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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Les Lettres françaises du 5 septembre 2009. Nouvelle série n° 62.
Marionnettes
Pierre Blaise, Anne-Françoise Cabanis,
Franck Delorieux, Jean-Pierre Han, Sidonie Han,
Patrizia Runfola
Sans titre, photographie de Jean-Pierre Lable, 2008.
ÉDITO
Georges Valbon
par Jean Ristat
’est avec une infinie tristesse que je viens d’apprendre
le décès de Georges Valbon. Je pense avec tendresse à
Catherine, son épouse, à ses enfants. On sait ce que les
mots ont d’insuffisants et pour tout dire de conventionnel en
de telles circonstances. Alors, comme l’écrivait Aragon : On
construit de mots la chair du passé / Au poignet des gens ont
gelé leurs montres.
D’autres que moi parleront de cette vie tout entière dévouée au bien public, de son courage et de sa probité. Je voudrais simplement rappeler qu’il avait le souci de l’avenir et
témoigner de l’aide qu’il n’a cessé d’apporter aux jeunes créateurs de toutes disciplines. Sans lui et l’aide du conseil général
de Seine-Saint-Denis, la revue et la collection Digraphe, que
C
j’ai animées de 1974 à 1999, n’auraient pu connaître une telle
longévité. Il nous a permis de travailler dans les meilleures
conditions possibles. Les fêtes et les manifestations organisées
par Digraphe – en particulier à l’occasion du bicentenaire
de la Révolution française – n’auraient pu avoir lieu sans son
soutien. Il fut également présent lors de la reparution des
Lettres françaises, en 1989.
Je me souviens de nos rencontres, de son écoute attentive
et chaleureuse, de sa curiosité intellectuelle toujours en éveil,
de sa générosité. La littérature et les arts en général n’étaient
pas pour lui, comme pour tant d’autres, un « supplément
d’âme » mais une nécessité politique au sens où ils participent
de la construction d’espaces de libertés. Merci Georges.
Pour que vivent l’Humanité
et les Lettres françaises (IV)
Nous avons lancé il y a cinq mois un appel à nos lecteurs pour nous aider à résoudre les problèmes
financiers que connaît notre journal. Vous avez été nombreux à réagir ; les premiers dons ont rapidement afflué. Néanmoins nous devons continuer à nous battre pour notre survie. Votre soutien nous
est toujours nécessaire. Nous publions ici une deuxième liste des donateurs. Que chacun d’eux trouve
ici l’expression de notre reconnaissance.
Pierre Kaldor, Henri Malberg, Jean-Michel Pottier, Hélène Charnay, Robert Molinaro,
Hanna Clairière, Marie-Paule Zakowski, Léandre Curzi, Ivan Renar, Emile Salcedo, Yvette Clerc,
Jean Toulat, Bruno Pellachal, Bernadette Rigaud, Gérard Jouannest, Lucette Dubois,
Yann Boucher, Pierre-Étienne Heymann, Gilbert Aymé, Geneviève Asse, Silvia Baron-Supervielle,
Claude Glayman, Diane Scott, Yahia Belaskri
Appel
pour les Lettres françaises
SOMMAIRE
Photo de Jean-Pierre Lable. Page I
Edito de Jean Ristat : Georges Valbon. Page II
Dossier Marionnettes (Pages III à VI)
Sidonie Han : Pourquoi la marionnette ? Page III
Anne-Françoise Cabanis : Charleville-Mézières : un festival
nouvelle manière (entretien). Page III
Jean-Pierre Han : Le mystère Craig. Page IV
Patrizia Runfola : Le constructeur de décors. Page IV
Pierre Blaise : Petites formes. Page V
Franck Delorieux : La vie dédalique. Page V
Françoise Hàn : Le Livre du Graal. Page VI
Christophe Mercier : Valérie Larbaud au quotidien. Page VI
Franck Delorieux : Le testament de Pierre Bourgeade.
Page VII
Sébastien Banse : « … Que je voie qui est vivant
et qui est mort. ». Page VII
Marianne Lioust : Un premier roman prometteur. Page VII
Jean Ristat : Un beau et mélancolique roman d’amour.
Page VIII
Jean-François Nivet : Le lieu et la formule. Page VIII
Michel Vanoosthuyse : Berlin Alexanderplatz de Döblin
enfin traduit ! Page IX
Gérard-Georges Lemaire : Joseph Roth : profession exilé.
Page IX
François Eychart : Une histoire phosphorescente
des temps noirs. Page IX
Françoise Hàn : Désir d’écrire (chronique). Page X
Jean-Baptiste Para : La vitesse intérieure de Dominique
Grandmont. Page X
Jacques-Olivier Bégot : Aux marges du politique. Page XI
Jacques-Olivier Bégot : Derrida du monde entier. Page XI
Denis Collin : Rêve et cauchemar : retour sur Marx
et le capitalisme (entretien). Page XII
Yahia Belaskri : L’histoire oubliée. Page XII
Gérard-Georges Lemaire : Une Biennale à Venise pour
quel monde ? Page XIII
Justine Lacoste : Qu’est-ce que l’abstraction ? Page XIII
Giorgio Podestà : Le panslavisme d’Alfons Mucha. Page XIII
Justine Lacoste : Rodin et les arts mineurs. Page XIII
Justine Lacoste : La bibliothèque d’une dilettante. Page XIV
Yves Kobry : Bonnard ou la magie du quotidien. Page XIV
Clémentine Hougue : Le monde selon Parr (chronique).
Page XIV
Claude Shopp : Journal du cinémateur (chronique). Page XV
Gaël Pasquier : Échangisme buissonnier. Page XV
José Moure : Sous les écrans, la plage. Page XV
Jean-Pierre Han : Avignon : annonce de saison ? Page XVI
Pierre-Emile Barbier : Portrait de Bohuslav Martinu
(propos recueillis). Page XVI
Je soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises
Je verse :
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Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux
Lettres françaises
164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex
Sauvons l’Hôtel Lambert
L’Hôtel Lambert, joyaux architectural du XVIIe siècle sis à la pointe de l’île Saint-Louis, classé monument historique en 1862,
a été racheté par un émir du Quatar qui projette des travaux menaçant gravement l’esthétique du bâtiment. Ce projet a été
approuvé par Mme Albanel, ci-devant ministre de la Culture. L’Association pour la sauvegarde et la mise en valeur du Paris
historique a déposé trois recours visant à faire suspendre, annuler et retirer la décision autorisant ces travaux. Une nouvelle
audience publique aura lieu le 8 septembre prochain au tribunal administratif de Paris, à 15 heures, 7 rue de Jouy dans
le 4e arrondissement. Il ne s’agit rien de moins que de sauver notre patrimoine bradé par l’inculture du capital. Une pétition
qui a déjà recueilli plus de 8 000 signatures est disponible sur le site http://lambert.over-blog.org.
Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI
dans l’Humanité du 5 septembre 2009.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis,
et Jean Paulhan.
Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.
Directeur : Jean Ristat.
Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.
Secrétaire de rédaction : François Eychart.
Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts),
Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres),
Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles),
Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).
Conception graphique : Mustapha Boutadjine.
Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas),
Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille),
Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse),
Rachid Mokhtari (Algérie).
Correcteurs et photograveurs : SGP.
164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX.
Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51.
E-mail : [email protected].
Copyright Les Lettres françaises, tous droits réservés.
La rédaction décline toute responsabilité
quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.
Retrouvez les Lettres françaises
le premier samedi de chaque mois.
Prochain numéro : le 3 octobre 2009.
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . II
M A R I O N N E T T E S
Le 15e festival mondial de marionnette de Charleville-Mézières
qui aura lieu du 18 au 27 septembre prochain est l’occasion pour les Lettres françaises
de se pencher sur cet art majeur.
Pourquoi la marionnette ?
es entretiens au Pôle emploi sont toujours un moment
intéressant pour connaître le statut social accordé à votre
choix de vie. Le dernier en date, en ce qui me concerne,
fut pénible et instructif. Le moment où j’ai annoncé que je cherchais un emploi dans le domaine de la marionnette, j’ai pu voir
le visage de mon interlocuteur se décomposer, avant qu’il ne
me demande : « Et vous ne pouviez pas choisir quelque chose
de sérieux ? » Après une courte conversation, il lui aurait semblé acceptable, à la rigueur, que je fasse du théâtre, mais des
marionnettes, c’en était vraiment trop.
Pourquoi la marionnette ? Il y a quelque chose de paradoxal
dans cet objet. Quelque chose du jouet, de l’enfance, quelque
chose qui fait dire à mon conseiller Pôle emploi que je pourrais choisir un métier plus « sérieux ». Mais il y a aussi quelque
chose de fantastique, de fascinant dans cette frontière entre vie
et inanimé, une frontière si fine qu’on peut la franchir sans
même en prendre conscience. C’est ce paradoxe qui rend la marionnette si attractive et si difficile aussi. C’est ce paradoxe qui
la rend subversive. La marionnette est un autre. Elle peut être
construite avec à peu près n’importe quoi. Elle peut tenir dans
une main ou faire dix mètres. Pour résumer, la marionnette ne
possède pas les mêmes contraintes que la plupart des êtres vivants qui évoluent sur un plateau. Les contraintes auxquelles
elle est soumise sont des contraintes inhérentes à sa construction et, de ce fait, il est possible de jouer avec. Elle est donc un
objet modelable, qui peut prendre la forme des désirs les plus
fous, les plus irréels. Mais ce qui est intéressant, c’est que, dans
le même temps, elle ne peut pas s’affranchir de l’homme. Il y a
toujours un manipulateur, quelque part autour d’elle, à plus
ou moins grande distance. Elle n’est toujours qu’une projection humaine, une projection sous une forme matérielle. Ce
sont ces deux aspects qui m’ont portée vers la marionnette.
Il est difficile d’ignorer les rapports étroits entretenus entre
la marionnette et l’industrialisation de masse des siècles derniers. En un siècle, l’objet a pris une place démesurée, une place
immense et pourtant vide. La charge symbolique portée par
l’objet marionnette n’a aucune commune mesure avec celle des
objets de consommation qui nous entourent. Elle peut pourtant être construite à partir des mêmes matériaux, prendre
comme matière première des conserves de soupe ou des poils
de balai ; mais ce qu’elle en fait par la suite est habité. Le fantasme de donner la vie, le mythe du Golem, Pinocchio… la marionnette incarne tout cela. Elle cristallise les désirs démiurgiques de l’homme. Paradoxalement, il me semble qu’elle n’est
que le reflet d’une certaine impuissance, située dans l’impossibilité de lâcher les fils, qu’ils soient visibles ou non, qui rattachent inexorablement le manipulateur à sa marionnette. La
marionnette est sans doute un peu plus que le simple prolongement de celui qui l’anime, mais elle n’est rien sans lui. Cette
impuissance, ou cet échec, est justement l’endroit précis qui me
L
fascine. Le lien qui unit l’objet et l’homme, qu’il soit dans la
symbiose, le déchirement, l’affrontement ou encore la tendresse, ne peut jamais être défait, sous peine d’une mort violente pour la marionnette. C’est à ce fil que tient la vie et c’est
ce fil qui s’oppose à toute tentative de contrôle total. La fragilité de la relation entre l’homme et l’objet n’est pas une
faiblesse mais, bien au contraire, la force première de cet art.
Tout l’art du marionnettiste est d’accepter cette fragilité, voire
même d’en jouer. En cela, l’objet artistique que constitue la
marionnette est un objet subversif non pas en soi, mais dans sa
relation au marionnettiste, car il contredit entièrement le rapport à l’objet dominant d’aujourd’hui, c’est-à-dire le rapport
à l’objet numérique.
Le fonctionnement de ces objets numériques, c’est-à-dire
d’objets qui transportent et traitent des informations, ou des
données sous forme de chiffres, a peu à peu transformé notre
rapport à ces objets-là mais aussi aux objets en général. Le premier dessein de tels objets c’est l’efficacité et la performance.
Leur rapport à l’homme est donc réduit à ces questions et induit une forme de soumission de l’utilisateur qui, la plupart
du temps, n’a absolument aucune notion de la façon dont ces
objets fonctionnent (non pas de la façon dont on les utilise,
mais bien de la façon dont ils fonctionnent, j’insiste). Cette
méconnaissance crée l’illusion d’une autonomie. Le lien qui
unit l’homme à ces machines n’est plus visible et, surtout, il
n’est plus entièrement assumé. La relation qui s’instaure alors
entre l’objet et son usager est une relation utilitariste dont le
moteur est la frustration. En un mot, il n’est plus possible
d’agir directement sur ces objets. Là où la marionnette annonce ses limites, ses contraintes, la technologie numérique
promet un monde sans limites. Là où le marionnettiste joue
avec cette limite, apprend à connaître les mouvements de sa
marionnette, ses possibilités et ses impossibilités, un ordinateur promet de toujours se dépasser ; un monde fait uniquement de possibles. C’est dans cette impossibilité, dans l’exploration infinie de ce fil ténu que réside l’humanité. En
conservant un autre rapport à l’objet, la marionnette apporte
aussi une autre temporalité. La marionnette ne se donne pas
facilement, elle n’est pas dans l’immédiateté. Pour parvenir à
attraper le mouvement, pour faire naître quelque chose de ces
bouts de matière assemblés, il faut du temps, un long temps
« improductif », un temps parfois contemplatif, parfois
constructif. Il lui faut un temps sur le plateau pour l’observer,
la connaître, et un temps à l’atelier, pour l’ajuster parfois, la
remodeler, l’équilibrer. Ce temps d’observation, avant même
que ne commencent les répétitions, est un temps précieux. La
marionnette serait alors un objet fait de matière et de temps
non quantifiables.
Bien sûr, il existe aujourd’hui des essais de marionnettes
numériques ou de croisement entre technologie numérique et
marionnette plus traditionnelle. Mais tant qu’il sera possible
d’animer simplement un bout de bois sur une scène, de donner vie à une feuille de papier ou à un bloc de mousse, le fil
subsiste. Car le marionnettiste a ceci de différent du prestidigitateur qu’il n’a pas besoin de cacher ses « trucs » pour
conserver la magie. En ce sens, une marionnette numérique
n’est pas une hérésie ou une aberration, elle est simplement
soumise à une autre utopie. Alors, pourquoi la marionnette ?
Pour tout cela : parce que sa matière est chargée de la mémoire
du monde, parce qu’elle est une utopie concrète, éphémère,
qui dure le temps d’un spectacle et ouvre la voie d’une utopie
poétique, et non pas logico-mathématique.
Sidonie Han
Charleville-Mézières : un festival nouvelle manière
ranle-bas de combat dans le « petit » monde de la marionnette (qui n’est, à vrai dire, pas si petit que cela) ! À
l’initiative de THEMAA (Association nationale des
théâtres de marionnettes et des arts associés), ont été instituées
les Saisons de la marionnette, qui couvrent la période de 2007 à
2010. Lesquelles Saisons organisent (entre mille et une autres actions et manifestations) quelques temps forts, la dernière en date,
fort opportunément intitulée Tam-Tam, doit se dérouler du
14 au 18 octobre prochain et découvrir « les dessous de la
marionnette » à un public désormais de plus en plus vaste. Une
semaine nationale consacrée à la marionnette sur l’ensemble de
l’Hexagone, une aubaine ! Sur cette période 2007-2010, et après
d’efficaces états généraux tenus à Strasbourg en avril 2008, il se
pourrait bien que l’année 2009 soit à marquer d’une pierre
blanche. Les effets des travaux entrepris se font sentir. La reconnaissance de la marionnette en tant qu’art à part entière, sinon majeur, est bien là. Deux simples exemples : dans le domaine
éditorial la revue Théâtre/Public vient de consacrer un important numéro à l’art de la marionnette dirigé par une universitaire, Julie Sermon (si l’université s’y met !), et où l’on retrouve
tout le gratin, théoriciens et praticiens, de la profession. On attend aussi la sortie de l’Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette. Ensuite une superbe exposition consacrée à « Craig et
la marionnette » a été présentée à la Maison Jean-Vilar à Avignon et s’est très officiellement tenue durant tout le Festival (elle
est reprise à Charleville-Mézières du 11 septembre au 4 octobre).
Mais surtout va se dérouler du 18 au 27 septembre le XVe Fes-
B
tival mondial des théâtres de marionnettes de CharlevilleMézières, la ville natale d’Arthur Rimbaud. Un festival triennal
qui, par la force des choses – son créateur Jacques Félix qui institua cette manifestation en 1961 a disparu en 2006 –, fait peau
neuve tout en entendant conserver son titre de « Mecque de la
marionnette » ! Une personnalité de l’univers marionnettique
au parcours et à l’expérience de programmation irréprochables,
Anne-Françoise Cabanis, a été nommée à sa tête, et l’on se doute
qu’elle va donner une tournure plus professionnelle à l’emblématique manifestation qui avait tendance, lors de ces dernières
éditions, à s’essouffler.
Tu arrives à la tête du Festival mondial des théâtres de marionnettes à un moment particulièrement favorable pour cet art,
semble-t-il.
Anne-Françoise Cabanis. D’une façon globale, concernant
la marionnette, la situation est plutôt réjouissante. On a l’impression que la marionnette a vraiment acquis sa place sur toutes
les scènes ; elle est présente de façon beaucoup plus visible qu’autrefois. La preuve, le Festival d’Avignon de cette année. C’est la
première fois, que l’on a une grande exposition autour de la marionnette (« Craig » – NDLR). Et l’École nationale supérieure
des arts de la marionnette (ESNAM), qui dépend de l’Institut
international de la marionnette à Charleville-Mézières, a été invitée dans le in. La marionnette a vraiment une existence et une
reconnaissance. Tout cela est positif.
Comment envisages-tu ton action à la tête du festival ?
Anne-Françoise Cabanis. Charleville-Mézières, c’est l’Histoire, la légende. Un lieu mythique et magique à la fois. On
connaît la fameuse phrase : « Charleville, c’est La Mecque de
la marionnette ! » Il faut donc y aller un jour ou l’autre. C’est un
lieu dont on parle beaucoup, et où on a envie d’aller pour
rencontrer d’autres artistes. C’est vraiment un lieu de rencontres.
C’est là une richesse qu’il faut absolument conserver.
L’axe de cette édition est celui d’une ouverture tous azimuts
aux autres arts, avec ce titre aux allures de manifeste : « la marionnette au centre des arts ».
Anne-Françoise Cabanis. Il faut sortir la marionnette du
ghetto dans lequel elle pourrait s’enfermer. C’est ambitieux, mais
il faut l’être ! Cela dit, cette transversalité entre les arts – entre la
danse, les arts du cirque, tout ce qui concerne l’image, etc. – est
dans l’air du temps, et pas seulement dans le domaine de la marionnette ; je n’ai rien inventé !
Il est certes important que le festival continue à rendre
compte des grandes traditions, mais il faut aussi l’ouvrir sur son
temps. Un temps marqué par la culture BD et par les nouvelles
technologies : on le voit clairement dans les créations des jeunes
marionnettistes.
En même temps, paradoxalement, cette ouverture est une
sorte de retour aux sources.
Anne-Françoise Cabanis. Complètement ! Jacques Félix a
eu, en son temps, un formidable talent de découvreur. C’est grâce
Suite page IV
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . III
M A R I O N N E T T E S
Suite de la page III
à lui que la marionnette a pu conquérir un nouveau public, de nouveaux publics devrais-je dire. Il était très attentif à l’ouverture, aux
frottements, aux rencontres. Et c’est aussi parce qu’il a fait venir
des spectacles de grandes traditions que certains artistes ont pu découvrir, regarder, s’imprégner, transformer… Cet extraordinaire
brassage, nous le lui devons vraiment. Le meilleur moyen de lui
rendre hommage c’est peut-être de gommer les dernières années
du festival qui étaient peut-être des années de fatigue, des années
lourdes aussi avec l’école, l’institut… J’aimerais retrouver et mettre
en exergue son talent de défricheur, son inventivité…
De ce point de vue, l’un des spectacles les plus emblématiques
de la programmation de cette édition est bien celui de Gisèle Vienne
(une ancienne élève de l’ESNAM, tout comme ses camarades de
la compagnie), sur un texte de Dennis Cooper (c’est sa quatrième
collaboration avec l’auteur américain) ; autant dire que nous
sommes bien loin de la marionnette pour enfants ! Ce n’est pas un
hasard non plus si Jerk avait été présenté en 2008 au Festival
d’Avignon dans le cadre de la 25e Heure où ne sont programmés
que des spectacles « de recherche »…
Anne-Françoise Cabanis. Sans doute. Concernant les enfants, c’est vrai que j’ai essayé d’améliorer une programmation
qui était vraiment destinée aux enfants, et qui faisait beaucoup
de tort et aux enfants et aux marionnettes. C’est vrai qu’il y a
un public d’enfants, mais il faut le nourrir de productions
contemporaines de marionnettistes de notre temps. J’y ai donc
porté une attention toute particulière en essayant de renouveler les équipes qui se présentent au festival. 83 compagnies, cette
année, ne sont jamais venues à Charleville. En revanche, bien
sûr, celles qui venaient à chaque édition se demandent pourquoi
elles ne sont plus invitées, mais c’est la règle du jeu…
Au plan financier, et même si toutes les instances institutionnelles sont parties prenantes, vous n’êtes pas en mesure de
coproduire, voire de produire des spectacles, ce qui serait peutêtre une de vos missions ?
Anne-Françoise Cabanis. C’est vrai que nous n’avons pas les
moyens de le faire. Le seul à être en résidence de création est Massimo Schuster… Il faut avant tout faire vivre le festival et lui conserver son aspect international. Il existe de très bons marionnettistes
dans les pays du Nord, en Allemagne, en Espagne, ailleurs encore…
Et les coproductions avec d’autres festivals ?
Anne-Françoise Cabanis. J’aimerais beaucoup y parvenir notamment avec les ex-pays de l’Est, qui ont, comme on le sait, une
forte tradition marionnettique. Nous allons quand même, cette année, signer un premier partenariat avec le festival des Trois Jours
de Casteliers de Montréal. Nous avons aussi le projet de réaliser
une coproduction entre la France, le Vietnam et le Québec avec la
compagnie Garin Troussebœuf que dirige Patrick Conan. La création se ferait lors de la prochaine édition du festival. Par ailleurs, je
trouve un peu absurde de faire venir des spectacles de l’autre bout
du monde pour qu’ils ne soient présentés que trois fois à Charleville. Il serait bon que l’on puisse organiser des tournées dans toute
la France et en Europe, cela tombe sous le sens. Il faut donc, pour
cela, faire venir des programmateurs d’un peu partout et ne pas se
contenter de ceux de la région qui viennent souvent pour chercher
des petits spectacles…
La prochaine édition devrait avoir lieu en 2011, c’est-à-dire dans
deux ans et non plus dans trois…
Anne-Françoise Cabanis. Effectivement. Nous travaillons à ce
que le festival devienne biennal. Là aussi je crois que tout le monde
est d’accord. C’est un changement qui va de pair avec la nécessaire
professionnalisation de la manifestation. Nous ne pouvons pas
continuer à travailler sur le seul bénévolat, et plus encore sur le
paupérisme. En tant que simple citoyenne, j’ai parfois honte de la
manière dont certaines équipes sont reçues. Je ne parle pas de l’hébergement chez l’habitant, qui est une chose qu’il faut absolument
garder et qui est une formidable manifestation de générosité.
Il existe un off à la programmation officielle : comment gèrestu cela ?
Anne-Françoise Cabanis. Je comprends mal comment je pourrais à la fois m’occuper du in et du off, comme le faisait Jacques
Félix ! Je trouve qu’il y a une confusion totale sur le off, sans parler du fait qu’il y en a plusieurs ! Il faut vraiment ouvrir le chantier
sur cette question, ce que nous allons faire dès cette édition.
Le festival mondial serait-il (ou deviendra-t-il) aux marionnettes
ce que le Festival d’Avignon est au théâtre ?
Anne-Françoise Cabanis. Je préfère la référence au Festival de
Cannes. Ce que j’aime dans ce festival c’est que l’on peut aisément
identifier les spectacles. Tout ne se mélange pas dans tout ; dans la
modernité ou la recherche du contemporain à tous crins. Il y a la
« première caméra », le « premier regard », etc. C’est intéressant de
pouvoir travailler de cette manière.
C’est aussi une foire commerciale !
Anne-Françoise Cabanis. Je trouve qu’il n’y a pas assez de
professionnels à Charleville !…
Entretien réalisé par
Jean-Pierre Han
La marionnette ? traditions, croisements, décloisonnement.
Théâtre / Public, n° 193 février 2009, 122 pages, 14 euros.
Encyclopédie mondiale des arts de la marionnette. Éditions
L’entretemps, 864 pages, 80 euros.
Le mystère Craig
etteur en scène, décorateur, graveur, illustrateur et théoricien
anglais du début du XXe siècle,
Edward Gordon Craig est tout simplement, comme le dit excellemment Monique Borie, « l’un des phares de l’esthétique théâtrale contemporaine ». L’art de
la marionnette est au cœur de sa pratique
et de sa pensée. De sa vie, en un mot. L’exposition présentée à la Maison JeanVilar et reprise à Charleville-Mézières en
ce mois de septembre, conçue sous la
direction de Patrick Le Bœuf, lui rend
justice et hommage sur ce chapitre. Avec
une belle méthode et nombre de documents véritablement passionnants. Soit
quatre parties, la première balayant son
activité l’ayant mené aux marionnettes,
la deuxième évoquant sa volonté de
transmettre son art et sa technique, la
troisième consacrée à son cycle de textes
pour marionnettes joliment intitulé
Théâtre pour les fous, et la dernière, enfin, montrant son influence sur les grands
M
praticiens d’aujourd’hui. Intéressante
manière de ne pas conclure, ou plus exactement de rester sur une ouverture, celle
d’un « théâtre de l’avenir ». L’exposition,
conjointement produite par l’Association
Jean-Vilar, THEMAA et la BNF, pour
aussi sérieuse et passionnante qu’elle soit,
est cependant très loin d’être exhaustive,
les archives de Craig étant dispersées de
par le monde. Surtout, au plan théorique,
elle ne résout pas totalement l’un des
mystères concernant le concept devenu
mythique de « surmarionnette » qu’inventa notre homme de théâtre. On ne
pourra, d’une certaine manière, que s’en
réjouir : voilà une appellation qui met en
jeu l’art et même la présence de l’acteur.
Mais aucune représentation graphique
ne permet de nous donner, de décider de
telle ou telle interprétation. Et comme
son inventeur entendait œuvrer dans le
secret absolu… Voilà qui nous oblige à
évoquer les mânes et les écrits de Diderot, Kleist et consorts, et à nous lancer
dans des considérations parfois étayées,
quand même, par quelques bribes de
textes, comme en exhibe Patrick Le Bœuf
dans le catalogue de l’exposition que publient Actes Sud et la BNF, avec 124 documents et des études des grands spécialistes que sont Patrick Le Bœuf, donc,
Évelyne Lecucq, Marion Chénetier,
Marc Duvillier et Didier Plassard. Ce
qui, en tout cas, est sûr, c’est que Gordon
Craig, tout comme il avait lutté contre le
réalisme des décors, mettait un sacré
coup de pied dans la fourmilière du jeu
psychologique de l’acteur. Une double
façon de nous être contemporain…
J.-P. H.
« Craig et la marionnette ».
Exposition du 18 septembre au 4 octobre.
Musée de l’Ardenne,
à Charleville-Mézières.
Craig et la marionnette. Catalogue
sous la direction de Patrick Le Bœuf.
Actes Sud-BNF, 120 pages, 29 euros.
Le constructeur de décors
e comte Harry Kessler, descendant de l’ancienne cour de
Weimar, cultivé et intelligent, passionné par l’art du
théâtre, avait rencontré Edward Gordon Craig par
l’entremise de William Rothenstein pendant l’été 1903. Grâce
à l’intérêt que ce dernier lui avait manifesté, Craig se rendit à
Berlin pour rencontrer Otto Brahm et tomba d’accord avec lui
pour réaliser la mise en scène de la Venise sauvée d’Hofmannsthal, qui devait être montée au Lessing Theater. Mais
Brahm était en désaccord avec l’interprétation du décorateur
anglais, qui s’était inspiré d’un ancien manuscrit italien. Ses
idées sur le théâtre réaliste n’étaient franchement pas en harmonie avec les visions de Craig, avec son univers métaphorique
ponctué par les hauteurs sans fin de ses panneaux se dressant
comme des murs intérieurs, traversés de lumière et d’ombre
comme autant d’états d’âme.
La tentative de collaboration s’interrompit brusquement
quand Craig, enfermé avec Kessler dans l’atelier du théâtre, vit
une autre maquette placée à côté de la sienne, d’un genre rigoureusement réaliste, que Brahm avait demandé de construire
à son menuisier. Il déclina le travail et, blessé, envoya une lettre
ouverte de protestation aux journaux.
Le 8 août 1904, la Venise sauvée fut représentée au Lessing
Theater sans les décors de Craig, mais l’appui de Kessler avait
consolidé la réputation de l’artiste en Allemagne. Kessler avait
présenté à Berlin une exposition d’esquisses avec un texte précieux où il soulignait comment certains écrivains de théâtre se
trouvaient en complète harmonie avec la vision de Craig, et il
citait Hofmannsthal, Maeterlinck et Hauptmann. Il soutenait
que leur poésie aurait dû se manifester sur la scène grâce à une
scénographie d’une même intensité et d’une même valeur. C’est
seulement alors qu’il y aurait un art authentique du théâtre. Il
soulignait l’absence d’un artiste qui eût pu conférer au matériau visible de la scène la forme que le poète a donnée à ses textes.
Il notait comment le peintre, avec ses instruments habituels qui
sont le pinceau, l’huile, l’aquarelle, se révélait un amateur devant le grand tableau de la scène où doivent s’entendre des acteurs, des chœurs, des formes en mouvement, des lumières. Il
soulignait que, pour maîtriser ces matériaux, il fallait un artiste
de la scène comme Craig. Dans ses aquarelles et dans ses
crayons, les lignes et les formes échappent aux définitions,
comme des images transitoires dans le mouvement et la lumière.
Bois et toile, feutrine et soie remplaçaient souvent les couleurs
et les pinceaux. Les états d’âme des personnages, les situations
symboliques et oniriques, les allusions psychologiques et dramatiques s’imposaient grâce à des relations significatives de
grandeur entre les personnages et les lieux. Le rétrécissement
opprimant des murs de la prison était le thème de Marguerite
dans la dernière partie de Faust, alors que l’univers sans limites
et froid était la représentation de l’âme d’Hamlet. La coupe des
costumes, la forme et la profondeur des lieux, des paysages
étaient imaginées sur un mode fantastique, lyrique, adapté à
une atmosphère amoureuse, plongée dans des gris tumultueux,
stridents, désespérés. Il recherchait des couleurs qui fussent
belles pendant tous les mouvements sur la scène, les changements de lumière. D’autres qui pussent varier de tonalité selon
la poésie. Tons endeuillés, obscurs – le brun, la pourpre, le
noir – pouvaient s’illuminer sur le fond de couleurs délicatement vivaces. Et des couleurs sombres pouvaient jaillir au milieu des tons clairs et lumineux quand arrive la catastrophe, et
jouer des accords funestes, lugubres, oppressants. Kessler mettait en avant comment l’élément primordial du théâtre de Craig
L
n’était pas les mots du poète mais le mouvement de la scène, et
comme il voulait se relier à la danse et encore plus à la pantomime. Sur ce thème, le décorateur anglais avait composé un
drame allégorique, The Hunger (la Faim), écrit entre 1902 et
1903, et ses esquisses furent exposées au sein de l’exposition
berlinoise.
Les conceptions du théâtre de Craig étaient voisines de celles
d’Hofmannsthal, qui transparaissaient dans ses pages sur le
théâtre, la danse, la pantomime et dans ce morceau sur le
constructeur de décors qui semblait le portrait de Craig.
Le 20 octobre 1903 eut lieu, au Kleine Theater de Max Reinhardt, la première d’Elektra avec une splendide Eysold. Le succès fut tel qu’il surpassa celui de Rose Bernd, de Gerhardt
Hauptmann, au Deutsches Theater. En quelques jours, vingtdeux théâtres demandèrent les droits de l’ouvrage. Trois éditions du livre furent épuisées en un temps assez court.
Kessler songeait alors à une mise en scène avec Reinhardt,
Craig et la Duse. Il s’agita tant et si bien que Reinhardt se rendit avec son cortège d’assistants dans l’atelier de Craig à Berlin.
Les premiers contacts avec la Duse furent faits. L’actrice donna
le sentiment d’avoir accepté mais, par la suite, peut-être préoccupée par les problèmes de diction en allemand, elle renonça au
rôle que pourtant elle trouvait admirable. Elle n’interpréta
jamais une pièce d’Hofmannsthal. Quant à Craig, il a dû se
limiter à illustrer la première édition de l’Éventail blanc : le
drame en vers que le poète avait écrit en 1897 fut publié dix ans
plus tard, à Liepzig.
Patrizia Runfola, traduit de l’italien par
Gérard-Georges Lemaire
Vana Vanitas pellegrinaggio nella vita e nell’opera di Hugo Von
Hoffmannsthal. Ouvrage inédit à paraître chez Bruguera à Barcelone.
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . IV
M A R I O N N E T T E S
Petites formes
Le monde
renversé
Vous êtes devenu présent aux choses du monde extérieur.
Vous êtes devenu important pour elles. Elles ne vivraient pas
sans vous. Vous êtes marionnettiste.
L’animation
Un enfant voit bouger une branche. C’est le vent, ou un animal qui se sauve. En tout cas, c’est une trouvaille qui interpelle l’enfant. Il joue avec la branche. La branche devient
jouet, et le jouet transforme l’enfant. Une épée imaginaire le
fait chevalier. Un oiseau imaginaire le fait vent.
À toutes fins utiles
Pour l’adulte ce jeu s’est éteint. Peu à peu les objets ne sont
devenus que des objets utiles. Pratiques, agréables ou pénibles, les objets servent uniquement à ses fins. Des artistes
toutefois ressentent l’impérieuse nécessité de souffler encore
sur les braises de l’imagination. Ils ont amené des fagots de
branchage sur les théâtres. Ils ont réappris à jouer.
Jouer
Si la branche-jouet s’anime sur la scène d’un théâtre le spectateur reconnaît son propre jeu perdu. Et il admet et apprécie l’action qui lui est présentée par ce truchement, et par l’intermédiaire d’un acteur. Il connaît d’instinct cette façon de
jouer. Il en goûtera les variations. Il y a autant de façons de
jouer qu’il y a de joueurs. Par exemple, au théâtre, l’acteur
peut être comédien ou encore il peut être marionnettiste. Le
comédien fera de la branche une épée, le marionnettiste en
fera un oiseau. Et si le marionnettiste, de par son jeu distant
avec les objets, évoque l’état de jeu enfantin, le comédien ne
l’évoque pas moins.
Marelle
Comparons succinctement le théâtre et le théâtre de marionnettes. Par digression, en allant au-delà des similitudes immédiates se dessineront peut-être des nuances spécifiques à
l’interprète.
Les indispensables
L’acteur est indispensable au théâtre. Le marionnettiste l’est
au théâtre de marionnettes. Au fond, qu’est-ce qui différencie
le théâtre de personnages du théâtre de marionnettes ? Qu’estce qui différencie le théâtre d’acteur du théâtre de marionnettiste (et j’insiste sur le suffixe) ?
Le théâtre
de personnages
Le vocabulaire désigne communément le théâtre de marionnettes par le nom des personnages qui y sont présentés.
« Théâtre de Polichinelle », ou tout simplement : « Guignol ».
Du côté du théâtre, on ne parle pas du « théâtre d’Harpagon »,
ou du « Figaro ». S’ils peuvent tenir boutique, les personnages
du théâtre de marionnettes seraient-ils plus vivants que ceux
du théâtre d’acteurs ?
L’acteur et le marionnettiste
On sait que l’acteur est double. Il est en même temps l’interprète
et le personnage quel que soit le degré d’ambiguïté expressive nécessaire à l’interprétation de ses rôles. Le marionnettiste est à première vue absent, il ne reste de lui que le personnage qu’il montre.
L’absence est assimilée à l’inexistence, surtout au théâtre.
Le théâtre de marionnettes
Dans le théâtre de marionnettes de ces cinquante dernières années, pour des raisons artistiques, sous les influences venues
d’Asie, par l’obligation d’obvier à des conditions techniques difficiles de représentation, les marionnettistes se sont avancés sur
le plateau. Cet « acte de présence » sous-entend la revendication
d’une reconnaissance de leur métier.
Le métier de marionnettiste
La reconnaissance de l’art des marionnettistes par le public, puis
par les tutelles, a impliqué une conscience et une pratique affinées
de la profession. Les écoles et les stages sont autant de questionnements individuels et collectifs d’artistes. Devenu visible au côté
des marionnettes qu’il anime, devenu acteur parfois dans cette
même situation, le marionnettiste est un interprète de théâtre.
L’est-il moins lorsqu’il choisit de rester invisible ?
Le métier d’acteur marionnettiste
Mais le marionnettiste est plus qu’un manipulateur. C’est un acteur qui saurait transposer son art ailleurs : dans un autre espace,
avec d’autres formes, dans une autre sémantique dramatique.
C’est un traducteur. Pourtant, il traduit la vie dans une langue
inconnue. Une langue qu’il invente en répétition et qui se révèle
au fur et à mesure de la représentation.
Les songes
La vie que le marionnettiste montre n’est pas seulement anthropomorphique. Choses et objets sont équivalents à l’être. En retrait, le marionnettiste maîtrise les raccourcis du rêve, ses métaphores et… son interprétation. Mais ce songe est fugace. Le public – animiste lui-même – peut se réveiller à tout moment. Art
de l’obscur et de la nuit, le théâtre du marionnettiste distille un
sommeil réparateur. Le spectateur devrait en sortir l’esprit clarifié, comme au matin.
Sisyphe
Il faut beaucoup du talent du jongleur, de son sens de la gravité
et de la chute ; il faut beaucoup du talent du mime pour s’appuyer
sur des points fixes imaginaires et dessiner les efforts du monde ;
il faut beaucoup de la joie truculente du comédien masqué ; tout
cela d’abord, pour avoir le plaisir d’être marionnettiste – un
« Sisyphe heureux ».
Astronomie
Acteurs et marionnettistes subissent la loi du rapprochement et
de l’éloignement. Si tout s’approchait, tout imploserait. Si tout
s’éloignait, tout éclaterait. Les choses comme les êtres tendent à
s’attirer, puis, trop proches, à se repousser. Entre les acteurs et les
marionnettistes il y a cette branche-jouet qui devient tantôt un ac-
cessoire tantôt une marionnette, comme un témoin de l’existence
fictive des personnages qu’ils habitent chacun à leur manière.
Le physique du personnage
L’âge et le physique d’un acteur conditionnent souvent son emploi, par conséquent ses rôles et les personnages qu’il interprète.
Le marionnettiste, lui, est directement confronté à la composition des personnages. Il peut endosser a priori tous les rôles. Y
compris ceux des objets et des choses, animés ou non.
L’emploi
Stanislavski a brisé la notion d’emploi. Au profit de celle d’un acteur créateur impliqué dans l’élaboration d’une œuvre cohérente.
Le marionnettiste est le créateur d’un monde-personnage.
L’image symbolique en est le castelet. À l’intérieur, les personnages que le marionnettiste anime transfigurent le réel. Le naturalisme est impossible.
La formation du marionnettiste
La Formation de l’acteur, qui est la méthode qu’élabore Stanislavski afin que l’acteur possède les outils pour créer, n’a pas son
pareil en marionnette. La méthode de création est peut-être tout
simplement la même pour le marionnettiste. De nombreux termes
usités sont empruntés par les marionnettistes dans le même sens,
et ils sont révélateurs de la proximité de ces deux métiers : objectif, action, sens du vrai, tempo-rythme, construction physique du
personnage…
L’expérience de l’acteur
est profitable au marionnettiste
Quelle seraient la résultante de l’application de la méthode Stanislavski à une marionnette, en considérant cette marionnette
comme un acteur ? Deux mondes se côtoient, forts de leurs différences, prêts à inventer un nouveau théâtre. Acteurs et marionnettistes souriant de se voir dans des miroirs déformants.
Le vécu et la distance
Sergueï Obrazov a suivi les cours du Studio de Stanislavski. Il raconte, dans ses Mémoires, qu’il ne ressentait strictement rien en
jouant, malgré sa bonne volonté, malgré les injonctions de ses
maîtres à puiser dans son intériorité. C’est en manipulant au bout
d’une tige un fantôme dans l’Oiseau bleu, de Maeterlinck, qu’il
a subitement découvert le bien-fondé de la méthode. Cet acteur
est devenu l’un des plus grands marionnettistes au monde.
Préhistoire de la marionnette
Si l’homme n’avait pas inventé l’outil, mais l’arme ; si c’était
l’arme qui avait donné la pensée à l’homme ? Il aura peut-être
suffi qu’il ramasse une branche à tournure humaine pour que
l’homme, en un éclair d’humour, se voie dans la forme du bois.
La marionnette est le contraire d’une arme. Elle met l’homme au
monde parmi les choses du monde.
Pierre Blaise
Marionnettiste, directeur de la compagnie Théâtre sans toit,
président de THEMAA
La vie dédalique
« Quelques-unes des anciennes races
de sculpteurs et de forgerons mécaniciens,
particulièrement celles qui résidaient dans
les îles (...) s’attirèrent une assez mauvaise
réputation par leurs équivoques créations,
douées d’une sorte de vie factice que l’on
appelait la “vie dédalique”. » Charles Magnin,
Histoire des marionnettes en Europe.
uels sont les fils qui nous meuvent ? La
vie n’est qu’une histoire de fil. Elle ne
tient qu’à un fil, dit-on. Nous mourons
à cause d’un fil. Les Parques, salut à vous
vieilles mégères, trancheront le fil et ce sera fini,
les membres pendront lamentablement, le
corps se disloquera comme… une marionnette.
Mais je suis vivant, encore. Je m’appelle
Dédale. Je suis né à Athènes mais je ne sais plus
quand. Je sais que mon nom est resté dans l’histoire. On m’associe, on m’assimile parfois au
labyrinthe qui fut mon œuvre, mais aussi à la
conquête du ciel, au désir de voler. Qui suis-je ?
Un inventeur, un créateur, un artiste, etc. J’ai
taillé, assemblé, gravé, collé, mêlé… J’ai
contenté les puissants, les hommes, les femmes,
les rois, les dieux. Je les ai méprisés, les
Q
hommes. Je n’ai jamais aimé que mon œuvre.
Mon œuvre est mon œuvre ; vous ne pouvez
pas me l’enlever. J’ai créé un monstre pour un
acte monstrueux. J’ai enfermé le monstre par
mon art. J’ai trahi en permettant par la ruse
que le monstre meure. Je me suis sauvé de mon
œuvre avec mon fils, dans les airs : ne l’ai-je pas
tué ? Je ne veux plus parler de tout cela. De
mon autre fils que j’ai assassiné parce qu’il
avait inventé la scie avant moi. De la vache
sculptée pour Pasiphaé. Du labyrinthe
construit pour cacher les amours de Pasiphaé
et du taureau. Du fil que j’ai offert à Ariane
pour que Thésée échappe au labyrinthe. Des
ailes de plumes et de cire. D’Icare qui ne savait
pas voler. De… Je ne veux plus en parler. Ma
vie, comme Thésée, tient à un fil. Oui, moi,
Dédale, ma vie tient à un fil. Je suis devenu la
marionnette de mon œuvre.
Les marionnettes… je les ai inventées grâce
à ma ruse. J’étais sculpteur. Le plus grand des
sculpteurs. Plus grand que Phidias ou Praxitèle. Après mon évasion du labyrinthe, après
avoir vu cet imbécile d’Icare tomber dans la
mer et se noyer, j’ai atterri sain et sauf à Cumes.
suite page VI
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . V
M A R I O N N E T T E S / L E T T R E S
Suite de la page V
Là, j’ai dessiné les plans du temple où la Sibylle
mugit. J’ai signé mon œuvre en gravant un labyrinthe sur la porte. La Sibylle, toute heureuse
de sa nouvelle demeure, dévoila, en balbutiant
tant elle avait toujours l’air ivre, ma Fortune.
Je sais donc que le bon gros Socrate parlera de
moi. Platon, qui l’a abandonné à sa coupe de ciguë sans doute pour aller trousser un Ganymède
qui n’était pas une Idée, recopiera dévotement
ses propos, s’il ne les a pas inventés. Socrate aurait donc dit de moi que j’étais un « grand sculpteur ». Socrate a encore raconté que mes statues
« à moins d’avoir été liées, en secret elles s’enfuient et s’évadent, tandis que, si on les a liées,
elles demeurent en place ». Il raconte encore que
« quand on en possède une qui n’est pas liée, il
n’y a pas de quoi s’en faire beaucoup plus de
gloire que de posséder un esclave enclin à s’évader, car elles ne restent pas en place, tandis que,
une fois liées, il est précieux de les posséder : c’est
que ce sont des œuvres parfaitement belles ».
Oui, j’ai créé, dans la pierre ou le bois, la vie qui
commande les fils. On remarque, au passage,
que Socrate et Platon n’ont rien capté. Avezvous déjà vu des sculptures qui courent toutes
seules ? Je suis très doué, je suis génial, mais tout
de même ! Ah ! ces philosophes ! toujours prêts
à prendre leurs rêves pour la réalité. Non, ce sont
les fils qui leur ont donné vie. Un autre philosophe, Aristote, plus perspicace, avait compris
l’autre stratagème : mon Aphrodite de bois était
animée de l’intérieur par un peu de vif-argent.
Mes marionnettes ont eu une belle postérité.
Platon en parle tout le temps. Il compare les
hommes à des marionnettes. Il affirme qu’ils
doivent se laisser mouvoir par les fils d’or de la
Raison et de la Loi, et non par les fils de fer et de
laiton des passions. Il y revient avec son histoire
de caverne qu’il met encore dans la bouche de
ce pauvre Socrate, qui ne lui avait pourtant rien
fait. Platon pense que les hommes enchaînés
dans une caverne ne voient que les ombres des
marionnettes qu’ils prennent pour la réalité.
C’est très alambiqué, je ne reviendrai pas là-dessus. Toujours est-il que les ombres sont réelles
et les marionnettes aussi. Et les marionnettes demandent la vie, vivent. Nous les faisons vivre. Et
vivre encore. Avec les fils accrochés à nos mains.
Elles ont servi d’idoles dans des rites obscurs où
elles indiquaient la volonté des dieux. Elles ont
servi de jouets aux enfants. On les invitait à des
banquets. Je sais même que l’une d’elles, en
Espagne, convive de pierre à un festin fatal,
entraîna dans les enfers un noble personnage qui
aimait plus ses passions que les lois, plus les
femmes et le plaisir que la morale et la religion.
Revenons à la vie. J’aime mon œuvre. Mon
œuvre est ma vie. Mon œuvre est au-dessus de
tout. Je devais lui donner vie. Je devais faire
vivre mes statues que j’aimais plus que mes fils,
plus que les hommes, plus que moi-même. Pygmalion n’est qu’un mythe. Sa statue d’ivoire,
à qui Aphrodite aurait donné vie pour qu’il
l’épouse, n’est qu’un conte. Moi et moi seul ai
donné vie à des corps sculptés (la Sibylle m’a
dit qu’au XIXe siècle, un menuisier italien, un
certain Geppetto, donna vie à une de ses marionnettes, un sale gosse du nom de Pinocchio :
il a du s’inspirer de moi). Aujourd’hui je suis
vieux. La conversation de la Sibylle occupe mes
heures de loisir. J’apprécie qu’elle me raconte
comment les hommes du futur loueront mon
œuvre, ma vie, mon œuvre. Ainsi, copiant Aristote, Apulée fera l’éloge de mes marionnettes :
« Ceux qui dirigent les mouvements et les gestes
des petites figures d’hommes faites de bois
n’ont qu’à tirer le fil destiné à agiter tel ou tel
membre pour qu’aussitôt on voie leur cou fléchir, leur tête se pencher, leurs yeux prendre la
vivacité du regard, leurs mains se prêter à tous
les offices qu’on en exige ; enfin, leur personne
entière se montre gracieuse et comme réellement vivante. » Je suis trop vieux pour sculpter. Dans mon atelier, mes yeux fatigués pleurent sur mes mains inutiles. Rendez mes fils à
ma main. »
Franck Delorieux
Reportage photographique de
Franck Delorieux au musée Gadagne,
1, place du petit Collège, Lyon.
Le Livre du Graal
Le Livre du Graal,
tome III, édition préparée par Daniel Poirion,
publiée sous la direction de Philippe Walter. «
Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2009.
1 728 pages, 73 euros.
Album du Graal,
iconographie choisie et présentée par
Philippe Walter. « Bibliothèque de la Pléiade »,
Gallimard 2009. 248 pages, offert pour tout
achat de 3 volumes de La Pléiade
a quête du Graal hante la littérature et l’art
d’Occident depuis le roman en vers, Perceval le Gallois ou le conte du Graal, que
Chrétien de Troyes laissa en suspens vers 1191.
Qu’est-ce que le Graal ? Le mot désignait un plat
creux, une écuelle. Dans le roman de Chrétien,
c’est un plat d’or fin, incrusté de pierres précieuses, qui illumine la salle où il entre. Porté par
une jeune fille, suivi d’une lance d’où perle une
goutte de sang, il passe et repasse devant les
convives. Perceval intrigué se retient d’interroger le Roi pêcheur, son hôte. Telle est sa faute. Il
aurait dû questionner, guérissant ainsi le roi infirme. Il aurait aussi appris que le Graal contenait une hostie, unique nourriture du père du roi.
Le charme particulier des romans de Chrétien de Troyes vient de ce qu’ils transportent des
motifs légendaires très anciens, d’origine celtique, auxquels l’auteur donne une touche chrétienne encore discrète. Le trouvère Jean Bodel
d’Arras (mort 1210) a appelé ces motifs « matière
de Bretagne », à côté des matières de France et
de Rome où puisait la littérature de l’époque. Il
les disait « irréels et séduisants ». Séduisants à
coup sûr, si l’on en juge par la quantité d’œuvres
qu’ils ont inspirées, non seulement au Moyen
Âge, mais du romantisme à nos jours. Irréelles
sont les aventures qu’ils rapportent, issues de mythologies oubliées, mais leur transposition dans
la culture de l’époque où ils revivent plonge dans
la réalité. C’est chez les continuateurs du roman
L
inachevé que le Graal deviendra le récipient qui
a recueilli le sang du Christ en croix, l’objet divin
dont la contemplation est le but de la quête. C’est
chez eux également que le rôle nourricier du
Graal, esquissé avec une hostie, deviendra générosité de corne d’abondance. Tout cela, pour finalement disparaître d’une terre souillée.
« La Bibliothèque de la Pléiade » publie en
trois tomes un texte établi à partir du manuscrit
dit de Bonn, rédigé vers 1286, qui couvre tout le
cycle du Graal. Après le tome I (2001) et le
tome II (2003), le tome III vient de paraître. Il
contient la Seconde Partie de la quête de Lancelot, la Quête du Saint-Graal et la Mort du roi Arthur, trois romans en prose de vastes dimensions,
qui conduisent à la fin de la légende arthurienne.
Dès la Seconde Partie de sa quête, Lancelot,
le meilleur chevalier du monde, apparaît handicapé par sa liaison adultère avec la reine Guenièvre. Le roman raconte sans rire comment,
trompé pour la bonne cause et drogué par une
vieille femme, il couche avec la fille consentante
(elle participe à la duperie) du roi Pellès et engendre à son insu un fils, le héros célestiel Galaad qui achèvera l’aventure du Graal. Celle-ci
n’est-elle pas, en même temps que le dépassement des prouesses pour la gloire, le déni de la
fine amor, de la passion absolue du chevalier
pour sa dame ? L’accent est mis sur la pureté
sexuelle requise pour découvrir les mystères du
Graal.
La Quête du Saint-Graal (composé vers
1225-1230) confirme avec force que l’idéal de la
chevalerie terrestre était faussé. À leur manière,
les ermites surpassent les chevaliers. La spiritualité sature l’existence, ils apprennent à la voir.
L’aventure est désormais celle de la foi. Les
prouesses de Galaad sont signes qu’il est choisi
par Dieu. Autre signe, il guérit un infirme. Surtout, il obtient d’une voix venue d’en haut la
promesse qu’il mourra quand il le demandera.
Ce qui arrive quand il lui est donné de voir les
merveilles contenues dans le Saint-Graal (dans
ce roman, l’adjectif « saint » est obligatoirement
accolé au nom « Graal ») jusque-là couvert
d’une patène. En pleine extase mystique, son
âme quitte son corps et rejoint les cieux. De
ceux-ci sort une main qui s’empare du Graal et
l’emporte à jamais.
Cette disparition laisse présager le pire pour
le roi Arthur, sa cour et son royaume : la quête
des chevaliers de la Table ronde a perdu son objet. La Mort du roi Arthur (composé vers 12301235) est scandé par des morts violentes et
s’achève dans l’hécatombe d’une grande bataille
où Arthur est mortellement blessé par son fils
Mordret, né d’un inceste avec sa sœur.
L’égoïsme, l’amour-propre ont pris la place de
la solidarité, des idéaux chevaleresques. Arthur
ordonne de jeter dans le lac son épée Escalibor,
avant d’être emporté dans l’île d’Avalon où il attend sa résurrection. Lancelot repenti sauvera
son âme ; comme lui, Guenièvre mourra dans un
ermitage.
Cette édition dans « la Pléiade » est un outil
précieux pour les étudiants médiévistes, mais son
public s’étend bien au-delà. Sa lecture est vive,
plaisante. Le texte en français moderne est accompagné, page à page, par le texte original en
vieux français. L’appareil habituel de la collection, en particulier les « notices » consacrées aux
trois romans par Marie-Geneviève Grossel, Gérard Gros et Philippe Walter, est très éclairant.
En même temps sort l’Album du Graal. Par
sa richesse iconographique, il accompagne avec
bonheur les trois tomes. Il est aussi un ouvrage
en soi, grâce au texte de Philippe Walter, qui n’est
pas un simple commentaire des illustrations. Il
met en lumière la pérennité du mythe et analyse
ses transpositions au cours de sa traversée des
siècles, tant en littérature qu’en peinture, dessin
et gravure, sculpture, musique et au cinéma. Il ne
passe pas sous silence ses dérives ésotériques aux
XIXe et XXe siècle. Il conclut sur sa puissance de
suggestion intacte.
Françoise Hàn
Valéry Larbaud au quotidien
Journal,
Valéry Larbaud, Gallimard. 1 600 pages,
70 euros.
urieux destin que celui de Valéry Larbaud. Cet écrivain, l’un des plus doués de
sa génération (né en 1881, il a une dizaine
d’années de moins que Gide, Proust, Claudel ou
Barrès, quatre ans de plus que Mauriac, sept de
plus que Morand), proche de la NRF des débuts,
novateur en poésie comme en prose, est un grand
méconnu. Son nom n’a jamais franchi les frontières du « grand public », et reste celui d’un writer’s writer, écrivain pour écrivains, un de ces
mots de passe que des happy few se chuchotent
à l’oreille.
Tragique destin. Ce voyageur insatiable, ce
curieux impénitent, passa les vingt-deux dernières de sa vie paralysé, à la suite d’une attaque
cérébrale qui le frappa en 1935. Ce passionné de
littérature, cet amoureux des mots, resta cloîtré
dans le silence, incapable d’écrire, à peine en état
de s’exprimer, pendant deux décennies.
Ironique destin. Son œuvre de traducteur
(il introduisit chez nous, entre autres, Samuel
Butler et Joyce, dont il fit plus que « superviser »
la première traduction d’Ulysse) dépasse, en
quantité, son œuvre propre, qui se limite à un
mince roman (Fermina Marquez), à un recueil
de nouvelles tout aussi peu épais (Enfantines), à
un trio de récits (Amants, heureux amants), et à
un livre inclassable, mêlant le journal apocryphe
d’un voyageur neurasthénique à des poèmes cosmopolites (A. O. Barnabooth. Ses œuvres complètes) qui inspirera Cendrars, Morand, tout
aussi bien que Georges Perec. Le reste est constitué de plaquettes précieuses, délices des bibliophiles, ultérieurement réunies en recueil aux titres
enchanteurs (Aux couleurs de Rome, Jaune Bleu
Blanc, Sous l’invocation de saint Jérôme, hom-
C
mage au patron des traducteurs), et d’une multitude d’articles – certains écrits en anglais,
d’autres destinés à une revue sud-américaine –
dans lesquels ce lecteur boulimique et gourmet
explique, décortique, illumine, avec une générosité jamais démentie, les auteurs qu’il aime, morts
ou vivants (Ce vice impuni, la lecture). Et puis il
y a les marges : la correspondance, et le Journal
ou plutôt les Journaux, qu’il a tenu de façon fragmentaire entre 1901 et l’attaque cérébrale de
juillet 1935.
Certains passages en ont été publiés de son vivant, sous formes de plaquettes, ou dans les
Œuvres complètes parues chez Gallimard
entre 1950 et 1954. Le volume du Journal de la
« Collection Blanche » en reprenait une partie,
mais l’apparition des manuscrits – en général
sous forme de cahiers reliés et numérotés par
Larbaud lui-même – a révélé que, même dans les
passages édités, des coupes drastiques avaient été
effectuées. Deux volumes, D’Annecy à Corfou
(1931-1932) et Valbois - Berg-op-Zoom - Montagne Sainte-Geneviève (1934-1935), ont bénéficié, plus récemment, d’éditions complètes. C’est
maintenant d’un décryptage exhaustif de tous les
journaux que peuvent enfin bénéficier les amateurs de Larbaud, grâce à l’édition monumentale qui vient de sortir sous les auspices de Paule
Moron.
Le Journal de Larbaud n’est pas, comme celui de Gide, comme celui de Green, un journal
tenu de façon continue, systématique, mêlant introspection, récits de mondanités et notes de lecture. Il s’agit au contraire d’un journal écrit de
façon ponctuelle, souvent à l’occasion d’un
voyage, servant à l’écrivain de mémento, de carnet de croquis, dans lequel il puisera, éventuellement, les pages d’une plaquette, d’un article,
mais où il note tout aussi bien, lorsqu’il est à
Paris, les visites – fréquentes – à son médecin ou,
à l’étranger, les horaires des trains et le prix des
billets.
Certaines parties sont écrites en anglais (Alicante-Paris-Londres-Alicante 1918-1920), certains passages en espagnol, en italien. Larbaud a
vécu plusieurs années en Angleterre, en Espagne.
Il a sillonné l’Europe, et son dernier voyage,
quelques semaines avant l’attaque cérébrale, a
lieu en Albanie. On ne peut lire la Nostra Setimana albanese, qui s’achève en juillet 1935, sans
avoir le cœur serré : peu après son retour, l’inlassable voyageur était frappé d’immobilité.
Quand il n’est pas à l’étranger, Larbaud est
soit dans l’Allier (chez sa mère, à Vichy, ou dans
la propriété familiale de Valbois), soit à Paris,
dans son petit appartement de la rue du Cardinal-Lemoine, sur la montagne Sainte-Geneviève.
Il sillonne la capitale comme une ville étrangère,
en bus, à pied, en taxi. Il promène son chien,
Grandmuseau, dans le quartier. On surprend la
vie quotidienne d’un « honnête homme », entièrement vouée au travail, à la littérature, à sa compagne italienne, Maria Nesbia, et à la petite-fille
de celle-ci, Laeta. Le Larbaud des années trente,
grand-père d’adoption, se montre un pédagogue
attentif et tendre. Le 1er janvier 1935, lors d’une
fête de rue à Bruxelles, il se coiffe d’un chapeau
de papier pour faire plaisir à la fillette, et on découvre un Larbaud bien loin de l’homme de
lettres (et homme de lettres rancunier, comme en
témoigne sa brouille avec Adrienne Monnier)
qu’il est parfois à Paris.
Larbaud voyageur, Larbaud observateur,
Larbaud lecteur, Larbaud littérateur, Larbaud
grand-père : tous ces personnages juxtaposés
font du Journal un fourre-tout, un véritable
« journal en miettes » qui dessine, pudiquement,
mais en profondeur, le portrait d’un homme,
tout simplement.
Christophe Mercier
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . VI
L E T T R E S
Le testament de Pierre Bourgeade
Éloge des fétichistes,
de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram. 192 pages, 18 euros.
É
loge des fétichistes, de Pierre Bourgeade, commence par
une liste, piquée de citations, des diverses manières d’« aimer la partie pour le tout ». Les perversions (le mot n’est
pas employé) y sont toutes (me semble-t-il), se succédant à un
rythme effréné. Le ton est brutalement donné. Les chapitres suivants sont des récits, confessions, poèmes ou nouvelles, dont deux
furent publiées dans ce journal : l’Oursonne et Chimène chez
Lipp. Le livre se clôt sur une anthologie ; la chute sonne le glas de
l’auteur qui, s’il n’en avait ni la conscience ni le désir, annonce sa
mort à venir, justifiant l’écriture de ces pages violentes, sombres,
brûlantes et très certainement intolérables, insoutenables pour
les âmes dites sensibles alors que, de nos jours, « le fétichisme
sexuel, sous d’innombrables formes, est présent partout, et pour
tous ». Livre rare sinon unique que cet Éloge des fétichistes : de
par sa forme d’abord, de par l’intensité des « informations » sur
ces pratiques sexuelles ensuite.
Le style de Bourgeade, d’une rigueur glacée, pénétrant à force
de maîtrise, sec comme le fouet qui laisse sa marque sur le dos ou
les fesses, extirpe le texte de toute idée de pudeur ou d’impudeur.
Bourgeade dit, décrit, raconte. Il utilise tous les genres littéraires,
tous les ressorts et toutes les ressources de l’écriture – comme s’il
condensait en un seul et court livre un parcours d’auteur qui lui
fit passer d’un style surréalisant à des romans de facture classique,
de polars à des expérimentations formelles, etc. Cette diversité
d’écriture répond bien au pluriel du titre : il y a des écritures
comme il y a des fétichistes, et non pas le fétichisme. Chacun le
sien, ou les siens. Tous les modes d’écritures ? Non, il manque le
théâtre, qui fut une de ses grandes passions. Les pratiques fétichistes sont déjà un théâtre. Ainsi de ces concours d’esclaves lors
de soirées organisées par un certain comte Zaroff, « dans le 6e ar-
rondissement » est-il précisé, où le vainqueur est un « dominé »,
homme ou femme, qui pourra supporter le maximum de coups
de fouet, d’aiguilles plantées dans les seins, d’humiliations diverses. L’auteur y paraît en marquise du XVIIIe siècle, surnommée pour la circonstance Madame de Sade. Le travestissement,
costume de scène, participe du jeu. La référence à Sade, qui bien
sûr court dans l’ouvrage comme Bataille, Huysmans, Baudelaire
et autres, n’est pas innocente : Bourgeade se raccroche à l’écriture, s’inscrit dans une lignée d’auteurs, apporte sa pierre à un
édifice qui n’est autre que l’intime compréhension des désirs. Il
ne suffit pas d’avoir des pratiques fétichistes pour, sinon comprendre, du moins donner un éclairage sur le fétichisme. Il faut
savoir l’écrire.
Mais l’écriture n’a pas cette seule fonction de cosa mentale,
comme Vinci disait du dessin. Bourgeade s’en explique dans un
livre d’entretien, l’Objet humain : « Je suis homme et, par conséquent, rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger. » Mais, poursuit-il, « j’écris… je parle… ça me replace du côté de l’humain ».
Du côté de l’humain : la relation amoureuse, tendre avec une certaine Marie, qui fait moralement souffrir le narrateur lorsqu’elle
arrive chez lui le dos lacéré par le fouet, le dos sanglant. Il pose
des questions, cherche à comprendre. Pourquoi ? Pourquoi une
femme qu’il trouve si jolie se laisse-t-elle ainsi malmener, torturer ? Comprendre, c’est-à-dire nommer, mettre en mots.
D’ailleurs, « du côté de l’humain », tout n’est pas possible. Pas
de mort, par exemple, pas de mise à mort, de sacrifices. À quoi
bon ? Puisque tout cela, tous ces jeux tournent autour de la mort,
ne sont d’une certaine manière que sa quête, une recherche qui
ne peut ni ne doit aboutir. Tu ne tueras point. Tu joueras la mort,
le mort, la morte. « Si vous voulez, je peux faire la morte. » Et encore : « Corps glacé / con brûlant / ô cadavre / ambulant ! » Bourgeade introduit aussi un étrange discours moralisateur dans un
texte qui semblait s’ouvrir infiniment, sans limite. Il pose donc
les limites : les enfants sont à préserver, et les animaux. Le partenaire sexuel doit être conscient et consentant. « J’admets, je
partage peut-être, beaucoup de fétichismes, mais non ceux-ci :
pédophilie, zoophilie. Je pense que l’action amoureuse, quelque
forme qu’elle prenne, ne peut être réelle qu’entre êtres humains,
“majeurs et consentants”. Les enfants ne sont pas majeurs, les
animaux ne sont pas humains. » Pourquoi ces précisions dans ce
texte, avec cette forme d’évidence quasi naïve ? Pourquoi, soudain, ces tabous à ne pas franchir, ces êtres à préserver ? Poser des
limites (chacun les siennes), c’est rester dans l’humain, ne pas
devenir un monstre absolu – même si l’on pourrait objecter qu’il
est curieux de mettre sur le même plan les enfants et les animaux,
que c’est donner un statut très curieux à l’enfant, sans corps ni
désir (« l’enfant est un pervers polymorphe », disait Freud, et,
quelques siècles avant, Plutarque affirmait qu’on ne peut faire
l’amour avec un garçon que tant qu’il n’a pas de poils…). Peu
importe. Il faut entendre dans ces pages une confession, un testament (étymologiquement, un témoignage), la parole singulière
d’un individu qui parle en son nom.
Les dernières pages recueillent des extraits de Montaigne,
Rousseau, Sade, Baudelaire, Mallarmé, Sacher-Masoch, Barbey
d’Aurevilly, Bloy, Huysmans, Rimbaud, Bataille, Villedieu et
Dostoïevski. Et « l’auteur » poursuit cette théorie d’écrivains dont
il est l’héritier : toujours et encore utiliser l’écriture, la sienne et
celle des autres, pour se replacer du côté de l’humain. L’auteur
évoque son âge et se voit mort comme les morts de Bobok qui
rejettent toute honte pour se « mettre à nu ». Le fétichisme et les
pratiques sadomasochistes apparaissaient dans de nombreuses
œuvres de Bourgeade : il peut désormais être abordé de front.
Éloge des fétichistes : livre préposthume conçu comme un livre
posthume ; livre vivant d’un mort ; dernière, terrible et émouvante confession d’un acteur de ce théâtre du désir extrême.
Franck Delorieux
«... Que je voie qui est vivant et qui est mort. »
trouvant dans la chair la passion qu’il ne trouvait plus dans
l’Église, revenant à la pureté par le chemin de la souillure. On
peut regretter que Bourgeade n’ait pas poussé plus loin son
analyse de l’aveuglement des Brigades, qu’il ne questionne
pas les assassinats politiques ciblés, qu’il n’évoque pas l’infiltration de l’organisation par la police. C’est peut-être que
le véritable sujet de son livre est la transgression des ordres et
des règles, et la rencontre, éphémère, de deux hommes qui
s’éloignent des idéaux qu’ils avaient embrassés il y a longtemps. Ce que l’on ne regrettera pas, c’est de retrouver une
dernière fois Bourgeade sous toutes ses facettes : le fétichiste – incroyable description du ballet des langues des
amants au cours d’un baiser –, l’auteur de polars – cette page
d’une glaçante précision sur le Skorpion CZ 61, « pistolet-mitrailleur de fabrication tchèque, apprécié des hommes qui ne
disposent que de peu d’espace pour tirer » –, le styliste
enfin, dont la virtuosité ne nuit pas à l’émotion. Ainsi, la
veillée mortuaire du serviteur tombé mort en taillant la pelouse, sa vieille faux à la main : « Recouvert à mi-corps d’un
drap blanc, le visage non plus attentif et servile mais comme
détaché, hautain presque, ennobli par la mort, le vieux jardinier, ses mains croisées sur la poitrine, tenant une poignée
d’herbe, attendait. »
Cent pages plus loin, d’autres morts attendent ceux qui
tentent de fuir. On ne dévoilera pas le prix que devront payer
le prêtre défroqué et la prostituée repentie d’un côté, le révolutionnaire désabusé et son fils de l’autre, leur terrible punition, absurde et cruelle comme le monde qui les entoure.
le Diable,
de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram,
Paris, 2009. 177 pages, 18 euros.
vant de nous quitter, le 12 mars 2009, Pierre Bourgeade nous a laissé un dernier roman, le Diable, l’histoire de trois destins qui s’entrecroisent dans l’Italie
des années de plomb : Ercole, un jeune prêtre, Giovanna, une
ancienne prostituée qui a épousé un banquier assassiné par
les Brigades rouges, et Attilio, un artificier au service des Brigades.
Les deux hommes sont liés par le doute qui s’est emparé
d’eux. Le brigadiste ne peut se résoudre à adopter l’analyse
que lui tient son chef : « Le premier ennemi de la révolution
elle-même, c’est la rue. Tu vois, ces gens pressés, acharnés,
avides. As-tu regardé quelquefois leur visage ? Ils ne sont plus
les victimes de l’hydre : ils sont devenus l’hydre elle-même.
Nous n’avons plus à frapper à la tête : c’est l’hydre elle-même
qu’il faut frapper. D’où notre décision de revenir à des actions non individuelles – des attentats aveugles, comme on
dit. » Lorsqu’un mouvement qui se prétend révolutionnaire
abandonne la défense du peuple et se met à le prendre comme
cible, il ne peut que devenir l’ennemi du peuple. L’artificier
prend conscience de cette erreur et se refuse à perpétrer au
hasard le massacre des innocents. Il y sera forcé par un marché ignoble : un attentat contre la vie de son fils, enlevé par
ses anciens camarades.
Le prêtre, quant à lui, est en proie à la tentation née de sa
rencontre avec la belle veuve. Il y succombe peu à peu, re-
Sébastien Banse
DR
A
Dessin de Pierre Bourgeade.
Un premier roman prometteur
On ne boit pas les rats-kangourous,
d’Estelle Nollet. Éditions Albin Michel,
330 pages, 19,50 euros.
n premier roman qui ne relève pas de
l’autofiction : déjà on se réjouit de
cette preuve de caractère de l’auteur.
Le récit plante aussitôt le décor : un lieu désolé et isolé non situé, un carrefour près d’une
décharge et quelques bâtisses. Le motel et
l’échange de dollars font penser aux ÉtatsUnis, quelque part, là où la course au progrès
n’est jamais arrivée ; à moins que ce ne soit
l’Australie, quelque part au centre, là où des
U
chasseurs misanthropes et des aborigènes dépossédés cohabitent en buvant. Qu’importe.
Les personnages apparaissent, d’abord difficilement repérables, tous buvant et tenant
des propos d’ivrognes. Peu à peu, du groupe
de paumés alcooliques surgissent des individus : le narrateur, plus jeune, plus innocent,
qui a brusquement la curiosité de connaître le
mystère de chacun. S’il y a une certaine maladresse dans le passage en revue des différents
personnages qui racontent à tour de rôle leur
histoire sans se faire prier, chacun acquiert cependant peu à peu un contour et une dimension humaine qui le rend attachant.
On en arrive à une répartition entre les
bons et les méchants : cela va-t-il tourner au
western américain ?
Comme les lois du récit sont respectées,
dans cette vie désolante où chacun, malgré
tout, a trouvé sa place et ses habitudes, surgit
l’événement qui va faire tout basculer. On
entre dans la fable.
Le narrateur est initié par un mystérieux
vieillard (un démiurge qui venait parfois dans
le bar regarder cette triste humanité s’enivrant)
qui lui prédit les épreuves que l’avenir lui réserve. Le groupe des bons quitte le carrefour
près de la décharge et erre dans la montagne.
Le groupe des méchants brûle les cabanes désertées et campe dans le bar sans dessoûler. Les
premiers résistent à la faim, au froid, à la fatigue, à l’inondation en s’entraidant. Les seconds s’entre-tuent. Finalement les premiers
trouvent la sortie vers un autre monde.
Le récit, rondement mené, retient l’intérêt
du lecteur qui veut connaître la suite. Et si on
est parfois contrarié par quelques erreurs de
registre (un personnage donné comme frustre,
se met à parler comme un livre), le climat
étrange et l’écriture ferme et précise témoignent d’un talent prometteur.
Marianne Lioust
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . VII
L E T T R E S
Un beau et mélancolique roman d’amour
e 12 août 1954, une semaine après le décès de Colette,
« assurément le plus grand écrivain français contemporain », Aragon publie dans les Lettres françaises un long et
bouleversant poème : Madame Colette. « Adieu reine des prés
adieu l’enchanteresse / Qui fis d’aimer ta loi ton souffle et ton
credo. » Je le relisais ces jours-ci après avoir reposé, sur ma table
de travail, le recueil des lettres de Colette à son amante Mathilde,
dite Missy, marquise de Morny. Cet amour fit, à l’époque, la Belle
Époque, scandale. D’autant que Missy porte « le cheveu court, le
complet veston, chausse des bottes trop grandes qu’elle rembourre
de papier journal, fume le cigare et se fait appeler Max ou Oncle
Max ». Samia Bordji et Frédéric Mazet, à qui l’on doit l’établissement et l’excellente présentation du texte, remarquaient justement que, contrairement à presque toutes les lesbiennes de la Belle
Époque, par exemple les célèbres Liane de Pougy, Nathalie Barney ou Renée Vivien, Missy s’habille en homme : « Méprisant
toutes les conventions, Missy affirme sa virilité. » Elle attire d’autant plus les regards qu’elle est la fille du duc de Morny, demi-frère
de Louis-Napoléon Bonaparte, personnage considérable du
Second Empire qu’il a contribué à instaurer en participant au
coup d’État du 2 décembre 1851.
Lorsque Missy rencontre Colette en 1905, cette dernière est
toujours la femme de Willy. Il prendra d’autant moins ombrage
de leur liaison qu’il a, de son côté, une maîtresse, Mey Villers. Le
Cri de Paris publie une attaque, « En famille », auquel Colette
répond avec courage : « Ne réunissez pas si… intimement dans
l’esprit de vos lecteurs deux couples qui ont arrangé leur vie de la
façon la plus normale que je sache, qui est celle de leur bon plaisir. » Colette « fait entendre un son de voix inconnu, celui d’une
femme libérée revendiquant son droit à l’indépendance ». Mais
d’autres articles vont suivre (en particulier dans Fantasio), dont
Missy est la principale victime. Elle est traitée de « de sexuée au
visage de plâtre mou qui se boursoufle, au regard fixe d’éthéromane et de nyctalope, aux lèvres mortes (…) qui remorque avec
elle tantôt un caniche, tantôt une théâtreuse ». Et lorsqu’elle joue
des pantomimes avec Colette sur la scène de l’Olympia, ou bien
au Moulin Rouge, le scandale est porté à son comble. Willy est
mis à la porte de l’Écho de Paris, Missy traînée dans la boue.
Colette semble alors épargnée…
Ces faits que j’évoque brièvement sont connus. Mais il faut les
avoir à l’esprit en lisant les lettres de Colette à Missy. La première
est datée de février 1908, la dernière de la fin mai 1940. Il aura fallu
pas moins d’une soixantaine d’années et la passion, la ténacité
d’un collectionneur, Michel Rémy-Bieth, pour les réunir et les sauver de la destruction ou de l’oubli.
En 1982, Claude Pichois songe à une publication, mais « faute
d’avoir réuni suffisamment de lettres, le projet fut abandonné ».
Edmonde Charles-Roux écrit alors au président des Amis de Colette, Henri Noguères : « Mesurant le désarroi de Colette, sa solitude, son désenchantement et même son dégoût après l’affaire
Willy, sachant d’autre part que Missy a été beaucoup plus qu’une
liaison, disons une planche de salut à laquelle elle s’est accrochée
désespérément (…), je ne peux croire que, considérées sous cet
angle-là, ces lettres soient sans intérêt (…). Il y a (…) la vision d’une
Colette d’autant plus provocante, anti-bourgeoise, « mettant le
paquet », se montrant toute nue sur scène, qu’elle était profondément désemparée. » Vingt-cinq années passeront avant de re-
L
trouver d’autres lettres de Colette à Missy dispersées lors d’une
vente à Drouot en 1999.
Nous avons donc à notre disposition 141 lettres de Colette auxquelles les éditeurs ont joint les seules lettres de Missy que nous
possédions à Willy (1907), à Georges Wague (1911) et à Colette
(1911), ainsi qu’une lettre d’Henri de Jouvenel à Missy, et une
autre d’Isabelle de Comminges à Missy (1911). Elles sont insérées dans le corpus selon leur date d’envoi. Leur intérêt n’est pas
négligeable car elles donnent au recueil sa dimension romanesque.
La lettre de Missy à Willy est présentée en effet comme le prologue
de l’aventure dont nous allons suivre les péripéties : la rencontre,
l’éloignement progressif, la rupture suivie de retrouvailles et de
brouilles passagères, enfin l’apaisement de l’amitié.
Une question se pose cependant : que sont devenues les lettres
de Missy ? Qui les a détruites ? Maurice Goudeket, le dernier mari
de Colette ? Nous ne le saurons sans doute jamais… On regrette
d’autant plus leur absence que celle qui ouvre le recueil, de Missy
à Willy, apporte au lecteur des informations précieuses… et inattendues sur cet étrange « ménage à trois ». Ainsi apprend-on que
Willy a mis Colette dans les bras de Missy. Il est, en effet, dans une
situation financière critique, au bord de la ruine. Missy le laisse
clairement entendre ainsi que Colette : « Si la vie matérielle rede-
vient meilleure, écrit Colette à Willy (…) Revenez auprès de
moi (…). Et Missy, encore une fois, n’y verra rien à redire. » (1907).
La rupture définitive entre Colette et Willy demandera beaucoup
de temps à s’accomplir : il faudra l’affaire des Claudine en 1909
dont il a cédé les droits – sans en informer Colette, et pour une
somme ridicule en 1907 – aux éditions du Mercure de France pour
qu’elle prenne – avec colère et douleur – la mesure de la trahison
de son mari. Colette est alors une femme angoissée, au bord du
suicide. Heureusement, elle a Missy qui la protège et lui permet
de vivre. Missy est sa « vraie raison de vivre », celle qui lui « a
désappris à vivre seule ». Elle est son « velours chéri », mais surtout son enfant : son« faux-enfant, son enfant insupportable ou
très sage » ou stupide. Le lecteur devine cependant que leur relation n’est pas aussi tranquille, assurée, qu’on pourrait l’imaginer
à la lecture des premières lettres. Colette sait bien qu’elle a fort
mauvais caractère : est-elle pour cela une enfant trop gâtée, capricieuse ? Je ne sais. « Si j’ai des doigts écrasés, du chagrin ou une
chaussette perdue, je n’ai pour tout cela qu’un cri “Missy”. » Et
puis il y a les hommes qui passent dans la vie de Colette : le jeune
Auguste Hériot « enfantin et prévenant ». Elle le surnomme « le
serin » ou « l’andouille ». Missy ne prend pas ombrage de cette
brève liaison. Hériot ne l’appelle-t-il pas « mon père » ? En revanche, la liaison de la « gourmande » Colette avec Henry de Jouvenel en 1911 va provoquer leur séparation. « Tu n’es plus mon
enfant ; tu seras ma fille, une fille avec qui on est brouillé et qu’on
méprise (…) plus d’enfantillages ni de chichis, plus de “je ne veux
pas”, “je veux”, “moi, moi, moi”. » Missy écrira à Jouvenel qu’elle
lui confie Colette. Il lui répondra qu’il l’accepte : « Elle est faible
comme un enfant. »
Il faudra attendre 1931 pour que Colette et Missy se retrouvent.
Colette vit désormais avec Maurice Goudeket, son dernier et
«meilleur» ami. La passion d’autrefois a laissé la place à la tendresse:
« Chère Missy, je pense à toi bien plus que je ne le manifeste. »
La dernière lettre de Colette à Missy est datée de juin 1940.
Missy décédera en 1944, âgée de quatre-vingt-six ans. « À son enterrement, il y avait en tout douze personnes (…) dont Sacha Guitry qui, depuis deux ans, réglait sa note au petit bistrot de la rue
des Eaux où elle prenait ses repas. Deux mois auparavant, la
pauvre femme avait essayé de s’asphyxier par le gaz. La seconde
et dernière tentative vint aisément à bout de ses faibles forces. (…) »
(Pierre Varenne.)
« Je n’imagine plus la vie sans elle, sans sa douleur, son sourire
plus triste que gai, sa crainte des méchants, sa voix qui lui ressemble… », écrira Colette à Musidora.
Ces Lettres à Missy sont, d’évidence, une contribution importante à la connaissance de Colette, de son caractère comme de
sa vie d’artiste, vie vagabonde qui la conduisit, de 1908 à 1911, de
théâtre en théâtre à travers la France via Bruxelles ou Tunis. Elles
ne sont pas négligeables non plus pour la compréhension de son
œuvre, en particulier de son essai Le pur et l'impur consacré au
plaisir amoureux : Missy, cet « être inachevé », y apparaît sous le
nom de La chevalière.
Cette correspondance se lit comme un beau et mélancolique
roman d'amour.
Jean Ristat
Lettres à Missy, de Colette. Flammarion éditeur. 22 euros.
Le lieu et la formule
Dans son dernier ouvrage, Une chambre en Hollande, Pierre Bergounioux s’acquitte une nouvelle fois d’une dette
en retraçant l’itinéraire physique, moral et intellectuel de René Descartes.
Une chambre en Hollande,
de Pierre Bergounioux. Éditions Verdier,
57 pages, 9,80 euros.
omment, dans l’infiniment petit d’une
chambre en Hollande, un homme arrive-t-il à reformuler les grandes questions de l’humanité ? Pourquoi devient-il à ce
moment précis, dans un pays transformé en
creuset d’alchimie, un maillon indispensable
à l’orientation nouvelle de notre civilisation ?
Des interrogations qui appartiendraient davantage à l’astrophysique qu’à la philosophie
et à la littérature auxquelles Pierre Bergounioux s’essaie à répondre dans un exercice
brillant qui tient à la fois de la nouvelle, de
l’exercice biographique et de la leçon inaugurale au Collège de France.
Pour Pierre Bergounioux, Descartes est
une vieille connaissance. Depuis ses premières
heures éblouies dans les bibliothèques, il a
marché dans l’ombre fertile de ses mots et
C
construit une durable connivence. Nul doute
que ses œuvres complètes sont toujours à portée de main et que des pans entiers du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques l’accompagnent aux moments imprévus des journées. Il en est devenu certain :
le doute fondateur et la certitude du doute ont
un cheminement. Il a voulu l’écrire à la maturité d’une vie et le mettre en perspective
dans les formidables aventures des déchiffrements du monde. Comme il ne croit guère à
l’illumination, il plonge dans l’histoire de la
conscience européenne, remonte le courant de
la pensée méditerranéenne, s’attarde à la
Gaule agenouillée, explique l’essoufflement
romain, regarde mourir puis reverdir les arts,
osciller le pendule des admirations vers l’Italie, puis vers l’Allemagne, naître une France
incertaine dans une Europe nébuleuse d’où
émergent les grands noms des ruptures : Montaigne, Bacon, Spinoza, Shakespeare et Cervantès, Descartes. S’ils sont contemporains,
ou peu s’en faut, c’est que le terreau est prêt,
les racines vivaces, l’air propice. Un filet de lumière suffit à faire germer notre monde de rationalité. Il tombe dans cette chambre en Hollande comme il irradie un tableau de Vermeer
de Delft et de Ruysdael. Certes, les pays sont
gouvernés par les luttes autour des idoles, les
bruits de bottes, les fureurs homicides, mais
la lumière est là et l’œuvre de beauté naît dans
une imprimerie de Leyde. Tous les apprentis
savants liront désormais ces phrases : « Sitôt
que l’âge me permit de sortir de la sujétion de
mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude
des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus
d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre
du monde, j’employai le reste de ma jeunesse
à voyager… »
Descartes a donc quitté Paris, lieu des erreurs et du mensonge. Pierre Bergounioux le
suit, en courant, dans ses voyages, toujours vers
le nord, au cours desquels il fait ses gammes,
s’engage dans les armées de ducs et de princes,
fréquente brutes et reîtres, écrit au débotté de
petits traités sur les bêtes, l’escrime, la musique,
les automates. Le Danemark est son but. Ce
sera d’abord la Hollande, l’étape décisive pour
« méditer » et « cognoistre ». Puis, comme il
faut toujours monter plus haut, la Suède, « exagérément froide », et la mort.
On le sait, toute tentative biographique est
un exercice de miroir. Le Descartes de Bergounioux est d’abord le Descartes sensible qui
se cherche, celui qui, dans sa province tourangelle, se demande déjà « quel lieu faciliterait le dessein d’y voir clair en toute chose et
d’abord en lui-même », celui qui doit faire le
choix entre le monde et l’amputation du
monde, l’errance ou l’écriture en réclusion, au
bout du compte un vertigineux compagnon
de voyage vers la clarté auquel il rend hommage dans une poignée de pages qu’irriguent
les fertiles incertitudes d’une vie.
Jean-François Nivet
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . VIII
L E T T R E S
Berlin Alexanderplatz de Döblin
enfin traduit !
Berlin Alexanderplatz
d’Alfred Döblin. Éditions Gallimard, 464 pages, 24,50 euros.
a publication de Berlin Alexanderplatz fut l’événement littéraire de l’année 1929 en Allemagne, au point que ce roman a éclipsé l’œuvre antérieure et ultérieure de l’auteur,
Alfred Döblin, à son grand dam. Ce fut d’abord un succès de
scandale : pour la première fois, le roman allemand, ordinairement écrit avec tenue pour le public bourgeois et « comme attribut des gens chics » (dixit Döblin, Thomas Mann étant selon lui
le plus éclatant représentant de cette littérature), s’ouvrait non
seulement au monde du sous-prolétariat et des voyous de l’immense métropole moderne, mais il accueillait aussi tous ses langages : le berlinois d’abord, que parle la plupart des protagonistes,
mais aussi tous les discours qui assaillent le citadin moderne : panneaux publicitaires, slogans, chansons populaires, conversations
de la rue, du bistrot, faits-divers, etc ; c’était toute la rhétorique
contemporaine qui débarquait dans un roman, qui, par sa technique du montage et du collage, ainsi que par l’exploitation du
« courant de conscience », fait de Döblin l’un des plus grands représentants de la modernité romanesque, à côté de ses contemporains Joyce et Dos Passos.
Jusqu’ici le public français n’avait pas eu accès à cette œuvre.
Ou plutôt, ce qui sur le marché du livre circulait comme Berlin
L
Alexanderplatz était au texte original ce que le Canada Dry est à
l’alcool : ça en avait l’apparence, mais pas la réalité. Non seulement
des passages entiers étaient caviardés de façon arbitraire, non seulement les erreurs abondaient, mais cela n’avait aussi parfois que
l’apparence du français : le héros est ainsi « jeté en lutte et bataille
contre quelque chose d’imprévisible » (sic, Folio, p. 17), il « a été
douché à pleine eau » (re-sic, p. 18), etc., etc. Surtout : l’adaptatrice
de 1933 avait gommé toute l’inventivité langagière, tout l’entrelacs
subtil des différentes voix romanesques, au profit d’une narration
lisse et policée. Ce que l’éditeur appelle « une certaine tradition classique française » : qu’en termes exquis ces choses-là sont dites ! Tradition classique : un comble pour un livre qui n’a pas assez de coups
contre la tradition. Il y a une soixantaine d’années, le grand germaniste et ami de Döblin, professeur au Collège de France, Robert
Minder, trouvait cette « traduction » « pitoyable ». D’autres gens
de la corporation avaient pris depuis son relais.
Il n’est cependant jamais trop tard pour bien faire : les Éditions
Gallimard ont jugé que quatre-vingts ans étaient un délai raisonnable pour produire, enfin, le texte de Berlin Alexanderplatz dans
une version française qui en soit digne.
Döblin écrit qu’au départ d’un autre de ses immenses textes,
inconnu en France, Wallenstein, il y eut une première phrase :
« Cela n’allait pas plus loin. Mais c’était excellent, c’était le début de mon livre, la mélodie et le rythme étaient là, je pouvais
commencer, plus rien ne pouvait m’arriver. » On peut imaginer
qu’Olivier Le Lay, l’auteur de la nouvelle version, a d’abord longuement incorporé le rythme de la phrase döblinienne, qu’il a
prêté l’oreille à l’entrechoc des voix et à la discordance des niveaux de langue, recherché un registre lexical et une syntaxe transposant le berlinois sans tomber dans un pittoresque argotique facile, qu’il a laissé décanter le tout, et qu’alors seulement il est parti
en voyage avec Franz Biberkopf à travers les rues de Berlin. Et
cela donne : « Il se retrouva devant les portes de la prison de Tegel et il était libre. Hier encore là derrière dans les champs il binait les pommes de terre avec les autres, en habit de forçat, maintenant il allait dans un manteau d’été jaune, là derrière ils binaient, il était libre. » La mélodie et le rythme du texte original
sont là, plus rien de grave ne peut arriver au traducteur. Et plus
rien de grave ne va lui arriver en effet. Que l’on compare avec la
version Folio 1239 (« Il se trouva devant la porte de la prison de
Tegel. Il était libre. Hier encore, en uniforme de détenu, il avait,
avec les autres, buté des pommes de terre aux champs ; maintenant il portait un pardessus d’été beige. Eux, là-bas, butaient ; lui,
il était libre. »), qui grippe de partout, et l’on comprendra qu’elle
est bonne à oublier et qu’elle aurait dû l’être depuis longtemps.
Mais la littérature a des raisons que le commerce ne connaît pas.
La voici qui triomphe enfin.
Michel Vanoosthuyse
Joseph Roth : profession exilé
Joseph Roth, l’exil à Paris, 1923-1939,
Musée d’art et d’histoire du judaïsme,
jusqu’au 4 octobre 2009.
Loin d’où,
de Claudio Magris, traduit de l’italien
par Jean & Marie-Noëlle Pastureau.
Éditions du Seuil, 480 pages, 25 euros.
Le Cabinet des figures de cire,
précédé de Images viennoises,
traduit de l’allemand par Stéphane Pesnel.
Éditions du Seuil, 234 pages, 19 euros.
Tarabas,
de Joseph Roth, traduit de l’allemand par
Michel-François Demet, Points, 256 pages,
6,50 euros.
Exils méditerranéens,
de Ulirike Voswinckel & Frank Berninger,
traduit de l’allemand par Alain Huriot.
Éditions du Seuil, 352 pages, 21,50 euros.
trange et triste destin que celui de Joseph
Roth, qui avait cru pouvoir fuir le shtetl
de Brody, au fin fond de la Galicie, pour
devenir quelqu’un, un écrivain. Il est mort en exil
à Paris, après avoir passé sa vie à fuir, Vienne
d’abord, parce qu’il n’y avait plus assez de tra-
É
vail, l’Allemagne ensuite, à cause de l’élection
de Hitler, pour finir ses jours dans un petit hôtel de la rue de Tournon. Patrick Modiano a relaté la triste substance de sa disparition car il n’a
pas seulement perdu la vie, mais aussi sa dignité
d’écrivain ayant connu une grande notoriété :
« Le chemin aura été long d’une petite ville frontalière de l’ancien empire d’Autriche-Hongrie
jusqu’à la France. L’acte qui constate que le
vingt-sept mai mille neuf cent trente-neuf, à cinq
heures cinquante-cinq, est décédé, 151, rue de
Sèvres, un certain Joseph Roth, né à Szwaby
(Autriche), le deux décembre mille huit cent
quatre-vingt-quatorze, précise qu’il était sans
profession. Trois jours plus tard, dans l’aprèsmidi, cet Autrichien sans profession fut enterré
au cimetière de Thiais, banlieue sud-est. On s’est
demandé s’il fallait faire venir un rabbin. Joseph
Roth s’était-il converti au catholicisme ? Il fut
décidé qu’on lui donnerait, comme dans les cas
douteux, des obsèques catholiques non soumises à conditions, c’est-à-dire qu’il n’y aurait
pas de messe pour les morts. »
Roth avait rejoint la légion déjà compacte
des réfugiés qui avaient fui d’abord l’Allemagne,
puis l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Pologne,
avant d’être rattrapés par les violences de l’histoire et de s’enfuir plus loin encore. Comme eux,
il s’est retrouvé un auteur quasiment sans lecteurs, puisqu’il ne pouvait plus publier dans les
pays de langue germanique. Et, comme eux, il
se rendit dans le Midi pour former une microsociété, entre Marseille et Nice. C’est ce que relatent Voswinckel et Berninger dans Exils méditerranéens, une anthologie et une remarquable
histoire de ces écrivains qui cherchaient une issue, morale ou même matérielle, à leur condition d’exclus. Roth n’a pas fait partie du cénacle
de Sanary (où l’on trouvait Thomas Mann,
Hermann Kesten, Franz Hessel et Franz Werfel, entre autres), mais avait néanmoins tué du
temps à Nice, comme Heinrich Mann, après
avoir échoué dans sa tentative de convaincre le
chancelier Schuschnigg de rappeler Otto de
Habsbourg.
Claudio Magris, dans son étude magistrale,
a tenu à replacer Roth dans l’univers complexe
de la littérature juive, en langue yiddish surtout,
mais aussi en langue allemande ou polonaise.
Jamais Roth ne s’est considéré comme un écrivain « juif ». Mais ses origines ont suscité en lui
des curiosités, comme le prouvent les articles de
Juifs en errance : il est allé voir en Russie et aux
alentours les différentes communautés hébraïques, comme l’aurait fait un ethnologue. Et
puis il y a quelques-unes de ses œuvres de fiction
qui témoignent de cette quête. Tarabas, par
exemple, qui est l’histoire d’un Russe revenu
d’Amérique pour devenir un redoutable colonel pendant la Révolution et qui va éprouver le
besoin d’expier le fait qu’il ait humilié un vieux
Juif roux qui voulait aller au cimetière enterrer
les rouleaux de la Thora brûlés pendant un pogrome en lui arrachant une partie de sa barbe.
Mais aussi des romans comme la Marche de Radetzky, la Crypte des capucins, la Mille et
Deuxième Nuit, où cet anarchiste favorable aux
idées subversives de son temps se pencha avec
nostalgie sur la fin tragique de l’Autriche royale
et impériale. La raison ? L’empereur FrançoisJoseph avait placé les juifs sous sa protection
personnelle et leur avait donc attribué des droits
et des libertés inconnues jusqu’alors.
Loin d’où ? Roth était près du monde de son
époque, comme on le constate dans ses magnifiques articles si proches du réel, avec finesse, pénétration, sagacité et un humour mordant, écrits
pour les journaux entre 1919 et 1938, inclus dans
le Cabinet des figures de cire. Et, en même
temps, il est resté toute son existence un déraciné. Magris analyse haut la main toutes les articulations complexes, et qui peuvent paraître
contradictoires, d’une œuvre qui demeure une
des clefs pour comprendre l’Europe du
XXe siècle tout en étant une littérature qui n’a
toujours pas perdu sa force et son intensité.
Gérard-Georges Lemaire
Et la belle exposition du MAHJ lui donne
un visage en France.
Une histoire phosphorescente des temps noirs
Réédition de Capitaine superbe, roman de Gaston Massat sur la libération de l’Ariège en 1944.
Capitaine Superbe,
de Gaston Massat, avec un portrait
de l’auteur par Ernest Pignon-Ernest. Éditions
libertaires, 168 pages, 13 euros.
Q
ue Gaston Massat, ami de Jacques Matarasso, de Lucien Bonnafé, de Raoul
Dufy, de Joë Bousquet et d’autres qui
connaissaient son talent de poète, n’ait plus la faveur de la presse n’est pas très grave puisque son
œuvre est là. Elle aura raison des modes et du
temps. Son roman, Capitaine Superbe, fut édité
pour la première fois en 1946 chez Bordas, à une
époque où certains écrivains crurent trouver en
cet éditeur un lieu où porter leurs ouvrages et
maintenir l’esprit de la Résistance. Un certain
nombre de livres y parurent, mais Bordas prit
l’orientation scientifique qui fit sa réputation, et
l’entreprise fut sans lendemain. Soixante ans plus
tard, Capitaine Superbe nous revient par le choix
des Éditions libertaires. C’est tant mieux pour ce
roman dont Aragon écrivait, lorsqu’il le présenta : « Ce livre ne vous abandonne pas. » Et
Jean Marcenac, qui avait connu la vie des maquis : « Je ne crois pas qu’on ait écrit sur les temps
noirs une histoire aussi phosphorescente. »
Contrairement à ce que le lecteur peut attendre, le capitaine Superbe est un milicien, chef
d’une bande de tortionnaires et d’assassins qui
ravagent l’Ariège sous la protection des Allemands dans les derniers temps de l’Occupation.
La liste de leurs crimes est sans fin et l’horreur
qui s’en dégage met en évidence la haine de
l’homme qui s’est emparée d’eux et qui les jette
dans un tourbillon d’exactions qui n’en finissent
pas. Ils arrêtent, pillent et tuent les juifs, les communistes, mais aussi de simples habitants qui ont
le tort d’avoir une réputation morale intègre.
Pour Superbe, c’est un signe d’hostilité qui ne
trompe pas.
Cela aurait pu donner un roman en noir et
blanc, et bien qu’il y ait beaucoup de noir (tout
autant que de sang), ce roman tourne le dos au
manichéisme. Massat n’a pas glissé artificiellement dans son récit des caractéristiques qui nuanceraient la sympathie que le lecteur porte aux résistants et installerait ainsi un équilibre factice.
Les résistants sont sans réserve du côté de la vie,
et leur complexité, celle qui donne de la profondeur, est montrée par les difficultés qu’ils éprouvent à se hisser au niveau des exigences de la lutte
qui leur est imposée. Le roman tient dans cette
proposition : comment des gens, que rien ne préparait à affronter ce qui leur arrive, vont-ils développer en eux, sur la base de leur sensibilité et
des traditions séculaires dont ils sont imprégnés,
la capacité de résistance dont ils ont besoin contre
les reîtres qui, eux, s’épanouissent dans la cruauté
de la guerre ? À cet égard, le personnage de Marie, la fille de Superbe, est au cœur du sujet. Tout
ce que fait son père la révulse. Elle finit par devenir résistante active et se fait admettre comme
telle, malgré l’opprobre qui touche son nom.
Ce roman du courage et de la cruauté, de
l’ombre et de la lumière, de la force et de la faiblesse se tresse à une chronique sociale qui accroît
sa richesse. On y retrouve les clivages du Front
populaire, le poids des personnalités locales ou la
présence des Espagnols rouges qui ont passé les
Pyrénées en 1939 et se sont constitués en une sorte
de maquis dont l’apport sera décisif au moment
du combat final pour la libération de l’Ariège.
Capitaine Superbe est une œuvre forte sur la
question du Mal, ce brasier dans lequel personne
n’a envie de se jeter mais qui doit pourtant être
éteint avant qu’il ne dévore tout. Comme le dit
Massat dans les dernières lignes : « Il faut savoir
défendre sa joie. » Pour que le monde commence,
tout simplement.
François Eychart
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . IX
L E T T R E S
LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN
Désir d’écrire
Lichen, encore,
d’Antoine Émaz, dessins d’Hélène Durdilly. Éditions Rehauts,
2009. 100 pages, 15 euros.
Jeunesse & vieillesse & jeunesse,
de Mathieu Bénézet, avec trois portraits par Gilles du Bouchet.
Obsidiane, 2009. 70 pages, 13,50 euros.
Autre Sud, n°° 45, juin 2009.
Éditions Autres Temps. 160 pages, 16 euros.
Po&sie, n°° 127, 1er trimestre 2009.
Éditions Belin. 142 pages, 20 euros.
Ici é là, n°° 10/11, 2009,
Maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines.
104 pages, 18 euros.
e désir d’écrire ne conduit pas à écrire que des poèmes,
mais, outre que la poésie peut aussi se manifester dans le
roman, sa situation est telle dans la société occidentale actuelle que ce désir apparaît là comme indépendant de tout appétit d’argent ou de gloire, et dénué de tout espoir d’agir sur le cours
des choses. Sa singularité fait que les poètes s’interrogent sur lui
dans le cours de leur œuvre.
Antoine Émaz fait paraître Lichen, encore. C’est une suite à
Lichen, lichen (2003, épuisé). Sur les branches d’une œuvre poétique dont la publication a commencé il y a plus de vingt ans,
pousse ce lichen : « Notes I », « pensée effilochée I », « Écriture et
voix », « Notes II », « Pensée effilochée II », « Sensation »,
« Notes III », « Pensée effilochée III », « Traverses », tels sont les
intertitres du nouveau volume. Réflexions sur la vie au jour le
jour, le travail gagne-pain qui « use le corps, érode, mais en même
temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière », sur l’autre travail : l’écriture. « La seule
différence est d’avoir besoin d’écrire, et d’avoir placé ce besoin
au centre de sa vie. »
Relevons au passage : « J’aurais tant aimé défier une fois seulement les lois de la physique. » C’est ce que tentent de faire les
dessins d’Hélène Durdilly qui accompagnent ces textes d’une sa-
L
gesse beaucoup moins « effilochée » qu’ils voudraient nous le
faire croire.
Auteur de plus d’une trentaine de livres, tant en prose qu’en
vers, Mathieu Bénézet a évoqué dans l’Aphonie de Hegel (19951998) une « autre poésie avant que la vieillesse de la vie avant que
la vieillesse de la poésie ne (l’)atteignent ». Il reprend ce thème
avec Jeunesse & vieillesse & jeunesse.
« Toute parole est improférée. » Pourquoi écrire, alors ? Il n’y
a pas de « pourquoi » en poésie, juste un « cela est », d’où faire
surgir des éclats qui, un instant, laissent de côté les zones d’ombre.
Le poète s’arrête devant un spectacle de rue : un mendiant qui
monnaie sa cécité, ou les murs d’appartements détruits qui gardent leur papier peint, au-dessus d’un terrain vague. Ces deux
poèmes sont distants dans l’ouvrage, mais le lecteur peut les rapprocher et songer que l’aveugle ne voit ni le papier peint ni les
buddleias qui envahissent le terrain vague. C’est ainsi peut-être
que lui, le lecteur, s’engage sur un chemin perdu. « Écoute ton
pas aveugle » lui est-il dit ailleurs. La quête d’un sens est une raison d’écrire. « Une vie n’est pas mal employée qui se passe tout
entière à le rechercher sans le trouver. »
Cela passe aussi par des parenthèses dans la réalité. « Dans
un décor d’insomnie il y a / un quai. à moins que ce ne soit un
théâtre / à demi dans l’eau. Une ombre à / la recherche du temps.
Un qui fait / demi-tour vers une échelle nocturne. »
Dans ce parcours, des compagnons sont nommés : Ungaretti,
Yeats, Celan, Reverdy, Mallarmé, Henri Thomas, qui eurent le
rêve de la langue. Ce sont des disparus, eux qui donnaient du sens,
laissent une « rangée de chaises vides ».
Jeunesse & vieillesse & jeunesse est une fugue en six parties,
où se poursuivent les thèmes de la poésie, « Danseuse de cailloux
/ Sous un ciel de lave », et de l’échec à changer l’existence. Fugue
qui ne se décide pas à finir : après la coda de la sixième partie vient
un in fine, puis une coda 2 « cantar amoris ». Le mot FIN, écrit
avec énergie en majuscules, ne nous persuade pas qu’il y ait
renoncement.
REVUES
Autre Sud nous rappelle que le Sud n’est pas seulement méditerranéen, avec un dossier Kenneth White. Gil Jouanard,
dans un bel article, « Au sud de Kenneth », expose la concep-
tion de géopoétique que l’on doit au poète écossais. Celui-ci,
dans un entretien avec Michèle Duclos, dit son cheminement,
dont le but est de vivre sa vie le plus pleinement possible, sans se
laisser mettre des étiquettes, « créer une œuvre la plus complète
possible ». On lira de lui plusieurs pages de poèmes inédits, et il y
a encore des études d’Alexandre Gillet, géographe et d’Arnaud
Villani, Kenneth White ou le territoire de la poésie. Le dossier a
été préparé par Frédéric-Jacques Temple.
Les rubriques de création offrent, entre autres, des poèmes
d’Yvon Le Men, Gaspard Hons, Alket Çani, Albanais, traducteur de poètes français, Tereza Riedlbauchov, Tchèque,
lectrice à Paris-IV Sorbonne. Ces derniers mois ont vu partir
à jamais plusieurs poètes et artistes. Henri Meschonnic est l’un
d’eux, à qui Bernard Mazo rend hommage, tandis que Jacques
Lovichi évoque l’auteur et metteur en scène Roger Planchon.
Les chroniques et les notes de lecture sont là comme de coutume, mais l’éditorial nous avertit que, par économie, leur
place devra être réduite à l’avenir. On le regrettera certes, toutefois l’important est dans la richesse des études, dont ce numéro et le précédent sont de bons exemples, et la création.
Po&sie ouvre sur un Divan occidental oriental I, ce qui laisse
présager une suite. Le poème de Goethe est traduit par Fernand
Cambon et précède le Cryptogramme coranique, de Serge Margel, et l’Eschatologie islamique dans la Divine Comédie, de Carlo
Ossola. L’étude sur Rilke se poursuit avec deux textes, dont Rilke
et Heidegger, de Furio Jesi. Une nouvelle de Nicole Debrand, le
texte d’une conférence de Carlo Ginzburg sur Vernant, VidalNaquet, d’autres proses. Dans les poèmes, des extraits d’un chant
de grand souffle de Pascal Commère, Tashuur ! Le numéro se
clôt sur des dessins de Valerio Adami.
Ici é là appelle à relire Pierre-Albert Birot (1876-1967) et
offre en plus un inédit, bon échantillon du style revigorant de
l’auteur de Grabinoulor et artisan de la revue SIC. Hommage
est rendu au peintre roumain, ami de nombreux poètes, Ben
Ami Koller (décéde en décembre 2008) et à Salah Stétié, invité
d’honneur de Poésyvelines pour la Semaine des poètes à l’automne 2008. Le cahier création regroupe 20 auteurs présentés
par 20 éditeurs de 6 pays et régions du monde. Et il y a encore
des articles concernant des publications récentes, des expositions, une série de photos de poètes par Louis Monier.
La vitesse intérieure
de Dominique Grandmont
Mots comme la route,
de Dominique Grandmont.
Tarabuste Éditions. 12 euros.
l est des livres que l’on ne quitte pas en les
refermant. Ceux de Dominique Grandmont en font partie. Et pour peu que l’on
ait suivi au fil des années, fidèlement ou par
intermittence, son parcours de poète, de traducteur et de critique, on se dit qu’on lui doit
beaucoup. Au splendide et rigoureux passeur
de Yannis Ritsos et Constantin Cavafis, de
Vladimir Holan et Jaroslav Seifert, nous devons pour une large part nos rencontres avec
leurs œuvres déterminantes. Cet aspect de
l’activité de Dominique Grandmont n’est pas
secondaire. On peut y voir comme une ratification de sa propre aventure poétique placée
sous le signe d’une sortie constante hors de
soi, vers autrui et vers le monde. La poésie de
Dominique Grandmont est un « monologue
à plusieurs voix », comme si la dynamique de
sa voix singulière incluait le postulat d’une
polyphonie. Une polyphonie qui n’est pas
seulement le fait des voix humaines, mais qui
accueille dans son cantus firmus les éléments
naturels, « les bruits de pas qui sont l’envers
de toutes les langues », et jusqu’aux objets
manufacturés.
Cette poésie se déploie tout entière dans
l’immanence. Récusant l’immobile et les effets d’inertie, elle se donne comme trajectoire,
déplacement, mouvement, vitesse. Ce qui la
tisse dans son unité n’en est pas moins traversé par des disjonctions, des écarts, des brisures. En épigraphe à Immeubles (Seghers,
I
1978), Dominique Grandmont avait cité ce
propos de Marx : « Toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses
coïncidaient. » Cette scissure ou ce plan de séparation sont peut-être le terrain où se risque
la poésie. Dans Mots comme la route, Dominique Grandmont fait alterner les séquences
de prose et les vers, tout en cherchant une
conjonction avec la réalité à travers une scansion en grande partie modelée par la syncope
et l’ellipse. Mais l’élan n’est jamais entravé,
qui donne à ce livre son énergie et sa rayonnante vibration.
Ce qu’il y a de saisissant chez Dominique
Grandmont, c’est non seulement son aptitude à opérer des changements de plans très
rapides, mais c’est le fait que les déboîtements, les fissions et les disjonctions ont pour
effet paradoxal d’orienter la parole vers sa
fonction intégratrice, ou plus exactement
d’en faire le lieu et le moment d’une inséparation des différents plans de l’expérience
humaine. Expérience qui inclut aussi bien
l’amour que le social et le politique. Dans
Mots comme la route, le premier texte en
prose qui donne son titre au livre, on relève
par exemple ce passage qui prend figure
d’apophtegme : « Nous pouvons appeler
cœur ce qui nous fait avancer sans voir,
amour ce qui nous fait soudain passer de l’interchangeable à l’irremplaçable. (…) Nous
avons tous compris que l’amour est une mort
traversée. Le pouvoir est l’échec de l’amour,
mais l’amour est l’échec de tous les pouvoirs. » C’est dans la frappe concise de la sentence que se concentre ici la vitesse. Ailleurs,
À LIRE
n 1983, Jean Mailland et Anna Prucnal
s’endettent au Crédit agricole pour acheter
la ferme des Trois Maisons en forêt d’Othe, la
forêt où le petit singe Joli Cœur meurt de froid
dans Sans famille, d’Hector Malot. En 1985,
Anna offre à Jean pour son anniversaire le bois
mitoyen. Pendant dix ans, Jean y passe tout le
temps qu’il peut. Le bois, pour les paysans,
c’est du bois : à tronçonner, à brûler, à vendre.
Pour Jean, c’est une façon de vivre. Pendant dix
ans il coupe, taille, brûle, aplanit, ordonne le
bois ensauvagé. Seul. Entre le chêne Élisabeth
(Vailland) qui marque l’entrée au nord et
l’arbre mort Lao Tseu, le vieux maître, qui
monte la garde à l’ouest, il nomme tous les
arbres du nom des morts aimés, d’Épictète à
Aragon, de Chaplin à Essenine, de Strindberg
à Maïakovski, de Diderot à Vailland : il les rend
à la vie. Le Journal des arbres est le récit de Jean
dans son bois. En filigrane, Anna, les amis, la
lutte quotidienne pour gagner de l’argent, réaliser les projets, et la procrastination : la jouissance du bois, la joie du corps rompu, c’est
aussi une manière de se défiler, de ne pas écrire.
Jean s’acharne : labeur fou puisque les
ronces, les rejets, les broussailles repoussent
sans cesse. Labeur pour rien, pour la beauté
du geste. Le Journal est une ode au plaisir
désintéressé et le bois une métaphore de ce que
c’est que de vivre : un travail à recommencer
chaque jour, sans relâche, avec la mort devant
soi. C’est un très beau livre. J’ai pensé souvent,
le lisant, à Leos Janàcek et à sa Petite Renarde
rusée, un opéra où, jusque dans la mort, éclatent la joie de la nature et l’émerveillement devant le cycle éternel de la vie.
E
cette vitesse se manifeste autrement, mais ce
qu’elle vise n’est jamais dicté par une propension au vertige ou à l’ivresse. Son allure
semble plutôt répondre à un vœu de désencombrement. « Tu passes ta vie à essayer
d’être un homme, et tu t’en vas comme les
autres. Balustrade démolie, boîtes à lettres
clouées au mur de la cour. Boulevard encombré de rumeurs, d’habitudes. Mâchoires
serrées sous les casques. Dieu pétrole sur machine espérance. Le point de départ fait le
reste. Sauf que les objets n’ont pas de sexe,
mais sont la preuve du vide qu’ils sont censés combattre. » Pour Dominique Grandmont, la vitesse est d’abord celle des mots,
qui sont « comme la route » et précèdent la
pensée. Les mots ? « Ils voient ce que tu ne
vois pas, mais ne disent rien. Ils ne font que
parler entre eux, que brûler l’espace qu’ils
franchissent. Ils sont ta liberté nécessaire.
Tout est la moitié qui lui manque, mais c’est
avec toi qu’il faut rompre. (…) Unité, cœur
battant de sa propre rupture. » Une tension
agonistique se fait jour dans cette poésie qui
nous touche aussi par ses contrastes de grâce
limpide : « Hier encore sur le gris éclatant des
nuages, l’encre d’une hirondelle refermant le
cercle qu’elle ouvre. » Il semble bien que la
lumière du poème ne serait pas ce qu’elle est
sans la grande confiance que Dominique
Grandmont accorde depuis toujours au principe de frugalité : « Ton livre, une poignée de
grains d’orge retrouvés au fond d’une
poche. (…) Écrire, c’est parler plus bas que
le silence. »
Marie-Noël Rio
Le Journal des arbres, de Jean Mailland.
Éditions L’Armourier, 288 pages, 20 euros.
Jean-Baptiste Para
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . X
S A V O I R S
Aux marges du politique
e mois prochain, il y aura cinq ans déjà que Jacques Derrida s’en est allé. Alors que se multiplient les ouvrages
consacrés à son œuvre, la publication de la première partie du séminaire la Bête et le Souverain ouvre une perspective nouvelle sur son travail de pensée et d’écriture. Si des extraits de tel
ou tel séminaire avaient été publiés à l’occasion, jamais l’ensemble des séances d’une année n’avait été rassemblé en un même volume. C’est dire l’intérêt de ce livre, premier volet d’un vaste projet
éditorial qui devrait, à terme, rendre accessible,
en plus de quarante volumes, l’ensemble des
séminaires donnés par Derrida depuis le début des années 1960, à la Sorbonne puis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, et à
partir de 1984 à l’École des hautes études en
sciences sociales. Tous ceux qui, à Paris ou
dans les nombreuses universités où Derrida fut
invité de par le monde, ont eu la chance de
pouvoir suivre cet enseignement se souviennent de l’atmosphère qui régnait au cours de
ces séances où Jacques Derrida arrivait avec
une sacoche débordant de livres, d’où il extrayait le texte qu’il avait spécialement rédigé
semaine après semaine. À défaut de pouvoir
restituer les moindres nuances de l’intonation
ou du phrasé – tout ce qui faisait de cette lecture tout autre chose qu’une fastidieuse récitation, mais bien l’exercice d’une pensée déconstructrice en acte, et peut-être, tout simplement, un événement –, ce volume,
sobrement édité, permettra de mesurer, si besoin était, quel professeur extraordinaire fut
l’auteur de l’Écriture et la Différence, non seulement par son sens des problèmes et son attention sans faille aux moindres symptômes
(généralement inaperçus) qui les trahissent,
mais aussi par son souci de toujours replacer
les textes qu’il lisait dans le mouvement général d’une argumentation, dans le cadre systématique qui les informe.
Dernier ensemble d’une série de séminaires
placés sous l’intitulé général Questions de responsabilité, les deux années du séminaire la
Bête et le Souverain prolongent et approfondissent l’étude et la
déconstruction du concept de souveraineté, de son histoire et de
ses multiples figures, qui vont de la métaphysique de la subjectivité (où « souveraineté » est l’un des noms de l’autonomie et de
la toute-puissance du sujet libre n’ayant de comptes à rendre à
personne) à la politique, sans oublier le champ théologique où il
faut peut-être chercher l’origine ou la matrice de la notion. Non
qu’il s’agisse d’en finir purement et simplement avec la souveraineté, comme si c’était possible – et même souhaitable, ajoute
Derrida (qu’adviendrait-il, à terme, de la liberté ?) – mais parce
que cette déconstruction de la souveraineté n’est autre que « ce
L
qui arrive », sous les formes les plus contrastées. Derrida s’efforce
ainsi de ne pas esquiver les questions que font surgir certains des
événements les plus récents (la première séance de ce séminaire
eut lieu le 12 décembre 2001), et marque certains des enjeux politiques de ce travail théorique : que faire, aujourd’hui, de la souveraineté, s’il est vrai que, contrairement à son concept le plus
éprouvé, la souveraineté ne peut plus être posée comme une et
indivisible, mais rencontre des limitations ? Pour sortir, par
exemple, des impasses du débat qui oppose les « souverainistes »
aux partisans d’une Europe fédérale n’est-il pas temps d’engager une réflexion plus audacieuse et plus originale, si ce n’est in-
la place majeure dans ses derniers travaux. Si le texte aussi célèbre
qu’énigmatique d’Aristote évoquant le politikon zôon n’est
abordé que lors de la dernière séance, c’est bien cette expression
ressassée tout au long de la tradition philosophique qui aimante
le séminaire : qui est ce curieux animal dont le propre serait de
posséder le logos et, de surcroît (les deux traits sont indissociables
aux yeux de Derrida), de vivre « politiquement » ? Déroutante au
premier abord, la conjonction de la bête et du souverain prend
en quelque sorte au pied de la lettre (pour mieux la déplacer) cette
interprétation de l’homme comme animal politique : malgré tout
ce qui les sépare, la bête et le souverain n’ont-ils pas pour trait
commun de marquer les limites en deçà et audelà desquelles se déploie l’activité du seul véritable « animal politique » ? Avec sa double
connotation idiomatique de bêtise et de bestialité (deux mots qui donnent à Derrida l’occasion de longues confrontations avec Deleuze
et Lacan), le nom de « bêtes », en français, ne
désigne-t-il pas habituellement l’ensemble des
vivants qui, même s’ils vivent en troupeaux,
meutes, essaims ou autres formes de collectivité, n’ont pas part à ce propre de l’homme
qu’est censé être la politique ? Quant au souverain, s’il est, selon son concept classique, le
dépositaire (d’abord divin) de l’autorité politique, il est tout autant celui qui a le pouvoir
de suspendre la validité des lois pour instaurer
l’état d’exception et par là même de se situer
hors la loi, au-delà du politique.
Un paradoxe surgit pourtant : alors même
que la politique est posée comme un propre de
l’homme, on ne compte plus les animaux qui
ont été mobilisés pour figurer le politique. Du
lion au renard en passant par le serpent, le dauphin et une étonnante scène de dissection d’un
éléphant devant le Roi-Soleil, c’est tout un bestiaire que Derrida se plaît à mettre en scène
avec un rare bonheur. Non pour brouiller les
frontières entre l’homme et l’animal, mais
pour se demander « si ce qui s’appelle
l’homme a le droit, lui, d’attribuer en toute rigueur à l’homme, de s’attribuer, donc, ce qu’il
refuse à l’animal, et s’il en a jamais le concept
pur, rigoureux, indivisible, en tant que tel ». De
tous les animaux qui peuplent ce zoo, le loup
est celui dont Derrida suit le plus longuement
la piste. Non seulement en vertu de l’adage affirmant que « l’homme est un loup pour
l’homme » (dont Derrida rappelle qu’il remonte, bien au-delà de
Hobbes, à Plaute), mais surtout en raison des rapprochements
que l’on peut établir entre cette bête par excellence qu’est le loup
et une certaine idée de la souveraineté, comme en témoigne le
Loup et l’Agneau, que Derrida, non sans humour, choisit de commencer par relire pour y suivre la question de la justice, dans ses
rapports avec la force et le droit. Sous le voile de la fable, c’est
donc bien une mise en question des limites du politique qui se
joue, pour laquelle les ressources de la déconstruction n’ont pas
fini de prouver leur fécondité.
DR
Séminaire, la Bête et le Souverain,
volume I (2001-2002), de Jacques Derrida, édition établie
par Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud,
Éditions Galilée. 469 pages, 33 euros.
édite, sur le partage de la souveraineté ? « Ce que je cherche, précise Derrida au conditionnel, ce serait donc une déconstruction
lente et différenciée et de cette logique et du concept dominant,
classique, de souveraineté état-nationale (…) sans aboutir à une
dé-politisation, (…) mais à une autre politisation, à une re-politisation et donc à un autre concept du politique. »
Pour ce faire, ce n’est rien de moins que la définition de
l’homme comme « animal politique » que Derrida propose de reconsidérer. La Bête et le Souverain greffe ainsi sur la déconstruction de la souveraineté la question du « propre de l’homme »,
dont la publication de L’animal que donc je suis avait déjà signalé
Jacques-Olivier Bégot
Derrida
du monde entier
Derrida d’ici, Derrida de là,
sous la direction de Thomas Dutoit
et Philippe Romanski. Éditions Galilée,
296 pages, 38 euros.
Derrida à Alger.
Un regard sur le monde. Essais,
sous la direction de Mustapha Chérif,
Actes Sud / Barzakh, 192 pages, 19,50 euros.
armi les publications consacrées à
Jacques Derrida, ces deux recueils se
distinguent à plus d’un titre. Derrida
d’ici, Derrida de là a la particularité d’avoir
été, en 2003, le premier colloque à être consacré à Jacques Derrida dans une université
française. Que des anglicistes aient été à l’origine de cet événement en dit long sur l’accueil
qui fut réservé à la déconstruction par l’université et par les philosophes en particulier.
Tous ceux à qui la question de l’enseignement
P
et de la recherche importe trouveront dans ce
recueil des contributions stimulantes, accompagnées de deux textes de Derrida inédits
en français et où la question de l’institution
occupe une place centrale. Issu d’un colloque
« Sur les traces de Jacques Derrida », tenu à
la Bibliothèque nationale d’Algérie en novembre 2006, Derrida à Alger garde le témoignage d’une trop rare rencontre entre des
lecteurs, venus pour la plupart des deux rives
de la Méditerranée. Il est l’occasion d’évoquer la place complexe de l’Algérie dans la
vie et l’œuvre de celui qui, né à El-Biar en
1930 (un siècle après le début de la colonisation, comme le rappelle Hélène Cixous),
n’hésitait pas à se dire « juif franco-maghrébin ». À cette hantise lancinante, Derrida luimême a donné dans plusieurs textes, dont le
Monolinguisme de l’autre, le nom de « nostalgérie ». Il n’y a sans doute rien de fortuit à
ce que ce soit justement la question de l’iden-
À LIRE
Demeure, Athènes,
de Jacques Derrida. Photographies
de Jean-François Bonhomme.
Éditions Galilée, 62 pages, 25 euros.
tité, le problème des langues et de la traduction et tout ce qui touche au politique qui
donne son armature à ce volume. Ces différents fils conducteurs indiquent assez qu’il ne
saurait s’agir, sous le titre Derrida à Alger, de
reconduire, si ce n’est de rapatrier, un penseur à son lieu de naissance et à ses origines
géographiques et culturelles supposées. Parce
qu’il n’aura eu de cesse de se défier de toutes
les formes d’appropriation et de mettre en
évidence tout ce qu’avait de problématique
la référence au propre – au sens propre,
comme à ce qui est supposé appartenir en
propre à tel individu, tel groupe, telle nation
ou telle culture –, Derrida est définitivement
« d’ici » et « de là », autrement dit de partout
et de nulle part. Autant dire que son œuvre,
pour n’appartenir en propre à personne, n’en
est que plus généreusement adressée à tout un
chacun.
es éditions Galilée ont eu l’heureuse initiaL
tive de rééditer ce texte initialement publié en
1996 à Athènes par les éditions Olkos dans une
version bilingue. Aux photographies de JeanFrançois Bonhomme, Derrida répond par une
série de « clichés » qui tentent de déplier la portée de cette phrase énigmatique : « Nous nous devons à la mort. » Les scènes capturées par l’œil
du photographe, sous le soleil de l’Acropole ou
sur les marchés d’Athènes, dans cette ville où
l’ancien et le nouveau se mêlent aussi intimement
que l’ombre et la lumière, font surgir chez le philosophe le souvenir des derniers jours de Socrate
rapportés par Platon. Au fil de cette méditation
portée par l’idiome de la demeure et teintée de
mélancolie, Derrida rouvre à la lumière de la
photographie la question du deuil, de la disparition et de la survivance.
J.-O. B.
J.-O. B.
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XI
S A V O I R S
Rêve et cauchemar :
retour sur Marx et le capitalisme
ettres françaises. A contrario de toute une vulgate actuelle, dans ton dernier livre tu
n’évoques pas Marx sous le signe du « retour »
mais du « cauchemar ». Notre monde est devenu ce
qui, pour Marx, aurait été un cauchemar s’il avait pu
l’observer de ses propres yeux. Qu’entends-tu par là ?
Denis Collin. Les rêves, quand ils se réalisent, tournent souvent au cauchemar ! Nous le savons tous
d’expérience. Le cauchemar de Marx, je l’entends en
trois sens. D’abord, les prédictions de Marx concernant l’évolution du capitalisme se sont largement réalisées et nous avons le monde actuel et les dangers qui
pèsent sur le futur de la culture et même de l’espèce
humaine. Ensuite, les tentatives de « construire le socialisme », c’est-à-dire de mettre en œuvre les idées
prêtées à Marx, ont vite tourné au cauchemar. Enfin,
les derniers mois ont montré que finalement Marx
pouvait rester le cauchemar des classes dominantes !
La réalité de la mondialisation du capital prolonge
donc des tendances immanentes au capitalisme sous
des formes extrêmement perverties. La question de
l’État est significative des logiques actuelles à la fois
régressives et contradictoires. Ainsi la prédiction
marxiste d’un dépérissement de l’État se réalise mais
de manière inattendue…
Denis Collin. Effectivement, au cours des trois ou
quatre dernières décennies, a dominé une idéologie
du dépérissement de l’État, partagée aussi bien par les
« libéraux » que par les sociaux-démocrates. Et ce
n’était pas qu’une idéologie. On a tenté et on tente encore de mettre en place des institutions supra-étatiques pour une « gouvernance mondiale », sous
l’égide cependant de l’État le plus fort, les USA. On
prétendait passer ainsi du « gouvernement des
hommes à l’administration des choses », selon une
formule de Saint-Simon reprise par Marx et Engels…
Mais la crise remet les choses à l’endroit : on retourne
aux États nations, les seules réalités effectives. La
« gestion » de la crise par les puissances européennes
le montre à l’envi.
Un des points d’achoppement de la théorie marxienne est le
rôle de la classe ouvrière, classe des « damnés de la terre » et sujet révolutionnaire par excellence chez Marx et Engels. Plus d’un
siècle et demi d’histoire du mouvement d’ouvrier semble inciter
à un autre jugement…
Denis Collin. Oui, il y a une contradiction formidable : là où
la classe ouvrière est puissante et où les « conditions objectives »
semblaient mûres pour la révolution sociale, la domination capitaliste est restée globalement assez stable et la lutte de classes
ne s’est jamais transformée en lutte révolutionnaire, mais seulement en lutte pour améliorer le sort des travailleurs au sein même
de la société capitaliste. Finalement les classes ouvrières ont souvent lié leur sort à celui de leurs capitalistes… Et là où on a eu des
révolutions, la classe ouvrière n’y a joué qu’un rôle marginal, la
direction échouant à l’intelligentsia et aux éléments de la bureaucratie d’État (y compris militaires), les paysans formant la
masse de manœuvre (Chine, etc.).
Marx ne concevait pas le prolétariat dans un sens ouvriériste
COLLECTION : A. BENDRIS
L
social-démocratie s’est inventé autre chose : l’idée
que la classe ouvrière (séparée de toutes les autres
classes de la société, ne formant au fond qu’une
masse réactionnaire, comme le pensaient les partisans de Lassalle dans la SPD) devenait la classe rédemptrice. Mais ça, ça ne découle pas de la théorie
de Marx. C’est une nouvelle religion pour classes dominées… et qui doivent le rester, comme le dit très
bien mon ami Costanzo Preve. Le vrai problème,
c’est qu’une classe dominée transformée en classe
dominante est une contradiction dans les termes ! Le
prolétariat est défini pas sa soumission à la domination. La « dictature du prolétariat » est aussi impossible à concevoir qu’un cercle carré.
Si le jugement de Marx sur le mode de production capitaliste est validé au contraire de ses prédictions sur la création d’un véritable sujet révolutionnaire, il faut admettre que les traces d’un futur communiste ne sont pas inscrites dans les pores du réel.
Comment, dans ce cas, entamer la transition au communisme sans les présupposés envisagés par Marx ?
Quels seraient les acteurs de cette transformation révolutionnaire ? Sur quels aspects de la réalité pourraient-ils s’appuyer pour entamer le renversement
du système, tant au niveau politique, économique que
culturel ?
Denis Collin. C’est un peu plus compliqué. Toute
la dynamique du capitalisme appelle le communisme, non pas comme son développement « naturel », mais comme la réponse aux crises profondes et
à la destruction du sens même de la vie humaine
qu’implique la transformation de toute richesse et de
toute valeur en marchandise. Il y a des mouvements
de résistance anti-systémiques qui entraînent des
fractions de toutes les classes de la société, à partir de
motivations différentes mais qui peuvent converger
vers un communisme non utopique.
Le communisme, comme société post-capitaliste,
ne sort pas non plus indemne de la critique de certaines illusions de Marx. Tu parles à ce propos de l’abandon de
trois utopies…
Denis Collin. Le communisme dans sa seconde phase, tel que
le définissent Marx en 1875 et la tradition marxiste, c’est le développement illimité des forces productives, l’abondance et la fin
du travail (à chacun selon ses besoins), l’extinction de l’État. En
fait, ce communisme-là, c’est du pur christianisme millénariste.
Le développement des forces productives est limité par la capacité de la planète (et nous n’en avons pas d’autre accessible).
L’abondance est, pour cette raison, une rêverie creuse. Et la fin
de l’État supposerait que les deux précédentes utopies soient réalisables. Mais une fois ces utopies abandonnées, il reste pas mal
de choses à faire et des transformations sociales radicales sont
possibles, qui ne feront pas de ce monde un paradis mais éviteront qu’il ne se transforme en enfer.
Marx XXL, par Mustapha Boutadjine, Paris 1996.
mais comme une classe comprenant toutes les puissances sociales
de la production, - du manœuvre à l’ingénieur-, puissances tendanciellement unifiés par les processus de centralisation et de
concentration du capital. Cette conception est-elle toujours tenable alors que la petite bourgeoisie traditionnelle disparaît et
qu’émergent de nouvelles couches moyennes ?
Denis Collin. Il y a beaucoup de confusions sur cette affaire.
Dans un précédent livre (Comprendre Marx chez A. Colin),
j’avais montré qu’il n’y a pas une théorie des classes un tant soit
peu consistante chez Marx et aucune définition précise de la classe
ouvrière, du prolétariat, etc. Chez Marx, dans le Capital, le véritable « sujet » de la révolution sociale, c’est-à-dire de « l’expropriation des expropriateurs », ce sont les « producteurs associés »,
c’est-à-dire tous ceux qui jouent un rôle nécessaire dans la production, et cela va de l’agent d’entretien au directeur. L’idée de
Marx était que le détenteur de capital était de plus en plus en dehors du procès de production et de plus en plus parasitaire,
puisque son travail d’organisation et de direction était effectué
par des salariés fonctionnaires du capital. Ensuite, à partir de la
Entretien réalisé par Baptiste Eychart
Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans
fin ?, de Denis Collin. Éditions Max Milo, 320 pages, 24, 90 euros.
L’histoire oubliée
epentance ? Gilles Manceron, historien, parle de « reconnaissance des réalités historiques », répondant ainsi à
ceux qui agitent le chiffon rouge : « Assez de
repentance ! » Pour ce faire, il faut établir ces
réalités, non les dissimuler, les occulter et, surtout pas, parler d’« aspects positifs de la colonisation », ce que voulait imposer la loi du
23 février 2005.
Réalités historiques, avons-nous dit ? Eh
bien, en voici une, importante, méconnue – mal
connue ? –, enfouie dans les mémoires des
hommes qui la portent. Ces hommes sont « les
travailleurs indochinois en France » entre 1939
et 1952. Nous les découvrons grâce à un ouvrage qui vient de paraître : Immigrés de force.
Les travailleurs indochinois en France (19391952). Il est de la plume de Pierre Daum, journaliste, grand reporter au Monde diplomatique,
qui n’arrête pas chercher les pans enfouis de
R
nos mémoires afin de les interroger. C’est lui qui
a fait un travail remarquable sur les pieds-noirs
d’Algérie, restés dans ce pays après l’indépendance. Il récidive ici, là où un voile – pudique ? – est venu enfermer ces 20 000 hommes,
jeunes et valides, recrutés de force, « débarqués
à la prison des Baumettes… bloqués en métropole pendant toute la durée de l’occupation allemande, logés dans des camps…, leur force de
travail (…) louée par l’État français à des sociétés publiques ou privées ».
C’est en assurant, pour son journal de
l’époque, un reportage sur l’occupation de
l’usine Lustucru par ses salariés, à Arles, qu’il
entreprend de s’intéresser à la culture du riz en
Camargue. Et là, stupeur : ce sont des travailleurs indochinois qui ont introduit cette
culture. Depuis, Pierre Daum n’a cessé d’arpenter la France à la recherche de ces hommes.
Il en trouve onze. Vite s’impose la nécessité,
pour lui, de se rendre au Vietnam, où il trouve
quatorze autres survivants. Vingt-cinq
hommes ayant entre quatre-vingt-trois et
quatre-vingt-dix-sept ans témoignent de leurs
conditions de recrutement, de vie, de leurs salaires et de l’exil. Mille d’entre eux mourront
avant la fin du second conflit mondial. Payés
au dixième du salaire versé pour les ouvriers
français, ils seront employés, pour une part,
dans l’industrie allemande, pour un grand
nombre, dans des entreprises françaises : « Pechiney aux Salin-de-Giraud, Francolor à
Sainte-Clair-du-Rhône, Kuhlmann à Oissel…,
la Poudrerie nationale de Bergerac…, Berliet à
Villeurbanne… », rappelle Gilles Manceron.
Le plan du gouvernement, à l’approche du déclenchement du conflit, était de ramener 50 000
indigènes indochinois – les colons, en Algérie,
s’étant opposés à l’envoi des travailleurs algériens comme le souhaitait le gouvernement ; ils
furent donc 20 000 arrachés à leur pays pour
enrichir les entreprises en Métropole. Ils seront
rapatriés au compte-gouttes à partir de 1946,
les derniers repartant au Vietnam en 1952. Certains resteront en France et deviendront célèbres comme l’artiste plasticien mondialement
reconnu Le Ba Dang.
Le mérite de l’ouvrage est d’avoir croisé
les témoignages avec les archives – certaines ont
disparu en 1945 : les archives maritimes de Marseille, le centre des archives d’outre-mer à Aixen-Provence, les archives départementales, ainsi
que les archives d’État n° 1 de Hanoi. Au final,
un livre qui aborde directement et sans fard
cette page d’histoire totalement occultée.
Yahia Belaskri
Immigrés de force. Les travailleurs indochinois
en France (1939-1952), de Pierre Daum. Éditions
Solin/Actes Sud, 2009.
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XII
A R T S
Une Biennale à Venise pour quels mondes ?
Le Grand soir,
de Claude Lévêque, sous la direction de Christian Bernard,
éditions Flammarion, 240 pages, 49 euros.
éographiquement parlant, la Biennale ne se limite pas aux
jardins et aux arsenaux. Elle a envahi toute la Sérénissime.
Pas un quartier, pas un palais, pas même un rio n’y échappe.
Puisqu’il faut commencer par quelque chose, je choisirai les jardins
où se trouvent les pavillons des grandes nations et le pavillon italien. Ce dernier n’abrite pas une exposition péninsulaire mais,
comme c’est établi depuis longtemps, une exposition internationale. Celle-ci m’a laissé coi : impossible d’en comprendre les mobiles et les fins dernières. C’est un regroupement saugrenu d’artistes
venus des cinq continents. Il paraît qu’il y avait une œuvre de Yoko
Ono et une autre de Gilbert et George : je n’ai trouvé ni l’une ni
l’autre. Tout le monde s’est intéressé à une sorte de grande toile
d’araignée réalisée par un artiste argentin, parce qu’on pouvait y
évoluer, comme autrefois dans les structures de Soto. De français,
il n’y avait qu’André Kadéré, qui nous a quittés en 1978 : ses bâtons
étaient fichés comme des piquets, alors que c’était dans son esprit
une intervention impromptue et perturbante au sein d’une autre
exposition. Une vraie trahison. Et Lévêque n’est pas à court d’idées.
Dans les jardins, rien de très fascinant. Le pavillon allemand
(un magasin d’Ikea créé par un designer ayant perdu la raison),
G
le pavillon anglais (un film vidéo de Steve McQueen qui montre
le dit pavillon fermé après la Biennale, sous la plume avec trois
chiens s’égayant aux alentour). Pour dire la vérité, je n’ai apprécié que le pavillon égyptien, qui présente deux artistes qui, eux,
au monde, traduisent la culture de leur pays. Les œuvres de Bruce
Nauman dans les pavillons américains (il a reçu le grand prix)
avec ses personnages en néon et ses fontaines en crânes de latex
perforés ne me soulèvent pas d’enthousiasme. La France tire pas
trop mal son aiguille du jeu avec l’installation de Claude Lévêque : des cages dorées nous séparent de trois drapeaux noirs
animés andante par trois grands ventilateurs. C’est esthétisant,
mais cela a le mérite d’être une construction de l’esprit.
Si l’on veut voir le pavillon italien, il faut s’enfoncer dans les
entrepôts obscurs des arsenaux, traverser des continents entiers
(l’Amérique du Sud, particulièrement décevante quand on sait la
richesse artistique des pays qui la composent), la Chine, le musée
d’Art moderne de Moscou (avec un choix d’œuvres convenu mais
pas révoltant), une exposition de Pistoletto (des miroirs, dix-sept
exactement), la Corée du Sud et mille choses dont on ne comprend
pas toujours de quoi il s’agit. Mais là la déception est énorme : ce
prétendu hommage à Marinetti (c’est le centenaire du futurisme !)
est une farce indicible où seul Luca Pignatelli peut sembler décent.
De quoi puis-je vous parler ? De Jan Fabre ? Il a réalisé des décors
gigantesques qui iraient très bien pour un théâtre ou un opéra,
mais qui ne sont que de la poudre aux yeux.
Il faut chercher ailleurs, peut-être, le Saint-Graal de l’art.
J’avoue avoir raté la moitié des manifestations. De toutes celles
que j’ai visitées, une seule a retenu mon intention. Il s’agit de
« Glass Stress », au palazzo Cavalli Franchetti où j’ai pu découvrir des œuvres rares en verre de Tony Cragg, Rauschenberg, Joseph Albers, Jean Arp, Richard Hamilton, Penone, etc. Le palais
Fortuny, qui nous avait offert de si grandes joies, il y a deux ans,
m’a un peu déçu avec « In-finitum » : trop d’œuvres médiocres
d’auteurs célèbres et une osmose qui ne réussit pas entre celles-ci
et les pièces du musée. Les chambres crées par des artistes à l’hôtel de l’île de la Certosa (Dicrola, Bottinelli Montandon, DostNolden, Youngju Oh, Zouboulis-Tista Grekou) ont redonné un
peu de fraîcheur et d’inventivité dans cet univers confiné. Enfin,
le bateau de pêche de l’Union des Comores avec son container
frappé au pochoir du mot « capitalism » était le seul a esquissé une
critique plus radicale. Peu de chose, en somme.
Mais comme je dois y retourner fin novembre, je tâcherai de
vous raconter la suite de ce naufrage. Mais, avant cela, il va bien
falloir que je vous parle de la pointe de la Dogana dont s’est emparé le bon François Pinault qui a cru bon, les jours de l’inauguration, d’y faire flotter le drapeau breton. Non, non, le ridicule ne
tue pas : il est devenu une valeur ! (à suivre)
Gérard-Georges Lemaire
Qu’est-ce que l’abstraction ?
Quand triomphait l’abstraction,
de Roger Bordier, « Commun’art ». Éditions
le Temps des cerises, 134 pages, 20 euros.
Olivier Debré,
d’Éric de Chassey. Éditions Expressions
contemporaines/Musée de Dunkerque,
240 pages, 49 euros.
L’Art minimal,
de Claudine Humblet. Éditions Skira,
440 pages, 79 euros.
oger Bordier a laissé un nom dans l’histoire de l’art de l’après-guerre en étant
l’un des piliers de la revue Art aujourd’hui
et en étant l’auteur du « manifeste jaune » de
1955, baptisé en réalité « le mouvement ». Ce qui
fait la richesse de son ouvrage est d’avoir laissé
la parole à des protagonistes de l’art abstrait,
R
comme Hartung, Herbin, Poliakoff, Arp, et tant
d’autres. En sorte que ses réflexions partiales
mais toujours passionnantes sur la création moderne prennent appui sur des documents précieux. De plus, il décrit l’aventure des successeurs
de Cercle et Carré, mais en s’intéressant aussi à
Vasarely et à Tinguely (dont on découvre les débuts). Les trois grands essais que Bordier a placés en appendice nous révèlent le sens de son engagement et aussi les combats d’une époque.
Éric de Chassey nous présente le parcours
d’Olivier Debré, en expliquant avec soin ses premiers pas dans la peinture. Il nous montre un être
hanté par les tragédies de la guerre (Signe de fureur noir, 1944, le Mort de Dachau, 1945) et comment il a tenté de s’en échapper en adhérant à
l’esprit de l’école de Paris. Il ne fait guère preuve
d’originalité en la matière et se retrouve mêlé à
une question absurde d’antériorité avec Staël. Il
évolue vite et s’oriente, en 1960, vers une abs-
traction qui n’est plus qu’un jeu de grandes
plages chromatiques où le bleu va être sa couleur
fétiche, comme le prouvent Tout Bleu (1962) ou
Bleu le soir à Royan (1965). Ce livre nous apprend ce qui a pu animer cet artiste, qui a toujours traité ses toiles abstraites comme de grands
paysages intériorisés et « désobjectivés », mais
pas dématérialisés. Avec le Minimal Art américain, né en 1965 (la plupart des critiques semblent
tomber d’accord sur cette date pour des raisons
discordantes !), on assiste à une volonté de dépasser la grammaire de l’art abstrait et de la radicaliser. Je dirais que c’est d’abord par le refus
de la manualité (la plupart des œuvres dites « minimales » sont usinées), et puis par l’abolition du
tableau (en opposition aux trois dimensions de
la sculpture). Si bien des conceptions de cette pratique sont déjà présentes dans les recherches du
passé, c’est la conjonction de ces deux volontés
qui leur permet de trouver une relation esthé-
Le panslavisme
d’Alfons Mucha
Alfons Mucha,
musée Fabre, Montpellier, jusqu’au 20 septembre.
Catalogue : 372 pages, 39 euros.
a très belle exposition de Mucha au musée
Fabre met l’accent sur la période parisienne de
l’artiste tchèque, de ses débuts difficiles comme
illustrateur jusqu’à la gloire, qui lui est venue grâce à
sa longue collaboration avec Sarah Bernhardt,
d’abord pour ses affiches, ensuite pour ses costumes
de scène et ses décors. On peut une fois de plus mesurer la richesse, la beauté et l’originalité du créateur
dans un monde où l’Art nouveau triomphe et ne
manque pas de talents : des meubles, des bijoux, des
sculptures, des décorations pour des boutiques
(comme celle de Fouquet)… Rien que pour cela, le
voyage à Montpellier s’impose. Mais l’intérêt réel de
cette exposition réside dans la présentation d’un aspect moins connu de l’aventure intellectuelle de Mucha : le panslavisme. La reconstitution de l’intérieur
du pavillon de la Bosnie-Herzégovine, qu’il a réalisée
à la demande du gouvernement autrichien pour l’Exposition universelle de Paris en 1900, c’est l’un des
deux points d’orgue du parcours qui nous est offert.
Le second est la représentation d’un choix de tableaux
appartenant au grand cycle de l’« épopée slave », que
l’artiste a poursuivie pendant de longues années, où il
met en scène son engagement idéaliste dans l’esprit du
panslavisme. « Déjà en 1900, déclare l’artiste, je
m’étais promis de consacrer la seconde partie de ma
vie à cette œuvre qui était destinée à construire et à
renforcer chez nous le sentiment national… » Il s’est
L
tique nouvelle. Carl André imagine par exemple
des sculptures murales composées de parallélépipèdes en tôle galvanisée ou en aluminium ou
en acier inoxydable. Carl André a défini un espace composé de plaques de zinc ou d’acier laminé formant un tableau posé sur le sol. Quant
à Dan Flavin, il utilise le néon pour créer des espaces chromatiques polychromes. Tony Smith
a évolué dans une autre direction, en découpant
dans l’espace des modules géométriques en équilibre instable. Enfin, Sol LeWitt a poussé le
concept de peinture « all over » au point de considérer un mur, ou tous les murs d’une salle
comme le lieu d’expression d’un art qui repose
sur des jeux géométriques dont la perspective
n’est pas exclue même si elle est faussée. L’étude
richement illustrée et très sérieusement construite
de Claudine Humblet est une excellente introduction à cette période intense de rupture.
Justine Lacoste
Rodin
et les arts mineurs
mis à l’écart des milieux d’avant-garde pragois pour
travailler à ces tableaux gigantesques dans la solitude
d’un château de Bohême. Dans son étude mémorable
sur Mucha (le Palais de la mélancolie, Christian Bourgois éditeur, 1994), Patrizia Runfola a recomposé le
cheminement intérieur de l’artiste : « L’idée d’une
“épopée slave” lui vint pendant un concert de l’Orchestre philharmonique de Boston, en 1908, en écoutant la Vltava de Smetana. Depuis lors, rien n’aurait
pu l’éloigner de cette idée. Pour comprendre, analyser, sentir l’origine profonde de l’esprit slave, il entreprit de longs voyages, soit imaginaires soit réels.
Pendant le voyage sur la côte yougoslave, en mars
1912, avec Maruska, il fit des portraits de personnages
et de coutumes qui étaient liés aux Slaves de l’Antiquité. […] Les premières toiles suivirent le cours du
voyage. On voyait clairement “qu’il ne s’agissait pas
d’une œuvre d’art individuelle, mais d’images emblématiques aux aspirations profondes et originaires de
la nation et de tous les Slaves”, affirmait Jírí (le fils de
Mucha). Après, il fit un autre voyage en Pologne et en
Russie, au printemps 1913. » La visite du musée Trétiakov, du monastère de Troysky, et ensuite du mont
Athos, en 1924, a complété ses connaissances déjà approfondies de l’art byzantin. L’Épopée slave est sans
nul doute un ouvrage déroutant, hors du temps, particulièrement « décalé » dans la démocratie tchécoslovaque éprise de modernisme et bien loin des visées
panslaves. Mais c’est aussi une pièce essentielle pour
recomposer le puzzle complexe d’une culture qui, elle
non plus, n’était pas exempte de contradictions.
’est sans doute la méconnaissance, pour ne pas dire l’ignorance
qu’est la nôtre de l’œuvre décorative de Rodin qui a été à l’origine
de cette très belle exposition et de son catalogue passionnant. Déjà
pendant ses années de formation, quand il suit les cours de la Petite école,
Rodin réalise plusieurs travaux dans l’optique des arts décoratifs : il travaille pour le théâtre des Gobelins (1869), la Bourse de Bruxelles (1871),
puis se rend à Marseille et à Nice. Il crée des têtes grotesques pour l’exposition universelle de 1878 destinées à la fontaine du Trocadéro. Il étudie
ensuite dans l’atelier de Carrier-Belleuse, qui lui permet d’entrer à la manufacture de Sèvres comme personnel extraordinaire puis comme auxiliaire en 1879 et 1882. Il y conçoit des vases Saigon (les Éléments, l’Hiver,
l’Instruction, les Centaures, Faunes et nymphes), un plat (l’Air et l’eau),
des plaquettes (Fillette et enfant, Mère et enfant), des seaux de Pompéi (le
Jour, la Nuit). Il collabore avec Jules Desbois pour un projet de vase et avec
Ernest Chaplet pour une Bacchante (vers 1890). Cette relation intense aux
arts décoratifs lui vaut un portrait charge en 1884 – sans doute l’a-t-il interprété comme un avertissement car d’éminents critiques lui font le reproche de sacrifier à cette activité. Quoi qu’il en soit, quand il commence
à concevoir la Porte de l’Enfer, son énorme expérience lui est profitable.
L’exposition nous présente beaucoup de dessins, de l’esquisse au projet
définitif, qui montre de quelle façon il a puisé dans le répertoire de son travail de porcelainier ou de décorateur qui l’ont servi pour la conception de
ce chef-d’œuvre qui l’occupe de si nombreuses années. Parmi les petites
sculptures en bronze qu’il a faites au début des années 1880, il y en a une
qui représente une Caryatide tombée portant sa pierre, sans doute une allusion ironique à propos des atlantes et des caryatides qu’il a conçus pour
la façade d’un immeuble de Paris !
Giorgio Podestà
J. L.
« Rodin, les arts décoratifs »,
Palais Lumière, Évian, jusqu’au 20 septembre 2009. Catalogue :
Alternatives, 272 pages, 39 euros.
C
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XIII
A R T S
La bibliothèque d’une dilettante
Les Mayas et les Aztèques,
d’Antonio Aimi. « Guide des arts », Hazan, 384 pages, 27 euros.
e qui est gênant dans ce livre c’est qu’il ne distingue pas les
C
civilisations mayas et aztèques. Or la première culmine au
IX siècle et disparaît avant l’arrivée des Espagnols. Quant aux
e
Aztèques, on sait que leur culture a été détruite par les conquistadores avec l’aide de tribus ennemies ou asservies. Les cartes ne
nous aident guère à comprendre l’histoire de ces peuples. Pas plus
d’ailleurs que les fiches techniques qui accompagnent les articles.
En revanche, dès qu’on se plonge dans un sujet précis, l’auteur
est capable de reconstruire à merveille l’histoire d’une cité. Quand
il évoque Tenochtitlan, créée par les Mexicas en 1325 au centre
du lac Texcoco, et qu’il explique comment cette capitale unie à
deux autres a pu donner naissance au plus grand empire de la
Méso-Amérique, notre curiosité est comblée. Mais pour manier
cet ouvrage, il faut déjà avoir des notions sur ces civilisations précolombiennes.
L’Obsession Vinci,
de Sophie Chaveau. « Folio », Gallimard, 528 pages, 8,10 euros.
En littérature, on peut tout se permettre. On a donc le droit
de tout faire, et transformer Leonardo da Vinci en une figure romanesque n’est pas un crime. Mais encore faudrait-il avoir le talent d’un Dumas ou encore d’un Zweig. Dans cet ouvrage c’est
l’humour involontaire qui domine, surtout dans les dialogues. Il
existe tant de biographies sur l’artiste qu’on peut se dispenser de
celle-là.
« Max Ernst. Une semaine de bonté »,
musée d’Orsay, jusqu’au 13 septembre. Catalogue :
sous la direction de Werner Spies, 408 pages, 45 euros.
En1933,Max Ernst achève une série de 184 collages baptisée
Une semaine de bonté. Ces créations utilisent des gravures du
XVIIIe et surtout du XIXe siècle pour engendrer un « roman »
purement visuel. Elles sont recueillies en volume l’année suivante
aux Éditions Jeanne Bucher. L’artiste avait déjà une longue expérience dans ce domaine : à Cologne à la fin des années dix et au
début des années vingt, pendant sa période dada, il avait déjà fait
de nombreux collages en couleurs dont les Ciseaux et leur père
(1922) peut constituer l’exemple emblématique. Il réalise même
des tableaux dans cet esprit, comme Œdipus Rex en 1922. Cette
même année, il publie pour la première fois des « dessins » pour
Répétitions de Paul Eluard. Ce catalogue, richement documenté,
nous montre qu’Ernst a poursuivi ce genre de création en fonction de situations particulières, comme la publication d’Un divertissement de Franz Kafka (GLM, 1938). La réédition d’Une
semaine de bonté avec ce corpus passionnant (on y découvre par
exemple l’exposition de la totalité des collages au Museo nacional de arte moderno de Madrid en 1936) est un événement qui
mérite d’être salué.
Correspondance,
de Paulhan-Lhote. « Les cahiers de la NRF »,
Gallimard, 688 pages, 26,50 euros.
Jacques Rivière avait confié à l’artiste André Lhote le soin de
tenir la chronique des arts dans la NRF dès 1919. Ils s’étaient
connus par l’intermédiaire de Paul Éluard (l’artiste avait illustré
les Animaux et leurs hommes de ce dernier). Quand Paulhan lui
a succédé en 1925, il ne retire pas la chronique au peintre. Leur
collaboration a duré plus de quarante ans. Les relations entre les
deux hommes, aussi amicales soient-elles, ne sont pas simples :
Paulhan aime l’art et écrit aussi à son sujet (il est l’auteur, entre
autres, de Braque le patron). En dehors de la discordance relative de leurs points de vue, ce qui est passionnant dans ce livre,
c’est de suivre, de lettre en lettre, la vie éditoriale de la prestigieuse
revue. En effet, Paulhan se montre souvent pointilleux et donne
du fil à retordre à son collaborateur, même s’il lui laisse une relative liberté dans ses choix. Il est intéressant de comprendre par
quel filtre est passé l’art moderne en fonction des goûts et des
choix de ces deux hommes.
« Henry de Waroquier, Œdipe et le Verbe »,
la Piscine, Roubaix, jusqu’au 18 octobre 2009.
Catalogue : sous la direction de Jean-Loup Champion,
Gallimard, 144 pages, 30 euros.
Toute honte bue, je dois reconnaître que j’ignorais tout
d’Henry de Waroquier. Ce personnage est extravagant : il prétendait avoir découvert l’art dans les galeries de la rue Laffitte où
il demeura pendant son enfance et il se faisait passer pour un autodidacte (alors qu’il avait suivi les cours de l’École des Arts décoratifs). Il avait été un peintre de qualité, ayant connu un réel
succès. C’est le sculpteur que Bruno Gaudichon a voulu nous
faire découvrir. Et il faut reconnaître qu’en voyant ses œuvres et
en lisant l’essai de J.-L. Champion, force est d’admettre que Waroquier mérite d’être redécouvert. Ses êtres chimériques comme
ses têtes sculptées sont fascinants. Le catalogue est un excellent
instrument pour mesurer l’importance de cette exhumation.
« Michel Gérard, signature Transformation :
2009-1972 »,
de Christian Pirot. 96 pages, 25 euros.
À l’occasion de sa récente exposition au château de Tours,
Michel Gérard a longuement dialogué avec Alain-Julien Laferrière. De ces conversations sont nées une ébauche d’autobiographie et surtout la relecture complète d’un parcours hors
norme et original dans la création sculpturale. Ce cheminement est passionnant et est abondamment illustré, ce qui permet d’en suivre la progression, pas à pas.
Justine Lacoste
Bonnard ou la magie du quotidien
Bonnard, guetteur du quotidien,
musée de Lodève, jusqu’au 1er novembre 2009.
Catalogue 42 euros.
ne exposition Bonnard à Lodève après
les vastes rétrospectives organisées à
Londres, Martigny et au musée d’Art
moderne de la Ville de Paris ? On y arrive sceptique, mais on repart conquis. Car c’était compter sans le dynamisme et l’enthousiasme de Maïthé Vallès-Bled, la conservatrice du musée de
Lodève, et de son équipe, qui ont fait la réputation de cette ville de l’arrière-pays montpelliérain par des expositions subtiles et bien présentées, consacrées aux artistes fauves et expressionnistes.
Une exposition, donc, qui, en quelque 65 numéros, retrace la carrière de l’artiste, scandée par
U
quelques chefs-d’œuvre attendus, mais surtout
documentée par des tableaux rarement montrés,
provenant de collections particulières. Ainsi
l’Omnibus (1895), où la silhouette courbée
d’une femme se découpe sur la roue géante et
jaune du fiacre, demi-mondaine s’appuyant sur
la roue de la fortune, où l’influence de ToulouseLautrec est transcendée par la lumière et la pâte
déjà propre à Bonnard. Ou encore ce portrait de
Marthe et du chien Black, croqués autour d’un
feu de cheminée (1906), où visage et museau se
répondent, sinon s’équivalent, dans cette familiarité du quotidien.
Dans le Café du Petit Poucet (1928) se déploie la quintessence de l’art du peintre en une
juxtaposition improbable de l’espace intérieur
et extérieur, unifiée par la couleur orangée de
l’éclairage urbain.
Et puis, bien sûr, les paysages où éclate le feu
d’artifice de la couleur. Le Pommier fleuri
(1920), où le modeste jardin du Vernonnet, en
Normandie, devient une jungle touffue et impénétrable, traversée par un balcon de bois faisant
songer au bastingage d’un navire, ou encore le
jardin de curé du Cannet qui se métamorphose
en jardin d’Éden. On retrouve aussi la fameuse
salle de bains, si banale, si modeste, dont le carrelage étincelle aux couleurs des Mille et Une
Nuits ou plutôt des mille et une ablutions de
Marthe.
Ces perspectives syncopées, chavirées, cette
fusion de la figure et du fond, cette interpénétration de l’intérieur et du dehors, cette dilatation de l’espace et ce rétrécissement du champ
perceptif, ces avant-plans flous, prolongés par
des horizons détaillés, autant de procédés dis-
crets, à peine perceptibles, qui déconcertent le
spectateur et permettent à l’artiste de créer
chaque fois un tableau différent à partir du
même motif. Chez Bonnard, l’arrêt du temps engendre une dynamique de la vision.
Bonnard est bien un peintre pour les peintres,
qui n’a eu qu’une seule passion dans sa vie, la
peinture. C’est pourquoi chaque exposition qui
lui est consacrée, ambitieuse ou modeste, est un
régal pour l’œil et l’intelligence.
Le catalogue, fort de 230 pages, comporte
des articles bien documentés et complémentaires
rédigés par Maïthé Vallès-Bled, Itzhak Goldberg, Jacqueline Munck et Gilles Genty. Un regret cependant : trop d’images de détails, démesurément agrandis, qui déforment plus qu’ils
n’informent.
Yves Kobry
LA BOÎTE À PIXELS
Le monde selon Parr
« Planète Parr »,
au Jeu de paume Concorde à Paris,
jusqu’au 27 septembre 2009.
Parr », une exposition présentée actuellement au
«Planète
Jeu de paume, réunit les collections personnelles de
Martin Parr ainsi qu’une série inédite de ses propres photographies. Un parcours original et éclectique, à l’image de ce
photographe qui se dit « né collectionneur ». On pénètre ainsi
dans l’univers intime de ce photographe anglais, membre de
l’agence Magnum, en découvrant les livres, les photographies
et les objets qui ont forgé son univers.
Son impressionnante collection de photographies est à elle
seule un petit musée, allant de la photographie documentaire
britannique des années soixante-dix et quatre-vingt (à ce jour la
plus importante collection privée anglaise) à des œuvres contemporaines, en passant par des maîtres comme Robert Frank ou
William Eggleston. Est également présentée une série particu-
lièrement hétéroclite de livres de photographies, où l’on trouvera aussi bien de prestigieux livres d’art que des ouvrages à petits tirages, ainsi qu’une étonnante série d’ouvrages japonais.
Si l’intérêt de Martin Parr pour la photographie va de soi,
sa collection d’objets est pour le moins surprenante. On y
trouvera ainsi divers objets à l’effigie de Saddam Hussein, de
Margaret Thatcher ou de Barack Obama, des bibelots qui
semblent tout droit sortis de boutiques de souvenirs d’aéroports, des plateaux en plastique et des cartes postales. Trouvés dans des brocantes ou sur eBay, « tous ces objets, explique
le photographe, ont été mis au rebut après un événement, sensationnel ou non, tombé dans l’oubli (…) Ce sont les spectres
des manies humaines ». Ce serait donc là le point commun
entre des images – consacrées comme « art » par l’institution –
et les objets – relégués au rang de « rebuts » : il s’agirait, pour
Parr, de recueillir des petits moments de la vie des hommes.
Et c’est bien cela que l’on découvre dans la série inédite
de l’artiste, intitulée Luxury. Des clichés de la jet-set, pris à
Dubai, en Suisse, à Moscou, mais également à l’Oktoberfest
de Munich, aux couleurs criardes et à la composition décalée, exhibent la vulgarité qui affleure sous le luxe, la superficialité sous le faste, donnant à voir le caractère grotesque de
cette richesse outrancière.
Cette exposition implique incroyablement le visiteur, car
elle lui impose, dans un premier temps, de saisir le rapport
existant entre des bibelots considérés comme le comble du
kitch et des œuvres photographiques magistrales, exercice
aussi ludique qu’il est parfois ardu. Puis, dans un second
temps, en découvrant Luxury, s’opère en quelque sorte une
synthèse de la « Planète Parr ». Le parcours proposé par le
Jeu de paume, réalisé en étroite collaboration avec l’artiste,
est à ce titre extrêmement réussi. Sont parfaitement représentées toutes les facettes de l’artiste : tout à la fois fantaisiste
et critique, mais surtout plein de curiosité à l’égard du monde
et de la vie de ses contemporains.
Clémentine Hougue
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XIV
C I N É M A
CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP
Journal du cinémateur
e m’étais juré de ne pas la manquer, cette année. Quoi, donc ?
La « comédie de l’été » promise à tout bout de colonnes, que
ce soient les colonnes Morris et leurs affiches, les quatre colonnes publicitaires dans les journaux ou la mince et insignifiante
colonne des critiques « promouvants ». Je cherchais à deviner ce
qu’elle pouvait être. Un fruit de saison, sans doute, une saison placée sous le signe d’un immense soleil rayonnant qui porte le corps
dénudé à jubiler, seul ou de compagnie, même si, en regardant par
la fenêtre ce matin, on n’aperçoit qu’un funèbre cortège de nuages
gris ; une saison vouée aux vacances, mot, rappelle le pédant philologue, qui a pour origine le participe présent de vacare (être vide),
une saison de vide, d’oisiveté, de liberté peut-être ; une saison où
« la prise de tête », équivalent moderne de la « tempête sous un
crâne » hugolienne, serait rigoureusement condamnée : c’est pourquoi le film de l’été ne peut être qu’une comédie, pour rire, légère
si possible, mais pas trop, car destinée aux stations balnéaires où
les générations se confondent et où, une pelle à sable pour sceptre,
l’enfant est roi, bâtisseur de châteaux, mais, quand surviennent
des journées pluvieuses ou venteuses, c’est un roi sans divertissement qui se rabat, à Houlgate, à Berck, à Bénodet, à Soulac, à
Hyères, sur les matinées, mâtinées d’esquimaux exquis : la comédie de l’été sera une comédie tout-public, comme on dit.
C’est pourquoi le Roi de l’évasion est d’emblée mis hors
concours, tant Alain Giraudie piétine avec allégresse et pour
notre plus grand bonheur les plates-bandes du cinéma ordinaire (notamment en matière de personnages) et les conventions de la morale.
Le dernier et annuel Woody Allen, Whatever Works (Pourvu
que ça marche), pouvait-il être, lui, la comédie de l’été ? Éliminé,
tant Woody Allen a transmis son cynisme et sa misanthropie à
son alter ego de personnage, nommé Boris, pur produit de la
Grosse Pomme et presque prix Nobel de physique, hanté par les
spectres angoissants de la vieillesse et de la mort, et qui se cassent
le dentier à mordre une ménagerie familiale qu’on croirait direc-
J
tement débarquée du Sud poisseux de Tennessee Williams (la fille
l’oie blanche, la mère grenouille de bénitier soudain changée en
Millet ou en Calle, le père coupable tournant phoque) : le film est
un hymne, sous forme de ronde sexuelle enlevée et grinçante, au
mélange, dans le mortier des grandes métropoles, des générations
et des classes sociales. Par instant, artifice à la Guitry, Boris
s’adresse directement à la caméra, c’est-à-dire à moi spectateur,
sorte de clin d’œil de complicité, renvoyé au vieil ami Woody, dont
je m’étais senti étranger à la projection de ses derniers essais.
Deuxième proposition : Fais-moi plaisir (plaisir de la chair,
volupté, s’entend) : le désir contrarié est au centre de tous les films
(délicieux, à mon goût) d’Emmanuel Mouret, assez joli garçon
à l’abondant poil brun, que dessert physiquement, mais que sert
comiquement un nez en pied de marmite, adéquat au personnage
de nigaud à la merci d’une libido éperdue, personnage ridicule et
touchant qu’il met au point de film en film. Un rideau coincé dans
une braguette est ici le ressort majeur d’un rebond qui pour ne
pas aller très haut ne manque pas de grâce. Disqualifié, cependant : trop pivotant autour du sexe pour être la comédie recherchée par les parents du bord de mer.
Alors, fallait-il parier sur le très familial Tellement proches
d’Éric Toledano et Olivier Nakache ? La proximité en question,
presque de la promiscuité, est celle de deux sœurs et un frère, qui
ne peuvent se passer les uns des autres, au milieu de turbulences
spasmodiques. Malgré les cris et les grincements de dents, on
s’aime : la famille est bien la seule chose qui résiste en ces temps
de crise. Cette leçon réconfortante... (Pff !!! névroses ! incestes rentrés et compagnie, aurait diagnostiqué mon ami B., s’il n’était lui
aussi parti en vacances)... Cette leçon réconfortante donc n’étaitelle pas celle qui convenait à une population estivale, excédée par
le braillement des marmots, l’aphasie bornée des adolescents, les
reproches à demi-mots ou les remarques aigres des aînés ? Et
pourtant, dans le manège du cinéma, le film ne semble pas avoir
décroché le pompon espéré de comédie de l’été.
Espérance que n’a jamais nourrie le foutriquet à la houppe
qui, à vingt ans, en paraît quatorze, et peut jouer, dans le film
qu’il réalise, un adolescent de seize. Il s’appelle Xavier Dolan,
ce prodigue, et avoue : « J’ai tué ma mère. » Le meurtre de cet
Oreste québéquois reste cantonné au symbolique. Sa haine découle du mépris qu’il ressent pour tout ce qui est injure à la
beauté : le mauvais goût et les mauvaises manières, le kitsch,
la vulgarité, tout ce que représente sa mère, condamnée à mort
sur des attendus esthétiques. Cependant cette haine-là n’est
que de l’amour chauffé à blanc. La violence de l’autofiction
est portée à son paroxysme par un langage éruptif, dans ce
beau parler de la Belle Province qui a la saveur des fruits charnus cueillis dans leur maturité (et que le distributeur nous fait
l’injure de traduire). S’il ne se consume pas en chemin, il ira
loin, ce gosse teigneux et prometteur.
À propos de gosses (et non de bottes), les Beaux Gosses
que j’ai failli oublier. Le titre ressortit à l’antiphrase : les deux
petits branleurs (au propre, si l’on peut dire, et au figuré) du
film sont franchement laids et, qui plus est, sales, bêtes et méchants. Se souvenant de son passage à la puberté, Riad Sattouf (qui a beaucoup de talent), se montre sans indulgence
pour cette époque de la vie, qu’il n’a situé ni dans le temps ni
dans l’espace social, comme s’il voulait, et c’est ce que je réprouve, en dégager l’essence même. Dans l’impossibilité de
ressentir la moindre empathie envers l’image de ce que l’on
a peut-être été, on s’éloigne du film, rappelé à lui de temps
à autre par les petits rires et « les cris aigus des filles chatouillées », venues en nombre se gausser des médiocres
travers de l’Autre.
Avant de conclure que je n’avais pas réussi à découvrir la
« comédie de l’été », j’avais projet de consacrer deux mots
à Tricheuse, de Jean-François Davy, immortel auteur, sous
Giscard d’Estaing, de Bananes mécaniques et de Prenez la
queue comme tout le monde. Je n’en dirai qu’un : affligeant.
Échangisme buissonnier
Le Roi de l’évasion,
film français d’Alain Guiraudie,
avec Ludovic Berthillot et Hafsia Herzi (1 h 37).
e cinéma d’Alain Guiraudie se met en
place à partir de deux mouvements fictionnels convergents : l’un part d’un
monde lointain qu’il rapproche progressivement du nôtre par l’injection d’éléments
concrets qui font directement référence aux
luttes sociales actuelles (Du soleil pour les
gueux, 2001, Pas de repos pour les braves,
2003, Voici venu le temps, 2005), l’autre désoriente des situations apparemment banales en
les faisant glisser progressivement vers
l’étrange (Ce vieux rêve qui bouge, 2001, le
Roi de l’évasion, 2009). À leur intersection se
situe un univers difficilement situable, ni tout
à fait contemporain ni pour autant légendaire
ou d’anticipation, mais qui questionne, à partir des décalages introduits, l’état de notre société. En continuant à lier représentation cinématographique du monde et fabrication
d’un monde, le Roi de l’évasion trouve dans
le flottement qui s’installe entre réalité et imaginaire son moteur narratif : un héros indécis
DR
L
et fuyant qui refuse d’entrer dans les catégories sociales existantes et envisage ses échappées et ses états d’âme comme des méca-
nismes de résistance aux tentatives d’étiquetage. Le film esquisse un horizon utopique en
cessant d’envisager le monde à partir d’alter-
natives dont l’un des éléments exclurait
l’autre (homo-hétéro, travail-vie privée, relations sexuelles-amicales…) et semble proposer comme condition de l’épanouissement de
chacun non pas un univers où il importerait
de trouver sa place mais, au contraire, la possibilité de vagabonder sans avoir à choisir
entre ce qui peut sembler contradictoire. L’affichage de la crise de la quarantaine, du besoin
de s’installer dans un ménage traditionnel
avec enfants, ne constitue donc pas une tentative d’arraisonnement du personnage principal mais participe non sans humour d’une
stratégie de brouillage des pistes : l’hypothèse
d’une stabilisation dans une hétérosexualité
tranquille aboutit au détournement de mineure et troque l’inconfort supposé de la
drague sans lendemain contre celui des poursuites policières. Alain Guiraudie compose
ainsi un cinéma où le discours ne redouble pas
l’action, où chaque scène offre au désir et au
plaisir la possibilité de détourner les enjeux
apparents et les contraintes sociales, fût-ce
dans le cadre prosaïque d’une vente de tracteur ou d’un entretien avec son patron.
Gaël Pasquier
Sous les écrans, la plage
i l’on en croit les chiffres triomphants de
fréquentation des salles de cinéma durant
le mois de juillet (20,7 millions d’entrées !), on choisit de plus en plus les films de
l’été comme des plages de vacances.
Il y a les grandes plages familiales, de sable
plus ou moins fin, bondées, où parents et bambins, jeunes et beaucoup moins jeunes, seuls,
en famille ou en bande, se côtoient et communient sans discrimination ni d’âge ni de goût,
dans une ambiance festive (le cinéma n’est-il
pas une fête !), en version française, sous l’écran
protecteur d’un club Mickey qui affiche le dernier-né des studios Disney, le troisième Âge de
glace ou le énième Harry Potter, et vend aux
plus jeunes du rêve numérisé et aux adultes
S
l’illusion climatisée d’avoir gardé leur âme
d’enfant (l’art, même au septième dessous,
n’est-ce pas l’enfance retrouvée à volonté !).
Il y a les plages « du milieu », plus urbaines,
souvent de galets, pour estivaliers à budget
moyen, mais culturellement ambitieux, à la
recherche du chic d’antan, où l’on s’allonge sur
des transats à rayures blanches et bleues, sans
lunettes de soleil, sous des ciels de traîne pour
regarder sagement le monde en face et retrouver les choses de la vie, la vie des autres, la
sienne ; et qu’importe si l’on trouve le temps un
peu long, si tout est attendu et se dessine avec
trop de netteté, on aura au moins eu, à défaut
d’illusions, l’assurance de la qualité : une qualité française, bien sûr, qui avec des films
comme Partir, de Catherine Corsini, bien écrit,
bien interprété, hisse son drapeau, vert comme
un habit d’académicien.
Il y a enfin les plages non surveillées, isolées,
bordées de rochers, auxquelles quelques happy
few bien informés accèdent par le bouche-àoreille, et qu’ils découvrent, au détour d’un
chemin escarpé, bluffés moins par la beauté du
cadre, la douceur de la lumière ou la transparence des fonds que par la force avec laquelle
elles imposent, contre vents et marées, leur présence singulière et invitent, par manque de recul ou génie du lieu, le spectateur aventureux à
se jeter à l’eau. Une eau qui d’emblée vous saisit, vous emporte dans ses rouleaux écumants
de haine et d’amour, et vous donne l’impres-
sion de nager à contre-courant, alors que la rive
n’est jamais bien loin..., comme dans J’ai tué
ma mère, premier long-métrage écrit à dix-sept
ans, réalisé et interprété à dix-neuf, par Xavier
Dolan, jeune cinéaste en herbe canadien qui,
avec une férocité jubilatoire et une maîtrise littéraire déconcertante, met à nu, derrière les
mots rageurs, les yeux charmeurs et le front
plein d’éminences d’un fils en conflit avec sa
mère, l’âme d’un adolescent livrée aux répugnances.
Une petite plage à conseiller, par mauvais
temps, sans pelle, ni seau, car à trop creuser on
risquerait de s’apercevoir qu’elle aussi est peutêtre pavée de bonnes intentions.
José Moure
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XV
T H É Â T R E
/
M U S I Q U E
Avignon : annonce de saison ?
rendre compte du dernier Festival d’Avignon avec un certain décalage – délais de parution du journal obligent –, je
ne puis me défaire d’un étrange sentiment, celui de faire
une sorte d’annonce de la saison théâtrale qui débute ces jours-ci.
Je m’explique : la majorité des spectacles présentés dans la cité papale est reprise dans quasiment tous les théâtres publics, théâtres
nationaux, centres dramatiques nationaux, scènes nationales…
de l’Hexagone, et parfois même au-delà. Rien là de bien nouveau
ni de scandaleux, il en est ainsi chaque année, si ce n’est que cette
tendance s’est radicalisée et qu’elle est désormais le signe parfaitement visible du peu d’empressement des responsables de théâtre
à prendre le moindre risque dans leur programmation. Peu importent les raisons d’une telle frilosité, le manque criant d’argent
vous coupe forcément toute velléité de hardiesse, seul compte le
résultat, qui consiste, en l’occurrence, à ne miser que sur des valeurs sûres. Être programmé au Festival d’Avignon en est une. Du
moins est-ce ce que l’on s’efforce de croire.
Cette année, l’artiste associé du festival était Wajdi Mouawad,
dont le succès relève d’un phénomène qui dépasse largement la
sphère théâtrale. Les directeurs Hortense Archambault et Vincent Baudriller lui ont donc offert la cour d’Honneur du palais
des Papes pour que, la nuit durant, il y présente les trois premiers
volets d’une tétralogie déjà présentés séparément par ailleurs. Le
festivalier, souvenirs du Mahabharata de Peter Brook ou du Soulier de satin d’Antoine Vitez auxquels il a assisté ou pas, peu importe, affectionne ces moments bien particuliers qui s’apparentent à des épreuves d’endurance où le plaisir le dispute à la fatigue… Le Sang des promesses, composé de Littoral, Incendies
et Forêts, pour cette nuit, aura répondu à l’attente des spectateurs, mais sans enthousiasme excessif, les mauvais esprits ne
manquant pas d’affirmer que les coutures de la fabrication maison Mouawad commençaient à apparaître au fil des pièces… Ce
À
fut un peu tout le symbole de cette 63e édition du Festival. Une
belle et forte programmation sur le papier, une réception en demiteinte, avec ses hauts et ses bas, comme le veut la règle, mais sans
enthousiasme excessif ni colère démesurée. Comme une sorte
d’agréable, et parfois désabusée, routine…
De Nantes à Toulouse, en passant par Limoges, ClermontFerrand, Chambéry ou Béthune, avec même quelques détours
par la Belgique et le Québec évidemment, ce ne sont pas les dates
de tournées des spectacles (en lot ou séparément) de Wajdi Mouawad qui manquent. Chaque année, le Festival a le chic pour promouvoir ainsi quelques artistes sur lesquels tous les directeurs de
théâtre se jettent (certains après les avoir, des années durant, dédaignés) : il y eut ainsi le phénomène Pippo Delbono (encore présent – comment ne pas l’être par les temps qui courent ? – cette
année, avec une belle et très radicale Menzogna), puis Joël Pommerat, sans parler de Castellucci… Le fonctionnement du monde
du théâtre a de ces étrangetés…
Libanais émigré au Québec, après un bref séjour en France,
qui ne voulut point le garder, Wajdi Mouawad ne cesse, dans
toutes ses pièces, d’élaborer un très complexe roman familial dans
un univers de feu et de sang, celui dans lequel nous vivons tous.
En vertu de quoi les directeurs du Festival se sont appliqués à bâtir une programmation tournant autour des problématiques du
monde en crise et en guerre. En s’appuyant comme toujours très
fortement sur les mythes fondateurs de notre Occident et sur les
tragiques grecs, comme le polonais Krzysztof Warlikowski mêlant dans son Apollonia – ce fut le deuxième temps fort dans la
cour d’Honneur – Eschyle, Euripide à J.-M. Coetzee, Jonathan
Littell ou encore Rabindranath Tagore…, n’hésitant pas à évoquer la liquidation du ghetto juif de Kock en 1942… Le spectacle
qui s’étend sur quatre heures trente sera repris au théâtre de
Chaillot…
Pas sûr que ceux qui l’ont vu à Avignon y retournent ; c’est
bien là le hic de l’histoire, même si les spectacles sont retravaillés en fonction d’une représentation en salle, resserrés,
modifiés… ? Ne parlons pas des spectacles qui traînent, après
vision avignonnaise, une mauvaise réputation (bien justifiée)
comme la Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres
d’après Flavius Josèphe et conçu par le cinéaste Amos Gitaï.
Et cela en dépit de la présence de Jeanne Moreau et, sur la fin
de la représentation, d’Éric Elmosnino. On (qui ?) verra bien
à l’Odéon qui l’accueille… Quant à l’Œdipe de Joël Jouanneau (Sous l’œil d’Œdipe), il voyagera beaucoup, lui aussi,
malgré sa médiocre réception. Comme quoi, tout en étant
prudent, on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. Les
risques, on les connaît lorsque l’on programme du Claude
Régy, tant le style de ce metteur en scène est particulier et ne
cède à strictement aucune facilité. Ode maritime de Fernando
Pessoa restera donc en travers de la gorge de quelques spectateurs, il n’en reste pas moins que je considère que c’est l’une
des réussites du Festival. J’espère que les théâtres de Lorient,
Toulouse, Strasbourg, Montpellier, Lille ou Belfort m’approuveront…
Pourquoi continuer l’énumération ? Une fête pour Boris
de Thomas Bernhard mis en scène par Denis Marleau, Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo revisité par Christophe
Honoré ou le Livre d’or de Jan d’Hubert Colas, pour ne citer que trois spectacles que j’ai, à des degrés divers, appréciés,
passeront près de chez vous où que vous habitiez. Ce ne sont
toutefois pas eux (ni les autres) qui pourront vraiment définir l’âme du Festival (qui, lui aussi, et malgré un succès jamais démenti, est forcément en proie à des problèmes financiers). Faut-il le regretter ?
Jean-Pierre Han
Portrait de Bohuslav Martinu
Pierre-Émile Barbier défend la musique tchèque depuis des
années en enregistrant ce qui en constitue, à ses yeux, la
quintessence. Le catalogue de Praga Digitals comprend donc
nombre de disques de Martinu, en particulier des œuvres
de musique de chambre. Leurs qualités musicales et techniques
en font un excellent truchement pour rentrer dans l’univers
d’un musicien dont on n’a pas encore pris la mesure. Nous
avons rencontré Pierre-Émile Barbier alors qu’il achevait la
réalisation du dernier disque consacré aux quatuors à cordes,
dont le n° 6 qu’il considère comme essentiel.
ourquoi Martinu ? Parce qu’il fait partie des grands
compositeurs tchèques avec Smetana, Dvorak, Janacek… Il a la réputation d’être resté un peu dans les
nuages. Pour moi, c’est un des rares représentants d’une tendance qui a tenté d’allier le surréalisme et la réalité du terroir,
même si son terroir est très cosmopolite.
Dans sa jeunesse, Martinu, adolescent fluet et volontiers
solitaire, voulait tout comprendre et ne rien se laisser imposer, ce qui fait qu’il a d’abord été considéré comme un cancre.
Ayant été deuxième violon à la Philharmonie tchèque, alors
dirigée par Vaclav Talich, il a ainsi découvert nombre
d’œuvres « modernes » dont celles de Debussy et de Roussel.
En novembre 1923 il a pris la route de Paris et s’est présenté à
ce dernier en lui confiant : « Je voudrais travailler avec vous.
– Que savez-vous faire ? – Rien. » Malgré cela, Roussel l’a
gardé cinq ans comme élève, à titre gratuit. Martinu, qui espérait trouver une vie musicale encore dominée par l’œuvre
de Debussy, a constaté une « mode » russe, animée non par
Stravinski, mais par Serge Koussevitski, Diaghilev, Prokofiev...
Mais il n’était guère mondain et aimait fréquenter les peintres,
vivant comme un coucou chez ces nouveaux amis. C’était un
violoniste du rang, un pianiste dont la technique s’améliora
rapidement car il composait au piano. Il ne fréquenta vraiment que Poulenc au sein du Groupe des six, fort hétérogène
comme on sait, Honegger étant le seul à l’impressionner. Il a
vite montré une attirance pour le jazz, mais à la différence de
ce que fait Ravel dans le Concerto en fa, il en retint à la fois la
liberté d’écriture et la rythmique syncopée. Il lui arrivait
d’écrire pour plaire aux dames, rembourser des dettes, se faire
jouer par des maîtres qui refusaient parfois (Dushkin). Ainsi
le Quatuor n° 3, le « quatuor de poche », donné au Quatuor
Roth. Il en écrivit sept, sans aucune volonté de cycle, au
contraire de Weinberg ou de Chostakovitch. Les
Quatuors n°5, dédiés au Quatuor Pro Arte, et n°6 correspondent à deux périodes cruciales : l’un évoque l’amour impossible avec Vitezslava Kapralova, jeune compositrice qui
mourra de tuberculose en 1940, l’autre l’espérance d’un
DR
P
Bohuslav Martinu.
retour triomphal en sa patrie en 1946. L’œuvre la plus importante écrite en France reste le Double Concerto pour deux
orchestres à cordes, piano et timbales qui exprime l’angoisse
devant la guerre qui s’annonce et l’impasse avec Vitezslava.
Le rythme en est oppressant, le piano rejoint les percussions
à la manière de Bartok dans sa Musique pour cordes. Pour
moi ce Double concerto a la même valeur que la Musique pour
cordes.
En mars 1940, il arrive à partir pour les USA avec Charlotte, sa femme, et le pianiste Rudolf Firkusny. Contrairement
à Bartok, il arrivera à s’y faire adopter, avec l’aide de la diaspora tchèque. Il y composera ses six Symphonies (1941-1953)
dont la dernière, dédiée à Charles Münch qui l’imposa comme
chef-d’œuvre en 1955, suivi de Karel Ancerl avec la Philharmonie tchèque (1956). Elles montrent qu’il est un des grands
symphonistes du siècle, avec Prokofiev et Chostakovitch.
Après guerre il a vécu entre les USA et l’Europe. En 1946,
il tombe d’un balcon, ce qui l’empêche de rentrer à Prague.
Après 1947, ce ne sera plus possible car, bien que de culture
marxiste, il est rejeté par les responsables culturels de Tchécoslovaquie. Sa patrie lui étant interdite, il réside entre Nice,
Vieux-Moulin dans l’Oise, et Bâle, auprès du chef-d’orchestre
Paul Sacher.
Son style mêle l’influence du madrigal instrumental d’origine élisabéthaine, du concerto grosso dans sa forme néoclassique et enfin des chansons et danses tchéco-moraves.
Cette synthèse se fait pleinement à partir de 1946. De cette date
jusqu’à sa mort, en 1959, il laisse de nombreux chefs-d’œuvre,
tels les Fresques de Piero della Francesca, le Concerto pour
piano n° 4, Incantation, les Paraboles d’après Saint-Exupéry,
la Prophétie d’Isaïe… Mais il laisse également quantité
d’œuvres pour la scène : un film opéra (les Trois Souhaits), le
premier opéra radiophonique (la Voix de la forêt), Avec Juliette ou la clef des songes, écrit sur le texte de Georges Neveux,
il brosse son propre portrait, celui de Michel, l’homme qui ne
veut dilapider aucun des instants de vie, d’amour, l’œil ouvert
ou fermé, tout en refusant le passage du temps. Il y a une horloge à la gare, mais elle n’a pas d’aiguilles...
Ma passion pour Martinu vient de tout ce que je sais de la
musique de son pays. Le chef d’orchestre Ferenc Fricsay m’a
expliqué qu’il n’y avait pas de différence entre Bartok et Mozart, ce qui est vrai quand il les interprétait lui-même ! Je
connaissais par ailleurs des compositeurs tchèques, Miloslav
Kabelac, Jindrich Feld, Viktor Kalabis, Marek Kopelent, le
seul encore vivant… Ils m’ont amené de Bartok à Janacek,
puis Martinu et l’ensemble des compositeurs de « l’Est ». Il
suffit d’écouter l’allegro moderato initial du Quatuor n° 6
pour constater que Martinu a trouvé sa manière, synthèse
entre le rêve qui échappe au temps et des réalités qui ne peuvent être masquées par la musique. Ainsi son message ne
s’épuise pas car il est vraiment profond et personnel. Martinu
avait ses tics, une certaine légèreté de l’être. S’il avait été
peintre, il aurait été surréaliste. Sa musique est très riche, trop,
jamais racoleuse ou triomphante. Elle est sensibilité, exaltation, motorisme, en constante évolution au plan rythmique.
Cette alliance est rare. Mal jouée, elle peut être jugée insupportable, car il n’y a pas de voix secondaires. Tel un vol-auvent dont on n’a plus que de pauvres débris si on le rate. Je
m’efforce d’enregistrer ces œuvres lorsque leurs interprétations ont atteint une logique telle qu’elles s’effacent, pour laisser apparaître leurs tensions, leur pleine exubérance.
Pierre-Émile Barbier
(Propos recueillis par François Eychart)
Les Lettres françaises . Septembre 2009 (supplément à l’Humanité du 5 septembre 2009) . XVI

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