On ne peut pas comprendre les jeux vidéo sans y jouer
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On ne peut pas comprendre les jeux vidéo sans y jouer
REFLEX DÉCEMBRE 2010 JEUX VIDÉO «On ne peut pas comprendre les jeux vidéo sans y jouer» PROPOS RECUEILLIS PAR DANIEL SARAGA PHOTOS: STÉPHANIE GYGAX Mondes virtuels, nouvelles interfaces, influence sur la culture et l’apprentissage: le spécialiste Marc Bodmer esquisse les changements profonds amenés par les jeux vidéo. D epuis 25 ans, Marc Bod- à «Pacman» dans les années auront à nouveau peur que les mer couvre les nouveaux 1980 ne permet pas du tout de autres – il s’agit toujours des médias pour les principaux s’imaginer un jeu actuel tel que autres – ne se perdent dans un titres de la presse écrite de «Starcraft». C’est comme compa- monde virtuel devenu de plus en Suisse alémanique, du «Tages- rer un vélo avec un TGV. plus réaliste. Ce rejet me rappelle les mécanismes sous-ja- Anzeiger» à la «Weltwoche». Considéré comme l’un des experts suisses sur les jeux vidéo, le journaliste et joueur de 46 ans suit le marché des jeux depuis plus de vingt ans. Il mène un projet de recherche à la Haute «Jouer reflète notre capacité à agir sur notre environnement.» Ecole des sciences appliquées cents au racisme: on craint ce que l’on ne comprend pas, on le juge et on le rejette. C’est l’expression de la peur de se voir exclu d’une culture ou d’une pratique qui nous reste étrangère tout en se trouvant à de Zurich (ZHAW) sur l’utilisation [REFLEX] des jeux vidéo, leur potentiel vieillissent… Mais les joueurs dans l’éducation ainsi que les proximité de nous. Tous les types de mass media questions liées à la violence. [MARC BODMER] Diplômé en droit, il est marié et effet changer graduellement. nouveauté est d’abord démoni- père d’un enfant de 6 ans. L’âge moyen des joueurs aug- sée, suscite ensuite l’indiffé- mente. Il est de 30 ans en rence, avant d’être finalement Suisse et 35 aux USA. On note réellement assimilée par la so- également de plus en plus de ciété. Au XVIII e siècle, la lecture mais reste mal connue de nom- joueurs occasionnels, comme les de livres était perçue comme breuses personnes. Pourquoi? 200 millions de personnes qui mauvaise pour la santé et pour jouent sur Facebook. les mœurs. Elle était fortement [REFLEX] L’industrie du jeu est comparable à celle du cinéma, [MARC BODMER] La situation va en La perception sociale passent par trois phases: la déconseillée pour les femmes. des jeux vidéo est très liée aux [REFLEX] questions de génération. Parmi plus peur à personne? Les jeux ne feront alors les plus de 40 ans, seul un tiers Aujourd’hui, c’est au tour des jeux, avec un discours quasiment identique. a été joueur, contre 80% en [MARC BODMER] dessous. Les non-joueurs com- nouvelle vague de crainte lors [REFLEX] prennent très mal cet univers – de l’arrivée de la 3D et de la devenir le premier pays au Je m’attends à une La Suisse pourrait bientôt d’ailleurs, regarder quelqu’un réalité augmentée (qui super- monde à interdire les jeux jouer ne suffit pas vraiment, il pose informations numériques et violents. Quelle logique y a-t-il faut le faire soi-même. Avoir joué images réelles, nldr). Les gens à l’interdiction? 38 REFLEX DÉCEMBRE 2010 JEUX VIDÉO «Jouer fonctionne par tâtonnement.» Marc Bodmer est considéré comme l’un des experts suisses sur les questions liées au jeu vidéo. [MARC BODMER] des images de jeux vidéo et ce [REFLEX] flète le problème de génération. massacre est devenu le point de scientifiques? Autant le monde politique que référence pour toute la discus- celui des médias sont dominés sion sur le rapport entre vio- [MARC BODMER] par des quadragénaires qui lence et jeux vidéo. Par la menter l’agressivité, mais pas la connaissent très mal le domaine suite, chaque fusillade scolaire violence. Il faut absolument dis- des jeux. L’association entre a encore renforcé cette idée, tinguer ces deux concepts: jeux vidéo et violence est partie car on a souvent observé que l’agressivité consiste en une at- de la tuerie de l’école de Colum- les responsables étaient des titude, une prédisposition à cer- bine en 1999. Comme les deux joueurs – en oubliant parfois taines réactions, alors que la responsables jouaient compulsi- que la plupart des écoliers le violence réside dans le passage vement à «Doom», on a très for- sont! Il faut relever que le lien à l’acte. Les chercheurs souli- tement associé les jeux de entre jeu violent et passage à gnent que l’influence des jeux «first person shooter» avec les l’acte n’est, en soi, pas entière- vidéo sur l’agressivité reste «high school shooting»… Avec ment aberrant. Il n’a cependant marginale comparée à la violence Columbine, bien des gens ont pas été confirmé par les re- domestique, la pauvreté, l’utili- découvert pour la première fois cherches. sation de drogues ou Cette initiative re- Que disent les Que jouer peut aug- 39 REFLEX DÉCEMBRE 2010 JEUX VIDÉO encore, chez certains écoliers, en plus utilisés par les entraî- velles technologies au sein de le manque de respect qu’ils neurs pour développer des stra- la société. Elle offre un marché ressentent de la part de leurs tégies ainsi que par des pilotes test pour des applications po- enseignants. Mais face à ces de F1 pour mémoriser les circuits. tentiellement révolutionnaires, problèmes complexes, il est plus Mélanger jeu et film ne fonc- comme les jeux en réseau, la facile pour les politiciens de tionne quasiment jamais. Les 3D, les interfaces corporelles montrer des scènes de jeux films sont statiques, les jeux in- ou encore l’utilisation d’avatar violents et de se profiler en teractifs. Au cinéma, le suspens sur internet. Les gros joueurs donnant l’impression d’agir. vient d’un contrôle très précis ont également besoin d’ordina- du timing, impossible à repro- teurs très puissants et tirent duire dans les jeux où ce sont le marché des PC en avant. [REFLEX] Pourquoi y a-t-il tant de jeux violents? [MARC BODMER] Simplement parce les participants qui maîtrisent le déroulé de l’histoire. Dans les [REFLEX] jeux de «survival horror» où il à l’école? Les jeux appartiennent-ils qu’ils permettent de jouer – faut échapper à une armée de c’est-à-dire de se projeter zombies, le suspense ne vient [MARC BODMER] dans un monde imaginaire. Un pas d’une mise en scène parti- ment pas la concurrence entre first person shooter reproduit culière, mais du fait que l’horreur les élèves, perçue aujourd’hui les jeux d’enfants: policier et émerge de ses propres choix. comme discriminatoire. Mais les nouvelles générations sont voleur, cow-boys et Indiens. [REFLEX] Certains disent que jouer est une perte de temps. [MARC BODMER] Pourquoi un jeu se- rait-il davantage une perte de temps que, par exemple, la lecture? Ces deux activités Les enseignants n’ai- «Pour la ‹génération stencil›, aucune erreur n’est permise.» habituées à jouer et semblent avoir moins de problème avec cette question, car tout jeu est, par essence, une compétition. Je trouverais intéressant de voir à nouveau des scénarios compétitifs prendre place à l’école. Jouer est extrêmement motivant, sont d’ailleurs relativement similaires, avec la forte concen- Aujourd’hui, les jeux influencent car on sait tout de suite donc tration qu’elles engagent. d’autres formes d’art. Prenez le si on a réussi ou non. Ce feed- film «Matrix»: il reproduit de back instantané est très grati- manière très parlante la struc- fiant. Il reflète notre capacité à enfin pris leur place dans notre ture narrative des jeux vidéo. agir sur notre environnement – culture? Le novice, le bien nommé «Néo», c’est comme pour les petits en- apprend d’abord à contrôler ses fants qui sont fascinés par les pouvoirs – exactement comme les interrupteurs. Au contraire, comme le petit frère du cinéma, «tutorials» (les phases d’ap- l’enseignement traditionnel en mais c’est totalement faux. Ils prentissage qui prennent place classe est asymétrique, car on possèdent leur propre langage au début des jeux, ndlr). En- reçoit son épreuve corrigée qui influence d’autres domaines, suite, il doit vaincre le «boss seulement le lendemain. On re- comme, par exemple, le montage monster» (le grand méchant) trouve cette question avec les rapide ou le split-screen trouvé avant de passer au niveau su- nouveaux moyens de communica- en télévision. Avec des scènes périeur, qui prend la forme du tion. L’e-mail et les SMS rempla- très rapides et intenses, les jeux second film de la série. cent de plus en plus le télé- [REFLEX] Les jeux vidéo ont-ils [MARC BODMER] On les imagine souvent phone, mais cette communication de sport ont amené une sorte «d’hyperaction», que la télévision [REFLEX] cherche désormais à reproduire – fluence-t-elle le développement efficace et ne satisfait pas en particulier à l’aide de tech- de la technologie et son notre besoin de feedback ins- niques de superpositions d’images intégration? tantané. C’est paradoxal: on a L’industrie ludique in- besoin des autres, mais on évite qui furent, d’ailleurs, développées à l’origine pour des jeux. Ces [MARC BODMER] derniers sont d’ailleurs de plus important pour l’arrivée de nou- 40 asymétrique n’est souvent guère C’est un canal très de s’y confronter. Que ce soit pour jouer ou apprendre, les REFLEX DÉCEMBRE 2010 JEUX VIDÉO défis à surmonter doivent jamais joué montrent beaucoup Cette tendance va encore s’adapter continuellement: si de réticence face au jeu, car s’accentuer avec l’arrivée du le participant n’arrive pas à ils ont peur de se tromper, en «Move» de Sony, qui ressemble franchir une étape, le niveau particulier avec l’utilisation passablement à la Wii mais de difficulté doit baisser un peu des manettes. s’adressera probablement à un avant de remonter par la suite. public plus large. Nintendo, qui [REFLEX] [REFLEX] Les joueurs apprennent- Que préfigure l’arrivée des nouvelles interfaces? ils différemment? un public familial – c’est un peu le Disney des jeux vidéo. L’arri- [MARC BODMER] [MARC BODMER] produit la Wii, a toujours visé Elles vont développer vée de «Kinect» de Microsoft Oui, jouer fonctionne très fortement le marché des est également très attendue. par tâtonnement: on essaie, on joueurs occasionnels, davan- Ce système de commande basé rate, on recommence, jusqu’à tage que celui des joueurs purs sur le corps et les gestes, avoir pu franchir l’étape. Cette et durs. L’arrivée de la Wii en sans la moindre interface, a approche du «trial and error» 2006 a rencontré un succès le potentiel de faire vraiment se retrouve aussi dans les phénoménal, car elle a ouvert bouger le marché. Dans un outils informatiques tels que un nouveau marché: tout d’un deuxième temps, elle pourrait le traitement de texte. C’est coup, l’univers des jeux vidéo être utilisée par exemple comme complètement l’opposé du per- s’est ouvert à tous ces gens un coach de yoga nous indi- fectionnisme qui impreigne ce que qui auparavant n’osaient pas quant nos erreurs, pour accé- j’appelle la «génération stencil», jouer. Avec la Wii, il suffit de der à de la musique et des films où aucune erreur n’était per- faire des mouvements que l’on en ligne – voire même pour mise lorsqu’il fallait écrire un connaît déjà pour pouvoir jouer, faciliter l’achat en ligne de texte sur du papier stencil. Les comme par exemple un coup vêtements, en mesurant notre plus de cinquante ans qui n’ont de raquette de tennis. corpulence. ■ JEU CULTE 1/6 Grand Theft Auto La série Grand Theft Auto, aussi connue sous le nom GTA, s’est rendue célèbre auprès du grand public pour son caractère violent. Objet de controverses infinies, censuré dans certains pays, GTA IV offre une grande liberté d’action au joueur. Dans une ville de New York modélisée en 3D, rien n’empêche de s’écarter de la trame scénaristique (il s’agit de remplir diverses missions dans le registre action-aventure) pour donner libre cours à ses pulsions meurtrières, y compris en s’en prenant aux passants innocents. Les adeptes apprécient le second degré cultivé par la série depuis ses débuts. 41