sol, me donnant
désormais la référence. Je m’empresse de corriger par comparaison les données altimétriques
absolue données par mon radar. Il me faut deux minutes. Juste à temps ! Je suis à 150 mètres du
sol ! Je déclenche les rétrofusées et mon Batirover est descendu le long de câbles. Je vais un peu
trop vite cela dit. Le contact avec le sol est un peu brutal. Je suis posée ! Check-up du système : tout
est en ordre. Je suis fière du sang froid que j’ai pu garder tout au long de la simulation. Mais
évidemment, je ne peux m’empêcher de contenir un petit cri de joie. Cette après-midi là, je termine
toutes les simulations avec succès. Je ne savais pas qu’un peu de méditation pouvait être si puissant.
La spiritualité c’est peut-être la clé…
Je m’en vais fêter ça le soir-même dans le réfectoire. Cela dit, sans vraiment de boissons à bord, à
part de l’eau et quelques cocktails énergisants, il n’y a rien. Qu’à cela ne tienne ! Et c’est l’occasion
de manger tous ensemble pour une fois. Nous sommes tous là, Hans, Xuan, Ekaterina, Andreï,
Tchang, Olivier et moi.
«- Bon bien nous ne “fêtons” pas grand chose à la fois, mais pour moi c’est assez important car j’ai
réalisé un sans faute à mes simulations, parvenant à me poser parfaitement sur Mars. Je tiens à
remercier ici Tchang pour ses conseils.
17
- Ce n’est rien, c’est toi qui a réussi à te surpasser, pas moi. dit-il un peu honteusement.
- Non non, j’insiste. Allez, on mange ?» dis-je avec entrain.
Ekaterina ne sembla pas trop faire la tête cette fois-ci. Elle a conservé une relative froideur cela dit.
Cette femme me fait un certain effet, depuis le tout début je dirais. En fait, elle fait partie de celles
qui auraient été tout à fait mon genre. Mais là, puis-je me permettre d’imaginer être avec elle, et
m’en faire plus qu’une amie ?
Le repas prend fin. Chacun revient soit à son travail, soit à ses occupations du soir. Je cherche du
regard Ekaterina, qui a disparue. Sans doute est-elle revenue à son expérience. Pour ma part,
rendez-vous habituel, en privé, avec la Terre, dans le Globe. Je longe le tube qui y mène, et arrive à
la porte. Je l’ouvre. Surprise : l’astronaute russe est là, seule, sur un siège. Je me sens un peu gênée.
«- Hm. Pardon ? Je te dérange ? Je peux revenir plus tard si tu le souhaite…
- Non, tu peux rester. Installe-toi à ton aise, dit-elle d’une voix douce, mais légèrement nerveuse.
- Comme tu le veux.»
Je déplie un siège et m’y installe. Petit silence. Mais que dire lorsque l’on a face à nous notre
maison, si gigantesque, si complexe, si merveilleuse ? Se taire est peut-être une excellente façon de
profiter du spectacle qui s’offre à notre regard. Ekaterina toutefois préfère parler un peu.
«- Tu sais, je m’excuse du comportement que j’ai pu avoir avec toi tout au long du séjour. Je crois
que je te dois des … explications, dit-elle avec une voix un peu tremblante sur la fin.
- Je t’écoute.
- Oui, je suis quelques part jalouse de toi. Cette idée de greffe, son succès époustouflant, j’ai suivi
tout ceci avec admiration.
- Comment une femme pourrait-elle…
- Etre admirative qu’un homme soit devenu une femme, totalement une femme ?
- Oui, dis-je tout en commençant à avoir doute, une intuition assez étrange.
- Je ne suis pas une femme à 100% dit-elle avec beaucoup d’hésitation. Je suis une transsexuelle…»
La voilà l’étrange intuition. Celle qui achève de me laisser muette. J’ai du mal à en croire mes
oreilles. Mais tout en elle est féminin. Tout ce qui émane de sa personnalité provient de Vénus ellemême. Je ne peux que lâcher un :
«Wow.»
Ekaterina a l’impression qu’elle aurait dû conserver son lourd secret. Je la vois commencer à se
détacher. Je lui dit de s’arrêter, que je veux qu’elle reste encore un moment.
« Tu sais, tu n’as pas de honte à avoir. Vraiment pas. Tu es une femme resplendissante. Ta
chevelure, ton corps. C’est toi. Que tu aies pu être un homme durant une vie passée ne m’intéresse
pas. Je me dois de t’avouer que étant plus jeune, encore homme, je désirais ardemment être une
femme, au plus profond de mon être. Les techniques à cette époque là étaient moins maîtrisées que
maintenant. Je voulais franchir le pas, faire tout le nécessaire pour être une femme, même si je
voulais conserver mes… Enfin, tu vois ce que je veux dire. Mais je manquais de courage, ayant eut
du mal à prendre une décision tranchée. Et puis j’ai fondé ma société, qui fut un véritable cran
d’arrêt à tout ceci.»
Tout au long, l’astronaute russe est passée de la nervosité à un certain émerveillement. Je dois dire
que j’ai pris un peu plus d’assurance en lui parlant de moi-même, de mes désirs secrets du passé. Le
Soleil se lève au limbe Est, semblant dissiper l’atmosphère assez pesante du début de soirée.
«- Donc tu n’as pas fait d’opération ? demandais-je à Ekaterina.
- Non, je n’ai pas envie de procéder à une telle intervention, elle me fait un peu peur. Je préfère
encore garder cet élément, même s’il est un peu étranger à ce corps désormais lui bien transformé.
- Je dois t’avouer à mon tour quelque chose, je me dois d’être la plus honnête possible avec toi.
Depuis le début de mon séjour ici, tu n’as pas arrêtée de traverser mes pensées. Et je dois dire que
tu me plais… Et beaucoup même…»
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J’ai l’impression que ce n’est plus moi qui dit ces mots. C’est un peu honteusement que je lui dit
que le fait qu’elle soit une “trans”, elle aussi, n’est pas pour me déranger. Bien au contraire j’oseraidire. Je lis dans le regard d’Ekaterina un certain bonheur, ses yeux légèrement embués, j’ai
l’impression. Après un certain temps, elle parvient à me dire :
«- Cela me touche beaucoup que je te plaise. Aucune femme à part toi me l’avais dit auparavant.
Elles étaient toutes jalouses de ma beauté, de la réussite de ma transformation. Elles ne
m’appréciaient guère en tant que femme. J’ai du me construire une carapace protectrice,
m’endurcir, surtout pour évoluer dans un milieu d’hommes, que je connais de plus ! Je… Je ne suis
pas sûre et certaine de mes sentiments après toi. Maintenant, je saurais t’apprécier à ta juste valeur.
Et chose dite : je ne te ferais plus la tronche au réfectoire ! dit-elle, en ayant repris peu à peu le
contrôle.
- Tu ne peux pas me faire meilleur cadeau !» dis-je en ayant quelques pensées peu innocentes.
Et puis la soirée s’éternisa. Nous faisons vraiment connaissance. Ekaterina est originaire de la
région de Novosibirsk, en pleine Sibérie. Elle s’appelait avant sa transformation Ekaitz. Il avait fait
sa scolarité dans sa ville natale avant de partir suivre ses études supérieures à Moscou. Il s’est pris
de passion pour l’astronomie. Il rendais souvent visite à la Cité de L’Espace, rêvant de pouvoir un
jour aller “là-haut”. Mais un malaise assez profond est revenu en surface : toute son enfance il avait
l’intime conviction qu’il aurait du être une fille, et non un garçon. Les jeux tels que le football, les
jeux vidéo par exemple ne l’intéressaient pas du tout. Il préférait passer le plus clair de son temps à
s’occuper de poupées qu’il prenait à sa petite soeur. Cela lui valut l’incompréhension de son père,
qui l’enferma plusieurs fois dans la chambre de sa soeur et lui disant qu’il n’ouvrirait qu’à condition
qu’il hurle de toutes ses forces : “Je suis un homme !”. Brisé durant l’enfance et l’adolescence, il
avait du mettre au plus profond de lui-même ce qu’il considérait comme “mal”. Moscou était
devenue une ville très attractive. La Crises des Trentes avait commencé à s’achever dans cette ville
d’ailleurs, qui prospérait de nouveau, offrait du travail, des loisirs. De nouveaux chantiers purent
être lancés. Une nouvelle prospérité avait commencé à régner en Russie. Rapidement, Ekaitz apprit
l’existence du mouvement “transgenre”. Il se documenta beaucoup à ce sujet, sur les risques lors
des traitements hormonaux, sur les modifications irréversibles qu’entraîne le traitement. Il prit
rendez-vous chez un psychiatre qui le pris pour un fou. Il décida tout de même à franchir le grand
pas, juste après ses études. En l’espace de trois ans, le traitement le fit passer d’homme très svelte à
celui de femme remarquable. Il décida de s’appeler Ekaterina, l’équivalent féminin de son prénom.
Il, enfin, elle, se construisit une nouvelle vie dans une bourgade du Sud de Moscou, et repris des
études en astronomie. Devenir une femme à la féminité extraverti fut un véritable électrochoc pour
Ekaterina. Elle put exceller dans de nombreux domaines, et fut recrutée pour valider ses thèses à
bord de l’ISS. Elle cacha à tous son ancien statut, s’inventant une enfance et une jeunesse
différente. Et il y a quelques années elle fut recrutée pour un séjour de longue durée à bord
d’Eurasia.
Les lumières rouges brillent depuis des heures dans la station. Nous sommes toujours toutes les
deux dans le Globe. La vie d’Ekaterina est une vraie épopée. Nous avons désormais cessé de
discuter, nous contentant de contempler la Terre. Ce n’est qu’au milieu de la nuit que nous décidons
de partir et de nous rendre dans nos chambres respectives. Et cette nuit là, j’eut vraiment du mal à
trouver le sommeil, pensant à elle. Elle. Je ne m’endors qu’une heure avant que les lumières
basculent vers le blanc.
Je me réveille un peu tard. Tout ceci m’a perturbé. Je fais quelques séances de méditation pour
m’apaiser. Je prends un rapide petit déjeuner au réfectoire, sans y rencontrer Ekaterina. La routine
du matin est bien rodée avec la prise de contact en visio avec mes équipes au sol, au Chili, mais
aussi en France. Cela me prend deux à trois heures. C’est avec plaisir que je parle de nouveau à
19
Ron. Il piétine un peu dans ses travaux mais je le rassure en lui disant que rien ne presse à la
journée. Je contacte également Alessa, qui se plaît bien au sein de l’équipe qui conçoit le bouclier
thermique. Celui-ci sera 20% plus léger que le précédent, tout en gardant une excellente résistance
au choc thermique.
Le midi c’est le repas. Ekaterina s’installe en face de moi, sur la table que je partage avec Olivier,
Hans et Andreï. Nous ne dirons pas un seul mot durant le repas, mais nous lancerons quelques
regards complices. Ce regard d’ailleurs… Celle-ci se lève après avoir rapidement mangé, suivie de
près par Hans et Andreï. Olivier termine son café, et moi aussi.
«- L’impression que ça s’est arrangé entre vous, hé hé, dit-il avec une lueur dans le regard.
- Oui, en effet. Je crois que nous nous sommes bien réconciliées.
- Ah là là, ces femmes !» fit-il en se levant et jetant son verre.
Je ne trouve rien n’a répondre à ceci. Je fais de même et me dirige vers le module de simulation.
J’échoue lamentablement à la première. Aïe ! Je suis un peu trop nerveuse je crois. Je pense que je
devrais arrêter de penser à l’astronaute russe un instant. Petite séance de méditation, et j’attaque la
seconde simulation. Celle-ci se déroule très bien, à ceci près que je retourne le module dans les
derniers mètres, pour une raison inconnue (trop de poussée dans un réacteur ?). Les autres
simulations sont effectuées avec succès. J’arrive à contrôler un peu mieux mes émotions grâce à la
méditation, et j’ai du faire quelques séances extras pour pouvoir réussir mes atterrissages. Demain,
ce sera la fin de la semaine, une pause de deux jours, qui nous permettra à tous de vaquer à autre
chose que le travail hebdomadaire.
C’est donc le week-end. Dans le module de simulation, j’ai demandé à ce que plusieurs choses
soient apportées, dont une paire de jumelles volumineuses. Pourquoi faire ? Pour passer du bon
temps dans le Globe, à observer la Terre de plus près, de beaucoup plus près. C’est donc dans cet
endroit que je me retrouve, en cette fin de matinée de Samedi. J’hésite un petit moment à mettre
mes yeux aux oculaires de la paire de jumelles. La peur d’un choc visuel un peu brutal ? Car il faut
dire que celles-ci sont remarquablement puissantes. Pour donner un ordre d’idées, la Lune dans le
champs de cet instrument occupe les deux tiers du champs de vision ! Le terminateur se présente
déjà sur la Terre. La nuit approche. Nous sommes vraisemblablement quelque part au dessus de
l’Océanie. Je porte mon regard et mes jumelles vers un groupe d’îles. Vision féerique d’un archipel
au Couchant. L’ombre du relief central de chaque île se projette loin derrière sur l’Océan Pacifique.
Quelques délicates lueurs apparaissent de ci de là, comme pour former un ultime collier sur les
rivages, indices de présence humaine en ces lieux de plus en plus désertés suite à l’élévation du
niveau global des océans. Des flashs lumineux dans la nuit qui progresse interpellent mon regard. Je
porte mes jumelles vers ceux-ci. En l’espace de quelques millisecondes, je vois un nuage d’orage
s’illuminer de l’intérieur. Par moment, je parviens à distinguer quelques ramifications de canaux
électriques. Je prends un plaisir certain à sauter de nuage orageux en nuage orageux. Un vrai régal
pour la rétine que de voir ces structures clignoter brièvement, révélant brièvement leurs formes. Le
lever du Soleil n’aura pas lieu avant une petite heure, le moment d’aller prendre un repas au
réfectoire. J’y trouve Andreï et Tchang. J’avale rapidement mon repas, pour pouvoir retourner
rapidement dans le Globe. Seulement, Andreï, à qui j’ai parlé de mes observations à la jumelle,
voudrait essayer justement. Je lui propose qu’on y aille ensemble. Au moment où nous entrons dans
la salle, si spéciale, le Soleil apparaît au limbe, toujours dans cette débauche colorée, avec la fine
pellicule atmosphérique qui irradie de mille feux. Je suis la première à faire main basse sur les
jumelles, mais je les passe rapidement à Andreï. Nous passerons une bonne partie de notre aprèsmidi dans le Globe, profitant de trois orbites autour de la Terre, observant aussi bien des montagnes
sans nom, que des villes qui nous paraissaient familières. J’ai pu longuement observer de nouveau
la France, et plus particulièrement son Sud-Est. Les vallées alpines, Marseille, etc.
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Le soir venu, nous sommes tous ensemble autour de la table, chose assez rare, pour ne pas dire une
première. Ekaterina s’est assise juste à côté de moi. Face à moi, Olivier. A sa droite, Hans, Andreï,
Xuan et Tchang, qui se place à ma gauche. Le repas est cette fois-ci un peu plus copieux que
d’ordinaire. Ah le Samedi soir ! Même dans l’espace, ça reste un soir toujours un peu spécial. « Le
Samedi soir, c’est no-limit ! » dit une voix dans ma tête, ma voix, celle que j’avais étant jeune. Je ne
peux m’empêcher de rigoler, ce qui ne manqua d’en interpeller quelques uns. Je n’avais pas
remarqué que Hans s’était absenté. Le revoici qu’il revient avec une bien étrange malle. Il l’ouvre.
Je n’ose le croire. Il a apporté… De la bière ! De la bière à bord d’une station spatiale. Il nous fait
promettre de garder ce secret entre nous. Et la boisson se mit à couler à flot durant la soirée ! Cela
faisait longtemps que je n’avais plus connu la jouissance de l’ivresse. Je fais un clin d’oeil à
Ekaterina, qui se sert une énième bouteille. Je lui propose subrepticement de me suivre. Elle
comprend un peu où je veux en venir. Mais presque instinctivement, je lui décoche un :
« La première arrivée dans ma chambre à gagné ! »
Et nous voilà à bondir d’un couloir à un autre, flottant avec la légèreté qu’offre nos corps. Ekaterina
a toujours été plus à l’aise que moi dans ces déplacements en apesanteur. Elle arrive donc par
conséquent la première à la porte de ma chambre.
« Mais que faisons-nous là au juste ? s’interrogea-t-elle.
- Nous pourrions en discuter à l’intérieur, non ? » lui dis-je.
Nous rentrons donc toutes les deux dans ma pièce. Seule la lumière rouge, indicateur du temps
“nuit” de la station illumine les lieux. Je sors une tablette tactile d’un des compartiments. Je lui
montre des photos que j’avais réalisé il y a un nombre incalculable d’années, chez moi. Les
Calanques, les Alpes, la neige…
« Ah et puis là, c’était vers 2012 je crois, il avait un peu neigé, c’était magnifique. D’ailleurs je…
- Bon je sais ce qu’il te faut, m’interrompt Ekaterina.
- Ah ? »
Elle attrape mon visage entre ses deux mains, et m’embrasse. Presque de façon violente. Puis elle se
relâche. A mon tour je l’embrasse. Nous restons un moment à nous faire un long baiser. Je n’avais
jamais vraiment connu tel sentiment. Il faut dire que ma vie d’homme avait été très peu comblée de
ce côté là, d’une part parce que j’étais assez occupé, et d’autre part parce que je ne savais pas
vraiment y faire. Mais là, tout est différent. Un troisième baiser de sa part m’arrache à mes pensées.
Elle commence par défaire doucement mes vêtements, et les siens presque en même temps. Nous
nous retrouvons dans le plus simple des appareils en un éclair. Je l’admire. La trouve si belle. Elle,
ne semble pas en reste au vu de son regard. Nous nous blottissons l’une contre l’autre une nouvelle
fois.
Cette nuit là, nous ferons l’amour. J’ignore combien de temps cela a pu durer. J’ai pu faire
l’expérience de la féminité jusque dans mes tréfonds. Extatique. Divin. Cette nuit là, plus rien
n’existait à part moi et elle dans cette cabine. Nous finirons par nous endormir, l’une contre l’autre,
après nous êtres harnachées dans mon lit, pour éviter tout de même de flotter ridiculement dans la
salle.
Les lumières sont blanches depuis bien longtemps. Elle est là, tout prêt de moi. Son visage, ses
cheveux, que l’apesanteur rend encore plus merveilleux, son doux visage. Elle se réveille. Me
sourit. Je souris en retour. Nous nous embrassons.
« Nous devrions peut-être y aller, me dit-elle tout bas.
- Oui, les autres vont se douter de quelque chose.
- Tu crois ? » me répondit-elle avant d’éclater de rire.
21
Nous mettons la main sur nos vêtements qui étaient en suspension dans la cabine. Une fois vêtues,
je m’apprête à ouvrir la porte mais sa main retient la mienne. Elle m’embrasse, une nouvelle fois. Je
ferme mes yeux. Je voudrais que cet instant dure une éternité.
«Je t’aime» me murmure-t-elle au creux de l’oreille, avant d’ouvrir la porte et de disparaître dans le
couloir, d’un vigoureux coup de jambe sur la paroi. Je met cinq bonnes minutes à recouvrer mes
esprits. Je réunis mes cheveux et quelques affaires, et je file au réfectoire. J’y trouve Olivier, Hans
ainsi que Ekaterina, qui prennent leur petit déjeuner. Celle-ci me lance un sourire complice. Je ne
peux m’empêcher de faire de même. Olivier, qui était à côté, le remarque, et je le vois éprouver une
certaine gène.
C’est Dimanche. Rien de spécial à faire, si ce n’est nous détendre, nous reposer. Cette journée
passera doucement. Je serais en partie affairée à discuter avec Ron, Alessa et Lauren en visio’. Non
pas de travail, mais de choses et d’autres. Ils ont visité une partie du Chili durant la journée de
Samedi. Ils comprennent mieux pourquoi je m’y suis installée. Cela leur a rappelé leur Australie,
mais avec des endroits encore plus désertiques et plus secs. Ils ont pu avoir le privilège de visiter le
VLT (Very Large Telescope), télescopes vieillissants mais toujours fonctionnels, qui offrent toujours
un peu d’imagerie à rêver, malgré la domination du HST (Hyper Space Telescope), dont le réseau
s’étends d’un miroir tous les six mois, et offre déjà des images étourdissantes. Nous passons une
heure à discuter, puis je les laisse. C’est au moment où l’écran s’éteint que l’on frappe à ma porte.
C’est elle. Ekaterina. Elle s'ennuie me dit-elle. J’avoue que moi aussi, je ne sais pas trop quoi faire
du restant de l’après-midi. Nous passerons donc le reste de ce Dimanche l’une dans les bras de
l’autre. Instants merveilleux. Et la journée touche à sa fin.
Une nouvelle semaine commence, avec son lot de routine. Je vais de simulations de plus en plus
réussies. J’ai été particulièrement terrorisée par une simulation où l’électricité à bord du module de
descente s’était tout simplement coupée. Plus de navigation, plus aucune possibilité d’intervenir sur
les réacteurs. J’ai du intervenir d’urgence pour établir un diagnostic complet alors que j’étais à 5000
kilomètres de Mars. C’est juste à temps que j’ai pu remplacer une diode qui avait tout simplement
grillée. J’ai retrouvé le contrôle de l’engin et j’ai du user de beaucoup de carburant pour me
remettre dans la trajectoire de référence et avoir un atterrissage réussi. Ma plus grosse victoire de la
semaine. Ma relation avec Ekaterina ne fait désormais plus de doute vis-à-vis de l’équipage. Tous
trouvent cela plutôt bien, mis à part Andreï, qui semble un peu déstabilisé. Mais il reste courtois et
amical. Peut-être est-ce la première fois qu’il est confronté à un couple de telle nature ?
Les trois mois s’écoulent. Désormais, je ne fais plus aucune fausse notes, que ce soit au niveau de
l’entrée, la descente et l’atterrissage sur Mars, qu’au niveau des manoeuvres d’interception orbitales
du module de retour. J’ai fait l’honneur à Ekaterina de venir elle-même expérimenter le module de
simulation. Je l’y ait trouvée incroyablement à l’aise. Après quelques jours elle avait réussi
plusieurs atterrissage et interceptions orbitales. C’est durant cette période que :
« Ekaterina, je peux te poser une question ?
- Oui ?
- Tu voudrais bien m’accompagner ?
- Où ça ? Sur…
- Mars oui.
- Mais je croyais qu’il n’y avait de la place que pour une seule personne, toi en l’occurrence ?
- Cela n’est pas un problème, je ferais modifier le Batirover. Rien n’est impossible.
- J’avoue… C’est quelque chose que je rêve de faire, aller sur une autre planète. Et y aller avec toi
en plus… Je…» avant de fondre en larmes. Je la console. Puis nous embrassons.
22
C’est le dernier jour à bord. Le Grand Départ. Nous organisons un dernier repas, tous ensemble.
Celui-ci est un peu plus copieux que d’ordinaire, et un peu plus raffiné. C’est souvent jour de fête
un départ à bord d’une station spatiale. Elle et moi ne nous lâchons plus d’une semelle. D’ailleurs,
elle revient sur Terre, avec moi ainsi que Hans et Olivier. Les deux chinois, Tchang et Xuan, restent
à bord ainsi que Andreï. Une autre équipe prendra le relais dans un mois environ.
Plus qu’une heure avant le départ. Un module nous attends, juste à côté de celui qui nous a amené.
Il est un peu plus spacieux, équipé de petites ailettes sur les côtés pour un meilleur contrôle de
l’entrée atmosphérique. C’est un Soyouz III. La bonne vieille technologie russe, remise au goût du
jour. Nous y chargeons quelques affaires, le résultat des différentes expériences effectuées à bord,
des carnets, des enregistrements. Andreï m’offre une carte mémoire des photos prises à bord, pas
uniquement celles du Globe, mais celles des soirées, des différentes tranches de vies. Je garde
précieusement ce cadeau. Les deux chinois nous disent courtoisement au revoir, très
respectueusement. Et chacun, nous nous installons dans le module. Je prends la place du co-pilote,
tandis que Hans celle du pilote. A l’arrière, Ekaterina et Olivier. Le sas derrière nous est refermé,
puis dépressurisé. J’enclenche le désarrimage. Nous voici désormais séparés d’Eurasia. J’aurais
bien voulu aller dans le Globe, une dernière fois… Hans active les réacteurs pour une première
poussée. Dans la vue caméra, je vois le Dock s’éloigner. C’est dans un éclatant lever de Soleil que
nous quittons la station orbitale. Soyouz III effectue une rotation de 180° de façon à pouvoir quitter
l’orbite. La station se présente devant notre champs de vision. Une boule dans ma gorge. Je lâche
une larme. Mon coeur se resserre. Ce que j’ai vécu là dedans est unique, formidable. Une main sur
mon épaule. C’est celle d’Ekaterina. Je l’attrape, la serre, doucement.
« Achtung, ça va envoyer ! » balance l’Allemand.
Il active les réacteurs à pleine puissance. Bruit sourd dans l’habitacle. Sensation étrange, car étant
donné que nous décélérons, nous perdons l’apesanteur. Sur un des écran de navigation, le dessin de
l’orbite. L’ellipse formée par celle-ci se réduit, à vue d’oeil. Jusqu’à ce qu’une partie de son tracé
passe sous le niveau du sol terrestre. Fin des poussées. Nous voici désormais sur une trajectoire de
rentrée atmosphérique. Et retour de l’apesanteur. Calme à bord. Personne ne parle. Une certaine
émotion règne dans la capsule. Pour mes trois compagnons, cela doit être un choc de quitter
Eurasia, après presque un an passé à son bord. Je l’imagine parfaitement. Il m’aura fallu du temps
pour me remettre de mon séjour de trois ans sur Mars…
A mi-parcours, je suis chargée de retourner le vaisseau vers l’avant. Il faut présenter sa face
inférieure à l’atmosphère lors de la rentrée dans l’atmosphère. Je serais également chargée
d’indiquer à Hans les différentes corrections à effectuer.
Premiers tremblements. Nous resserrons nos ceintures. Mettons nos casques de scaphandre. Hans
saisi fermement le levier de commande. Pour ma part, j’ai les yeux rivés sur la trajectoire. Tout est
okay. Nous descendons rapidement. Nous sommes à environ 150 kilomètres. La zone d’atterrissage
sera quelque part en Sibérie. Les frottements avec l’atmosphère deviennent plus rudes. L’engin est
parcouru de soubresauts de plus en plus intenses. Très légère sortie de la trajectoire de référence.
«Correction de 0.5° sur le 18B !» hurle-je.
Hans s’exécute. Nous retrouvons la bonne route. Je ne remarque même pas la sphère orangée qui
s’est formée autour de l’engin. Nous sommes à 80 kilomètres, et filons à toute allure. Toutefois le
freinage est de plus en plus fort. La vitesse chute. En cinq minutes, nous avons suffisamment
ralentis pour que les frottements avec l’atmosphère ne chauffent plus le bouclier thermique. 40
kilomètres. Désormais les réacteurs ne sont plus d’aucune utilité pour corriger la trajectoire. Nous
sommes en vol plané. Hans joue sur les ailerons pour viser précisément l’aire d’atterrissage, suivant
mes instructions. 20 kilomètres. Nous “chutons” de moins en vite. A mesure que la vitesse diminue,
la portance également. A 10 kilomètres, c’est le moment de larguer les parachutes. Choc brutal.
Craquements, bruits sourds. Retour brutal à la pesanteur, la vraie. Je me sens comme aplatie sur le
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siège. Il m’avait fallu une bonne semaine avant de me réadapter à la gravité à mon retour de Mars.
Je sens que j’en aurais besoin d’autant… D’autant que pour mon corps c’est une première. Le bleu
du ciel nous environne. Finis les noirs d’ébène de l’espace. En dessous, les étendues sibériennes,
ponctuées de quelques bosquets, de routes rectilignes et de hameaux. Point de neige, il fait encore
trop doux en cette saison. Nous voici désormais liés au bon vouloir de la chute freinée par les
parachutes.
Un kilomètre. C’est le silence dans l’habitacle. Mon coeur palpite à l’idée de retrouver le sol.
J’ouvre les pieds d’atterrissage. Ceux-ci nous garantirons un contact en “douceur”. Quelle
excellente révision en conditions réelles pour mon arrivée plus tard sur Mars ! C’est d’ailleurs pour
cela que j’ai insisté à vouloir prendre part aux manoeuvres.
Le sol approche à vue d’oeil. Plus que quelques mètres. Et le choc final. Léger rebond,
tremblements. Extinctions des appareils de propulsion par mesure de sécurité. Les parachutes
tombent doucement, légèrement en retrait par rapport à l’appareil. Un bip résonne. C’est celui de la
détection radar. Je l’éteins. Nous ôtons nos casques. Nous devions les avoir car si jamais une avarie
se produisait dans l’habitacle, nous risquions une perte de l’atmosphère, nous asphyxiant tous.
L’équipe d’accueil au sol arrive au bout de dix minutes à peine. Ils ouvrent la porte latérale. Trois
personnes entrent, nous demandant si tout le monde va bien. Nous répondons par la positive. C’est
d’abord Ekaterina qui est extraite, par simple démontage du siège, de façon à ne pas brusquer
l’organisme. Vient ensuite le tour d’Olivier. Des caméras sont présentes dehors, et retransmettent
sans doute en direct notre retour sur Terre avec succès. Arrive mon tour. Deux personnes de part et
d’autre me soulèvent. Je renoue contact avec l’air terrestre. Le vent sur mon visage, les odeurs, la
douce caresse du Soleil matinal. Quelques flashs crépitent. Je suis tout sourire. Je salue. Et l’on me
place dans le bus de l’agence spatiale russe. Hans est extrait en dernier. Fin du voyage, début d’un
autre. La vie est un voyage éternel. Je suis à côté d’Ekaterina. Elle me regarde, et contient
difficilement son émotion.
« Bienvenue chez moi. » me dit-elle.
Je souris. Malgré la petite distance entre nos sièges, nous nous tiendrons la main durant toute la
durée du voyage de retour. D’abord en bus jusqu’à l'aéroport le plus proche, puis en avion, jusqu’à
Moscou, à la Cité de l’Espace. Nous y arrivons tous exténués, fatigués, comme vidés d’une journée
qui n’aura que trop duré. Nous mangerons rapidement, et nous passerons la nuit dans le quartier des
Cosmonautes. J’ai l’impression de revivre mes premiers mois de rééducation. Je n’ai pas encore
tenté de marcher pour le moment. Je me sens fragile comme du verre. Et la gravité… Je me sens
mal à l’aise. Un étourdissement me monte à la tête, qui se change rapidement en nausée. Je saisis
une poche, prévue à cet effet, et vomi. Moi qui ait vaincu tant de choses, voilà que la pesanteur me
met dans tous mes états. Je bois une gorgée d’eau, m’en passe un peu sur le visage, et parviens à
m’endormir.
Ce retour sur Terre aura été bien plus éprouvant que prévu. C’est le matin, et je suis encore
allongée. La porte s’ouvre. Une tête ornée d’une chevelure aux couleur de Mars, puis un corps
sublime. Ekaterina. Elle semble s’être mieux remise que moi.
« Hey ! Ma parole, tu fais une grasse matinée ou bien ?
- Non. Juste que je suis encore bien fatiguée. J’ai un peu de mal à récupérer.
- Je vois, dit-elle en attrapant la poche que j’ai laissé sur le sol et en la jetant dans la poubelle près
de la porte.
- Mais ne t’en fais pas… Tu m’as manquée tu sais.
- Oui, moi aussi. »
Elle me sourit. Se penche vers moi, et m’embrasse. Elle repart.
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Ce n’est que le lendemain que je peux de nouveau marcher, sans trop de difficultés. J’ai retrouvé un
appétit correct, cela m’a permis de reprendre des forces.
La semaine s’écoule assez rapidement. Quelques interviews accordée à la télévision et à la presse.
Je prends ensuite l’avion pour ma base chilienne, mais je n’y vais pas seule : Ekaterina
m’accompagne. Elle garde sa résidence à Moscou, mais compte vivre avec moi désormais.
Toutefois nous prenons quelques unes de ses affaires personnelles. En fait de “quelques” ce sont des
tonnes de bagages. Mais il y a de place dans l’avion, fort heureusement. J’ai demandé à ce qu’on lui
prépare ses appartements à la base, bien qu’il y ait des chances qu’elle partage beaucoup les miens.
Cela les a un peu intrigués que je vienne avec une autre femme, qui à priori ne contribuerait pas au
programme. Sauf qu’ils ne savent pas encore que je compte aller sur Mars avec elle. Certains sont
toutefois mis dans la confidence, et m’assurent que cela n’est pas un soucis. Cela dit, je dois
informer les autres. C’est pour cela qu’à mon arrivée, j’organise une réception, avec la presse et tout
le toutim.
Flashs qui crépitent, applaudissements. Je monte sur l’estrade. Derrière moi, le logo de ma société
(deux courbes qui s’opposent ceintes d’arc de cercles). La salle est comble. Je suis désormais bien
remise de mon retour sur Terre. Ekaterina est à mes côtés.
« Bonjour à toutes et à tous. Merci d’être venus si nombreux. Ce n’était pas prévu. En fait si, je
comptait sur autant de mondes (rires dans la salle). Ces trois mois passés à bord d’Eurasia auront
été très instructifs. J’eut beaucoup de difficultés, notamment lors des simulations toutes plus
vicieuses les unes que les autres, merci à l’équipe d’ingénieurs. Allez, montrez-vous, n’hésitez pas.»
leur dis-je.
Ils sont assis au premier rang, se lèvent, et se font applaudir. Je continue.
« Egalement, je tenais à vous annoncer une nouvelle. En fait, deux. La première tout d’abord. »
Rumeurs dans la salle.
« Vous le savez, d’ici à cinq ans, je devrais être de nouveau en partance pour Mars. Les ingénieurs,
designers, techniciens, travaillent déjà d’arrache-pied pour mettre en place ce projet fou, qui me fait
retrouver des sensations que je n’avais plus connues depuis longtemps. Il est prévu que ce sera moi
et moi seule qui partira. Sauf qu’il n’en est plus ainsi. En effet, je compte y aller accompagnée. Je
sais, cela donnera un travail supplémentaire pour adapter l’ensemble du programme, avec le
Batirover, le système d’entrée, de descente et d’atterrissage, le module de retour sur Terre, etc. Mais
j’ai l’assurance que ces modifications seront après tout mineures. »
Silence dans la salle. Quelques chuchotements.
« Un voyage comme celui-ci est long, très long. Sept mois dans l’espace, trois mois sur Mars, et de
nouveau sept mois dans l’espace. Soit un an et cinq mois. La personne qui vient avec moi est l’être
qui m’est actuellement le plus cher. Nous avons beaucoup en commun, beaucoup plus que je ne
l’avais imaginé au départ. Astronome hors pair, climatologue douée. Mais elle est également une
astronaute chevronnée. Oui, une. Car il s’agit d’une femme. Et pas n’importe laquelle. Ekaterina
Volda. Veuillez l’applaudir. »
Sous une clameur nourrie, je lui fais signe de s’approcher du pupitre, et de dire quelques mots.
« Hé bien… Que dire ? Encore merci, merci de m’avoir accordé une telle chance. Je ne sais quoi
dire d’autres. Cela me paraît si soudain. Deux femmes sur Mars, après tout, cela est une bonne
chose, non ?»
C’est au bord des larmes qu’elle finit son petit discours. Je reprends la parole.
« Donc je disais, il y a deux choses. La première vient d’être dite. La seconde à présent. Pour moi,
Ekaterina est bien plus que l’excellente amie que je me suis faite à bord d’Eurasia. Ce que je vais
dire, même elle ne le sait pas.» Je me tourne vers elle. « Ekaterina, veux-tu être ma femme ? »
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Dans le public règne une ambiance confuse. Certains ont applaudis, de façon timorée. D’autres de
façon plus nourrie, dont tout ceux de ma société. D’autres encore ont quitté la salle. Je savais que
cela n’allait pas se passer parfaitement, qu’il y aurait quelques réticences. Ekaterina quant à elle
semble bouleversée. Je m’avance vers elle, et la console. Elle est en larmes. De mon côté, l’émotion
qui a fait son petit bonhomme de chemin, arrive aussi. La chevelure rousse se blotti au creux de
mon oreille.
« Bien sûr que oui je veux, petite imbécile. » me chuchote-t-elle.
Des flashs crépitent toutefois. Le fait que nous nous soyons étreintes signifiait un grand “Oui”
devant tout le monde.
La presse s’en va, ainsi qu’une partie des invités. Pour nous, c’est le commencement de la soirée,
celle qui annonce le nouveau départ pris par la société et sa dirigeante. Nous allons donc dans la
salle dite “de gala”. Des tables sont servies, une musique douce est jouée, l’occasion de remercier
l’intégralité des employés. Notre table est au centre. A celle-ci, mes plus proches. Ekaterina,
évidemment, mais aussi Ron, Alessa et Lauren. Personne d’autre.
Après quelques hors-d’oeuvres, le repas commence. En entrée, quelques charcuteries du Sud-Ouest
de la France, quelques feuilles de salade verte et des rognons. Après le court silence qui suivit le
service, Ron décide d’intervenir.
« Je vais avoir un peu de mal à me faire à l’idée tu sais, dit-il en s’adressant à moi. Mais nous
sommes dans une époque résolument tournée vers l’avenir, et j’accepte tes choix, choix que je ne
remettrai pas en cause. Il faudra juste me laisser un peu de temps, tu comprends ?
- Oui Ron, je suis tout à fait compréhensive. Si tu veux quelques semaines de congés, dis moi le.
D’ailleurs, je pense qu’il serait bon pour tous, après ces mois agités, de faire une petite pause,
qu’en dites-vous ?
- Mais, nous avons encore beaucoup de travail à faire. Le bouclier thermique notamment doit
avancer, tu le sais et nous… »
J’interrompt Alessa.
« Ne t’en préoccupes pas. Il ne s’agit juste que de deux semaines de congés. Qu’est-ce que deux
semaines de plus ou de moins après tout ? »
Elle acquisse finalement.
«Alors nous allons profiter de ces congés et nous offrir un petit voyage aux Etats-Unis. En évitant le
Texas cela dit.
- Quant à moi et Ekaterina, nous allons à Marseille. Je lui parlais souvent de cette région lors de nos
séjour à bord d’Eurasia et elle m’a fait la misère pour qu’on y aille.
- Et le mariage ? me demande Lauren.
- Dans un mois environ, le temps de tout organiser. Nous le voulons simple, beau mais bref. »
Ekaterina me prends ma main dans la sienne, et me sourit. Nous avons l’air d’être un peu niaises
j’ai l’impression parfois, mais l’amour ne rends-t-il pas un peu niais parfois ?
Le repas se prolonge. Nous parlons d’un peu de tout. Mais rapidement la discussion se recentre sur
le voyage vers Mars. Nous comptons avoir terminé le travail dans cinq ans. Ce qui est peu, en
comparaison à la précédente mission, qui avait demandé dix années de labeur. Mais nous avons un
peu plus de moyens, qu’ils soient financiers, matériels et même humains. Je suis de plus très bien
entourée, nettement plus que la dernière fois. Et la perspective d’avoir au moins la certitude du
voyage de retour est moins stressante pour tout le monde.
« Pssst, tu devrais peut-être leur dire… me murmure Ekaterina.
- Ah oui ! »
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Je me lève. J’attrape un verre à pied, le fait sonner en tapant légèrement dessus avec une cuillère. Le
silence dans la salle se fait.
« Je voudrais vous annoncer deux nouvelles choses. La première, vous avez tous deux semaines de
vacances, qui commencerons dans deux jours ! Je pense que vous le méritez amplement, du fait de
vos travaux remarquable et de l’avancée de ceux-ci. Il reste certes tellement à faire, mais nous
sommes bien à jour dans le calendrier. Quartiers libres. »
Applaudissements, et mercis sont audibles.
« Ensuite, je vous informe que vous êtes évidement tous invités à notre mariage, qui aura lieu dans
un mois, et qui se tiendra ici même. Pas de voyage de noce, étant donné que nous comptons
l’intégrer avant, durant les deux semaines de congés. C’était tout, nous pouvons passer dès à présent
au dessert. »
Nouveaux applaudissements qui se changent en discussions. La soirée reprends son cours. C’est le
moment du dessert. L’ivresse nous monte un peu à la tête. Il faut dire que le vin a coulé à flots, ainsi
que le champagne. Pour ma part je commence à fatiguer. La journée fut bien longue, riche en
émotions. Je laisse de cette glace pourtant savoureuse qu’est le Pot Catalan Carmel au Beurre Salé.
Quelques employés ont occupé la partie libre de la salle pour y danser. Ekaterina les voyant
empoigne ma main.
« Non, je t’en prie, pas maintenant, je suis fa… ». Elle ne me laisse pas le temps de terminer que je
me laisse entraîner par elle, dans le torrent d’une chevelure rutilante. C’est elle qui mène la danse.
Je me laisse porter par elle, doucement. Je souris, un peu bêtement. Je ne remarque même pas le
regard des autres gens autour de nous. Je suis là, avec elle. Ni passé, ni futur. Rien d’autres que
nous deux. L’espace d’un instant, j’ai de nouveau l’impression d’être à bord d’Eurasia, en
apesenteur. Puis rapidement, trop rapidement, l’ivresse me monte à la tête. Je lui fais signe que ça
ne va pas trop. Direction les toilettes. Vomissements. C’est aussi ça les soirées qui sont un peu trop
bien arrosées, j’avais presque oublié…
La nuit passe. Trop fatiguée pour faire quoique ce soit. Ekaterina dormira à mes côtés. Dans deux
jours, nous décollerons pour l’Europe.
Marseille-Marignane Aéroport. 25 ans. Cela fait 25 ans que je ne suis plus retournée à Marseille.
C’est sous un ciel bleu profond que notre avion se pose, après avoir effectué un léger survol de la
ville. J’ai à peine pu constater les changements urbains qui s’y sont produits. A notre descente du
jet, une troupe de journalistes nous attends. Nous ne pouvons avoir la paix nulle part…
« Qu’est-ce que cela vous fait de revenir chez vous ?! » , « Le mariage c’est pour quand ? » , « La
Provence ici, pourriez-vous nous accorder un inst-» , « Comment allez-vous passer ce séjour ??», et
d’autres questions auxquelles je ne veux même pas répondre. Nous rejoignons rapidement notre
voiture, qui nous attends à quelques dizaines de mètres de là.
«Pfouuu, cette presse ! Autant au départ c’était amusant, mais à la longue cela devient fatiguant !
- Oh tu sais, ils sont juste contents de revoir l’enfant du pays.»
Je fais une moue.
Nous empruntons l’autoroute directe pour Marseille. Je revois ces collines si familières. C’est le
début de l’après-midi, le Soleil est à son point culminant. Nous entrons dans un tunnel, et puis
vision sur la Cité Phocéenne. Celle-ci a bien changé. La Crise des Trente l’avais frappée très
durement. De nombreux gros chantier durent être abandonnés. Le centre-ville fut pratiquement
déserté, et était devenu très infréquentable. Les quartiers Sud de la ville se barricadèrent dans de
hautes clôtures sécurisées. Les quartiers Nord contre toute attente devinrent le nouveau centre-ville
actif. La vie y était devenue très acceptable depuis que les gangs s’étaient auto-détruits (au prix de
guerres intestines toutes aussi brèves que violentes). Et puis vers la fin, retour d’une certaine
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prospérité. Le vieux centre-ville fut récupéré, et de grands travaux de rénovation purent être
relancés. Entre la Joliette et l’Estaque poussèrent des immeubles, tous plus imposants les uns que
les autres. C’est ainsi qu’en 2048 une tour de 345 mètre fut érigée. Toiture végétale, paroi solaire,
système de récupération et de purification des eaux usées, ascenseurs magnétiques. La pointe du
modernisme architectural de cette milieu de XXIème siècle. J’explique tout ceci à Ekaterina, qui
suit tout ceci avec attention.
Nous voilà arrivées au quartier dit du “Roucas Blanc”. Il domine la pointe d’Endoume, à deux pas
de Notre Dame de la Garde, qui elle, n’a pas bougé, passant les âges. Nous sommes dans une villa
aux murs blancs, aux volets bleus et aux toits ocres, dont je suis la propriétaire. L’intérieur est
plongé dans une fraîche pénombre. Les tumultes du centre-ville sont loin. Ici règne un grand
silence.
Le décalage horaire a rapidement raison de nous et nous nous couchons, dans un lit qui vient juste
d’être préparé. Toutefois, nous sommes suffisamment en forme pour nous amuser quelques peu.
Elle me déshabille, se déshabille. Sa peau douce contre la mienne. La caresse de sa chevelure dont
les reflets me transportent dans Valles Marineris. Et sa bouche. Nous nous blottissons l’une contre
l’autre. Juste quelques instants de tendresses suspendus.
Nous choisissons de faire la grasse matinée. Depuis combien de temps n’en n’avais pas faite ? Je
l’ignore… Le Soleil filtre au travers des persiennes. Elle est là, à mes côtés, toutes les deux
enroulées à moitié dans des draps satinés. Nous suons un peu. D’un pied je repousse les draps qui
nous dévoilent complètement. Le programme de la journée va être de se rendre dans les Calanques.
Je me suis renseignée et paraît-il qu’elles sont encore très bien préservées. Je n’ai pas envie d’être
conduite sur place avec chauffeur. Je lui demande de bien vouloir rester à la villa, d’y faire ce qu’il
lui plaît, à condition que tout soit remis en ordre à notre retour. Nous voici donc parties en direction
des Calanques. Pour des raisons de trafic en augmentation, une voie suspendue fut construite au
dessus du tramway, qui va jusqu’à Luminy, technopôle marseillaise. C’est une voie rapide. De
façon à désengorger encore plus le trafic, deux bus suspendus ont été disposés de part et d’autre de
celle-ci. C’est donc en à peine dix minutes que nous arrivons, alors que dans mes souvenirs, il
fallait au moins une bonne demi-heure, depuis le centre-ville.
L’après-midi vient à peine de commencer. Nous nous engageons dans l’entrée du Parc National. Si
l’entrée à légèrement changé, le reste non. Il n’y a à la rigueur guère que le visage de Luminy qui a
été un peu modifié. La faculté de Sciences avait été rasée en partie pour y bâtir un nouvel édifice, à
la géométrie complexe, reprenant en partie celle d’une double-hélice d’ADN. L’Ecole des BeauxArts, mon ancienne école… Il ne reste que les locaux, abandonnés, laissés à l’état de friche où la
nature s’exprime de manière incroyablement exubérante.
Nous marchons. Je redécouvre le sentier, avec un grand plaisir. Le faire en tant que femme est un
bonheur. Je goûte chaque instant. Hume chaque exhalaison de cette nature encore préservée.
Ekaterina semble comme émerveillée, et curieuse de tout. Me demandant le nom de telle ou telle
espèce. Se surprenant de la topographie des lieux en me désignant des reliefs sur lesquels je
m’empresse de mettre un nom. Je m’entends dire de nouveau “Mont Puget”, “Montagne
Carpiagne”, “Grande Candelle”, “Monts de Luminy”, “Aiguille de Sugiton”. Comme si tout ceci
était gravé dans mon cerveau, pour n’en être jamais effacé. Nous prenons un long chemin qui longe
le dessus des premières calanques. Notre objectif est un endroit nommé La Lèque, grande zone
rocheuse éclatante, spacieuse. Nous devrions y être tranquilles. Et en effet, une fois sur place,
“dégun” comme on dit ici. Nous sommes épuisées. Faire une telle marche n’est pas de tout repos,
même pour des astronautes aguerries. C’est en maillots de bain que nous nous mettons, serviettes de
plages sur la roche surchauffée, et direction : farniente. Je peine à croire en cet instant là. Le ciel
bleu, éternellement bleu. Les falaises calcaires. Les cigales au loin. Le clapotis de la Mer
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Méditerranée sur les rochers. Vous pouvez avoir tous les changements que vous voulez dans le
monde, cet endroit restera lui-même, j’en suis convaincue. Moments de tendresses partagés avec
Ekaterina, dans l’eau ou bien sur la roche nue. A l’écart de tout regard.
Durant tout l’après-midi nous resterons là. Le Soleil se rapprochant de l’horizon, nous décidons
enfin de repartir. Nous assisterons à son coucher depuis les hauteurs, avant de reprendre le chemin
du retour.
Ces vacances, bien que Marseillaises, se dérouleront un peu partout dans la région Sud-Est. Je fais
découvrir les Alpes à ma future épouse. La ville de Gap, où je retrouve avec amusement la fenêtre
de mon ancien appartement, ainsi que les locaux de ma première boite. Que de souvenirs…
Ces quinze jours passeront en un éclair. Restaurants, hôtels, voyages en voiture, en bateau, survols
en avion, longues nuits et grasse-matinées. Du bonheur à l’état brut. Mais il faut se résoudre à
rentrer.
Quelques collines escarpées, des roches un peu partout. Le ciel bleu ici aussi. Retour au Chili.
Après quelques jours de réadaptation, l’activité redémarre de plus belle au centre spatial.
Et après quinze jours supplémentaires, nous voici au jour J. Le Mariage. Notre mariage. Je n’aurais
jamais imaginé vivre un jour pareil, dans de telles conditions. Ne nous réclamant d’aucune
confession religieuse moi et Ekaterina, ce sera un mariage civil. Et ce sera devant un officier d’EtatCivil Chilien, que nous nous unirons. Je le connais très bien, c’est devant cet officier, reélu de
mandats en mandats, que j’ai du démarcher l’implantation préliminaire de mon complexe, il y a 28
ans de ça.
Le mariage aura lieu vers 12h. Moi et ma future épouse avions du nous lever assez tôt afin de
mettre en place les derniers préparatifs, et nous parer pour cet instant unique. J’ai décidé de laisser à
Ekaterina l’effet de la surprise quant à la façon dont elle sera vêtue. Quant à moi, je commence
l’enfilage d’une robe blanche avec des rubans rouge qui tombent depuis le bas du corset jusqu’en
bas de la corolle. Mes épaules sont dégagées et un décolleté s’occupe de bien mettre en valeur la
poitrine que j’ai. Je suis un peu stressée, dois m’y reprendre à plusieurs fois pour bien enfiler cette
robe. On frappe à la porte. Un tête passe. C’est Alessa.
En me voyant ainsi, elle est un peu sous le choc.
«Wow, tu es… resplendissante !
- Hihi. Oui. Mais ça n’a pas été facile de me décider parmi bon nombre de robes. Mais celle-ci me
va plutôt bien je dois admettre.»
Je me regarde dans le miroir et fais quelques tours sur moi-même. Eclats de rires.
«Je suis heureuse pour toi. Ça me fait bizarre de voir ma sœur, enfin, toi. Enfin tu me comprends.
- Oui totalement. Tu sais, jamais je ne serai capable de rendre le millième de ce que ta sœur a pu
faire pour moi. Il ne se passe pas une heure sans que je pense à elle. J’ai eu une seconde chance
grâce à elle, c’est vraiment formidable, je-»
Des sanglots me submergent. Je ne les ai pas vu venir. Alessa s’approche et me serre dans ses bras.
«Tout vas bien se passer. Allez. Viens. C’est que tu es attendue très chère.»
En effet, elle m’accompagne sur la sortie, en direction de la salle des Réceptions. Celle-ci est en
archi-comble. Que ce soit mes équipes techniques, les collaborateurs plus éloignés, des amis
proches et moins proches. Ma famille n’est pas là, les ayant perdus de vue depuis pas mal de temps.
C’est dommage… Mais ma nouvelle famille est ici. Alessa me lâche le bras pour le donner à son
père. Ron. Il affiche un grand sourire. Il est devenu comme un père pour moi. J’ai tissé des liens très
forts avec la famille de celle qui m’a sauvée la vie. Dans le mix de tout ces sentiments, j’ai oublié
de regarder au centre de l’allée, tout au fond. Ekaterina m’y attends, aux côtés de Lauren. Elle est
resplendissante ! Parée d’une robe aux tons de Mars, avec quelques touches mauves qui contrastent
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très bien, et me rappellent les innombrables crépuscules auxquels j’ai pu assister là-bas. Elle savait
que cela allait me plaire. Cela va très bien avec sa chevelure qu’elle a arrangé en un océan de
spirales rousses. Elle EST Mars. Si jamais une personne pouvait l’incarner, ce serait elle. Je me
laisse envahir pas sa beauté. Une beauté brute. Une beauté forte. “Pleasure Principle” de Geometry
of Love (un vieil album de Jean-Michel Jarre), résonne dans la pièce à mesure que j’avance, bras
dessus, bras dessous avec Ron. J’arrive à la hauteur d’Ekaterina. Sa beauté me frappe de plein fouet
en la voyant à quelques centimètres de moi.
« Tu es… ravissante !» réussis-je à balbutier.
Elle me réponds par un large sourire, dont les yeux soulignés par un léger mascara bleuté
m’enivrent.
Ron et Alessa prennent place à côté de Lauren, au premier rang. Nous nous tournons vers le Maître
de Cérémonie.
«Si nous sommes réunis ici, en cette magnifique journée d’hiver, c’est pour unir Damia Bouic et
Ekaterina Volda ici présentes, par les liens indivisibles du mariage. Ekaterina, acceptez-vous de
prendre Damia pour épouse ? De la chérir, de lui faire honneur, de la respecter, d’être avec elle dans
les moments de bonheur, et de malheur, à partir de maintenant, jusqu’à la fin de vos jours ou de
ceux de votre épouse ?
- Oui, je le veux, déclame-t-elle en me mettant l’alliance au doigt.
- Damia. Acceptez-vous de prendre Ekaterina pour épouse ? De la chérir, de lui faire honneur, de la
respecter, d’être avec elle dans les moments de bonheur, et de malheur, à partir de maintenant,
jusqu’à la fin de vos jours ou de ceux de votre épouse ?
- Oui, je le veux, dis-je avec un brin d’émotion, et tremblant un peu lorsque je lui met son alliance.
- Vous voilà déclarées femme l’une envers l’autre, à partir de maintenant, et jusqu’à ce la mort vous
séparent. Vous pouvez dès à présent vous embrasser.»
Alors que la musique consacrée résonne dans la salle, nous nous embrassons tendrement,
vigoureusement. Applaudissements. Pleurs. Tout se mélange, s’embrouille. Je ne me rends toujours
pas bien compte. L’océan aux teintes de feu qui m’avait envahi s’éloigne de mon visage. Ekaterina
est en larme. Moi aussi. Nous nous séchons nos larmes, puis nous retournons. Moment merveilleux.
Mon regard croise celui, bouleversé, de Lauren. Elle esquisse un grand sourire.
Et puis nous avançons en direction de la travée centrale, sous des applaudissements nourris. A la fin
de notre traversée, Ekaterina me jette un regard.
«On y va ?
- Okay !»
Et en même temps nous envoyons nos bouquets de fleurs, par dessus nos têtes, à l’aveugle. Ils
retombent dans l’assemblée. Nous cherchons de regard qui les a obtenus. Un ingénieur, chargé des
systèmes de navigations, l’agite, un peu honteux. Et une comptable du département communication
l’agite, mais ne sachant trop quoi en faire. Nous éclatons de rire.
Nous rejoignons la salle du Banquet. Nous découvrons la pièce-montée. C’est une véritable œuvre
d’art. Ils ont clairement fabriqué une réplique miniature du système solaire intérieur. Il y a le Soleil,
tout en citron meringué ; Mercure, un sorbet à l’amande ; Vénus, un gros chou à la crème recouvert
d’un nappage à l’orange ; la Terre, à la myrtille, aux marrons et au chocolat blanc ; et enfin Mars, au
caramel beurre salé, aux copeaux de chocolat au lait, les calottes polaire étant en pâte à sucre. Et sur
cette dernière, au niveau du site d’atterrissage, deux figurines à notre effigie.
«Merci, merci à tous !» m’exclame-je. «C’est un vrai travail d’orfèvre, c’est de toute beauté !
Encore merci !»
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Moi et Ekaterina ne coupons pas à la tradition du découpage de la première part (et des autres
d’ailleurs). Nous commençons donc par découper Mars. J’offre un morceau de Vastitas Borealum à
Ron. Suivi d’un bout de Valles Marineris à Lauren. Ekaterina offre Olympus Mons à Alessa.
Et puis l’après-midi s’écoule. Tout se bouscule comme toute une série de clichés qui défilent à toute
vitesse. Discours improvisés. Danses. Verres de champagne, de rosé, de rouge. Le Soleil descends
sur l’horizon.
«Viens avec moi.» dis-je à mon épouse.
Elle m’accompagne. Je lui propose que l’on s’isole, que l’on aille à l’extérieur, afin de contempler
le coucher du Soleil depuis une crête située à quelques centaines de mètres. Le ciel bleu roi, l’astre
du jour qui trône en son milieu, juste au dessus de la barre formée par les montagnes de l’Altiplano.
J’admire son visage. Je l’admire Elle. Radieuse, dans cet océan de teintes cuivrés. Je pose ma tête
au creux de son épaule.
«Je suis heureuse d’être avec toi. Je t’aime.
- Moi aussi.»
Nous restons là, un moment, à contempler le crépuscule, blotties l’une l’autre. Je crois être en train
de vivre un rêve. Oui, je dois rêver. Je vais sûrement me réveiller. Tout ceci est trop beau. Mais la
voix de cristal d’Ekaterina me fait prendre de nouveau pied avec la réalité.
«Hé regarde là-haut !»
Elle me désigne un point lumineux, à l’éclat fixe, aux teintes cuivrées. Mars ! Suspendue là-haut,
dans le ciel. Et dire que dans cinq ans nous pourrions être là-haut. Mais les températures
redescendent vite ici, en plein désert. Nous décidons de revenir dans le complexe, bien au chaud,
dans la salle pleine de convives, avant que le thermomètre n’affiche des températures…
martiennes !
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