Approche épistémologique d`une didactique de l`histoire
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Approche épistémologique d`une didactique de l`histoire
Approche épistémologique d’une didactique de l’histoire Par Paul Stouder, IA-IPR Les Orientations communes aux programmes d’histoire et géographie de lycée publiées en 1995 et reprises en 2002 rappellent que leur enseignement s’appuie sur les contenus scientifiques actualisés de ces disciplines : «Le projet éducatif de l’enseignement de l’histoire et de la géographie repose sur une étude précise des contenus scientifiques de ces deux disciplines : vocabulaire et notions essentielles, nouveaux problèmes et nouvelles approches, langages spécifiques. Il se nourrit des problématiques et des avancées de la recherche universitaire.» Les Orientations communes établissent aussi clairement le lien entre les démarches scientifiques et la didactique de l’histoire et de la géographie : «Les méthodes mises en œuvre dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie placent la dimension critique au centre des pratiques pédagogiques». L’objet des réflexions qui suivent est de rappeler quelques-unes des propositions scientifiques susceptibles de fonder une didactique de l’histoire. L’usage didactique de méthodes conçues et éprouvées dans le cadre de la recherche universitaire ne va cependant pas de soi. La prise en compte des exigences des programmes de l’enseignement secondaire s’impose en effet comme une priorité. Chaque programme constituant un projet culturel et intellectuel cohérent, la première de ces exigences est qu’il soit traité dans son intégralité. De là découlent deux autres nécessités pour le professeur, être synthétique dans son traitement des sujets d’étude, mais pas trop afin de rester explicite dans ses démonstrations. La leçon d’histoire est un délicat compromis entre idées générales et exemples. Etre explicite suppose de mettre à la disposition des élèves un petit nombre de repères précis, événements, dates, personnages, notions. Etre synthétique suppose de ne pas se perdre dans ces repères, notamment dans la succession des événements. Ainsi apparaît le besoin de situer son propos dans un questionnement ou problématique. C’est là qu’un emprunt aux méthodes scientifiques peut aider à concevoir une démarche didactique rigoureuse. Nous disons emprunt car il ne s’agit pas de reproduire à l’identique la démarche scientifique mais bien de bâtir une démarche propre à l’enseignement secondaire. Les interventions des enseignants chercheurs ont montré la fécondité d’une réflexion épistémologique appliquée à la didactique de l’histoire. Je souhaiterais, dans les propos qui vont suivre, concentrer l’attention sur quelques points fondamentaux. 1 - Penser le temps, penser dans le temps. L’histoire s’inscrivant dans le temps, nous avons pris l’habitude de classer les événements les uns par rapport aux autres dans le cadre de chronologies linéaires, parfois comparatives (plusieurs chronologies parallèles), ce qui est nécessaire. Il ne s’agit pourtant que d’une taxonomie dont la fonction unique est d’éviter l’anachronisme. Certes, cette taxonomie nous aide à penser le temps mais elle ne nous conduit pas à penser dans le temps, c’est-à-dire à appréhender ce que nous percevons comme un flux insaisissable qui n’est déjà plus présent au moment où nous y pensons. Penser dans le temps suppose donc un effort intellectuel bien particulier pour nous projeter dans le passé afin de nous le représenter, autant que possible, dans sa réalité d’alors, lorsqu’il était un présent, ouvert sur l’avenir. Dans Le futur passé, contribution à une sémantique des temps historiques, Reinhart Koselleck analyse les conditions permettant de penser le passé comme présent en posant la question : « Comment, dans chaque présent, les dimensions temporelles du passé et du futur ont-elles été mises en relation ? ». Il remarque tout d’abord que « la présence du passé est autre que celle du futur ». En effet, alors que le passé se manifeste par un « champ d’expériences » concentrées dans le moment présent et n’entretenant pas nécessairement de continuité entre elles, le futur se présente comme un « horizon d’attente » qui s’étale sur des années. Au passage, remarquons que cela réfute la représentation linéaire du temps. Si l’on prend l’exemple de l’effondrement français de 1940, le champ d’expériences fait brusquement affluer dans l’esprit des dirigeants les souvenirs des précédentes invasions allemandes de 1870 et 1914. Nous ne pouvons nous re-présenter l’horizon d’attente de juin 1940 qu’en faisant appel à la somme des expériences, et des connaissances, alors disponibles : évacuation de la capitale au sud de la Loire, formation de nouvelles armées pour repousser l’ennemi,… La mise en relation de ces expériences et connaissances avec les décisions à prendre et l’action à mener permet de restituer les acteurs dans leur contexte, acteurs confrontés à des possibles et faisant des choix. Comprendre «l’incertitude fondamentale de l’événement » (Koselleck) est la condition nécessaire pour se déprendre de l’apparente logique de l’histoire téléologique et faire sentir aux élèves que si la décision de Pétain de demander l’armistice est alors apparue comme la plus rationnelle, c’est l’extraordinaire pénétration de l’analyse de De Gaulle qui lui permet de discerner des motifs d’espoir dans le contexte d’alors : maintien de la puissance maritime britannique et de l’empire colonial français, vraisemblable mondialisation du conflit avec entrée en guerre des Etats-Unis. Rappeler l’incertitude fondamentale de l’événement, celui qui a marqué les contemporains eux-mêmes, aide donc à se projeter dans le moment historique et à en faire comprendre les enjeux. Exemples : le Serment du jeu de paume, avec retour sur l’équivoque de la réunion des Etats généraux; la mobilisation générale le 2 août 1914 comprise dans le cadre de la croyance des dirigeants européens en l’inéluctabilité de la guerre. Remarque sur le temps du récit : le présent est sans doute le plus à même d’approcher la contingence de l’événement ; les temps du passé mériteraient aussi d’être réemployés. 2 - Reconnaître les parcours des acteurs L’histoire sociale a été classiquement conçue comme une histoire des entités sociales données comme déjà constituées : il y avait l’ordre, la classe, les ouvriers, les paysans, les bourgeois. Ce découpage reposait sur des normes, lieu de résidence, place dans la production, responsabilités dans la société, ou des pratiques communes, luttes sociales, entraide. Normes et pratiques communes définissaient le contexte sensé expliquer les faits et gestes des acteurs à travers des mécanismes fonctionnels ou structurels. Leurs parcours individuels étaient méconnus. Dans un article fondateur publié en 1977, Micro-analisi e storia sociale (Quaderni storici, 35, pp. 506-520), Edoardo Grendi observait que l’histoire sociale dominante laissait ainsi échapper tout ce qui relève des comportements et de l’expérience sociale. Se référant à l’anthropologie, anglo-saxonne pour l’essentiel, il proposait de prendre pour règle d’intégrer et d’articuler entre elles le plus grand nombre de ces propriétés. Le choix de l’individuel n’est pas ici pensé comme contradictoire avec celui du social : il doit en rendre possible une approche différente en suivant le fil d’un destin particulier. On imagine sans peine ce que ces propositions recèlent comme potentiel de compréhension de l’histoire par nos élèves. A travers ce que Grendi appelle « l’exception normale », émergent les parcours stratégiques des acteurs de l’histoire, leur créativité, leur capacité à manipuler, à contreattaquer et non la simple réponse aux conditions du contexte comme le structuralisme, le marxisme ou le fonctionnalisme l’avaient suggéré. Exception normale, donc, parce qu’un témoignage, un document, un événement uniques contiennent en eux des éléments tout à fait normaux qui fournissent pourtant des clés pour décoder le changement. Une lecture attentive des Mémoires de Martin Nadaud publiées en 1976 par Maurice Agulhon montre qu’il ne s’agit pas de « faire des anecdotes avec les archives mais d’entrer dans des systèmes » (Arlette Farge). Classiquement, le personnage de Martin Nadaud intéresse le professeur qui étudie la condition ouvrière sous la Monarchie de juillet : longues journées de travail, faibles salaires, vie précaire dans des garnis. Observons qu’il ne s’agit pas de l’archétype de l’ouvrier, celui de la grande industrie, puisque Martin Nadaud est un ouvrier du bâtiment. Mais il retrouve de l’intérêt au regard de la construction de la catégorie classe ouvrière car il participe à des luttes sociales pour revendiquer des augmentations de salaires. Qui sait, ou mentionne, que Martin Nadaud fut ensuite député sous l’Assemblée législative, de 1849 à 1851, puis exilé sous le Second Empire et finalement de nouveau député sous la Troisième République ? A vrai dire, on ne sait plus que faire de sa biographie et son parcours est tronqué net. A y regarder de plus près le parcours de Martin Nadaud nous permet d’entrer dans des systèmes qui révèlent certaines des dynamiques à l’œuvre dans la France des années 1830 à 1880. • Il illustre d’abord le premier modèle de travailleur immigré. A partir de la Monarchie de juillet, la croissance rapide de Paris nécessite de faire appel à une main d’œuvre que les campagnes environnantes ne suffisent plus à fournir. Tirant une maigre subsistance de leurs terres granitiques, les paysans creusois prennent l’habitude de se faire embaucher pour l’hiver sur les chantiers parisiens. Ainsi se constitue une première émigration économique intérieure. Celle-ci est d’emblée caractérisée par des phénomènes de rejet et de violence. Lorsqu’ils quittaient la Marche pour Paris, les migrants traversaient d’abord le • • Berry où ils devenaient des vagabonds bruyants que les paysans indigènes conspuaient et insultaient ; des rixes éclataient parfois. Martin Nadaud est ensuite un militant ouvrier dont la vie nous plonge dans le monde ouvrier d’avant la constitution des partis et des syndicats, à un moment où les formes d’organisation sont balbutiantes. Sympathisant de Cabet, on le voit dans les cafés lire son journal, Le populaire, pour ceux qui ne savent pas lire. A une époque où les coalitions sont interdites, on le voit participer à de grands rassemblements hors les murs de Paris (au Pré-saint-Gervais en 1840) pour revendiquer des augmentations de salaire et tenter d’échapper à la répression. Militant de la dignité ouvrière, il ouvre une école pour les ouvriers du bâtiment. Simultanément, Martin Nadaud est un républicain. Dès 17 ans il prend part aux mouvements populaires parisiens (émeute républicaine des 5 et 6 juin 1832 à l’occasion des obsèques du général Lamarque). Il adhère à la Société des droits de l’homme. Il admire Raspail, Fourier, Louis Blanc. Il ne semble pas avoir participé directement à la révolution de 1848. Réprouvant la violence, il est réservé devant les journées de juin 1848, « allergique au marxisme » (Maurice Agulhon). Martin Nadaud apparaît comme un républicain modéré. Il est élu à l’Assemblée législative en 1849 comme député de la Creuse. Il s’occupera de législation sociale et d’urbanisme (Il est l’auteur de la formule célèbre : « Quand le bâtiment va, tout va »). Exilé sous le Second Empire, il revient en 1871, se pose en réconciliateur des Républicains après la Commune, est élu député. Reconnaître les parcours des acteurs c’est non seulement suivre leur cheminement dans la vie, c’est aussi reconnaître leur capacité à interpréter le monde et à adapter leur comportement aux situations. Ceux-ci développent des stratégies, de négociation ou de conflit, à partir de leurs propres représentations et des ressources et contraintes de leur espace relationnel. C’est le statut du contexte qui est donc revisité ; dans le cadre d’un usage non plus rhétorique mais argumentatif et interprétatif il s’agit bien d’expliciter les mécanismes d’agrégation et d’association en insistant sur les modalités relationnelles qui les rendent possibles, en repérant les médiations existant entre « la rationalité individuelle et l’identité collective » (Simona Cerutti). 3 – La démarche compréhensive de l’histoire globale Si, comme on vient de le rappeler, le repérage des médiations existant entre « la rationalité individuelle et l’identité collective » permet de construire du « macro » avec du « micro », il ne suffit pas à combler le vide laissé par l’obsolescence des grands paradigmes du passé dénoncé en 1987 par François Dosse dans son « histoire en miettes ». Le besoin de comprendre (saisir ensemble) un moment historique, ce qui différencie l’histoire de l’anecdote, la nécessité de produire un récit « saturé » (Antoine Prost) pour en rendre compte conduisent une nouvelle génération de chercheurs à explorer les voies de l’histoire globale. Dans Les traites négrières, essai d’histoire globale (Paris, 2004), Olivier Pétré-Grenouilleau, montre d’abord que l’histoire globale n’est pas un retour à Braudel. Elle a évidemment un rapport avec la longue durée et l’étendue des cadres spatiaux et thématiques. Mais elle ne s’y limite pas. C’est « une entreprise destinée à éclairer la plus grande partie des facettes d’un même objet en en reliant les différentes composantes. Il s’agit de s’intéresser à un tout et à ses parties (en considérant que le premier n’est pas réductible à la somme des secondes), d’imbriquer le dedans et le dehors, de jouer sur les échelles, de passer des pratiques des acteurs aux logiques de leur action. La comparaison et le lien sont placés au cœur de l’analyse au lieu d’être considérés comme de simples accessoires ». (Olivier Pétré-Grenouilleau : « Il faut décentrer l’histoire », entretien avec Sciences humaines, n°185, aoûtseptembre 2007). Dans Les traites négrières, l’auteur examine le phénomène de la traite depuis l’antiquité. Il en envisage tous les protagonistes, non seulement les puissances occidentales qui pratiquèrent la traite atlantique à l’époque moderne et contemporaine, mais aussi les états musulmans qui l’initièrent dès le Moyen-âge en direction du Maghreb et du Poche Orient. Il montre aussi que l’Afrique noire elle-même est un acteur à part entière de la traite à laquelle elle impose même ses règles. La traite était en effet organisée par les élites d’Afrique noire : pour se maintenir au pouvoir celles-ci utilisaient conjointement deux activités, la guerre qui fournit des captifs et le commerce au loin qui procure les moyens économiques de la puissance, parures, textiles. Ainsi, les Européens répondirent-ils à la demande africaine, obtenant des esclaves en échange (sans doute plus de 90% des Africains déportés furent ainsi troqués). La démarche compréhensive de l’histoire globale ne s’oppose pas à l’événement, à l’individu, à la conjoncture, mais tente de les intégrer en les reliant à d’autres dimensions. Le traitement historique du rapport aux mémoires le montrera. Le pluriel signale d’emblée la différence des projets qui animent les mémoires par rapport à l’histoire et les mémoires entre elles. Chaque mémoire, pour ce qui la concerne, portée par un groupe, une communauté, cherche à « s’approprier certains objets du passé et l’interprétation de ceux-ci » (Paul Ricoeur). Ce faisant, la mémoire « installe le souvenir dans le sacré » remarque Pierre Nora. C’est donc à l’histoire d’assumer la tâche de reconstitution du passé commun, avec ses contradictions, pour tenter d’en proposer une intelligibilité d’ensemble. La première condition d’une histoire compréhensive des mémoires est fondée sur la connaissance de la diversité des acteurs. La confrontation de leurs points de vue préserve des visions réductrices, unilatérales et légitimistes ; elle prend en compte des témoignages nécessairement emprunts de subjectivité pour tenter de construire du vrai, sinon de l’objectif. De la confrontation de ces points de vue naissent lignes de force ou de fracture, problématiques, caractères spécifiques. La seconde condition est l’examen des dynamiques à l’œuvre à travers une approche dialectique voire systémique. Sous l’effet du jeu des acteurs les uns par rapport aux autres, aucune situation dans l’histoire ne reste immobile très longtemps. Dans un article paru dans la revue L’histoire en octobre 2005, Anne Hugon (université de Grenoble-II) remarquait, à propos de l’ambivalence du rapport colonial dans le domaine de la santé : « Ce que les archives nous révèlent, ce sont autant de situations particulières dans lesquelles différents protagonistes s’opposent, coopèrent ou négocient, selon les contextes ». Soulignons simplement ici que l’histoire globale s’appuie sur la notion de rapport colonial ou de situation coloniale pour aider à comprendre les expériences contraires des colons et des colonisés. Ce faisant, on « redécouvre » que l’histoire se fait à travers la reconstitution de parcours singuliers et mouvants au gré des conditions complexes de la vie des sociétés, irréductibles à une vision unilatérale ou à un schéma préétabli. Les remarques qui précèdent ne constituent pas un corps de doctrine pédagogique mais veulent rappeler quelques méthodes de bon sens autour desquelles il est possible d’imaginer un nombre quasi illimité de démarches. En définitive, ainsi que le rappelait Paul Ricoeur, « l’opération historiographique ne peut trouver son achèvement que dans la reconstitution littéraire du passé ». Celle-ci repose sur une « mise en intrigue » qui suppose : de montrer le changement, donc de penser dans le temps, de connaître la place et le rôle des acteurs, de proposer une intelligence globale du sujet.