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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 5 septembre 2009. Nouvelle série n° 62. Marionnettes Pierre Blaise, Anne-Françoise Cabanis, Franck Delorieux, Jean-Pierre Han, Sidonie Han, Patrizia Runfola Sans titre, photographie de Jean-Pierre Lable, 2008. ÉDITO Georges Valbon par Jean Ristat ’est avec une infinie tristesse que je viens d’apprendre le décès de Georges Valbon. Je pense avec tendresse à Catherine, son épouse, à ses enfants. On sait ce que les mots ont d’insuffisants et pour tout dire de conventionnel en de telles circonstances. Alors, comme l’écrivait Aragon : On construit de mots la chair du passé / Au poignet des gens ont gelé leurs montres. D’autres que moi parleront de cette vie tout entière dévouée au bien public, de son courage et de sa probité. Je voudrais simplement rappeler qu’il avait le souci de l’avenir et témoigner de l’aide qu’il n’a cessé d’apporter aux jeunes créateurs de toutes disciplines. Sans lui et l’aide du conseil général de Seine-Saint-Denis, la revue et la collection Digraphe, que C j’ai animées de 1974 à 1999, n’auraient pu connaître une telle longévité. Il nous a permis de travailler dans les meilleures conditions possibles. Les fêtes et les manifestations organisées par Digraphe – en particulier à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française – n’auraient pu avoir lieu sans son soutien. Il fut également présent lors de la reparution des Lettres françaises, en 1989. Je me souviens de nos rencontres, de son écoute attentive et chaleureuse, de sa curiosité intellectuelle toujours en éveil, de sa générosité. La littérature et les arts en général n’étaient pas pour lui, comme pour tant d’autres, un « supplément d’âme » mais une nécessité politique au sens où ils participent de la construction d’espaces de libertés. Merci Georges. Pour que vivent l’Humanité et les Lettres françaises (IV) Nous avons lancé il y a cinq mois un appel à nos lecteurs pour nous aider à résoudre les problèmes financiers que connaît notre journal. Vous avez été nombreux à réagir ; les premiers dons ont rapidement afflué. Néanmoins nous devons continuer à nous battre pour notre survie. Votre soutien nous est toujours nécessaire. Nous publions ici une deuxième liste des donateurs. Que chacun d’eux trouve ici l’expression de notre reconnaissance. Pierre Kaldor, Henri Malberg, Jean-Michel Pottier, Hélène Charnay, Robert Molinaro, Hanna Clairière, Marie-Paule Zakowski, Léandre Curzi, Ivan Renar, Emile Salcedo, Yvette Clerc, Jean Toulat, Bruno Pellachal, Bernadette Rigaud, Gérard Jouannest, Lucette Dubois, Yann Boucher, Pierre-Étienne Heymann, Gilbert Aymé, Geneviève Asse, Silvia Baron-Supervielle, Claude Glayman, Diane Scott, Yahia Belaskri Appel pour les Lettres françaises SOMMAIRE Photo de Jean-Pierre Lable. Page I Edito de Jean Ristat : Georges Valbon. Page II Dossier Marionnettes (Pages III à VI) Sidonie Han : Pourquoi la marionnette ? Page III Anne-Françoise Cabanis : Charleville-Mézières : un festival nouvelle manière (entretien). Page III Jean-Pierre Han : Le mystère Craig. Page IV Patrizia Runfola : Le constructeur de décors. Page IV Pierre Blaise : Petites formes. Page V Franck Delorieux : La vie dédalique. Page V Françoise Hàn : Le Livre du Graal. Page VI Christophe Mercier : Valérie Larbaud au quotidien. Page VI Franck Delorieux : Le testament de Pierre Bourgeade. Page VII Sébastien Banse : « … Que je voie qui est vivant et qui est mort. ». Page VII Marianne Lioust : Un premier roman prometteur. Page VII Jean Ristat : Un beau et mélancolique roman d’amour. Page VIII Jean-François Nivet : Le lieu et la formule. Page VIII Michel Vanoosthuyse : Berlin Alexanderplatz de Döblin enfin traduit ! Page IX Gérard-Georges Lemaire : Joseph Roth : profession exilé. Page IX François Eychart : Une histoire phosphorescente des temps noirs. Page IX Françoise Hàn : Désir d’écrire (chronique). Page X Jean-Baptiste Para : La vitesse intérieure de Dominique Grandmont. Page X Jacques-Olivier Bégot : Aux marges du politique. Page XI Jacques-Olivier Bégot : Derrida du monde entier. Page XI Denis Collin : Rêve et cauchemar : retour sur Marx et le capitalisme (entretien). Page XII Yahia Belaskri : L’histoire oubliée. Page XII Gérard-Georges Lemaire : Une Biennale à Venise pour quel monde ? Page XIII Justine Lacoste : Qu’est-ce que l’abstraction ? Page XIII Giorgio Podestà : Le panslavisme d’Alfons Mucha. Page XIII Justine Lacoste : Rodin et les arts mineurs. Page XIII Justine Lacoste : La bibliothèque d’une dilettante. Page XIV Yves Kobry : Bonnard ou la magie du quotidien. Page XIV Clémentine Hougue : Le monde selon Parr (chronique). Page XIV Claude Shopp : Journal du cinémateur (chronique). Page XV Gaël Pasquier : Échangisme buissonnier. Page XV José Moure : Sous les écrans, la plage. Page XV Jean-Pierre Han : Avignon : annonce de saison ? Page XVI Pierre-Emile Barbier : Portrait de Bohuslav Martinu (propos recueillis). Page XVI Je soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises Je verse : Nom : Prénom : Adresse : Tél. : E-Mail : Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex Sauvons l’Hôtel Lambert L’Hôtel Lambert, joyaux architectural du XVIIe siècle sis à la pointe de l’île Saint-Louis, classé monument historique en 1862, a été racheté par un émir du Quatar qui projette des travaux menaçant gravement l’esthétique du bâtiment. Ce projet a été approuvé par Mme Albanel, ci-devant ministre de la Culture. L’Association pour la sauvegarde et la mise en valeur du Paris historique a déposé trois recours visant à faire suspendre, annuler et retirer la décision autorisant ces travaux. Une nouvelle audience publique aura lieu le 8 septembre prochain au tribunal administratif de Paris, à 15 heures, 7 rue de Jouy dans le 4e arrondissement. Il ne s’agit rien de moins que de sauver notre patrimoine bradé par l’inculture du capital. Une pétition qui a déjà recueilli plus de 8 000 signatures est disponible sur le site http://lambert.over-blog.org. Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 5 septembre 2009. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Directeurs : Aragon puis Jean Ristat. Directeur : Jean Ristat. Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. Secrétaire de rédaction : François Eychart. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs). Conception graphique : Mustapha Boutadjine. Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie). Correcteurs et photograveurs : SGP. 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected]. Copyright Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés. Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois. Prochain numéro : le 3 octobre 2009. Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . II M A R I O N N E T T E S Le 15e festival mondial de marionnette de Charleville-Mézières qui aura lieu du 18 au 27 septembre prochain est l’occasion pour les Lettres françaises de se pencher sur cet art majeur. Pourquoi la marionnette ? es entretiens au Pôle emploi sont toujours un moment intéressant pour connaître le statut social accordé à votre choix de vie. Le dernier en date, en ce qui me concerne, fut pénible et instructif. Le moment où j’ai annoncé que je cherchais un emploi dans le domaine de la marionnette, j’ai pu voir le visage de mon interlocuteur se décomposer, avant qu’il ne me demande : « Et vous ne pouviez pas choisir quelque chose de sérieux ? » Après une courte conversation, il lui aurait semblé acceptable, à la rigueur, que je fasse du théâtre, mais des marionnettes, c’en était vraiment trop. Pourquoi la marionnette ? Il y a quelque chose de paradoxal dans cet objet. Quelque chose du jouet, de l’enfance, quelque chose qui fait dire à mon conseiller Pôle emploi que je pourrais choisir un métier plus « sérieux ». Mais il y a aussi quelque chose de fantastique, de fascinant dans cette frontière entre vie et inanimé, une frontière si fine qu’on peut la franchir sans même en prendre conscience. C’est ce paradoxe qui rend la marionnette si attractive et si difficile aussi. C’est ce paradoxe qui la rend subversive. La marionnette est un autre. Elle peut être construite avec à peu près n’importe quoi. Elle peut tenir dans une main ou faire dix mètres. Pour résumer, la marionnette ne possède pas les mêmes contraintes que la plupart des êtres vivants qui évoluent sur un plateau. Les contraintes auxquelles elle est soumise sont des contraintes inhérentes à sa construction et, de ce fait, il est possible de jouer avec. Elle est donc un objet modelable, qui peut prendre la forme des désirs les plus fous, les plus irréels. Mais ce qui est intéressant, c’est que, dans le même temps, elle ne peut pas s’affranchir de l’homme. Il y a toujours un manipulateur, quelque part autour d’elle, à plus ou moins grande distance. Elle n’est toujours qu’une projection humaine, une projection sous une forme matérielle. Ce sont ces deux aspects qui m’ont portée vers la marionnette. Il est difficile d’ignorer les rapports étroits entretenus entre la marionnette et l’industrialisation de masse des siècles derniers. En un siècle, l’objet a pris une place démesurée, une place immense et pourtant vide. La charge symbolique portée par l’objet marionnette n’a aucune commune mesure avec celle des objets de consommation qui nous entourent. Elle peut pourtant être construite à partir des mêmes matériaux, prendre comme matière première des conserves de soupe ou des poils de balai ; mais ce qu’elle en fait par la suite est habité. Le fantasme de donner la vie, le mythe du Golem, Pinocchio… la marionnette incarne tout cela. Elle cristallise les désirs démiurgiques de l’homme. Paradoxalement, il me semble qu’elle n’est que le reflet d’une certaine impuissance, située dans l’impossibilité de lâcher les fils, qu’ils soient visibles ou non, qui rattachent inexorablement le manipulateur à sa marionnette. La marionnette est sans doute un peu plus que le simple prolongement de celui qui l’anime, mais elle n’est rien sans lui. Cette impuissance, ou cet échec, est justement l’endroit précis qui me L fascine. Le lien qui unit l’objet et l’homme, qu’il soit dans la symbiose, le déchirement, l’affrontement ou encore la tendresse, ne peut jamais être défait, sous peine d’une mort violente pour la marionnette. C’est à ce fil que tient la vie et c’est ce fil qui s’oppose à toute tentative de contrôle total. La fragilité de la relation entre l’homme et l’objet n’est pas une faiblesse mais, bien au contraire, la force première de cet art. Tout l’art du marionnettiste est d’accepter cette fragilité, voire même d’en jouer. En cela, l’objet artistique que constitue la marionnette est un objet subversif non pas en soi, mais dans sa relation au marionnettiste, car il contredit entièrement le rapport à l’objet dominant d’aujourd’hui, c’est-à-dire le rapport à l’objet numérique. Le fonctionnement de ces objets numériques, c’est-à-dire d’objets qui transportent et traitent des informations, ou des données sous forme de chiffres, a peu à peu transformé notre rapport à ces objets-là mais aussi aux objets en général. Le premier dessein de tels objets c’est l’efficacité et la performance. Leur rapport à l’homme est donc réduit à ces questions et induit une forme de soumission de l’utilisateur qui, la plupart du temps, n’a absolument aucune notion de la façon dont ces objets fonctionnent (non pas de la façon dont on les utilise, mais bien de la façon dont ils fonctionnent, j’insiste). Cette méconnaissance crée l’illusion d’une autonomie. Le lien qui unit l’homme à ces machines n’est plus visible et, surtout, il n’est plus entièrement assumé. La relation qui s’instaure alors entre l’objet et son usager est une relation utilitariste dont le moteur est la frustration. En un mot, il n’est plus possible d’agir directement sur ces objets. Là où la marionnette annonce ses limites, ses contraintes, la technologie numérique promet un monde sans limites. Là où le marionnettiste joue avec cette limite, apprend à connaître les mouvements de sa marionnette, ses possibilités et ses impossibilités, un ordinateur promet de toujours se dépasser ; un monde fait uniquement de possibles. C’est dans cette impossibilité, dans l’exploration infinie de ce fil ténu que réside l’humanité. En conservant un autre rapport à l’objet, la marionnette apporte aussi une autre temporalité. La marionnette ne se donne pas facilement, elle n’est pas dans l’immédiateté. Pour parvenir à attraper le mouvement, pour faire naître quelque chose de ces bouts de matière assemblés, il faut du temps, un long temps « improductif », un temps parfois contemplatif, parfois constructif. Il lui faut un temps sur le plateau pour l’observer, la connaître, et un temps à l’atelier, pour l’ajuster parfois, la remodeler, l’équilibrer. Ce temps d’observation, avant même que ne commencent les répétitions, est un temps précieux. La marionnette serait alors un objet fait de matière et de temps non quantifiables. Bien sûr, il existe aujourd’hui des essais de marionnettes numériques ou de croisement entre technologie numérique et marionnette plus traditionnelle. Mais tant qu’il sera possible d’animer simplement un bout de bois sur une scène, de donner vie à une feuille de papier ou à un bloc de mousse, le fil subsiste. Car le marionnettiste a ceci de différent du prestidigitateur qu’il n’a pas besoin de cacher ses « trucs » pour conserver la magie. En ce sens, une marionnette numérique n’est pas une hérésie ou une aberration, elle est simplement soumise à une autre utopie. Alors, pourquoi la marionnette ? Pour tout cela : parce que sa matière est chargée de la mémoire du monde, parce qu’elle est une utopie concrète, éphémère, qui dure le temps d’un spectacle et ouvre la voie d’une utopie poétique, et non pas logico-mathématique. Sidonie Han Charleville-Mézières : un festival nouvelle manière ranle-bas de combat dans le « petit » monde de la marionnette (qui n’est, à vrai dire, pas si petit que cela) ! À l’initiative de THEMAA (Association nationale des théâtres de marionnettes et des arts associés), ont été instituées les Saisons de la marionnette, qui couvrent la période de 2007 à 2010. Lesquelles Saisons organisent (entre mille et une autres actions et manifestations) quelques temps forts, la dernière en date, fort opportunément intitulée Tam-Tam, doit se dérouler du 14 au 18 octobre prochain et découvrir « les dessous de la marionnette » à un public désormais de plus en plus vaste. Une semaine nationale consacrée à la marionnette sur l’ensemble de l’Hexagone, une aubaine ! Sur cette période 2007-2010, et après d’efficaces états généraux tenus à Strasbourg en avril 2008, il se pourrait bien que l’année 2009 soit à marquer d’une pierre blanche. Les effets des travaux entrepris se font sentir. La reconnaissance de la marionnette en tant qu’art à part entière, sinon majeur, est bien là. Deux simples exemples : dans le domaine éditorial la revue Théâtre/Public vient de consacrer un important numéro à l’art de la marionnette dirigé par une universitaire, Julie Sermon (si l’université s’y met !), et où l’on retrouve tout le gratin, théoriciens et praticiens, de la profession. On attend aussi la sortie de l’Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette. Ensuite une superbe exposition consacrée à « Craig et la marionnette » a été présentée à la Maison Jean-Vilar à Avignon et s’est très officiellement tenue durant tout le Festival (elle est reprise à Charleville-Mézières du 11 septembre au 4 octobre). Mais surtout va se dérouler du 18 au 27 septembre le XVe Fes- B tival mondial des théâtres de marionnettes de CharlevilleMézières, la ville natale d’Arthur Rimbaud. Un festival triennal qui, par la force des choses – son créateur Jacques Félix qui institua cette manifestation en 1961 a disparu en 2006 –, fait peau neuve tout en entendant conserver son titre de « Mecque de la marionnette » ! Une personnalité de l’univers marionnettique au parcours et à l’expérience de programmation irréprochables, Anne-Françoise Cabanis, a été nommée à sa tête, et l’on se doute qu’elle va donner une tournure plus professionnelle à l’emblématique manifestation qui avait tendance, lors de ces dernières éditions, à s’essouffler. Tu arrives à la tête du Festival mondial des théâtres de marionnettes à un moment particulièrement favorable pour cet art, semble-t-il. Anne-Françoise Cabanis. D’une façon globale, concernant la marionnette, la situation est plutôt réjouissante. On a l’impression que la marionnette a vraiment acquis sa place sur toutes les scènes ; elle est présente de façon beaucoup plus visible qu’autrefois. La preuve, le Festival d’Avignon de cette année. C’est la première fois, que l’on a une grande exposition autour de la marionnette (« Craig » – NDLR). Et l’École nationale supérieure des arts de la marionnette (ESNAM), qui dépend de l’Institut international de la marionnette à Charleville-Mézières, a été invitée dans le in. La marionnette a vraiment une existence et une reconnaissance. Tout cela est positif. Comment envisages-tu ton action à la tête du festival ? Anne-Françoise Cabanis. Charleville-Mézières, c’est l’Histoire, la légende. Un lieu mythique et magique à la fois. On connaît la fameuse phrase : « Charleville, c’est La Mecque de la marionnette ! » Il faut donc y aller un jour ou l’autre. C’est un lieu dont on parle beaucoup, et où on a envie d’aller pour rencontrer d’autres artistes. C’est vraiment un lieu de rencontres. C’est là une richesse qu’il faut absolument conserver. L’axe de cette édition est celui d’une ouverture tous azimuts aux autres arts, avec ce titre aux allures de manifeste : « la marionnette au centre des arts ». Anne-Françoise Cabanis. Il faut sortir la marionnette du ghetto dans lequel elle pourrait s’enfermer. C’est ambitieux, mais il faut l’être ! Cela dit, cette transversalité entre les arts – entre la danse, les arts du cirque, tout ce qui concerne l’image, etc. – est dans l’air du temps, et pas seulement dans le domaine de la marionnette ; je n’ai rien inventé ! Il est certes important que le festival continue à rendre compte des grandes traditions, mais il faut aussi l’ouvrir sur son temps. Un temps marqué par la culture BD et par les nouvelles technologies : on le voit clairement dans les créations des jeunes marionnettistes. En même temps, paradoxalement, cette ouverture est une sorte de retour aux sources. Anne-Françoise Cabanis. Complètement ! Jacques Félix a eu, en son temps, un formidable talent de découvreur. C’est grâce Suite page IV Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . III M A R I O N N E T T E S Suite de la page III à lui que la marionnette a pu conquérir un nouveau public, de nouveaux publics devrais-je dire. Il était très attentif à l’ouverture, aux frottements, aux rencontres. Et c’est aussi parce qu’il a fait venir des spectacles de grandes traditions que certains artistes ont pu découvrir, regarder, s’imprégner, transformer… Cet extraordinaire brassage, nous le lui devons vraiment. Le meilleur moyen de lui rendre hommage c’est peut-être de gommer les dernières années du festival qui étaient peut-être des années de fatigue, des années lourdes aussi avec l’école, l’institut… J’aimerais retrouver et mettre en exergue son talent de défricheur, son inventivité… De ce point de vue, l’un des spectacles les plus emblématiques de la programmation de cette édition est bien celui de Gisèle Vienne (une ancienne élève de l’ESNAM, tout comme ses camarades de la compagnie), sur un texte de Dennis Cooper (c’est sa quatrième collaboration avec l’auteur américain) ; autant dire que nous sommes bien loin de la marionnette pour enfants ! Ce n’est pas un hasard non plus si Jerk avait été présenté en 2008 au Festival d’Avignon dans le cadre de la 25e Heure où ne sont programmés que des spectacles « de recherche »… Anne-Françoise Cabanis. Sans doute. Concernant les enfants, c’est vrai que j’ai essayé d’améliorer une programmation qui était vraiment destinée aux enfants, et qui faisait beaucoup de tort et aux enfants et aux marionnettes. C’est vrai qu’il y a un public d’enfants, mais il faut le nourrir de productions contemporaines de marionnettistes de notre temps. J’y ai donc porté une attention toute particulière en essayant de renouveler les équipes qui se présentent au festival. 83 compagnies, cette année, ne sont jamais venues à Charleville. En revanche, bien sûr, celles qui venaient à chaque édition se demandent pourquoi elles ne sont plus invitées, mais c’est la règle du jeu… Au plan financier, et même si toutes les instances institutionnelles sont parties prenantes, vous n’êtes pas en mesure de coproduire, voire de produire des spectacles, ce qui serait peutêtre une de vos missions ? Anne-Françoise Cabanis. C’est vrai que nous n’avons pas les moyens de le faire. Le seul à être en résidence de création est Massimo Schuster… Il faut avant tout faire vivre le festival et lui conserver son aspect international. Il existe de très bons marionnettistes dans les pays du Nord, en Allemagne, en Espagne, ailleurs encore… Et les coproductions avec d’autres festivals ? Anne-Françoise Cabanis. J’aimerais beaucoup y parvenir notamment avec les ex-pays de l’Est, qui ont, comme on le sait, une forte tradition marionnettique. Nous allons quand même, cette année, signer un premier partenariat avec le festival des Trois Jours de Casteliers de Montréal. Nous avons aussi le projet de réaliser une coproduction entre la France, le Vietnam et le Québec avec la compagnie Garin Troussebœuf que dirige Patrick Conan. La création se ferait lors de la prochaine édition du festival. Par ailleurs, je trouve un peu absurde de faire venir des spectacles de l’autre bout du monde pour qu’ils ne soient présentés que trois fois à Charleville. Il serait bon que l’on puisse organiser des tournées dans toute la France et en Europe, cela tombe sous le sens. Il faut donc, pour cela, faire venir des programmateurs d’un peu partout et ne pas se contenter de ceux de la région qui viennent souvent pour chercher des petits spectacles… La prochaine édition devrait avoir lieu en 2011, c’est-à-dire dans deux ans et non plus dans trois… Anne-Françoise Cabanis. Effectivement. Nous travaillons à ce que le festival devienne biennal. Là aussi je crois que tout le monde est d’accord. C’est un changement qui va de pair avec la nécessaire professionnalisation de la manifestation. Nous ne pouvons pas continuer à travailler sur le seul bénévolat, et plus encore sur le paupérisme. En tant que simple citoyenne, j’ai parfois honte de la manière dont certaines équipes sont reçues. Je ne parle pas de l’hébergement chez l’habitant, qui est une chose qu’il faut absolument garder et qui est une formidable manifestation de générosité. Il existe un off à la programmation officielle : comment gèrestu cela ? Anne-Françoise Cabanis. Je comprends mal comment je pourrais à la fois m’occuper du in et du off, comme le faisait Jacques Félix ! Je trouve qu’il y a une confusion totale sur le off, sans parler du fait qu’il y en a plusieurs ! Il faut vraiment ouvrir le chantier sur cette question, ce que nous allons faire dès cette édition. Le festival mondial serait-il (ou deviendra-t-il) aux marionnettes ce que le Festival d’Avignon est au théâtre ? Anne-Françoise Cabanis. Je préfère la référence au Festival de Cannes. Ce que j’aime dans ce festival c’est que l’on peut aisément identifier les spectacles. Tout ne se mélange pas dans tout ; dans la modernité ou la recherche du contemporain à tous crins. Il y a la « première caméra », le « premier regard », etc. C’est intéressant de pouvoir travailler de cette manière. C’est aussi une foire commerciale ! Anne-Françoise Cabanis. Je trouve qu’il n’y a pas assez de professionnels à Charleville !… Entretien réalisé par Jean-Pierre Han La marionnette ? traditions, croisements, décloisonnement. Théâtre / Public, n° 193 février 2009, 122 pages, 14 euros. Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette. Éditions L’entretemps, 864 pages, 80 euros. Le mystère Craig etteur en scène, décorateur, graveur, illustrateur et théoricien anglais du début du XXe siècle, Edward Gordon Craig est tout simplement, comme le dit excellemment Monique Borie, « l’un des phares de l’esthétique théâtrale contemporaine ». L’art de la marionnette est au cœur de sa pratique et de sa pensée. De sa vie, en un mot. L’exposition présentée à la Maison JeanVilar et reprise à Charleville-Mézières en ce mois de septembre, conçue sous la direction de Patrick Le Bœuf, lui rend justice et hommage sur ce chapitre. Avec une belle méthode et nombre de documents véritablement passionnants. Soit quatre parties, la première balayant son activité l’ayant mené aux marionnettes, la deuxième évoquant sa volonté de transmettre son art et sa technique, la troisième consacrée à son cycle de textes pour marionnettes joliment intitulé Théâtre pour les fous, et la dernière, enfin, montrant son influence sur les grands M praticiens d’aujourd’hui. Intéressante manière de ne pas conclure, ou plus exactement de rester sur une ouverture, celle d’un « théâtre de l’avenir ». L’exposition, conjointement produite par l’Association Jean-Vilar, THEMAA et la BNF, pour aussi sérieuse et passionnante qu’elle soit, est cependant très loin d’être exhaustive, les archives de Craig étant dispersées de par le monde. Surtout, au plan théorique, elle ne résout pas totalement l’un des mystères concernant le concept devenu mythique de « surmarionnette » qu’inventa notre homme de théâtre. On ne pourra, d’une certaine manière, que s’en réjouir : voilà une appellation qui met en jeu l’art et même la présence de l’acteur. Mais aucune représentation graphique ne permet de nous donner, de décider de telle ou telle interprétation. Et comme son inventeur entendait œuvrer dans le secret absolu… Voilà qui nous oblige à évoquer les mânes et les écrits de Diderot, Kleist et consorts, et à nous lancer dans des considérations parfois étayées, quand même, par quelques bribes de textes, comme en exhibe Patrick Le Bœuf dans le catalogue de l’exposition que publient Actes Sud et la BNF, avec 124 documents et des études des grands spécialistes que sont Patrick Le Bœuf, donc, Évelyne Lecucq, Marion Chénetier, Marc Duvillier et Didier Plassard. Ce qui, en tout cas, est sûr, c’est que Gordon Craig, tout comme il avait lutté contre le réalisme des décors, mettait un sacré coup de pied dans la fourmilière du jeu psychologique de l’acteur. Une double façon de nous être contemporain… J.-P. H. « Craig et la marionnette ». Exposition du 18 septembre au 4 octobre. Musée de l’Ardenne, à Charleville-Mézières. Craig et la marionnette. Catalogue sous la direction de Patrick Le Bœuf. Actes Sud-BNF, 120 pages, 29 euros. Le constructeur de décors e comte Harry Kessler, descendant de l’ancienne cour de Weimar, cultivé et intelligent, passionné par l’art du théâtre, avait rencontré Edward Gordon Craig par l’entremise de William Rothenstein pendant l’été 1903. Grâce à l’intérêt que ce dernier lui avait manifesté, Craig se rendit à Berlin pour rencontrer Otto Brahm et tomba d’accord avec lui pour réaliser la mise en scène de la Venise sauvée d’Hofmannsthal, qui devait être montée au Lessing Theater. Mais Brahm était en désaccord avec l’interprétation du décorateur anglais, qui s’était inspiré d’un ancien manuscrit italien. Ses idées sur le théâtre réaliste n’étaient franchement pas en harmonie avec les visions de Craig, avec son univers métaphorique ponctué par les hauteurs sans fin de ses panneaux se dressant comme des murs intérieurs, traversés de lumière et d’ombre comme autant d’états d’âme. La tentative de collaboration s’interrompit brusquement quand Craig, enfermé avec Kessler dans l’atelier du théâtre, vit une autre maquette placée à côté de la sienne, d’un genre rigoureusement réaliste, que Brahm avait demandé de construire à son menuisier. Il déclina le travail et, blessé, envoya une lettre ouverte de protestation aux journaux. Le 8 août 1904, la Venise sauvée fut représentée au Lessing Theater sans les décors de Craig, mais l’appui de Kessler avait consolidé la réputation de l’artiste en Allemagne. Kessler avait présenté à Berlin une exposition d’esquisses avec un texte précieux où il soulignait comment certains écrivains de théâtre se trouvaient en complète harmonie avec la vision de Craig, et il citait Hofmannsthal, Maeterlinck et Hauptmann. Il soutenait que leur poésie aurait dû se manifester sur la scène grâce à une scénographie d’une même intensité et d’une même valeur. C’est seulement alors qu’il y aurait un art authentique du théâtre. Il soulignait l’absence d’un artiste qui eût pu conférer au matériau visible de la scène la forme que le poète a donnée à ses textes. Il notait comment le peintre, avec ses instruments habituels qui sont le pinceau, l’huile, l’aquarelle, se révélait un amateur devant le grand tableau de la scène où doivent s’entendre des acteurs, des chœurs, des formes en mouvement, des lumières. Il soulignait que, pour maîtriser ces matériaux, il fallait un artiste de la scène comme Craig. Dans ses aquarelles et dans ses crayons, les lignes et les formes échappent aux définitions, comme des images transitoires dans le mouvement et la lumière. Bois et toile, feutrine et soie remplaçaient souvent les couleurs et les pinceaux. Les états d’âme des personnages, les situations symboliques et oniriques, les allusions psychologiques et dramatiques s’imposaient grâce à des relations significatives de grandeur entre les personnages et les lieux. Le rétrécissement opprimant des murs de la prison était le thème de Marguerite dans la dernière partie de Faust, alors que l’univers sans limites et froid était la représentation de l’âme d’Hamlet. La coupe des costumes, la forme et la profondeur des lieux, des paysages étaient imaginées sur un mode fantastique, lyrique, adapté à une atmosphère amoureuse, plongée dans des gris tumultueux, stridents, désespérés. Il recherchait des couleurs qui fussent belles pendant tous les mouvements sur la scène, les changements de lumière. D’autres qui pussent varier de tonalité selon la poésie. Tons endeuillés, obscurs – le brun, la pourpre, le noir – pouvaient s’illuminer sur le fond de couleurs délicatement vivaces. Et des couleurs sombres pouvaient jaillir au milieu des tons clairs et lumineux quand arrive la catastrophe, et jouer des accords funestes, lugubres, oppressants. Kessler mettait en avant comment l’élément primordial du théâtre de Craig L n’était pas les mots du poète mais le mouvement de la scène, et comme il voulait se relier à la danse et encore plus à la pantomime. Sur ce thème, le décorateur anglais avait composé un drame allégorique, The Hunger (la Faim), écrit entre 1902 et 1903, et ses esquisses furent exposées au sein de l’exposition berlinoise. Les conceptions du théâtre de Craig étaient voisines de celles d’Hofmannsthal, qui transparaissaient dans ses pages sur le théâtre, la danse, la pantomime et dans ce morceau sur le constructeur de décors qui semblait le portrait de Craig. Le 20 octobre 1903 eut lieu, au Kleine Theater de Max Reinhardt, la première d’Elektra avec une splendide Eysold. Le succès fut tel qu’il surpassa celui de Rose Bernd, de Gerhardt Hauptmann, au Deutsches Theater. En quelques jours, vingtdeux théâtres demandèrent les droits de l’ouvrage. Trois éditions du livre furent épuisées en un temps assez court. Kessler songeait alors à une mise en scène avec Reinhardt, Craig et la Duse. Il s’agita tant et si bien que Reinhardt se rendit avec son cortège d’assistants dans l’atelier de Craig à Berlin. Les premiers contacts avec la Duse furent faits. L’actrice donna le sentiment d’avoir accepté mais, par la suite, peut-être préoccupée par les problèmes de diction en allemand, elle renonça au rôle que pourtant elle trouvait admirable. Elle n’interpréta jamais une pièce d’Hofmannsthal. Quant à Craig, il a dû se limiter à illustrer la première édition de l’Éventail blanc : le drame en vers que le poète avait écrit en 1897 fut publié dix ans plus tard, à Liepzig. Patrizia Runfola, traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire Vana Vanitas pellegrinaggio nella vita e nell’opera di Hugo Von Hoffmannsthal. Ouvrage inédit à paraître chez Bruguera à Barcelone. Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . IV M A R I O N N E T T E S Petites formes Le monde renversé Vous êtes devenu présent aux choses du monde extérieur. Vous êtes devenu important pour elles. Elles ne vivraient pas sans vous. Vous êtes marionnettiste. L’animation Un enfant voit bouger une branche. C’est le vent, ou un animal qui se sauve. En tout cas, c’est une trouvaille qui interpelle l’enfant. Il joue avec la branche. La branche devient jouet, et le jouet transforme l’enfant. Une épée imaginaire le fait chevalier. Un oiseau imaginaire le fait vent. À toutes fins utiles Pour l’adulte ce jeu s’est éteint. Peu à peu les objets ne sont devenus que des objets utiles. Pratiques, agréables ou pénibles, les objets servent uniquement à ses fins. Des artistes toutefois ressentent l’impérieuse nécessité de souffler encore sur les braises de l’imagination. Ils ont amené des fagots de branchage sur les théâtres. Ils ont réappris à jouer. Jouer Si la branche-jouet s’anime sur la scène d’un théâtre le spectateur reconnaît son propre jeu perdu. Et il admet et apprécie l’action qui lui est présentée par ce truchement, et par l’intermédiaire d’un acteur. Il connaît d’instinct cette façon de jouer. Il en goûtera les variations. Il y a autant de façons de jouer qu’il y a de joueurs. Par exemple, au théâtre, l’acteur peut être comédien ou encore il peut être marionnettiste. Le comédien fera de la branche une épée, le marionnettiste en fera un oiseau. Et si le marionnettiste, de par son jeu distant avec les objets, évoque l’état de jeu enfantin, le comédien ne l’évoque pas moins. Marelle Comparons succinctement le théâtre et le théâtre de marionnettes. Par digression, en allant au-delà des similitudes immédiates se dessineront peut-être des nuances spécifiques à l’interprète. Les indispensables L’acteur est indispensable au théâtre. Le marionnettiste l’est au théâtre de marionnettes. Au fond, qu’est-ce qui différencie le théâtre de personnages du théâtre de marionnettes ? Qu’estce qui différencie le théâtre d’acteur du théâtre de marionnettiste (et j’insiste sur le suffixe) ? Le théâtre de personnages Le vocabulaire désigne communément le théâtre de marionnettes par le nom des personnages qui y sont présentés. « Théâtre de Polichinelle », ou tout simplement : « Guignol ». Du côté du théâtre, on ne parle pas du « théâtre d’Harpagon », ou du « Figaro ». S’ils peuvent tenir boutique, les personnages du théâtre de marionnettes seraient-ils plus vivants que ceux du théâtre d’acteurs ? L’acteur et le marionnettiste On sait que l’acteur est double. Il est en même temps l’interprète et le personnage quel que soit le degré d’ambiguïté expressive nécessaire à l’interprétation de ses rôles. Le marionnettiste est à première vue absent, il ne reste de lui que le personnage qu’il montre. L’absence est assimilée à l’inexistence, surtout au théâtre. Le théâtre de marionnettes Dans le théâtre de marionnettes de ces cinquante dernières années, pour des raisons artistiques, sous les influences venues d’Asie, par l’obligation d’obvier à des conditions techniques difficiles de représentation, les marionnettistes se sont avancés sur le plateau. Cet « acte de présence » sous-entend la revendication d’une reconnaissance de leur métier. Le métier de marionnettiste La reconnaissance de l’art des marionnettistes par le public, puis par les tutelles, a impliqué une conscience et une pratique affinées de la profession. Les écoles et les stages sont autant de questionnements individuels et collectifs d’artistes. Devenu visible au côté des marionnettes qu’il anime, devenu acteur parfois dans cette même situation, le marionnettiste est un interprète de théâtre. L’est-il moins lorsqu’il choisit de rester invisible ? Le métier d’acteur marionnettiste Mais le marionnettiste est plus qu’un manipulateur. C’est un acteur qui saurait transposer son art ailleurs : dans un autre espace, avec d’autres formes, dans une autre sémantique dramatique. C’est un traducteur. Pourtant, il traduit la vie dans une langue inconnue. Une langue qu’il invente en répétition et qui se révèle au fur et à mesure de la représentation. Les songes La vie que le marionnettiste montre n’est pas seulement anthropomorphique. Choses et objets sont équivalents à l’être. En retrait, le marionnettiste maîtrise les raccourcis du rêve, ses métaphores et… son interprétation. Mais ce songe est fugace. Le public – animiste lui-même – peut se réveiller à tout moment. Art de l’obscur et de la nuit, le théâtre du marionnettiste distille un sommeil réparateur. Le spectateur devrait en sortir l’esprit clarifié, comme au matin. Sisyphe Il faut beaucoup du talent du jongleur, de son sens de la gravité et de la chute ; il faut beaucoup du talent du mime pour s’appuyer sur des points fixes imaginaires et dessiner les efforts du monde ; il faut beaucoup de la joie truculente du comédien masqué ; tout cela d’abord, pour avoir le plaisir d’être marionnettiste – un « Sisyphe heureux ». Astronomie Acteurs et marionnettistes subissent la loi du rapprochement et de l’éloignement. Si tout s’approchait, tout imploserait. Si tout s’éloignait, tout éclaterait. Les choses comme les êtres tendent à s’attirer, puis, trop proches, à se repousser. Entre les acteurs et les marionnettistes il y a cette branche-jouet qui devient tantôt un ac- cessoire tantôt une marionnette, comme un témoin de l’existence fictive des personnages qu’ils habitent chacun à leur manière. Le physique du personnage L’âge et le physique d’un acteur conditionnent souvent son emploi, par conséquent ses rôles et les personnages qu’il interprète. Le marionnettiste, lui, est directement confronté à la composition des personnages. Il peut endosser a priori tous les rôles. Y compris ceux des objets et des choses, animés ou non. L’emploi Stanislavski a brisé la notion d’emploi. Au profit de celle d’un acteur créateur impliqué dans l’élaboration d’une œuvre cohérente. Le marionnettiste est le créateur d’un monde-personnage. L’image symbolique en est le castelet. À l’intérieur, les personnages que le marionnettiste anime transfigurent le réel. Le naturalisme est impossible. La formation du marionnettiste La Formation de l’acteur, qui est la méthode qu’élabore Stanislavski afin que l’acteur possède les outils pour créer, n’a pas son pareil en marionnette. La méthode de création est peut-être tout simplement la même pour le marionnettiste. De nombreux termes usités sont empruntés par les marionnettistes dans le même sens, et ils sont révélateurs de la proximité de ces deux métiers : objectif, action, sens du vrai, tempo-rythme, construction physique du personnage… L’expérience de l’acteur est profitable au marionnettiste Quelle seraient la résultante de l’application de la méthode Stanislavski à une marionnette, en considérant cette marionnette comme un acteur ? Deux mondes se côtoient, forts de leurs différences, prêts à inventer un nouveau théâtre. Acteurs et marionnettistes souriant de se voir dans des miroirs déformants. Le vécu et la distance Sergueï Obrazov a suivi les cours du Studio de Stanislavski. Il raconte, dans ses Mémoires, qu’il ne ressentait strictement rien en jouant, malgré sa bonne volonté, malgré les injonctions de ses maîtres à puiser dans son intériorité. C’est en manipulant au bout d’une tige un fantôme dans l’Oiseau bleu, de Maeterlinck, qu’il a subitement découvert le bien-fondé de la méthode. Cet acteur est devenu l’un des plus grands marionnettistes au monde. Préhistoire de la marionnette Si l’homme n’avait pas inventé l’outil, mais l’arme ; si c’était l’arme qui avait donné la pensée à l’homme ? Il aura peut-être suffi qu’il ramasse une branche à tournure humaine pour que l’homme, en un éclair d’humour, se voie dans la forme du bois. La marionnette est le contraire d’une arme. Elle met l’homme au monde parmi les choses du monde. Pierre Blaise Marionnettiste, directeur de la compagnie Théâtre sans toit, président de THEMAA La vie dédalique « Quelques-unes des anciennes races de sculpteurs et de forgerons mécaniciens, particulièrement celles qui résidaient dans les îles (...) s’attirèrent une assez mauvaise réputation par leurs équivoques créations, douées d’une sorte de vie factice que l’on appelait la “vie dédalique”. » Charles Magnin, Histoire des marionnettes en Europe. uels sont les fils qui nous meuvent ? La vie n’est qu’une histoire de fil. Elle ne tient qu’à un fil, dit-on. Nous mourons à cause d’un fil. Les Parques, salut à vous vieilles mégères, trancheront le fil et ce sera fini, les membres pendront lamentablement, le corps se disloquera comme… une marionnette. Mais je suis vivant, encore. Je m’appelle Dédale. Je suis né à Athènes mais je ne sais plus quand. Je sais que mon nom est resté dans l’histoire. On m’associe, on m’assimile parfois au labyrinthe qui fut mon œuvre, mais aussi à la conquête du ciel, au désir de voler. Qui suis-je ? Un inventeur, un créateur, un artiste, etc. J’ai taillé, assemblé, gravé, collé, mêlé… J’ai contenté les puissants, les hommes, les femmes, les rois, les dieux. Je les ai méprisés, les Q hommes. Je n’ai jamais aimé que mon œuvre. Mon œuvre est mon œuvre ; vous ne pouvez pas me l’enlever. J’ai créé un monstre pour un acte monstrueux. J’ai enfermé le monstre par mon art. J’ai trahi en permettant par la ruse que le monstre meure. Je me suis sauvé de mon œuvre avec mon fils, dans les airs : ne l’ai-je pas tué ? Je ne veux plus parler de tout cela. De mon autre fils que j’ai assassiné parce qu’il avait inventé la scie avant moi. De la vache sculptée pour Pasiphaé. Du labyrinthe construit pour cacher les amours de Pasiphaé et du taureau. Du fil que j’ai offert à Ariane pour que Thésée échappe au labyrinthe. Des ailes de plumes et de cire. D’Icare qui ne savait pas voler. De… Je ne veux plus en parler. Ma vie, comme Thésée, tient à un fil. Oui, moi, Dédale, ma vie tient à un fil. Je suis devenu la marionnette de mon œuvre. Les marionnettes… je les ai inventées grâce à ma ruse. J’étais sculpteur. Le plus grand des sculpteurs. Plus grand que Phidias ou Praxitèle. Après mon évasion du labyrinthe, après avoir vu cet imbécile d’Icare tomber dans la mer et se noyer, j’ai atterri sain et sauf à Cumes. suite page VI Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . V M A R I O N N E T T E S / L E T T R E S Suite de la page V Là, j’ai dessiné les plans du temple où la Sibylle mugit. J’ai signé mon œuvre en gravant un labyrinthe sur la porte. La Sibylle, toute heureuse de sa nouvelle demeure, dévoila, en balbutiant tant elle avait toujours l’air ivre, ma Fortune. Je sais donc que le bon gros Socrate parlera de moi. Platon, qui l’a abandonné à sa coupe de ciguë sans doute pour aller trousser un Ganymède qui n’était pas une Idée, recopiera dévotement ses propos, s’il ne les a pas inventés. Socrate aurait donc dit de moi que j’étais un « grand sculpteur ». Socrate a encore raconté que mes statues « à moins d’avoir été liées, en secret elles s’enfuient et s’évadent, tandis que, si on les a liées, elles demeurent en place ». Il raconte encore que « quand on en possède une qui n’est pas liée, il n’y a pas de quoi s’en faire beaucoup plus de gloire que de posséder un esclave enclin à s’évader, car elles ne restent pas en place, tandis que, une fois liées, il est précieux de les posséder : c’est que ce sont des œuvres parfaitement belles ». Oui, j’ai créé, dans la pierre ou le bois, la vie qui commande les fils. On remarque, au passage, que Socrate et Platon n’ont rien capté. Avezvous déjà vu des sculptures qui courent toutes seules ? Je suis très doué, je suis génial, mais tout de même ! Ah ! ces philosophes ! toujours prêts à prendre leurs rêves pour la réalité. Non, ce sont les fils qui leur ont donné vie. Un autre philosophe, Aristote, plus perspicace, avait compris l’autre stratagème : mon Aphrodite de bois était animée de l’intérieur par un peu de vif-argent. Mes marionnettes ont eu une belle postérité. Platon en parle tout le temps. Il compare les hommes à des marionnettes. Il affirme qu’ils doivent se laisser mouvoir par les fils d’or de la Raison et de la Loi, et non par les fils de fer et de laiton des passions. Il y revient avec son histoire de caverne qu’il met encore dans la bouche de ce pauvre Socrate, qui ne lui avait pourtant rien fait. Platon pense que les hommes enchaînés dans une caverne ne voient que les ombres des marionnettes qu’ils prennent pour la réalité. C’est très alambiqué, je ne reviendrai pas là-dessus. Toujours est-il que les ombres sont réelles et les marionnettes aussi. Et les marionnettes demandent la vie, vivent. Nous les faisons vivre. Et vivre encore. Avec les fils accrochés à nos mains. Elles ont servi d’idoles dans des rites obscurs où elles indiquaient la volonté des dieux. Elles ont servi de jouets aux enfants. On les invitait à des banquets. Je sais même que l’une d’elles, en Espagne, convive de pierre à un festin fatal, entraîna dans les enfers un noble personnage qui aimait plus ses passions que les lois, plus les femmes et le plaisir que la morale et la religion. Revenons à la vie. J’aime mon œuvre. Mon œuvre est ma vie. Mon œuvre est au-dessus de tout. Je devais lui donner vie. Je devais faire vivre mes statues que j’aimais plus que mes fils, plus que les hommes, plus que moi-même. Pygmalion n’est qu’un mythe. Sa statue d’ivoire, à qui Aphrodite aurait donné vie pour qu’il l’épouse, n’est qu’un conte. Moi et moi seul ai donné vie à des corps sculptés (la Sibylle m’a dit qu’au XIXe siècle, un menuisier italien, un certain Geppetto, donna vie à une de ses marionnettes, un sale gosse du nom de Pinocchio : il a du s’inspirer de moi). Aujourd’hui je suis vieux. La conversation de la Sibylle occupe mes heures de loisir. J’apprécie qu’elle me raconte comment les hommes du futur loueront mon œuvre, ma vie, mon œuvre. Ainsi, copiant Aristote, Apulée fera l’éloge de mes marionnettes : « Ceux qui dirigent les mouvements et les gestes des petites figures d’hommes faites de bois n’ont qu’à tirer le fil destiné à agiter tel ou tel membre pour qu’aussitôt on voie leur cou fléchir, leur tête se pencher, leurs yeux prendre la vivacité du regard, leurs mains se prêter à tous les offices qu’on en exige ; enfin, leur personne entière se montre gracieuse et comme réellement vivante. » Je suis trop vieux pour sculpter. Dans mon atelier, mes yeux fatigués pleurent sur mes mains inutiles. Rendez mes fils à ma main. » Franck Delorieux Reportage photographique de Franck Delorieux au musée Gadagne, 1, place du petit Collège, Lyon. Le Livre du Graal Le Livre du Graal, tome III, édition préparée par Daniel Poirion, publiée sous la direction de Philippe Walter. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2009. 1 728 pages, 73 euros. Album du Graal, iconographie choisie et présentée par Philippe Walter. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard 2009. 248 pages, offert pour tout achat de 3 volumes de La Pléiade a quête du Graal hante la littérature et l’art d’Occident depuis le roman en vers, Perceval le Gallois ou le conte du Graal, que Chrétien de Troyes laissa en suspens vers 1191. Qu’est-ce que le Graal ? Le mot désignait un plat creux, une écuelle. Dans le roman de Chrétien, c’est un plat d’or fin, incrusté de pierres précieuses, qui illumine la salle où il entre. Porté par une jeune fille, suivi d’une lance d’où perle une goutte de sang, il passe et repasse devant les convives. Perceval intrigué se retient d’interroger le Roi pêcheur, son hôte. Telle est sa faute. Il aurait dû questionner, guérissant ainsi le roi infirme. Il aurait aussi appris que le Graal contenait une hostie, unique nourriture du père du roi. Le charme particulier des romans de Chrétien de Troyes vient de ce qu’ils transportent des motifs légendaires très anciens, d’origine celtique, auxquels l’auteur donne une touche chrétienne encore discrète. Le trouvère Jean Bodel d’Arras (mort 1210) a appelé ces motifs « matière de Bretagne », à côté des matières de France et de Rome où puisait la littérature de l’époque. Il les disait « irréels et séduisants ». Séduisants à coup sûr, si l’on en juge par la quantité d’œuvres qu’ils ont inspirées, non seulement au Moyen Âge, mais du romantisme à nos jours. Irréelles sont les aventures qu’ils rapportent, issues de mythologies oubliées, mais leur transposition dans la culture de l’époque où ils revivent plonge dans la réalité. C’est chez les continuateurs du roman L inachevé que le Graal deviendra le récipient qui a recueilli le sang du Christ en croix, l’objet divin dont la contemplation est le but de la quête. C’est chez eux également que le rôle nourricier du Graal, esquissé avec une hostie, deviendra générosité de corne d’abondance. Tout cela, pour finalement disparaître d’une terre souillée. « La Bibliothèque de la Pléiade » publie en trois tomes un texte établi à partir du manuscrit dit de Bonn, rédigé vers 1286, qui couvre tout le cycle du Graal. Après le tome I (2001) et le tome II (2003), le tome III vient de paraître. Il contient la Seconde Partie de la quête de Lancelot, la Quête du Saint-Graal et la Mort du roi Arthur, trois romans en prose de vastes dimensions, qui conduisent à la fin de la légende arthurienne. Dès la Seconde Partie de sa quête, Lancelot, le meilleur chevalier du monde, apparaît handicapé par sa liaison adultère avec la reine Guenièvre. Le roman raconte sans rire comment, trompé pour la bonne cause et drogué par une vieille femme, il couche avec la fille consentante (elle participe à la duperie) du roi Pellès et engendre à son insu un fils, le héros célestiel Galaad qui achèvera l’aventure du Graal. Celle-ci n’est-elle pas, en même temps que le dépassement des prouesses pour la gloire, le déni de la fine amor, de la passion absolue du chevalier pour sa dame ? L’accent est mis sur la pureté sexuelle requise pour découvrir les mystères du Graal. La Quête du Saint-Graal (composé vers 1225-1230) confirme avec force que l’idéal de la chevalerie terrestre était faussé. À leur manière, les ermites surpassent les chevaliers. La spiritualité sature l’existence, ils apprennent à la voir. L’aventure est désormais celle de la foi. Les prouesses de Galaad sont signes qu’il est choisi par Dieu. Autre signe, il guérit un infirme. Surtout, il obtient d’une voix venue d’en haut la promesse qu’il mourra quand il le demandera. Ce qui arrive quand il lui est donné de voir les merveilles contenues dans le Saint-Graal (dans ce roman, l’adjectif « saint » est obligatoirement accolé au nom « Graal ») jusque-là couvert d’une patène. En pleine extase mystique, son âme quitte son corps et rejoint les cieux. De ceux-ci sort une main qui s’empare du Graal et l’emporte à jamais. Cette disparition laisse présager le pire pour le roi Arthur, sa cour et son royaume : la quête des chevaliers de la Table ronde a perdu son objet. La Mort du roi Arthur (composé vers 12301235) est scandé par des morts violentes et s’achève dans l’hécatombe d’une grande bataille où Arthur est mortellement blessé par son fils Mordret, né d’un inceste avec sa sœur. L’égoïsme, l’amour-propre ont pris la place de la solidarité, des idéaux chevaleresques. Arthur ordonne de jeter dans le lac son épée Escalibor, avant d’être emporté dans l’île d’Avalon où il attend sa résurrection. Lancelot repenti sauvera son âme ; comme lui, Guenièvre mourra dans un ermitage. Cette édition dans « la Pléiade » est un outil précieux pour les étudiants médiévistes, mais son public s’étend bien au-delà. Sa lecture est vive, plaisante. Le texte en français moderne est accompagné, page à page, par le texte original en vieux français. L’appareil habituel de la collection, en particulier les « notices » consacrées aux trois romans par Marie-Geneviève Grossel, Gérard Gros et Philippe Walter, est très éclairant. En même temps sort l’Album du Graal. Par sa richesse iconographique, il accompagne avec bonheur les trois tomes. Il est aussi un ouvrage en soi, grâce au texte de Philippe Walter, qui n’est pas un simple commentaire des illustrations. Il met en lumière la pérennité du mythe et analyse ses transpositions au cours de sa traversée des siècles, tant en littérature qu’en peinture, dessin et gravure, sculpture, musique et au cinéma. Il ne passe pas sous silence ses dérives ésotériques aux XIXe et XXe siècle. Il conclut sur sa puissance de suggestion intacte. Françoise Hàn Valéry Larbaud au quotidien Journal, Valéry Larbaud, Gallimard. 1 600 pages, 70 euros. urieux destin que celui de Valéry Larbaud. Cet écrivain, l’un des plus doués de sa génération (né en 1881, il a une dizaine d’années de moins que Gide, Proust, Claudel ou Barrès, quatre ans de plus que Mauriac, sept de plus que Morand), proche de la NRF des débuts, novateur en poésie comme en prose, est un grand méconnu. Son nom n’a jamais franchi les frontières du « grand public », et reste celui d’un writer’s writer, écrivain pour écrivains, un de ces mots de passe que des happy few se chuchotent à l’oreille. Tragique destin. Ce voyageur insatiable, ce curieux impénitent, passa les vingt-deux dernières de sa vie paralysé, à la suite d’une attaque cérébrale qui le frappa en 1935. Ce passionné de littérature, cet amoureux des mots, resta cloîtré dans le silence, incapable d’écrire, à peine en état de s’exprimer, pendant deux décennies. Ironique destin. Son œuvre de traducteur (il introduisit chez nous, entre autres, Samuel Butler et Joyce, dont il fit plus que « superviser » la première traduction d’Ulysse) dépasse, en quantité, son œuvre propre, qui se limite à un mince roman (Fermina Marquez), à un recueil de nouvelles tout aussi peu épais (Enfantines), à un trio de récits (Amants, heureux amants), et à un livre inclassable, mêlant le journal apocryphe d’un voyageur neurasthénique à des poèmes cosmopolites (A. O. Barnabooth. Ses œuvres complètes) qui inspirera Cendrars, Morand, tout aussi bien que Georges Perec. Le reste est constitué de plaquettes précieuses, délices des bibliophiles, ultérieurement réunies en recueil aux titres enchanteurs (Aux couleurs de Rome, Jaune Bleu Blanc, Sous l’invocation de saint Jérôme, hom- C mage au patron des traducteurs), et d’une multitude d’articles – certains écrits en anglais, d’autres destinés à une revue sud-américaine – dans lesquels ce lecteur boulimique et gourmet explique, décortique, illumine, avec une générosité jamais démentie, les auteurs qu’il aime, morts ou vivants (Ce vice impuni, la lecture). Et puis il y a les marges : la correspondance, et le Journal ou plutôt les Journaux, qu’il a tenu de façon fragmentaire entre 1901 et l’attaque cérébrale de juillet 1935. Certains passages en ont été publiés de son vivant, sous formes de plaquettes, ou dans les Œuvres complètes parues chez Gallimard entre 1950 et 1954. Le volume du Journal de la « Collection Blanche » en reprenait une partie, mais l’apparition des manuscrits – en général sous forme de cahiers reliés et numérotés par Larbaud lui-même – a révélé que, même dans les passages édités, des coupes drastiques avaient été effectuées. Deux volumes, D’Annecy à Corfou (1931-1932) et Valbois - Berg-op-Zoom - Montagne Sainte-Geneviève (1934-1935), ont bénéficié, plus récemment, d’éditions complètes. C’est maintenant d’un décryptage exhaustif de tous les journaux que peuvent enfin bénéficier les amateurs de Larbaud, grâce à l’édition monumentale qui vient de sortir sous les auspices de Paule Moron. Le Journal de Larbaud n’est pas, comme celui de Gide, comme celui de Green, un journal tenu de façon continue, systématique, mêlant introspection, récits de mondanités et notes de lecture. Il s’agit au contraire d’un journal écrit de façon ponctuelle, souvent à l’occasion d’un voyage, servant à l’écrivain de mémento, de carnet de croquis, dans lequel il puisera, éventuellement, les pages d’une plaquette, d’un article, mais où il note tout aussi bien, lorsqu’il est à Paris, les visites – fréquentes – à son médecin ou, à l’étranger, les horaires des trains et le prix des billets. Certaines parties sont écrites en anglais (Alicante-Paris-Londres-Alicante 1918-1920), certains passages en espagnol, en italien. Larbaud a vécu plusieurs années en Angleterre, en Espagne. Il a sillonné l’Europe, et son dernier voyage, quelques semaines avant l’attaque cérébrale, a lieu en Albanie. On ne peut lire la Nostra Setimana albanese, qui s’achève en juillet 1935, sans avoir le cœur serré : peu après son retour, l’inlassable voyageur était frappé d’immobilité. Quand il n’est pas à l’étranger, Larbaud est soit dans l’Allier (chez sa mère, à Vichy, ou dans la propriété familiale de Valbois), soit à Paris, dans son petit appartement de la rue du Cardinal-Lemoine, sur la montagne Sainte-Geneviève. Il sillonne la capitale comme une ville étrangère, en bus, à pied, en taxi. Il promène son chien, Grandmuseau, dans le quartier. On surprend la vie quotidienne d’un « honnête homme », entièrement vouée au travail, à la littérature, à sa compagne italienne, Maria Nesbia, et à la petite-fille de celle-ci, Laeta. Le Larbaud des années trente, grand-père d’adoption, se montre un pédagogue attentif et tendre. Le 1er janvier 1935, lors d’une fête de rue à Bruxelles, il se coiffe d’un chapeau de papier pour faire plaisir à la fillette, et on découvre un Larbaud bien loin de l’homme de lettres (et homme de lettres rancunier, comme en témoigne sa brouille avec Adrienne Monnier) qu’il est parfois à Paris. Larbaud voyageur, Larbaud observateur, Larbaud lecteur, Larbaud littérateur, Larbaud grand-père : tous ces personnages juxtaposés font du Journal un fourre-tout, un véritable « journal en miettes » qui dessine, pudiquement, mais en profondeur, le portrait d’un homme, tout simplement. Christophe Mercier Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . VI L E T T R E S Le testament de Pierre Bourgeade Éloge des fétichistes, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram. 192 pages, 18 euros. É loge des fétichistes, de Pierre Bourgeade, commence par une liste, piquée de citations, des diverses manières d’« aimer la partie pour le tout ». Les perversions (le mot n’est pas employé) y sont toutes (me semble-t-il), se succédant à un rythme effréné. Le ton est brutalement donné. Les chapitres suivants sont des récits, confessions, poèmes ou nouvelles, dont deux furent publiées dans ce journal : l’Oursonne et Chimène chez Lipp. Le livre se clôt sur une anthologie ; la chute sonne le glas de l’auteur qui, s’il n’en avait ni la conscience ni le désir, annonce sa mort à venir, justifiant l’écriture de ces pages violentes, sombres, brûlantes et très certainement intolérables, insoutenables pour les âmes dites sensibles alors que, de nos jours, « le fétichisme sexuel, sous d’innombrables formes, est présent partout, et pour tous ». Livre rare sinon unique que cet Éloge des fétichistes : de par sa forme d’abord, de par l’intensité des « informations » sur ces pratiques sexuelles ensuite. Le style de Bourgeade, d’une rigueur glacée, pénétrant à force de maîtrise, sec comme le fouet qui laisse sa marque sur le dos ou les fesses, extirpe le texte de toute idée de pudeur ou d’impudeur. Bourgeade dit, décrit, raconte. Il utilise tous les genres littéraires, tous les ressorts et toutes les ressources de l’écriture – comme s’il condensait en un seul et court livre un parcours d’auteur qui lui fit passer d’un style surréalisant à des romans de facture classique, de polars à des expérimentations formelles, etc. Cette diversité d’écriture répond bien au pluriel du titre : il y a des écritures comme il y a des fétichistes, et non pas le fétichisme. Chacun le sien, ou les siens. Tous les modes d’écritures ? Non, il manque le théâtre, qui fut une de ses grandes passions. Les pratiques fétichistes sont déjà un théâtre. Ainsi de ces concours d’esclaves lors de soirées organisées par un certain comte Zaroff, « dans le 6e ar- rondissement » est-il précisé, où le vainqueur est un « dominé », homme ou femme, qui pourra supporter le maximum de coups de fouet, d’aiguilles plantées dans les seins, d’humiliations diverses. L’auteur y paraît en marquise du XVIIIe siècle, surnommée pour la circonstance Madame de Sade. Le travestissement, costume de scène, participe du jeu. La référence à Sade, qui bien sûr court dans l’ouvrage comme Bataille, Huysmans, Baudelaire et autres, n’est pas innocente : Bourgeade se raccroche à l’écriture, s’inscrit dans une lignée d’auteurs, apporte sa pierre à un édifice qui n’est autre que l’intime compréhension des désirs. Il ne suffit pas d’avoir des pratiques fétichistes pour, sinon comprendre, du moins donner un éclairage sur le fétichisme. Il faut savoir l’écrire. Mais l’écriture n’a pas cette seule fonction de cosa mentale, comme Vinci disait du dessin. Bourgeade s’en explique dans un livre d’entretien, l’Objet humain : « Je suis homme et, par conséquent, rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger. » Mais, poursuit-il, « j’écris… je parle… ça me replace du côté de l’humain ». Du côté de l’humain : la relation amoureuse, tendre avec une certaine Marie, qui fait moralement souffrir le narrateur lorsqu’elle arrive chez lui le dos lacéré par le fouet, le dos sanglant. Il pose des questions, cherche à comprendre. Pourquoi ? Pourquoi une femme qu’il trouve si jolie se laisse-t-elle ainsi malmener, torturer ? Comprendre, c’est-à-dire nommer, mettre en mots. D’ailleurs, « du côté de l’humain », tout n’est pas possible. Pas de mort, par exemple, pas de mise à mort, de sacrifices. À quoi bon ? Puisque tout cela, tous ces jeux tournent autour de la mort, ne sont d’une certaine manière que sa quête, une recherche qui ne peut ni ne doit aboutir. Tu ne tueras point. Tu joueras la mort, le mort, la morte. « Si vous voulez, je peux faire la morte. » Et encore : « Corps glacé / con brûlant / ô cadavre / ambulant ! » Bourgeade introduit aussi un étrange discours moralisateur dans un texte qui semblait s’ouvrir infiniment, sans limite. Il pose donc les limites : les enfants sont à préserver, et les animaux. Le partenaire sexuel doit être conscient et consentant. « J’admets, je partage peut-être, beaucoup de fétichismes, mais non ceux-ci : pédophilie, zoophilie. Je pense que l’action amoureuse, quelque forme qu’elle prenne, ne peut être réelle qu’entre êtres humains, “majeurs et consentants”. Les enfants ne sont pas majeurs, les animaux ne sont pas humains. » Pourquoi ces précisions dans ce texte, avec cette forme d’évidence quasi naïve ? Pourquoi, soudain, ces tabous à ne pas franchir, ces êtres à préserver ? Poser des limites (chacun les siennes), c’est rester dans l’humain, ne pas devenir un monstre absolu – même si l’on pourrait objecter qu’il est curieux de mettre sur le même plan les enfants et les animaux, que c’est donner un statut très curieux à l’enfant, sans corps ni désir (« l’enfant est un pervers polymorphe », disait Freud, et, quelques siècles avant, Plutarque affirmait qu’on ne peut faire l’amour avec un garçon que tant qu’il n’a pas de poils…). Peu importe. Il faut entendre dans ces pages une confession, un testament (étymologiquement, un témoignage), la parole singulière d’un individu qui parle en son nom. Les dernières pages recueillent des extraits de Montaigne, Rousseau, Sade, Baudelaire, Mallarmé, Sacher-Masoch, Barbey d’Aurevilly, Bloy, Huysmans, Rimbaud, Bataille, Villedieu et Dostoïevski. Et « l’auteur » poursuit cette théorie d’écrivains dont il est l’héritier : toujours et encore utiliser l’écriture, la sienne et celle des autres, pour se replacer du côté de l’humain. L’auteur évoque son âge et se voit mort comme les morts de Bobok qui rejettent toute honte pour se « mettre à nu ». Le fétichisme et les pratiques sadomasochistes apparaissaient dans de nombreuses œuvres de Bourgeade : il peut désormais être abordé de front. Éloge des fétichistes : livre préposthume conçu comme un livre posthume ; livre vivant d’un mort ; dernière, terrible et émouvante confession d’un acteur de ce théâtre du désir extrême. Franck Delorieux «... Que je voie qui est vivant et qui est mort. » trouvant dans la chair la passion qu’il ne trouvait plus dans l’Église, revenant à la pureté par le chemin de la souillure. On peut regretter que Bourgeade n’ait pas poussé plus loin son analyse de l’aveuglement des Brigades, qu’il ne questionne pas les assassinats politiques ciblés, qu’il n’évoque pas l’infiltration de l’organisation par la police. C’est peut-être que le véritable sujet de son livre est la transgression des ordres et des règles, et la rencontre, éphémère, de deux hommes qui s’éloignent des idéaux qu’ils avaient embrassés il y a longtemps. Ce que l’on ne regrettera pas, c’est de retrouver une dernière fois Bourgeade sous toutes ses facettes : le fétichiste – incroyable description du ballet des langues des amants au cours d’un baiser –, l’auteur de polars – cette page d’une glaçante précision sur le Skorpion CZ 61, « pistolet-mitrailleur de fabrication tchèque, apprécié des hommes qui ne disposent que de peu d’espace pour tirer » –, le styliste enfin, dont la virtuosité ne nuit pas à l’émotion. Ainsi, la veillée mortuaire du serviteur tombé mort en taillant la pelouse, sa vieille faux à la main : « Recouvert à mi-corps d’un drap blanc, le visage non plus attentif et servile mais comme détaché, hautain presque, ennobli par la mort, le vieux jardinier, ses mains croisées sur la poitrine, tenant une poignée d’herbe, attendait. » Cent pages plus loin, d’autres morts attendent ceux qui tentent de fuir. On ne dévoilera pas le prix que devront payer le prêtre défroqué et la prostituée repentie d’un côté, le révolutionnaire désabusé et son fils de l’autre, leur terrible punition, absurde et cruelle comme le monde qui les entoure. le Diable, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram, Paris, 2009. 177 pages, 18 euros. vant de nous quitter, le 12 mars 2009, Pierre Bourgeade nous a laissé un dernier roman, le Diable, l’histoire de trois destins qui s’entrecroisent dans l’Italie des années de plomb : Ercole, un jeune prêtre, Giovanna, une ancienne prostituée qui a épousé un banquier assassiné par les Brigades rouges, et Attilio, un artificier au service des Brigades. Les deux hommes sont liés par le doute qui s’est emparé d’eux. Le brigadiste ne peut se résoudre à adopter l’analyse que lui tient son chef : « Le premier ennemi de la révolution elle-même, c’est la rue. Tu vois, ces gens pressés, acharnés, avides. As-tu regardé quelquefois leur visage ? Ils ne sont plus les victimes de l’hydre : ils sont devenus l’hydre elle-même. Nous n’avons plus à frapper à la tête : c’est l’hydre elle-même qu’il faut frapper. D’où notre décision de revenir à des actions non individuelles – des attentats aveugles, comme on dit. » Lorsqu’un mouvement qui se prétend révolutionnaire abandonne la défense du peuple et se met à le prendre comme cible, il ne peut que devenir l’ennemi du peuple. L’artificier prend conscience de cette erreur et se refuse à perpétrer au hasard le massacre des innocents. Il y sera forcé par un marché ignoble : un attentat contre la vie de son fils, enlevé par ses anciens camarades. Le prêtre, quant à lui, est en proie à la tentation née de sa rencontre avec la belle veuve. Il y succombe peu à peu, re- Sébastien Banse DR A Dessin de Pierre Bourgeade. Un premier roman prometteur On ne boit pas les rats-kangourous, d’Estelle Nollet. Éditions Albin Michel, 330 pages, 19,50 euros. n premier roman qui ne relève pas de l’autofiction : déjà on se réjouit de cette preuve de caractère de l’auteur. Le récit plante aussitôt le décor : un lieu désolé et isolé non situé, un carrefour près d’une décharge et quelques bâtisses. Le motel et l’échange de dollars font penser aux ÉtatsUnis, quelque part, là où la course au progrès n’est jamais arrivée ; à moins que ce ne soit l’Australie, quelque part au centre, là où des U chasseurs misanthropes et des aborigènes dépossédés cohabitent en buvant. Qu’importe. Les personnages apparaissent, d’abord difficilement repérables, tous buvant et tenant des propos d’ivrognes. Peu à peu, du groupe de paumés alcooliques surgissent des individus : le narrateur, plus jeune, plus innocent, qui a brusquement la curiosité de connaître le mystère de chacun. S’il y a une certaine maladresse dans le passage en revue des différents personnages qui racontent à tour de rôle leur histoire sans se faire prier, chacun acquiert cependant peu à peu un contour et une dimension humaine qui le rend attachant. On en arrive à une répartition entre les bons et les méchants : cela va-t-il tourner au western américain ? Comme les lois du récit sont respectées, dans cette vie désolante où chacun, malgré tout, a trouvé sa place et ses habitudes, surgit l’événement qui va faire tout basculer. On entre dans la fable. Le narrateur est initié par un mystérieux vieillard (un démiurge qui venait parfois dans le bar regarder cette triste humanité s’enivrant) qui lui prédit les épreuves que l’avenir lui réserve. Le groupe des bons quitte le carrefour près de la décharge et erre dans la montagne. Le groupe des méchants brûle les cabanes désertées et campe dans le bar sans dessoûler. Les premiers résistent à la faim, au froid, à la fatigue, à l’inondation en s’entraidant. Les seconds s’entre-tuent. Finalement les premiers trouvent la sortie vers un autre monde. Le récit, rondement mené, retient l’intérêt du lecteur qui veut connaître la suite. Et si on est parfois contrarié par quelques erreurs de registre (un personnage donné comme frustre, se met à parler comme un livre), le climat étrange et l’écriture ferme et précise témoignent d’un talent prometteur. Marianne Lioust Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . VII L E T T R E S Un beau et mélancolique roman d’amour e 12 août 1954, une semaine après le décès de Colette, « assurément le plus grand écrivain français contemporain », Aragon publie dans les Lettres françaises un long et bouleversant poème : Madame Colette. « Adieu reine des prés adieu l’enchanteresse / Qui fis d’aimer ta loi ton souffle et ton credo. » Je le relisais ces jours-ci après avoir reposé, sur ma table de travail, le recueil des lettres de Colette à son amante Mathilde, dite Missy, marquise de Morny. Cet amour fit, à l’époque, la Belle Époque, scandale. D’autant que Missy porte « le cheveu court, le complet veston, chausse des bottes trop grandes qu’elle rembourre de papier journal, fume le cigare et se fait appeler Max ou Oncle Max ». Samia Bordji et Frédéric Mazet, à qui l’on doit l’établissement et l’excellente présentation du texte, remarquaient justement que, contrairement à presque toutes les lesbiennes de la Belle Époque, par exemple les célèbres Liane de Pougy, Nathalie Barney ou Renée Vivien, Missy s’habille en homme : « Méprisant toutes les conventions, Missy affirme sa virilité. » Elle attire d’autant plus les regards qu’elle est la fille du duc de Morny, demi-frère de Louis-Napoléon Bonaparte, personnage considérable du Second Empire qu’il a contribué à instaurer en participant au coup d’État du 2 décembre 1851. Lorsque Missy rencontre Colette en 1905, cette dernière est toujours la femme de Willy. Il prendra d’autant moins ombrage de leur liaison qu’il a, de son côté, une maîtresse, Mey Villers. Le Cri de Paris publie une attaque, « En famille », auquel Colette répond avec courage : « Ne réunissez pas si… intimement dans l’esprit de vos lecteurs deux couples qui ont arrangé leur vie de la façon la plus normale que je sache, qui est celle de leur bon plaisir. » Colette « fait entendre un son de voix inconnu, celui d’une femme libérée revendiquant son droit à l’indépendance ». Mais d’autres articles vont suivre (en particulier dans Fantasio), dont Missy est la principale victime. Elle est traitée de « de sexuée au visage de plâtre mou qui se boursoufle, au regard fixe d’éthéromane et de nyctalope, aux lèvres mortes (…) qui remorque avec elle tantôt un caniche, tantôt une théâtreuse ». Et lorsqu’elle joue des pantomimes avec Colette sur la scène de l’Olympia, ou bien au Moulin Rouge, le scandale est porté à son comble. Willy est mis à la porte de l’Écho de Paris, Missy traînée dans la boue. Colette semble alors épargnée… Ces faits que j’évoque brièvement sont connus. Mais il faut les avoir à l’esprit en lisant les lettres de Colette à Missy. La première est datée de février 1908, la dernière de la fin mai 1940. Il aura fallu pas moins d’une soixantaine d’années et la passion, la ténacité d’un collectionneur, Michel Rémy-Bieth, pour les réunir et les sauver de la destruction ou de l’oubli. En 1982, Claude Pichois songe à une publication, mais « faute d’avoir réuni suffisamment de lettres, le projet fut abandonné ». Edmonde Charles-Roux écrit alors au président des Amis de Colette, Henri Noguères : « Mesurant le désarroi de Colette, sa solitude, son désenchantement et même son dégoût après l’affaire Willy, sachant d’autre part que Missy a été beaucoup plus qu’une liaison, disons une planche de salut à laquelle elle s’est accrochée désespérément (…), je ne peux croire que, considérées sous cet angle-là, ces lettres soient sans intérêt (…). Il y a (…) la vision d’une Colette d’autant plus provocante, anti-bourgeoise, « mettant le paquet », se montrant toute nue sur scène, qu’elle était profondément désemparée. » Vingt-cinq années passeront avant de re- L trouver d’autres lettres de Colette à Missy dispersées lors d’une vente à Drouot en 1999. Nous avons donc à notre disposition 141 lettres de Colette auxquelles les éditeurs ont joint les seules lettres de Missy que nous possédions à Willy (1907), à Georges Wague (1911) et à Colette (1911), ainsi qu’une lettre d’Henri de Jouvenel à Missy, et une autre d’Isabelle de Comminges à Missy (1911). Elles sont insérées dans le corpus selon leur date d’envoi. Leur intérêt n’est pas négligeable car elles donnent au recueil sa dimension romanesque. La lettre de Missy à Willy est présentée en effet comme le prologue de l’aventure dont nous allons suivre les péripéties : la rencontre, l’éloignement progressif, la rupture suivie de retrouvailles et de brouilles passagères, enfin l’apaisement de l’amitié. Une question se pose cependant : que sont devenues les lettres de Missy ? Qui les a détruites ? Maurice Goudeket, le dernier mari de Colette ? Nous ne le saurons sans doute jamais… On regrette d’autant plus leur absence que celle qui ouvre le recueil, de Missy à Willy, apporte au lecteur des informations précieuses… et inattendues sur cet étrange « ménage à trois ». Ainsi apprend-on que Willy a mis Colette dans les bras de Missy. Il est, en effet, dans une situation financière critique, au bord de la ruine. Missy le laisse clairement entendre ainsi que Colette : « Si la vie matérielle rede- vient meilleure, écrit Colette à Willy (…) Revenez auprès de moi (…). Et Missy, encore une fois, n’y verra rien à redire. » (1907). La rupture définitive entre Colette et Willy demandera beaucoup de temps à s’accomplir : il faudra l’affaire des Claudine en 1909 dont il a cédé les droits – sans en informer Colette, et pour une somme ridicule en 1907 – aux éditions du Mercure de France pour qu’elle prenne – avec colère et douleur – la mesure de la trahison de son mari. Colette est alors une femme angoissée, au bord du suicide. Heureusement, elle a Missy qui la protège et lui permet de vivre. Missy est sa « vraie raison de vivre », celle qui lui « a désappris à vivre seule ». Elle est son « velours chéri », mais surtout son enfant : son« faux-enfant, son enfant insupportable ou très sage » ou stupide. Le lecteur devine cependant que leur relation n’est pas aussi tranquille, assurée, qu’on pourrait l’imaginer à la lecture des premières lettres. Colette sait bien qu’elle a fort mauvais caractère : est-elle pour cela une enfant trop gâtée, capricieuse ? Je ne sais. « Si j’ai des doigts écrasés, du chagrin ou une chaussette perdue, je n’ai pour tout cela qu’un cri “Missy”. » Et puis il y a les hommes qui passent dans la vie de Colette : le jeune Auguste Hériot « enfantin et prévenant ». Elle le surnomme « le serin » ou « l’andouille ». Missy ne prend pas ombrage de cette brève liaison. Hériot ne l’appelle-t-il pas « mon père » ? En revanche, la liaison de la « gourmande » Colette avec Henry de Jouvenel en 1911 va provoquer leur séparation. « Tu n’es plus mon enfant ; tu seras ma fille, une fille avec qui on est brouillé et qu’on méprise (…) plus d’enfantillages ni de chichis, plus de “je ne veux pas”, “je veux”, “moi, moi, moi”. » Missy écrira à Jouvenel qu’elle lui confie Colette. Il lui répondra qu’il l’accepte : « Elle est faible comme un enfant. » Il faudra attendre 1931 pour que Colette et Missy se retrouvent. Colette vit désormais avec Maurice Goudeket, son dernier et «meilleur» ami. La passion d’autrefois a laissé la place à la tendresse: « Chère Missy, je pense à toi bien plus que je ne le manifeste. » La dernière lettre de Colette à Missy est datée de juin 1940. Missy décédera en 1944, âgée de quatre-vingt-six ans. « À son enterrement, il y avait en tout douze personnes (…) dont Sacha Guitry qui, depuis deux ans, réglait sa note au petit bistrot de la rue des Eaux où elle prenait ses repas. Deux mois auparavant, la pauvre femme avait essayé de s’asphyxier par le gaz. La seconde et dernière tentative vint aisément à bout de ses faibles forces. (…) » (Pierre Varenne.) « Je n’imagine plus la vie sans elle, sans sa douleur, son sourire plus triste que gai, sa crainte des méchants, sa voix qui lui ressemble… », écrira Colette à Musidora. Ces Lettres à Missy sont, d’évidence, une contribution importante à la connaissance de Colette, de son caractère comme de sa vie d’artiste, vie vagabonde qui la conduisit, de 1908 à 1911, de théâtre en théâtre à travers la France via Bruxelles ou Tunis. Elles ne sont pas négligeables non plus pour la compréhension de son œuvre, en particulier de son essai Le pur et l'impur consacré au plaisir amoureux : Missy, cet « être inachevé », y apparaît sous le nom de La chevalière. Cette correspondance se lit comme un beau et mélancolique roman d'amour. Jean Ristat Lettres à Missy, de Colette. Flammarion éditeur. 22 euros. Le lieu et la formule Dans son dernier ouvrage, Une chambre en Hollande, Pierre Bergounioux s’acquitte une nouvelle fois d’une dette en retraçant l’itinéraire physique, moral et intellectuel de René Descartes. Une chambre en Hollande, de Pierre Bergounioux. Éditions Verdier, 57 pages, 9,80 euros. omment, dans l’infiniment petit d’une chambre en Hollande, un homme arrive-t-il à reformuler les grandes questions de l’humanité ? Pourquoi devient-il à ce moment précis, dans un pays transformé en creuset d’alchimie, un maillon indispensable à l’orientation nouvelle de notre civilisation ? Des interrogations qui appartiendraient davantage à l’astrophysique qu’à la philosophie et à la littérature auxquelles Pierre Bergounioux s’essaie à répondre dans un exercice brillant qui tient à la fois de la nouvelle, de l’exercice biographique et de la leçon inaugurale au Collège de France. Pour Pierre Bergounioux, Descartes est une vieille connaissance. Depuis ses premières heures éblouies dans les bibliothèques, il a marché dans l’ombre fertile de ses mots et C construit une durable connivence. Nul doute que ses œuvres complètes sont toujours à portée de main et que des pans entiers du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques l’accompagnent aux moments imprévus des journées. Il en est devenu certain : le doute fondateur et la certitude du doute ont un cheminement. Il a voulu l’écrire à la maturité d’une vie et le mettre en perspective dans les formidables aventures des déchiffrements du monde. Comme il ne croit guère à l’illumination, il plonge dans l’histoire de la conscience européenne, remonte le courant de la pensée méditerranéenne, s’attarde à la Gaule agenouillée, explique l’essoufflement romain, regarde mourir puis reverdir les arts, osciller le pendule des admirations vers l’Italie, puis vers l’Allemagne, naître une France incertaine dans une Europe nébuleuse d’où émergent les grands noms des ruptures : Montaigne, Bacon, Spinoza, Shakespeare et Cervantès, Descartes. S’ils sont contemporains, ou peu s’en faut, c’est que le terreau est prêt, les racines vivaces, l’air propice. Un filet de lumière suffit à faire germer notre monde de rationalité. Il tombe dans cette chambre en Hollande comme il irradie un tableau de Vermeer de Delft et de Ruysdael. Certes, les pays sont gouvernés par les luttes autour des idoles, les bruits de bottes, les fureurs homicides, mais la lumière est là et l’œuvre de beauté naît dans une imprimerie de Leyde. Tous les apprentis savants liront désormais ces phrases : « Sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager… » Descartes a donc quitté Paris, lieu des erreurs et du mensonge. Pierre Bergounioux le suit, en courant, dans ses voyages, toujours vers le nord, au cours desquels il fait ses gammes, s’engage dans les armées de ducs et de princes, fréquente brutes et reîtres, écrit au débotté de petits traités sur les bêtes, l’escrime, la musique, les automates. Le Danemark est son but. Ce sera d’abord la Hollande, l’étape décisive pour « méditer » et « cognoistre ». Puis, comme il faut toujours monter plus haut, la Suède, « exagérément froide », et la mort. On le sait, toute tentative biographique est un exercice de miroir. Le Descartes de Bergounioux est d’abord le Descartes sensible qui se cherche, celui qui, dans sa province tourangelle, se demande déjà « quel lieu faciliterait le dessein d’y voir clair en toute chose et d’abord en lui-même », celui qui doit faire le choix entre le monde et l’amputation du monde, l’errance ou l’écriture en réclusion, au bout du compte un vertigineux compagnon de voyage vers la clarté auquel il rend hommage dans une poignée de pages qu’irriguent les fertiles incertitudes d’une vie. Jean-François Nivet Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . VIII L E T T R E S Berlin Alexanderplatz de Döblin enfin traduit ! Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin. Éditions Gallimard, 464 pages, 24,50 euros. a publication de Berlin Alexanderplatz fut l’événement littéraire de l’année 1929 en Allemagne, au point que ce roman a éclipsé l’œuvre antérieure et ultérieure de l’auteur, Alfred Döblin, à son grand dam. Ce fut d’abord un succès de scandale : pour la première fois, le roman allemand, ordinairement écrit avec tenue pour le public bourgeois et « comme attribut des gens chics » (dixit Döblin, Thomas Mann étant selon lui le plus éclatant représentant de cette littérature), s’ouvrait non seulement au monde du sous-prolétariat et des voyous de l’immense métropole moderne, mais il accueillait aussi tous ses langages : le berlinois d’abord, que parle la plupart des protagonistes, mais aussi tous les discours qui assaillent le citadin moderne : panneaux publicitaires, slogans, chansons populaires, conversations de la rue, du bistrot, faits-divers, etc ; c’était toute la rhétorique contemporaine qui débarquait dans un roman, qui, par sa technique du montage et du collage, ainsi que par l’exploitation du « courant de conscience », fait de Döblin l’un des plus grands représentants de la modernité romanesque, à côté de ses contemporains Joyce et Dos Passos. Jusqu’ici le public français n’avait pas eu accès à cette œuvre. Ou plutôt, ce qui sur le marché du livre circulait comme Berlin L Alexanderplatz était au texte original ce que le Canada Dry est à l’alcool : ça en avait l’apparence, mais pas la réalité. Non seulement des passages entiers étaient caviardés de façon arbitraire, non seulement les erreurs abondaient, mais cela n’avait aussi parfois que l’apparence du français : le héros est ainsi « jeté en lutte et bataille contre quelque chose d’imprévisible » (sic, Folio, p. 17), il « a été douché à pleine eau » (re-sic, p. 18), etc., etc. Surtout : l’adaptatrice de 1933 avait gommé toute l’inventivité langagière, tout l’entrelacs subtil des différentes voix romanesques, au profit d’une narration lisse et policée. Ce que l’éditeur appelle « une certaine tradition classique française » : qu’en termes exquis ces choses-là sont dites ! Tradition classique : un comble pour un livre qui n’a pas assez de coups contre la tradition. Il y a une soixantaine d’années, le grand germaniste et ami de Döblin, professeur au Collège de France, Robert Minder, trouvait cette « traduction » « pitoyable ». D’autres gens de la corporation avaient pris depuis son relais. Il n’est cependant jamais trop tard pour bien faire : les Éditions Gallimard ont jugé que quatre-vingts ans étaient un délai raisonnable pour produire, enfin, le texte de Berlin Alexanderplatz dans une version française qui en soit digne. Döblin écrit qu’au départ d’un autre de ses immenses textes, inconnu en France, Wallenstein, il y eut une première phrase : « Cela n’allait pas plus loin. Mais c’était excellent, c’était le début de mon livre, la mélodie et le rythme étaient là, je pouvais commencer, plus rien ne pouvait m’arriver. » On peut imaginer qu’Olivier Le Lay, l’auteur de la nouvelle version, a d’abord longuement incorporé le rythme de la phrase döblinienne, qu’il a prêté l’oreille à l’entrechoc des voix et à la discordance des niveaux de langue, recherché un registre lexical et une syntaxe transposant le berlinois sans tomber dans un pittoresque argotique facile, qu’il a laissé décanter le tout, et qu’alors seulement il est parti en voyage avec Franz Biberkopf à travers les rues de Berlin. Et cela donne : « Il se retrouva devant les portes de la prison de Tegel et il était libre. Hier encore là derrière dans les champs il binait les pommes de terre avec les autres, en habit de forçat, maintenant il allait dans un manteau d’été jaune, là derrière ils binaient, il était libre. » La mélodie et le rythme du texte original sont là, plus rien de grave ne peut arriver au traducteur. Et plus rien de grave ne va lui arriver en effet. Que l’on compare avec la version Folio 1239 (« Il se trouva devant la porte de la prison de Tegel. Il était libre. Hier encore, en uniforme de détenu, il avait, avec les autres, buté des pommes de terre aux champs ; maintenant il portait un pardessus d’été beige. Eux, là-bas, butaient ; lui, il était libre. »), qui grippe de partout, et l’on comprendra qu’elle est bonne à oublier et qu’elle aurait dû l’être depuis longtemps. Mais la littérature a des raisons que le commerce ne connaît pas. La voici qui triomphe enfin. Michel Vanoosthuyse Joseph Roth : profession exilé Joseph Roth, l’exil à Paris, 1923-1939, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, jusqu’au 4 octobre 2009. Loin d’où, de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean & Marie-Noëlle Pastureau. Éditions du Seuil, 480 pages, 25 euros. Le Cabinet des figures de cire, précédé de Images viennoises, traduit de l’allemand par Stéphane Pesnel. Éditions du Seuil, 234 pages, 19 euros. Tarabas, de Joseph Roth, traduit de l’allemand par Michel-François Demet, Points, 256 pages, 6,50 euros. Exils méditerranéens, de Ulirike Voswinckel & Frank Berninger, traduit de l’allemand par Alain Huriot. Éditions du Seuil, 352 pages, 21,50 euros. trange et triste destin que celui de Joseph Roth, qui avait cru pouvoir fuir le shtetl de Brody, au fin fond de la Galicie, pour devenir quelqu’un, un écrivain. Il est mort en exil à Paris, après avoir passé sa vie à fuir, Vienne d’abord, parce qu’il n’y avait plus assez de tra- É vail, l’Allemagne ensuite, à cause de l’élection de Hitler, pour finir ses jours dans un petit hôtel de la rue de Tournon. Patrick Modiano a relaté la triste substance de sa disparition car il n’a pas seulement perdu la vie, mais aussi sa dignité d’écrivain ayant connu une grande notoriété : « Le chemin aura été long d’une petite ville frontalière de l’ancien empire d’Autriche-Hongrie jusqu’à la France. L’acte qui constate que le vingt-sept mai mille neuf cent trente-neuf, à cinq heures cinquante-cinq, est décédé, 151, rue de Sèvres, un certain Joseph Roth, né à Szwaby (Autriche), le deux décembre mille huit cent quatre-vingt-quatorze, précise qu’il était sans profession. Trois jours plus tard, dans l’aprèsmidi, cet Autrichien sans profession fut enterré au cimetière de Thiais, banlieue sud-est. On s’est demandé s’il fallait faire venir un rabbin. Joseph Roth s’était-il converti au catholicisme ? Il fut décidé qu’on lui donnerait, comme dans les cas douteux, des obsèques catholiques non soumises à conditions, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de messe pour les morts. » Roth avait rejoint la légion déjà compacte des réfugiés qui avaient fui d’abord l’Allemagne, puis l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne, avant d’être rattrapés par les violences de l’histoire et de s’enfuir plus loin encore. Comme eux, il s’est retrouvé un auteur quasiment sans lecteurs, puisqu’il ne pouvait plus publier dans les pays de langue germanique. Et, comme eux, il se rendit dans le Midi pour former une microsociété, entre Marseille et Nice. C’est ce que relatent Voswinckel et Berninger dans Exils méditerranéens, une anthologie et une remarquable histoire de ces écrivains qui cherchaient une issue, morale ou même matérielle, à leur condition d’exclus. Roth n’a pas fait partie du cénacle de Sanary (où l’on trouvait Thomas Mann, Hermann Kesten, Franz Hessel et Franz Werfel, entre autres), mais avait néanmoins tué du temps à Nice, comme Heinrich Mann, après avoir échoué dans sa tentative de convaincre le chancelier Schuschnigg de rappeler Otto de Habsbourg. Claudio Magris, dans son étude magistrale, a tenu à replacer Roth dans l’univers complexe de la littérature juive, en langue yiddish surtout, mais aussi en langue allemande ou polonaise. Jamais Roth ne s’est considéré comme un écrivain « juif ». Mais ses origines ont suscité en lui des curiosités, comme le prouvent les articles de Juifs en errance : il est allé voir en Russie et aux alentours les différentes communautés hébraïques, comme l’aurait fait un ethnologue. Et puis il y a quelques-unes de ses œuvres de fiction qui témoignent de cette quête. Tarabas, par exemple, qui est l’histoire d’un Russe revenu d’Amérique pour devenir un redoutable colonel pendant la Révolution et qui va éprouver le besoin d’expier le fait qu’il ait humilié un vieux Juif roux qui voulait aller au cimetière enterrer les rouleaux de la Thora brûlés pendant un pogrome en lui arrachant une partie de sa barbe. Mais aussi des romans comme la Marche de Radetzky, la Crypte des capucins, la Mille et Deuxième Nuit, où cet anarchiste favorable aux idées subversives de son temps se pencha avec nostalgie sur la fin tragique de l’Autriche royale et impériale. La raison ? L’empereur FrançoisJoseph avait placé les juifs sous sa protection personnelle et leur avait donc attribué des droits et des libertés inconnues jusqu’alors. Loin d’où ? Roth était près du monde de son époque, comme on le constate dans ses magnifiques articles si proches du réel, avec finesse, pénétration, sagacité et un humour mordant, écrits pour les journaux entre 1919 et 1938, inclus dans le Cabinet des figures de cire. Et, en même temps, il est resté toute son existence un déraciné. Magris analyse haut la main toutes les articulations complexes, et qui peuvent paraître contradictoires, d’une œuvre qui demeure une des clefs pour comprendre l’Europe du XXe siècle tout en étant une littérature qui n’a toujours pas perdu sa force et son intensité. Gérard-Georges Lemaire Et la belle exposition du MAHJ lui donne un visage en France. Une histoire phosphorescente des temps noirs Réédition de Capitaine superbe, roman de Gaston Massat sur la libération de l’Ariège en 1944. Capitaine Superbe, de Gaston Massat, avec un portrait de l’auteur par Ernest Pignon-Ernest. Éditions libertaires, 168 pages, 13 euros. Q ue Gaston Massat, ami de Jacques Matarasso, de Lucien Bonnafé, de Raoul Dufy, de Joë Bousquet et d’autres qui connaissaient son talent de poète, n’ait plus la faveur de la presse n’est pas très grave puisque son œuvre est là. Elle aura raison des modes et du temps. Son roman, Capitaine Superbe, fut édité pour la première fois en 1946 chez Bordas, à une époque où certains écrivains crurent trouver en cet éditeur un lieu où porter leurs ouvrages et maintenir l’esprit de la Résistance. Un certain nombre de livres y parurent, mais Bordas prit l’orientation scientifique qui fit sa réputation, et l’entreprise fut sans lendemain. Soixante ans plus tard, Capitaine Superbe nous revient par le choix des Éditions libertaires. C’est tant mieux pour ce roman dont Aragon écrivait, lorsqu’il le présenta : « Ce livre ne vous abandonne pas. » Et Jean Marcenac, qui avait connu la vie des maquis : « Je ne crois pas qu’on ait écrit sur les temps noirs une histoire aussi phosphorescente. » Contrairement à ce que le lecteur peut attendre, le capitaine Superbe est un milicien, chef d’une bande de tortionnaires et d’assassins qui ravagent l’Ariège sous la protection des Allemands dans les derniers temps de l’Occupation. La liste de leurs crimes est sans fin et l’horreur qui s’en dégage met en évidence la haine de l’homme qui s’est emparée d’eux et qui les jette dans un tourbillon d’exactions qui n’en finissent pas. Ils arrêtent, pillent et tuent les juifs, les communistes, mais aussi de simples habitants qui ont le tort d’avoir une réputation morale intègre. Pour Superbe, c’est un signe d’hostilité qui ne trompe pas. Cela aurait pu donner un roman en noir et blanc, et bien qu’il y ait beaucoup de noir (tout autant que de sang), ce roman tourne le dos au manichéisme. Massat n’a pas glissé artificiellement dans son récit des caractéristiques qui nuanceraient la sympathie que le lecteur porte aux résistants et installerait ainsi un équilibre factice. Les résistants sont sans réserve du côté de la vie, et leur complexité, celle qui donne de la profondeur, est montrée par les difficultés qu’ils éprouvent à se hisser au niveau des exigences de la lutte qui leur est imposée. Le roman tient dans cette proposition : comment des gens, que rien ne préparait à affronter ce qui leur arrive, vont-ils développer en eux, sur la base de leur sensibilité et des traditions séculaires dont ils sont imprégnés, la capacité de résistance dont ils ont besoin contre les reîtres qui, eux, s’épanouissent dans la cruauté de la guerre ? À cet égard, le personnage de Marie, la fille de Superbe, est au cœur du sujet. Tout ce que fait son père la révulse. Elle finit par devenir résistante active et se fait admettre comme telle, malgré l’opprobre qui touche son nom. Ce roman du courage et de la cruauté, de l’ombre et de la lumière, de la force et de la faiblesse se tresse à une chronique sociale qui accroît sa richesse. On y retrouve les clivages du Front populaire, le poids des personnalités locales ou la présence des Espagnols rouges qui ont passé les Pyrénées en 1939 et se sont constitués en une sorte de maquis dont l’apport sera décisif au moment du combat final pour la libération de l’Ariège. Capitaine Superbe est une œuvre forte sur la question du Mal, ce brasier dans lequel personne n’a envie de se jeter mais qui doit pourtant être éteint avant qu’il ne dévore tout. Comme le dit Massat dans les dernières lignes : « Il faut savoir défendre sa joie. » Pour que le monde commence, tout simplement. François Eychart Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . IX L E T T R E S LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN Désir d’écrire Lichen, encore, d’Antoine Émaz, dessins d’Hélène Durdilly. Éditions Rehauts, 2009. 100 pages, 15 euros. Jeunesse & vieillesse & jeunesse, de Mathieu Bénézet, avec trois portraits par Gilles du Bouchet. Obsidiane, 2009. 70 pages, 13,50 euros. Autre Sud, n°° 45, juin 2009. Éditions Autres Temps. 160 pages, 16 euros. Po&sie, n°° 127, 1er trimestre 2009. Éditions Belin. 142 pages, 20 euros. Ici é là, n°° 10/11, 2009, Maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines. 104 pages, 18 euros. e désir d’écrire ne conduit pas à écrire que des poèmes, mais, outre que la poésie peut aussi se manifester dans le roman, sa situation est telle dans la société occidentale actuelle que ce désir apparaît là comme indépendant de tout appétit d’argent ou de gloire, et dénué de tout espoir d’agir sur le cours des choses. Sa singularité fait que les poètes s’interrogent sur lui dans le cours de leur œuvre. Antoine Émaz fait paraître Lichen, encore. C’est une suite à Lichen, lichen (2003, épuisé). Sur les branches d’une œuvre poétique dont la publication a commencé il y a plus de vingt ans, pousse ce lichen : « Notes I », « pensée effilochée I », « Écriture et voix », « Notes II », « Pensée effilochée II », « Sensation », « Notes III », « Pensée effilochée III », « Traverses », tels sont les intertitres du nouveau volume. Réflexions sur la vie au jour le jour, le travail gagne-pain qui « use le corps, érode, mais en même temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière », sur l’autre travail : l’écriture. « La seule différence est d’avoir besoin d’écrire, et d’avoir placé ce besoin au centre de sa vie. » Relevons au passage : « J’aurais tant aimé défier une fois seulement les lois de la physique. » C’est ce que tentent de faire les dessins d’Hélène Durdilly qui accompagnent ces textes d’une sa- L gesse beaucoup moins « effilochée » qu’ils voudraient nous le faire croire. Auteur de plus d’une trentaine de livres, tant en prose qu’en vers, Mathieu Bénézet a évoqué dans l’Aphonie de Hegel (19951998) une « autre poésie avant que la vieillesse de la vie avant que la vieillesse de la poésie ne (l’)atteignent ». Il reprend ce thème avec Jeunesse & vieillesse & jeunesse. « Toute parole est improférée. » Pourquoi écrire, alors ? Il n’y a pas de « pourquoi » en poésie, juste un « cela est », d’où faire surgir des éclats qui, un instant, laissent de côté les zones d’ombre. Le poète s’arrête devant un spectacle de rue : un mendiant qui monnaie sa cécité, ou les murs d’appartements détruits qui gardent leur papier peint, au-dessus d’un terrain vague. Ces deux poèmes sont distants dans l’ouvrage, mais le lecteur peut les rapprocher et songer que l’aveugle ne voit ni le papier peint ni les buddleias qui envahissent le terrain vague. C’est ainsi peut-être que lui, le lecteur, s’engage sur un chemin perdu. « Écoute ton pas aveugle » lui est-il dit ailleurs. La quête d’un sens est une raison d’écrire. « Une vie n’est pas mal employée qui se passe tout entière à le rechercher sans le trouver. » Cela passe aussi par des parenthèses dans la réalité. « Dans un décor d’insomnie il y a / un quai. à moins que ce ne soit un théâtre / à demi dans l’eau. Une ombre à / la recherche du temps. Un qui fait / demi-tour vers une échelle nocturne. » Dans ce parcours, des compagnons sont nommés : Ungaretti, Yeats, Celan, Reverdy, Mallarmé, Henri Thomas, qui eurent le rêve de la langue. Ce sont des disparus, eux qui donnaient du sens, laissent une « rangée de chaises vides ». Jeunesse & vieillesse & jeunesse est une fugue en six parties, où se poursuivent les thèmes de la poésie, « Danseuse de cailloux / Sous un ciel de lave », et de l’échec à changer l’existence. Fugue qui ne se décide pas à finir : après la coda de la sixième partie vient un in fine, puis une coda 2 « cantar amoris ». Le mot FIN, écrit avec énergie en majuscules, ne nous persuade pas qu’il y ait renoncement. REVUES Autre Sud nous rappelle que le Sud n’est pas seulement méditerranéen, avec un dossier Kenneth White. Gil Jouanard, dans un bel article, « Au sud de Kenneth », expose la concep- tion de géopoétique que l’on doit au poète écossais. Celui-ci, dans un entretien avec Michèle Duclos, dit son cheminement, dont le but est de vivre sa vie le plus pleinement possible, sans se laisser mettre des étiquettes, « créer une œuvre la plus complète possible ». On lira de lui plusieurs pages de poèmes inédits, et il y a encore des études d’Alexandre Gillet, géographe et d’Arnaud Villani, Kenneth White ou le territoire de la poésie. Le dossier a été préparé par Frédéric-Jacques Temple. Les rubriques de création offrent, entre autres, des poèmes d’Yvon Le Men, Gaspard Hons, Alket Çani, Albanais, traducteur de poètes français, Tereza Riedlbauchov, Tchèque, lectrice à Paris-IV Sorbonne. Ces derniers mois ont vu partir à jamais plusieurs poètes et artistes. Henri Meschonnic est l’un d’eux, à qui Bernard Mazo rend hommage, tandis que Jacques Lovichi évoque l’auteur et metteur en scène Roger Planchon. Les chroniques et les notes de lecture sont là comme de coutume, mais l’éditorial nous avertit que, par économie, leur place devra être réduite à l’avenir. On le regrettera certes, toutefois l’important est dans la richesse des études, dont ce numéro et le précédent sont de bons exemples, et la création. Po&sie ouvre sur un Divan occidental oriental I, ce qui laisse présager une suite. Le poème de Goethe est traduit par Fernand Cambon et précède le Cryptogramme coranique, de Serge Margel, et l’Eschatologie islamique dans la Divine Comédie, de Carlo Ossola. L’étude sur Rilke se poursuit avec deux textes, dont Rilke et Heidegger, de Furio Jesi. Une nouvelle de Nicole Debrand, le texte d’une conférence de Carlo Ginzburg sur Vernant, VidalNaquet, d’autres proses. Dans les poèmes, des extraits d’un chant de grand souffle de Pascal Commère, Tashuur ! Le numéro se clôt sur des dessins de Valerio Adami. Ici é là appelle à relire Pierre-Albert Birot (1876-1967) et offre en plus un inédit, bon échantillon du style revigorant de l’auteur de Grabinoulor et artisan de la revue SIC. Hommage est rendu au peintre roumain, ami de nombreux poètes, Ben Ami Koller (décéde en décembre 2008) et à Salah Stétié, invité d’honneur de Poésyvelines pour la Semaine des poètes à l’automne 2008. Le cahier création regroupe 20 auteurs présentés par 20 éditeurs de 6 pays et régions du monde. Et il y a encore des articles concernant des publications récentes, des expositions, une série de photos de poètes par Louis Monier. La vitesse intérieure de Dominique Grandmont Mots comme la route, de Dominique Grandmont. Tarabuste Éditions. 12 euros. l est des livres que l’on ne quitte pas en les refermant. Ceux de Dominique Grandmont en font partie. Et pour peu que l’on ait suivi au fil des années, fidèlement ou par intermittence, son parcours de poète, de traducteur et de critique, on se dit qu’on lui doit beaucoup. Au splendide et rigoureux passeur de Yannis Ritsos et Constantin Cavafis, de Vladimir Holan et Jaroslav Seifert, nous devons pour une large part nos rencontres avec leurs œuvres déterminantes. Cet aspect de l’activité de Dominique Grandmont n’est pas secondaire. On peut y voir comme une ratification de sa propre aventure poétique placée sous le signe d’une sortie constante hors de soi, vers autrui et vers le monde. La poésie de Dominique Grandmont est un « monologue à plusieurs voix », comme si la dynamique de sa voix singulière incluait le postulat d’une polyphonie. Une polyphonie qui n’est pas seulement le fait des voix humaines, mais qui accueille dans son cantus firmus les éléments naturels, « les bruits de pas qui sont l’envers de toutes les langues », et jusqu’aux objets manufacturés. Cette poésie se déploie tout entière dans l’immanence. Récusant l’immobile et les effets d’inertie, elle se donne comme trajectoire, déplacement, mouvement, vitesse. Ce qui la tisse dans son unité n’en est pas moins traversé par des disjonctions, des écarts, des brisures. En épigraphe à Immeubles (Seghers, I 1978), Dominique Grandmont avait cité ce propos de Marx : « Toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses coïncidaient. » Cette scissure ou ce plan de séparation sont peut-être le terrain où se risque la poésie. Dans Mots comme la route, Dominique Grandmont fait alterner les séquences de prose et les vers, tout en cherchant une conjonction avec la réalité à travers une scansion en grande partie modelée par la syncope et l’ellipse. Mais l’élan n’est jamais entravé, qui donne à ce livre son énergie et sa rayonnante vibration. Ce qu’il y a de saisissant chez Dominique Grandmont, c’est non seulement son aptitude à opérer des changements de plans très rapides, mais c’est le fait que les déboîtements, les fissions et les disjonctions ont pour effet paradoxal d’orienter la parole vers sa fonction intégratrice, ou plus exactement d’en faire le lieu et le moment d’une inséparation des différents plans de l’expérience humaine. Expérience qui inclut aussi bien l’amour que le social et le politique. Dans Mots comme la route, le premier texte en prose qui donne son titre au livre, on relève par exemple ce passage qui prend figure d’apophtegme : « Nous pouvons appeler cœur ce qui nous fait avancer sans voir, amour ce qui nous fait soudain passer de l’interchangeable à l’irremplaçable. (…) Nous avons tous compris que l’amour est une mort traversée. Le pouvoir est l’échec de l’amour, mais l’amour est l’échec de tous les pouvoirs. » C’est dans la frappe concise de la sentence que se concentre ici la vitesse. Ailleurs, À LIRE n 1983, Jean Mailland et Anna Prucnal s’endettent au Crédit agricole pour acheter la ferme des Trois Maisons en forêt d’Othe, la forêt où le petit singe Joli Cœur meurt de froid dans Sans famille, d’Hector Malot. En 1985, Anna offre à Jean pour son anniversaire le bois mitoyen. Pendant dix ans, Jean y passe tout le temps qu’il peut. Le bois, pour les paysans, c’est du bois : à tronçonner, à brûler, à vendre. Pour Jean, c’est une façon de vivre. Pendant dix ans il coupe, taille, brûle, aplanit, ordonne le bois ensauvagé. Seul. Entre le chêne Élisabeth (Vailland) qui marque l’entrée au nord et l’arbre mort Lao Tseu, le vieux maître, qui monte la garde à l’ouest, il nomme tous les arbres du nom des morts aimés, d’Épictète à Aragon, de Chaplin à Essenine, de Strindberg à Maïakovski, de Diderot à Vailland : il les rend à la vie. Le Journal des arbres est le récit de Jean dans son bois. En filigrane, Anna, les amis, la lutte quotidienne pour gagner de l’argent, réaliser les projets, et la procrastination : la jouissance du bois, la joie du corps rompu, c’est aussi une manière de se défiler, de ne pas écrire. Jean s’acharne : labeur fou puisque les ronces, les rejets, les broussailles repoussent sans cesse. Labeur pour rien, pour la beauté du geste. Le Journal est une ode au plaisir désintéressé et le bois une métaphore de ce que c’est que de vivre : un travail à recommencer chaque jour, sans relâche, avec la mort devant soi. C’est un très beau livre. J’ai pensé souvent, le lisant, à Leos Janàcek et à sa Petite Renarde rusée, un opéra où, jusque dans la mort, éclatent la joie de la nature et l’émerveillement devant le cycle éternel de la vie. E cette vitesse se manifeste autrement, mais ce qu’elle vise n’est jamais dicté par une propension au vertige ou à l’ivresse. Son allure semble plutôt répondre à un vœu de désencombrement. « Tu passes ta vie à essayer d’être un homme, et tu t’en vas comme les autres. Balustrade démolie, boîtes à lettres clouées au mur de la cour. Boulevard encombré de rumeurs, d’habitudes. Mâchoires serrées sous les casques. Dieu pétrole sur machine espérance. Le point de départ fait le reste. Sauf que les objets n’ont pas de sexe, mais sont la preuve du vide qu’ils sont censés combattre. » Pour Dominique Grandmont, la vitesse est d’abord celle des mots, qui sont « comme la route » et précèdent la pensée. Les mots ? « Ils voient ce que tu ne vois pas, mais ne disent rien. Ils ne font que parler entre eux, que brûler l’espace qu’ils franchissent. Ils sont ta liberté nécessaire. Tout est la moitié qui lui manque, mais c’est avec toi qu’il faut rompre. (…) Unité, cœur battant de sa propre rupture. » Une tension agonistique se fait jour dans cette poésie qui nous touche aussi par ses contrastes de grâce limpide : « Hier encore sur le gris éclatant des nuages, l’encre d’une hirondelle refermant le cercle qu’elle ouvre. » Il semble bien que la lumière du poème ne serait pas ce qu’elle est sans la grande confiance que Dominique Grandmont accorde depuis toujours au principe de frugalité : « Ton livre, une poignée de grains d’orge retrouvés au fond d’une poche. (…) Écrire, c’est parler plus bas que le silence. » Marie-Noël Rio Le Journal des arbres, de Jean Mailland. Éditions L’Armourier, 288 pages, 20 euros. Jean-Baptiste Para Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . X S A V O I R S Aux marges du politique e mois prochain, il y aura cinq ans déjà que Jacques Derrida s’en est allé. Alors que se multiplient les ouvrages consacrés à son œuvre, la publication de la première partie du séminaire la Bête et le Souverain ouvre une perspective nouvelle sur son travail de pensée et d’écriture. Si des extraits de tel ou tel séminaire avaient été publiés à l’occasion, jamais l’ensemble des séances d’une année n’avait été rassemblé en un même volume. C’est dire l’intérêt de ce livre, premier volet d’un vaste projet éditorial qui devrait, à terme, rendre accessible, en plus de quarante volumes, l’ensemble des séminaires donnés par Derrida depuis le début des années 1960, à la Sorbonne puis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, et à partir de 1984 à l’École des hautes études en sciences sociales. Tous ceux qui, à Paris ou dans les nombreuses universités où Derrida fut invité de par le monde, ont eu la chance de pouvoir suivre cet enseignement se souviennent de l’atmosphère qui régnait au cours de ces séances où Jacques Derrida arrivait avec une sacoche débordant de livres, d’où il extrayait le texte qu’il avait spécialement rédigé semaine après semaine. À défaut de pouvoir restituer les moindres nuances de l’intonation ou du phrasé – tout ce qui faisait de cette lecture tout autre chose qu’une fastidieuse récitation, mais bien l’exercice d’une pensée déconstructrice en acte, et peut-être, tout simplement, un événement –, ce volume, sobrement édité, permettra de mesurer, si besoin était, quel professeur extraordinaire fut l’auteur de l’Écriture et la Différence, non seulement par son sens des problèmes et son attention sans faille aux moindres symptômes (généralement inaperçus) qui les trahissent, mais aussi par son souci de toujours replacer les textes qu’il lisait dans le mouvement général d’une argumentation, dans le cadre systématique qui les informe. Dernier ensemble d’une série de séminaires placés sous l’intitulé général Questions de responsabilité, les deux années du séminaire la Bête et le Souverain prolongent et approfondissent l’étude et la déconstruction du concept de souveraineté, de son histoire et de ses multiples figures, qui vont de la métaphysique de la subjectivité (où « souveraineté » est l’un des noms de l’autonomie et de la toute-puissance du sujet libre n’ayant de comptes à rendre à personne) à la politique, sans oublier le champ théologique où il faut peut-être chercher l’origine ou la matrice de la notion. Non qu’il s’agisse d’en finir purement et simplement avec la souveraineté, comme si c’était possible – et même souhaitable, ajoute Derrida (qu’adviendrait-il, à terme, de la liberté ?) – mais parce que cette déconstruction de la souveraineté n’est autre que « ce L qui arrive », sous les formes les plus contrastées. Derrida s’efforce ainsi de ne pas esquiver les questions que font surgir certains des événements les plus récents (la première séance de ce séminaire eut lieu le 12 décembre 2001), et marque certains des enjeux politiques de ce travail théorique : que faire, aujourd’hui, de la souveraineté, s’il est vrai que, contrairement à son concept le plus éprouvé, la souveraineté ne peut plus être posée comme une et indivisible, mais rencontre des limitations ? Pour sortir, par exemple, des impasses du débat qui oppose les « souverainistes » aux partisans d’une Europe fédérale n’est-il pas temps d’engager une réflexion plus audacieuse et plus originale, si ce n’est in- la place majeure dans ses derniers travaux. Si le texte aussi célèbre qu’énigmatique d’Aristote évoquant le politikon zôon n’est abordé que lors de la dernière séance, c’est bien cette expression ressassée tout au long de la tradition philosophique qui aimante le séminaire : qui est ce curieux animal dont le propre serait de posséder le logos et, de surcroît (les deux traits sont indissociables aux yeux de Derrida), de vivre « politiquement » ? Déroutante au premier abord, la conjonction de la bête et du souverain prend en quelque sorte au pied de la lettre (pour mieux la déplacer) cette interprétation de l’homme comme animal politique : malgré tout ce qui les sépare, la bête et le souverain n’ont-ils pas pour trait commun de marquer les limites en deçà et audelà desquelles se déploie l’activité du seul véritable « animal politique » ? Avec sa double connotation idiomatique de bêtise et de bestialité (deux mots qui donnent à Derrida l’occasion de longues confrontations avec Deleuze et Lacan), le nom de « bêtes », en français, ne désigne-t-il pas habituellement l’ensemble des vivants qui, même s’ils vivent en troupeaux, meutes, essaims ou autres formes de collectivité, n’ont pas part à ce propre de l’homme qu’est censé être la politique ? Quant au souverain, s’il est, selon son concept classique, le dépositaire (d’abord divin) de l’autorité politique, il est tout autant celui qui a le pouvoir de suspendre la validité des lois pour instaurer l’état d’exception et par là même de se situer hors la loi, au-delà du politique. Un paradoxe surgit pourtant : alors même que la politique est posée comme un propre de l’homme, on ne compte plus les animaux qui ont été mobilisés pour figurer le politique. Du lion au renard en passant par le serpent, le dauphin et une étonnante scène de dissection d’un éléphant devant le Roi-Soleil, c’est tout un bestiaire que Derrida se plaît à mettre en scène avec un rare bonheur. Non pour brouiller les frontières entre l’homme et l’animal, mais pour se demander « si ce qui s’appelle l’homme a le droit, lui, d’attribuer en toute rigueur à l’homme, de s’attribuer, donc, ce qu’il refuse à l’animal, et s’il en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible, en tant que tel ». De tous les animaux qui peuplent ce zoo, le loup est celui dont Derrida suit le plus longuement la piste. Non seulement en vertu de l’adage affirmant que « l’homme est un loup pour l’homme » (dont Derrida rappelle qu’il remonte, bien au-delà de Hobbes, à Plaute), mais surtout en raison des rapprochements que l’on peut établir entre cette bête par excellence qu’est le loup et une certaine idée de la souveraineté, comme en témoigne le Loup et l’Agneau, que Derrida, non sans humour, choisit de commencer par relire pour y suivre la question de la justice, dans ses rapports avec la force et le droit. Sous le voile de la fable, c’est donc bien une mise en question des limites du politique qui se joue, pour laquelle les ressources de la déconstruction n’ont pas fini de prouver leur fécondité. DR Séminaire, la Bête et le Souverain, volume I (2001-2002), de Jacques Derrida, édition établie par Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Éditions Galilée. 469 pages, 33 euros. édite, sur le partage de la souveraineté ? « Ce que je cherche, précise Derrida au conditionnel, ce serait donc une déconstruction lente et différenciée et de cette logique et du concept dominant, classique, de souveraineté état-nationale (…) sans aboutir à une dé-politisation, (…) mais à une autre politisation, à une re-politisation et donc à un autre concept du politique. » Pour ce faire, ce n’est rien de moins que la définition de l’homme comme « animal politique » que Derrida propose de reconsidérer. La Bête et le Souverain greffe ainsi sur la déconstruction de la souveraineté la question du « propre de l’homme », dont la publication de L’animal que donc je suis avait déjà signalé Jacques-Olivier Bégot Derrida du monde entier Derrida d’ici, Derrida de là, sous la direction de Thomas Dutoit et Philippe Romanski. Éditions Galilée, 296 pages, 38 euros. Derrida à Alger. Un regard sur le monde. Essais, sous la direction de Mustapha Chérif, Actes Sud / Barzakh, 192 pages, 19,50 euros. armi les publications consacrées à Jacques Derrida, ces deux recueils se distinguent à plus d’un titre. Derrida d’ici, Derrida de là a la particularité d’avoir été, en 2003, le premier colloque à être consacré à Jacques Derrida dans une université française. Que des anglicistes aient été à l’origine de cet événement en dit long sur l’accueil qui fut réservé à la déconstruction par l’université et par les philosophes en particulier. Tous ceux à qui la question de l’enseignement P et de la recherche importe trouveront dans ce recueil des contributions stimulantes, accompagnées de deux textes de Derrida inédits en français et où la question de l’institution occupe une place centrale. Issu d’un colloque « Sur les traces de Jacques Derrida », tenu à la Bibliothèque nationale d’Algérie en novembre 2006, Derrida à Alger garde le témoignage d’une trop rare rencontre entre des lecteurs, venus pour la plupart des deux rives de la Méditerranée. Il est l’occasion d’évoquer la place complexe de l’Algérie dans la vie et l’œuvre de celui qui, né à El-Biar en 1930 (un siècle après le début de la colonisation, comme le rappelle Hélène Cixous), n’hésitait pas à se dire « juif franco-maghrébin ». À cette hantise lancinante, Derrida luimême a donné dans plusieurs textes, dont le Monolinguisme de l’autre, le nom de « nostalgérie ». Il n’y a sans doute rien de fortuit à ce que ce soit justement la question de l’iden- À LIRE Demeure, Athènes, de Jacques Derrida. Photographies de Jean-François Bonhomme. Éditions Galilée, 62 pages, 25 euros. tité, le problème des langues et de la traduction et tout ce qui touche au politique qui donne son armature à ce volume. Ces différents fils conducteurs indiquent assez qu’il ne saurait s’agir, sous le titre Derrida à Alger, de reconduire, si ce n’est de rapatrier, un penseur à son lieu de naissance et à ses origines géographiques et culturelles supposées. Parce qu’il n’aura eu de cesse de se défier de toutes les formes d’appropriation et de mettre en évidence tout ce qu’avait de problématique la référence au propre – au sens propre, comme à ce qui est supposé appartenir en propre à tel individu, tel groupe, telle nation ou telle culture –, Derrida est définitivement « d’ici » et « de là », autrement dit de partout et de nulle part. Autant dire que son œuvre, pour n’appartenir en propre à personne, n’en est que plus généreusement adressée à tout un chacun. es éditions Galilée ont eu l’heureuse initiaL tive de rééditer ce texte initialement publié en 1996 à Athènes par les éditions Olkos dans une version bilingue. Aux photographies de JeanFrançois Bonhomme, Derrida répond par une série de « clichés » qui tentent de déplier la portée de cette phrase énigmatique : « Nous nous devons à la mort. » Les scènes capturées par l’œil du photographe, sous le soleil de l’Acropole ou sur les marchés d’Athènes, dans cette ville où l’ancien et le nouveau se mêlent aussi intimement que l’ombre et la lumière, font surgir chez le philosophe le souvenir des derniers jours de Socrate rapportés par Platon. Au fil de cette méditation portée par l’idiome de la demeure et teintée de mélancolie, Derrida rouvre à la lumière de la photographie la question du deuil, de la disparition et de la survivance. J.-O. B. J.-O. B. Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XI S A V O I R S Rêve et cauchemar : retour sur Marx et le capitalisme ettres françaises. A contrario de toute une vulgate actuelle, dans ton dernier livre tu n’évoques pas Marx sous le signe du « retour » mais du « cauchemar ». Notre monde est devenu ce qui, pour Marx, aurait été un cauchemar s’il avait pu l’observer de ses propres yeux. Qu’entends-tu par là ? Denis Collin. Les rêves, quand ils se réalisent, tournent souvent au cauchemar ! Nous le savons tous d’expérience. Le cauchemar de Marx, je l’entends en trois sens. D’abord, les prédictions de Marx concernant l’évolution du capitalisme se sont largement réalisées et nous avons le monde actuel et les dangers qui pèsent sur le futur de la culture et même de l’espèce humaine. Ensuite, les tentatives de « construire le socialisme », c’est-à-dire de mettre en œuvre les idées prêtées à Marx, ont vite tourné au cauchemar. Enfin, les derniers mois ont montré que finalement Marx pouvait rester le cauchemar des classes dominantes ! La réalité de la mondialisation du capital prolonge donc des tendances immanentes au capitalisme sous des formes extrêmement perverties. La question de l’État est significative des logiques actuelles à la fois régressives et contradictoires. Ainsi la prédiction marxiste d’un dépérissement de l’État se réalise mais de manière inattendue… Denis Collin. Effectivement, au cours des trois ou quatre dernières décennies, a dominé une idéologie du dépérissement de l’État, partagée aussi bien par les « libéraux » que par les sociaux-démocrates. Et ce n’était pas qu’une idéologie. On a tenté et on tente encore de mettre en place des institutions supra-étatiques pour une « gouvernance mondiale », sous l’égide cependant de l’État le plus fort, les USA. On prétendait passer ainsi du « gouvernement des hommes à l’administration des choses », selon une formule de Saint-Simon reprise par Marx et Engels… Mais la crise remet les choses à l’endroit : on retourne aux États nations, les seules réalités effectives. La « gestion » de la crise par les puissances européennes le montre à l’envi. Un des points d’achoppement de la théorie marxienne est le rôle de la classe ouvrière, classe des « damnés de la terre » et sujet révolutionnaire par excellence chez Marx et Engels. Plus d’un siècle et demi d’histoire du mouvement d’ouvrier semble inciter à un autre jugement… Denis Collin. Oui, il y a une contradiction formidable : là où la classe ouvrière est puissante et où les « conditions objectives » semblaient mûres pour la révolution sociale, la domination capitaliste est restée globalement assez stable et la lutte de classes ne s’est jamais transformée en lutte révolutionnaire, mais seulement en lutte pour améliorer le sort des travailleurs au sein même de la société capitaliste. Finalement les classes ouvrières ont souvent lié leur sort à celui de leurs capitalistes… Et là où on a eu des révolutions, la classe ouvrière n’y a joué qu’un rôle marginal, la direction échouant à l’intelligentsia et aux éléments de la bureaucratie d’État (y compris militaires), les paysans formant la masse de manœuvre (Chine, etc.). Marx ne concevait pas le prolétariat dans un sens ouvriériste COLLECTION : A. BENDRIS L social-démocratie s’est inventé autre chose : l’idée que la classe ouvrière (séparée de toutes les autres classes de la société, ne formant au fond qu’une masse réactionnaire, comme le pensaient les partisans de Lassalle dans la SPD) devenait la classe rédemptrice. Mais ça, ça ne découle pas de la théorie de Marx. C’est une nouvelle religion pour classes dominées… et qui doivent le rester, comme le dit très bien mon ami Costanzo Preve. Le vrai problème, c’est qu’une classe dominée transformée en classe dominante est une contradiction dans les termes ! Le prolétariat est défini pas sa soumission à la domination. La « dictature du prolétariat » est aussi impossible à concevoir qu’un cercle carré. Si le jugement de Marx sur le mode de production capitaliste est validé au contraire de ses prédictions sur la création d’un véritable sujet révolutionnaire, il faut admettre que les traces d’un futur communiste ne sont pas inscrites dans les pores du réel. Comment, dans ce cas, entamer la transition au communisme sans les présupposés envisagés par Marx ? Quels seraient les acteurs de cette transformation révolutionnaire ? Sur quels aspects de la réalité pourraient-ils s’appuyer pour entamer le renversement du système, tant au niveau politique, économique que culturel ? Denis Collin. C’est un peu plus compliqué. Toute la dynamique du capitalisme appelle le communisme, non pas comme son développement « naturel », mais comme la réponse aux crises profondes et à la destruction du sens même de la vie humaine qu’implique la transformation de toute richesse et de toute valeur en marchandise. Il y a des mouvements de résistance anti-systémiques qui entraînent des fractions de toutes les classes de la société, à partir de motivations différentes mais qui peuvent converger vers un communisme non utopique. Le communisme, comme société post-capitaliste, ne sort pas non plus indemne de la critique de certaines illusions de Marx. Tu parles à ce propos de l’abandon de trois utopies… Denis Collin. Le communisme dans sa seconde phase, tel que le définissent Marx en 1875 et la tradition marxiste, c’est le développement illimité des forces productives, l’abondance et la fin du travail (à chacun selon ses besoins), l’extinction de l’État. En fait, ce communisme-là, c’est du pur christianisme millénariste. Le développement des forces productives est limité par la capacité de la planète (et nous n’en avons pas d’autre accessible). L’abondance est, pour cette raison, une rêverie creuse. Et la fin de l’État supposerait que les deux précédentes utopies soient réalisables. Mais une fois ces utopies abandonnées, il reste pas mal de choses à faire et des transformations sociales radicales sont possibles, qui ne feront pas de ce monde un paradis mais éviteront qu’il ne se transforme en enfer. Marx XXL, par Mustapha Boutadjine, Paris 1996. mais comme une classe comprenant toutes les puissances sociales de la production, - du manœuvre à l’ingénieur-, puissances tendanciellement unifiés par les processus de centralisation et de concentration du capital. Cette conception est-elle toujours tenable alors que la petite bourgeoisie traditionnelle disparaît et qu’émergent de nouvelles couches moyennes ? Denis Collin. Il y a beaucoup de confusions sur cette affaire. Dans un précédent livre (Comprendre Marx chez A. Colin), j’avais montré qu’il n’y a pas une théorie des classes un tant soit peu consistante chez Marx et aucune définition précise de la classe ouvrière, du prolétariat, etc. Chez Marx, dans le Capital, le véritable « sujet » de la révolution sociale, c’est-à-dire de « l’expropriation des expropriateurs », ce sont les « producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux qui jouent un rôle nécessaire dans la production, et cela va de l’agent d’entretien au directeur. L’idée de Marx était que le détenteur de capital était de plus en plus en dehors du procès de production et de plus en plus parasitaire, puisque son travail d’organisation et de direction était effectué par des salariés fonctionnaires du capital. Ensuite, à partir de la Entretien réalisé par Baptiste Eychart Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?, de Denis Collin. Éditions Max Milo, 320 pages, 24, 90 euros. L’histoire oubliée epentance ? Gilles Manceron, historien, parle de « reconnaissance des réalités historiques », répondant ainsi à ceux qui agitent le chiffon rouge : « Assez de repentance ! » Pour ce faire, il faut établir ces réalités, non les dissimuler, les occulter et, surtout pas, parler d’« aspects positifs de la colonisation », ce que voulait imposer la loi du 23 février 2005. Réalités historiques, avons-nous dit ? Eh bien, en voici une, importante, méconnue – mal connue ? –, enfouie dans les mémoires des hommes qui la portent. Ces hommes sont « les travailleurs indochinois en France » entre 1939 et 1952. Nous les découvrons grâce à un ouvrage qui vient de paraître : Immigrés de force. Les travailleurs indochinois en France (19391952). Il est de la plume de Pierre Daum, journaliste, grand reporter au Monde diplomatique, qui n’arrête pas chercher les pans enfouis de R nos mémoires afin de les interroger. C’est lui qui a fait un travail remarquable sur les pieds-noirs d’Algérie, restés dans ce pays après l’indépendance. Il récidive ici, là où un voile – pudique ? – est venu enfermer ces 20 000 hommes, jeunes et valides, recrutés de force, « débarqués à la prison des Baumettes… bloqués en métropole pendant toute la durée de l’occupation allemande, logés dans des camps…, leur force de travail (…) louée par l’État français à des sociétés publiques ou privées ». C’est en assurant, pour son journal de l’époque, un reportage sur l’occupation de l’usine Lustucru par ses salariés, à Arles, qu’il entreprend de s’intéresser à la culture du riz en Camargue. Et là, stupeur : ce sont des travailleurs indochinois qui ont introduit cette culture. Depuis, Pierre Daum n’a cessé d’arpenter la France à la recherche de ces hommes. Il en trouve onze. Vite s’impose la nécessité, pour lui, de se rendre au Vietnam, où il trouve quatorze autres survivants. Vingt-cinq hommes ayant entre quatre-vingt-trois et quatre-vingt-dix-sept ans témoignent de leurs conditions de recrutement, de vie, de leurs salaires et de l’exil. Mille d’entre eux mourront avant la fin du second conflit mondial. Payés au dixième du salaire versé pour les ouvriers français, ils seront employés, pour une part, dans l’industrie allemande, pour un grand nombre, dans des entreprises françaises : « Pechiney aux Salin-de-Giraud, Francolor à Sainte-Clair-du-Rhône, Kuhlmann à Oissel…, la Poudrerie nationale de Bergerac…, Berliet à Villeurbanne… », rappelle Gilles Manceron. Le plan du gouvernement, à l’approche du déclenchement du conflit, était de ramener 50 000 indigènes indochinois – les colons, en Algérie, s’étant opposés à l’envoi des travailleurs algériens comme le souhaitait le gouvernement ; ils furent donc 20 000 arrachés à leur pays pour enrichir les entreprises en Métropole. Ils seront rapatriés au compte-gouttes à partir de 1946, les derniers repartant au Vietnam en 1952. Certains resteront en France et deviendront célèbres comme l’artiste plasticien mondialement reconnu Le Ba Dang. Le mérite de l’ouvrage est d’avoir croisé les témoignages avec les archives – certaines ont disparu en 1945 : les archives maritimes de Marseille, le centre des archives d’outre-mer à Aixen-Provence, les archives départementales, ainsi que les archives d’État n° 1 de Hanoi. Au final, un livre qui aborde directement et sans fard cette page d’histoire totalement occultée. Yahia Belaskri Immigrés de force. Les travailleurs indochinois en France (1939-1952), de Pierre Daum. Éditions Solin/Actes Sud, 2009. Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XII A R T S Une Biennale à Venise pour quels mondes ? Le Grand soir, de Claude Lévêque, sous la direction de Christian Bernard, éditions Flammarion, 240 pages, 49 euros. éographiquement parlant, la Biennale ne se limite pas aux jardins et aux arsenaux. Elle a envahi toute la Sérénissime. Pas un quartier, pas un palais, pas même un rio n’y échappe. Puisqu’il faut commencer par quelque chose, je choisirai les jardins où se trouvent les pavillons des grandes nations et le pavillon italien. Ce dernier n’abrite pas une exposition péninsulaire mais, comme c’est établi depuis longtemps, une exposition internationale. Celle-ci m’a laissé coi : impossible d’en comprendre les mobiles et les fins dernières. C’est un regroupement saugrenu d’artistes venus des cinq continents. Il paraît qu’il y avait une œuvre de Yoko Ono et une autre de Gilbert et George : je n’ai trouvé ni l’une ni l’autre. Tout le monde s’est intéressé à une sorte de grande toile d’araignée réalisée par un artiste argentin, parce qu’on pouvait y évoluer, comme autrefois dans les structures de Soto. De français, il n’y avait qu’André Kadéré, qui nous a quittés en 1978 : ses bâtons étaient fichés comme des piquets, alors que c’était dans son esprit une intervention impromptue et perturbante au sein d’une autre exposition. Une vraie trahison. Et Lévêque n’est pas à court d’idées. Dans les jardins, rien de très fascinant. Le pavillon allemand (un magasin d’Ikea créé par un designer ayant perdu la raison), G le pavillon anglais (un film vidéo de Steve McQueen qui montre le dit pavillon fermé après la Biennale, sous la plume avec trois chiens s’égayant aux alentour). Pour dire la vérité, je n’ai apprécié que le pavillon égyptien, qui présente deux artistes qui, eux, au monde, traduisent la culture de leur pays. Les œuvres de Bruce Nauman dans les pavillons américains (il a reçu le grand prix) avec ses personnages en néon et ses fontaines en crânes de latex perforés ne me soulèvent pas d’enthousiasme. La France tire pas trop mal son aiguille du jeu avec l’installation de Claude Lévêque : des cages dorées nous séparent de trois drapeaux noirs animés andante par trois grands ventilateurs. C’est esthétisant, mais cela a le mérite d’être une construction de l’esprit. Si l’on veut voir le pavillon italien, il faut s’enfoncer dans les entrepôts obscurs des arsenaux, traverser des continents entiers (l’Amérique du Sud, particulièrement décevante quand on sait la richesse artistique des pays qui la composent), la Chine, le musée d’Art moderne de Moscou (avec un choix d’œuvres convenu mais pas révoltant), une exposition de Pistoletto (des miroirs, dix-sept exactement), la Corée du Sud et mille choses dont on ne comprend pas toujours de quoi il s’agit. Mais là la déception est énorme : ce prétendu hommage à Marinetti (c’est le centenaire du futurisme !) est une farce indicible où seul Luca Pignatelli peut sembler décent. De quoi puis-je vous parler ? De Jan Fabre ? Il a réalisé des décors gigantesques qui iraient très bien pour un théâtre ou un opéra, mais qui ne sont que de la poudre aux yeux. Il faut chercher ailleurs, peut-être, le Saint-Graal de l’art. J’avoue avoir raté la moitié des manifestations. De toutes celles que j’ai visitées, une seule a retenu mon intention. Il s’agit de « Glass Stress », au palazzo Cavalli Franchetti où j’ai pu découvrir des œuvres rares en verre de Tony Cragg, Rauschenberg, Joseph Albers, Jean Arp, Richard Hamilton, Penone, etc. Le palais Fortuny, qui nous avait offert de si grandes joies, il y a deux ans, m’a un peu déçu avec « In-finitum » : trop d’œuvres médiocres d’auteurs célèbres et une osmose qui ne réussit pas entre celles-ci et les pièces du musée. Les chambres crées par des artistes à l’hôtel de l’île de la Certosa (Dicrola, Bottinelli Montandon, DostNolden, Youngju Oh, Zouboulis-Tista Grekou) ont redonné un peu de fraîcheur et d’inventivité dans cet univers confiné. Enfin, le bateau de pêche de l’Union des Comores avec son container frappé au pochoir du mot « capitalism » était le seul a esquissé une critique plus radicale. Peu de chose, en somme. Mais comme je dois y retourner fin novembre, je tâcherai de vous raconter la suite de ce naufrage. Mais, avant cela, il va bien falloir que je vous parle de la pointe de la Dogana dont s’est emparé le bon François Pinault qui a cru bon, les jours de l’inauguration, d’y faire flotter le drapeau breton. Non, non, le ridicule ne tue pas : il est devenu une valeur ! (à suivre) Gérard-Georges Lemaire Qu’est-ce que l’abstraction ? Quand triomphait l’abstraction, de Roger Bordier, « Commun’art ». Éditions le Temps des cerises, 134 pages, 20 euros. Olivier Debré, d’Éric de Chassey. Éditions Expressions contemporaines/Musée de Dunkerque, 240 pages, 49 euros. L’Art minimal, de Claudine Humblet. Éditions Skira, 440 pages, 79 euros. oger Bordier a laissé un nom dans l’histoire de l’art de l’après-guerre en étant l’un des piliers de la revue Art aujourd’hui et en étant l’auteur du « manifeste jaune » de 1955, baptisé en réalité « le mouvement ». Ce qui fait la richesse de son ouvrage est d’avoir laissé la parole à des protagonistes de l’art abstrait, R comme Hartung, Herbin, Poliakoff, Arp, et tant d’autres. En sorte que ses réflexions partiales mais toujours passionnantes sur la création moderne prennent appui sur des documents précieux. De plus, il décrit l’aventure des successeurs de Cercle et Carré, mais en s’intéressant aussi à Vasarely et à Tinguely (dont on découvre les débuts). Les trois grands essais que Bordier a placés en appendice nous révèlent le sens de son engagement et aussi les combats d’une époque. Éric de Chassey nous présente le parcours d’Olivier Debré, en expliquant avec soin ses premiers pas dans la peinture. Il nous montre un être hanté par les tragédies de la guerre (Signe de fureur noir, 1944, le Mort de Dachau, 1945) et comment il a tenté de s’en échapper en adhérant à l’esprit de l’école de Paris. Il ne fait guère preuve d’originalité en la matière et se retrouve mêlé à une question absurde d’antériorité avec Staël. Il évolue vite et s’oriente, en 1960, vers une abs- traction qui n’est plus qu’un jeu de grandes plages chromatiques où le bleu va être sa couleur fétiche, comme le prouvent Tout Bleu (1962) ou Bleu le soir à Royan (1965). Ce livre nous apprend ce qui a pu animer cet artiste, qui a toujours traité ses toiles abstraites comme de grands paysages intériorisés et « désobjectivés », mais pas dématérialisés. Avec le Minimal Art américain, né en 1965 (la plupart des critiques semblent tomber d’accord sur cette date pour des raisons discordantes !), on assiste à une volonté de dépasser la grammaire de l’art abstrait et de la radicaliser. Je dirais que c’est d’abord par le refus de la manualité (la plupart des œuvres dites « minimales » sont usinées), et puis par l’abolition du tableau (en opposition aux trois dimensions de la sculpture). Si bien des conceptions de cette pratique sont déjà présentes dans les recherches du passé, c’est la conjonction de ces deux volontés qui leur permet de trouver une relation esthé- Le panslavisme d’Alfons Mucha Alfons Mucha, musée Fabre, Montpellier, jusqu’au 20 septembre. Catalogue : 372 pages, 39 euros. a très belle exposition de Mucha au musée Fabre met l’accent sur la période parisienne de l’artiste tchèque, de ses débuts difficiles comme illustrateur jusqu’à la gloire, qui lui est venue grâce à sa longue collaboration avec Sarah Bernhardt, d’abord pour ses affiches, ensuite pour ses costumes de scène et ses décors. On peut une fois de plus mesurer la richesse, la beauté et l’originalité du créateur dans un monde où l’Art nouveau triomphe et ne manque pas de talents : des meubles, des bijoux, des sculptures, des décorations pour des boutiques (comme celle de Fouquet)… Rien que pour cela, le voyage à Montpellier s’impose. Mais l’intérêt réel de cette exposition réside dans la présentation d’un aspect moins connu de l’aventure intellectuelle de Mucha : le panslavisme. La reconstitution de l’intérieur du pavillon de la Bosnie-Herzégovine, qu’il a réalisée à la demande du gouvernement autrichien pour l’Exposition universelle de Paris en 1900, c’est l’un des deux points d’orgue du parcours qui nous est offert. Le second est la représentation d’un choix de tableaux appartenant au grand cycle de l’« épopée slave », que l’artiste a poursuivie pendant de longues années, où il met en scène son engagement idéaliste dans l’esprit du panslavisme. « Déjà en 1900, déclare l’artiste, je m’étais promis de consacrer la seconde partie de ma vie à cette œuvre qui était destinée à construire et à renforcer chez nous le sentiment national… » Il s’est L tique nouvelle. Carl André imagine par exemple des sculptures murales composées de parallélépipèdes en tôle galvanisée ou en aluminium ou en acier inoxydable. Carl André a défini un espace composé de plaques de zinc ou d’acier laminé formant un tableau posé sur le sol. Quant à Dan Flavin, il utilise le néon pour créer des espaces chromatiques polychromes. Tony Smith a évolué dans une autre direction, en découpant dans l’espace des modules géométriques en équilibre instable. Enfin, Sol LeWitt a poussé le concept de peinture « all over » au point de considérer un mur, ou tous les murs d’une salle comme le lieu d’expression d’un art qui repose sur des jeux géométriques dont la perspective n’est pas exclue même si elle est faussée. L’étude richement illustrée et très sérieusement construite de Claudine Humblet est une excellente introduction à cette période intense de rupture. Justine Lacoste Rodin et les arts mineurs mis à l’écart des milieux d’avant-garde pragois pour travailler à ces tableaux gigantesques dans la solitude d’un château de Bohême. Dans son étude mémorable sur Mucha (le Palais de la mélancolie, Christian Bourgois éditeur, 1994), Patrizia Runfola a recomposé le cheminement intérieur de l’artiste : « L’idée d’une “épopée slave” lui vint pendant un concert de l’Orchestre philharmonique de Boston, en 1908, en écoutant la Vltava de Smetana. Depuis lors, rien n’aurait pu l’éloigner de cette idée. Pour comprendre, analyser, sentir l’origine profonde de l’esprit slave, il entreprit de longs voyages, soit imaginaires soit réels. Pendant le voyage sur la côte yougoslave, en mars 1912, avec Maruska, il fit des portraits de personnages et de coutumes qui étaient liés aux Slaves de l’Antiquité. […] Les premières toiles suivirent le cours du voyage. On voyait clairement “qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre d’art individuelle, mais d’images emblématiques aux aspirations profondes et originaires de la nation et de tous les Slaves”, affirmait Jírí (le fils de Mucha). Après, il fit un autre voyage en Pologne et en Russie, au printemps 1913. » La visite du musée Trétiakov, du monastère de Troysky, et ensuite du mont Athos, en 1924, a complété ses connaissances déjà approfondies de l’art byzantin. L’Épopée slave est sans nul doute un ouvrage déroutant, hors du temps, particulièrement « décalé » dans la démocratie tchécoslovaque éprise de modernisme et bien loin des visées panslaves. Mais c’est aussi une pièce essentielle pour recomposer le puzzle complexe d’une culture qui, elle non plus, n’était pas exempte de contradictions. ’est sans doute la méconnaissance, pour ne pas dire l’ignorance qu’est la nôtre de l’œuvre décorative de Rodin qui a été à l’origine de cette très belle exposition et de son catalogue passionnant. Déjà pendant ses années de formation, quand il suit les cours de la Petite école, Rodin réalise plusieurs travaux dans l’optique des arts décoratifs : il travaille pour le théâtre des Gobelins (1869), la Bourse de Bruxelles (1871), puis se rend à Marseille et à Nice. Il crée des têtes grotesques pour l’exposition universelle de 1878 destinées à la fontaine du Trocadéro. Il étudie ensuite dans l’atelier de Carrier-Belleuse, qui lui permet d’entrer à la manufacture de Sèvres comme personnel extraordinaire puis comme auxiliaire en 1879 et 1882. Il y conçoit des vases Saigon (les Éléments, l’Hiver, l’Instruction, les Centaures, Faunes et nymphes), un plat (l’Air et l’eau), des plaquettes (Fillette et enfant, Mère et enfant), des seaux de Pompéi (le Jour, la Nuit). Il collabore avec Jules Desbois pour un projet de vase et avec Ernest Chaplet pour une Bacchante (vers 1890). Cette relation intense aux arts décoratifs lui vaut un portrait charge en 1884 – sans doute l’a-t-il interprété comme un avertissement car d’éminents critiques lui font le reproche de sacrifier à cette activité. Quoi qu’il en soit, quand il commence à concevoir la Porte de l’Enfer, son énorme expérience lui est profitable. L’exposition nous présente beaucoup de dessins, de l’esquisse au projet définitif, qui montre de quelle façon il a puisé dans le répertoire de son travail de porcelainier ou de décorateur qui l’ont servi pour la conception de ce chef-d’œuvre qui l’occupe de si nombreuses années. Parmi les petites sculptures en bronze qu’il a faites au début des années 1880, il y en a une qui représente une Caryatide tombée portant sa pierre, sans doute une allusion ironique à propos des atlantes et des caryatides qu’il a conçus pour la façade d’un immeuble de Paris ! Giorgio Podestà J. L. « Rodin, les arts décoratifs », Palais Lumière, Évian, jusqu’au 20 septembre 2009. Catalogue : Alternatives, 272 pages, 39 euros. C Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XIII A R T S La bibliothèque d’une dilettante Les Mayas et les Aztèques, d’Antonio Aimi. « Guide des arts », Hazan, 384 pages, 27 euros. e qui est gênant dans ce livre c’est qu’il ne distingue pas les C civilisations mayas et aztèques. Or la première culmine au IX siècle et disparaît avant l’arrivée des Espagnols. Quant aux e Aztèques, on sait que leur culture a été détruite par les conquistadores avec l’aide de tribus ennemies ou asservies. Les cartes ne nous aident guère à comprendre l’histoire de ces peuples. Pas plus d’ailleurs que les fiches techniques qui accompagnent les articles. En revanche, dès qu’on se plonge dans un sujet précis, l’auteur est capable de reconstruire à merveille l’histoire d’une cité. Quand il évoque Tenochtitlan, créée par les Mexicas en 1325 au centre du lac Texcoco, et qu’il explique comment cette capitale unie à deux autres a pu donner naissance au plus grand empire de la Méso-Amérique, notre curiosité est comblée. Mais pour manier cet ouvrage, il faut déjà avoir des notions sur ces civilisations précolombiennes. L’Obsession Vinci, de Sophie Chaveau. « Folio », Gallimard, 528 pages, 8,10 euros. En littérature, on peut tout se permettre. On a donc le droit de tout faire, et transformer Leonardo da Vinci en une figure romanesque n’est pas un crime. Mais encore faudrait-il avoir le talent d’un Dumas ou encore d’un Zweig. Dans cet ouvrage c’est l’humour involontaire qui domine, surtout dans les dialogues. Il existe tant de biographies sur l’artiste qu’on peut se dispenser de celle-là. « Max Ernst. Une semaine de bonté », musée d’Orsay, jusqu’au 13 septembre. Catalogue : sous la direction de Werner Spies, 408 pages, 45 euros. En1933,Max Ernst achève une série de 184 collages baptisée Une semaine de bonté. Ces créations utilisent des gravures du XVIIIe et surtout du XIXe siècle pour engendrer un « roman » purement visuel. Elles sont recueillies en volume l’année suivante aux Éditions Jeanne Bucher. L’artiste avait déjà une longue expérience dans ce domaine : à Cologne à la fin des années dix et au début des années vingt, pendant sa période dada, il avait déjà fait de nombreux collages en couleurs dont les Ciseaux et leur père (1922) peut constituer l’exemple emblématique. Il réalise même des tableaux dans cet esprit, comme Œdipus Rex en 1922. Cette même année, il publie pour la première fois des « dessins » pour Répétitions de Paul Eluard. Ce catalogue, richement documenté, nous montre qu’Ernst a poursuivi ce genre de création en fonction de situations particulières, comme la publication d’Un divertissement de Franz Kafka (GLM, 1938). La réédition d’Une semaine de bonté avec ce corpus passionnant (on y découvre par exemple l’exposition de la totalité des collages au Museo nacional de arte moderno de Madrid en 1936) est un événement qui mérite d’être salué. Correspondance, de Paulhan-Lhote. « Les cahiers de la NRF », Gallimard, 688 pages, 26,50 euros. Jacques Rivière avait confié à l’artiste André Lhote le soin de tenir la chronique des arts dans la NRF dès 1919. Ils s’étaient connus par l’intermédiaire de Paul Éluard (l’artiste avait illustré les Animaux et leurs hommes de ce dernier). Quand Paulhan lui a succédé en 1925, il ne retire pas la chronique au peintre. Leur collaboration a duré plus de quarante ans. Les relations entre les deux hommes, aussi amicales soient-elles, ne sont pas simples : Paulhan aime l’art et écrit aussi à son sujet (il est l’auteur, entre autres, de Braque le patron). En dehors de la discordance relative de leurs points de vue, ce qui est passionnant dans ce livre, c’est de suivre, de lettre en lettre, la vie éditoriale de la prestigieuse revue. En effet, Paulhan se montre souvent pointilleux et donne du fil à retordre à son collaborateur, même s’il lui laisse une relative liberté dans ses choix. Il est intéressant de comprendre par quel filtre est passé l’art moderne en fonction des goûts et des choix de ces deux hommes. « Henry de Waroquier, Œdipe et le Verbe », la Piscine, Roubaix, jusqu’au 18 octobre 2009. Catalogue : sous la direction de Jean-Loup Champion, Gallimard, 144 pages, 30 euros. Toute honte bue, je dois reconnaître que j’ignorais tout d’Henry de Waroquier. Ce personnage est extravagant : il prétendait avoir découvert l’art dans les galeries de la rue Laffitte où il demeura pendant son enfance et il se faisait passer pour un autodidacte (alors qu’il avait suivi les cours de l’École des Arts décoratifs). Il avait été un peintre de qualité, ayant connu un réel succès. C’est le sculpteur que Bruno Gaudichon a voulu nous faire découvrir. Et il faut reconnaître qu’en voyant ses œuvres et en lisant l’essai de J.-L. Champion, force est d’admettre que Waroquier mérite d’être redécouvert. Ses êtres chimériques comme ses têtes sculptées sont fascinants. Le catalogue est un excellent instrument pour mesurer l’importance de cette exhumation. « Michel Gérard, signature Transformation : 2009-1972 », de Christian Pirot. 96 pages, 25 euros. À l’occasion de sa récente exposition au château de Tours, Michel Gérard a longuement dialogué avec Alain-Julien Laferrière. De ces conversations sont nées une ébauche d’autobiographie et surtout la relecture complète d’un parcours hors norme et original dans la création sculpturale. Ce cheminement est passionnant et est abondamment illustré, ce qui permet d’en suivre la progression, pas à pas. Justine Lacoste Bonnard ou la magie du quotidien Bonnard, guetteur du quotidien, musée de Lodève, jusqu’au 1er novembre 2009. Catalogue 42 euros. ne exposition Bonnard à Lodève après les vastes rétrospectives organisées à Londres, Martigny et au musée d’Art moderne de la Ville de Paris ? On y arrive sceptique, mais on repart conquis. Car c’était compter sans le dynamisme et l’enthousiasme de Maïthé Vallès-Bled, la conservatrice du musée de Lodève, et de son équipe, qui ont fait la réputation de cette ville de l’arrière-pays montpelliérain par des expositions subtiles et bien présentées, consacrées aux artistes fauves et expressionnistes. Une exposition, donc, qui, en quelque 65 numéros, retrace la carrière de l’artiste, scandée par U quelques chefs-d’œuvre attendus, mais surtout documentée par des tableaux rarement montrés, provenant de collections particulières. Ainsi l’Omnibus (1895), où la silhouette courbée d’une femme se découpe sur la roue géante et jaune du fiacre, demi-mondaine s’appuyant sur la roue de la fortune, où l’influence de ToulouseLautrec est transcendée par la lumière et la pâte déjà propre à Bonnard. Ou encore ce portrait de Marthe et du chien Black, croqués autour d’un feu de cheminée (1906), où visage et museau se répondent, sinon s’équivalent, dans cette familiarité du quotidien. Dans le Café du Petit Poucet (1928) se déploie la quintessence de l’art du peintre en une juxtaposition improbable de l’espace intérieur et extérieur, unifiée par la couleur orangée de l’éclairage urbain. Et puis, bien sûr, les paysages où éclate le feu d’artifice de la couleur. Le Pommier fleuri (1920), où le modeste jardin du Vernonnet, en Normandie, devient une jungle touffue et impénétrable, traversée par un balcon de bois faisant songer au bastingage d’un navire, ou encore le jardin de curé du Cannet qui se métamorphose en jardin d’Éden. On retrouve aussi la fameuse salle de bains, si banale, si modeste, dont le carrelage étincelle aux couleurs des Mille et Une Nuits ou plutôt des mille et une ablutions de Marthe. Ces perspectives syncopées, chavirées, cette fusion de la figure et du fond, cette interpénétration de l’intérieur et du dehors, cette dilatation de l’espace et ce rétrécissement du champ perceptif, ces avant-plans flous, prolongés par des horizons détaillés, autant de procédés dis- crets, à peine perceptibles, qui déconcertent le spectateur et permettent à l’artiste de créer chaque fois un tableau différent à partir du même motif. Chez Bonnard, l’arrêt du temps engendre une dynamique de la vision. Bonnard est bien un peintre pour les peintres, qui n’a eu qu’une seule passion dans sa vie, la peinture. C’est pourquoi chaque exposition qui lui est consacrée, ambitieuse ou modeste, est un régal pour l’œil et l’intelligence. Le catalogue, fort de 230 pages, comporte des articles bien documentés et complémentaires rédigés par Maïthé Vallès-Bled, Itzhak Goldberg, Jacqueline Munck et Gilles Genty. Un regret cependant : trop d’images de détails, démesurément agrandis, qui déforment plus qu’ils n’informent. Yves Kobry LA BOÎTE À PIXELS Le monde selon Parr « Planète Parr », au Jeu de paume Concorde à Paris, jusqu’au 27 septembre 2009. Parr », une exposition présentée actuellement au «Planète Jeu de paume, réunit les collections personnelles de Martin Parr ainsi qu’une série inédite de ses propres photographies. Un parcours original et éclectique, à l’image de ce photographe qui se dit « né collectionneur ». On pénètre ainsi dans l’univers intime de ce photographe anglais, membre de l’agence Magnum, en découvrant les livres, les photographies et les objets qui ont forgé son univers. Son impressionnante collection de photographies est à elle seule un petit musée, allant de la photographie documentaire britannique des années soixante-dix et quatre-vingt (à ce jour la plus importante collection privée anglaise) à des œuvres contemporaines, en passant par des maîtres comme Robert Frank ou William Eggleston. Est également présentée une série particu- lièrement hétéroclite de livres de photographies, où l’on trouvera aussi bien de prestigieux livres d’art que des ouvrages à petits tirages, ainsi qu’une étonnante série d’ouvrages japonais. Si l’intérêt de Martin Parr pour la photographie va de soi, sa collection d’objets est pour le moins surprenante. On y trouvera ainsi divers objets à l’effigie de Saddam Hussein, de Margaret Thatcher ou de Barack Obama, des bibelots qui semblent tout droit sortis de boutiques de souvenirs d’aéroports, des plateaux en plastique et des cartes postales. Trouvés dans des brocantes ou sur eBay, « tous ces objets, explique le photographe, ont été mis au rebut après un événement, sensationnel ou non, tombé dans l’oubli (…) Ce sont les spectres des manies humaines ». Ce serait donc là le point commun entre des images – consacrées comme « art » par l’institution – et les objets – relégués au rang de « rebuts » : il s’agirait, pour Parr, de recueillir des petits moments de la vie des hommes. Et c’est bien cela que l’on découvre dans la série inédite de l’artiste, intitulée Luxury. Des clichés de la jet-set, pris à Dubai, en Suisse, à Moscou, mais également à l’Oktoberfest de Munich, aux couleurs criardes et à la composition décalée, exhibent la vulgarité qui affleure sous le luxe, la superficialité sous le faste, donnant à voir le caractère grotesque de cette richesse outrancière. Cette exposition implique incroyablement le visiteur, car elle lui impose, dans un premier temps, de saisir le rapport existant entre des bibelots considérés comme le comble du kitch et des œuvres photographiques magistrales, exercice aussi ludique qu’il est parfois ardu. Puis, dans un second temps, en découvrant Luxury, s’opère en quelque sorte une synthèse de la « Planète Parr ». Le parcours proposé par le Jeu de paume, réalisé en étroite collaboration avec l’artiste, est à ce titre extrêmement réussi. Sont parfaitement représentées toutes les facettes de l’artiste : tout à la fois fantaisiste et critique, mais surtout plein de curiosité à l’égard du monde et de la vie de ses contemporains. Clémentine Hougue Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XIV C I N É M A CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP Journal du cinémateur e m’étais juré de ne pas la manquer, cette année. Quoi, donc ? La « comédie de l’été » promise à tout bout de colonnes, que ce soient les colonnes Morris et leurs affiches, les quatre colonnes publicitaires dans les journaux ou la mince et insignifiante colonne des critiques « promouvants ». Je cherchais à deviner ce qu’elle pouvait être. Un fruit de saison, sans doute, une saison placée sous le signe d’un immense soleil rayonnant qui porte le corps dénudé à jubiler, seul ou de compagnie, même si, en regardant par la fenêtre ce matin, on n’aperçoit qu’un funèbre cortège de nuages gris ; une saison vouée aux vacances, mot, rappelle le pédant philologue, qui a pour origine le participe présent de vacare (être vide), une saison de vide, d’oisiveté, de liberté peut-être ; une saison où « la prise de tête », équivalent moderne de la « tempête sous un crâne » hugolienne, serait rigoureusement condamnée : c’est pourquoi le film de l’été ne peut être qu’une comédie, pour rire, légère si possible, mais pas trop, car destinée aux stations balnéaires où les générations se confondent et où, une pelle à sable pour sceptre, l’enfant est roi, bâtisseur de châteaux, mais, quand surviennent des journées pluvieuses ou venteuses, c’est un roi sans divertissement qui se rabat, à Houlgate, à Berck, à Bénodet, à Soulac, à Hyères, sur les matinées, mâtinées d’esquimaux exquis : la comédie de l’été sera une comédie tout-public, comme on dit. C’est pourquoi le Roi de l’évasion est d’emblée mis hors concours, tant Alain Giraudie piétine avec allégresse et pour notre plus grand bonheur les plates-bandes du cinéma ordinaire (notamment en matière de personnages) et les conventions de la morale. Le dernier et annuel Woody Allen, Whatever Works (Pourvu que ça marche), pouvait-il être, lui, la comédie de l’été ? Éliminé, tant Woody Allen a transmis son cynisme et sa misanthropie à son alter ego de personnage, nommé Boris, pur produit de la Grosse Pomme et presque prix Nobel de physique, hanté par les spectres angoissants de la vieillesse et de la mort, et qui se cassent le dentier à mordre une ménagerie familiale qu’on croirait direc- J tement débarquée du Sud poisseux de Tennessee Williams (la fille l’oie blanche, la mère grenouille de bénitier soudain changée en Millet ou en Calle, le père coupable tournant phoque) : le film est un hymne, sous forme de ronde sexuelle enlevée et grinçante, au mélange, dans le mortier des grandes métropoles, des générations et des classes sociales. Par instant, artifice à la Guitry, Boris s’adresse directement à la caméra, c’est-à-dire à moi spectateur, sorte de clin d’œil de complicité, renvoyé au vieil ami Woody, dont je m’étais senti étranger à la projection de ses derniers essais. Deuxième proposition : Fais-moi plaisir (plaisir de la chair, volupté, s’entend) : le désir contrarié est au centre de tous les films (délicieux, à mon goût) d’Emmanuel Mouret, assez joli garçon à l’abondant poil brun, que dessert physiquement, mais que sert comiquement un nez en pied de marmite, adéquat au personnage de nigaud à la merci d’une libido éperdue, personnage ridicule et touchant qu’il met au point de film en film. Un rideau coincé dans une braguette est ici le ressort majeur d’un rebond qui pour ne pas aller très haut ne manque pas de grâce. Disqualifié, cependant : trop pivotant autour du sexe pour être la comédie recherchée par les parents du bord de mer. Alors, fallait-il parier sur le très familial Tellement proches d’Éric Toledano et Olivier Nakache ? La proximité en question, presque de la promiscuité, est celle de deux sœurs et un frère, qui ne peuvent se passer les uns des autres, au milieu de turbulences spasmodiques. Malgré les cris et les grincements de dents, on s’aime : la famille est bien la seule chose qui résiste en ces temps de crise. Cette leçon réconfortante... (Pff !!! névroses ! incestes rentrés et compagnie, aurait diagnostiqué mon ami B., s’il n’était lui aussi parti en vacances)... Cette leçon réconfortante donc n’étaitelle pas celle qui convenait à une population estivale, excédée par le braillement des marmots, l’aphasie bornée des adolescents, les reproches à demi-mots ou les remarques aigres des aînés ? Et pourtant, dans le manège du cinéma, le film ne semble pas avoir décroché le pompon espéré de comédie de l’été. Espérance que n’a jamais nourrie le foutriquet à la houppe qui, à vingt ans, en paraît quatorze, et peut jouer, dans le film qu’il réalise, un adolescent de seize. Il s’appelle Xavier Dolan, ce prodigue, et avoue : « J’ai tué ma mère. » Le meurtre de cet Oreste québéquois reste cantonné au symbolique. Sa haine découle du mépris qu’il ressent pour tout ce qui est injure à la beauté : le mauvais goût et les mauvaises manières, le kitsch, la vulgarité, tout ce que représente sa mère, condamnée à mort sur des attendus esthétiques. Cependant cette haine-là n’est que de l’amour chauffé à blanc. La violence de l’autofiction est portée à son paroxysme par un langage éruptif, dans ce beau parler de la Belle Province qui a la saveur des fruits charnus cueillis dans leur maturité (et que le distributeur nous fait l’injure de traduire). S’il ne se consume pas en chemin, il ira loin, ce gosse teigneux et prometteur. À propos de gosses (et non de bottes), les Beaux Gosses que j’ai failli oublier. Le titre ressortit à l’antiphrase : les deux petits branleurs (au propre, si l’on peut dire, et au figuré) du film sont franchement laids et, qui plus est, sales, bêtes et méchants. Se souvenant de son passage à la puberté, Riad Sattouf (qui a beaucoup de talent), se montre sans indulgence pour cette époque de la vie, qu’il n’a situé ni dans le temps ni dans l’espace social, comme s’il voulait, et c’est ce que je réprouve, en dégager l’essence même. Dans l’impossibilité de ressentir la moindre empathie envers l’image de ce que l’on a peut-être été, on s’éloigne du film, rappelé à lui de temps à autre par les petits rires et « les cris aigus des filles chatouillées », venues en nombre se gausser des médiocres travers de l’Autre. Avant de conclure que je n’avais pas réussi à découvrir la « comédie de l’été », j’avais projet de consacrer deux mots à Tricheuse, de Jean-François Davy, immortel auteur, sous Giscard d’Estaing, de Bananes mécaniques et de Prenez la queue comme tout le monde. Je n’en dirai qu’un : affligeant. Échangisme buissonnier Le Roi de l’évasion, film français d’Alain Guiraudie, avec Ludovic Berthillot et Hafsia Herzi (1 h 37). e cinéma d’Alain Guiraudie se met en place à partir de deux mouvements fictionnels convergents : l’un part d’un monde lointain qu’il rapproche progressivement du nôtre par l’injection d’éléments concrets qui font directement référence aux luttes sociales actuelles (Du soleil pour les gueux, 2001, Pas de repos pour les braves, 2003, Voici venu le temps, 2005), l’autre désoriente des situations apparemment banales en les faisant glisser progressivement vers l’étrange (Ce vieux rêve qui bouge, 2001, le Roi de l’évasion, 2009). À leur intersection se situe un univers difficilement situable, ni tout à fait contemporain ni pour autant légendaire ou d’anticipation, mais qui questionne, à partir des décalages introduits, l’état de notre société. En continuant à lier représentation cinématographique du monde et fabrication d’un monde, le Roi de l’évasion trouve dans le flottement qui s’installe entre réalité et imaginaire son moteur narratif : un héros indécis DR L et fuyant qui refuse d’entrer dans les catégories sociales existantes et envisage ses échappées et ses états d’âme comme des méca- nismes de résistance aux tentatives d’étiquetage. Le film esquisse un horizon utopique en cessant d’envisager le monde à partir d’alter- natives dont l’un des éléments exclurait l’autre (homo-hétéro, travail-vie privée, relations sexuelles-amicales…) et semble proposer comme condition de l’épanouissement de chacun non pas un univers où il importerait de trouver sa place mais, au contraire, la possibilité de vagabonder sans avoir à choisir entre ce qui peut sembler contradictoire. L’affichage de la crise de la quarantaine, du besoin de s’installer dans un ménage traditionnel avec enfants, ne constitue donc pas une tentative d’arraisonnement du personnage principal mais participe non sans humour d’une stratégie de brouillage des pistes : l’hypothèse d’une stabilisation dans une hétérosexualité tranquille aboutit au détournement de mineure et troque l’inconfort supposé de la drague sans lendemain contre celui des poursuites policières. Alain Guiraudie compose ainsi un cinéma où le discours ne redouble pas l’action, où chaque scène offre au désir et au plaisir la possibilité de détourner les enjeux apparents et les contraintes sociales, fût-ce dans le cadre prosaïque d’une vente de tracteur ou d’un entretien avec son patron. Gaël Pasquier Sous les écrans, la plage i l’on en croit les chiffres triomphants de fréquentation des salles de cinéma durant le mois de juillet (20,7 millions d’entrées !), on choisit de plus en plus les films de l’été comme des plages de vacances. Il y a les grandes plages familiales, de sable plus ou moins fin, bondées, où parents et bambins, jeunes et beaucoup moins jeunes, seuls, en famille ou en bande, se côtoient et communient sans discrimination ni d’âge ni de goût, dans une ambiance festive (le cinéma n’est-il pas une fête !), en version française, sous l’écran protecteur d’un club Mickey qui affiche le dernier-né des studios Disney, le troisième Âge de glace ou le énième Harry Potter, et vend aux plus jeunes du rêve numérisé et aux adultes S l’illusion climatisée d’avoir gardé leur âme d’enfant (l’art, même au septième dessous, n’est-ce pas l’enfance retrouvée à volonté !). Il y a les plages « du milieu », plus urbaines, souvent de galets, pour estivaliers à budget moyen, mais culturellement ambitieux, à la recherche du chic d’antan, où l’on s’allonge sur des transats à rayures blanches et bleues, sans lunettes de soleil, sous des ciels de traîne pour regarder sagement le monde en face et retrouver les choses de la vie, la vie des autres, la sienne ; et qu’importe si l’on trouve le temps un peu long, si tout est attendu et se dessine avec trop de netteté, on aura au moins eu, à défaut d’illusions, l’assurance de la qualité : une qualité française, bien sûr, qui avec des films comme Partir, de Catherine Corsini, bien écrit, bien interprété, hisse son drapeau, vert comme un habit d’académicien. Il y a enfin les plages non surveillées, isolées, bordées de rochers, auxquelles quelques happy few bien informés accèdent par le bouche-àoreille, et qu’ils découvrent, au détour d’un chemin escarpé, bluffés moins par la beauté du cadre, la douceur de la lumière ou la transparence des fonds que par la force avec laquelle elles imposent, contre vents et marées, leur présence singulière et invitent, par manque de recul ou génie du lieu, le spectateur aventureux à se jeter à l’eau. Une eau qui d’emblée vous saisit, vous emporte dans ses rouleaux écumants de haine et d’amour, et vous donne l’impres- sion de nager à contre-courant, alors que la rive n’est jamais bien loin..., comme dans J’ai tué ma mère, premier long-métrage écrit à dix-sept ans, réalisé et interprété à dix-neuf, par Xavier Dolan, jeune cinéaste en herbe canadien qui, avec une férocité jubilatoire et une maîtrise littéraire déconcertante, met à nu, derrière les mots rageurs, les yeux charmeurs et le front plein d’éminences d’un fils en conflit avec sa mère, l’âme d’un adolescent livrée aux répugnances. Une petite plage à conseiller, par mauvais temps, sans pelle, ni seau, car à trop creuser on risquerait de s’apercevoir qu’elle aussi est peutêtre pavée de bonnes intentions. José Moure Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XV T H É Â T R E / M U S I Q U E Avignon : annonce de saison ? rendre compte du dernier Festival d’Avignon avec un certain décalage – délais de parution du journal obligent –, je ne puis me défaire d’un étrange sentiment, celui de faire une sorte d’annonce de la saison théâtrale qui débute ces jours-ci. Je m’explique : la majorité des spectacles présentés dans la cité papale est reprise dans quasiment tous les théâtres publics, théâtres nationaux, centres dramatiques nationaux, scènes nationales… de l’Hexagone, et parfois même au-delà. Rien là de bien nouveau ni de scandaleux, il en est ainsi chaque année, si ce n’est que cette tendance s’est radicalisée et qu’elle est désormais le signe parfaitement visible du peu d’empressement des responsables de théâtre à prendre le moindre risque dans leur programmation. Peu importent les raisons d’une telle frilosité, le manque criant d’argent vous coupe forcément toute velléité de hardiesse, seul compte le résultat, qui consiste, en l’occurrence, à ne miser que sur des valeurs sûres. Être programmé au Festival d’Avignon en est une. Du moins est-ce ce que l’on s’efforce de croire. Cette année, l’artiste associé du festival était Wajdi Mouawad, dont le succès relève d’un phénomène qui dépasse largement la sphère théâtrale. Les directeurs Hortense Archambault et Vincent Baudriller lui ont donc offert la cour d’Honneur du palais des Papes pour que, la nuit durant, il y présente les trois premiers volets d’une tétralogie déjà présentés séparément par ailleurs. Le festivalier, souvenirs du Mahabharata de Peter Brook ou du Soulier de satin d’Antoine Vitez auxquels il a assisté ou pas, peu importe, affectionne ces moments bien particuliers qui s’apparentent à des épreuves d’endurance où le plaisir le dispute à la fatigue… Le Sang des promesses, composé de Littoral, Incendies et Forêts, pour cette nuit, aura répondu à l’attente des spectateurs, mais sans enthousiasme excessif, les mauvais esprits ne manquant pas d’affirmer que les coutures de la fabrication maison Mouawad commençaient à apparaître au fil des pièces… Ce À fut un peu tout le symbole de cette 63e édition du Festival. Une belle et forte programmation sur le papier, une réception en demiteinte, avec ses hauts et ses bas, comme le veut la règle, mais sans enthousiasme excessif ni colère démesurée. Comme une sorte d’agréable, et parfois désabusée, routine… De Nantes à Toulouse, en passant par Limoges, ClermontFerrand, Chambéry ou Béthune, avec même quelques détours par la Belgique et le Québec évidemment, ce ne sont pas les dates de tournées des spectacles (en lot ou séparément) de Wajdi Mouawad qui manquent. Chaque année, le Festival a le chic pour promouvoir ainsi quelques artistes sur lesquels tous les directeurs de théâtre se jettent (certains après les avoir, des années durant, dédaignés) : il y eut ainsi le phénomène Pippo Delbono (encore présent – comment ne pas l’être par les temps qui courent ? – cette année, avec une belle et très radicale Menzogna), puis Joël Pommerat, sans parler de Castellucci… Le fonctionnement du monde du théâtre a de ces étrangetés… Libanais émigré au Québec, après un bref séjour en France, qui ne voulut point le garder, Wajdi Mouawad ne cesse, dans toutes ses pièces, d’élaborer un très complexe roman familial dans un univers de feu et de sang, celui dans lequel nous vivons tous. En vertu de quoi les directeurs du Festival se sont appliqués à bâtir une programmation tournant autour des problématiques du monde en crise et en guerre. En s’appuyant comme toujours très fortement sur les mythes fondateurs de notre Occident et sur les tragiques grecs, comme le polonais Krzysztof Warlikowski mêlant dans son Apollonia – ce fut le deuxième temps fort dans la cour d’Honneur – Eschyle, Euripide à J.-M. Coetzee, Jonathan Littell ou encore Rabindranath Tagore…, n’hésitant pas à évoquer la liquidation du ghetto juif de Kock en 1942… Le spectacle qui s’étend sur quatre heures trente sera repris au théâtre de Chaillot… Pas sûr que ceux qui l’ont vu à Avignon y retournent ; c’est bien là le hic de l’histoire, même si les spectacles sont retravaillés en fonction d’une représentation en salle, resserrés, modifiés… ? Ne parlons pas des spectacles qui traînent, après vision avignonnaise, une mauvaise réputation (bien justifiée) comme la Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres d’après Flavius Josèphe et conçu par le cinéaste Amos Gitaï. Et cela en dépit de la présence de Jeanne Moreau et, sur la fin de la représentation, d’Éric Elmosnino. On (qui ?) verra bien à l’Odéon qui l’accueille… Quant à l’Œdipe de Joël Jouanneau (Sous l’œil d’Œdipe), il voyagera beaucoup, lui aussi, malgré sa médiocre réception. Comme quoi, tout en étant prudent, on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. Les risques, on les connaît lorsque l’on programme du Claude Régy, tant le style de ce metteur en scène est particulier et ne cède à strictement aucune facilité. Ode maritime de Fernando Pessoa restera donc en travers de la gorge de quelques spectateurs, il n’en reste pas moins que je considère que c’est l’une des réussites du Festival. J’espère que les théâtres de Lorient, Toulouse, Strasbourg, Montpellier, Lille ou Belfort m’approuveront… Pourquoi continuer l’énumération ? Une fête pour Boris de Thomas Bernhard mis en scène par Denis Marleau, Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo revisité par Christophe Honoré ou le Livre d’or de Jan d’Hubert Colas, pour ne citer que trois spectacles que j’ai, à des degrés divers, appréciés, passeront près de chez vous où que vous habitiez. Ce ne sont toutefois pas eux (ni les autres) qui pourront vraiment définir l’âme du Festival (qui, lui aussi, et malgré un succès jamais démenti, est forcément en proie à des problèmes financiers). Faut-il le regretter ? Jean-Pierre Han Portrait de Bohuslav Martinu Pierre-Émile Barbier défend la musique tchèque depuis des années en enregistrant ce qui en constitue, à ses yeux, la quintessence. Le catalogue de Praga Digitals comprend donc nombre de disques de Martinu, en particulier des œuvres de musique de chambre. Leurs qualités musicales et techniques en font un excellent truchement pour rentrer dans l’univers d’un musicien dont on n’a pas encore pris la mesure. Nous avons rencontré Pierre-Émile Barbier alors qu’il achevait la réalisation du dernier disque consacré aux quatuors à cordes, dont le n° 6 qu’il considère comme essentiel. ourquoi Martinu ? Parce qu’il fait partie des grands compositeurs tchèques avec Smetana, Dvorak, Janacek… Il a la réputation d’être resté un peu dans les nuages. Pour moi, c’est un des rares représentants d’une tendance qui a tenté d’allier le surréalisme et la réalité du terroir, même si son terroir est très cosmopolite. Dans sa jeunesse, Martinu, adolescent fluet et volontiers solitaire, voulait tout comprendre et ne rien se laisser imposer, ce qui fait qu’il a d’abord été considéré comme un cancre. Ayant été deuxième violon à la Philharmonie tchèque, alors dirigée par Vaclav Talich, il a ainsi découvert nombre d’œuvres « modernes » dont celles de Debussy et de Roussel. En novembre 1923 il a pris la route de Paris et s’est présenté à ce dernier en lui confiant : « Je voudrais travailler avec vous. – Que savez-vous faire ? – Rien. » Malgré cela, Roussel l’a gardé cinq ans comme élève, à titre gratuit. Martinu, qui espérait trouver une vie musicale encore dominée par l’œuvre de Debussy, a constaté une « mode » russe, animée non par Stravinski, mais par Serge Koussevitski, Diaghilev, Prokofiev... Mais il n’était guère mondain et aimait fréquenter les peintres, vivant comme un coucou chez ces nouveaux amis. C’était un violoniste du rang, un pianiste dont la technique s’améliora rapidement car il composait au piano. Il ne fréquenta vraiment que Poulenc au sein du Groupe des six, fort hétérogène comme on sait, Honegger étant le seul à l’impressionner. Il a vite montré une attirance pour le jazz, mais à la différence de ce que fait Ravel dans le Concerto en fa, il en retint à la fois la liberté d’écriture et la rythmique syncopée. Il lui arrivait d’écrire pour plaire aux dames, rembourser des dettes, se faire jouer par des maîtres qui refusaient parfois (Dushkin). Ainsi le Quatuor n° 3, le « quatuor de poche », donné au Quatuor Roth. Il en écrivit sept, sans aucune volonté de cycle, au contraire de Weinberg ou de Chostakovitch. Les Quatuors n°5, dédiés au Quatuor Pro Arte, et n°6 correspondent à deux périodes cruciales : l’un évoque l’amour impossible avec Vitezslava Kapralova, jeune compositrice qui mourra de tuberculose en 1940, l’autre l’espérance d’un DR P Bohuslav Martinu. retour triomphal en sa patrie en 1946. L’œuvre la plus importante écrite en France reste le Double Concerto pour deux orchestres à cordes, piano et timbales qui exprime l’angoisse devant la guerre qui s’annonce et l’impasse avec Vitezslava. Le rythme en est oppressant, le piano rejoint les percussions à la manière de Bartok dans sa Musique pour cordes. Pour moi ce Double concerto a la même valeur que la Musique pour cordes. En mars 1940, il arrive à partir pour les USA avec Charlotte, sa femme, et le pianiste Rudolf Firkusny. Contrairement à Bartok, il arrivera à s’y faire adopter, avec l’aide de la diaspora tchèque. Il y composera ses six Symphonies (1941-1953) dont la dernière, dédiée à Charles Münch qui l’imposa comme chef-d’œuvre en 1955, suivi de Karel Ancerl avec la Philharmonie tchèque (1956). Elles montrent qu’il est un des grands symphonistes du siècle, avec Prokofiev et Chostakovitch. Après guerre il a vécu entre les USA et l’Europe. En 1946, il tombe d’un balcon, ce qui l’empêche de rentrer à Prague. Après 1947, ce ne sera plus possible car, bien que de culture marxiste, il est rejeté par les responsables culturels de Tchécoslovaquie. Sa patrie lui étant interdite, il réside entre Nice, Vieux-Moulin dans l’Oise, et Bâle, auprès du chef-d’orchestre Paul Sacher. Son style mêle l’influence du madrigal instrumental d’origine élisabéthaine, du concerto grosso dans sa forme néoclassique et enfin des chansons et danses tchéco-moraves. Cette synthèse se fait pleinement à partir de 1946. De cette date jusqu’à sa mort, en 1959, il laisse de nombreux chefs-d’œuvre, tels les Fresques de Piero della Francesca, le Concerto pour piano n° 4, Incantation, les Paraboles d’après Saint-Exupéry, la Prophétie d’Isaïe… Mais il laisse également quantité d’œuvres pour la scène : un film opéra (les Trois Souhaits), le premier opéra radiophonique (la Voix de la forêt), Avec Juliette ou la clef des songes, écrit sur le texte de Georges Neveux, il brosse son propre portrait, celui de Michel, l’homme qui ne veut dilapider aucun des instants de vie, d’amour, l’œil ouvert ou fermé, tout en refusant le passage du temps. Il y a une horloge à la gare, mais elle n’a pas d’aiguilles... Ma passion pour Martinu vient de tout ce que je sais de la musique de son pays. Le chef d’orchestre Ferenc Fricsay m’a expliqué qu’il n’y avait pas de différence entre Bartok et Mozart, ce qui est vrai quand il les interprétait lui-même ! Je connaissais par ailleurs des compositeurs tchèques, Miloslav Kabelac, Jindrich Feld, Viktor Kalabis, Marek Kopelent, le seul encore vivant… Ils m’ont amené de Bartok à Janacek, puis Martinu et l’ensemble des compositeurs de « l’Est ». Il suffit d’écouter l’allegro moderato initial du Quatuor n° 6 pour constater que Martinu a trouvé sa manière, synthèse entre le rêve qui échappe au temps et des réalités qui ne peuvent être masquées par la musique. Ainsi son message ne s’épuise pas car il est vraiment profond et personnel. Martinu avait ses tics, une certaine légèreté de l’être. S’il avait été peintre, il aurait été surréaliste. Sa musique est très riche, trop, jamais racoleuse ou triomphante. Elle est sensibilité, exaltation, motorisme, en constante évolution au plan rythmique. Cette alliance est rare. Mal jouée, elle peut être jugée insupportable, car il n’y a pas de voix secondaires. Tel un vol-auvent dont on n’a plus que de pauvres débris si on le rate. Je m’efforce d’enregistrer ces œuvres lorsque leurs interprétations ont atteint une logique telle qu’elles s’effacent, pour laisser apparaître leurs tensions, leur pleine exubérance. Pierre-Émile Barbier (Propos recueillis par François Eychart) Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XVI