Stéfan Coïc, Contravention, Éditions Héloïse d`Ormesson, 2006.

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Stéfan Coïc, Contravention, Éditions Héloïse d`Ormesson, 2006.
Stéfan Coïc, Contravention, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2006.
D
ix minutes après, j’étais toujours là, planté, à me regarder ce bout de la route par lequel elle
avait disparu, et j’essayais en vain de me persuader qu’elle allait revenir. Qu’elle ferait demi-tour un
peu plus loin, dissimulerait tout ça en mauvaise blague… Mais non.
Je me suis essayé à lui envoyer cette pensée, ne pars pas pour de vrai, Gladys, tout ça n’est qu’une péripétie à l’intérieur de notre vie. Reviens pour le meilleur, pour le pire, on s’arrangera... Et sa voix a résonné en
moi,
— Va te faire voir !
Certes, je pourrai raconter cette histoire à mes petits-enfants, le jour où grand-mère m’a abandonné sur le bord
de la route, mais dans le même temps, ils s’éloignaient là-bas, eux aussi, au volant de mon automobile…
Et qui s’occupera de leur conception ? Qui s’occupera de leur ascendance ?
Bon sang, Gladys, c’était juste une envie de pisser !
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Quelques heures plus tôt, j’étais confortablement installé dans ma voiture, bien au frais, un peu somnolent, mais tout à fait à la conversation de ma femme d’alors.
Gladys conduisait. Nous cheminions paisiblement vers la ville. Devisions de bon aloi sur les choses et
les gens de la vie. Un Coltrane rythmait nos silences. Un semi-remorque nous ouvrait la route.
J’ai pensé, tiens, Gladys, tu devrais le doubler ! et comme pour me répondre, elle a enfoncé l’accélérateur, le souffle du moteur s’est immiscé entre nos mots, et nous nous sommes tus, décidés à reprendre après
la manœuvre.
Dans la même seconde le camion a pilé. L’espace entre nous s’est réduit en centimètres. Gladys l’a évité
d’un coup de volant. J’étais aux premières loges, du mauvais côté cette fois, et je nous y vis, comme la fatalité, là, devant nous, un bête fossé... et j’y suis allé résigné.
J’ai fermé les yeux. Je nous ai senti basculer. Je me suis demandé comment ce serait, mordre la terre
ici, peut-être y mourir. Je me suis cramponné à tout. Je me suis entendu respirer. Fort. J’ai deviné une
ultime tentative de nous tirer de là, désespérée, le dernier sursaut de Gladys aux commandes de mon auto…
Puis un répit. La vie qui résiste. Le ronron du moteur autour d’un silence.
— Non mais regarde-moi cet imbécile, a-t-elle dit.
Et un vent de miracle a soufflé sur ma nuque.
Mon automobile avait obéi aux coups de volant de Gladys sans s’y dérober, et nous étions toujours à
son bord. Tranquilles.
Je me souviens m’être félicité de mon goût pour les avancées technologiques, ça m’a valu un détour
d’orgueil. Je n’avais pas rechigné à la dépense le jour où je l’avais achetée. Le vendeur avait tenté de me refiler celle qu’il avait en stock, m’expliquant qu’elle tenait suffisamment la route, que le recours à divers artifices électroniques et coûteux était inutile, il pariait même que je ne m’en servirais jamais. Seulement je
suis têtu. J’y tiens, lui dis-je, j’aime les gadgets ! et j’attendrais volontiers trois semaines de plus, le temps
qu’ils me la fabriquent et me la livrent, flambante et neuve, à moi, et rien qu’à moi, sans que personne
n’eût posé son cul à l’intérieur ! Question d’honneur ! ajoutai-je, c’est ma première voiture neuve. Et trois
semaines plus tard, j’en prenais solennellement livraison, elle brillait au Soleil, comme un clin d’?il, et ça
lui allait bien. Je n’y vis pas mystère.
J’ai songé à rendre visite au vendeur pour lui rappeler les termes de notre pari. Un simple coup de
volant peut changer une vie. Les « artifices électroniques et coûteux » avaient sauvé la nôtre. Je me félicitais encore de mon obstination. Je pouvais continuer ma route, paisible et rassuré, et laisser cette péripétie
derrière nous.
Mais Gladys, non. Nous fîmes demi-tour.
— Tu es sûre ? j’ai demandé.
— ...
Le type pissait placidement contre un fourré. Insouciant. Il sifflotait. Le moteur de son camion tournait
au ralenti ; la portière était ouverte. Pas une ombre de culpabilité sur le visage. Juste le soulagement physique de l’Homo sapiens longtemps retenu.
À défaut, je choisis d’en rire. Le ciel ne nous avait-il pas épargné ?
Mais Gladys, non. Elle persévéra.
— Te rends-tu compte que ce type a failli nous tuer pour s’arrêter pisser ??!!
Eh oui, je me rendais bien compte, Gladys. Je savais combien tu les avais en horreur tous ces types qui
sans gêne s’arrêtent et n’importe où se vident, contre un mur, entre deux voitures, un arrêt de bus. C’était
pour toi chaque fois comme une injure, une salissure dans un monde illuminé : une tache. Et celui-là nous
avait parfaitement offensés.
Voilà, je pensais à tout ça, ça m’a mis en retard. Je n’ai pas eu le temps de te répondre. Tu étais déjà
partie.
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Après, mon temps à moi s’est ralenti. Ça s’est passé si vite.
La portière s’est refermée, comme doucement, et Gladys était déjà là-bas, comme transportée. Ses mots
traînaient encore dans la voiture. Laissés derrière.
— Je vais lui dire ma façon de penser !
Là-bas, elle lui avait attrapé l’épaule, et le secouait. Pour qui vous prenez-vous !? L’homme répondait
m’en fiche, pas pu m’retenir ! mais c’était au passé. Tout était en retard pour moi.
Qui êtes-vous pour me parler comme ça, hein ? disait-elle. Le type dut s’y prendre à deux mains pour
ne pas s’en mettre partout. Gladys le bousculait, il était impuissant à se défendre, et son pantalon lui descendit jusqu’aux chevilles. Pas pu faire autrement, je vous l’dis ! osa-t-il.
De mon côté, je n’avais jamais vu un type pisser aussi longtemps. Il était écartelé entre l’apaisement de sa
miction et la terrible humiliation qu’il subissait, car une femme, oui, le malmenait, lui, quand tout à son
état d’être humain, il se soulageait. Et bringueballé comme ça de droite et de gauche, Oh ! il essayait de ne
pas s’en foutre partout, Eh ! mais savait qu’il ne pourrait se défendre, Eh là madame, arrêtez ! tant que sa
vessie ne le laisserait pas en paix. Son pantalon entravait la liberté de ses mouvements, Arrêtez, j’vous dis !
ça compliquait ses efforts pour rester au sec.
Je me souviens avoir compati avec ce type. Avoir fini par le comprendre. J’ai même eu pitié de lui
quand, déséquilibré, il ne put que se laisser tomber sur les fesses et se hasarder à diriger son jet pour toujours s’en protéger. Mais madame !...! Et assis par terre maintenant, il continuait de pisser. C’est pas malin
! Et sa détresse eut quelque chose de si touchant, l’homme fut si ridicule, là, juste là à ses pieds, que Gladys lâcha prise.
Elle le regardait… lui, toujours son jet dirigé vers le haut… toujours assis… ligoté par son pantalon,
incapable de se relever. Il poignait toute sa concentration à diriger l’opération, à la dévier, pour pas se
mouiller.
J’entendis le rire de Gladys, mais j’étais toujours en retard.
Et le type s’est arrêté de pisser.
Son jet avait cessé d’un coup. Il ne s’était pas tari, il n’avait pas faibli, il s’était juste arrêté. Stoppé net.
Puis le type est devenu tout rouge.
Il était là, assis par terre, son petit robinet entre ses grosses mains de camionneur, et le visage rouge
comme une tomate.
Et Gladys riait.
Et moi, je les regardais.
Nous sommes restés comme ça, dans un moment espiègle. Eux, en avance... moi en retard.
Puis elle, ça a commencé de lui passer, son rire est devenu plus petit.
Lui, tout penaud, il est resté sans rien faire. Un infime détail, une subtilité, a changé sur son visage.
On pourra me demander comment, de là où j’étais, j’ai pu voir un signe si minuscule, mais ça ne m’a pas
échappé. J’ai tout de suite compris.
Un grognement a pris forme à l’intérieur de sa gorge. Il en est sorti presque un râle. Le type a fini par
hurler.
Il s’est remis debout sur ses grosses jambes potelées, son pantalon toujours sur ses chevilles, son machin
toujours entre ses grosses mains. Une tache d’herbe verte lui recouvrait les fesses.
Et Gladys s’est arrêtée de rire.
J’ai pensé très fort, reviens bon sang ! mais aucun mot n’est sorti de ma bouche, j’étais en retard, toujours en retard.
Là-bas, elle est restée à le regarder. Comme au ralenti. Trop curieuse ! Bon sang, Gladys, reviens !
Là, lui, il s’est tourné vers elle.
Un petit sourire a mordu le coin de ses lèvres… Il s’est mis à rire à son tour… Tout détendu, amusé
de la tournure qu’avait prise son arrêt pipi, et il s’esclaffait à grosses bouffées. Ha, Ha, Ha...
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Gladys, sur son visage, j’y vis comme une surprise. Elle le regardait interloquée. Non, reviens je t’en
prie ! Mais j’étais toujours en retard dehors, en avance dedans, et les mots s’entassaient dans ma bouche.
Reviens ! J’ai voulu bouger, la ceinture m’en a empêché...
Là-bas, lui, il riait. Bonne grosse bouille hilare de bébé joufflu, il a fini par l’entraîner. Elle a ri aussi.
Tous les deux maintenant, ils se regardaient ; et riaient... Ma femme, et un gros camionneur déculotté qui
tenait sa petite quéquette dans ses grosses mains. Et moi, assis dans ma voiture, je les observais impuissant… Ce type faisait le malin, je le savais. C’était une question de secondes. Et il s’agissait de toi. De toi,
ma Gladys à moi.
— Gladys, reviens ! me suis-je enfin entendu dire.
Le visage du type a changé de couleur une nouvelle fois.
Il m’a regardé.
Gladys aussi, elle m’a regardé.
Et lui, il s’est soulagé définitivement.
Son jet reprit de toute beauté.
Sauf que Gladys, elle, qui me regardait, n’eut pas le temps de réagir.
Et il prit un malin plaisir à l’asperger copieusement.
— Je ne veux plus jamais en parler, tu m’entends !
J’avais parfaitement entendu. J’attendais juste qu’elle passe ses nerfs, j’en aurais fait autant à sa place.
Pendant le petit bout de route qui avait suivi l’événement, nous nous étions satisfaits d’écouter le ronronnement du moteur, tout du moins en ce qui me concerne, mais j’aime à croire qu’elle aussi. Elle avait
bifurqué dans la forêt, emprunté un chemin de terre, zigzagué entre de malheureux arbres égarés et, quand
certainement elle pensa que nos âmes étaient à l’abri, elle nous avait arrêtés dans un sous-bois. Ma jolie
voiture était maculée de boue, le coffre en était ouvert, nos sacs éventrés, la plupart de nos affaires éparses
sur un doux lit de mousse.
Gladys se changeait.
Je lui tournais le dos, je n’avais pas eu le droit de la regarder. Je n’entendais que le frottement de ses
dessous le long de sa peau, je me contentais de ce bruissement subtil, de ces craquements d’étoffes, et j’essayais d’en deviner l’origine. J’hésitais entre deux modèles de culotte, mais pariais sur un de mes jeans – le
seul qu’il me restait de propre, qu’allais-je donc me mettre demain ? –, et un de ces minuscules T-shirt
qu’elles seules savent porter. Elle finissait d’ailleurs de l’ajuster quand elle est revenue vers moi. C’est là
qu’elle me l’a dit,
— Je ne veux plus jamais en parler, tu m’entends !
Je n’ai rien répondu. Je ne crois pas qu’elle attendait une réponse. Elle ne m’avait même pas regardé,
elle me l’avait dit, et s’était engouffrée dans la voiture. Je laissais passer la foudre.
J’ai ramassé nos affaires à l’entour, remis de l’ordre dans nos sacs, rangé mon coffre. C’était le moins que
je puisse faire, il me suffisait de jeter un œil aux événements.
J’ai pris tout mon temps. Je voulais lui en laisser pour elle. J’imaginais qu’elle en avait besoin.
Puis je me suis assis sur une grosse pierre, je me suis reposé de tout ça.
Il y a peu, j’aurais allumé une cigarette, je m’en serais délecté, mais j’avais arrêté, et je tenais bon. J’ai
juste pensé à cette idée. Je crois qu’elle m’a fait sourire.
[
Je n’en finissais plus de la découvrir. Je priais tout au fond de mon être pour que cela ne s’arrête jamais, et
dure, encore et encore, comme si j’avais touché là de mon doigt frêle et hésitant la perfection de mon existence, le baume de mon âme dans l’Éternité. Grâce à ce remède, plus jamais la tristesse ou l’absence ne
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s’étaient emparés de ma destinée, moi qui à l’accoutumée penchais plutôt vers elles que vers la joie et l’amour
de chaque moment qui m’était donné. Gladys était ma potion contre toutes les idées abominables que les
hommes tentent de nous imposer. Elle était mon sérum de vie.
Il m’était donc tout à fait naturel de la laisser appuyer sur l’accélérateur de mon bolide plus que je ne le
faisais moi-même. Je tire une certaine fierté de les avoir réunis tous les deux. Et après les circonstances que
nous avions traversées, j’avoue qu’une part de moi-même appuyait avec elle. Les élans du moteur semblaient
nous rapprocher dans ce moment délicat. Nous écoutions un cédé un peu techno, enfin elle surtout ; je
n’avais pas eu le droit à l’expression de la moindre désapprobation. Le vent frais nous parsemait ses bienfaits, les ombres des arbres s’étiraient dans la fin d’un jour qui devenait trop long à mon goût. J’eusse préféré être déjà à l’hôtel, dans un bon bain chaud, parfumé d’une de ces mousses dont eux seuls ont le secret.
Mais ce fut écrit autrement. Je ne devais jamais en arriver là. Il ne faut pas se départir du vol du papillon,
de la tourmente qu’il engendre. J’eus terriblement envie de faire pipi. Je me rendais compte du ridicule de
la situation, mais peut-être qu’à bientôt quarante ans ma prostate commençait de s’affaiblir, qui sait ?
Pourtant j’ai bien tenté de me retenir.
[
— Gladys ?
— ...
— Gladys j’ai quelque chose de désagréable à te dire...
— ...
— Gladys peux-tu t’arrêter ?
— ...
— Gladys... Il faudrait que je fasse pipi... Ça devient assez urgent...
Stéfan Coïc, Contravention
Roman
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2006 | www.heloisedormesson.com
ISBN 978-2-35087-040-3 | 21 ¤ | 416 pages | Distribution/diffusion Interforum

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