Point de vue/Opinion
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Point de vue/Opinion Arnaud DECKER Télévision numérique : à la recherche du nouvel entrant Arnaud DECKER (*) Télévision numérique : à la recherche du nouvel entrant Au printemps 1996, lors de sa constitution, le bouquet satellitaire TPS faisait figure de nouvel entrant aux yeux des autorités françaises et communautaires : pour réussir à concurrencer le groupe Canal+, opérateur dominant sur le marché français, les actionnaires de TPS devaient consentir des investissements importants et se doter des compétences indispensables à leur développement dans le segment de la télévision à péage, qui semblait être un nouveau marché pour eux. Coalition des champions de la télévision en clair (TF1, France 2, France 3, M6) et de la distribution de télévision par câble (France Télécom et Suez-Lyonnaise), TPS a eu d’emblée pour atout distinctif d’offrir en exclusivité à ses abonnés les versions numériques des quatre grandes chaînes hertziennes. Cette exclusivité est au cœur des accords TPS tels que notifiés à la Commission européenne. Dans une communication publiée en février 1998, la Direction générale en charge de la concurrence (DG IV) a exprimé sa volonté de faciliter le lancement en France d’un opérateur concurrent du groupe Canal+ et a reconnu à TPS le caractère de nouvel entrant sur le segment de marché pay-TV : "La création de TPS ayant un effet pro-concurrentiel, dans la mesure où elle permet l’émergence d’un nouvel acteur, la Commission se propose de prendre une attitude favorable à l’égard des accords notifiés. En ce qui concerne la disposition relative à la distribution exclusive des chaînes généralistes sur TPS, il est notamment envisagé d’accorder une exemption d’une durée de trois ans (...)" (1). (*) Les propos tenus par l'auteur, par ailleurs chargé de mission dans un groupe audiovisuel, le sont à titre personnel et engagent sa seule responsabilité. L’auteur remercie Bernard GUILLOU et Christophe BYS de leurs remarques. Plusieurs références théoriques sont puisées dans l’état de la littérature établi par Valérie CLAUDE-GAUDILLAT dans son mémoire "Gestion des compétences et marchés émergents : une étude appliquée au multimédia", Université de Paris X-Nanterre, novembre 1998. (1) Communication faite en application de l’article 19.3 du réglement n°17 du Conseil; cas n°IV/36.327 TPS. COMMUNICATIONS & STRATEGIES, n° 33, 1er trimestre 1999, p. 153. 154 COMMUNICATIONS & STRATEGIES C’est donc parce que TPS est considéré par la Commission comme un nouvel entrant dans le secteur de la télévision payante que la Commission lui accorde le droit de ne pas se conformer provisoirement aux dispositions du Traité de Rome relatives aux règles de concurrence. La Commission de Bruxelles appuie son argumentation sur la distinction qu’elle effectue entre deux marchés de la télévision : celui de la télévision dite "d’accès libre" et celui de la télévision payante, qui se singularisent par leurs modalités de financement et de distribution. Canal+ conteste cette segmentation qui a pour effet d’attribuer au leader européen de la pay-TV une part de marché écrasante, sans tenir compte des interactions fortes entre télévision gratuite et télévision à péage, ou de la concurrence que se livrent l’ensemble des chaînes pour la conquête des programmes-phares. Nous ne reviendrons pas sur ces questions qui font l’objet de débats entre ce groupe et les autorités. En revanche, il semble intéressant, à la lumière des développements récents des recherches en économie et en stratégie, de s’interroger sur la robustesse des concepts et catégories utilisés par les institutions en charge de la concurrence. Parmi les termes qui guident les autorités dans leur étude des conditions de marché, et partant dans leurs arbitrages ( 2 ) , figurent notamment : - les "barrières à l’entrée" que la firme pionnière ("first mover") sur un marché peut ériger face au "nouvel entrant", - les avantages dont est censé bénéficier a priori le "premier entrant". Ces concepts font partie de la boîte à outils de l’économie industrielle depuis les années 1960/1970. Ils fournissent une grille d’analyse simple et explicite des conditions de concurrence. C’est sans doute la raison pour laquelle ils sont largement utilisés par les instances qui veillent au respect du droit de la concurrence en France et en Europe. Depuis une quinzaine d’années, ils sont ré-examinés par les chercheurs, parallèlement à une (2) "The essential policy goal of the Commission in relation to pay-TV is to maintain open market structures and prevent the erection of barriers to entry (...) which foreclose further access". Extrait du discours prononcé le 14 septembre 1998 à Vancouver (International Bar association) par M. Jean-François Pons, Directeur général adjoint de la DG IV. Citons également le Livre Vert sur la "convergence des secteurs des télécommunications, des médias et des technologies de l’information, et les implications pour la réglementation" qui fait un usage abondant de l’expression "barrières à la convergence" (Commission européenne, Bruxelles, décembre 1997). A. DECKER 155 mise en perspective critique des apports des fondateurs de l’économie industrielle. Ces nouveaux développements constituent des pistes stimulantes pour une évaluation du caractère opératoire des concepts qui ont cours actuellement à Paris comme à Bruxelles. Dans quelle mesure ces travaux critiques modifient-ils la perspective ? A la manière des auteurs de la "nouvelle" économie industrielle, et appliqués au cas des bouquets numériques français, il semble intéressant de s'interroger sur les concepts retenus par les autorités dans leur appréciation des positions sur le marché des bouquets numériques français. Après avoir présenté la grille d’analyse que suggèrent les recherches récentes sur l’ordre d’entrée et les barrières à l’entrée, nous nous efforcerons de l’appliquer au cas du lancement des bouquets, avant de discuter les hypothèses que retiennent les autorités de régulation. Les avantages présumés des firmes établies : une mise en perspective critique Les analyses relatives à l’ordre d’entrée sur un nouveau marché et aux avantages dont bénéficient les firmes pionnières sont anciennes et nombreuses. De façon générale, les pères fondateurs de l’économie industrielle ( 3 ) estiment que les premiers entrants peuvent tirer des avantages substantiels d’une entrée précoce. Leurs analyses établissent que la pénétration rapide d’un nouveau marché permet : - de conquérir d’importantes parts de marché, - d’espérer un retour à court terme sur l’investissement, - de tirer parti des effets d’expérience, - d’échapper à la pression de la concurrence par les prix, - de dissuader l’arrivée de nouveaux entrants par l’établissement de barrières à l’entrée. (3) Voir notamment : Joe S. BAIN : Industrial Organization, 1968 ; George J. STIGLER : The Organization of Industry, 1968. La conviction qu’une entrée précoce est source d’avantages forts domine en fait la pensée économique depuis les années 1950, même si les validations empiriques font parfois défaut. Harold Demsetz, un des théoriciens des barrières à l’entrée reconnaîtra ainsi, au début des années 1980, la triple difficulté à laquelle se heurte ce concept apparu dans l’après-guerre : difficulté des chercheurs à s’accorder sur une définition, difficulté à trouver les moyens d’une mesure fiable de l’ampleur et des effets des barrières à l’entrée, difficulté des autorités, liée aux deux difficultés précédentes, quand il s’agit pour elles d’envisager l’établissement de restrictions légales à la concurrence susceptibles de permettre un fonctionnement satisfaisant du marché ("Barriers to Entry", American Economic Review, vol72, n° 1, mars 1982. 156 COMMUNICATIONS & STRATEGIES Trois mécanismes peuvent donner lieu à un avantage pour le premier entrant (4) : - la suprématie technologique, - le contrôle d’actifs rares, - le coût pour les candidats à l’entrée que ne manqueraient pas d’occasionner les efforts de transfert d’une base de clientèle (loyauté ou inertie des consommateurs à l’égard de la production de la firme en place). Depuis une quinzaine d’années, un nombre important de travaux s’emploie à ré-examiner l’ensemble de ces présupposés ( 5 ) . Sans s’opposer systématiquement aux recherches précédentes, ces travaux modèrent les convictions des fondateurs de l’économie industrielle. Ils s’accordent notamment pour estimer que l’ordre d’entrée sur un nouveau marché est moins déterminant que ne laissaient entendre les travaux des années 1960-1970. Ils établissent par ailleurs qu’aux chances initiales des pionniers correspondent souvent des risques, voire des désavantages. Ces désavantages peuvent tenir aux faiblesses propres de la firme établie (l’inertie organisationnelle par exemple), aux spécificités du secteur (une forte substituabilité des produits par exemple), ou aux compétences distinctives que les firmes entrantes sont en mesure de déployer sur un segment proche de leur marché d’origine (6) Le taleau ci-contre, qui agrège les grands axes de discussion retenus par une demi-douzaine d’économistes depuis le milieu des années 1980, synthétise les réflexions critiques relatives à l'avantage "first-mover". (4) Se reporter notamment au remarquable article de synthèse consacré par M. B. LIEBERMAN & D. B. MONTGOMERY en 1988 à l’état des recherches relatives aux atouts et difficultés des firmes pionnières, "First-Mover Advantages", Strategic Management Journal, vol. 9, 1988. (5) Voir notamment : B. MASCARENHAS, "Research notes and communications : First-Mover Effects in Multiple Dynamic Markets", Strategic Management Journal, 13 ; pages 237-243 (1992) ; W. MITCHELL : "Whether and When ? Probability and Timing of Incumbents’ Entry into Emerging Industrial Subfields" ; Administrative Science Quarterly, 34, pages 208-230 (1989) ; W. MITCHELL : "Dual Clocks ; Entry Order Influences on Incumbent and Newcomer Market Share and Survival When Specialized Assets retain their Value", S t r a t e g i c Management Journal, 12, pages 85-100 (1991). (6) Will MITCHELL : "Whether and When ? Probability and Timing of Incumbents’ Entry into Emerging Industrial Subfields", Administrative Science Quarterly, 34, 1989, p. 218. A. DECKER 157 Atouts et risques de la firme pionnière (7) Atouts présumés Principaux risques encourus Mécanismes déterminant l'avantage : • leadership technologique • capacité de préemption des actifs rares • coûts de transfert pour les entrants (ex. : loyauté à l’égard de la marque du pionnier) • diffusion rapide de l’innovation • résolution des incertitudes technologiques • puissance des nouveaux entrants • imitation possible du produit par les entrants ("free-rider effects" ; "me-too products") • évolution brusque de la demande Implications : • gain et maintien de fortes parts de marché • effets d’expérience • faible exposition à la concurrence par les prix • positionnement efficace du nouvel entrant • résolution des incertitudes de marché • inertie organisationnelle • faiblesse des barrières objectives à l’entrée Si l’on suit des auteurs comme David Aaker et George Day, ou Marvin Lieberman et David Montgomery, l’ensemble des présupposés traditionnels mérite un nouvel examen : • Parce que les conditions typiques d’édification de barrières à l’entrée sont rarement réunies. Par exemple, l’avance technologique est beaucoup moins déterminante dans la constitution de l’avantage concurrentiel que ne l’estimaient les économistes dans les années 1970 : les recherches montrent que les concurrents accèdent couramment à des informations détaillées moins d’un an après le développement d’une technologie. • Parce qu’une entrée différée peut s’avérer avantageuse à plusieurs titres : - Les firmes "suivantes" ("early followers" ou "later entrants") n’ont pas à supporter l’ensemble des coûts pris en charge par la firme pionnière. Le développement de technologies d’imitation intervient couramment pour un coût de l’ordre de 65 % de celui consenti par la firme pionnière (cas de (7) Ce tableau est librement inspiré de : David A. AAKER & George S. DAY : "The Perils of High-growth Markets", Strategic Management Journal, vol. 7, 1986 ; Marvin B. LIEBERMAN & David B. MONTGOMERY: op. cit. 1988 ; Will MITCHELL : op.cit. 1989. 158 COMMUNICATIONS & STRATEGIES l’industrie pharmaceutique, où pourtant les nouveaux développements bénéficient de la protection des brevets (8)) ; - La technologie mise au point par le premier entrant, quelles que soient ses qualités, n’est pas nécessairement génératrice de positions de marché inexpugnables (l’échec des premières normes dans le domaine de la vidéo en fournit une illustration bien connue) ; - Un nouvel entrant peut bénéficier "clandestinement" (en "free-rider") des investissements consentis par la firme pionnière pour familiariser sa clientèle au nouveau produit ; - Il peut également perfectionner son positionnement en fonction de celui du premier entrant (cibler, mettre l’accent sur un élément distinctif, nouveau ou exclusif de son offre, etc.) (9). Quels enseignements pouvons-nous tirer de ces critiques des acceptions classiques de l’économie industrielle en ce qui concerne le marché français des bouquets satellitaires et la position de la Commission européenne dans ce dossier ? Le cas du marché français des bouquets satellitaires L'adoption de la même démarche critique que celle adoptée par les auteurs américains permet de passer en revue les traditionnelles hypothèses, appliquées au secteur de la télévision numérique en France, sur : 1 - l’avance technologique, 2 - l’avance marketing au sens large, (8) LIEBERMAN & MONTGOMERY, op.cit., p. 43. Voir également W. MITCHELL page 210 : "The company that first develops and introduces a good often must incur costs that will not be borne by imitators". (9) "(...) followers into a market invariably start with lower initial costs than those incurred by the pioneering firms : they start further down the experience curve for a variety of reasons : 1 - The follower can learn from the pioneer’s mistakes by hiring key personnel, by ’tear-down’ analysis of the competitor’s product and by conducting marketing research to learn the problems and unfulfilled expectation of customers and distributors. 2 - A later entrant may ‘leapfrog’ the pioneer by using the latest technology or building a plant with a larger current scale of operations (...). 3 - All competitors should benefit from cost reductions achieved outside suppliers of components or production equipment (...). 4 - A follower may have cost advantages for reasons independent of experience, such as facility location, government subsidy, or different cost structures". AAKER & DAY, p. 413. A. DECKER 159 3 - l’accès aux produits et aux ressources rares, 4 - l’accès aux consommateurs. Notre interrogation sera double : • Le groupe Canal+ a-t-il établi des barrières à l’entrée du segment payTV ? • le bouquet TPS a-t-il pâti de sa position de challenger ? L’avance technologique Dans la mesure où elles sont difficilement imitables et font l’objet de brevets déposés (notion de technologies "propriétaires"), les technologies mises en place par le premier entrant peuvent constituer une avance décisive. Encore faut-il, pour que cette suprématie puisse exister, que les technologies soient exclusives et bénéficient d’une avance avérée et durable. Télévision payante et télévision numérique requièrent la maîtrise ou la disposition des technologies nécessaires au contrôle d’accès (et en second lieu à l’interactivité et à la navigation au sein d’offres riches et complexes). L e g r o u p e C a n a l + a t r è s t ô t choisi d’investir fortement dans le développement de ces technologies. CanalSatellite en a été bénéficiaire. Il semble pourtant difficile d’affirmer que ces développements ont été à l’origine d’un avantage concurrentiel fort. La course à la maîtrise des technologies numériques a commencé au début des années 1990. En début d’année 1996, plusieurs mois avant le lancement des bouquets, cinq technologies de contrôle d’accès étaient sur le point de s’affronter sur le marché européen (10). A priori, aucune firme en place n’était en mesure d’être "gate-keeper" et a fortiori d’imposer un standard. TPS a retenu la technologie de contrôle d’accès Viaccess développée par France Télécom, un de ses actionnaires. L’opérateur public des télécommunications disposait d’une expérience acquise dans l’univers (10) Toutes ces technologies étaient adossées à des groupes puissants - Mediaguard, développé par SECA, D-Box, développé par Kirch, Viaccess, développé par France Télécom, Vidéocrypt, développé par News Datacom (filiale du groupe News Corp.) et Thomson Multimédia, les technologies développées par le groupe Nethold. Cf. B. CHAUVAT, "La télévision numérique en Europe", UBS, janv.1996. 160 COMMUNICATIONS & STRATEGIES analogique, fruit des travaux des équipes des laboratoires du CCETT (gestion du D2Mac à partir du milieu des années 1980, développement du Visiopass et de la norme Eurocrypt, qui allait donner naissance au système numérique Viaccess) (11). La CLT et TF1, sur le point elles aussi de compter parmi les actionnaires fondateurs de TPS, s’efforçaient de réunir quant à elles, chacune de son côté avant de le faire conjointement dans TPS, les compétences techniques nécessaires au lancement d’un bouquet numérique : projet Club RTL de la CLT dès 1993, projet HyperTV de TF1 à partir de 1995. On le voit, si CanalSatellite bénéficiait d’une antériorité de quelques mois dans la mise sur le marché des terminaux numériques, TPS ne partait pas de zéro en matière technologique, le 17 décembre 1996, jour de son lancement (12). Les dépenses nécessaires à la diffusion en numérique n’ont pas non plus constitué des obstacles. Bien au contraire, la baisse des coûts de diffusion a occasionné l’allégement du ticket d’entrée et déclenché la décision de nombreux groupes de pénétrer la pay-TV en France comme en Europe. L’avance marketing L’avance d’une firme établie a d’autant plus de chances d’être forte que le métier qu’elle exerce requiert une expertise marketing appropriée. Il est difficile de mesurer le déficit dont a pu pâtir TPS en cette matière, face au groupe Canal+ très expérimenté. Il est également difficile d’établir dans quelle mesure la maîtrise de ces techniques peut constituer un obstacle à l’entrée. Pour combler en partie son retard TPS pouvait sans doute compter sur : - la capacité et le droit de TPS d’imiter les méthodes adoptées par la firme en place et de recruter certains de ses anciens cadres, (11) Au printemps 1996, France Télécom revendiquait un parc de 1,5 million de décodeurs analogiques. En courant d’année 1996, la technologie héritière de l’Eurocrypt, Viaccess, était une offre viable, qui allait être rapidement adoptée par d’importants clients permettant à ses concepteurs d’envisager un amortissement plus ou moins rapide de ces technologies. (12) La maîtrise des technologies nécessaires à la distribution du produit constitue un autre facteur d’avantage concurrentiel. Malgré sa forte intégration des "fonctions pay-TV", Canal+ ne contrôle pas les infrastructures satellitaires nécessaires à la distribution de son bouquet numérique. L’édification d’obstacles à l’accès de TPS aux capacités de distribution était d’autant moins probable qu’Astra et Eutelsat se faisaient concurrence en 1996 dans l’offre de répéteurs satellitaires. A. DECKER 161 - l’expérience de plus de dix ans dans le marketing d’offres multichaînes dont bénéficiaient deux actionnaires de TPS, France Télécom et SuezLyonnaise des Eaux, au titre de leurs activités de câblo-distribution. Les investissements publicitaires nécessaires au rattrapage du leader sont identifiés comme un obstacle au succès du nouvel entrant (13). Lancée dès 1992 par Canal+, la marque CanalSatellite a certainement bénéficié de son antériorité sur le marché. En revanche il est douteux que l’offre numérique ait bénéficié d’une avance décisive : - parce que le lancement de CanalSatellite numérique n’a précédé celui de TPS que de quelques mois ; - parce que TPS et CanalSatellite ont dû consentir le même type d’effort. Le numérique a constitué une vraie nouveauté pour l’ensemble du marché TV. Pour TPS comme pour CanalSatellite, il s’est agi d’encourager l’adoption d’un produit qui nécessitait la disposition d’une antenne et d’un terminal numérique appropriés dont nul foyer n’était équipé avant 1996. Si le marché à considérer est celui de la distribution de bouquets numériques, avec les spécificités technologiques, économiques et commerciales que nous venons d’identifier, on peut dire que les deux firmes TPS et CanalSatellite étaient en 1996 deux nouveaux entrants ; - peut-être même TPS était-elle en mesure de bénéficier indirectement des investissements en communication consentis par sa devancière. Cyrille du Peloux, directeur général de TPS, ne déclarait-il pas, le jour du lancement de TPS : "L’argument de retard pris vis-à-vis de CanalSatellite peut être facilement renversé : notre concurrent a débroussaillé le terrain en donnant une plus grande notoriété au numérique, ce qui va bénéficier au second entrant sur le marché" (14). De fait, les premières campagnes de communication de TPS allaient faire mouche, relayant de façon simple un positionnement spécifique du bouquet (slogan : "la plus belle invention depuis la télévision" ; prix de lancement de 130 F pour le paquet "Tout TPS" associant l’offre thématique et l’offre cinéma) et permettant à TPS de présenter à l’issue de son premier exercice un nombre total d’abonnés supérieur de 30 % aux prévisions du plan d’affaires. (13) Voir notamment Harold DEMSETZ, op. cit. p. 50. (14) Les Echos, 17 décembre 1996. 162 COMMUNICATIONS & STRATEGIES Les investissements publicitaires consentis par les deux bouquets en 1997, année de montée en régime des deux offres, ont été du même ordre. Mais les "coûts d’information" au sens de la théorie économique (15) ont-ils été comparables ? Il est difficile de donner une réponse tranchée à cette question. Aux investissements publicitaires grands médias de CanalSatellite s’ajoutaient les dépenses à consentir pour opérer la transformation des abonnements analogiques. Reste que CanalSatellite était une marque installée, bénéficiant de la réputation de sa maison-mère. TPS quant à elle devait à la fois se faire connaître et conquérir ses premiers clients. La nouvelle offre pouvait tabler sur la notoriété de ses actionnaires et des grandes chaînes distribuées en exclusivité, mais devait résoudre l’incertitude que les consommateurs éprouvent classiquement quant à l’adoption d’une marque nouvelle. Le positionnement prix : il est tentant pour la firme en place de recourir au dumping. C’est souvent d’ailleurs l’analyse attentive de l’évolution de la politique de prix des ex-monopoleurs qui donne lieu aux interventions les plus directes des autorités de régulation (16). Il apparaît que, sur le segment de la télévision payante, le groupe Canal+ n’a pas pratiqué de "prix prédateur" ( 1 7 ). Canal+ n’a pas préventivement baissé son prix pour empêcher l’entrée de TPS. CanalSatellite a pour sa part perfectionné ses offres promotionnelles, sans baisse significative du prix de l ’ a b o n n e m e n t (18). TPS a opté pour un prix de l’abonnement de base légèrement inférieur à celui de CanalSatellite, le coût d’entrée pour le consommateur étant sensiblement identique et selon l’expression des managers de TPS établi "aux conditions du marché" (19), autrement dit aligné sur les conditions de CanalSatellite. (15) La notion de "coûts d’information" ne se limite pas aux investissements consacrés à la publicité et à la promotion. Ils englobent les dimensions moins mesurables que sont la notoriété de la marque et la confiance que cette dernière inspire à sa clientèle et aux prospects. (16) A titre d’exemple, l’Autorité française de Régulation des Télécommunications a rendu, en 1998, quatre-vingt avis relatifs aux pratiques tarifaires de France Télécom. (17) "Predatory pricing": "pricing designed to monopolize a market by punishing rivals until they cooperate by leaving the industry, reducing ouptut, or merging on favorable terms with the predator". DEMSETZ, op.cit., p. 52. (18) Il faut noter que de hauts responsables de la Commission européenne estiment pour leur part que le lancement de TPS a donné lieu à une baisse des prix d’abonnement en France. Cf. discours de M. Alexander Schaub, Directeur général de la Concurrence, lors des Journées Internationales de l’IDATE, en octobre 1998. (19) Caution de 500 F ; location du terminal de 45 F par mois ; 250 F de frais de dossier. A. DECKER 163 L’accès aux actifs et aux ressources rares La préemption d’actifs ou ressources rares par la firme établie dissuade ou contraint les candidats à l’entrée. Dans le domaine de la télévision, on peut imaginer qu’entrent dans la catégorie des actifs rares les programmes-phares et les grandes marques distribuées en exclusivité. L’accès aux programmes phares Les programmes importants dans l’univers de la télévision à péage sont avant tout le sport en direct et les films récents, qui justifient aux yeux du consommateur qu’il consacre une ou plusieurs centaines de francs par mois à son budget télévision. C’est traditionnellement sur la disposition de ces programmes que les opérateurs de pay-TV, et singulièrement les opérateurs de chaînes "premium", mettent l’accent. Grâce à des contrats d’approvisionnement pluri-annuels avec la majorité des majors américaines, à des relations anciennes et fortes avec le cinéma français, à la maîtrise jusqu’en 2001 des droits de diffusion du championnat de France de Football, Canal+ apparaît en situation de force. Il ne semble cependant pas qu’il y ait eu à proprement parler préemption de la part de la firme en place, pour des raisons tenant notamment aux modalités de fonctionnement du marché des droits. Quand elles achètent des droits de diffusion, les chaînes ne sont pas propriétaires mais locataires des actifs que sont les longs-métrages ou les droits de diffusion de rencontres sportives. L’avantage du monopoleur ou du bénéficiaire de l’exclusivité n’est que transitoire, sauf à ce que les droits soient très étendus (ex. : tous types de compétitions dans un même sport) ou de longue durée. Mais généralement la durée des contrats est limitée - les droits reviennent périodiquement sur le marché. Par ailleurs, les ayants-droit attachent un soin chaque jour plus fort à tirer le meilleur parti des effets de la concurrence, par une valorisation maximale de leurs actifs (optimisation du rapport durée / prix). Et en cas de risque de préemption, il arrive que les autorités interviennent pour établir des limitations (cas des listes limitatives d’événements sportifs majeurs ; règles limitant la montée en puissance des diffuseurs en amont de la chaîne de valeur). Dans le cas d’espèce, il semble que TPS ait été en mesure de limiter les effets de son retard sur le groupe Canal+, en jouant sur deux registres : en affrontant le groupe Canal+ aussi souvent que nécessaire pour la conquête 164 COMMUNICATIONS & STRATEGIES de droits et en contournant la contrainte de rareté des produits phares par la mise en commun au profit de TPS de certains droits disponibles auprès des télévisions d’accès libre actionnaires du bouquet : • Le groupe Canal+ et le "pool" TPS se sont affrontés pour la conquête des produits phares en 1996. Une analyse approfondie du positionnement éditorial de TPS et sa comparaison avec celui de CanalSatellite seraient utiles à ce point du propos : le bouquet TPS a-t-il choisi d’être stricto sensu alternatif ? A-t-il préféré être complémentaire de CanalSatellite ? Cette question est déterminante puisqu’elle interroge le "degré de concurrence" voulu par le management et les actionnaires de TPS. En première approximation, il semble que l’option retenue par les actionnaires de TPS a été d’affronter directement l’offre du groupe Canal+ (20). Cela a été le cas à plusieurs occasions, par exemple, lors de la négociation des accords d’approvisionnement avec les grandes compagnies de cinéma américaines. La lutte fit rage à plusieurs reprises, pour la conquête des contrats arrivés à échéance, notamment au long de l’année 1996. A l’issue de cinq confrontations successives, TPS l’a emporté à deux occasions, pour les droits de MGM et de Paramount (21). TPS était par ailleurs libre, malgré la force et l’ancienneté des relations entre Canal+ et les producteurs, de nouer des accords pour l’approvisionnement de ses antennes, par le biais du préachat de films français (22). • Il semble que la contrainte de rareté ait été pour partie contournée par la mise en commun des moyens des actionnaires de TPS actifs dans la télévision. L’achat des droits de la compagnie Paramount a bénéficié de l'association des moyens des sociétés CLT, M6 et TF1, qui ont acquis parallèlement à TPS les droits de diffusion pour la télévision en clair, par le biais de leur filiale commune TCM. Par ailleurs, une partie des droits dont disposent TF1 et le service public de télévision sur d’importantes (20) "(...) et il faut comprendre quelle est la philosophie de l’offre de TPS. C’est une offre qui est à la fois du Canal+ et à la fois du CanalSatellite, si on veut se mettre par rapport aux concurrents", P. LE LAY, interview donnée à Radio Classique, le 26 octobre 1996. (21) On peut noter que pour négocier avec les géants du cinéma américain, un groupe comme TF1 bénéficiait de son expérience des relations avec les majors et ne pâtissait en aucun cas des effets d’asymétrie informationnelle dont sont victimes les entrants purs. Evoquant l’achat par TPS et TCM des droits Paramount, Patrick LE LAY expliquait en octobre 1996 : "Les chaînes de télévision traditionnellement ont des clients privilégiés parce que c’est des relations qui se font sur la durée. Par exemple, France Télévision a plutôt les films de la Warner, que La 6 ou TF1. Nous, on avait plutôt les films de la Paramount ; les films de la Fox sont souvent plutôt sur France (...). Vous avez vos fournisseurs, c’est normal, c’est les relations commerciales qui s’établissent comme ça". (22) Citons notamment les accords conclus par TPS avec les groupes Hachette Première ou Gaumont pour certaines de leurs grandes productions. A. DECKER 165 compétitions sportives ont été mis à la disposition de TPS (rétrocession partielle à Multivision des droits détenus sur la Ligue des Champions et sur la Coupe de France de Football), permettant une offre significative de programmes sportifs aux abonnés de TPS. • On peut noter enfin que TPS a choisi de se contenter d’un nombre limité de grandes exclusivités qui lui semblait suffisant pour rendre son offre attractive. La disposition des matches de la Champions' League et de la Coupe de France d’une part, des droits de deux majors d’autre part, assurait à TPS le nombre de programmes nécessaires au succès de son lancement. C’est en tout cas ce qu’a laissé entendre le PDG de TPS à plusieurs reprises. En mai 1997, lors de la signature d’un contrat avec la société de production américaine Regency qui donnait à TPS l’accès à une quarantaine de longs métrages supplémentaires, il expliquait que : "grâce à l’accord avec Regency, TPS n’aura pas de problème d’alimentation de ses chaînes cinéma. Le bouquet a désormais fait alliance avec l’équivalent de trois majors en première fenêtre (...)" (23). Les chaînes et marques phares La conclusion d’accords d’exclusivité de distribution peut être un moyen d’établir une barrière à l’entrée dans la mesure où elle peut contraindre le nouvel entrant à consentir des investissements de départ ou de rattrapage très élevés. C’est ce que la Commission européenne semble estimer dans sa communication TPS du 28 février 1998 quand elle explique que "compte tenu du fait que (les chaînes thématiques) sont aujourd’hui rares au regard des capacités issues de la compression numérique, rareté accentuée par l’existence de contrats d’exclusivité entre chaînes et plates-formes, TPS s’est trouvé contrainte d’éditer elle-même certaines chaînes qu’elle distribue". Avec son partenariat privilégié avec Canal+, l’exclusivité de la distribution de Disney Channel et d’importantes chaînes thématiques bien installées dans le paysage audiovisuel (notamment les chaînes éditées par Multithématiques), CanalSatellite propose une offre forte et en partie exclusive. Face aux partenariats privilégiés du groupe Canal+, TPS pouvait faire valoir : - l’expérience de plusieurs de ses actionnaires en matière d’édition de chaînes thématiques (rappelons pour mémoire le lancement de Série Club par M6 en mars 1993, l’association de TF1 et de Canal+ dans Eurosport à partir de janvier 1993, le lancement de LCI par TF1 en juillet 1994, la (23) Propos de Patrick LE LAYrapportés dans Le Monde, 15 mai 1997. 166 COMMUNICATIONS & STRATEGIES distribution câble nationale à partir du printemps 1994 du service de paiement à la séance Multivision, filiale de la CLT, TF1, Lyonnaise des Eaux et France Télécom) ; - l'exclusivité de distribution des chaînes hertziennes, qui ont pour double caractéristique d’être des produits non substituables et d’être les chaînes de télévision les plus regardées par les Français y compris dans les foyers équipés du câble et du satellite ; - les avantages particuliers consécutifs aux dispositions des accords TPS qui devaient donner des fruits dès les premiers mois d’existence de TPS : édition, coédition et création par les co-contractants de programmes et services destinés à TPS ; droit de priorité pour TPS sur les chaînes thématiques produites par les actionnaires de TPS ; droit de dernier refus sur tous les programmes ou services que les actionnaires proposeraient à des tiers (24). L’accès aux consommateurs Le réseau des distributeurs A priori, l’un des moindres défis de TPS ne fut pas la mise en place rapide d’une chaîne cohérente de distribution des terminaux numériques. Il lui fallait venir concurrencer CanalSatellite et son réseau de 4.000 distributeurs agréés. Pour ce faire, l’entreprise devait, en plus des technologies et du hardware adaptés et fiables, disposer d’un réseau de distribution à même de répondre à la demande. Il semble que TPS y soit parvenu en un temps record. Dès avant son lancement, TPS disposait d’un réseau de 3.500 distributeurs (25). Ce réseau était en partie fondé sur le réseau Téléciel qui, dès la fin de l'année 1994, commercialisait décodeur et abonnement permettant l’accès à RTL9 diffusée sur tout le territoire enmode crypté via Télécom 2B. Ce nouveau mode de distribution pour RTL9 (26) était d’ailleurs présenté par les responsables de la chaîne comme une "expérience pilote" de la part de la maison-mère CLT, dans le cadre de la préparation par le groupe luxembourgeois de son propre bouquet numérique. Christian de Pennart, directeur des opérations commerciales de TPS et ancien directeur commercial de Canal+ déclarait en septembre 1996 : (24) Cf. publication des accords TPS dans le Journal Officiel des Communautés européennes, le 28 février 1998. (25) Cf. Interview de Cyrille du Peloux, 17 décembre 1996, déjà citée. (26) Diffusée par ailleurs par voie hertzienne dans l’est de la France et par câble. A. DECKER 167 "Il ne faut pas croire que nous avons commencé à travailler lors de la création de la société TPS ! Depuis plus de dix-huit mois, des professionnels de la télévision à péage travaillent à ce projet" (27). Dans le domaine de la gestion de la relation client et des abonnements, quatre entités associées à TPS pouvaient, dès 1996, revendiquer des compétences commerciales en p a y - T V : les câblo-opérateurs France Télécom Câble et Lyonnaise Câble distribuant des offres multichaînes payantes, la CLT dans le cadre de la commercialisation de RTL9 (voir supra), et France Télécom qui, au titre de son partenariat avec la société ABSat pour la distribution en numérique des chaînes du groupe français sur les réseaux câblés suisses, développait, à partir du printemps 1996, la plupart des compétences nécessaires à la gestion de la relation client : "En plus de la licence, France Télécom fournit à ABSat la prestation technique complète de gestion des accès (gestion des codes, cartes à puce, gestion des droits) mais aussi, et c’est là une activité nouvelle pour France Télécom, la prestation commerciale (...), les moyens informatiques de saisie des contrats, la gestion de la base de données commerciales, la facturation de la clientèle, la logistique des paiements et l’exploitation d’un centre téléphonique pour les abonnés et les distributeurs" (28). Cette expérience était acquise sur une base d’abonnés restreinte, mais peut-être France Télécom pouvait-il faire bénéficier TPS des effets de son apprentissage. Au total, il n’y a eu de barrière à l’entrée sur aucune des dimensions étudiées, soit que le groupe Canal+ n’ait pas cherché à en ériger, soit qu’il n’ait pas été en mesure de le faire, soit que ses efforts aient été de peu d'effets face à la puissance des associés de TPS : les technologies nécessaires à l’entrée étaient accessibles (sur le marché ou directement auprès d’un des actionnaires), les risques technologiques courus par TPS étaient comparables à ceux assumés par la firme pionnière, les techniques marketing et les compétences nécessaires à l’accès aux consommateurs étaient en partie maîtrisées par le challenger. L’accès aux produits phares était partiel, du fait des positions fortes détenues historiquement par la maison-mère de CanalSatellite, mais demeurait significatif. TPS bénéficiait par ailleurs d’un accès privilégié aux droits détenus par ses actionnaires sur des programmes importants. (27) Ecran Total, 11 septembre 1996. (28) Extrait de : "ABSat : six chaînes maintenant, dix-sept dans un mois", par Sandrine MATICHARD, Ecran Total, 3 avril 1996 168 COMMUNICATIONS & STRATEGIES Sans doute l’absence ou le caractère limité des barrières à l’entrée du nouveau segment est-il un des facteurs expliquant le succès du développement du marché numérique français. Barrières à l'entrée et avantage au premier entrant : discussion et conclusions provisoires Il ne fait pas de doute que TPS a réussi son lancement. A la fin de l’année 1998, TPS comptait 615.000 abonnés. A la performance du recrutement s’ajoute le haut niveau de réabonnement. Le succès est à la fois commercial et industriel. En deux ans, TPS et ses actionnaires ont lancé des chaînes et des services, et proposent des produits attrayants sur chacun des segments habituellement identifiés comme nécessaires au succès d’un bouquet (29) : - des films de long-métrage français et américains en première exclusivité sur Cinéstar, - une quarantaine de matches de la Champions’ League par saison, accessibles en paiement à la séance sur Multivision, - une trentaine de chaînes relayant chaque grand thème (sports, enfants, musique, documentaires, information), - les chaînes généralistes en exclusivité numérique. Illustration de ce succès, l’estimation rendue publique lors du retrait de la CLT du capital de la j o i n t - v e n t u r e établissait la valeur de TPS à 3,6 milliards de francs un an après le lancement, le bouquet comptant 360.000 abonnés à fin 1997. L’examen des hypothèses sur les barrières à l’entrée et le "first-mover effect" auquel nous nous sommes livrés met en avant la faiblesse des obstacles à l’entrée. Mais sans doute prête-t-il le flanc à une série de critiques : • Sans doute omet-il de souligner que le groupe Canal+ aura bénéficié pendant plus d’une décennie d’une situation de monopole sur le segment pay-TV (30). L’avantage déterminant du groupe Canal+, celui qui a justifié (29) Sur les conditions de l’attrait d’un bouquet : se référer par exemple à B. CHAUVAT, op. cit. page 12. (30) En fait de quasi-monopole compte tenu d’une offre câble significative à partir de la fin des années 1980. A. DECKER 169 aux yeux des autorités l’attribution à TPS du qualificatif de nouvel entrant, est son parc d’abonnés et de terminaux installés, gage d’amortissement rapide des investissements consentis pour le numérique, garantie de bonne fin des contrats aux yeux des ayants-droit, source d’économies d’échelles et source potentielle de rente, à la faveur de la commercialisation de nouveaux produits et services. Comment imaginer que CanalSatellite n’ait pas bénéficié pleinement de la situation privilégiée occupée par Canal+ depuis 1984 sur le marché français ? • Deuxième réserve possible : la réflexion néglige les partages de ressources techniques et logistiques entre Canal+ et CanalSatellite (centre d’accueil téléphonique, force de vente, etc.). Et même si le fait de disposer d’une forte base de clientèle ne constitue pas en soi un obstacle au développement du marché, les économies d’échelle que le groupe a pu dégager de "l’effet parc" mériteraient un examen attentif. • Parallèlement, le propos néglige l’ampleur des dépenses que les nouveaux entrants doivent supporter avant d’envisager le retour sur leur investissement. Afin de disposer d’une vue plus juste, il conviendrait donc de mettre en regard des gains de parts de marché enregistrés par TPS (l’avers) le calendrier de retour sur l’investissement de la joint-venture (l’envers de la médaille). La conquête rapide de plus d’un tiers du marché des abonnés numériques n’induit pas mécaniquement la viabilité économique à court terme pour TPS. • Notre thèse est extrême parce que la maîtrise de compétences par les actionnaires TPS avant le lancement ne signifie pas que celles-ci ont été systématiquement mises en commun dans le cadre de la joint-venture. Les synergies et les mises en commun de moyens technologiques, commerciaux et managériaux n’ont sans doute pas été aussi évidentes et simples que pourrait le laisser croire notre exposé (la structure du capital de TPS ne peut-elle constituer une faiblesse autant qu’une chance ?). • Enfin, en mettant l’accent sur les coopérations et partages de moyens, notre approche sous-estime le travail effectué par les équipes de TPS, qui ont développé avec leurs talents et leurs compétences propres nombre des programmes et services nouveaux disponibles dans l’offre du bouquet. Malgré ses défauts, notre réflexion permet de soulever quelques questions intéressantes : - le constat de la faiblesse des barrières à l’entrée n’a-t-il pas été déterminant dans la décision des actionnaires de tenter le pari de TPS ? - l’identité, la puissance, l’expérience et la complémentarité de ses actionnaires ne font-ils pas de TPS un nouvel entrant bien singulier ? 170 COMMUNICATIONS & STRATEGIES Un certain nombre d’implications d’ordre économique et politique peuvent être dégagées. En effet, alors que nous nous fixions l’objectif d’identifier les avantages de la firme en place, nous avons mis en évidence la force des atouts initiaux dont disposait le c h a l l e n g e r TPS et un déséquilibre en faveur du premier entrant moins fort que ce qu’un premier examen pouvait laisser croire. Enseignements pour le marché français des bouquets satellitaires : un nouvel éclairage de la joint-venture TPS L’évocation successive des différentes zones clés qui eussent permis à la firme pionnière, d’ériger une position de marché inexpugnable suggère une série de spéculations sur les raisons d’entrée des actionnaires du "pool" TPS. Décision d’entrée et potentiel de marché Sans doute les barrières potentielles à l’entrée ont-elles été évaluées par les actionnaires de TPS, et le constat de leur faiblesse a-t-il été un encouragement pour ces derniers à tenter le pari du lancement. En 1996, le marché français ne comptait que 25 % de foyers abonnés à une offre de télévision payante et la pénétration du satellite analogique était faible. Ce constat permettait aux managers de TPS des prévisions prometteuses. En décembre 1996, Patrick Le Lay, PDG de TF1 et de la j o i n t - v e n t u r e, désignait les 18 millions des 22 millions de foyers TV français vierges de pay-TV (31) comme le marché de TPS. Il y avait la place pour une ou plusieurs offres alternatives et/ou complémentaires face aux offres du groupe Canal+ (32). Décision d’investissement et protection du métier central Si l’on analyse plus avant les motivations des actionnaires, telles qu’elles se reflètent dans leurs propos, il semble que la création de TPS ait en partie répondu à des préoccupations défensives. Ce serait notamment (31) (...) il y a 4 millions d’abonnés à Canal+ donc il y a 18 millions de foyers français qui aujourd’hui ne sont pas abonnés et dans ces 18 millions, il y en a déjà la moitié qui ne reçoit pas les programmes dans de bonnes conditions, c’est ça notre marché". Interview du 26 octobre 1996 déjà citée. (32) Peut-être ne s’agissait-il pas tant pour TPS d’attaquer frontalement la base de clientèle existante du groupe Canal+ et de tenter un transfert vers l’offre de TPS, que de conquérir des parts du vaste marché des foyers ne recevant que quelques chaînes. Notons au passage que l’on ne peut pas dire que TPS ait été exposé aux "coûts de transfert" qu’identifient les économistes, et qui pèsent sur les nouveaux entrants quand ils cherchent à rompre les habitudes prises par les consommateurs à l’égard d’une marque dominante et à se saisir de la base de clientèle acquise par la firme en place. A. DECKER 171 pour garantir la pérennité des approvisionnements en programmes des chaînes hertziennes que le bouquet TPS aurait été mis au point (33). Ceci ne constituerait après tout qu’une explication classique du choix de la diversification dans un nouveau segment, en l’occurrence la diversification des grandes chaînes dans le numérique payant (la composition même du capital de TPS n’est-elle pas à cet égard explicite ?). Comme le souligne Will Mitchell (Université du Michigan), la décision d’une firme établie de se développer dans un nouveau segment émergent est influencée par la menace qui pèse sur les produits qu’elle développe au titre de son activité principale, du degré de disposition d’actifs de soutien et du degré de concurrence existant d’ores et déjà à l’égard de ces actifs (34). Il semble que le pari de TPS réponde à ce cahier des charges. La protection du métier central est une justification classique de la diversification. Pourtant, retenir cet argument dans le cas d’espèce ne saurait être anodin, notamment en regard des arguments avancés par les autorités. En effet, la reconnaissance du caractère défensif du lancement de TPS, ne revient-elle pas à reconnaître qu’il existe une concurrence entre les segments télévision payante et télévision d’accès libre ? L’entrée dans la p a y - T V ne constitue-t-elle pas une diversification des chaînes hertziennes sur un segment connexe qui met en œuvre des compétences proches de celles acquises sur le premier segment (même marché en amont pour la fourniture de programmes notamment) ? Ce constat élémentaire que corroborent les propos des dirigeants, entame quelque peu la crédibilité de la distinction adoptée par la Commission européenne entre télévision d’accès libre et télévision payante. Rappelons que c’est cette distinction qui fonde l’exemption dont bénéficie TPS. Décision d’entrée et facteurs clés de succès TPS est une nouvelle offre, un nouveau produit, avec ses nouvelles marques et ses services inédits. Mais, comme le suggèrent les résultats de notre étude, TPS ne partait pas de zéro lors de son lancement en 1996. On peut même dire que c’est à une nouvelle enseigne singulière que l’on avait (33) Propos de Patrick LE LAY au micro de Radio Classique le 26 octobre 1996 : "Par contre, ces grands réseaux (TF1, France 2, France 3, M6), pour qu’ils vivent, il faut toujours qu’ils aient accès aux droits. Alors là, le raisonnement est le suivant : si l’autre manière de financer la télévision qui est le paiement par le consommateur se développe considérablement, il est déjà important en France puisque Canal+ a un chiffre d’affaires important qui vient du paiement d’un consommateur, s’il se développe beaucoup et qu’il y a des opérateurs qui prennent ce cash-flow, ils vont disposer d’argent pour acheter des droits. Et à ce moment-là, ils risqueraient de nous mettre en difficulté pour acquérir des droits ou être dominants sur le marché et nous les revendre à leurs conditions". (34) "An industry incumbent will be likely to enter a new subfield if the firm possesses a broad base of assets required for successful commercialization of the new goods or if its core products are threatened." MITCHELL, op.cit. p. 208. 172 COMMUNICATIONS & STRATEGIES affaire, puisqu’elle disposait de plusieurs des facteurs clés de succès dans l’univers pay-TV : maîtrise des technologies, compétences en matière de gestion des abonnements, puissance éditoriale. Pour reprendre une expression familière des économistes, on peut dire que TPS occupait sur la "courbe d’expérience" une position beaucoup plus avancée que celle d’un nouvel entrant pur. TPS s'est construite sur des compétences distinctives d’ores et déjà détenues collectivement par le pool des actionnaires. Peut-on dès lors sans risque lui reconnaître le caractère de nouvel entrant ? La maîtrise par les actionnaires de TPS des compétences nécessaires à l'entrée dans la pay-TV Compétences clés Capacités des actionnaires avant le lancement de TPS Technologies pay-TV • contrôle d’accès Viaccess de France Télécom Capacité de maîtrise de la relation client • expérience de la gestion des abonnements chez France Télécom Câble et Lyonnaise Câble, ainsi qu’à la CLT (RTL9) Potentiel marketing • expérience et soutien des chaînes commerciales • familiarité du marketing de masse Accès aux réseaux de distribution • 3500 distributeurs Accès aux produits-phares • connexions traditionnelles des chaînes en clair pour l’accès aux films de long-métrage (Major Companies, films français coproduits) • droits TF1 sur Champions' League avec rétrocession partielle à Multivision • achat par TPS des droits MGM et avec TCM des droits Paramount Capacités de développement éditorial • chaînes thématiques lancées avant 1996 • clause prévoyant le développement de chaînes thématiques par les actionnaires Moyens humains • équipes pay-TV issues de la CLT et de TF1 Sans doute peut-on ajouter à ces facteurs nécessaires au succès l’atout représenté par le partage du risque financier entre une demi-douzaine d’actionnaires (35). (35) Patrick Le Lay voyait dans ce partage du risque un avantage pour TF1 : "Dans la mesure où TF1 bénéficie d’une situation nette de deux milliards sans endettement, nous pouvons prendre ce risque dans le numérique. C’est un risque financièrement comparable à celui que nous avons pris dans Eurosport ou LCI. (...) Dans l’hypothèse la pire (zéro abonné dans 18 mois) cela coûterait 250 MF après impôt". Interview aux Echos, 18/04/1996. A. DECKER 173 Décision d’entrée et mises en commun de moyens Les organigrammes des deux pages suivantes nous permettent d’appréhender de manière dynamique la façon dont TPS s’est développé, et de pousser plus avant la réflexion sur le succès de TPS : • La première carte présente l’état des forces avant le lancement du bouquet : chaque actionnaire apparaît en mesure de mobiliser une des compétences et/ou un des actifs clés nécessaires au lancement d’une offre forte en télévision à péage. • Le deuxième schéma s’efforce d’identifier les principaux développements intervenus depuis deux ans, nouvelles chaînes et nouveaux services. Il permet de voir comment les capacités éditoriales des actionnaires sont valorisées et quelles implications ont les accords TPS. On peut noter que : - le service public de télévision, qui n’était guère éditeur de chaînes thématiques en 1996 ( 3 6 ) s’avère un des principaux contributeurs au lancement de nouvelles chaînes ; - les coopérations prennent des modalités nombreuses et variées, de sorte qu’un réseau complexe d’intérêts croisés s’établit, plaçant les partenaires en situation d’interdépendance forte. • Si l’on s’attache à un examen approfondi de certaines des chaînes créées, on se rend compte qu’elles ont pour caractéristique d’utiliser largement les compétences éditoriales et les programmes des deux chaînes publiques. Ce mode de développement illustre la mise en commun des moyens entre télévision d’accès libre et télévision payante. • C’est ce que l’on pourrait appeler "l’effet boule de neige des accords TPS" : à l’exclusivité des chaînes généralistes s’ajoutent l’exclusivité de chaînes thématiques, l’utilisation de droits sur des programmes et la mise en œuvre de compétences éditoriales difficilement reproductibles ( c f . clauses accompagnant la création de TPS citées plus haut). L’exclusivité est en quelque sorte double dans le cas d’une chaîne comme Régions, dont 85 % des programmes sont issus des rédactions de France 3 (la plus grande rédaction de France, avec plus de 900 journalistes et plus d’une vingtaine de rédactions régionales) : - pour accéder à la chaîne Régions, un téléspectateur doit souscrire au bouquet TPS ; (36) En 1996, France Télévision éditait le programme Supervision et détenait une part minoritaire au capital d'Euronews. 174 COMMUNICATIONS & STRATEGIES A. DECKER 175 176 COMMUNICATIONS & STRATEGIES - un téléspectateur n’a accès à certains des reportages édités par les rédactions régionales de la chaîne publique France 3 (mais qui ne sont pas diffusés sur l’antenne de France 3) que par l’intermédiaire de la chaîne Régions. D’autres chaînes, telles Infosport, Festival, Mezzo ou Télétoon présentent des caractéristiques en partie comparables en termes de mises en commun de programmes. La mise en commun des moyens permet le contournement de la contrainte de rareté des actifs et constitue un avantage concurrentiel fort quand elle donne lieu à la création de produits difficilement substituables ou qu’elle s’appuie sur l’utilisation de programmes exclusifs sur le "second marché" que constituent les chaînes thématiques. Ces effets induits n’ont pas été anticipés par la Commission dans sa communication 19.3. Ils présentent le risque d’avoir un effet opposé à l’objectif "pro-concurrentiel" de l’exemption. Il apparaît que TPS n’est pas à proprement parler un entrant pur. La prime que les autorités lui accordent par leur agrément préalable et par le projet d’exemption eût été sans doute justifiée si des groupes comme Michelin ou L’Oréal avaient été les initiateurs du deuxième bouquet numérique français. Se justifie-t-elle dans le cas d’un pool associant les coleaders d’une même industrie, celle de la télévision, industrie qui associe déjà plusieurs des compétences nécessaires à la pénétration du segment pay-TV ? Enseignements pour la recherche en économie industrielle Notre étude est brève. Malgré ses limites, elle semble fournir des éléments de confirmation des réflexions des économistes que nous citions plus haut : - les avantages d’une entrée rapide ne sont pas systématiques ; - les effets favorables à la firme pionnière sont d’autant plus faibles que le nouvel entrant dispose de compétences immédiatement mobilisables et d’actifs rares. Elle suggère par ailleurs une série de questions sur la pertinence des concepts : • Selon quels critères peut-on dire d’une firme qu’elle est pionnière ou "première entrante" : en fonction du délai qui sépare son entrée de celle de l’entreprise suivante ? En fonction de sa maîtrise initiale des facteurs clés de succès ? A. DECKER 177 • Inversement, la date de lancement ou le délai qui sépare l’entrée de la deuxième entreprise de l’entrée de la firme pionnière suffit-il à établir son caractère de "nouvel entrant" ? • Un challenger peut-il mériter le qualificatif de "nouvel entrant" alors qu’il a développé l’essentiel de ses activités sur un marché connexe et qu’il met en œuvre dans le nouveau segment plusieurs des compétences nécessaires au succès ? • Quels devraient être dans le cas d’espèce les critères de segmentation stratégique et de définition du marché pertinent ? Si le marché pertinent est celui de la télévision à péage, le groupe Canal+ est à n’en pas douter en situation de premier entrant. En revanche, si le marché pertinent est celui de la distribution de télévision numérique, l’antériorité et l’avance du groupe Canal+ sont faibles voire inexistantes. A cet égard, il serait intéressant de s’arrêter sur la façon dont les autorités européennes évoquent l’arrivée, depuis le milieu des années 1990, des technologies numériques. Si la télévision numérique est une simple évolution (dans le cadre d’une même industrie, celle de la télévision), alors TPS n’est pas un entrant pur mais un nouveau développement des acteurs leaders de la télévision hertzienne. En revanche, si la télévision numérique est une "révolution" ( 3 7 ), alors le groupe Canal+ n’a bénéficié d’une antériorité que pendant les huit mois séparant le lancement de CanalSatellite numérique du lancement de TPS, et c’est sur le seul marché des bouquets numériques qu’il convient d’étudier les positions de chacun. Si le numérique est tenu pour une révolution, on pourrait presque dire que l'examen des facteurs clés nécessaires à l’entrée dans la télévision numérique n’a plus d’objet : TPS et CanalSatellite étaient sur la même ligne de départ en 1996. Le numérique était un terrain vierge à défricher. Trois critères sont traditionnellement retenus par les économistes pour définir un segment stratégique. Des entreprises relèvent d’un même segment lorsqu’elles recourent au même type de technologie, offrent une (37) C’est ce que pourraient laisser comprendre les propos des responsables de la DG IV : - "Le monde de l’audiovisuel est aujourd’hui en profonde mutation, avec l’introduction progressive de la technologie numérique qui r é v o l u t i o n n e ce secteur économique (...) Alexander Schaub, Directeur général de la Concurrence, lors des Journées Internationales de l’IDATE, en octobre 1998. - "La révolution numérique a entraîné un besoin de plus en plus important de programmes (...). Jean-François Pons, discours prononcé lors du colloque Legal Europe à Paris, le 21 janvier 1999. 178 COMMUNICATIONS & STRATEGIES réponse à un même besoin et s’adressent à une clientèle identique. A cette aune, peut-on dire que Canal+ et les bouquets appartiennent au même segment stratégique alors que les bouquets numériques répondent à un besoin de diversité (il s’agit d’offres dites "multichaînes"), et recourent à une technologie de diffusion propre ? S’il s’avère que Canal+ ne relève pas du même segment stratégique, c’est donc bien à une comparaison entre les bouquets qu’il convient de se livrer. Ici encore, l’antériorité du groupe Canal+ est moins importante que ne le laissent penser les considérations des autorités, puisqu’il conviendrait de ne comparer que CanalSatellite et son challenger TPS. Partielle et provisoire, notre analyse du marché des bouquets numériques français mériterait d’être complétée par une approche sous l’angle de la théorie de l’oligopole et de la théorie des marchés connexes. Si la thèse selon laquelle TPS tire des avantages distinctifs et immédiats de ses appuis constitutifs - firmes établies précédemment dans la même industrie -, c’est sans doute à un deuxième examen qu’il faut se livrer. Si TPS est un groupe de firmes établies cherchant la conquête d’un nouveau segment émergent, c’est une étude approfondie de la façon dont les compétences disponibles se sont articulées entre segment A, le clair national et gratuit, et segment B, le crypté payant et commercialisé sur une base exclusive qu’il convient d'effectuer, ainsi qu’une mesure de la connexité des marchés et à une discussion des "compétences centrales" en télévision (38). Il serait en effet intéressant d’identifier plus clairement, dans la diversification des chaînes généralistes dans TPS, ce qui relève du changement de métier par association de nouvelles compétences et ce qui relève de l’aménagement du métier par perfectionnement des compétences existantes. Ici encore, les enseignements possibles de telles recherches pourraient ne pas être neutres. Enseignements pour les autorités Notre approche critique aboutit à une série de commentaires et de questions qui s’adressent en fait aux autorités. L’interrogation porte d’abord sur les concepts hérités de l’économie industrielle des années 1960-1970 qui peinent à rendre compte de la (38) "Core competencies are the collective learning in the organization, especially how to coordinate diverse production skills and integrate multiple streams of technologies", C.K. PRALAHAD & G. HAMEL; "The Core Competence of the Corporation", Harvard Business Review, mai-juin 1990, p. 82. A. DECKER 179 complexité des mouvements à l’œuvre dans des secteurs aussi spécifiques que celui de la télévision. Par la valeur imaginaire voire émotive qu’ils véhiculent (n’attend-on pas un peu mécaniquement du "premier entrant" qu’il mette en œuvre des "barrières à l’entrée" ?), ils constituent parfois des freins à une compréhension équilibrée des enjeux et des forces en présence. Ces concepts nécessiteraient sans doute un "toilettage". La mise en commun des moyens entre actionnaires de TPS a pris des modalités nombreuses, souvent inattendues, qui mériteraient un examen approfondi. Plus que jamais, les frontières entre télévision d’accès libre et télévision payante sont difficiles à établir. Dans sa décision Bertelsmann/CLT, la Commission pressentait la difficulté croissante à distinguer les sous-marchés TV : "The distinction between free-access TV and pay-TV may become blurred over time with the emergence of digital bouquets combining free-access and pay-TV channels" (39). La distinction qu’effectuent les autorités entre télévision d’accès libre et télévision payante peut-elle demeurer aussi stricte ? N’est-il pas temps, à la lumière des enseignements de l’exemple TPS, de prendre la pleine mesure du constat que les autorités semblent elles-mêmes esquisser ? Si l’hypothèse d’une porosité forte et croissante des segments "pay-TV" et "free-access TV" s’avère, c’est à un nouveau travail théorique qu’il faut se livrer. L’enjeu de la définition des marchés pertinents, que nous souhaitions ne pas aborder dans cet article, revient au cœur du débat. Une fois établie par les autorités de régulation, la typologie des marchés devient religion, tout simplement parce que ces dernières se doivent d’arbitrer les contentieux et de formuler des positions propres à améliorer le fonctionnement des marchés. Mais comment rendre compte d’évolutions insoupçonnées ou mal anticipées, dans la mesure ou leur examen est tributaire d’une segmentation trop simple, fragile ou rigide des marchés (40) ? Comment dès lors répondre de façon équilibrée à la mission de veille des marchés sans faire pâtir les acteurs d’une incertitude réglementaire accrue ou sans (39) Cité par Jacques-Philippe GÜNTHER, "Politique communautaire de concurrence et audiovisuel : état des lieux", RTE eur. 34 (1), janvier-mars 1998. (40) Des représentants des autorités ont estimé qu’il fallait considérer d’un œil a priori favorable les alliances entre entreprises qui ne sont pas actives sur le segment pay-TV. Cela signifie-t-il qu’une joint-venture Saint-Gobain/Sidel, pour la création d’un bouquet numérique, justifie du même examen qu’une joint-venture associant TF1, France Télévision et M6 ? 180 COMMUNICATIONS & STRATEGIES générer des distorsions indues ? Ces questions sont autant de programmes de travail. Les réponses ne sauraient être simplistes et rapides. C’est tout l’enjeu d’une veille et, au-delà, d’une prospective des marchés, indispensable dans le cas d’un secteur aussi complexe et mouvant que la télévision. Le débat semble aujourd’hui s’être déplacé. Ce ne sont plus les atouts distinctifs des deux bouquets mais les capacités financières respectives et les questions de cohésion de l’actionnariat qui semblent monopoliser l’attention des observateurs. Les prochains mois diront si TPS change de stratégie, voire de structure capitalistique. Malgré ces incertitudes, le questionnement de fond proposé ici conserve sa pertinence. A l’heure où ces lignes sont écrites (mars 1999), la décision définitive de la Commission européenne relative aux accords TPS et singulièrement à la durée de l’exemption dont bénéficie TPS pour la distribution en exclusivité des chaînes généralistes n’est pas rendue publique. Les pouvoirs publics français ont exprimé leur souhait que les chaînes de télévision publique bénéficient de la meilleure exposition possible dans l’univers numérique ; on peut donc s’attendre que l’exclusivité des chaînes publiques prenne fin à court terme, par exemple via l’entrée en vigueur de règles de "must-carry". Mais parce que les barrières à l’entrée dans la télévision numérique ont peut-être été surestimées, parce que la légitimité de TPS à se dire nouvel entrant est en cause, parce que la mise en commun des moyens de l’oligopole des chaînes généralistes a été forte, n’est-il pas permis de conclure à une disproportion entre l’objectif poursuivi par l’exemption et les effets induits des accords TPS ? Avec le recul du temps, l’exemption dont aura bénéficié TPS pendant au moins trois ans pour la diffusion des chaînes généralistes, restriction de concurrence artificiellement créée par les autorités, sera-t-elle perçue comme un coup de pouce indispensable à l’existence de la concurrence sur le segment pay-TV en France, ou comme un accident ?