L`évolution des rapports hommes – femmes

Transcription

L`évolution des rapports hommes – femmes
L’ÉVOLUTION DES RAPPORTS HOMMES – FEMMES
(SAINTE-GEMMES-SUR-LOIRE 1950-1970)
En 1990, Jacques Postel rappelait le sens généreux et noble du mot « asile » : l’île enchantée où se retrouvent les fiancés, les amoureux 1. Dans l’esprit de Pinel et d’Esquirol,
cette connotation positive devait s’opposer à celle, négative, de l’hôpital. Pourtant,
dans la « machine à guérir » qui naît au milieu du xixe siècle, la séparation des sexes
est consubstantielle à « l’opération thérapeutique ».
Dans cet article, nous esquisserons quelques traits liminaires d’une recherche en
cours concernant le décloisonnement progressif des rapports hommes – femmes dans
un hôpital psychiatrique entre les années 1950 et 1970. Notre terrain d’étude sera l’hôpital de Sainte-Gemmes-sur-Loire dans le département du Maine-et-Loire, en France.
Dans un premier temps nous dresserons un tableau des relations hommes-femmes
dans l’hôpital au milieu des années 1950. Puis, après avoir observé deux expériences de
mixité dans les années 1960, nous analyserons l’influence de la sectorisation dans la naissance de la mixité des soignants et, enfin, les relais qui ont contribué à la mixité des patients.
Les relations hommes – femmes au début des années 1950
Au début des années 1950, l’hôpital de Sainte-Gemmes-sur-Loire est un instrument
de soin, une « machine à guérir » qui fonctionne en rupture avec le monde extérieur
et sur le mode du cloisonnement. Tout d’abord, les patients hospitalisés sont internés,
coupés de leur milieu jugé délétère. Ensuite, à l’intérieur de l’hôpital, l’espace est divisé
en fonction du sexe, et distribué en pavillons selon le comportement du patient : « travailleur », « agité », « difficile », etc. Ce cloisonnement sexuel et comportemental se prolonge dans le travail, les temps religieux et les distractions. Cette séparation des sexes,
qui permet d’éluder la sexualité et la procréation, génère chez les hommes comme chez
les femmes des rapports homosexuels parfois non consentis. Côté hommes, on constate que l’homosexualité est tolérée tant qu’elle ne gêne pas le travail de surveillance. Au
début des années 1950, l’homosexualité est enseignée aux soignants comme un trouble
de la personnalité, une perversion 2. En conséquence, elle se dilue dans la folie.
1.
2.
Jacques Postel, « Asile, je ne dirai plus ton nom », France Culture, 1990.
Pourias 2005a (Raymond Pourias, infirmier de 1956 à 1972, puis surveillant chef de 1972 à 1984, secrétaire
général de la section CGT de 1961 à 1984).
Psychiatries dans l’histoire, J. Arveiller (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 289-300
290
Vincent Guérin
Le personnel soignant, quant à lui, se superpose à cette sexuation de l’espace : lors
de l’arrivée au travail, les soignantes descendent l’allée centrale côté gauche, les soignants côté droit 3. Ils ne peuvent se rencontrer qu’à l’extérieur de l’hôpital, lors des
réunions syndicales et notamment celles de la CGT (Confédération générale du travail), dont le surnom est « le syndicat des deux sexes ».
En réalité, cette étanchéité n’est qu’apparente. Ainsi, le directeur et les médecinschefs pratiquent l’espace sans entrave 4. De même, le personnel soignant peut se rencontrer dans des lieux d’attente pour le service comme la pharmacie, la buanderie, la
lingerie et la cuisine 5. De surcroît, à partir de 1953, avec la création au sein de l’hôpital
de l’« école d’infirmiers », le temps de formation devient mixte.
Pour les patients, seule la kermesse de juin est un temps mixte. Cependant, elle
est très codifiée et surveillée 6. Pour le reste, la relation hommes–femmes est soit négociée avec le personnel, soit arrachée. En effet, lorsque la surveillance s’estompe et / ou
se veut complaisante, des échanges sont possibles à la cuisine, à la messe et dans le jardin ; des lettres circulent de main à main 7. Plus encore, selon un mythe qui amplifie en
partie la réalité 8, hors du regard, des patients fuguent, franchissent les murs et se retrouvent dans le parc, dans « la grotte » ou le kiosque 9. Lorsqu’un homme et une femme
sont trouvés ensemble, c’est la cellule 10. Dans la « machine à guérir » la relation entre
un homme et une femme est un défaut de socialisation propre au rôle du malade ; elle
est perçue comme une transgression disciplinaire. Dans les années 1960, des mixités
de soignants et de patients se font dans différents contextes. Observons en détail deux
cas : une mixité soignante en 1960 et le bal de 1968.
Une mixité soignante et un carnaval
L’expérience de mixité soignante du Dr Henry (1960-1961)
En 1959, le Dr Henry prend la tête d’un service d’hommes qui comprend 494 patients
pour 81 soignants 11. Ce service est réparti en cinq pavillons : « les admissions », « les
travailleurs », « les gâteux », « la défectologie » et « les difficiles ». Lors de son arrivée, le
3. Entretien Mme X 2005 (infirmière de 1960 à 1993).
4. Toutefois, la circulation du directeur est restreinte. En effet, il doit avoir l’autorisation du médecin-chef.
Ceci illustre la dichotomie du bureaucratique et du charismatique au sein de l’institution.
5. Ménard 2005 (infirmière de 1970 à 2003).
6. Niogret 2005 (psychologue de 1957 à 1995).
7. Pourias 2005b.
8. On remarque ici que les éléments ci-après sont rapportés par une infirmière qui arrive en 1977, au moment
ou la mixité pavillonnaire se met en place dans le secteur III. Les membres du personnel qui ont vécu cette
période, s’ils reconnaissent des éléments de cette nature, sont moins catégoriques. On a l’impression que
le fantasme est devenu un mythe et qu’il se substitue en partie à la réalité et ce, au moment crucial où le
mélange des sexes cristallise toutes les appréhensions.
9. Entretien Mme Z 2005 (infirmière depuis 1977).
10. Guilloteau 2005 [infirmier de 1969 à 1996].
11. Archives administratives du CESAME (ACA), rapports de fonctionnement, 1960, p. 24.
L’évolution des rapports hommes – femmes…
291
médecin-chef est frappé par l’ambiance carcérale qui règne dans son service 12. Afin d’y
remédier, il décide de favoriser l’échange de parole et le travail manuel avec les patients.
Pour ce faire, il demande du personnel et des locaux à la commission de surveillance 13.
Seulement, la pénurie de personnel masculin le contraint à persuader le directeur d’embaucher 10 infirmières. Les exigences de recrutement, la guerre d’Algérie et la peur du
fou expliquent la rareté du personnel masculin. D’autre part, les infirmières côté femmes avaient refusé de travailler côté hommes, par « crainte du malade, mais aussi […]
des infirmiers » 14.
Les premières élèves infirmières arrivent en janvier 1960 15. Certains membres du
personnel, les plus anciens, sont rétifs à leur présence. Ils n’admettent pas qu’elles parlent avec les patients et établissent des liens avec les infirmiers. Ils craignent le blâme
car ils doutent de la capacité des infirmières à empêcher les évasions 16. En outre, le
Dr Henry se souvient que les élèves infirmières s’approprient les soins corporels : elles
ont envie de mettre en pratique les cours de l’« école d’infirmiers » 17. Les infirmiers,
privés de la fonction noble du soin, sont angoissés à l’idée d’être cantonnés dans un
travail ingrat de surveillance 18. L’usage de la force, dans l’univers psychiatrique, est
une virilité sans gloire, car elle est l’envers du travail psychique 19. Ce qui inquiète les
soignants, c’est peut-être moins la présence des infirmières que le changement induit.
[…] tout changement est dangereux […] car il met en question immanquablement
les conditions du jeu [de la personne], ses sources de pouvoir et sa liberté d’action en
modifiant ou en faisant disparaître les zones d’incertitudes pertinentes qu’[elle] contrôle 20.
La même année, profitant des nouvelles promotions d’infirmiers et d’infirmières, plus malléables que les anciennes, le Dr Henry modifie les horaires du personnel
en faisant tourner les équipes sur les trois temps de travail : le matin, l’après-midi et
la nuit 21.
En décembre 1961, huit des dix élèves infirmières sont affectées dans les services
de femmes sans raison officielle. Pour Mme X, une des élèves infirmières, les liaisons
entre infirmiers et infirmières expliquent cette affectation. Une rumeur se répand :
« on couchait avec les infirmiers d’abord, […] puis les malades et cela se passait dans
les baignoires » 22. Cette rumeur, qui prend appui sur une relation entre soignants,
12.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
20.
21.
22.
Henry 2003. Jacques-Émile Henry, psychiatre et psychanalyste de 1959 à 1993.
Ibid.
Pourias 2003.
Entretien Mme X 2005.
Henry 2004.
Henry 2005.
Henry 2004.
Molinier 1999, p. 51.
Crozier et Friedberg 1977, p. 386.
Henry 2003.
Entretien Mme X 2005.
292
Vincent Guérin
perçue comme incestueuse, libère le fantasme de la relation soignantes / patients et
révèle l’angoisse de la mixité.
Cette expérience de mixité soignante met à nu des pratiques sclérosées et donne
à voir en miroir une approche nouvelle du travail où semblent s’enchevêtrer la peur du
changement et la crainte de la mixité. Prématurée, elle est en partie fantasmée. Néanmoins, deux infirmières, « les plus âgées […], celles à qui on avait rien à reprocher »,
resteront dans le service 23. En mai 1968, une autre mixité se fait, mais cette fois dans
un climat de transgression.
Le carnaval de mai 68
Pendant la première semaine des « événements », le personnel de l’établissement est
dans l’expectative. Le 21 mai, la grève est décidée. Le 22 mai au matin, les grévistes investissent l’hôpital. Dans un climat de transgression, les territoires sont pour un temps
neutralisés, les circulations rendues possibles. Lors de la prise de contact avec les infirmières, le secrétaire de la CGT découvre pour la première fois le service des femmes 24.
Durant le mois de mai, des voix se libèrent 25. Un « comité de gestion » est créé, il permet aux soignants des deux sexes d’échanger et de s’exprimer. Le directeur est séquestré symboliquement, la pointeuse est enlevée, 96 revendications sont formulées. Un
rapprochement stratégique s’opère entre les médecins-chefs Henry et Colmin et les
syndicats d’infirmiers 26.
Dans ce climat d’euphorie, de carnaval, le 28 mai le personnel « force les portes du
foyer [des malades] », inoccupé depuis des années 27. Le Dr Jean-Louis Colmin organise spontanément, de 14 à 17 heures, un bal, le premier de l’histoire de l’hôpital, pour
les malades des deux sexes, les grévistes et leurs familles 28. Un camion vient livrer des
jus de fruits, distribués gratuitement aux malades 29. Malgré les réticences de la commission de surveillance qui craint pour sa responsabilité 30, les « bals thérapeutiques »
sont institutionnalisés et se poursuivent dans le foyer sous la responsabilité du Dr Colmin. Ils autorisent une hétéro-sensualité entre patients et rapprochent les soignants
des différents services ; ils anticipent et esquissent la mixité des patients.
23. Entretien Mme X 2005.
24. M. Pourias, archives privées, « Compte rendu sur les journées d’action de mai 1968 au CPD de SainteGemmes-sur-Loire ».
25. La première grève dans l’établissement a eu lieu en 1964.
26. Colmin 1976, p. 320.
27. Forget 2003 [attaché de direction de 1960 à 1992].
28. « Mouvements sociaux de mai 1968 – Participation du personnel hospitalier à la grève générale», ACA,
registre des délibérations de la commission de surveillance (1968-1972) et du conseil d’administration
(1973-1975), séance du 18 mai 1968, p. 1399.
29. Pourias 2003.
30. « Fonctionnement du foyer des malades – Bals thérapeutiques», ACA, registre des délibérations de la
commission de surveillance (1968-1972) et du conseil d’administration (1973-1975), séance du 20 janv.
1969, p. 1481.
L’évolution des rapports hommes – femmes…
293
En 1968, 1969 et 1970, des recrutements importants de soignants s’effectuent 31. Les
« anciens », socialisés sur le mode asilaire, sont dilués. En 1969, le service des femmes
se laïcise, les sœurs se retirent en raison de la faiblesse de leur effectif 32. Tout cela favorise l’homogénéisation des infirmiers et infirmières amorcée par l’école en 1953. Un
monde disparaît, un autre est un train de naître. Certains regrettent l’esprit familial
d’antan 33.
L’euphorie de 68 se perpétue pour un temps au travers d’un groupe de réflexion : le
Groupe d’études psychiatriques angevin 34. Les réunions ont lieu le soir dans le foyer,
elles réunissent une cinquantaine d’hommes et femmes des différents services et de
toutes les catégories socioprofessionnelles de l’hôpital 35. Des psychiatres, tel Roger
Gentis, sont invités. « On refaisait le monde » 36. Le thème de la mixité est abordé 37.
Cependant, il faut attendre 1971, avec la mise en place du secteur, pour voir les relations hommes – femmes changer profondément.
De la sectorisation à la mixité soignante (1971-1972)
La sectorisation (octobre 1971)
La sectorisation émerge officiellement avec la circulaire du 15 mars 1960. Ce texte
annonce un nouveau dispositif psychiatrique qui doit mettre fin au système asilaire.
Il préconise la mise en place dans chaque département d’un découpage en secteurs
dans lesquels une même équipe médico-sociale, sous la responsabilité d’un psychiatre,
assure pour les malades hommes et femmes une continuité de soins 38. Les médecinschefs se voient confier un service leur permettant de recevoir les malades des deux
sexes qu’ils auront dépistés au dispensaire et qu’ils auront à suivre en post-cure dans
les divers organismes créés.
En Maine-et-Loire, le 21 août 1968, le directeur départemental de l’Action sanitaire
et sociale présente devant le conseil général une découpe en neuf secteurs « bi-sexualisés » 39. Les objections du conseil général se cristallisent autour de la « bi-sexualisation »
et des conditions architecturales qu’elle impose 40. En 1969, les circulaires ministérielles
31. « Délivrance des diplômes », ACA, rapports de fonctionnement, 1975, p. 32.
32. « Départ des religieuses», ACA, registre des délibérations de la commission de surveillance (1968-1972) et
du conseil d’administration (1973-1975), séance du 22 sept. 1969, p. 1557.
33. Niogret 2005.
34. Ibid.
35. Géraud 1980, p. 72.
36. Niogret 2005.
37. Ibid.
38. Circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en
matière de lutte contre les maladies mentales.
39. Baraer 1979, p. 35. Ce terme, pour signifier des secteurs avec un service d’hommes et un service de femmes, contient un lapsus qui substituerait sexualité à sexuation.
40. « Programme général de lutte contre les maladies mentales », Archives départementales de Maine-et-Loire
(ADML), Per. 6-1 / 25, procès-verbaux du conseil général, séance du 16 janv. 1970, p. 245.
294
Vincent Guérin
no 8 du 14 janvier et no 12 du 24 janvier réaffirment la « bi-sexualisation » des services 41. Celle du 24 janvier précise que « compte tenu des travaux de rénovation déjà
exécutés dans la plupart des établissements, il devrait être possible d’assurer partout
la bi-sexualisation au moins au niveau des admissions, celle-ci s’étendant progressivement ensuite à l’ensemble des services » 42. Le 16 janvier 1970, le conseil général tente
de manœuvrer et accepte le principe de la sectorisation… mais sur la base d’un autre
découpage qui évacue en partie la « bi-sexualisation » 43. Le 24 août 1971, le ministère
de la Santé publique et de la Sécurité sociale impose le découpage initial 44. Les secteurs
se construisent de part et d’autre de l’allée centrale.
Dans les rapports de fonctionnement de 1970, rédigés en 1971, l’étiquetage comportemental a disparu. Dans les secteurs II et III du Dr Henry et du Dr Colmin des mélanges de pathologies sont tentés « malgré des oppositions du personnel, des familles,
dans la population et parmi les collègues » 45. En réalité, ce décloisonnement des pathologies est relatif, dans les services d’hommes et de femmes une partition subsiste entre
d’une part le « service d’admission » et d’autre part les « chroniques » et les « aigus »
qui eux, sont parfois mélangés 46.
La mixité des soignants (février 1972)
En février 1972, le Dr Colmin, médecin-chef du secteur III, lance la mixité des personnels. Il est suivi dans le secteur II par le Dr Henry. Cette mixité doit pallier au manque
d’infirmières dans les services de femmes 47. Dans les faits, elle existait déjà avec le passage ponctuel d’infirmiers dans des pavillons de femmes pour renforcer les effectifs
d’infirmières 48. En janvier 1972, cette carence avait déclenché une grève d’une semaine
qui s’était soldée par une négociation à la préfecture et la décision de recruter du personnel 49. Cette mixité soignante, mise en place à partir de février, s’appuie sur le renouvellement massif des personnels effectué entre 1968 et 1970. Dans un premier temps,
elle se fait par des remplacements 50. On demande des volontaires. Globalement, les
infirmières sont favorables à la mixité des soignants, les infirmiers sont plus réticents 51 : ils ne veulent pas être commandés par des femmes 52. Raymond Pourias, qui
41. Circulaire no 8 du 16 janv. 1969 relative au traitement des malades mentaux.
42. Circulaire no 12 du 24 janv. 1969 relative à la bi-sexualisation des hôpitaux psychiatriques.
43. « Programme général de lutte contre les maladies mentales », ADML, Per. 6-1 / 25, procès-verbaux du conseil général, séance du 16 janv. 1970, p. 245.
44. Baraer 1979, p. 52.
45. Henry 2005.
46. Ibid.
47. Géraud 1980, p. 72.
48. Ibid., p. 73.
49. Ibid.
50. Entretien Mme X 2005.
51. Pourias 2005a.
52. Ménard 2005.
L’évolution des rapports hommes – femmes…
295
est surveillant chef et secrétaire général de la section CGT, nous confie que « les plus
cavaleurs refusent d’y aller » 53. La mixité contient un risque fantasmatique 54 :
[…] menaces de coucherie, de ménages brisés, de divorces, de naissances illégitimes,
de malades amoureux du personnel. L’opposition se résume dans le refus de créer un
bordel 55.
A contrario, dans leurs services, les infirmiers accueillent l’arrivée des femmes avec
grande satisfaction. M. Guilloteau, infirmier, nous avoue que « les filles faisaient beaucoup plus de ménage, s’occupaient beaucoup plus des patients […], c’était pas la même
façon de faire » 56. En revanche, côté femmes, le passage est difficile. Les accrochages
avec la surveillante et le médecin qui prend sa défense sont nombreux 57. M. Guilloteau précise : « on avait le droit de ne rien faire. C’était resté le système des sœurs 58.
C’était la chef qui commandait tout » 59. Certains infirmiers ne sont pas très à l’aise
avec les toilettes des jeunes femmes 60. De son côté, Mme Y, aide-soignante, trouve le
travail des hommes peu soigneux 61. Cependant, M. Guilloteau et Mme Y s’accordent
pour dire que le passage des hommes limite la violence chez les femmes et facilite le
déplacement des patients. Par la suite, le volontariat des débuts laisse la place à des
mutations de 18 mois : « C’était pour obliger un petit peu tout le monde à y aller » 62.
Dans les autres secteurs, la mixité soignante rencontre des réticences, mais elle va
s’élaborer progressivement. C’est de ce nouveau dispositif psychiatrique, articulé à la
psychothérapie institutionnelle et à l’évolution des jeux de pouvoir, que va naître la
mixité des patients au sein des pavillons.
Les relais vers la mixité pavillonnaire
Psychothérapie institutionnelle et mixité
La psychothérapie institutionnelle a pour ambition de favoriser les échanges langagiers, économiques et sexuels 63. Selon cette conception, la mixité des patients est un
53.
54.
55.
56.
57.
58.
59.
60.
61.
62.
63.
Pourias 2005a.
Niogret 2005.
Géraud 1980, p. 72.
Guilloteau 2005.
Ibid.
La communauté de Sainte-Marie-la-Forêt s’était retirée le 15 septembre 1969. Elle avait laissé sous statut de
droit commun deux de ses membres, infirmières diplômées. On remarque ici la persistance d’une socialisation dont l’empreinte va progressivement s’effacer avec le renouvellement des générations d’infirmières et l’arrivée des infirmiers.
Guilloteau 2005.
Ibid.
Entretien Mme Y 2005 (aide-soignante de 1945 à 1979).
Guilloteau 2005.
Colmin 1980, p. 427.
296
Vincent Guérin
levier thérapeutique. Dès 1969, dans les « services institutionnels » des docteurs Colmin
et Henry, des « comités de loisirs » favorisent l’éclosion d’activités mixtes. Des piqueniques, des visites de zoo sont organisés 64.
À partir d’avril 1970, le Dr Colmin, au travers de « réunions de recyclage », tente
d’insuffler aux infirmiers le travail thérapeutique collectif. En juin 1971, il suggère l’idée
d’un club. En octobre 1972, un « comité hospitalier » se met en place 65 : le « Club de
l’espérance » est né. Le club est une association de patients disposant de sa propre autonomie financière, il est relié par une convention avec les autorités administratives de
l’hôpital ou du secteur. Alors que les bâtiments sont encore séparés, les réunions du
club favorisent la mixité des patients. En octobre 1974, un autre « comité hospitalier »
est créé dans le secteur du Dr Henry 66. Les clubs permettent à partir de 1975, grâce au
« super pécule » issu de la vente des objets confectionnés par ceux-ci, d’organiser des
sorties camping. En 1975, trois séjours sont organisés. Le dernier est mixte pour les
patients. Les accompagnateurs sont des hommes 67.
La mixité des soignants, très fantasmée, pose problème. C’est seulement en 1976
qu’elle est acceptée dans cette activité 68. Au travers du récit d’un interne, on voit des
couples se former 69. On observe même la transition d’une homo-sensualité à une
hétéro-sensualité.
Jean-Pierre me parle de sortir souvent lorsqu’il sera à nouveau à l’hôpital. Il demande
d’emmener Chantal avec lui. Avant le camp, Jean-Pierre et Lionel étaient considérés
depuis 10 ans comme inséparables avec ce que cela suppose dans une vie de pavillon.
Après le camp, Jean-Pierre fut considéré comme petit ami de Chantal. Ils se retrouveront, avec quelques difficultés, dans le pavillon par la suite. Leur relation sera diversement acceptée 70.
L’influence de la commission médicale consultative (1972)
C’est au travers de la loi de finances du 31 juillet 1968, qui harmonise les structures
administratives des hôpitaux psychiatriques avec celles des hôpitaux généraux, que la
mixité des patients va évoluer indirectement 71. Le 6 novembre 1972 l’hôpital change
de statut : il devient Établissement public autonome. C’est la fin de la commission de
surveillance et la naissance du conseil d’administration. Dans ce nouvel organigramme,
les médecins s’expriment au travers de la commission médicale consultative et pèsent
64. « Comité de loisirs », ACA, registre des délibérations de la commission de surveillance (1968-1972) et du
conseil d’administration (1973-1975), séance du 22 sept. 1969, p. 1557.
65. « Création d’un comité hospitalier au secteur III », ACA, registre des délibérations de la commission de
surveillance (1968-1972) et du conseil d’administration (1973-1975), séance du 26 juin 1972, p. 1919.
66. Le 1er janvier 1977 « les comités hospitaliers » des secteurs II et III sont rattachés à l’association départementale « Croix Marine d’Anjou ».
67. Baguenier-Désormeaux 1980, p. 15.
68. Ibid., p. 17.
69. Ibid., p. 73.
70. Ibid., p. 37.
71. Loi de finance du 31 juillet 1968, titre V « dispositions diverses d’ordre sociale », art. 25.
L’évolution des rapports hommes – femmes…
297
sur les décisions du conseil d’administration 72. Les jeux d’influences entre l’autorité
administrative « bureaucratique » et médicale « charismatique » changent. L’avis des
médecins est davantage pris en compte 73. En octobre 1973, le principe de la mixité
pavillonnaire est adopté par le conseil d’administration. Celui-ci se rallie au vœu de
la commission médicale consultative qui est favorable à la mixité des patients pour
des raisons thérapeutiques 74.
Admettant les arguments thérapeutiques développés, le conseil d’administration souhaite toutefois une application lente et progressive des nouvelles méthodes, invitant
les psychiatres à l’indispensable prudence en fonction de l’état des malades qui nous
sont confiés 75.
La mixité des unités de soins soulève le problème de la prescription de « préservatifs » et surtout celui de leur approvisionnement 76.
Au même moment, en 1973, le service libre supplante l’internement par le nombre des journées d’hospitalisation 77. Les structures ambulatoires se développent : une
hospitalisation de nuit et de jour se met en place, un foyer post-cure mixte est créé en
1976. L’hospitalo-centrisme est entamé, les journées d’hospitalisation diminuent, les
réadmissions à 6 mois augmentent : c’est l’émergence du « syndrome de la porte à tambour » : l’hôpital cesse d’être un lieu d’hébergement, il devient un lieu de soin presque
comme les autres.
La mixité pavillonnaire (octobre 1977)
Quatre années vont encore s’écouler avant que la mixité pavillonnaire se fasse ; elles
seront mises à profit pour aménager les services et surtout préparer l’esprit des soignants 78.
Des aménagements architecturaux sont effectués : le dortoir laisse la place à la
chambre à deux lits 79. Ils induisent plus de confort et d’intimité 80.
Comme pour la mixité soignante, celle des patients se fait d’abord dans les secteurs des docteurs Colmin et Henry et dans des pavillons choisis 81 : d’abord, dans le
secteur III du Dr Colmin en octobre 1977 82, puis dans le secteur II du Dr Henry. Dans
celui-ci, elle commence par un mouvement de femmes dites « difficiles, débiles » ;
72. Henry 2003.
73. Ibid.
74. « Mixité des malades dans les unités de soins », ACA, registre des délibérations de la commission de surveillance (1968-1972) et du conseil d’administration (1973-1975), réunion du 22 oct. 1973, p. 1622.
75. Ibid.
76. « Prescription de contraceptifs », ACA, procès-verbaux des réunions de la commission médicale consultative, séance du 6 déc. 1973, p. 52-53.
77. Michot 1982, p. 14.
78. Henry 2005.
79. Guilloteau 2005.
80. Ibid.
81. Ibid.
82. Géraud 1980, p. 73.
298
Vincent Guérin
M. Guilloteau, infirmier, précise : avec qui « on avait du mal à faire des activités » 83.
Côté hommes, ce sont d’abord des volontaires, « [ceux] qui ne posaient pas de problèmes » 84. Certains refusent en raison de leur pathologie : « ils avaient peur des femmes » 85. Rapidement, les admissions deviennent mixtes. Dans les autres secteurs, la
mixité des patients prend plusieurs années à se mettre en place 86.
Cette mixité pavillonnaire favorise les relations hommes – femmes au quotidien,
notamment lors des repas. Des couples se forment 87, des pilules sont prescrites, des
stérilets sont posés. Les malades « à risque » sont surveillés.
Ainsi, l’émergence de la mixité des soignants et des patients dans le paysage de
l’hôpital psychiatrique de Sainte-Gemmes-sur-Loire est liée à la sectorisation et à la
psychothérapie institutionnelle qui apparaissent comme des clés de voûte, des catalyseurs innervés par l’action de psychiatres réformateurs.
Cette évolution, qui augmente les interactions entre les hommes et les femmes,
met en mouvement les cloisonnements sédimentés de l’hôpital. Elle refaçonne les relations entre les patients, entre les soignants et les patients.
La mixité apparaît ici comme un symptôme / levier qui accentue le déséquilibre
entre contrainte (physique et morale) et soin, ouvre l’hôpital psychiatrique sur la cité
et le fait passer d’« une machine à guérir » à un établissement médical spécialisé.
Cependant, il manque à ce défrichage l’arrière-plan sur lequel s’inscrit le changement : « l’encastrement » complexe du contexte sociopolitique, comme l’influence
des « alliés » du syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques sur les différents
gouvernements 88, qui contribue à l’humanisation des hôpitaux et à l’évolution progressive du dispositif de soin ; mais aussi les innovations thérapeutiques comme les
psychotropes et leurs effets induits telles la technisation du soin, la professionnalisation des soignants ; l’influence de la psychothérapie institutionnelle, l’activisme syndical des soignants etc. Autant d’éléments, affleurant ça et là, qu’il faudra envisager
pour restituer à ce « processus de décloisonnement », dont nous avons exhumé un
symptôme symbolique, toute sa complexité.
Vincent Guérin 89
83.
84.
85.
86.
87.
88.
89.
Guilloteau 2005.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Baguenier-Désormeaux 1980, p. 73.
Ayme 1995, p. 51.
[email protected]
L’évolution des rapports hommes – femmes…
299
Références bibliographiques
Ayme J. (1995), Chronique de la psychiatrie publique à travers l’histoire d’un syndicat, Paris, Erès.
Baguenier-Desormeaux A. (1980), À propos d’une expérience de camping dans le cadre d’un
service de psychothérapie institutionnelle, thèse pour le doctorat en médecine, université
d’Angers, faculté mixte de Médecine et de Pharmacie d’Angers (dactyl.).
Baraer J. (1979), La Psychiatrie dans le Maine-et-Loire : mise en place de la sectorisation, mémoire
pour le CES de psychiatrie, université d’Angers, faculté mixte de Médecine et de Pharmacie
d’Angers (dactyl.).
Colmin J.-L. (1977), « Psychiatrie et syndicalisme infirmier », in A. Verdiglione (éd.), La Folie
(actes du colloque de Milan), Paris, Union générale d’éditions, p. 313-332.
Colmin J.-L. (1980), « Psychanalyse et hiérarchie infirmière dans le secteur public », L’Information psychiatrique, vol. 56, no 4, p. 427-431.
Crozier M. et Friedberg E. (1977), L’Acteur et le Système, les contraintes de l’action collective,
Paris, Seuil.
Géraud C. (1980), L’Équipe schizophrène, notation du personnel dans un service de psychothérapie institutionnelle, thèse pour le doctorat en médecine, université de Paris VI (dactyl.).
Guérin V. (2004), « L’Irruption de la psychothérapie institutionnelle dans un service psychiatrique : l’expérience de Jean-Louis Colmin à Sainte-Gemmes-sur-Loire au milieu
des années soixante », in La Transformation d’un hôpital psychiatrique : Sainte-Gemmessur-Loire (1937-1990), DEA Régulations sociales, université d’Angers, p. 58-83 (dactyl.).
Michot H. (1982), Approche épidémiologique en psychiatrie, thèse pour le doctorat en médecine, université d’Angers, faculté mixte de Médecine de Pharmacie d’Angers (dactyl.).
Molinier P. (1999), « Faire l’homme dans un travail de femme : souffrance et défense des
infirmières psychiatriques », in M. Ferrand et C. Marry (dir.), Du côté des hommes
(actes des journées d’études du MAGE – Marché du travail et Genre), Paris, CNRS –
MAGE, document de travail, no 1, p. 44-55 (dactyl.).
Archives orales
Forget C. (2003), entretien réalisé et enregistré le 16 juillet.
Guilloteau Y. (2005), entretien réalisé et enregistré par l’unité A1 « Genres et territoire » :
E. Lafond, B. Brovelli, P. Martin-Mattera et V. Guérin, le 30 mai.
Henry (2003), entretien réalisé et enregistré le 27 avril.
Henry (2004), entretien réalisé et enregistré le 14 décembre.
Henry (2005), entretien réalisé et enregistré le 7 septembre.
Mme X (2005), entretien réalisé et enregistré le 29 janvier.
Mme Y (2005), entretien réalisé et enregistré le 1er juin.
Mme Z (2005), entretien réalisé et enregistré le 10 juin.
Ménard C. (2005), entretien réalisé et enregistré par l’unité A1 « Genres et territoires » :
E. Lafond, B. Brovelli, P. Martin-Mattera et V. Guérin, le 4 mai.
300
Vincent Guérin
Niogret J. (2005), entretien réalisé et enregistré par l’unité A1 « Genres et territoires » :
E. Lafond, B. Brovelli, P. Martin-Mattera et V. Guérin, le 4 avril.
Pourias (2003), entretien réalisé et enregistré le 2 mai.
Pourias (2005a) entretien réalisé et enregistré le 19 janvier.
Pourias (2005b), entretien téléphonique informel non enregistré, réalisé le 29 septembre.