Le miroir aux alouates

Transcription

Le miroir aux alouates
Frédéric Mathieu
Le miroir aux
alouates
Brèves Sans-Discipline-Fixe élaborées dans le
crépitement de l’actualité et disposées dans un certain
désordre. On peut les lire de même.
Montpellier 2013. Tous droits réservés.
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2
C’est une chose extraordinaire que toute la philosophie
consiste dans ces trois mots : « je m’en fous ».
Charles Louis de Secondat de La Brède, dit comte de
Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter les
esprits et les caractères, 1728.
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Synopsis
Il y a de fortes chances, en trouvant par hasard ce livre
sur Internet ou dans la corbeille à papier d’un collègue de
bureau (rayer la mention inutile), que vous vous soyez
demandé si le vibromasseur est compatible avec l’islam. Si ce
n’était pas le cas, cela l’est désormais. Voyez qu’un livre n’est
jamais sans danger. Au risque de vous décevoir, Le Miroir
aux Alouates ne vous mènera, très justement, nulle part ; en
tout cas pas sur les chemins tortueux de la théologie de
boudoir. Au risque de vous intéresser, il suscitera, pour se
faire pardonner, bien d’autres interrogations actuelles autant
qu’intemporelles, portant sur les tribulations du monde
comme il ne va pas toujours bien. Moisson de pensées jetées
à court-bouillon, ces Texticules pourront virer sans
sommation du subtil au poissard, de la haute à la basse-cour.
Le lecteur averti (qui en vaut deux – comme « nietzschéen »
– et autant de royalties) nous passe un éclectisme de bonne
conversation : science, politique, philosophie, il faut de tout
pour faire immonde…
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Disclaimer
Vous vous demandez peut-être qui je suis et ce que je
fais là. Je suis le Disclaimer, c’est écrit noir sur blanc dans
l’encart supérieur de la page. Mon rôle, modeste, est de vous
mettre en garde contre tout risque d’assimilation des
personnages cités dans cet ouvrage à d’authentiques
individus. Un moyen lâche autant que généralisé de
dédouaner l’auteur de ses propres partis-pris, tout en
exonérant le lecteur de tout éventuel scrupule qu’il pourrait
éprouver à s’associer à son délire. Il ne nous reste qu’à vous
souhaiter, comme l’aurait fait Kouchner en visite médicale
dans l’arche de Zoé, de ne pas bouder votre plaisir…
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Le miroir aux alouates
Le contre-sens philosophique
Le philosophe est tout sauf un vendeur de sens. C’est un
semeur de doute. Le doute est l’antidote au sens : il rend
sensible un malaise d’être au monde, le fait que tout ne va
pas de soi. Il donne accès à une pensée qui honore
l’extranéité sans la réduire à quelque-chose de familier ou de
gérable. Un tel discours qui prête à la défiance n’a rien à
grenouiller au rayon des traités de « bien-être », de
méditation bouddhiste et de coaching moral pour rombière à
bagouzes qui polluent les bibliothèques. Un philosophe, ça
ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.
Réforme des sciences et des humanités
Si le renouvellement des paradigmes laisse entrevoir un
progrès scientifique – progrès marqué par une plus grande
puissance explicative des théories et la dilatation de leur
champ d’application –, la succession des mouvements
littéraires ne permet pas, de la même manière d’induire, un
« progrès littéraire ». La science du siècle de Flaubert était à
l’évidence moins avancée, moins pertinente que celle du
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siècle d’Anna Gavalda ; il n’y aurait aucun sens à affirmer
que l’écriture du siècle d’Anna Gavalda ait été bonifiée
depuis le siècle de Flaubert. Et nous pesons nos mots 1.
Qu’est-ce qu’un cyborg ?
Les philosophes futurologues préparent l’éthique de la
posthumanité. L’on s’est souvent interrogé sur la question du
« saut qualitatif » ; sur la question de savoir à compter de quel
degré de complexification, d’autonomie et de sensibilité une
machine cesse d’être une machine pour devenir un homme.
Une question plus urgente serait de se demander à compter
de quel degré d’hybridation un homme cesse d’être un
homme pour devenir une machine. La première greffe d’un
cœur extensivement artificiel a été accomplie cette année
2013. Des pancréas de synthèse sont à l’étude pour réguler
en temps réel le taux d’insuline des diabétiques. Sont
présentement testés dans des laboratoires français des
capillaires sanguins en fibres élastomères qui rendront
obsolètes et remplaceront peut-être dans quelques décennies
nos principales artères. Nos veines. Nos coronaires. Quant
aux nanos qui jusqu’alors demeuraient confinés au domaine
de la science-fiction, ils pourraient devenir sous peu nos plus
précieux symbiotes. Des bactéries de synthèse nageant dans
le sérum d’un sang quintessencié. Qu’adviendra-t-il quand
nous aurons atteint le remplacement de plus de 50 % de nos
organes par des prothèses et des augmentations ? Serons-
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Tout le monde ne s’en donne pas la peine…
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nous encore « humains », ou serons-nous « machines » ? «
Fantômes dans la machine » ? Et la machine, une fois celle-ci
allouée par l’homme des principales fonctions qui définissent
un homme ; mettons, 50 % de ces fonctions caractéristiques
(volonté, entendement, imagination), sera-t-elle encore
machine – ou homme ? Plus important peut-être : en quoi
ces deux questions sont-elles essentiellement distinctes ?
La transparence et l’obstacle
Certaines évolutions de la sémantique sont, au-delà
d’édifiantes, révélatrices de « changements de paradigme »,
de glissements radicaux d’une « conception du monde » à
l’autre (Weltanschauung). L’ « écran » désignait autrefois ce
qui faisait obstacle à la vision. Il était une cloison, un mur
séparateur qui entravait la diffusion de la lumière, des ondes
ou de la chaleur. C’est désormais le médium, l’outil et la
fenêtre (windows) : on s’y projette au lieu de s’y abriter.
L’écran, d’entrave, est devenu « interface » ; soit le
truchement toujours plus univoque, toujours plus exclusif de
l’expérience quotidienne, le prisme à la faveur duquel
l’individu occidental suréquipé perçoit le monde et ses
contemporains.
Le progressisme du talion
Une chose que n’ont pas su saisir les juristes à la mordmoi-le-nœud qui récidivent dans les journaux chaque fois
qu’un « règlement de comptes » ébranle les quartiers nord de
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la cité phocéenne est le progrès qu’a pu représenter en
termes de pacification sociale l’instauration de la loi du
talion. Du bas latin talis, « tel » ou « pareil », le talion est tout
sauf un appel à la vengeance privée (blood feud). Déjà
présent dans le corps législatif de la stèle d’Hammourabi (
n°196 et n°200) datée de 1730 avant notre ère, il visait, au
contraire, à mettre un terme aux représailles, à l’escalade de
la violence en limitant la rétorsion (retaliation) à l’étiage
estimé de la violence subie par la victime. Modération,
pondération ; d’où restriction : son rôle est négatif, limitatif,
non pas incitatif. Le talion est un principe mathématique
réciprocité. Il transpose en jurisprudence l’allégorie de la
balance qui proportionne la peine au châtiment. « Œil pour
œil, dent pour dent »2 ne signifie pas « fais-toi justice à ta
convenance » mais « prends ce qu’on t’a pris – et ne prend
rien de plus ». De quoi revisiter radicalement certains
clichés. De quoi laisser songeur quant aux intempérances de
nos propres institutions. De quoi se dire qu’une fois compris
pour ce qu’il est, un retour du talion dans notre code pénal
2
« Si un homme frappe à mort un être humain, quel qu’il
soit, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le
remplacera – vie pour vie. Si un homme provoque une
infirmité chez un compatriote, on lui fera ce qu’il a fait :
fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on
provoquera chez lui la même infirmité qu’il a provoquée
chez l’autre. Qui frappe un animal doit rembourser ; qui
frappe un homme est mis à mort. Vous aurez une seule
législation : la même pour l’émigré et pour l’indigène »
(Lévitique, 24, 17-22).
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nous éviterait bien des surprises. Les grands réformateurs d’il
y a quatre ou cinq mille ans valaient très largement tout
l’apparat savant de nos magistrats professionnels. Ils
n’auraient pas permis que les pires escroc-nomistes tentés et
patentés s’en tirent, et qui pis est, se tirent avec la caisse.
Quand l’État gruge Tapie, Tapie regruge l’État cent fois ce
que l’État gruge à Tapie (Tapie ne se laisse pas marcher
dessus). Que de chemin parcouru depuis ces « âges damnés
de la puissance obscure » (Hugo) où l’on jugeait chacun selon
ses œuvres. On ne regrette pas le progrès…
Tétraphobie nipponne
Comme nous entretenons religieusement la peur du
nombre treize (triskaïdékaphobie) – treize désignant le
nombre de convives ayant pris part à l’ultime Cène –,
certaines régions d’Asie de l'Est, de la Chine au Japon en
passant par Taïwan et par les deux Corée, nourrissent une
aversion quasi-cabalistique pour le numéro quatre. La crainte
du quatre (tétraphobie) imprègne si viscéralement la société
nipponne que les plaques d’immatriculation l’évitent
scrupuleusement. La plupart des immeubles pour cette
même raison ne possèdent pas de quatrième étage, et sont
amenés à redoubler le troisième qui devient un étage « 3B ».
Même algébrique pour les travées dans les amphithéâtres,
pour les rangées dans les avions ou pour les places assises du
shinkansen. Les téléphones Nokia ont renoncé à proposer le
numéro quatre dans leur série d’appel et il n’est pas besoin de
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s’appeler Séguéla pour augurer l’échec de la PlayStation 4 au
pays de Godzilla.
Le fin mot de cette superstition repose sur une
homonymie épilotique entre les termes qui servent à
désigner le quatre et ceux qui signifient la mort dans les
dialectes concernés. Le quatre est de mauvais augure pour
qui n’a pas Saussure (et l’arbitraire du signe) pour livre de
chevet. Les croyances populaires ont toujours existé. Ce qui
frappe les esprits cartésiens – rationalistes mais résignés –
que nous sommes n’est donc pas tant leur persistance au
XXIe siècle que leur… pertinence. Parce que ça marche.
Quoi qu’on y fasse, ça marche. Pourquoi ça marche, alors
que ça ne devrait pas ? Comment rendre raison des pics de
mortalité par infarctus enregistrés le quatre de chaque mois ?
Comment s’explique, les quatre de chaque mois, la soudaine
dépression de la bourse de Tokyo ? Pourquoi y a plus
d’accidents le quatre ? Plus de fausse couche ? Bioman à la
télé ?
La prophétie performative
« Indéchiffrable » serait-on tenté de dire. La numérologie
n’a donc pas dit son dernier chiffre. Les faits sont là ; ils sont
têtus. Il ne s’agit pas de « ressenti ». Il ne s’agit pas de « biais
de sélection » ou de « déformations de la réalité » induites par
une croyance préliminaire, de celles qui sculptent le regard
et nous font voir le monde à l’image de nos peurs. Il y a
vraiment plus d’incidents partout où le numéro quatre fourre
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le bout de sa casse. Ce phénomène illustre en dernier ressort
l’effet pervers d’une causalité cyclique. Causalité non linéaire
ou unilatérale mais récursive, rétroactive. La même qui
entérine les prévisions des grandes agences de notations
portant sur la valeur des dettes sur le marché obligataire.
Celle que la zététique – que l’investigation par la voie
scientifique des phénomènes réputés paranormaux
(discipline universitaire !) – constate au cœur des prophéties
qui s’autoréalisent.
La vérité de la superstition résulte du fait bien établi que
la crainte induit ce qu’elle fait redouter et, à ce titre, la
vérifie empiriquement. Elle n’a donc rien d’irrationnel,
puisque fondée expérimentalement. Ce qui ne permet pas,
bien que statistiquement exacte, de l’ériger en loi physique.
Une loi physique exige en sus que soient remplies des
conditions d’universalité. Or la phobie du quatre peut être
légitime ; mais elle n’est légitime que contextualisée, inscrite
et circonscrite à la culture et au schéma mental qui ne cesse
de l’entretenir (en l’occurrence et en Asie, prédisposé à
l’entretenir par un tour linguistique). Le quatre est un «
facteur de risque », mais uniquement pour qui se le
représente comme un facteur de risque.
Ce qui vaut de la tétraphobie se laisse évidemment
extrapoler à toutes les autres formes de vaticinations,
divinations, annonces, augures, bonnes-aventures, oracles et
pronostics ésotériques que nous aimons à consulter dans le
secret silence du type à qui on ne la fait pas. Du thème astral
à la lecture des plis de fesses (« pygomancie », dite également
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« croupologie ») en passant par les aphorismes en jus de
boudin contenu dans les fortune-cookies (« zhonguo
binggan »)3, les croyances populaires incitent à des
comportements qui vérifient et consolident les croyances
populaires. On connaissait déjà les falsifications de certificat
de naissance. Voici maintenant que la dernière mode invite
les Japonais à se faire refaire les lignes de la main pour attirer
la chance…
Deux anthropologies de la peau
Les marques corporelles n’ont pas la même valeur selon
qu’on se situe dans des pays industrialisés abreuvés aux
valeurs de l’individualisme, ou dans des sociétés
traditionnelles d’esprit bien plus communautaire. Cette
différence est rendue manifeste à l’occasion de ce moment
décisif en quoi consiste le passage de l’enfance à l'âge adulte :
soit qu’il recourt à un rite de passage, soit qu’en l’absence de
rites dûment scénographiés, il en fabrique l’ersatz, la « crise
d’adolescence ». Les marques corporelles – tatouages,
piercings, implants et scarifications – ont dans le premier cas
fonction de s’approprier un corps en devenir : celui de
l’adulte sexué ; dans le second de s’agréger à un corps
antérieur : la collectivité. Il s’agit pour les uns de s’approprier
son corps, et pour les autres d’intégrer un corps. La marque
3
Aussi nommés « biscuits chinois », parce qu’inventés par les
Américains au cours de la seconde guerre mondiale pour
amuser les gosses.
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peut être tantôt signe de distinction, tantôt d'appartenance.
Elle l’est au prorata que l’individu précède le collectif ou que
le collectif prime sur l’individu.
La peau déguise et cache autant qu’elle symbolise et
délivre un message. Dans nos démocraties de marché, toutes
plus ou moins fondées sur les principes bourgeois de 1789, la
peau – écran et interface entre le moi et le non-moi
psychique – permet d’individualiser, de détacher, de
singulariser. On se marque pour se démarquer. C’était
encore, jusqu’il y a peu les « classes dangereuses », les gens de
la marge ou en révolte contre les conventions sociales qui se
tatouaient : dockers, malfrats, motards. Au sein des sociétés
qualifiées de traditionnelles, les ferrades corporelles ont au
contraire une signification cosmologique, cosmogonique,
une épaisseur intégrative ; une valeur transcendante (du lat.
trans, « à travers », « au-delà » et scandere, « s’élever »)
derrière laquelle s’efface l’individu. Elles font participer
l'individu du tout en « engrammant » le tout à même
l’individu.
Hasard et liberté
La notion de hasard a fait une entrée remarquée dans la
physique du XXe siècle. Un certain nombre de disciplines
en gestation se sont vues imposer le renoncement au
postulat déterministe classique qui fondait leur approche
pour une compréhension probabiliste et statistique de leur
objet d’étude. La pluralité des interactions, la stochasticité
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réelle ou supposée de certains phénomènes et la sensibilité
extrême aux conditions initiales ont obéré la possibilité de
prédire des comportements individuels. Toute prédiction ne
peut plus concerner qu’un groupe, dégager une tendance,
souvent à l’équilibre. Ainsi de la distribution des molécules
d’un gaz ou, sur le même modèle, de la répartition des corps
dans l’univers, devenu aussi imprévisible que la formation
des ouragans (théorie du chaos) ou que l’évolution d’un
système planétaire complexe (système à N-corps). Les
inégalités
décrites
par
Heisenberg
(principe
d’indétermination, et non d’incertitude) ont mis sur les
rotules le démon de Laplace en révélant l’impossibilité pour
un observateur de connaître à la fois la position et la vitesse
d’une particule élémentaire. L’observateur peut néanmoins
connaître son état une fois la particule « flashée » par
l’instrument mais, en la mesurant, lui-même la détermine :
l’effondrement de la fonction d’onde met fin à l’état de
superposition quantique. Voir, c’est changer le monde. Les
physiciens ont dû ainsi, face à cette nouvelle donne, se
départir de la scission sujet/objet en mécanique quantique.
L’observateur influe sur la mesure ; il est partie prenante du
système qu’il observe. Il est partie prenante de la réalité
physique et, à ce titre, n’est pas plus étranger à son objet que
l’anthropologue en immersion dans son ethnie de
prédilection. Indétermination de l’objet, et détermination
par le sujet de l’objet indéterminé.
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Hasard et liberté (suite)
Or, que mécanique quantique régisse le monde à
l’échelle de l’infiniment petit ne signifie rien d’autre que la
réalité entière dérive de ses premiers principes. Pour peu
que l’eau soit faite de molécules, elle devra s’expliquer par la
chimie ; et la chimie, pour peu que ces molécules soient
constituées d’atomes, par la physique la plus élémentaire.
Donc l’homme, fait principalement d’eau, entièrement fait
d’atomes, doit s’expliquer par la physique la plus
élémentaire. C’est une option certes réductionniste dont on
voit bien toutes les limites (le point aveugle de
l’émergence), mais dont tout l’intérêt, pour ce qui nous
concerne, consiste en ce qu’elle permet une traduction de la
question de l’aléatoire physique en termes de « liberté » et
donc d’« éthique » au niveau des comportements humains.
S’il y a hasard dans la partie (ce qui n’est pas établi), qu’estce que le tout formé par ces parties ; en d’autres termes,
qu’est-ce que l’« esprit » conserve du hasard logé dans ses
parties ? La terminologie moderne n’empêche pas que la
question soit aussi vieille que la philosophie. Elle pose
l’alternative entre Épicure et Spinoza. La liberté est-elle
inscrite dans la nature comme épiphénomène, produit d’une
sorte de clinamen irréductible, foncièrement contingent ; ou
bien se réduit-elle à l’ignorance des causes qui déterminent
nos actes et nos pensées, et nous font croire au libre-arbitre
comme on croirait en Dieu ? L’indétermination de la
mécanique quantique est-elle de l’indéterminisme ? Ou bien
seulement
la
version
scientifique
d’un
constat
d’impuissance : constat de l’inaptitude qui est la nôtre à
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intégrer dans un modèle l’ensemble des données, l’ensemble
des facteurs qui permettraient la prédiction de phénomènes
en apparence, en apparence seulement, aléatoires ?
L’éthique et le déterminisme
Nous feignons de croire à la première option. Si nous
n’étions pas libres, il n’y aurait pas de morale, pas de
coupables, pas d’innocents. Ni bien, ni mal. Seulement des
processus, des mécanismes ; ainsi le criminel serait une chose
ballante, chimiquement pure de libre arbitre, objet passif
sujet aux lois de la physique. Un corps pensant non plus
exonéré de la loi du crime qu’aucun corps grave n’est
exempté de la loi de la gravitation. Nous ne serions pas
mieux engagés dans l’existence qu’une pierre qui consent à
rouler. Une pierre qui roule : un homme qui tue. Ne jetons
pas la pierre à l’homme qui tue. Il suit sa pente vers la vallée.
Il n’est moral ni malveillant : il « est » comme « est » l’orage ;
il souffle comme le vent. Il agit – Spinoza dixit – comme sa
nature l’y détermine. D’où les efforts désespérés des sciences
qui brisent la liberté pour mieux la rétablir comme les
théologiens prouvent Dieu.
La volonté n’est pas, en conclut Nietzsche : elle est l’effet
d’une complexion. Tout comme le rêve traduit la sensation
d’un corps, la décision traduit l’humeur d’un corps, l’esprit
traduit les affections d’un corps. Pourquoi, dès lors, nous
accrocher un concept aussi virtuel et filandreux que celui de
« libre arbitre » ? Parce que rien ne se conserve qui ne soit
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nécessaire. Sans liberté, les châtiments seraient aussi gratuits
que les meurtres inévitables et les lois inutiles. Nous ne
sommes pas prêts à vivre dans ce monde. Nous ne pouvons
vivre que d’un monde qui justifie par un concept la mise au
ban des êtres attentatoires à la communauté. La liberté n’est
pas un fait, mais une adaptation sociale, une stratégie
sophistiquée recrutée par la sélection en tant qu’elle favorise
la permanence du groupe. La liberté est un mensonge, mais
nécessaire à la survie de l’espèce.
De l'importance de la virgule
« Ils [les socialistes] veulent casser tout ce que Nicolas
Sarkozy a fait ( ) au détriment des Français »…
La preuve par Nadine Morano de l’exigence qu’il peut y
avoir, même pour un politique, à maîtriser sa ponctuation.
« Abus de faiblesse »
« Abus de faiblesse ». Sait-on seulement de quoi l’on
parle ? De quelle faiblesse est-il question ? Cette expression
minée qui tend à s’imposer comme un délit pénal tombe sous
le coup de ce que les lin-cuistres, avec le pédantisme qui sied
à leur corporation, appellent le phénomène de l'«
amphibologie de la proposition ». « Le meurtre de Jean » peut
aussi bien désigner Jean comme la victime du meurtre que
comme le meurtrier. « L’abus de faiblesse » peut tantôt
signifier que le faible est abusé, tantôt que le faible abuse de
sa faiblesse pour obliger le fort. Ce qui est le cas de toutes les
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« armes psychologiques » imaginées et fignolées par les
adeptes de la « non-violence » (ahimsâ). C’est l’apanage du
dénuement, le privilège des humbles que d’être à même de
répliquer toujours la martyrologie aux puissances déferlantes
de la coercition. On ne frappe pas un homme à terre. On ne
tire pas sur l’ambulance. On ne pousse pas mémé dans les
orties.
Nous avons tous été frappés par cette célèbre image du
militant de la place Tiananmen qui paralyse à lui tout seul
une procession de chars. La même « technique » est
employée par les écologistes que l’on voit s’enchaîner sur les
éclisses, partout le long des principaux axes ferroviaires
qu’empruntent les trains convoyeurs de déchets radioactifs.
L’abus de faiblesse est encore l’arme fatale de toutes les
O.N.G. humanitaires à succursale postale. Ce sont les
implacables photographies d’enfants crevant la faim ou de
phoques massacrés sur la banquise, qui vous culpabilisent –
vous taxent d’assassins – si d’aventure vous hésitiez encore à
dégainer le chéquier. L’on y recourt sans plus de vergogne
chaque fois qu’il est question de récolter des fonds pour
financer la recherche au profit d’un quelconque laboratoire
intéressé par le business des pathologies rares.
Ne disons rien du chantage affectif du téléthon, dont la
récolte annuelle sert majoritairement au dépistage et à la
suppression des embryons malades. Notons plutôt
l’admirable efficacité des boycotts de la faim et, comme
chacun – on ne peut que vous le souhaiter – en fera
l’expérience, la pression affective de la parentèle du
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troisième âge. Une violence symbolique reconnaissable à son
tropisme de l’anaphore en « ah ! » : « ah ! mon pauvre dos,
cette chaise est vraiment lourde » ; « ah ! quand je serai
morte, tu n’auras plus besoin de me rendre visite tous les
dimanches » ; « ah, mon trésor ! Comme j’eusse aimé que tu
me passes le sel avant de casser ma pipe »… Preuve que
l’abus de faiblesse file des tricots plus encroués, plus
broussailleux, plus torves que ce à quoi l’on s’attendrait
spontanément. L’ « abus de faiblesse » n’est pas soluble dans
le rapport de force : elle en est moins l’illustration que le
renversement.
Branche ta ganja
Après la e-cigarette, le e-cigare, la e-chicha et la e-pipe,
le e-pétard. Le joint électronique. À se demander pourquoi
on n’y a pas songé plus tôt. On n’arrête pas le progrès…
L’histoire est-elle une science ?
Chaque fois qu’un événement que nous n’avons pas vécu
postule pour figurer dans le carnet de bord de la maison
France se pose irrémédiablement la légitime question de
l’authenticité de la restitution qui en est proposée. L’enjeu
est moins une question de fidélité aux faits (inaccessibles) ou
de jugement (toujours situé) que de démarche
(épistémologie). Il s’agit, pour bien faire, de prendre à
contre-pied l’orientation structuraliste impulsée par
l’académisme qui nie par idéologie la singularité des temps et
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des espaces. Loin de procéder par barattage de « cocktails
thématiques », le vrai travail de l’historien doit consister à
replacer les événements dans leur contexte, à les ancrer –
autant que ses archives lui permettre – dans l’écrin relictuel
et idiosyncratique qui leur ont donné corps. Dans un
écosystème, une conjoncture toujours particulière, trop
spécifique pour qu’on puisse faire de la succession des
guerres l’itération de schémas intangibles extra-mondains et
de comportements « essentialistes » (terme à la mode à usage
universitaire pour supplanter l’infamant « racialiste »)
attachés aux populations. L’histoire n’est pas, comme
l’entendait Hegel, le dévoilement de l’Esprit sous le rapport
de la dialectique ; non plus qu’un « éternel retour ». Première
leçon d’humanité : l’histoire bafouille mais ne se répète pas.
C’est là ce qui fait que l’histoire est à ranger parmi les
« sciences humaines » (et molle), et non avec les « dures » (et
monstrueuses).
Les événements ne se répètent jamais. Par cela seul
qu’un même contexte ne se répète jamais. Il n’y a donc pas
de loi, constante ou règle qui serait extractible de la
récurrence des phénomènes, dès lors qu’il n’y a pas de
récurrence des phénomènes. Encore qu’à inspecter les choses
en profondeur, ce ne soit pas non plus le cas des sciences «
physiques » : qu’importe la pluralité des fois où une telle
expérience sera (re)produite en laboratoire, les paramètres de
cette expérience ne seront jamais strictement les mêmes.
Jamais les mêmes que lors de la première fois. Toujours ils
varieront, d’une manipulation sur l’autre. La loi voulant que
l’eau entre en ébullition à 100° n’est pertinente qu’au niveau
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de la mer, à une certaine pression, sur une certaine planète,
en supposant que l’eau présente un PH spécifique pour une
certaine formule chimique et moyennant un pullulement –
voir une infinité – d’autres variables que la loi ne mentionne
pas. La différence entre « sciences dures » et « sciences
humaines » et donc moins de nature que de degré.
Quantitative, plutôt que qualitative. À définir – abusivement
– la science comme « pépinière de vérité » (savoir par son
contenu, et non par sa méthode), on en arrive à constater
qu’ou bien l’histoire en serait une (quoique de seconde
zone), ou bien la science n’existe pas, n’existera jamais.
Plotin sur la paillasse
Parler de science au singulier plutôt que des sciences au
pluriel pourrait bien être la plus grande « déformation
confessionnelle » induite par le monothéisme. Un préjugé
lourd de séquelles. Qui décréta jamais que la nature devait se
comporter de façon une et non-contradictoire ?
Guerre et pet
Jusqu’où peut-on aller trop loin ? Faut-il bouter les gaz
hors de la sphère publique ? Les pétomanes sont-ils des
délinquants ? C’est la question, on ne peut plus sérieuse, que
devra arbitrer le Parlement du Malawi, modeste enclave
d’Afrique australe, 15 millions d’âmes, capitale Lilongwe,
coincée entre la Tanzanie, le Mozambique et la Zambie. Les
députés planchent nuitamment sur un projet de loi émis par
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le ministre de la justice, Monsieur Georges Chaponda, visant
à remettre en vigueur une loi coloniale de 1929. Loi
proscrivant toute manifestation gazeuse dans les espaces,
transports et surtout bâtiments publics ; interdisant de «
vesser » en collectivité sous le grief de « souiller l’air ». Le
texte in extenso – organique s’il en est –, stipule nûment que
« toute personne viciant l’atmosphère en tout endroit ou
telle activité s’avère nocive pour le public ou pour la santé de
ses occupants ou des personnes commerçant dans le
voisinage ou bien empruntant une voie publique, se rend
coupable d’un délit ». Nous apprenons par là que les «
couleurs locales » ont des traits incommensurables et que
toutes les traditions ne sont pas solubles dans la modernité.
Heurts et malheurs de l’intestin grêle, il faut bannir certains
usages… Donc Malawi, pet non.
Le fait, à lui tout seul, de l’existence d’une controverse
sur la question témoigne d’un souci hygiéniste mal accordé
avec nos préjugés occidentaux. Elle atteste également de
préoccupations d’une envergure très éloignée de ce que l’on
attendrait de la part d’une gouvernance d’un État disetteux,
liposucé par la task-force du FMI. Gardons-nous bien,
toutefois, de minorer l’importance stratégique de la lutte
contre les gaz à effet de serre. L’initiative prend à ce titre une
dimension pionnière et planétaire. Il y a d’abord les
incendies de forêt : les pets sont hautement inflammables, la
chose n’est plus à démontrer. Il y a ensuite le trou de la
couche d’ozone, lequel n’est pas qu’un groupe de pop
roumain qui vole (en avion), mais un sphincter
atmosphérique qui ne cesse de jouer avec les nerfs des écolos.
26
Il y a les risques domestiques : on déplore chaque année les
morts accidentelles par voie de combustion spontanée (c’est
le méthane hurlant). Il y a enfin la communication, l’alpha et
l’oméga de rapports constructifs durables entre les peuples. Il
y aurait donc urgence à restaurer l’image quelque peu
ébréchée des Malawites – des diplomates autant que des
boat-people – en « déplacement » à l’étranger. Haro sur les
puants !
Le ministre n’est pas liberticide ; le ministre est
formidable d’avoir compris si tôt l’intérêt de réfréner ses gaz.
Il ne s’agit pas de nous pomper l’air, mais quelque part de se
sauver la peau. Et le monde dans la foulée. Guérir le monde,
mais se traiter d’abord est une sagesse des orifices. Laquelle
implique une vigilance constante, acquise par une éducation
nécessairement coercitive, par un travail sur les
comportements. Bannir les plats de viande rouge et les
légumineuses à téguments. Manger moins de terre aussi, ça
peut aider. Plus d’ananas et de papaye (de broméline et de
papaïne) pour traiter en amont la flore intestinale. Le
charbon végétal et l’argile anisé ont aussi fait leurs preuves.
Contre l’aérophagie, tenter le lait cuit et les alicaments.
Existent enfin pour les plus réfractaires ou les moins bien
lotis, une solution gastrique très efficace par ingestion de
capsule sentbon. Brevet français, notons. Un Normand
d'Alençon, Christian Poincheval, vient à cette fin d’élaborer
un pilulier pour parfumer les vents intestinaux d'une douce
senteur de menthe ou d'estragon. Arôme anal pour les
soirées couscous, fragrance par « Cacarel ». À quand la pub
au cinéma ?
27
Prison de l’inalternance
Un clown chasse l’autre. Après Sarko, Hollande ! Ça
frime ; ça se fâche ; ça se pose majestueusement comme un
pied lourd, comme un flonflon tout falbala, emphatique et
ronflant. En fin des fins, enfin se fripe et, pfffff, se dégonfle
en fanfare. Et toute la concrétude de son action s’achève,
happée par l’inertie des intérêts catégoriels et sectoriels de
ceux qui l’ont fait roi (les financiers) ; tout son orgueil se
liquéfie dans une longue exténuation de son moment le plus
sensible : le serment du Bourget. Splendide illustration du
principe de Peter. Inexpugnable emprise de la continuité. On
prend les mêmes et on recommence.
Et on recommence, à notre tour, à se poser la question
du « républicanisme ». Si l’enfer vaut l’endroit ; si le suffrage,
dur et noueux, écorche l’oreille et ferme au lieu d’ouvrir,
c’est qu’il est déjà lourd de sa noirceur secrète. Petit retour
d’actualité sur un passé qui ne passe pas : à l’avant-veille,
quatre heures et huit minutes des événements de 1789, un
futur membre distingué du club des Jacobins (i.e. Laclos,
dans le Discours sur l’éducation des femmes) pouvait écrire
que « l’on ne sort de l’esclavage que par une grande
révolution ». Le fait est établi qu’on n’en sort pas par
l’élection…
28
Souffrir à l’adolescence
La souffrance et le deuil sont l'expérience incompressible
de l'adolescence, l’expérience radicale de la métamorphose.
Lorsque la chrysalide éclate, que la peau se déchire, l’on n'a
pas à cet âge toute une histoire de vie qui permettrait de
relativiser ce que l'on est en train de vivre. Toute peine,
détresse est absolutisée. L’adolescent n’a pas de recul sur sa
souffrance qui n’est peut-être rien, mais lui paraît un monde.
Un abîme s’ouvre sous ses pieds dont il n’est jamais sûr de
pouvoir ressortir. Ni d’en avoir la force. Ni d’en avoir l’envie.
Le jeune Werther en est l’exemple achevé. Combien
d’adolescents se sont ainsi donné la mort pour un chagrin
d’amour ? Pour rien ? Pour une blessure circonstancielle qui
leur aurait paru une bagatelle – et l’acné des songes –
quelques années plus tard ?
Les vents du Schtroumpf-péteur
La « survie du plus apte » n’est pas issue du darwinisme.
Elle le précède ; elle le recrute. C’est une mentalité qui se
retrouve autant dans la paideia spartiate4 que dans les
Emblématique de cette éducation à la spartiate ( égogé)
porter aux nues par le Socrate de la République et à l’écran
par le film 300 de Zack Snyder (2006), le rite de la « cryptie »
(krupteîa) institué par Lycurgue consistait en l’apprentissage
du meurtre aux dépens des ilotes : « Les chefs des jeunes gens
envoyaient de temps à autre dans la campagne, tantôt ici,
4
29
divagations les plus modernes des coaches qui, sur M6,
infantilisent la ménagère (discours sur les winners) ; dans
l’idéologie de la compétitivité prônant le benchmarking
autant qu’en géopolitique avec le « conflit de civilisation ».
On ne doit pas s’étonner que cette même vision du monde
ait si tôt fait de contaminer l’économie. Le « virus
Schumpeter » est des plus virulents qui soient en ce début de
XXIe siècle. La théurgie de « l’ouragan perpétuel » fait
l’unanimité auprès des survivants de la Silicon Valley. S’il
fallait comparer la jungle de Schumpeter au spencerisme
sectaire des exaltés de la sélection, le couple « hasard » (des
mutations) / « nécessité » (de la sélection) se verrait relayer
dans une perspective macro-économique par la
complémentarité de l’« innovation » et de la « destruction »5.
L’innovation produit la variabilité ; la destruction, en tant
qu’elle accomplit le tri sélectif entre le lard et le cochon,
permet ensuite la transmission – précaire – des variations à
forte valeur ajoutée.
tantôt là, ceux qui passaient pour être les plus intelligents,
sans leur laisser emporter autre chose que des poignards et
les vivres nécessaires. Pendant le jour, ces jeunes gens,
dispersés dans des endroits couverts, s'y tenaient cachés et se
reposaient ; la nuit venue, ils descendaient sur les routes et
égorgeaient ceux des hilotes qu'ils pouvaient surprendre
(Plutarque, Vie de Lycurgue, § 28.
5 On retrouve là les deux parties de la création interprétée
par Nietzsche : la mania dionysiaque et l’ordre apollonien.
Orphée et Pythagore.
30
L’innovation apparaît donc en son principe comme la
puissance motrice de la croissance économique, mais
également comme un agent de corruption. Elle est la plaie et
le couteau. La ruine et la richesse. Shiva, chez les hindous,
projette sur le plan « religieux » cette parfaite
interdépendance de la création et de l’annihilation – de
l’annihilation en vue de la création. On ne fait pas, écrit en
1942 l’auteur de Capitalisme, socialisme et démocratie,
d’omelette industrielle sans briser de secteurs d’activité.
L’obsolescence est le tribut de l’innovation. Le leadership des
uns se paie au prix de la résorption des marchés concurrents
– des marchés « dépassés ». Mais tant s’en faut que toute
innovation soit promise au succès : sur la pléiade des
ambitieuses start-up lancées sur le marché, peu se
maintiennent assez longtemps pour boucler leur année
fiscale. Pour se pérenniser (= passer l’année ; lat. perennis, de
per, « par » et annus, « an »). Combien d’éliminées pour que
se perpétue l’espèce ? Combien de codons qui n’impriment
pas ou plus s’éteignent ? Il n’y aura pas à chercher loin pour
apprécier l’ampleur de l’hécatombe.
Car représentatif : la faillite de Kodak. Le numérique
enterre au pied levé les appareils à pellicule photosensible et,
ce faisant, redéfinit radicalement les fondations – pratiques,
techniques et théoriques – de plusieurs secteurs d’activité :
photographie, cinématographie, traitement de l’image, etc.
Disparition des chambres noires qui développaient dans de
petites boutiques les argentiques de vos vacances. D’autres
31
exemples de « technologies de rupture »6 sont l’Internet, exArpanet, qui a plombé le Minitel, le MP3 sicaire du baladeur,
le lecteur DVD escarpe du magnétoscope ; plus proche de
nous, l’étrange objet que vous tenez entre vos mains qui a
flingué le codex, et le codex le parchemin, et le parchemin le
papyrus, et le papyrus la tablette en argile pour se voir
détrôner – ainsi la boucle sera bouclée – par la tablette
numérique7. Toute entreprise vecteur/rice d’innovation est
appelée à se dissoudre au profit d’autres entreprises
vecteurs/rices d’innovations dotées de meilleurs avantages
compétitifs8.
6
Distinctes des « technologies de continuité », présentées
comme évolutives ou transformationnelles en tant qu’elles
ne créent pas de nouveau marché, mais procèdent par
améliorations et incréments graduels des performances de la
technologie actuelle.
7 Tactile, évidemment. Quoique si toutes les tablettes se
laissent volontiers doigter, seule la Nexus…
8 « L'ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs
et le développement des organisations productives, depuis
l'atelier artisanal et la manufacture jusqu'aux entreprises
amalgamées […] constituent d'autres exemples du même
processus de mutation industrielle – si l'on me passe cette
expression biologique – qui révolutionne incessamment de
l'intérieur la structure économique, en détruisant
continuellement ses éléments vieillis et en créant
continuellement des éléments neufs » (J. Schumpeter,
Capitalisme, socialisme et démocratie, 1943).
32
L’envers d’une apologétique
On peut comprendre ce discours comme une «
naturalisation » (soit, en définitive, une légitimation) de
processus cycliques de destruction de secteurs d’activité.
L’économie n’est pas mauvaise : elle est, comme la tornade,
comme le typhon, un tumulte permanent. Après l’hiver
vient le printemps. Mais le printemps n’éclot que des
rigueurs de l’hiver. Quant à l’entrepreneur, son rôle, c’est
cacahouète. Le modèle de Schumpeter exclut l’agent humain
d’un bout à l’autre du « processus » : tant en amont de
l’innovation (facteur décisionnel), qu’en aval de la chaîne, où
s’opère la liquidation de l’emploi et des bassins d’emploi liés
à l’absence d’innovation. L’ « écodicée » de Schumpeter
occulte tout fait comportemental d’amorce. La tornade passe.
Dommage collatéral. C’est la faute à Voltaire.
La direction est ainsi dédouanée de son incapacité à
impulser l’élan (le conatus) de sa pérexistence ; l’actionnariat
est déclaré – comme c’est pratique – irresponsable de
l’absence de prise de risque nécessaire à son adaptation.
Adaptation qui ne doit plus être appréhendée dans un
modèle biaisé de sélection (Darwin, Spencer), mais de
transformation, en reculant d’un bond jusqu’à Lamarck.
Lamarck, pour ce qu’il réintroduit l’initiative comme ressort
de la mutation là où les théories de la sélection (idoines en
biologie, en biologie seulement) n’y mettent que le hasard.
Lamarck déchausse dans son domaine, mais ne dépare pas
partout. Assimiler l’économie à un fait météorologique
(image de l’ouragan) ou biologique (trope de la mutation)
33
revient à éluder que tout progrès/regrès industriel est fait de
(mauvais) choix et d’occasions (manquées).
La mirifique rationalisation de Schumpeter se fêle alors
pour apparaître, sous ses dehors positivistes, pour ce qu’elle
est : la berceuse sédative, la vaseline apologétique qu’elle a
toujours été. Il y a donc loin de ce qu’elle se donne pour être
à ce qu’elle est : une légitimation spécieuse de l’incapacité
des entreprises à l’anticipation, à la ré-invention ; comme si
chaque entreprise n’était jamais le support que d’une seule
innovation, recluse à cette innovation qu’elle porterait
comme un fardeau (génétique, natürlich) et devait périr avec
elle. Une manière dilatoire de ne pas résoudre l’antinomie
entre le courtermisme castrateur de l’actionnariat obnubilé
par son viager et la mobilité – pari sans assurance – que
présuppose la course au monopole. Une entreprise, comme
un cerveau, ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
Le « marchié » de l’art
En octobre à Paris se déroulera durant trois jours l’une
des plus importantes exhibitions mondiales de ce que l’esprit
humain a jamais excrété de plus futile et de plus laid à
l’exception, notable, de la « Fashion Week ». L’édition 2013
de la FIAC rassemblera au Grand Palais, télèstérion de la
prosternation, pas moins de 184 galeries venues de 25 pays.
Les époptès ne manqueront pas de banquer comme à chaque
fois pour muscler un peu plus la cote sur catalogue de leur
porte-monnaie spéculatif : l’artiste. Les « Merda d’Artista »
34
de Piero Manzoni (1961), lot de soixante œuvres-conserves
fourrées aux excréments, nous avaient bien déjà mis la puce
à l’oreille.
Mais il y a mieux. Moins odorant, plus éloquent, il y a les
acronymes. Il y a la FIAC pour « Foire Internationale de l’Art
Contemporain ». Une incursion cursive dans les trésors de
l’étymologie nous dispensera de nous perdre en
commentaires. La « foire », du lat. foria, « diarrhée », c’est
nommément la « chiasse » ; variante : fouarre, « colique ».
Exemple : « Ta mère fit un pet foireux et tu naquis de sa
colique » (Apollinaire, Alcools). Une parabase, la messe est
dite. Plaisant de constater qu’après tant de détours, de
déboîtements, de mésusages, le mot prodigue a retrouvé le
chemin de la chose.
Heureux qui pessimiste
Le pessimiste se garde de la déception. S’attendre au pire
est le meilleur moyen de ne pas tomber des nues. Bien mieux
: de savourer la joie, le bonheur impromptu ; l’éclair inespéré
d’un instant de grâce chaque fois qu’il illumine la nuit
comme au premier matin du monde.
Un jour sans faim
En s’inspirant de la notion d’homéostasie issue de la
cybernétique, les biologistes nous ont appris à concevoir le
corps comme un système autorégulateur cherchant en
35
permanence à rétablir son équilibre incessamment troublé,
d’une part par sa consommation de ressources, de l’autre par
les perturbations de son environnement. Température,
hydratation, oxygénation, salinité, index glycémique, etc.,
doivent être ramenés sans cesse à leur taux nominal. La
médecine nutritionniste doit à cette nouvelle conception
l’une de ses avancées les plus récentes : la mise au jour
d’ « appétits spécifiques ». Il s’agit de pulsions de
consommation spécifiquement « branchées » sur certains
aliments dont le corps sait empiriquement qu’ils contiennent
les substances qui lui font présentement défaut. Le corps
pratique sans cesse des autodiagnostics pour s’informer de
son état, puis transmet au cerveau l’information que le
cerveau traduit en appétence. Le corps se sert ainsi de nos
émotions – envie lorsqu’il y a déficience, dégoût en cas
d’excès – pour nous pousser à la consommation des aliments
précis censés le « restaurer ». Un appétit particulier peut être
saturé sans que la faim ne disparaisse (sauf satiété). La faim
délaisse alors cet appétit pour en stimuler d’autres,
correspondant à d’autres carences spécifiques. Et ce jusqu’à
ce que toutes se trouvent comblées. On comprend mieux
pourquoi les glaces italiennes font fureurs en été (régulation
de la température) tandis que pour rien au monde nous ne
saurions voir des ribs de porc. On comprend également
pourquoi les régimes exclusifs ou restrictifs ne tiennent
jamais plus de six mois.
36
Les nourritures intellectuelles
Ce n’est pas seulement pour le plaisir de mortifier le
gourou Dunkan que nous traitons ici de diététique, ni pour
absoudre un tant soit peu la proverbiale « envie de fraises »
des femmes enceintes ; mais pour en venir au fait que ce qui
vaut du corps vaut tout autant de son épiphénomène, l’esprit.
On pourrait dire que chaque semaine, voir chaque journée,
est cadencé par des envies qui correspondent à des activités
précises. Activités qui nous engagent, nous rassérènent, nous
épanouissent, nous comblent comme certains aliments
remblaient des pénuries physiologiques. Avec un seuil audelà duquel toute supplémentation confine à la nausée. Le
sur-investissement créé le burnout, et le burnout la
dépression. La « dé-pression », évacuation d’une congestion
toxique, appert à l’intellect workaholic ce que le
vomissement-réflexe est au foi de binge-drinker.
On ne peut se consacrer toujours et trop à la même chose
sans éprouver pour elle un écœurement graduel, signe
psychologique que le capital intellectuel qui lui est dévolu
est désormais à sec. L’esprit aspire à d’autres expériences,
plus en conformité avec sa complexion actuelle. Dans la vie
quotidienne, cela peut se traduire par l’envie de lecture, puis
d'écriture, puis de contacts humains. Désirs physiques (faim,
libido, sommeil) et spirituels sont rien moins qu’anarchiques
; chacun est justiciable de régularités cycliques. Il y a pour
tout des roulements circadiens. Pour la matière autant que
pour la pensée, il est toujours un moment opportun – kaïros.
Tous avons nos « rituels », plus précieux que l’aurore, qui
37
nous installent, nous stabilisent, nous établissent dans une
certaine « ataraxie ». Les écrivains aussi ont leurs heures
fixes, et n’y dérogent qu’avec force contrariété.
La promenade de Königsberg
La tradition rapporte que Kant ne temporisa jamais sa
promenade du jour (réglé comme une horloge ; à telle
enseigne que l’horloge-même de Königsberg était réglée sur
la promenade de Kant) qu’à deux reprises au cours de son
existence : une première fois afin de se procurer le Contrat
social de son collègue et partenaire dans la relégation
Rousseau ; une autre en vue de monnayer le canard local au
lendemain des événements de 1789. Deux cas de force
majeure. Bien utopique est cependant le Nirvana que les
bouddhistes appellent de leurs mantras. Ce n’est pas de
respecter les rites et les appels du ventre qui nous rendra
semblable au Siddhārtha, ce minéral marmoréen replet sous
l’Arbre-monde. Quiétude de l’âme, silence des chairs n’étant
jamais que des visées idéales de la raison pratique, nous
désirons toujours. Aujourd’hui plus que jamais, dérégulés
que nous sommes par les blandices du marketing. Tant pis si
cela nous rend plus tristes. Tant mieux si cela nous rend
vivants.
Chauve qui peut
Certains acteurs américains au talent limité n’ont pas
laissé de pactiser avec les industries pharmaceutiques pour
38
percer dans le métier. Le lien, désormais établi, entre la
calvitie précoce et la masse musculaire n’est pas épilotique.
Ce sont les stéroïdes, les anabolisants, les supplémentations
de testostérone qui accélèrent la chute de cheveux ; non la
lotion du temps. On ne peut miser son avenir professionnel
sur un physique de Mister univers sans en payer le prix. Qui
cherche le charisme sans en avoir l’étoffe doit être prêt à
sacrifier son scalp…
Une histoire de vainqueur
Un cil est un poil qui a fait son chemin ; un terroriste un
résistant qui a joué de malchance. De Gaulle aurait manqué
l’appel de la BBC (qu’il a d’ailleurs effectivement manqué9),
les FFI éparpillés, il serait demeuré le Ben Laden factieux de
l’Occupation. Hitler aurait-il remporté la guerre, exterminé
9
L’appel du 18 juin n’eut quasiment aucun écho. Il
s’adressait de prime abord aux militaires qui, pris dans la
tourmente de la débâcle, n’en prirent connaissance
qu’ultérieurement, pour la plupart à l’occasion de la
médiatisation de la condamnation à mort du « déserteur » par
le tribunal militaire permanent de la 13e Région. Mettre à
l’index : pointer du doigt ; un phénomène connu sur Internet
sous le nom d’« effet Barbara Streisand ». Les enregistrements
audios couramment diffusés dans les documentaires sont en
réalité ceux de l’appel du 22 juin, dont le message s’éloigne
quelque peu de l’original. Rien ne subsiste que des notes
éparses de l’appel princeps.
39
les juifs, les noirs et les tziganes, il serait aujourd’hui
considéré comme le Buffalo Bill de la nouvelle Europe. Et la
question métaphysique par excellence non plus celle de
savoir comment penser le monde après Auschwitz, mais
après Dresdes, Hiroshima, Nagasaki. L’histoire est faite par
les vainqueurs et d’une manière plus générale, les génocides
reconnus tels, en tant que génocides qu’autant qu’ils ont
échoué – ce qui n’est pas le moindre paradoxe. Un travail
propre est un travail achevé, qui ne laisse pas de sang sur les
murs et personne pour s’en plaindre. Les guerres, avant toute
chose, sont des paris moraux.
Logique du tout ou rien. Pas de demi-mesure. Il faut,
pour l’emporter, raser jusqu’aux racines. Ainsi pas de lobby
Aztèque pour faire un sort à la couronne d’Espagne. Pas de
fils et filles de déportés Neandertal pour réclamer à CroMagnon le pretium doloris. Personne ne songe à reprocher
aux Britanniques la suppression complète des Australiens
aborigènes (« suis-je donc le gardien de mon frère ? ». Aussi
n’est-ce pas demain la veille que l’on verra le tribunal de La
Haye condamner Bush pour ses croisades pétrolifères. Ni les
aïeux de Noé, qui n’en menaient pas l’Arche, incriminer
Yahvé d’avoir tiré la chasse. Le génocide, c’est finalement
comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais (nous a-t-on
dit). Pétain, depuis son ergastule du fort de la Citadelle
(Vendée, quand tu nous tue…) n’avait pas tort de croire que
« l’histoire [l]e jugera[it] ». Voir à quoi elle tient, l’histoire…
40
« Une langue et des légendes communes, voilà ce qui
constitue les nationalités », écrivait en son temps Barrès 10,
qui ne fait très cyniquement nulle part mention de la vérité.
Les révoltes arabes
Ainsi des « rois génocidaires », ainsi des « criminels de
guerre ». Les dictateurs, mutatis mutandis, en prennent pour
le même tarif depuis la chute du mur : ami d’hier, ennemi de
demain. Tous les « printemps arabes » (ou « hivers
islamistes ») « spontanément éclos » (croyons-en BHL,
baroudeur héroïque de la justice tous azimuts auprès duquel
Kali l’hécatonchire passerait phocomèle) ont ravivé les
braises de la révolution française. « Erhal ! » scandent les
rebelles sur les réseaux sociaux, « dégage ! ». Et dans toute
l’Arabie gronde la foule, houle à l’assaut des califats poussifs
des poussahs corrompus. Gonflant l’unité tumultueuse de
cette Onde qui moutonne, déferlent l’onde, et au-dessus de
l’onde, les friselis d’écume, arabes eaux arabesques qui se
rassemblent au pas, prêtes à se déchaîner contre la tyrannie.
Et sous la cendre chaude renaissent les idéaux de 1789. Ne
sont-ils pas admirables, ces gens si jeunes, si courageux, qui
luttent pour les droits de l’homme, l’instauration d’une
charia « propre » (c’est l’« islam des Lumières », un
soulagement pour tous) et le droit à la consommation (–
incidemment aussi pour les chantiers de Bouygues, le
10
M. Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, 1902.
41
développement de Total et le Qatar dont l’appétence pour la
démocratie n’est plus à démontrer) ?
Ben Ali, certes, « ça a commencé comme ça » – et c’est
Céline qui parle – ; mais aussi Abdallah Saleh, « trépassé par
les événements » (et dont tout le monde se fout, avouons être
du lot) ; mais aussi Ould Abdel Aziz (mort par autoimmolation : un final flamboyant) ; mais encore Kadhafi
(moins flamboyant) ; mais surtout Moubarak(-afrites), et
aujourd’hui Assad. Qui veut la peau d’Assad ? Le bombardier
Hollande (hibernatus s’est réveillé). Le sayan BHL (en
manque d’inspiration pour son prochain brûlot ? Le récit de
la fête est la moitié de la fête). Assad aurait, selon ses dires, «
franchi le point de non-retour » : usé de gaz de combat. Ça
sent le roussi. Des barils d'ypérite, plusieurs tonnes de VX et
si ça se trouve, assez de Sarin pour remplir un poulet ont été
reniflé par les limiers de l’ONU. A pas la preuve, mais a la
conviction. Fabius lui l’a, c’est rassurant. Quoique certains –
crypto-fascistes conspirologues négationnistes mussés dans le
troupeau des hommes – commencent à sérieusement se
demander qui, des « bouchers d’Assad » ou des « merdias » de
l’OTAN, mérite le plus la palme de l’intox…
Should I stay ou should I go ?
Cinq mille victimes conventionnelles, labes chouia, on
ne trouve rien à redire ; cinq cents à l’arme chimique, on crie
au crime contre l’humanité. La réaction du culbuto est sans
appel. Il faut taper, casser Assad ; son sort est dit, c’est en
42
cinq secs. Moins d’une semaine pour décider des frappes.
Cela semble peu, mais c’est déjà six jours de plus que ses
promesses de campagne. Et voici donc Flamby, tout
caramiel, qui sort de sa cataplexie pour nous baver avec la
tronche du type qui s'est luxé le testicule gauche qu’il faut «
punir les responsables ». Leur passer un savon d’Alep. Il veut
y aller, il a le zizi tout dur. Sûr de ton coup, Hollande ? Peutêtre une Faust bonne idée… On ne sait vraiment qui sont
derrière « les responsables ». Flagrant, en revanche, est
l’intérêt que pouvait trouver Assad, soutenu par la majorité
de sa population et sur le point de refroidir le reste, à
desserrer les vannes à deux pâtés de ruines de la délégation
de l’ONU. On ne pile pas son blé avec une banane mûre.
Car c’était bien hier l’intention déclarée de ce joyeux
drille de François Hollande. Geler les avoirs financiers de
Bachar al-Assad dans les différentes banques de l’Union
Européenne ? « J’voudrais ben mais j’peux point… » Et la
diplomatie alors, elle sent le pâté ? « Trop compliqué, il y a
trop de vent… ». Pilonner Damas ? « Morbleu ! Vous
devenez réalistes ! » Il ne veut pas du gaz de schiste, mais ne
dit pas non au gazoduc. Il a le prétexte. Il a le plan. Il a
vraiment des c… convictions et les met sur la table. Que la
région soit une poudrière du Proche-Orient n’est pas pour le
troubler. Il ne veut pas rendre Israël Mossad. On va donc
bombarder la Syrie parce que la Syrie bombarde la Syrie. «
Par rétorsion », précise Hollande, « par prévention »
renchérit-il. Histoire de neutraliser la panoplie chimique de
l’alaouite confit qui n’a jamais signé de convention de
43
limitation. La deuxième guerre mondiale ne vous a pas
convaincu ? Essayez la troisième !
Poutine à la rescousse
Signée ou pas, la convention, l’alibi peine à se faire
entendre. Ce n’est pourtant pas l'« infauxrmation » qui
manque. Des vidéos d’enfants gazés, ça prend aux tripes, ça
mouille les yeux. Mais pour des vidéos postées la veille des
événements qu’ils sont censés décrire ; surtout, pour des «
faisceaux d’indices » tartis des mêmes services qui nous ont
fait gober la fiole d’anthrax avec les armes de destruction
massive, c’est un peu court. C’est un peu peu. Et c’est un peu
se foutre de la gueule du monde quand on est à la fois le
premier détenteur, provisionneur et utilisateur d’agents
chimiques (napalm, phosphore blanc, agent orange
libéralement fourni par Monsanto, reconverti dans le pillage
agro-industriel) sur la planète. Quand on est également,
damnatio memoriae, le premier fauteur de guerres illégales.
Tout cela semble bien évanescent à l’heure du thé…
– Mais que voit-on venir à l’Est ? Serait-ce une porte de
sortie ? Le Salut des âmes – avec le crabe chatka – arrive par
la Russie. Il semblerait, ô mon anchois de collioure, que la
rencontre diplomatique de cette rentrée 2013 n’est pas été
sans suite. Ce n’est rien moins qu’un accord de désarmement
qui se profile à l’horizon. Bachar avale l’anaconda, sa fierté
passe à l’as. Une sortie de crise ? À voir. Reste ceci qu’à se
repasser la bande de la négociation, c’est à Poutine et non à
44
Obama qu’il aurait fallu remettre le prix Nobel de la paix.
Plaisant de constater que la Russie soit devenue dans cette
affaire, comme dans celle de Snowden, l’ultime espoir de
paix et de liberté de pensée qu’il reste aux affranchis du
Nouvel Ordre Mondial. Peut-être aussi que le schiste
américain donnera quelque répit aux « dictateurs arabes ».
Migrer sur Internet
Occase à ne pas rater pour qui cherche un hébergement :
le rideau de fer a beau s’être abaissé il y a de cela bientôt
trente ans, les noms de domaine en « .su » pour Soviet Union
sont toujours en circulation. Pesez le pour et le contre, vous
serez toujours plus protégés sur l’Internet du KGB que sur le
réseau-passoire « poire à lavement » de Keith Alexander.
La grippe du pigeon
Soixante cas de narcolepsie directement liés aux effets
secondaires de la vaccination contre le H5N1. C’est le
dernier cadeau d’adieu de Roselyne Bachelot, ex-ministre de
la santé, qu’il convient d’ajouter aux frais de remboursement
pour les quatre-vingt-dix millions d’ampoules de Tamiflux.
On savait les hommes politiques prompts à nous endormir,
mais pas encore à le faire avec autant de zèle.
45
La baignade interdite
Hérault. Vacances. Été caniculaire. Un arrêté de la
préfecture de Palavas-les-flots enjoint (et en juillet) les
brigades de police en charge de la surveillance des plages de
taxer au portefeuille les « baigneurs de l’extrême » ; en
d’autres termes, d’interpeller les achromatopsiques coupables
d’avoir, en s’aiguayant la croupe, grillé le drapeau rouge de la
baignade décommandée. « Ah ! ma bonne dame, que
d’incivilité ! A-t-on idée de s’humecter par temps de houle
? » Tous ces gens-là ne méritent pas de quartier. « Tous à
l’amende ! » Tous à l’amende ? « Tous à l’amende ! » Voilà qui
fleure bon les pépettes. Qui pourrait être une bouffée d’air
pour les services de l’intendance municipale, aux prises avec
les aléas de la décentralisation. Un coup de Jarnac qui
permettrait à la mairie de renflouer ses caisses tout en se
débarrassant de ces frimeurs et dispendieux maîtres-nageurs
: plus de sauveteurs si plus d’hommes à sauver. Staline disait
aussi : « plus d’hommes, plus de problèmes ».
Il suffisait d’oser doser Joséphine. D’autant que tout cela
se ferait au nom du même principe – inattaquable – que
prétexté à l’occasion de la « taxe Nutella » (« haro sur l’huile
de palme ! »), lors des débats parlementaires (pancraces
délégatoires des lobbyistes) sur l’alcootest obligatoire dans les
voitures, sur les alarmes automatiques dans les piscines, sur
la levée d’une taxe écologique/carbonne (rebaptisée «
contribution climat-énergie ») ou sur l’impôt sur les boissons
gazeuses (« la cigarette du XXIe siècle », s’insurge Réjean
Hébert, ministre de la Santé). Au nom du même principe
46
paternaliste qui nous interdira bientôt de tirer sur le cigare,
de boire des expressos, de presser le pas sur le trottoir ou de
sortir sans son airbag – histoire d’être en pleine forme le jour
de son suicide – : la prévention. La prévention, qui nous
conduit comme un enfant à son quai noir et poussiéreux
linceulé d’interdits. La prévention, qui appauvrit les pauvres
pour qu’ils tombent moins malade. Allez comprendre…
Prière de vivre moins
La prévention. Cela sonne doux comme « protection », «
ponction » ; ça sent le chanoine mou, moelleux, le confort
grassouillet. On ne s’imagine pas – mieux vaut ne pas
s’imaginer – jusqu’où pourrait conduire cette liquoreuse mais
étouffante miction de prophylaxie et de rentabilité. On
verrait mal nos instances dirigeantes se priver de joindre la
bonne conscience aux taxes. « Prendre soin de vous », seraitce contre vous-même, c’est l’argument des assurances santé.
Pareil au chirurgien qui vous ampute et qui vous sauve,
malgré vos plaintes, de la thrombose, de la gangrène, de vos
enfantillages. Pareil au professeur à la baguette de fer à qui
cela fait toujours « plus de mal qu’à vous-même ». Pareil au
missionnaire qui, vous forçant la main, le couteau sous la
gorge, vous aide à embrasser la croix histoire de vous
remettre dans le droit chemin. C’est beau, c’est généreux. La
prévention, c’est un peu finalement comme les « frappes
dissuasives » : un petit mal pour un grand bien. Surtout pour
Areva, Total et Bouygues. C’est une idée qui tourne, qui
commence dure et ferme, et puis se brouille, se décompose,
47
noire de la tête aux pieds, en un vrombissement de mouches
pour finalement laver des morts les sueurs et les glaires. La
prévention sert aussi d’étendard de guerre.
La guerre ne fait jamais que s’inscrire dans le
prolongement de la politique. La prévention, pour justifier la
guerre (exemple de l’Irak ; prospective sur l’Iran et la Corée
du Nord), peut-elle, cela étant, fonder une vision politique ?
Un projet collectif ? Qui sait s’il est ardu de vivre sans
s’abîmer en quelque chose. À moins de vivre si prudemment
que l'on pourrait tout aussi bien ne pas vivre du tout…
Parbleu ! Et pourquoi pas ! Voilà au moins qui serait agir en
profondeur ! Malthus avait vu juste. La population mondiale
s’est vue multipliée par deux en un siècle et demi. Si l’on suit
la logique, et si l’on suit les courbes, nous atteindrons vers la
moitié du siècle les dix milliards d’individus vivant sur la
planète. Nous serons alors environ 72 millions en France. La
sécu ne tiendra pas le choc. Venu le temps d’aborder
sérieusement des solutions qui fâchent. L’économie sans tous
ces gens qui ne servent à rien (chômeurs, vieux, cancéreux,
paralytiques, skaters, fans de Justin Bieber) se porterait bien
mieux. Charmes ambigus de l’euthanasie, comme certains
fruits sucrés-acides… Une présence qui s’éteint dans une
cabine discrète, toute pétrie de silence pour une fin fumeuse,
fuligineuse et sourde…
Des véhicules sans conducteur, c’est déjà bien ; sans
passagers, c’est encore mieux. Que du bénef : plus
d’accidents ; plus de frais d’hospice ; c’est orgasmique. Des
hôpitaux sans gériatrie : un rêve qu’on n’osait effleurer. La
48
compression de morbidité se ferait à la seringue plutôt qu’à
fond perdu. Plus de maladies séniles, ou sénescentes, ou
dégénérescentes. Plus de retraites à payer : hors du circuit,
t’es cuit comme un biscuit. Broute parasite ? On vermifuge
et, haut les cœurs, à bas les pacemakers ! À moi mon
injection ! C’est le triptyque barbiturique-curare-chlorure de
potassium : la voie royale de la réduction des déficits publics.
Tout le monde y gagne. Il est certain qu’on ne pourra pas
toujours compter sur le volontariat. Plus de héros à Massada.
C’est qu’en matière de mort, l’homme est encore frileux. Soit
citoyen : aide ton prochain, achète un kit. L’État lui-même
pourrait organiser une sélection par l’alphabet. Cela
comblerait incidemment le trou noir de l’Access prime-time
de Sophia Aram (« Jusqu’ici, tout va bien ») qui flingue
l’audience de Pujadas (allégorie de la boule de neige). Loto
ludique : audience au rendez-vous. Si c’est pas progressiste…
Le phantômâton
En précisant, des fois qu’un de ces Perrin dandins de la
rue Cambon se serait égaré au creux d’un paragraphe, qu’il
s’agit d’ironie. C’est ça, comme au Bourget, lorsque François
Hollande se disait, socialiste, « ennemi de la finance ».
Moins ironique – et beaucoup plus concrète –, la « cabine à
suicide », élaborée et présentée au monde en 1996 par le
docteur Philip Nitschke. Utilisée la même année (c’est assez
dire la demande), cet « auxiliaire de mort » intègre un
logiciel appelé « Deliverance » chargé de diagnostiquer (litt.
de « connaître à travers ») les pathologies de l’âme et
49
d’évaluer les vies (bilan du quotient bénéfice/placement
consenti par l’État). Ce à l’issue d’un jeu de questionsréponses censées dresser le solde existentiel du candidat aux
limbes. Un algorithme tout ce qu’il y a de plus léché – sauf à
tourner sous Windows 8 (l’OS étant résolument conçu pour
nous faire suer jusqu’à la fin). L’ensemble fonctionne ou
dysfonctionne comme un standard d’appel bloqué sur boîte
automatique. Un score suffisamment élevé sanctionne la
viabilité de la demande du candidat, et déclenche
l’administration d’une substance neurotoxique létale. Du
psychopompe en bas des mauls, tout près du DAB pour les
derniers achats. Quand on peut rendre service funèbre…
Pour ceux – les malchanceux – qui, d’aventure,
l’auraient dans le cul la balayette ; en d’autres termes, échoué
au test de suppressibilité, rien n’interdit de retenter sa
chance. Rien ne vous empêche de récidiver, autant de fois
qu’il sera nécessaire. Le sort est capricieux. Comme le YiKing. Mais non pas intraitable. Non pas irrévocable pour qui
connaît la martingale (qui trop souvent joue au Trivial
Pursuit finit par maîtriser ses gammes). Songez comme il
serait déprimant de repartir chocolat. Quand rien ne reste au
monde que l’espoir d’en finir, il serait criminel de ne pas
vous l’accorder. Le drame se joue bercé par le flow compassé
de haut-parleurs de qualité lossless diffusants par défaut la
marche funèbre de Chopin. Mais si vous préférez Skyrock,
c’est à vous de voir. C’est votre mort. Faites selon vos
dégoûts. Évidemment, vous seul êtes justiciable des
conséquences de votre démarche. Le disclamer précise que le
fournisseur se désengage de toute responsabilité en cas de
50
mésusage ou de rétractation tardive. Dont acte. N’oubliez pas
le testament. Et faites pipi avant : la piñata tombé, la
camarde fauche, merde aux énurétiques. Prenez donc place
dans le photomaton de la mort : bientôt dans vos centres
commerciaux.
Faux contact du troisième type
Nous devons avoir l’imagination bien pauvre ou bien
égocentrique pour croire que c’est avec les hommes que de
putatifs envahisseurs aliens en recherche d’interlocuteurs
choisiraient d’entrer en négociation. Voilà qui traduit bien
ce penchant ancestral des grues qui veulent toujours se
classer seules à part des autres animaux.
De l’hominiculture
Crédule humanité, qui se prévaut si naïvement d’être au
sommet de la chaîne alimentaire. En termes de biomasse, les
grands vainqueurs de l’évolution sont les insectes. En termes
d’intelligence, ce sont les nécrophages, dont l’ingéniosité va
jusqu’à planifier l’élevage à ciel ouvert de protéines
humaines pour remplir leur garde-manger. Nous sommes la
proie des blattes. Et persistons à n’y voir que du bleu.
La prise de la pastille
On savait l’Hexagone à l’avant-garde de la médecine
européenne. Depuis le XIIe siècle avec l’essor des universités
51
jusqu’à la clinique de Bernard en passant par la chirurgie de
Paré, la biologie de Lamarck, la chimie de Lavoisier ou le
vaccin de Pasteur, nous avons toujours soin de conserver une
bonne longueur d’avance sur nos voisins. On ne change pas
une équipe qui gagne. Le système de santé français peut
aujourd’hui s’enorgueillir d’être le seul au monde à
rembourser la médecine homéopathique. De même que les
enveloppes privées aux partis politiques sont déduites
fiscalement à raison de 66 %11, les liniments, granules,
triturations et autres billes de saccharose bardés par
« dynamisation » ou « dilution » selon l’école considérée, sont
prises en charge à plus de 35 %. « Septique » ou jouasse, la
collectivité allonge les 73 % restants. Une homéopathie qui,
pour la forme et la sécu, de « médecine parallèle » devient «
médecine complémentaire » à la médecine allopathique
conventionnelle, elle typiquement occidentale. On pourrait
croire, naïf, que deux principes antagonistes, se combinant,
s’annulent ; ce n’est pas l’avis de l’ANSM. Dont acte. Certains
mystères de la nature nous dépasseront toujours…
11
C’était la grande fumisterie du « Sarkothon ». Sur le total
des 11 millions d’euros réclamés par le Conseil
Constitutionnel au président-candidat Sarkozy pour avoir
falsifié ses comptes de campagne, seuls 4 auront été
effectivement payés par les sympathisants de l’UMP. Le
reste, c’est pour le contribuable. « Demandez, et vous
recevrez ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l'on vous
ouvrira » (Matthieu, 7.7-11). Joies et revers de l’oligarchie de
parti…
52
« Médecine complémentaire ». Et une de plus. Pourquoi
cette promotion ? Surtout, pourquoi encourager
financièrement, sur les deniers de l’État, une thérapeutique
douteuse dont l’efficacité, pour ne pas être nulle (comme
c’est le cas d’un tiers des molécules chimiques en vente sur le
marché), ne surclasse guère celle enregistrée par l’effet
placebo ? Qui croit encore à la « mémoire de l’eau » ? Quel
thérapeute assez tarentulé pour en appeler aux super-mânes
de Benveniste ? En France, fermage de Sanofi, fief installé de
l’industrie chimique, comment s’explique une telle
condescendance des élites dirigeantes à l’endroit des
homéopathes ? Y aurait-il en sous-main quelque loge
hermétique silencieusement active ? Quelque conspiration
de poudreux enfarineurs au bras long comme ma b… un
séjour naturiste pour grabataires du troisième âge sur l’île de
Clipperton ? Ou bien serait-ce seulement l’in-science de nos
parlementaires, juristes de formation, qui les aurait conduit
dans l’exercice de leurs ponctions à détirer le tiers payant
sans se douter le moins du monde de ce dans quoi ils
s’engageaient – nous engageaient ?
Des « contes d’apothicaire »
C’est à la fois plus simple et plus retors que cela. Rien ne
se fait sans raison. Tout a sa cause, qui n’est pas transparente,
son réalisme qui dépasse l’infection. Le fin mot de l’énigme
est que les patients optant pour l'homéopathie
désaffectionnent la pharmacologie conventionnelle. Ils
gobent du sucre et des muqueuses déshydratées
53
d’animalcules en dose en lieu et place des molécules
chimiques qui, elles, coûtent incommensurablement plus
cher à la sécurité sociale. Des molécules princeps ou
génériques qui de surcroît – puisqu’efficaces – sont
forcément aussi porteuses d’effet indésirables à
contrebalancer par d’autres molécules, induisant d’autres
effets indésirables à contrebalancer par d’autres molécules, et
ainsi de suite. D’où, assez vite, la surmédication, responsable
d’une entrée sur trois à l’hôpital. Splendeurs et misères des
cortisones…
Fini le temps des vedettes du micro(be) à consommer
sans faim ni fin qui, pour le coup, son remboursées à 100 %,
soit trois fois le montant cédé à l’homéopathie. Adieu les
séminaires tous frais payés à Calcutta pour médecins VRP
des grandes holdings pharmaceutiques. L’épargne étant,
comme chacun sait, l’aune de la rationalité en ces temps de «
rigueur », le calcul reste pertinent, dès lors qu’économique.
À petite dose, aurait dit Paracelse, la petite bille en sucre, ça
vous va comme onguent. À petite dose, redisons-le, au cas
par cas, à condition de ne rien universaliser. La foi peut des
miracles, mais ne sauve pas les diabétiques. Il est une limite
au-delà de laquelle supprimer les malades plutôt que les
maladies cesse d’être un business-plan d’avenir. À quand le
jour où l’on expédiera les cancéreux chez les acupuncteurs ?
54
Fascination du loft
On allait autrefois pour voir l’homme-tronc, la femme à
barbe, le nain hydrocéphale ; pour admirer et se moquer tout
à la fois, dans un concert d’apitoiement mesquin, de ces êtres
inadaptés sortis de la cuisse de Pan. Nous en sommes
revenus, décence oblige… pour y revenir incessamment par
la télévision. Nous y sommes revenus, à la manière dont le
patient captif, pour retourner à son médecin, retourne à sa
maladie. Loana, Nabilla, Vendetta, Moundir, FrançoisXavier, étoiles filantes de la téléréalité, étoiles qui se
consomment et se consument en un battement de cils, ont
repris place dans les cages à prodiges. Ceux qu’on appelait
jadis des « phénomènes de foires », les freaks, humain
dégénérés, sujets de monstration, ont déserté le cirque pour
intégrer le loft. Plus viscérale que le mauvais instinct qui
nourrit cette fascination – mélange d’horreur et d’attirance,
haine dans l’amour que signifie l’ambivalence en termes
psychanalytiques –, une détresse qui se lit dans le besoin de
lyncher. Que ferions-nous sans parabole – antenne et
métaphore – pour nous rappeler qu’il y a toujours plus
indigent que soi ?
Le rire, objet philosophique ?
À contretemps de ce qu’une routine académique
broyeuse d’intelligence laisse à penser, traiter du rire comme
d’un objet philosophique n’a rien de sulfureux. Rien de
déshonorant. Rien d’inédit non plus pour qui ressouvient
55
entre la poire et le fromage que le second volet de la
Poétique aristotélicienne a pour objet la comédie. Le soleil
brille jusqu'aux latrines, disait Diogène, il n'en sort pas
souillé. Le vitaliste Bergson, tout penseur qu’il était, a
consacré une œuvre entière aux puissances heuristiques,
évocatrices et suggestives du rire. Le thème n’en est pas
moins mis à l’index des programmes de recherche. Une
quarantaine qui ne doit pas peu au rigorisme puritain qu’a
déversé la religion sur sa comparse assujettie : si « JésusChrist », il ne rit pas beaucoup. Une seconde cause, plus
radicale, serait à rechercher dans l’attraction jalouse que les
valeurs scientifiques exercent sur le vivier des littéraires. On
comprendra qu’alors les philosophes en quête de légitimité,
lorgnant sur la respectabilité des disciplines techniques,
écartent assez loisiblement de leurs préoccupations ce qui
risquerait de les précipiter dans la spirale de la vulgarité. Exit
le rire. Le rire n’est pas sérieux.
Et voilà l’essentiel, voilà le rire, par vanité de singe
capucin, abandonné aux humoristes et aux hommes
politiques. Et voilà l’indigence emmitouflée dans son sabir
autiste portés aux nues, édifiée marque de fabrique d’une
pensée moralement bien équipée. Voilà nos universités
devenues, à leur corps défendant, de gigantesques serres où
se pratique cette sorte d’étiolement de la pensée. Les mêmes
concepts mobilisés de manière maniaque reviennent
éternellement dans des problèmes reproducteurs. La chair
devient une chambre d’enregistrement. L’enseignement une
accumulation inerte de l’érudition morte à la création, de
celle que Nietzsche taxait de « faitalisme ». L’aridité du verbe
56
étouffe la profondeur, la décolore, convertit insensiblement
les controverses en des plessis de sommeil. Fougère
contraceptive, la scolastique révoquée par la porte rentre par
la fenêtre. On étudie les textes avec une lourdeur qui ne leur
sied guère – Platon, primum inter pares. Il est toujours
pourtant, comme s’en ouvrait Deleuze, une joie
indescriptible qui jaillit des grands livres, même lorsqu’ils
parlent de choses laides, désespérantes ou terrifiantes. Tous
les penseurs n’ont pas la rate au court-bouillon.
L’esprit de sérieux : c’est à ce prix, ont-ils pensé, qu’ils se
sauveraient des vagues. Ils auraient pu avoir des raisons de le
faire, cela ne leur donnait pas raison de le faire. Le fait
pourrait bien être, plus fondamentalement, que l’humour
pâtit de ceci qui le distingue de la culture et de l’orgasme que
l’on ne peut pas si facilement faire semblant d’en avoir…
Attaque de botulisme
Les philosophes ne s’estimant drôles qu’au détriment de
la philosophie, ne font plus rire qu’à leur insu. C’est BHL
citant Botul, (in)conséquence féroce d’une gloire construite
sur des sables mouvants. L’intéressé ayant, au demeurant,
fournit une magistrale démonstration de son aptitude à
l’autodérision : « c’était drôle cinq minutes, assénait-il sur
Annal+, maintenant je trouve que ça va comme ça, ça me fait
moins marrer. C’était marrant, ça tourne glauque ». Fin de la
récré. Et de tenter autant que faire se peut de noyer le
poisson : « c’est ridicule pour ceux qui s’en servent pour
57
éviter de lire. J’ai écrit un livre de 1300 pages, je parle de
Levinas, Althusser, Romain Gary, Maurice Blanchot,
Rosenzweig et il y a là un certain nombre de gens qui ne
trouvent qu’un nom à relever c’est le nom de Botul ».
Manière modérément discrète de rappeler les journalistes à
leurs obligations promotionnelles. Petit détail tout de même
: la référence au philosophe paraguayen fictif Botul, gourou
d’une secte adoratrice de Kant ayant fait sécession d’avec la
civilisation pour s’établir sur la banquise arctique (qui
l’aurait cru ?), ne figure pas dans son ouvrage de 1300 pages,
mais dans le second livre produit par BHL, De la guerre en
philosophie, un fascicule moins lignivore de 130 pages mortné d’une conférence à Normale Sup’ (voir les élites se
déliter)…
Plus ambitieux que Sartre qui voulait faire descendre la
philosophie jusqu’au bistrot, Bernard la refoule droit dans les
égouts…
Des confettis de carrière
Ne pas chercher, aux sources de l’aversion que
témoignait Victor Hugo à Napoléon III – abrégé « le Petit »,
de son épiclèse des Châtiments (1853) – d’autres motifs que
purement
progressistes,
assurément
altruistes
et
désintéressés. Hugo n’était pas homme à prendre ombrage
d’avoir été déshérité par son empereur du poste de ministre
de l’éducation ; empereur qu’il poursuivit un temps de ses
splendeurs courtisanes, avec une accortise qu’on ne lui
58
connaîtrait plus de sitôt. Mais ses biographes, ses
hagiographes à qui on ne la fait pas, ont bien compris qu’il
s’agissait d’une feinte. Totor avait une volonté d’entrer dans
la légende plus impérieuse que celle d’entrer dans la carrière.
Totor, c’est bien connu, ne s’engouait pas des râteliers de la
haute : on ne peut être en même temps, comme dirait Julien
Dray, cupide et socialiste.
L’effet rebond de Wegner
Que se passe-t-il dans votre tête lorsque l’on vous
demande de ne pas penser à quelque chose ? Vous y pensez.
Faites l’expérience en ne pensant pas à une chasse d’eau.
Merci d’avoir échoué. Ne pensez pas à du vinaigre. Vous y
pensez. Vous y pensez et même, vous salivez (c’est un réflexe
physiologique). Ce phénomène appelé « effet rebond » fut
mis au jour à la faveur d’une série d’expériences célèbres
diligentées en 2003 par le psychosociologue américain
Daniel Wegner12. Wegner passait pour être un
inconditionnel des ours blancs. Dada naturaliste qui
recouvrait sa recherche chaque fois qu’il conviait ses cobayes
à ne pas penser aux ours blancs. En précisant que si
d’aventure ils y pensaient, il leur faudrait lui signaler en
agitant une petite clochette qu’ils conservaient toujours à
portée de main. Ses résultats ont démontré que la plupart des
individus sont incapables de respecter de telles consignes,
12
Cf. D.M. Wegner, D.J. Scheider, « The white bear story »
dans Psychological inquiry n°14, 2003, p. 326-329.
59
allant jusqu’à donner de la clochette à quelques secondes
d’intervalle. Encore Wegner n’avait-il recruté que des
cobayes américains. L’effet eût été décuplé sur des
générations de Français ayant pâti de plusieurs années de
rediffusion de Bonne nuit les petits. Français précocement
traumatisés pour qui cet ours mal léché ne sera pas sans en
rappeler un autre de sinistre mémoire. Un certain « Brun »,
activement recherché par Europol, ayant pris l’habitude de
s’introduire chaque nuit dans la chambre des enfants avec sa
longue échelle, modus pedophilus, aidé de son complice
planant, un clandestin dealer de GHB en poudre qui se ferait
appeler « marchands de sable ». Classieuse idée de l’ORTF
que cette émission jeunesse qui a dû faire le bonheur des
psychiatres et les plus belles années de Big Pharma…
L’effet rebond au quotidien
Wegner a ainsi découvert que la seule volonté de ne pas
penser à quelque chose était la voie la plus certaine pour
transformer cette chose en obsession, pour braquer tous les
projecteurs, tous les signaux d’alerte sur le sujet tabou.
Wegner et son ours blanc jettent à la face de l’univers du
coaching et plus encore, de la philosophie, une réfutation
patente de l’option volontariste. Vouloir, c’est succomber.
Tout comme le jeune Stendhal avouant dans ses carnets «
chercher le naturel » et ne faisant qu’accroître son
affectation ; tout comme l’ensommeillé qui, ne pouvant pas
60
dormir, du seul fait d’essayer, aggrave son insomnie 13 ; tout
comme, enfin, le névrosé voit des sexes partout. Mais nous
extrapolons. Le fait demeure que nous sommes plus ou moins
doués, en temps normal, pour rejeter en marge du champ de
la conscience les idées noires qui polluent notre esprit. Mais
demandez explicitement à un individu de refouler une
pensée angoissante, un souvenir négatif, et vous pouvez être
certain qu’il ne pourra plus se le sortir de la tête. Ce qui
s’appelle coller un spectre, convier l’angoisse en sa demeure
au lieu de l’exorciser. Par cela seul que nous sommes moins «
pensant » que « traversés par des pensées qui nous échappent
» (qui a connu, comme nous, un cas extrême atteint de Gilles
de la Tourette en sera convaincu), vouloir ne pas penser à
quelque chose agit comme un rappel constant de ce quelque
chose, ne serait-ce que sous la forme de la question « suis-je
bien en train de ne pas penser à ce à quoi je ne dois pas
penser ? ».
Hacking de la pensée
L'effet rebond de Wegner se manifeste au quotidien,
dans des contextes aussi courants qu’hétéroclites. On
pourrait faire d’autres usages bien moins bénins de ces
suggestions. De plus pervers que le docteur Wegner
pourraient ainsi vous conseiller de ne pas penser à la douleur
13
Cf. O.P. John, J.J. Gross, « Healthy and unhealthy emotion
regulation » dans Journal of personality n°72, 2004, p. 130113017.
61
cuisante produite par la bordure d’une feuille râpant
sèchement votre pupille, ou à la pose zébrée de désir d’un
lutteur turc adepte de pôle-dance. Certains pourraient en
profiter pour forcer la serrure de votre imagination, en vous
priant cauteleusement de ne pas imaginer Mimi Mathie (250
mille euros tout de même par épisode de Joséphine14)
sodomisée par un saumon. Ce que nous ne ferons
évidemment pas, ne serait-ce que par respect pour la
sensibilité de notre lecteur. Voilà qui n’en serait pas moins
plus productif que la diffusion en boucle des disques de Julio
Iglesias et de Dalida dans les prisons chiliennes, dont on
apprend qu’elle constituait l’une des ressources les plus
prisées des tortionnaires de Pinochet (que plus personne
n’ose dire que la musique adoucit les mœurs). Un bon
moyen, du reste, pour boucler un épisode de Vingt-quatre
heures chrono sans persuader le public américain qu’on ne
peut lutter efficacement contre le terrorisme sans charcuter
un musulman toutes les dix-huit minutes. Pour ce qui nous
concerne, nous ne pouvons que vous inciter à ne pas méditer
tout ce que vous venez de lire, et à ne surtout pas penser que
l’auteur de cet article est définitivement un être formidable.
L’effet rebond spirite
Il n’aura pas fallu longtemps avant que l'effet rebond de
Wegner se voit embrigadé par les sceptiques comme une
14
Idem pour Véronique Genest, alias Julie Lescaut. Le talent
paie…
62
explication possible (et fonctionnelle, sous réserve
d’inventaire) à de nombreuses pratiques relevant du domaine
de l’étrange. Sans décliner le rosaire des pratiques
extrasensorielles intéressées par cette remise à plat,
contentons-nous de mentionner les différentes variantes de
la radiesthésie, des alphabets ouija 15, de l’écriture
automatique ou, plus spectaculaire, de la communication
avec les disparus. Saisissons-nous, pour les besoins de la
démonstration, des deux extrémités du spectre : d’une part,
de la radiesthésie (a), que nous étudierons par l’entremise de
ce qui constitue – à égalité avec la baguette de sourcier – son
instrument privilégié : le pendule magnétique ; de l’autre,
des rites d’invocation (b), conçus à l’occasion des séances de «
tables tournantes » – à ne pas confondre avec les turntables,
les « planches à crêpe » ou les platines de boîtes de nuit :
David Guetta n’est pas meilleur médium que musicien.
Nous avons bien affaire dans les deux cas, au moins en
pour qui concerne les pratiquants, à des manières de
manifestations relevant de la psychokinèse (« PK » pour les
intimes). Il s’agirait plus simplement de déplacements
d’objets à l’exclusion de tout contact physique, s’exonérant
par conséquent des lois de la mécanique classique. C’est en
ce sens qu’ils sont étiquetés comme phénomènes «
paranormaux ». Mettons que ce que les sciences regardent
comme des « anomalies » que la théorie actuelle échoue à
15
Pour l’anecdote et le plaisir du linguiste, le mot valise «
oui-ja » est une engeance métisse de l’interjection française
et germanique.
63
expliquer, mais vouées à se dissoudre au sein d’une théorie
future plus consistante à l’aune d’un paradigme réformé, les
parapsychologues les envisagent comme autant de
démonstrations du caractère irréductible et insoluble de
l’inexpliqué. La science n’aurait pas pied dans l’océan de
l’inconnaissable. Ce contre quoi s’élève précisément Wegner,
soldat réductionniste armé de son effet rebond.
Pendule, ouija et tables folles
Dans quelle mesure ces déplacements que les zététiciens
interprètent comme l’effet de mouvements inconscients –
admise la bonne foi des participants – seraient-il tributaires
de cet effet rebond ; effet qui, rappelons-le, revient à
démultiplier la puissance invasive de la pensée, de l’affection
ou de la pulsion idéomotrice que l’on s’efforce de refouler ?
La réponse est dans la question.
(a) Nous devons à Wegner la mise en place du premier
protocole expérimental visant à éprouver scientifiquement la
pertinence de la radiesthésie. Les résultats ne sont guère
fameux. Ceux des sourciers catastrophiques. Ceux du
pendule miraculeux dont le sens de rotation est supposé,
depuis des siècles, déterminer le sexe des bébés, prédire
l’avenir ou retrouver des objets égarés, sont aussi erratiques
qu’aléatoires. Risquer une interrogation dont la réponse n’est
pas déjà connue ou présumée par le radiesthésiste : la
probabilité que vous obteniez une réponse juste tend vers 50
%. – Ce qui n’empêche pas, et c’est ici tout ce qui nous
64
intéresse, que le pendule oscille. Quoi qu’il se trompe, le
pendule bouge. Même lorsque vous ou l’une de vos
connaissances résolument positiviste se charge de le tenir, et
de ne surtout pas bouger. Non pas malgré, mais précisément
parce que cette personne essaie de ne pas bouger. Et par làmême, échoue, au prorata de cet effort. C’est en ce point que
l’effet rebond démystifie le paranormal : il y a bel et bien
mouvement, et transmission de mouvement ; quoique ce
mouvement soit instinctif, pourvu qu’il soit indésirable. Il
ressort que de la même manière que s’efforcer de ne pas
imaginer un ours blanc ouvre le bal de votre esprit à une
sarabande d'ursinés albinos, s’astreindre à conserver une
immobilité parfaite influence corrélativement le sens et
l’amplitude et la vitesse du balancier.
(b) Cette découverte, dont les leçons peuvent être
extrapolées à bien d’autres domaines de la parapsychologie,
présente en outre le mérite d’authentifier certains aspects
contrintuitifs mais récurrents dans les procès-verbaux des «
médiums » convaincus. Les spirites pratiquants observent
que les défunts ont plus de chances de se manifester au cours
des séances de table tournante ou de planchette ouija lorsque
le public dilettante – le plus impressionnable – est occupé à
chanter des cantiques, à discuter ou même à plaisanter.
Toutes ces activités ludiques agissent comme le journal
télévisé, en détournant de l’essentiel et créent un terrain
favorable aux mouvements inconscients. Nous voilà mis aux
prises avec une singulière alternative. Que les participants
s’efforcent de maintenir immobiles leurs mains au contact du
verre ; qu’ils évertuent à n’exercer aucune pression sur le
65
bord de la table ou s’empêchent d’esquisser le moindre geste
qui serait susceptible de biaiser l’expérience, et ils pourront
être certains de générer eux-mêmes l’effet de parasitage
qu’ils tentent d’éliminer. Qu’ils s’ingénient inversement à
s’évader en s’occupant l’esprit, ils ne feront que relâcher
l’inhibition consciente pour donner libre cours à leur activité
idéomotrice réflexe. Quoi qu’il arrive, cela doit arriver. Et
cela arrivera, si vous savez vous faire patients. Des fois qu’il
vous prendrait l’envie de tailler une bavette avec l'abbé
Saunière.
Aux sources de l’engouement
La propension « contracyclique » de l’effet rebond
explique en grande partie la côte faramineuse atteinte par le
spiritualisme à dater de la fin de l’ère industrielle.
Supplément d’âme imbibée de chamanisme américain et
d’eschatologie chrétienne, cette spiritualité bâtarde a fait ses
dents et les gros titres autour de la supercherie grossière des
sœurs Léah, Kate et Margaret Fox. Que cette dernière ait
éventé le canular quelques années plus tard n’empêcha pas
les liges de s’emballer comme si sa confession n’avait jamais
eu lieu. Touchant essentiellement une intelligentsia
bourgeoise et désœuvrée, le « spiritualisme » (variante du «
spiritisme ») continua de sévir pour culminer dans les pays
anglo-saxons dans la période des années 1840-1920. Tout se
passe comme si le bouddhisme occidental à la Matthieu
Ricard avait, depuis, repris l’affaire – tant au niveau
66
sociologique (psychologie de CS++) que sociétal (effet de
mode).
Ici s’arrête l’analogie, l’effet rebond
jouant
nécessairement dans le bouddhisme un rôle déprédateur.
Ceci dans la mesure exacte où l’extinction de la volonté visée
par ce dernier est obérée par la volonté-même de l’extinction
de la volonté. Auto-contradictoire, elle est antinomique ;
tandis que le spiritualisme bénéficie inversement de cet effet
en procurant à ses défiants de la première heure (d’autant
plus susceptibles de déplacer les tables que respectueux du
protocole) des éléments tangibles de sa respectabilité. On
comprend rétrospectivement le pourquoi de ce succès à la
lumière de l’efficacité des rites auprès des agnostiques.
Succès dopé par leur retournement aussi brutal qu’inattendu,
consécutif à leur expérience propre. Or les anciens
sceptiques fournissent toujours, comme chacun sait, les
prosélytes les plus effervescents.
Tout porte à croire, si l’on voulait conduire le
raisonnement à terme, que le meilleur moyen de n’obtenir
aucun résultat sensible en matière de ouija comme de table
tournante consiste à produire délibérément soi-même les
effets recherchés – c’est-à-dire en trichant. Laissons faire la
nature, et la nature fera d’elle-même ce que l’artifice torpille
en voulant imiter. Le normal produit très bien tout seul son
antithèse.
67
Médium et détective
Parmi les plus fervents adeptes du spiritualisme tombés
dans la marmite, on peut citer le cas exemplaire de Sir
Arthur Conan Doyle. Une conversion piquante au sens
d’inopinée, d’inattendue voire d’insolite venant du très
célèbre auteur de Sherlock Holmes. Plutôt subite et
déroutante de la part d’un plumitif à long-seller, positiviste
jusqu’à la plante des pieds, connu pour avoir fait de son
protagoniste un parangon de rationalité, une redoutable
machine logique dont l’instrument privilégié – la loupe
(devenu le cellulaire, Smartphone ou « téléphone intelligent
» dans la série de 2012) – exalte sans ambages le triomphe de
la technique et de la précision sur les énigmes illucidées de
l’ancien monde. Un détective n’investiguant jamais sans son
esclave sexuel colocataire du fictif 221B Baker Street : l’«
élémentaire mon cher »16 Watson, médecin de son état. Et
narrateur, s’il faut le préciser. Que signifiait pour le public
cette alliance inédite de la méthode inductive fondée sur
l’évidence et des sciences forensiques en germe, sinon les
ambitions nouvelles de la technoscience à venir à bout des
ultimes poches de résistance à la raison démystificatrice ?
Qu’incarnait Sherlock Holmes, sinon le manifeste vivant de
l’hybris rationaliste, annonciatrice du scientisme ultérieur
galvanisé par les progrès de la révolution industrielle ?
Et voilà pas que cette Lumière anglaise, porte-étendard
de la raison conquérante, ce Conan Doyle à la plume
16
Phrase apocryphe.
68
intrépide cachait dans son placard plus d’un cadavre rance.
De même que Newton, tandis qu’il mathématisait le monde,
noircissait nuitamment des grimoires d’alchimie, ce même
auteur auquel nous devons l’existence du plus âpre rival
d’Hercule Poirot n’a eu de cesse que de se compromettre en
promouvant livre après livre le spiritualisme le plus
halluciné et ses supposées preuves ; en s’adonnant des
décennies durant à son hobby de nécromancien avec une
régularité kantienne. Quoi qu’il soit juste d’ajouter, pour être
tout à fait honnête, que les décès enchaînés de son épouse
Louisa en 1906, de son fils Kingsley, de son frère « Duff », de
ses deux beaux-frères et de ses deux neveux au cours de la
Première Guerre mondiale ; puis de son autre frère John
Francis Innes des suites d’une pneumonie en 1918, n’a pas dû
ménager beaucoup sa profession de non-foi. Perdre sa
famille et les pédales concurremment s’avère d’une banalité
criante chez les hominidés que nous sommes. Certains se
noient quand d’autres fuient et se raccrochent à Dieu. Toutes
les perches sont bonnes pour se tirer d’affaire.
L’effet rebond commun
Atterrissons. Retour sur le plancher des vaches pour
explorer d’autres instanciations, plus prosaïques, de l’effet
rebond de Wegner. D’autres travaux lancés dans la foulée de
ceux entrepris autour de la parapsychologie ont attesté de
l’omniprésence du phénomène au sein de la vie ordinaire. Il
n’est de situation, domaine, contexte qui ne soit pour lui une
occasion de faire son coming-out. Le sport – restons dans les
69
pâquerettes. Le sport avec le golf, si l’on ose appeler ça un
sport depuis que les « carts de golf » ont envahi les greens. Le
golf, donc, prolongement up to date de la vènerie nobiliaire
(venatio clamosa), dont la porosité aux suggestions supposées
« motivantes fermées ligne fait désormais figure de cas
d’école dans les amphis de psychologie ; du même tonneau
que Trafalgar dans la marine ou que la ruse de Parmentier
dans les écoles de vente. Ainsi chaque fois – ou peu s’en faut
– que l’on demandait à des golfeurs professionnels de « viser
leur trou de balle » (gageure pour une population exercée à
péter plus haut que son cul) sans dépasser une ligne
perpendiculaire à ce « trou de balle », ils forçaient sur le club
et dépassaient les bornes.
Plus populaire et moins sélect, le foot. Vous, rhabillés en
coach, faites signe à un footeux de localiser ses penalties dans
la zone gauche des buts : soit il tirera à droite, soit il
manquera les cages. Dites-lui la prochaine fois de tirer à
droite ou de ne pas tirer du tout. Ou soyez pragmatiques :
subornez les arbitres (l’OM ne tortille pas qui s’élance « droit
au but »). Dans la même veine/déveine (selon les demis de
stade), le lanceur de base-ball Rick Ankiel avait coutume
d’appeler « la créature » l’entité mystérieuse qui le « forçait »
à manquer systématiquement ses envois décisifs – ce qui lui
valut relégation dans les mineures et bien des turpitudes. Du
sport aux addictions, comme aurait dit Rousseau, la
conséquence est bonne. Des expériences ont démontré que
les « cohortes » (synonyme de « panels » en bonne sociologie)
de fumeurs pénitents et de personnes mises au régime à qui
l’on demandait ne pas penser à leur péché mignon
70
éprouvaient de plus grandes difficultés que les sujets témoins
à se débarrasser de leurs mauvaises habitudes.
Une piste prometteuse pour comprendre pourquoi les
régimes restrictifs préconisés en mauvaise diététique
échouent avant même d’avoir commencé. Un euphémisme,
depuis que l’on sait par une enquête de 2013 que les femmes
françaises passent en moyenne 21 minutes de leur journée
(18 pour ces messieurs) à estimer les calories de leur plat et à
songer régime. Et peut-être également, pourquoi les bonnes
résolutions sont aussi résistantes au tartre du train-train que
les promesses de François Hollande…
L’offre présidentielle
Nous célébrons en France un demi-siècle de suffrage
universel. La possibilité de choisir entre deux pourritures
jumelles sorties des mêmes écoles, vendues aux mêmes
industriels, affiliées aux mêmes banques. Deux canards
ventriloques d'une courbe marionnette, la Commission de
Bruxelles, cache-sexe des intérêts de la finance apatride. Ne
resterait au citoyen qu’à faire la part entre le linceul blanc de
Joseph d'Arimatie et le drap pourpre de Renan. C’est le
visage souriant de la technostructure qui vous permet de
choisir l’huile et le beurre avant de vous faire frire en
cassolette. À l’élection comme au fist-food : on a le choix
entre McDo et Quick, mais au final, on a toujours la chiasse.
71
La vie en boîte
Nous passons notre vie à fuir de boîte en boîte.
Aujourd’hui plus que jamais, des premiers pas dans le parc à
bébés jusqu’à la maternelle, puis de la maternelle à
l’université ; pour d’autres à l’atelier ; pour d’autres à
l’entreprise. D’une boîte à l’autre nous circulons, petite ou
grande, locale ou internationale. Nous travaillons sans jamais
déboîter. En suite de quoi les uns, pour se distraire, se
précipitent en boîte, escomptant s’emboîter lorsque les
autres, trop vieux pour ces conneries, regagnent leur boîte à
béton pour se toucher la zapette devant leur boîte à
troubadours (aucun sous-entendu). Ainsi transhumons-nous,
d’un clapier l’autre ; et comment autrement que dans une
boîte à roues, boîte à boîtier de vitesse au tégument chromé ?
Puis la vie passe, et vient la boîte à vioque en attendant que
la dernière boîte en bois vienne recueillir nos cendres. La
boîte protège, la boîte isole, la boîte compresse. Douce
incarcération, lorsqu’on y réfléchit. De la mise en boîte au
désir régressif du cocon maternel, la conséquence serait osée,
mais non pas dénuée de sens.
Morphing à domicile
Les ingrédients d’une bonne tartine d’angoisse : un grand
miroir, un photophore (bougie, chandelle, un truc avec une
mèche qui flambe et qui vacille – 15 euros sur eBouse) et
72
vous17. Isolez-vous avec le matériel dans une pièce sans
courant d’air. Une salle de bains fera très bien l’affaire. Tirez
les jalousies ou attendez le soir. Une fois la pièce envahie par
l’obscurité, enflammez la calbombe disposée préalablement à
mi-hauteur un mètre derrière vous. Plongez vos yeux dans la
grande glace placée à 40 cm de votre visage et observez.
L’effet d’optique prend rarement plus d’une dizaine de
minutes à se manifester. Dans son étude datée de 2010,
Giovanni Caputo, psychologue italien, a démontré que près
de 70 % des gens, soit sept personne sur dix (pour les adeptes
de la conversion), verront leurs traits se déformer
horriblement jusqu’à ne plus se reconnaître. La parole à
l’expert :
At the end of a 10 min session of mirror gazing, the
participant was asked to write what he or she saw in the
mirror. The descriptions differed greatly across
individuals and included: (a) huge deformations of one’s
own face (reported by 66% of the fifty participants); (b) a
parent’s face with traits changed (18%), of whom 8%
were still alive and 10% were deceased; (c) an unknown
person (28%); (d) an archetypal face, such as that of an
old woman, a child, or a portrait of an ancestor (28%); (e)
an animal face such as that of a cat, pig, or lion (18%); (f)
fantastical and monstrous beings (48%).
17
Certains, que la nature n’a pas gâtés, se contenteront d’un
grand miroir.
73
Une illusion connue depuis des siècles sous le nom
d’apparition « Bloody Mary » (« Marie la sanglante »), en
référence à la légende urbaine voulant que cette mère
infanticide, fille enterrée vivante ou suicidée (en fonction
des versions) apparaisse imbibée de sang, traverse le miroir
et vous emporte « de l’autre côté ». Un « ravissement » à
prendre au premier sens du terme, Bloody Mary ne jouissant
pas d’un sex-appeal à se décrocher les maxillaires. La dame,
selon des sources de première main lui ayant survécu, serait
cannibale, énuclée et à ce titre, n’apprécierait rien plus que
d’arracher avec les dents les yeux et le visage de ses
invocateurs. Une variante de The Ring, en somme, moins la
télévision qui ne courait pas les rues au temps de la rumeur.
Si le peeling vous tente, vous pouvez notamment maximiser
vos chances en prononçant de trois à treize fois « Bloody
Mary », à quoi vous aurez soin de préciser « I killed your
baby » (« j'ai tué ton enfant »), histoire de vous garantir les
meilleurs sentiments de l’entité à votre égard. Soulignons
bien que le rituel n’est pas obligatoire pour obtenir la
distorsion ; seulement recommandé pour qui souhaiterait en
décupler l’intensité. La suggestion, que vous croyiez ou non
au folklore de Bloody Mary, fonctionne comme un booster
de sensations. Un phénomène encore mal expliqué par la
recherche, et qui tiendrait à une difficulté qu’éprouverait le
cerveau dans certaines circonstances à réunir en une image
globale les éléments épars d’un même objet – en
l’occurrence, votre visage. Difficulté à passer de l’analytique
au synthétique, comme si le détail, devenu trop visible,
faisait obstacle à la vision d’ensemble.
74
Victime de l’évolution
Art, politique, religion, qui sont les murs porteurs de la
civilisation ont tous partie liée avec le mensonge. De même
que la parole ; a fortiori l’écrit, dans la mesure où ces «
médiums » impriment une distance symbolique (le signe)
entre le signifiant et le signifié. Tout se passe comme si la
sortie hors de l’ « état sauvage » marqué par son «
immédiateté » et l’entrée dans l’histoire (version du mythe)
se payait, comme la guerre, du sacrifice de la vérité.
Psychique du rêve
Nous passons en moyenne un tiers de notre vie au lit.
Environ vingt-quatre ans. Cinq fois par nuit, nous entrons
dans le stade du sommeil dit « paradoxal ». Cinq fois par nuit,
pour une durée d’une vingtaine de minutes, nous vivons
notre sensibilité déconnectée du corps, dormons nos
imaginations dont le dépôt sensible, sans cesser d’être,
viendra à se loger dans une zone d’ombre inaccessible à la
conscience lucide. Inaccessible, sauf à se réveiller/à être
réveillé au beau milieu de cette phase (paradoxale) ou bien à
l’occasion d’une expérience vécue particulièrement
frappante par sa similitude avec le rêve (syndrome du « déjàvu »). Il s’agit en ce cas d’une situation critique qui agirait
comme un catalyseur pour la mémoire. C’est ainsi, par
ailleurs, que la zététique explique les rêves « prémonitoires ».
De manière générale, maître au placard nos rêves est
essentiel pour ne pas les embrouiller avec des éléments de
75
réalité. On a tous éprouvé ce sentiment désagréable mêlé de
soulagement un matin de brouillard où l’on émerge peu à
peu de sa torpeur nocturne, en comprenant que « cela ne
s’est pas vraiment passé ».
Tout le monde rêve. Même si peu s’en souviennent – et
c’est tant mieux pour eux. Sur quatre rêves que nous faisons,
trois sont statistiquement décrits comme négatifs par les
dormeurs importunés au moment fatidique. Si je vous
réveillais impitoyablement de votre sommeil paradoxal en
vous demandant de quel fantasme vous venez d’émerger,
deux phénomènes (au moins) ne manqueront pas de se
produire. Vous vous demanderiez d’abord, avec raison, ce
que je fiche dans votre chambre en plein milieu de la nuit.
Cette mise au point effectuée, en supposant que je vous
convainque de ne pas appeler les flics, vous me répondriez
presque immanquablement comme répondront presque
immanquablement la grande majorité des sujets confrontés à
l’expérience, en décrivant par le menu des circonstances
critiques. Vous étiez nu, ou poursuivi, mis en échec, traqués
par quelque chose. Pourquoi cette dominante comminatoire
du rêve ? Pourquoi, plus fondamentalement, le rêve ?
Physique du rêve
Peut-être pour rejouer certaines situations, et mieux
câbler notre cerveau à réagir de manière adéquate à ces
situations. Le rêve n’est pas que le « déchet sensible » d’une
remise en ordre ou d’une « défragmentation », pour parler un
76
langage prisé des computationnistes. D’aucuns ont pu le
considérer comme un « simulateur virtuel », mettant l’accent
sur ses fonctions collatérales à la réparation et à la
cristallisation des connexions neurales les plus sollicitées.
Notre cerveau ferait en sorte de générer des scénarii
aléatoires, mettant en scène diverses situations dangereuses
pour parfaire son éducation au risque. Le rêve « réparateur »
serait donc aussi « préparateur ». Avantageux en tant qu’il
anticipe et justifie d’un point de vue évolutionniste qu’il se
révèle un mauvais rêve, nous le disions, trois fois sur quatre.
Les théories du rêve ne sont pas exclusives. Le fait est que
durant le rêve, l’ensemble du système musculaire se doit
d’être inhibé (sauf défaillance = somnambulisme), de pied en
cap, à l’exclusion seulement des muscles oculaires à l’origine
des REM (Rapid Eye Movement), des « mouvements
oculaires rapides ».
Une autre chose curieuse doit alors se produire. Le rêve
stimule ou s’accompagne (ne projetons pas de causalité là où
ne se donne peut-être rien que de la corrélation) d’un réveil
effarant des organes génitaux. Disons crûment que les
hommes subissent une érection tandis que les femmes se
mettent à lubrifier18. Pourquoi ? Pourquoi paralyser le corps
18
L’érection mâle ou pollution nocturne offre à ce titre au
sexologue un expédient providentiel en mesure de
déterminer l’étiologie physiologique ou strictement
psychologique d’une impuissance. Rien n’est besoin, pour
tout dispositif, que d’un banal serre-kiki rigide à enfiler le
soir. On ne vous fait pas de dessin.
77
en épargnant spécifiquement ces deux organes : l’œil et le
sexe ? Certains chercheurs, faute de réponse, rappellent que
ce phénomène n’est pas daté d’hier. Les paléoanthropologues
et les historiens d’art ne se lassent pas de contempler les
peintures pariétales de la grotte de Lascaux. Dont l’une, de
dix-sept mille ans d’âge, dépeint un chasseur assoupi, la
silhouette ityphalle (mais peut-être avait-il seulement
beaucoup apprécié la chasse). Preuve que les mêmes
mystères turlupinaient déjà nos plus lointains aïeux.
Question réponse, nous ne faisons pas mieux qu’eux.
La « vallée dérangeante »
Un passage à Tokyo ? S’il vous est arrivé, en vous
rendant à l’office de tourisme de la métropole nipponne, de
tomber nez à nez avec une charmante demoiselle tirée aux
quatre épingles, la gorge proéminente à l’érotisme outré,
anormalement affable, le sourire ultrabright plaqué sur un
faciès luisant de bonheur administratif : pour ainsi dire
parfaite, n’était son absence singulière de jambes (!), il se
pourrait – par ordre progressif de probabilité – ou bien (a)
que vous ayez rencontré le spécimen unique du
fonctionnaire sympa qui confirme la règle, quoiqu’un peu
abîmé par sa rencontre fortuite avec une tronçonneuse, (b)
que vos fantasmes nocturnes vous jouent des tours et vous
révèlent des déviances refoulées ; consolez-vous, vous
oublierez tout cela très vite en émergeant de votre coma
pour vous frotter aux dures réalités de la vie, ou bien (c) que
vous ayez fait la connaissance de l’un des prototypes robotisé
78
(de robota, « esclaves » en polonais, mais sans connotation
sexuelle) d’hôtesse d’accueil humanoïde qui servent de
vitrine technologique aux VRPs de Toyota, toujours en quête
de stratagème pour hameçonner le putatif investisseur gaijin
en lui en foutant plein la vue dès sa sortie de l’aéroport. Un
genre de domotique 2.0, de domestique d’aragonite qui
rétrograde l’humain à ce qu’il a de moins humain, et donc de
plus utile.
Pas de bol (de riz) pour eux (de lymphe), vous n’êtes là
qu’en touriste. À l’automate-moi-ça, cette Vénus d’Ille qui
vous demande en globish approximatif ce qui vous ferait
plaisir, vous vous gardez de répondre selon votre pensée et,
pour rester décent, vous enquérez de l’adresse d’un hôtel
accessible qui ne soit pas qu’un empilement de catafalques.
Plus, si le logiciel d’ancrage n’est pas trop obsolète, celle d’un
bar à sushi nippon ni trop mauvais. Vous aurez très
probablement, au cours de cet échange, fait l’expérience du
sentiment étrange et perturbant que quelque chose se passe
qui n’imprime pas, qui vous dépasse. Quelque chose
d’oppressant qui vous étreint dans la conversation, qui vous
menace, sans que vous ne puissiez précisément identifier ce
qui ne tourne pas rond. Bizarre. Si, d’ordinaire, l’image des
femmes graciles en kimono ne vous émoustille pas, celle-ci
vous place dans un état second. Indescriptible. Vous n’êtes
nullement misonéiste et pas luddite pour une coupure de
yen. Mais vous n’êtes pas à l’aise. Tout en étant conscient de
n’avoir en face de vous qu’un pur amas de circuits, de
résistances et de processeurs coulés dans l’exuvie d’un moule
79
de silicone, vous flippez comme une huître. Bienvenue dans
cet aire taciturne, torpille de la « vallée dérangeante ».
La « vallée dérangeante » (suite)
Traduction littérale de l'anglais uncanny valley, la «
vallée dérangeante » fait référence à une théorie élaborée par
le roboticien japonais Masahiro Mori dans les années 1970,
établissant une corrélation entre le degré de sophistication
d’un robot à morphologie humaine et l’obscur sentiment d’«
inquiétante étrangeté » (unheimlich, écrivait Freud) que ce
robot suscite chez ses interlocuteurs. La « vallée dérangeante
» met en lumière le fait que plus une machine humanoïde
sera fidèle à son modèle humain, plus les imperfections –
même infraliminaires – de sa plastique ou de son
comportement sembleront monstrueuses. Un constat
d’expérience qui prend à contre-pied l’idée selon laquelle les
hommes auraient plus de facilité à se lier d’amitié avec des
créatures qui leur ressemblent (« qui se ressemble s’assemble
») – qu’il s’agisse d’androïdes à usage domestique (cf. I,
Robot) ou de modélisation de programmes d’exploitation (cf.
Paycheck) – qu’avec une machine à café ou une batterie de
voiture. Compendieusement, R2-D2, droïde mécanicien aux
cervicales de chouette, à la silhouette oblongue et ovoïde
montée sur des roulettes sera vécu de manière moins
comminatoire que son acolyte C3PO, s’autodéfinissant
comme un « droïde de protocole », c’est-à-dire investi d’une
fonction langagière, et dont l’anatomie – malgré son
80
revêtement vermeil – tend à se rapprocher de celle de son
créateur.
D’aucuns objecteront qu’il s’agit là d’une induction trop
abusive pour prétendre au statut de loi expérimentale. La «
vallée dérangeante » n’a rien de scientifique. Et d’appuyer
leurs dires sur le succès recrudescent du pin-up cyberpunk et
du dōjin/ecchi japonisant. Nous le leur accordons. D’autant
plus volontiers que cette dilection asiate pour les « machines
sexuelles » n’est pas sans lien avec leur statut d’éclaireur dans
le domaine de la robotique anthropomorphe. Nous le leur
accordons, à deux réserves près : il y a ceci, d’une part,
qu’une loi peut être statistique, exprimer une tendance
plutôt qu’une détermination (c’est le cas de toutes les
sciences sociologiques ou ayant prise sur les « systèmes
instables » de Prigogine) ; cela, d’autre part, qu’une
hirondelle ne fait pas le rouleau de printemps. Les Japonais
n’ont pas valeur d’exemple. Il serait malvenu d’extrapoler sur
le fondement d’une civilisation qui a fait du bondage un art
traditionnel à part entière à côté du feng-shui ou de
l’ikebana (composition florale), ainsi que du « léchage d’œil »
un rite sexuel aphrodisiaque. Aussi peu pertinent que de
généraliser le cas clinique d’un névropathe devenu médecin
qui détestait son père et phantasmait l’inceste. Qu’il y ait des
exceptions à l’uncanny valley n’est pas rédhibitoire. Pour
une immense majorité de sujets, le mimétisme inaccompli de
l’hôtesse d’accueil – de la femme-tronc précédemment citée
– déroute plus qu’il talon n’aiguille.
81
No human’s land
Cette expérience de robo-éthique atteste que quel que
soit notre âge, sexe, signe astrologique, nous serons plus
nombreux à nous sentir incommodés par des situations
d’interaction engageant des semblants d’humains dotés d’un
épiderme, de vêtements et d’expressions elles également
humaines, qu’en pollicitations face à une borne TGV ou à un
automate Gaumont clairement identifié. Mais pourquoi la «
vallée » (a) ? Et pourquoi « dérangeante » (b) ?
(a) L’analogie topologique ne doit pas s’entendre au pied
de la lettre. La vallée est un lieu dont l’un des traits
définitoires est d’être sans repères. Pas de marqueurs dans la
vallée. Pas de référence ni de chemin tracé. C’est un estran
sauvage entre deux zones de civilisation. La grande idée de
Masahiro Mori est que ces caractéristiques peuvent être
transposées sur le terrain du « ressenti psychologique ». La «
vallée dérangeante » désignerait alors un espace défectif
compris entre deux aires de familiarité. Elle rendrait compte,
sur un schéma indicatif, de l’effondrement du sentiment de
sécurité vécu par un observateur en présence d’un robot
humanoïde bien trop humain – ou pas assez – pour être
humain. La « vallée dérangeante » serait un peu la zone 51 de
l’individu social.
82
83
Réaction émotionnelle déclarative d’observateurs humains à
l'anthropomorphisme d'un robot anthropomorphe, d’après
les études (supposées) de Masahiro Mori (credit :
wikipedia.fr).
Bétoire, doline, bas-fonds, appelez cela comme vous
voudrez. Ou ne l’appelez pas, c’est votre vie. Toujours est-il
que vous êtes ici dans la pampa. Aux prises avec un ressenti
assimilable à la sidération d’Elie transbahuté par l’ange ou de
Cro-Magnon devant Néanderthal… avant qu’il ne se fasse
gentiment exterminer par lui (ils se sont un peu métissé
aussi).
(b) L’étrangeté de la vallée a fait couler plus d’encre sur
le papier washi que l’énigme du nombre pi, de la spirale ou
du carré ou du triangle ou de la proportion d’or au cours du
XXe siècle. Tout ce que le microcosme des sciences et des
philosophies transhumanistes que l’on voit graviter autour
de la convergence NBIC, de la Singularité technologique
était au rendez-vous pour livrer sa (psych)analyse. Des
hypothèses toutes plus géniales ou aberrantes les unes que
les autres (– forcément plus d’ineptes que de géniales, le
génie ayant ses limites). Le consensus est, à ce jour encore,
loin d’être acquis. Certaines propositions se distinguent
néanmoins par leur originalité. L’une d’elles attire notre
attention sur le parallélisme entre les symptômes d’étrangeté
physionomiques ou comportementaux que présentent ces
robots humanoïdes et ceux qui se rencontrent chez les
personnes atteintes de pathologies lourdes (psychologiques
84
ou somatiques), ainsi que chez les cadavres (rigidité, lividité,
froideur, faciès hippocratique, etc.).
L’analogie fait signe. Signe d’alerte. Elle suit sa pente
vers le télescopage, et du télescopage, bascule dans
l’assimilation.
Le
robot
androïde
endosse
alors
concurremment la charge symbolique des deux tabous
majeurs de notre époque : la maladie, la mort. Cette
assimilation suscite de notre part une répulsion d’autant plus
viscérale que, s'il existe des cérémoniels sociaux pour policer
nos attitudes face au patient ou au défunt – autant que ces
rites aient pu varier dans l’espace et le temps (cf. Ph. Ariès,
La mort en Occident) – nos réactions face à l’hybridation de
l’homme-machine ne font encore l’objet d’aucun
encadrement pratique. Il y a, en quelque sorte, vide
juridique. Béance. Pure ouverture sur l’infini, l’indéfini des
possibilités. De là l’« angoisse » (Anwesen) de qui, selon
Hegel et Heidegger, fait l’expérience phénoménologique de
l’absence de signification, de déterminité du monde. La «
vallée dérangeante » pointe au même titre que les concepts
de Dieu, d’éternité et d’illimitations, les frontières du
pensable.
Une tératologie de la perfection
Preuve que la monstruosité ne s’épuise pas dans la
difformité. Qu’elle ne s’anéantit pas seulement dans l’ atélès,
dans l’accomplissement de l’organisme aristotélicien amputé
de sa destination. La symétrie a beau se rencontrer partout
85
dans la nature au point d’en devenir le nouveau Graal des
sciences fondamentales, la perfection conçue sous son
unique rapport est aussi effrayante que son envers. C’est
parce que l’homme est imparfait qu’il n’est pas monstrueux.
Parce qu’il y a, comme dans le vide quantique, brisure de
symétrie qu’« il y a quelque chose plutôt que rien ». Si
l’homme est dit appartenir biologiquement parlant à la
branche des « bilatériens », il est heureux que sa morphologie
(« morphologie » = structure externe, corps apparent, et non
« anatomie » qui, elle, est latéralisée : nous n’avons bien
qu’un cœur, etc.) ne soit pas intégralement «
énantiomorphe », c’est-à-dire symétrique et opposable
comme la structure élémentaire des cristaux de roche. Les
détails de surface diffèrent toujours du plus au moins. C’est
comme cela que les garçons se justifient d’avoir la poigne
droite plus ferme que la gauche…
Bon et mauvais profil
Ces différences, dissymétries, irrégularités entre la
portion droite et gauche du corps humain peuvent avoir
plusieurs causes. Ces causes superposées forment un
millefeuille de déterminations où se retrouvent, pris en étau
entre deux couches d’agressions environnementales, la
lourde crème des habitudes, du modus vivendi, la pâte
feuilletée du stress et le glaçage de la diététique. À quoi
s’ajoute que les informations logées dans l'ADN codant ne
peuvent sculpter le phénotype sans se déployer d’abord, via
la cellule, en ARN ; un ARN tenu ensuite de fabriquer la
86
protéine constitutive de l’organisme. Chacune de ces étapes
expose la machine corporelle à de légers dérèglements,
imperceptibles lorsque pris individuellement, visibles
seulement, à terme, par accumulation ou par dérivation.
C’est l’ « effet papillon » exposé par Laurenz, traduit chez
Poincaré en « sensibilité aux conditions initiales ». Des
distorsions infinitésimales qui reviennent à changer le
régime d’action de tel ou tel enzyme, à faire muter tel
fragment d’ADN, à charger telle cellule d’un « fardeau
génétique » transmis par elle aux cellules filles de sa lignée,
la manière dont les chrétiens se communiquent par la
semence la faute originelle d’Adam (Leibnitz explique que le
sperme d’Adam renfermant toute l’humanité, c’est toute
l’humanité qui se trouve affectée par le péché d’Adam). À
charge de l’épigénétique, secteur récent de la biologie à la
croisée des sciences de la nature, de démêler ces influences
pour aboutir à ce qui pourrait se rapprocher d’une «
météorologie humaine ». Nous voyons donc ces variations
produire d’infimes aspérités dans la morphologie humaine,
intumescences que l’œil non aguerri est incapable de
percevoir. Celles-ci peuvent néanmoins se révéler – pour qui
voudrait s’en faire sa propre idée – à la faveur d’une simple
opération de retouche d’images. Que la partie droite d’un
visage capturé de face (le vôtre, pour augmenter le plaisir)
soit dupliqué, puis inversé selon l’axe vertical et recollé pour
obérer la partie gauche, et vous saurez dans votre chair ce
que ressentent les Bogdanov à chaque brossage de dents.
87
Entropie linguistique
La langue du dominant s’impose, inexorablement, se facsimile à l’identique partout où elle a pied. On lit aujourd’hui
plus d’américain dans les publications françaises que
d’allemand sous l’Occupation. On subit du globish à toutes
les sauces sur tous les continents. Partout l’américain
foisonne comme prolifère une cellule tumorale ;
insidieusement elle investit les corps, délite les corps d’élite
jusqu’au stade terminal de la maladie. Propagation qui ne se
peut faire qu’au détriment des autres – cellules et langues –,
étant le fer de lance d’une idéologie jalouse qui n’en tolère
pas d’autre, et détruit tout ce qui n’est pas elle : « il ne doit
en rester qu’une », c’est le cancer qui parle. La langue
véhiculaire achève ainsi d’éteindre au lieu d’étendre les
langues vernaculaires. C’est un moment paroxystique
d’involution pour toute une biodiversité d’idiomes,
condamnés par la « mondialisation heureuse » à converger
vers un unique modèle. Vers une pensée unique, un retour à
l’avant-Babel, état d’indifférenciation totale qui ne signifie
rien moins – finir celle-ci avec des trémolos tragiques – que
la fin des richesses culturelles. Toute pensée dominante est
d’abord et toujours une idéologie de domination. C’est par la
langue dorénavant, bien plus que par la religion, qu’une
idéologie de domination devient hégémonique.
88
Résistance linguistique
Nous sommes les héritiers d’une chaîne forgée sur
plusieurs millénaires, n’en soyons pas le maillon faible.
Le gardien du sommeil
Simulation de situations critiques, reviviscence de
souvenirs passés, éveil à d’autres mondes, fenêtre sur
l’inconscient ou origine de la croyance en l’âme est aux corps
éthérés, le rêve que l’on sait être l’apanage des animaux
complexes19 a fait les frais de toutes les extrapolations, des
plus mystiques aux plus matérialistes. Distinguons bien le
rêve et le sommeil. Si le sommeil est nécessaire (à quelques
exceptions près, dont la fourmi), ne serait-ce que pour
procéder à la « maintenance » de la machine corporelle,
sécréter les hormones, réparer les lésions, cristalliser les
complexes neuronaux les plus sollicités, intégrer les
souvenirs, voire effacer des différentes mémoires
l’information non pertinente ou traumatique, le rêve ne se
laisse pas si facilement résoudre en une fonction déterminée.
Pourquoi faut-il que nous rêvions ?
19
Chaque phase du cycle du sommeil est historiquement liée
à un moment de l’évolution, de la même manière que
l’embryogenèse épouse successivement les différentes étapes
de la phylogenèse. De même alors que le fœtus reptile ne
transite pas par la phase « mammifère », le reptile adulte ne
connaît pas le sommeil paradoxal.
89
Il se pourrait que la réponse à cette question ne soit rien
moins décevante que le fait que sans le rêve, nous ne ferions
pas nos nuits. L’idée fut proposée par le psychiatre James
Hobson depuis son cabinet de Harvard que nos errances
oniriques ne seraient que le sous-produit sans signification
(pas de glop pour le business de la concurrence freudienne)
de l’activité encéphalique. Idée qui prendrait consistance,
créance pour infecter jusqu’à la moelle le milieu des
neurologues depuis la fin des années 1970. Selon cette
hypothèse, baptisée « hypothèse de l’activation-synthèse »,
les songes auraient pour vocation d’articuler les sensations
physiques réelles (bien qu’amoindries) parvenant au cerveau
à la nécessité de conserver un état psychique stable, propice
et nécessaire aux processus précédemment cité.
Le rêve nous maintient endormis. En transformant les
pointes d’activité aléatoire de nos engrenages vitaux
(respiration, rythme cardiaque, régulation thermique, etc.)
en des données assimilables à une narration, le rêve repousse
l’éveil. Tandis que la partie la plus ancienne de notre
cerveau, celle responsable de ces fonctions primaires,
s’adonne à ces petites irrégularités, le cortex cérébral
s’efforcerait de s’en constituer une image cohérente et, à
cette occasion, synthétiserait toute sorte d’hallucinations
bizarres mêlant souvenirs et préoccupations. Loin d’être une
route céleste, une barque psychopompe, le rêve serait un
geôlier cerbère, le « gardien du sommeil ». À tout le moins
jusqu’à un certain seuil de stimulation : lumière, radioréveil,
90
vessie qui demande grâce finissent toujours par en avoir
raison.
Libet et la conscience rétrospective
Le physiologiste Benjamin Libet, chercheur à l’université
de Californie, s’était rendu célèbre pour avoir supervisé au
cours des années 1980 l’une de ces expériences controversées
qui conduisait à remettre en question l’idée que la décision
fut le produit d’un choix ; en clair, qu’il y eut un libre-arbitre
préexistant à notre agir dont notre agir serait dépositaire.
Idée réconfortante autant qu’impérative d’un point de vue
moral : si l’homme, comme l’entendait Descartes, gouverne
son vaisseau comme un pilote en son navire (non pas comme
la vigie s’observe à la dérive), lors nous serions comptables
de nos décisions, et par là-même devront répondre de nos
actes. Nos hauts-faits sont les nôtres, nos crimes sont bien
nos crimes, la loi est légitime. C’est toute cette concaténation
qu’avait brisée Libet, en témoignant de ce que nos états
mentaux sont disposés de telle manière que le cerveau décide
avant que nous ayons décidé. Nos décisions, en d’autres
termes, sont arrêtées dans l’inconscient quelques fractions de
secondes avant que nous en ayons conscience. Nous décidons
comme nous parlons – avant de savoir ce que nous allons
dire. Loin que la conscience prime et façonne la décision, la
décision prime et façonne la conscience de la décision. La
décision n’est pas le fruit de la conscience, mais la conscience
le fruit de la décision. Lors, « être dans le doute, c’est déjà
être résolu » conclut Shakespeare dans Othello. Le poète
91
Ferlinghetti parlait de la quatrième personne du singulier.
C’est elle qui parle, pense, vit, agit, décide à travers nous.
Nous sommes parlés, nous sommes pensés comme nous
sommes décidés. « Je est un autre » en moi.
La défaite de la volonté
Benjamin Libet, qui place la barre très haut, s’était fait
fort de placer quelques bons coups de crosse sur la gueule
vérolée des penseurs morts les plus en vogue dans les
eighties. De déboulonner fissa quelques statues du
commandeur. En avant marche de l’histoire, il conduisait,
selon ses partisans et ses impartisants lésés, une charge sabre
au clair contre Sartre (a) et Descartes (b).
(a) À contre-emploi de l’existentialisme, Libet conçoit de
fait le choix, la délibération, voire le dilemme moral comme
le dépôt tardif d’une motion physico-chimique actée bien en
amont du lieu de la conscience. Elle est l’écume d’une vague
déposée sur la grève, poussée par une lame de fond, en deçà
du visible. (b) À contre-emploi de l’idéalisme cartésien, il
rétablit la souveraineté du corps sur la conscience ;
conscience déterminée par lui, là où celle-ci mouvait
auparavant le corps. Formulation dualiste qui ne va pas sans
ambiguïté : si la conscience est le produit du corps, et que le
corps est mu par la conscience, alors le corps n’est mû que
par le corps et la conscience ne sert de rien. Hormis,
nuancent les évolutionnistes, à cultiver cette illusion vitale
que nous avons le droit de punir ou d’isoler qui peut
92
répondre de ses actes. Un droit que nous arroge le postulat
de la responsabilité, tribut de la liberté, recruté par la
sélection pour protéger les collectivités contre leur
propension à l’autodestruction.
Une charge contre Sartre et Descartes, pour une
réhabilitation de Nietzsche (a) et Spinoza (b). (a) Libet
démontre à l’aide de protocoles ce que Nietzsche n’avait fait
qu’affirmer sans que les outils de son temps ne puissent en
attester : la volonté n’est pas. Elle est un rêve lucide, la
traduction posthume de nos états internes. (b) Libet prête
encore une assise au fatalisme inassumé de Spinoza. Nous
sommes des choses mues par nos déterminations, en
l’occurrence physiologiques, et n’employons jamais le mot «
liberté » qu’en ignorance de cause – qu’en ignorance des
causes qui préexistent aux choix que nous ne faisons pas. La
conscience est passive et non déterminante. Surface de
projection, elle revisite le processus pour attribuer au « je » et
à « sa » volonté l’illégitime paternité de l’acte qui l’engendre.
Songer que la conscience arrête elle-même ses choix, puis
œuvre en conséquence, tandis qu’elle-même n’est que la
conséquence des choix dont elle procède, est une erreur que
nous acceptons pourtant. Essentiellement, comme Dieu,
pour ne pas désespérer.
L’expérience de Walter
Il y a loin, néanmoins, du sacre académique de
l’intéressé à ce que Benjamin Libet ait été le premier à
93
investir scientifiquement le problème de la liberté. Loin que
le chercheur d’ennuis métaphysiques ait été le premier à
mettre au jour ce que nous ne craignons pas de désigner
comme l’absolu scandale de la philosophie volontariste
occidentale, tous domaines confondus : le statut subalterne,
second, épiphénoménal de la conscience. Soit la récusation
de l’éthique comme procédant d’une volonté propre à
l’individu, irréductible à sa physiologie ou à son
inconscient20. Une semblable hypothèse avait déjà été testée
deux décennies plus tôt, étayée par un protocole peu
vulnérable à la critique. Un protocole dont la reproduction à
l’identique (ou peu s’en faut) par les chercheurs du monde
entier n’a fait que confirmer les premiers résultats.
Au début des années 1960, un neurophysiologiste
roboticien du nom de William Grey Walter élabore un
dispositif lui permettant d’enregistrer au moyen de capteurs
les influx cérébraux émis par des sujets placés devant un
écran sur lequel défile un diaporama. Ces volontaires, tenus
pour représentatifs et déclarés après check-up en pleine
possession de leurs moyens, étaient censés presser sur un
bouton pour basculer d’une diapositive à l’autre ; ce qu’ils
20
En cela, et en bien d’autres choses, que cet ultériorité de la
conscience obère toute possibilité de détermination
originaire de l’agir par cette conscience et par là-même,
exclut toute éventualité d’éducation morale par des moyens
autrement moins vexants que la trépanation ou – sous
réserve que le cerveau y soit jamais sensible – le
conditionnement béhavioriste le plus abêtissant.
94
pouvaient faire autant de fois qu’ils le souhaitaient, aussi
longtemps qu’ils le souhaitaient et au moment de leur choix.
Walter se cantonnait durant toute la session derrière un
moniteur depuis lequel il suivait l’affichage en temps réel des
variations de l’activité de la zone du cerveau associé aux
mouvements de la main.
Le bobard pour méthode
Nous avons bien écrit « censés presser sur un bouton
pour basculer d’une diapositive à l’autre ». « Être appelé à »
n’est pas encore agir. La nuance est de taille. Des kilomètres
de baratin séparent ce que le psychologue fait croire à son
cobaye comme étant l’intérêt de son expérience et l’objet
véritable de son appréciation. C’est l’une des lois
élémentaires des études comportementales : ne jamais
révéler avant la fin du test quel en est l’intérêt, l’intérêt
véritable. La conscience seule qu’a le sujet/objet d’étude
d’être étudié sous tel ou tel aspect de son comportement
fausse
immanquablement
la
manifestation
dudit
comportement. C’est un problème qui se rencontre encore
dans les travaux de certains ethnologues qui se figurent être
étrangers, en tant qu’observateurs non-interventionnistes,
aux réactions des spécimens de l’espèce qu’ils investissent. Il
faut la jouer de biais. Tout en finesse. Jamais en pleine
lumière.
Il faut, en clair, mentir, tromper pour tromper
l’attention. C’est un critère de validité. Le bon étalonnage de
95
l’instrument prescrit la baraterie du capitaine. D’où
l’importance de ne jamais croire un psychologue qui vous
enrôle dans sa cohorte, surtout s’il vous paraît crédible. Les
expériences psychologiques n’annoncent jamais la vraie
couleur. Un bon chercheur ne dévoile pas son jeu. Ainsi
Milgram, chercheur qui se suspecte (si l’on ose rire), ne «
testait » pas les processus de mémorisation soumis à la
stimulation électroconvulsive ; mais bien jusqu’où pouvait
aller la soumission de son unique cobaye devant l’autorité en
blouse. La méthodologie diverge (ce qui même pour Ophidie,
reste considérable) allègrement de la déontologie. En suite
de quoi se pose immédiatement la question de savoir, pour
en revenir à nos boutons, où résidait l’arnaque ?
Ontogenèse de la conscience
Levons sans plus attendre un coin du voile sur la
supercherie. Trop de suspense déçoit l’attente 21. Nous disions
donc que le bouton pressoir était censé agir sur le diaporama.
Le bouton pressoir était un placebo. De la même manière
que l’interrupteur rouge factice en bas des feux de
circulation donne l’illusion magique de déclencher un
compte à rebours, et calme ainsi les impatiences de la
piétaille anxieuse par trop pressée de se jeter sous un bus
parce que « le temps, c’est de l’argent » (voilà-t-il pas qu’on
vous abuse, mais « pour votre sécurité », ce qui évidemment
21
C’est le fameux effet « pas de sexe avant le mariage » dit
aussi « bovarysme » dans les milieux frottés de littérature.
96
change tout), le bouton de commande censé faire circuler
l’image sur l’écran de projection ne déclenchait rien d’autre
que rien du tout.
Le fin mot de la mascarade était que Walter avait
branché directement au projecteur les sondes mesurant les
oscillations de l’activité mentale de ses sujets. Il avait
procédé de telle manière que ce ne fût en rien la pression sur
l’interrupteur, mais le motif qui traduisait sur l’histogramme
les variations liées au phénomène de prise de décision par ses
sujets qui déclenchait en temps réel le changement de
diapositive. Tous les cobayes ont été stupéfaits, bien au-delà
des espérances que nourrissait Walter, de constater comment
le projecteur semblait prédire leurs intentions. On peut, pour
faire image, s’imaginer l’ébahissement que ressentirait un
téléspectateur de TF1 qui aurait changé de chaîne un instant
de grâce avant d’en avoir eu la bonne idée.
Les cobayes de Walter, pour ce qui nous intéresse,
avaient eux-mêmes « déclenché » le changement de
diapositive une fraction de seconde avant que la pensée ne
leur en traverse l’esprit. Une fraction de seconde avant qu’ils
aient eu l’intention de se servir de la commande. Soit une
micro-seconde supplémentaire pour convertir cette
intention en acte et appuyer sur la commande. La conclusion
fondamentale qu’il y a lieu d’en tirer ne consiste pas tant à
constater que le cortex cérébral prend part à nos initiatives,
que le fait qu’il décide avant nous et dispose après-coup
l’individu conscient à s’attribuer abusivement l’origine de ses
décisions.
97
Esprit, es-tu là ?
Les travaux de Walter, poursuivis par Libet, ont connu
des répercussions considérables dans le domaine des
neurosciences – et bien trop peu dans les essarts de la
philosophie. Un tort de plus à mettre au compte de son
autisme intellectuel, rédhibitoire pour qui accorde
Canguilhem que cette dernière doit être « une réflexion pour
qui […] toute bonne matière est étrangère ». S’il était en
retour une marge où ces travaux n’étaient pas attendus,
c’était bien celle de la parapsychologie. Et plus précisément,
pour mettre un semblant d’ordre dans le fourre-tout des arts
qui s’en réclament, de l’écriture automatique. Qu’ont donc à
voir les résultats de Walter avec ces délires oulipiens ? En
quoi le fait que le cerveau murmure à la conscience ce qu’il a
décidé pour elle – ce qu’il a décidé qu’elle avait décidé pour
lui – nous aiderait-il un tant soit peu à éclairer ces pratiques
tumulaires du cadavre exquis-mot ? Les puissances d’outretombe ne se laissent pas troubler par les esciences humaines.
Détrompons-nous : elles les expliquent. Coup double :
elles les démystifient. De manière politiquement soft, en
s’épargnant de taxer les pratiquants de mythomanes ou de
personnalités multiples (pathologie mentale endogène aux
États-Unis). Il se ferait tout simplement que le mécanisme
cognitif allant de la prise de décision (par le cerveau) à la
fabrication consécutive de l’expérience consciente de la
décision ait été détraqué. Le cerveau prend la décision d’agir,
98
et communique aux muscles impliqués les signaux
électriques appropriés, mais se dispense de générer
ultérieurement dans la conscience la conviction
rétrospective qu’elle en serait l’ultime motif. Les «
automaticiens » se retrouvent ainsi à griffonner des phrases
sans concevoir qui les produisent eux-mêmes. Ne les
produisant pas, ils attribuent ces mots à une entité tierce, à
un soi autre ou à un autre soi en eux qui subrogerait leur
volonté. À une conscience qui les possède. Et naît ainsi le
spectre.
De l’écriture automatique
Ce n’est pas un moindre paradoxe de constater que la
première victime de l’écriture automatique est en réalité
celle qui se fait le moins d’illusions sur le régime normal du
phénomène décisionnel. Elle qui en sait le plus, pour l’avoir
éprouvé, sur l’origine impersonnelle (à tenir la conscience
pour préalable ou identique à la personne) de nos
impulsions. Bien qu’elle en tire par suite les mauvaises
conséquences ; que d’une volonté lui paraissant auto-posante
et imposante, étrangère à la sienne parce que non liée par le
cerveau à l’instance illusoire du « je », elle infère l’existence
d’entités invisibles, de spectres insidieux pratiquant
l’endorcisme pour se manifester. Qu’en somme, le moteur
impersonnel auquel sont attribués les mouvements du
poignet se fasse substance errante (et-rente), fantôme ou
force de l’esprit plutôt que la conscience une pure vue de
l’esprit. Le cas-limite de l’écriture automatique pourrait en
99
cela prétendre à constituer le complément négatif de la
démonstration de Walter. Elle explicite le rôle, par ce qui
dysfonctionne, de ce qui manque ; de ce qui donc, est
nécessaire pour que la mécanique fonctionne. Crevez les
yeux d’un chat : vous comprendrez très vite à quoi servent
les yeux.
L’heuristique de la panne
Crevez les yeux du chat, coupez un lobe de cerveau de
singe, ôtez une pièce à une horloge, privez l’homme de
sommeil : vous comprendrez à quoi servent les yeux, le lobe,
la pièce et le sommeil. Vous comprendrez la norme par
l’anormalité22. Quitte à créer soi-même les conditions de
cette anormalité. Ainsi procède, au moins depuis
l’introduction par Claude Bernard de la « méthode
expérimentale », l’esprit inquisiteur de l’homme de
laboratoire. Imaginez à quoi peuvent ressembler les instituts
d’expérimentation. Par soustraction d’un élément de
l’ensemble est ainsi dévoilée la fonction spécifique de
l’élément qui fait défaut à cet ensemble. Le chat se cogne :
les yeux lui servent à voir, à se guider, etc. Ce raisonnement
par négation prend en logique la forme du modus tollens, ou
contraposition. Les yeux du chat lui servent à voir, à se
guider, etc. ; ôtez les yeux du chat : le chat ne verra plus. Il
22
De même que la pathologie rend compte de la santé, la
transgression de l’interdit, l’autre du même ou la profanation
de la sacralité – qu’elle renforce en passant.
100
prend en politique la forme de la grève (ou « grogne », pour
adopter la terminologie de Jean-Pierre Pernaut) : le
fonctionnaire arrête de fonctionner, et prouve par son
absence combien il est indispensable. Que l’éboueur cesse
(de Fabrice) ébouer, et les poubelles s’engorgent, les déchets
s’amoncellent, les rues s’encombrent, les véhicules s’arrêtent,
la ville se paralyse, le corps social s’affaisse, nécrose. Que les
cheminots rompent la cadence, que les professeurs battent le
pavé, que les infirmiers boycottent, etc., et les micro-ressorts
que jusqu’alors personne ne calculait deviennent d’un jour à
l’autre les pivots du système. « Un seul être vous manque, et
tout est dépeuplé ».
Être et Temps pis
Science, logique, politique, gastronomie, que sais-je,
l’heuristique de la panne admet tous les usages possibles. Elle
s’avère un révélateur chimique très efficace de ces petits
riens inestimables qui disparaissent sous l’évidence de leur
fonction, s’effacent dans la quotidienneté de l’usage que l’on
en fait. Un levier sans pareil pour la philosophie ; outil que
ne manqua pas de solliciter jusqu’à saturation un certain
Heidegger. Martin, le « bon a-ryen », auteur de Sein und
Zeit. Martin que nous jugeons sur pièce et non, comme ceux
que la lecture d’une œuvre aussi monumentale rebute, au
prorata de ses accointances avec le troisième Reich comme
on jetterait la poix sur Marx pour avoir inspiré Staline. À ce
compte-là, autant bazarder Sartre avec le bouillon de poule,
qu’on rangera sans vergogne dans le même sac (à merde) que
101
Carl Schmitt. Un Sartre qui, soit dit en passant, fut
activement de tous les progressismes – des exactions du FLN
aux doléances légales des pédophiles –, paraphant pétition
sur pétition aux côtés du Castor pour se faire pardonner
d’avoir passé la guerre au café de Flore à plagier Heidegger
(très justement) pour finir talmudiste sous l’influence de
Benny Lévy. À se demander, en repassant la trajectoire tout
en zigzag de ses allégeances, ce que le strabique défendait
réellement. Hormis sa place, s’entend…
En panne d’essence
Revenons à nos Martin. La panne, c’est cela qui, pour
l’auteur, nous arrache au régime de l’ustensilité, du sous-lamain (Vorhandene), de la préoccupation (Besorgen), de la
circonspection (Umsicht) du monde de la disponibilité
(Zuhandenheit) au sein duquel les choses-outils (ou Zeug,
« objets d’usage », équivalents des pragmata de la philosophie
grecque) sont prises dans un réseau de renvoi perpétuel
(ainsi l’évier renvoie à la vaisselle qui renvoie à l’éponge qui
renvoie au produit, etc.). Complexe ustensilier noyant l’appel
de la conscience (Gewissen) dans une familiarité
(Heimatlichkeit) de bon ton qui nous empêche de nous y
retrouver. Nous existons alors comme l’électron pris dans le
flux de l'inauthenticité (Uneigentlichkeit), sous la modalité
du « on », « on-même » de la publicité. Fuite déchéante
(Verfallenheit) dénotative de ce dont la circonspection
(Umsicht) qui la caractérise est fuite, dénégation : la «
mienneté » (Jemeinigkeit) de l’existence. La panne amorce,
102
en suscitant l’angoisse (Die Angst), le commencement de la
révélation.
La panne, ouvreuse d’angoisse, détruit la significativité
(Bedeutsamkeit) des choses pour nous faire entrevoir ces
choses à l’exclusion du besoin que l’on en a. C’est-à-dire
telles qu’elles sont en elles. En elles, pour nous, à savoir faites
en vue de nous. En cela cessent-elles de renvoyer les unes
aux autres pour désormais se renvoyer à nous ès qualité
d’instance référentielle, en tant qu’ultime « en-vue-de-quoi »
(Worumwillen) elles sont. À nous comme « être-là » ou «
existant » (Dasein) alloué en tant que tel d’un rapport
spécifique au monde. D’un être-au-monde (In der Welt Sein)
complémentaire de l’être-dans-le-monde, irréductible à
l’être intramondain des choses. Nous nous trouvons quand
les choses cessent d’aller de soi. Sortons alors d’une paisible
immersion dans l’impropriété de soi pour nous connaître en
termes d’« être-possible ».
L’être-possible décrit la possibilité de nous inscrire dans
un projet ou comme projet – « avoir-à-être » – conscient de
son historicité (Geschichtlichkeit) ; désormais accessible au
choix et à la temporalité constitutive de l’« être-là ». La
panne, en sa survenance même, génère l’angoisse révélatrice
de l’étrange étrangeté (Die Unheimlichkeit) que le monde
est pour nous-mêmes. Elle nous « étrange » au monde, donc
nous en dissocie. La panne, dans ses pires manifestations
(arrêt cardiaque, annonce d’une maladie), nous permet
entrevoir la possibilité de la fin de toute possibilité – la mort
–, qui ne peut se vivre quand propre et nous renvoie à notre
103
finitude. Par elle nous nous reconnaissons comme êtres-versla-mort (Das Sein zum Tode), mais désormais pleinement
individués. Lucides – mais libres. La panne, chez Heidegger,
suspend le sens des choses pour mieux nous accomplir.
Preuve que son « coup » n’est pas qu’un tour de séduction
gonflant la panoplie de la drague autoroutière.
Subtil, alambiqué diront certains. Beaucoup de jargon
chez Heidegger, et peut d’aisance dans la compréhension
d’une œuvre qui pourrait expliquer pourquoi nombre
d’intellectuels, découragés, préfèrent taxer l’Allemand de
nazillon plutôt que de le lire. C’est ça, c’est sûr, ça change de
Compte-Sponville…
Le braire et les odeurs
La dialectique. On en avise l’échec à ce que le
philosophe et penseur Léo Strauss (conjonction rare autant
que revendiquée) appelait la reductio ad hitlerum. Et toutes
les fois que cette dernière échoue à compromettre une
opinion, au suremploi du lexique richement imagé de la
mauvaise odeur. Au basculement du sens aux sens, organes
de détection du « crime par la pensée ». Le nez : on n’y voit
guère plus loin.
À cette surexploitation maniaque des qualifiants
disqualifiants de « nidoreux », « nauséabond », « abject » ou
simplement « puant », l’intellectuel qui se respecte serait
avisé de faire remarquer que ces adjectifs relevant du registre
104
olfactif ne sauraient constituer un argument recevable sur le
terrain de la réfutation intellectuelle. Encore un effort, donc,
pour être vraiment pris au sérieux.
Typologie de la perversion
Le « normal » et le « pathologique », au moins pour ce
qui touche à la sexualité, se répartit moins entre
hétérosexualité d’une part, homosexualité de l’autre,
qu’entre figures normales de l’homosexualité et de
l’hétérosexualité d’une part, figures pathologiques de
l’homosexualité et de l’hétérosexualité de l’autre. La
perversion – propre de l’homme –, si le concept n’est pas déjà
trop kitch pour une époque ayant élevé le tabou en loi et la
loi en tabou23, est en aval de la typologie des « genres ». Son
diagnostic est transversal, interne aux deux catégories (ou
plus si « trans-affinités ») et non pas l’exclusivité d’une «
préférence sexuelle ». L’amour des femmes ni celle des
hommes ne remédie à la passion des chèvres du Larzac…
L’hostilité guidant le peuple
15 % d’opinions favorables pour notre président.
François – « moi candidat » – Hollande s’était promis d’être
l’« homme du rassemblement » ; celui que n’était pas Sarko ;
23
Rappelons que les mots « perversion », « perversité » sont
dérivés du latin pervertere, « détourner », « renverser », sousentendu : la loi.
105
celui qui réconcilierait les citoyens français de toutes les
origines, milieux sociaux, générations et confessions (c’est
beau comme du Villepin). En somme, le corps souverain
d’une nation incarnée, rencapuché sous son plus petit
commun dénominateur. Il l’a été. Assurément, l’union sacrée
s’est constituée… contre lui-même.
La loi de Hofstadter
On vous impose de vous colleter avec l’inévitable
rapport de stage/devoir/projet de fin d’année. Date de remise
: fin de la semaine. Faisable, pour ce que ça coûte. « Les
doigts dans le nez, que vous vous disiez, ce serait torché en
moins d’une heure ». Il y a des heures qui n’en cessent pas de
finir… Cela fait plus de trois jours maintenant que vous
bûchez comme une bactérie mutante, absorbant café sur
café, dans un état de stress avancé qui confine au burnout. Le
temps vous a pris de court. Quoique vous l’ayez vu venir,
avec ses gros sabots, quoique vous l’ayez prévenu. Ce n’était
pas faute d’avoir anticipé. Et c’est bien là ce qui vous
inquiète. Soyez donc rassuré : vous n’êtes qu’un cas parmi
l’infinité du nombre à tomber sous le coup de la loi de
Hofstadter. Mais qu'est-ce que loi de Hofstadter, vous direzvous ? Et c'est une excellente question, merci de l'avoir lue.
La loi de Hofstadter, dite également « loi de glissement
de planning », fut énoncée en 1979 par l’universitaire
américain prix Nobel de physique Douglas Hofstadter à
l’occasion de la parution de son maître-livre, Gödel, Escher,
106
Bach : Les Brins d'une Guirlande Éternelle, prix Pulitzer
1980. Cette loi universelle de la disgrâce humaine édicte qu’«
il faut toujours plus de temps que prévu [à quelque chose que
l’on entreprend], même en tenant compte de la Loi de
Hofstadter ». Variante éphéméride de la loi de Murphy, elle
relève la difficulté que tous nous éprouvons à respecter la
planification d’un travail de recherche ou de concrétisation
d’une entreprise complexe.
« Difficulté » étant l’équivalent poli d’« impossibilité »,
comme le démontrent au quotidien les secteurs BTP, de la
création ou du développement technologique tous azimuts.
D’où sa formulation autoréférentielle. De même que le
catalogue complet d’une bibliothèque doit se citer lui-même
(et donc l’ensemble – le catalogue – s’inscrire lui-même
comme élément de l’ensemble) pour être cohérent, elle
introduit le renard de l'« imprédicativité » dans le poulailler
du raisonnement en boucle. Parce que la métaphore ternie
parfois le sens qu’elle voudrait décanter, disons, pour
simplifier, que savoir la loi ne vous en exonère pas. Pas plus
que de ne pas y croire : rien ne vous empêche de dévaler un
escalier sans plier les genoux. Vous comprendrez très vite
que la loi de la gravité existe…
La guerre des drones
La nouvelle politique fixée par Obama en rupture d’avec
Bush consiste à ne plus infiltrer des commandos sur le
terrain en vue de capturer, de rapatrier, puis d’extraire des
107
informations aux huiles des réseaux islamistes, mais à
éliminer sans autre forme de procès (ce qu’on appelle, en
droit pénal, des « assassinats extrajudiciaires ») les terroristes
inscrits sur la « kill-list ». Kill-list qu’il paraphe de son nom,
comme ses spots de campagne24. Rappelons que nous parlons
bien du président attributaire du Nobel de la paix, édition
2009, et lecteur du discours du Caire. À l’exclusion des
drones civils ou non-armés, le Pentagone dispose
officiellement pour cette mission de huit mille drones
d’assaut de type « reaper ». « Frappes chirurgicales » donc.
Avec bavures et machines tueuses radioguidées, sans risque
d’exposition pour les G.I. qui se tapent des barres et des
turbans rivés sur leur joystick. À force de missiles à
fragmentation qui ne distinguent pas vraiment entre civils et
insurgés (on ne peut plus dire entre civils et « combattants »,
ceux-ci présupposant la présence d’adversaires). Qui ne
distinguent pas d’ailleurs grand-chose, entre les parasites, les
ombres solitaires et le champ visuel couvert par les senseurs.
C'est ce qu'on appelle hygiéniquement une « guerre
asymétrique » ou « non-conventionnelle ». Bienvenue au
XXIe siècle.
On s’en justifiera en se persuadant que la mort, c’est
beaucoup plus « humain », plus « propre » à donner par la
bande. Moins « impactant » pour le moral des troupes que ne
pouvait l’être une descente en enfer dans le bourbier
vietnamien. « On » a tout faux. La nouvelle politique du
crime s’avère à l’expérience bien plus traumatisante pour les
24
« My name is Barack Obama and I approve this message ! »
108
pilotes, qu'ils soient américains, israéliens ou britanniques –
les trois armées à avoir développé, vendu et exploité les
drones d’assaut. Avoir l’ennemi en face de soi (en
l’occurrence, pour ne citer que le top five des cartons, la
cible afghane, pakistanaise, palestinienne, yéménite et
somalienne), fournit au moins un alibi moral : celui de la
légitime défense. On tue pour ne pas être tué. Leur vie
contre la vôtre. C’est sans remords. Voilà seulement que
depuis la guerre des drones, le franc-tireur n’a plus l’excuse
de ne pas être l’assaillant. Bien pis : si lui ne s’expose pas,
lové dans son casemate, il ne laisse plus comme seul recours
aux groupuscules défouraillés que de pratiquer des prises
d’otages ou de commettre des attentats aveugles dans le pays
d’où sont produits et pilotés les drones. Dans les deux cas, ce
ne sont plus les militaires, mais les civils qui raquent, les tiers
qui paient l’ardoise. La guerre des drones accomplit ce faisant
l’exploit de s’aligner sur le modèle des banques too big to
fail : privatiser les gains, mutualiser les pertes.
L’alibi de la Libye
« La France, voix singulière, combat au nom de la liberté
». Heureux de l’apprendre.
A-t-on jamais vu un pays en envahir un autre au nom de
l’esclavage et de la tyrannie ?
109
Tombolas chemise
Le slogan du loto (ou « loterie nationale », créée en 1933
afin d’alimenter les fonds de retraite, de veuvage ou
d’invalidité des anciens combattants) stipule que « 100 % des
gagnants ont tenté leur chance ». Sans doute est-ce plus sexy
que de rappeler que 100 % de ceux qui ont perdu aussi…
Un slogan dissonant
Quelque chose d’ambigu, pour ne pas dire d’équivoque
dans l’injonction de « lutter contre le racisme et
l’antisémitisme ». Non pas dans l’intention, qui reste louable
lorsqu’elle n’est pas le cache-sexe d’un fonds de commerce
communautaire ; non dans l’esprit qu’elle véhicule, mais
dans la lettre qui la porte. La conjonction fait tâche,
additionnant deux signifiants non moins problématiques.
Celui de « race », d’abord, impropre au genre humain depuis
que Jacques a dit25. Et celui d’antisémitisme, déjà compris
25
Toute différence/catégorie/dualisme appelant une
hiérarchisation comme le bouton son gratouillage, niez-en la
pertinence et vous niez du même coup toute subordination.
Stratégie fort utile… bien qu’à double tranchant. En
témoigne son usage par les mouvements LGBT et les
théoriciens du queer, ennemis de la « phallocratie », fondés à
croire – peut-être avec raison – que la hiérarchisation des
sexes ne sera jamais vaincue qu’au prix de l’abolition du «
sexe » en tant que catégorie performative et prescriptive (de
110
comme un sous-genre du genre qui le subsume. Pour peu
que l’on considère – malgré que Jacques en ait – les peuples
usants des langues sémites comme constituant une « race » à
part entière (un peuple élu, certains préfèrent),
l’appariement dans une même phrase des délits de « racisme
» et d’« antisémitisme » pourrait être compris soit comme une
redondance, soit comme une précision. Sauf à penser que l’ «
antisémitisme » en référé désigne moins une « race » qu’une
religion. – Mais alors quoi ? Si l’on excepte un bagage électif
de lois compassionnelles clientélistes bien dégueulasses,
aucun décret en France – et c’est heureux – ne pénalise ou
ne prévoit de pénaliser ce qui ressortirait à un « délit de
blasphème ».
On en serait mal pour la laïcité. C’est d’ailleurs toute
l’histoire de la République, fille parricide de l’Église d’ancien
régime. Bien plus : la raison d’être de l’Instruction publique,
arme de guerre braquée contre les solidarités de paroisse. La
vocation de toute une « morale laïque » accomplissant avec
la même manière qu’au terme « race » fut substitué l’«
appartenance » ou l’« origine ethnique ») au nom de son
succédané, le « genre ». Pas sûr cette fois que le jeu en vaille
la chandelle. Rassurons-nous : l’État profond n’a pas grandchose à faire de notre avis. Et moins encore de notre
perplexité. La traque aux préjugés de « genre » est déjà au
programme de l’enseignement primaire, et les opérations de
changement de sexe indemnisées sans tiers-payant par la
sécu (une quinzaine, en moyenne, suppléées par le cocktail
hormonal idoine pour plus de réalisme).
111
Ferry (ou son jumeau comique, Peillon) le geste des
Lumières, brettant sans concession contre la France de
bénitier. Tancer la religion : une tradition française. Un
droit. Une liberté. Le laïcisme babtou ne va pas sans ses
boucs émissaires. Raison pourquoi la « judéophobie » conçue
sous l’angle seul du religieux ne saurait justifier le blâme,
non plus que ne sont incriminables la « christianophobie » ou
l’« islamophobie ». Il ne suffit pas qu’une chose soit bête ou
viscérale pour être délictueuse. Pourquoi alors parler de «
racisme » et d’« antisémitisme », sauf à vouloir créer des
distinctions et allumer des mèches comme feu Brice
Hortefeux savait si bien y faire (lequel, en parlant de poudre,
avait au moins l’excuse d’un ou deux traits dans le nez) ?
Question dans la question (et coup de santiag dans le
colombier du bien) : pourquoi écrire « racisme » au singulier
et ne le combattre en général qu’en s’acharnant à lui donner
raison ? Pourquoi le pompier allumerait-il des feux ?
Engagez-vous dans la narine
Le corps humain s’autorégule en épousant des cycles
étranges dont nous ne soupçonnons ni le nombre ni, bien
souvent… l’utilité. La fosse nasale, pour ne prendre qu’un
exemple, compose sous le contrôle d’un rythme appelé
ultradien, donc « pluriquotidien », par distinction d’avec les
rythmes circadiens régissant tous les processus
physiologiques d’une périodicité d’environ vingt-quatre
heures (– là, tu la sens ma grosse définition ?). Ce rythme
112
commande toutes les quatre-vingt-dix minutes26 l’obturation
de la narine droite, puis de la narine gauche, puis de la
narine droite encore, puis de la narine gauche ; et ça s’en va,
et ça revient comme disait Claude – en alternance. Soufflez
du nez sur une vitre froide, le halo de buée sera toujours plus
fin sous l’orifice à moitié embouché. Ainsi vous couchezvous naturellement le soir, en fonction de vos horaires,
précisément du côté de cette narine. C’était la minute nase…
Qui veut faire un ping-pong ?
L’œil de Sauron
Le développement des communications et de la mobilité
nous force à repenser radicalement notre rapport aux autres.
Que nous soyons incomparablement plus nombreux
aujourd’hui qu’au siècle précédent n’empêche en rien que
nous soyons théoriquement reliés à chaque humain sur la
planète par une chaîne de facteur cinq. Cinq est un
maximum. Ce qui signifie que n’importe quel individu sur la
planète compte dans son entourage au moins une relation
qui, à son tour, compte dans son entourage une relation, etc.,
qui connaît en personne tel guide de sherpa du Kilimandjaro,
tel vendeur d’allumettes (poil de) cairote ou Vladimir
Poutine. Ce qui s’énonce en termes de chaîne ou de
segments devient un cercle sur un plan bidimensionnel.
L’ajout de la profondeur dessine un orbe. Nos cinq relais
26
Une fréquence récurrente chez l’homme, correspondant
entre autres à la durée moyenne du sommeil paradoxal.
113
ainsi modélisés font apparaître un emboîtement de sphères
solides, soit une sphère armillaire ayant pour centre un
noyau cible autour duquel gravitent ces jeux de relation
comme les orbites de nos huit planètes s’effrangent autour de
leur soleil.
La NSA, et c’est ce que nous apprend Snowden, procède
à ses écoutes en tamisant minutieusement les deux premiers
relais de ce réseau. Ce n’est pas vraiment ce que l’on pourrait
appeler une gestion parcimonieuse et maîtrisée du budget de
la défense. D’autant que nous parlons bien ici d’espionnage
« antiterroriste », la partie émergée de l’iceberg, et non
d’espionnage politique ou d’espionnage industriel. Que vous
vous situiez à moins de deux relais d’une personne suspectée,
et vous saurez dorénavant que toutes vos communications –
courriers, e-mail, appels – sont épluchées. Passées au crible
des sentinelles de PRISM et de ses programmes de soustraitance. Le séisme diplomatique dont les « lanceurs d’alerte
» (whistleblowers) ont été l’épicentre depuis le lancement de
Wikileaks ne consiste pas en ce domaine à nous avoir appris
quoi que ce soit que nous ne sachions déjà, mais de l’avoir
prouvé. Personne, pas même nos politiques résolument
négationnistes, ne pourra feindre désormais de ne pas être au
jus.
Le miroir singe
Les « relations de pouvoir » que les éthologues
académiques « dos argenté » prétendent trouver dans la
114
nature, et plus spécifiquement chez les primates ; les
hiérarchies, les subordinations, les dominances latentes, les
concurrences, les luttes territoriales, les tentatives
d’accaparement des femelles en œstrus ou de sanctuarisation
des ressources ; tous ces jeux de prestige et d’influence, ces
cruautés politiciennes ne seraient-elles pas en dernier ressort
une projection naturaliste de celles qui ont partie liée au
biotope universitaire ? Que décrivent d’autre les chercheurs
que leur propre milieu, leurs propres relations ainsi grimées
sous les auspices de la « policie » babouine ? « Je chante des
héros, confessait La Fontaine, dont Ésope est le père » :
l’animal fait miroir de l’homme. Voilà, à tout le moins, qui se
voulait limpide et clair comme de l’eau de roche. Lucidité
qu’une certaine discipline se voulant science n’a plus connue
depuis Laurenz.
Reprise du troisième cycle
La tertiarisation de l’économie alliée à la révolution du
numérique nous met aux prises avec la progressive mais
fatidique disparition des emplois non qualifiés. Le marché du
travail est, d’autre part, sursaturé. Les postes sont occupés
bien trop longtemps et bien trop tôt quant aux plus
harassants. Plutôt que de rallonger la durée des cotisations,
de dilater la vie active et d’autonomiser, donc de privatiser
les études supérieures (loi LRU), ne serait-il pas temps
d’envisager, tout à l’inverse, de rendre l’université, à l’instar
de l’école, laïque, gratuite et obligatoire jusqu’à vingt et un
ans ?
115
Puisqu’on vous le dit !
« Les femmes en Égypte
publiquement aux crocodiles. »
se
prostituaient
Proudhon, De la célébration du Dimanche, 1850.
Nés quelque part
Le rapport au passé n’est jamais plus qu’une narration.
C’est une « histoire » au sens de « mythe fédérateur », comme
ont pu l’être en Grèce ancienne l’Iliade et l’Odyssée ; histoire
qui nous ressemble et nous rassemble et parfois nous divise
mais ne nous encage pas dans une cellule « ontologique », «
essentialiste » ; ne nous « juge » pas au tribunal de la nation
comme le voudraient les lointains descendants de ses
victimes de paille et de ses conqué-rances. Les exploits ni les
crimes ne sont cessibles. Pas d’octroi génétique, de faute ou
d’innocence dont nous hériterions. Nous n’avons pas à nous
blâmer ni à nous rengorger d’être Français. Nous sommes
Français, point barre. Nés quelque part qui pourrait être
ailleurs.
Fabrique de la carcasse
Ce n’est pas le fait de tuer qui a conduit aux
exterminations, c’est avant tout celui d’avoir rendu des êtres
116
tuables. Ce qu’aurait pu, dans sa très grande sagesse,
anticiper le bonsaï flambant (alias « celui qui haie ») en
substituant à son impératif de ne pas tuer un oukase plus
fondamental : « tu ne rendras pas tuable ».
L’oblat du saint prépuce
Un décalogue prophylactique n’eut pas été du luxe. «
Mieux vaut prévenir que retenir » eût groumé Abraham,
canif au poing, à l’Ange labile gardien d’Isaac. On aurait
peine – mais sans doute tort – à ne pas voir dans cette scène
fondatrice (la « ligature », et non le « sacrifice » d’Isaac) la
première mise en cause du sacrifice humain. Ainsi,
subséquemment, que l’étiologie mythologique de la
circoncision, revisitée sous ces auspices en tant que
mutilation rituelle, en tant que palliatif et prolongement de
cette première forme d’holocauste tabouisée.
L’adoration des mages
Le néolibéralisme peut être conceptualisé comme le
report de la concurrence, auparavant conçue comme une «
technique d’émulation productiviste », au statut d’objectif
économique. C’est un régime où la méthode tient lieu de
pensée, ayant au moins ce point commun avec l’imaginaire
capitaliste d’avoir fait de la monnaie, support physique (ou
numérique) de l’échange de biens de consommation, la fin
ultime de tout échange de biens de consommation. Faire
ainsi du médium l’objet plutôt que l’instrument du culte, à la
117
manière dont le mangeur se laisserait captiver par sa
fourchette, c’est là rigoureusement ce que les prophètes
taxaient d’idolâtrie. Une preuve, s’il en manquait, que tout
est rationnel dans le capitalisme, hormis le capitalisme
même. Celui dont les experts lisent les augures dans les
bréchets de poulets (« claviculomancie ») avec un taux de
succès inversement proportionnel à leurs émoluments. Avis
à ceux qui doutent encore de ce que les fanatiques courrent
les plateaux télés…
Savoir brouiller les pistes
Ce qui distingue le plus souvent le doxographe du
philosophe27 : l’un cite ses sources et l’autre pas.
Le nombre de Dunbar
Facebook c’est, au bas mot, un milliard d’utilisateurs
dont la moitié s’est connectée à son profil au cours des
dernières vingt-quatre heures. Ce nonobstant, Google+ et
Twitter cumulent respectivement 500 millions de membres
actifs, Instagram 100 millions. L’explosion des réseaux
sociaux pourrait laisser penser que le volume affectif des
digital natives s’est épanoui comme jamais dans l’histoire.
27
Soit l’érudit de l’auteur, le compilateur du concepteur, le
promoteur de l’inventeur, le propagandiste de l’artisan, le
répétiteur du défricheur, le « photocopilleur » de l’«
authentique génie »…
118
Elle induit l’illusion que nous pourrions thésauriser les
amitiés comme on cultive un capital. Certains les
collectionnent ; d’autres en achètent en espérant que la mise
créera l’effet d’aspiration souhaitée. Des firmes localisées en
Inde se sont spécialisées dans le farming de mentions « j’aime
», de « fans » et de contacts pour les moins bien lotis.
Et pour les mieux pourvus, qu’un narcissisme adolescent
lance dans la course à l’échalote, c’est un placement. C’est
une dérive. C’est pitoyable. C’est surtout méconnaître les
contours « phrénologiques » de la notion d’amitié : 148. Tel
est le numerus clausus, aussi appelé le « nombre de Dunbar »,
calculé sur la base des dimensions de notre néocortex, qui
définit la quantité d’individus avec lesquels une personne
lambda peut entretenir une relation stable à un moment
donné de sa vie. 148, c’est un petit village. C’est tout votre
univers, réseau social ou pas. Ménagez-le. Cultivez-le plutôt
que de l’émietter dans l’abîme nombriliste d’une célébrité de
paille, aussi fragile qu’un mot de passe piraté ou qu’un
compte suspendu.
L’humour, propre de l’homme
À quand remonte l’humour ? Question philosophique
des plus fondamentales. Quoique les philosophes modernes,
et c’est une tare nosocomiale, en désespèrent souvent. À
supposer que l’humour – et non le rire comme l’entendait
Bergson au renfort de Montaigne – soit le propre de
l’homme, étant posé que l’homme n’est homme que par ce
119
qui le définit en propre (de même que telle espèce n’est telle
espèce spécifiquement que par ce qui la spécifie de
spécifique), alors l’humour, coextensif à l’hominisation,
pourrait historiquement et géographiquement, rendre raison
ou déraison de l’apparition de l’homme. L’humour, hissé au
statut d’attribut « ontologique » des anthropiens que nous
sommes, balaie comme nuls et non avenus les précédents
critères qui tentaient si maladroitement de circonscrire
l’humanité. Biologiques, physiques, morphologiques,
physiologiques ? Certes ; et l’on peut aisément poser avec
Platon, amendé par Diogène, que « l’homme est un bipède
sans plume avec des ongles plats ». Mais la question de
l’exception humaine ne nous engage pas tant sous le rapport
de l’accident que de l’essence. Traduisons-nous : une crevette
cuite est rose avec une carapace. Ce qui n’est pas le cas de
l’homme. Même cuit. Or, qu’une crevette cuite soit rose avec
une carapace au contraire des humains ne nous dit rien
encore de ce qui « ontologiquement », instruit la différence
de la crevette d’avec l’humain. Nous proposons l’humour.
L’humour comme faculté, différence qualifiante. Avant
l’humour ont été proposé mille autres références en lien avec
les obsessions du temps :
– Celui de l’écriture, qui laissait à penser que les «
peuples sans écriture » – donc « sans histoire » – tels que
rebaptisés par la première ethnologie qui aimait à régler ses
pas dans ceux des missionnaires chrétiens ; que ces ethnies
primitives ne seraient pas, ou pas encore, constituées
d’hommes au sens plénier de l’acception ; qu’ils ne seraient
pas des êtres spirituellement achevés (ce qu’Attali appelle, en
120
comité restreint, des « juifs »), mais une bouture d’enfants en
mal
d’éducation.
Éducation
qu’il
revenait
aux
dolichocéphales continentaux de prendre en charge28. Là
était leur « fardeau », tels que le résumait l’inénarrable Jules
Ferry : « il faut dire ouvertement qu'en effet les races
supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […]
parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de
civiliser les races inférieures »29.
28
Ce moyennant la moindre des choses qu’était leur
participation badine et volontaire à la récolte des
combustibles et des ferrailles requises par l’industrie
naissante.
29 « Les fondements de la politique coloniale », discours
prononcé à la Chambre des députés le 28 juillet 1885.
121
Tintin au Congo, le « missionnaire » à l’œuvre
122
– Celui de la sédentarité, consécutive aux pratiques de
l’agriculture de l’élevage à l’orée du néolithique, qui laissait à
penser que les nomades, les hommes des caravanes, les
transhuma(i)ns ne seraient pas des hommes. Ni donc les juifs,
peuple apatride avant la création de l’État d’Israël. On ne sait
que trop à quelle postérité était promise cette inférence.
Critère de sédentarité présent en filigrane dès la Genèse à
travers le meurtre d’Abel, berger, par un Caïn cultivateur et
fondateur de la première cité. Critère qui par ailleurs, remis
au goût du jour et dans une perspective essentialiste, ne
laisserait pas de faire des roms, tziganes, manouches,
représentants de commerce et autres petits peuples des
roulottes ce que le Canada dry est au Coca-Cola. Humanité
dont seraient immédiatement déchus les SDFs, réfutant par
définition la définition de l’homme comme grand singe
sédentaire.
– Celui de la parole, à distinguer du cri ou du signal, du
grincement spontané des animaux machines. Définition par
l’inventivité d’une combinatoire de signes qui trouve avec
Descartes ses lettres de noblesse, mais laissait à penser que les
muets manchots ne seraient pas des hommes. Ni les
anciennes peuplades adeptes de la « langue sifflée » –
aborigènes et montagnards – pourtant dépositaire de sa
syntaxe et de son vocabulaire. Moins à cette aune l’«
enfant », du lat. in-fans, « qui ne parle pas encore »,
remboyauté avec Lacan sous la notion d’« infant ». Parole
consécutive à une augmentation de la taille du cerveau qui
n’aurait pas été possible sans la station debout. Un autre de
ces critères qui laissaient plus de chances aux ours (les
123
premiers « rois des animaux ») qu’aux affligés paraplégiques,
loques grabataires, poupards laissés-pour-compte. Tout cela
pour ne rien dire de l’art, de la culture, des rites de
recueillement, de la fabrication et de l’utilisation d’outils, de
l’empathie ou de la politique qui feraient apponter nombre
d’espèces sur l’autre rive du Rubicon.
Autant d’épreuves métaphysiques aux assises moites et
meubles qui ont fait la preuve de leur échec. Seul donc
l’humour, jusqu’à plus ample informé (qui sait si l’animal n’a
pas son humour bien à lui), pourrait servir de pierre de
touche à l’hominisation. L’humour lui seul serait à même de
sanctionner le passage du règne de l’instinct au règne de
l’esprit, de l’esprit de finesse. Passage de la stéréotypie à la
pensée complexe, à la distanciation, à l’équivoque que dénote
l’ironie. Dater l’humour serait donc dater l’homme. Encore
faut-il, pour dater l’homme, que nous ayons sous la pédale
des sources épigraphiques suffisamment anciennes pour être
significatives. Il est heureux que le dieu des archéologues ait,
dans sa grande miséricorde, pourvu à notre soif de
connaissance.
Blaguer avec un Sumérien
1900 avant J.-C. Soit 3900 ans. C’est l’âge, estimé au
carbone 14, de l’ostracon – tesson d’argile, tablette en
l’occurrence – où s’est venue loger la doyenne vanne de la
civilisation. Le prototype de la facétie. L’Ève mitochondriale
du calembour. L’aînée des blagues qui devait témoigner de
124
l’accomplissement parfait de l’esprit sapiens sapiens. Cette
découverte, que nous ne devons qu’à la persévérance d’un
doctorant anglais de l'Université de Wolverhampton, nous
enjoint une fois de plus à rendre hommage aux grands
ancêtres de Sumer. Voici, en (quasi-)exclusivité, la plus
ancienne marque l’humour connue de toute l’histoire de
l’humanité :
« Une chose qui n’est jamais arrivée depuis des temps
immémoriaux : une jeune femme s’est retenue de péter
sur les genoux de son mari. »
(…)
Le fragment se passe de commentaires. On ne vous a pas
non plus promis la lune… Mais ne soyons pas trop durs avec
nos précurseurs : on en connaît des moins exhilarants qui
remplissent les théâtres. Ce n’est pas beaucoup plus raffiné
que Bigard, beaucoup plus drôle qu’Anne Roumanoff. Cela
témoigne du moins que l’humour scatophile ne date pas de la
dernière pluie…
Limites d’une archéologie
Cette remontée épigastrique aux sources de l’humour
n’est pas sans présenter, comme toute quête historique, deux
biais intellectuels qui nous obligent à relativiser nos
résultats. L’un tient à ce que l’humour peut avoir existé et,
certainement, a existé bien avant l’écriture. Ce dont nous
125
disposons n’est donc pas tant d’une datation de l’humour que
du moment où ce dernier s’est vu prêter suffisamment de
poids et importance pour qu’on juge bon d’en consigner les
meilleurs traits. L’autre nous interpelle sur l’éventualité que
nous ayons manqué d’autres morceaux d’humour, faute
d’avoir su les apprécier à leur juste valeur. C’est poser la
question de l’universalité et de l’intemporalité de l’humour.
L’humour anglais, belge, juif, n’est pas compréhensible par
tous. L’humour de Stéphane Guillon n’est perméable qu’aux
initiés. Sophia Aram est bien la seule à rire de ses sarcasmes.
En quel honneur se ferait-il mécaniquement que l’humour
d’il y a cinq mille ans nous demeure accessible ? L’ Iliade et
l’Odyssée n’était peut-être qu’une vaste galéjade que nous
aurions prise au sérieux. Qui sait si l’Épopée de Gilgamesh
n’était pas aux anciens ce que le Zizi de Pierre Perret est à
notre génération ? Bien téméraire qui pourrait dire si les
sketchs de Ruquier feront encore pouffer dans deux mille
ans (on ne sait pas trop d’ailleurs qui ces derniers font rire,
hormis sa productrice). Quant au code de la route, à Rémi
sans famille ou à l’œuvre intégrale de Martin Heidegger, rien
n’empêche de penser qu’ils puissent être demain considérés
par les archéologues comme les premières traces d’humour
authentique de l’histoire de l’humanité.
L’informatique, fait accompli
Ce n’est pas parce que le numérique s’est immiscé
partout qu’il a partout sa place.
126
Répondre d’engagements
Lorsqu’une proposition résiste, cela signifie souvent que
la réponse à la question que cette proposition suscite change
quelque chose. Nous change en quelque chose. Que l’animal
pense, que l’embryon soit une personne, que nous
ayons/soyons un corps ou disposions d’un libre arbitre n’est
pas sans incidence sur la manière que nous avons d’être à
nous-mêmes, « jetés » dans l’existence.
Déconvertir pour moins souffrir
On ne compte plus ces athées militants qui s’évertuent à
déniaiser toute cible à leur portée, tout être humain vivant
dans le mirage de Dieu. Des prosélytes de l’« absenthéisme »,
soi-disant désireux d’éclairer leur prochain sur la grande
farce théologique. Par bonté d’âme ? Des clous. Qu’il soit
permis d’être sceptique. Il est des gens qui ne conçoivent
leur bonheur qu’au détriment de celui des autres. La vérité
n’est pas qu’ils prêchent pour la raison, mais qu’ils envient
leur indolence. La vie leur est cruelle ; il serait trop injuste
qu’elle soit vivable à ceux pour qui la vie ne l’est pas. Parce
qu’ils sont désillusionnés, et tristes, ils voudraient
désillusionner les autres ; ils n’en seront pas moins tristes,
mais au moins satisfaits de ne plus être seuls. Ils jalousent
l’espérance qu’ils n’ont pas pour eux-mêmes, et c’est en
l’arrachant aux autres qu’ils allègent leur fardeau. Ils font du
mal à ceux qui vont mieux qu’eux. Le nihilisme, sida de
l’amertume, a cela de pernicieux qu’il pousse au crime ceux
127
qui n’ont pas la force de supporter la vérité. Peu de
différence, au fond, entre le prêche ardent du laïcard et la
revanche gratuite du leucémique qui laisse traîner des
aiguilles infectées entre les sièges de son cinéma de quartier.
Merci pour le cadeau.
Déconvertir ? Pourquoi ? Qu’ont-ils besoin, au fond,
d’ôter à ceux qui croient l’espérance d’être aimés, guidés,
soutenus dans la tourmente ; de leur confisquer le sens de
leur souffrance, le tribut de leur conduite ou bien encore la
conviction de revoir ailleurs les êtres qu’ils ont aimés et vu
partir trop tôt ? Que Dieu existe ou pas n’est pas la vraie
question. Non plus que la consistance du spiritisme ou de
quelque autre supplément d’âme, trames de promesses qui
n’engagent que ceux qui les croient. Nietzsche lui-même, qui
se gaussait des arrières-mondes, Nietzsche déicide dont se
réclame Onfray à l’avant-garde de la croisade contre les
militants du Christ, pouvait écrire que « c’est un préjugé
moral de croire que la vérité a plus de valeur que l’apparence
». Qu’hormis la Schadenfreud, nous avions l’art, aussi, pour
ne pas périr de la vérité. La vraie question pure de
ressentiment est bien plutôt de savoir laquelle, d’une
conscience apaisée dans son erreur ou lucide dans l’angoisse,
rend meilleur dans l’épreuve et finalement – heureux. La foi
est une bénédiction. Si vous n’y croyez pas, tachez de n’en
pas dégoûter les autres.
128
La mauvaise fourche
Cotiser plus ou plus longtemps ? Dépenser moins ou
prélever plus ? Se soumettre ou périr ? L’aile ou la cuisse ? La
réponse peut être correcte, intelligente, brillante et tout ce
que l’on voudra. Cela ne nous avance pas beaucoup si la
question ne l’est pas…
La cause est dans l’effet
« Selon toute vraisemblance, la source des maladies
ne doit pas être ailleurs que dans les vents ou les pets
selon qu’ils sont en excès ou en défaut, ou bien qu’ils
entrent dans le corps trop nombreux ou souillés de
miasmes morbifiques ».
Hippocrate de Chios, Pronostics, ≈ 400 av. J.-C.
Nouvelle confidentialité informatique
La massification du Web a produit cet effet paradoxal que les
anciennes combines censées permettre de circuler
anonymement sur le réseau sont devenues contreproductives. Il s’agit d’intégrer qu’à l’heure où tout le monde
navigue à vue et à vau-l’eau, la meilleure stratégie pour ne
pas être espionné consiste à ne pas chercher à ne pas l’être.
Se protéger, c’est s’exposer. Attirer l’attention. Se déclarer
officieusement suspect en jouant le jeu de la dissimulation.
Autant se balader tout habillé dans une partouze mondaine
129
avec un nez postiche et une pancarte fluorescente affichant «
je ne suis pas du coin ».
130
Le Lotus bleu, les Dupon(d)t en action
131
Le déguisement fait signe ; il vous signale. C’est
l’accessoire de trop. Une ficelle d’arrière-garde devenue une
assurance de se faire prendre. Les usagers de proxys, de
messageries cryptées, de routeurs de type TOR et d’autres
logiciels de camouflage sont les premiers à faire les frais de
leur circonspection. Il y a autant d'agents espions sur le
darknet que d’officiers la police pédocriminelle – alias «
Mathilde-12-ans-cherche-copain » – sur MSN. Comprendre,
entre les lignes de code, que le lieu le plus sécurisé pour
échanger du shit, des armes, des ribs bancaires ou planifier
une attaque concertée de la NSA (DoS) en toute
confidentialité reste encore le chatroom de « Chasse, Pêche,
Nature et Tradition ». La meilleure politique n’est pas de
resquiller, mais de se fondre dans la masse.
Deux conceptions de la maladie
L’histoire des sciences prend acte des ruptures qui, tôt ou
tard, auront conduit chaque discipline à renouveler
radicalement, et à plusieurs reprises, sa conception du
monde. Les sciences se forgent au jour le jour, par vagues et
apports successifs ; mais non pas uniquement par vagues et
apports successifs, avec l’académisme pour seul morne
horizon. Entre deux phases d’exploration où se voient
précisés, incrémentés et rectifiés certains concepts, se
produisent des révolutions intellectuelles qui aboutissent à
reconsidérer de fond en comble l’approche conventionnelle
des phénomènes. De telles révolutions ne sont pas
132
simplement (bien qu’elles le soient aussi) le fait d’un
développement qui serait intrinsèque aux sciences
(internalisme). Les sciences n’ont d’épaisseur qu’ancrée dans
une réalité concrète. Elles sont ensemble dépositaires d’une
expérience sociale, poreuse aux préoccupations de l’époque.
Il faut tenir le fil par les deux bouts. Cette vision « en relief »,
ou « stéréophonique » puisqu’à double foyer permet elle
seule de mesurer l’influence décisive autant que refoulée que
la religion n’a cessé d’exercer sur les états de la connaissance.
Georges Canguilhem, médecin et philosophe français
mondialement célébré pour ses travaux d’épistémologie
(accessoirement, père spirituel de Paul-Michel Foucault), a
pu de cette manière réinvestir sur le terrain de la biologie ce
qu’Alexandre Koyré revendiquait dans le domaine de la
mécanique céleste. Il cite l’exemple de la maladie, conçue
depuis l’école de Cos jusqu’à l’Antiquité tardive comme
résultant d’un déséquilibre des humeurs, d’une dysharmonie
à restaurer dans un cosmos en miniature. Modèle
hippocratique et « dynamique » auquel se serait substitué
dans l’aube du christianisme une conception « ontologique »
de la pathologie, rendant pensable et donc possible la
découverte par Louis Pasteur des germes pathogènes – cette
métaphore épidémiologique du phénomène viral n’étant en
dernier ressort que la sécularisation physiologique de la
démonologie chrétienne : une tentative pour substantialiser
les maux. Les maladies sont alors déportées d’une entité vers
l’autre. À l’actif d’autres agents déprédateurs, infiltrateurs de
corps, acteurs sournois d’une autre forme de possession.
133
Prière de fermer l’aorte
Gageons que Canguilhem, eût-il été moins timoré, aurait
pu conduire son affaire beaucoup plus loin qu’il ne l’a fait.
Son parallèle paraît presque bégueule au regard du déluge de
prises qu’offre l’imaginaire hospitalier. Rares sont les
phénomènes à s’être exonérés de cette rafle symbolique, de
cette déportation de la médecine des âmes à la médecine des
corps. Du clérical au médical, les mêmes fonctions se lisent
sous de nouveaux outils. Au chapelet s’est substituée le
stéthoscope, à l’eau bénite l’antiseptique, au crucifix le
caducée, au prie-Dieu le siège inclinable, à l’icône
halieutique le serpent de Mercure. L’hostie devient pastille,
médication, pilule ; la croix du Christ le cède à la croix Verte
et la pratique s’ensuit : la confession fait place à la
consultation, l’exorcisme à la cure, la pénitence à la
thérapeutique. L’Église, dans le même temps, devient
clinique et son cimetière, sa crypte, ses catacombes – la
morgue.
Le praticien endosse l’habit du prêtre, sa toge repeinte en
blouse auprès de l’infirmière, hospitalière figure de la bonne
sœur encornée (ou de l’enfant de chœur, également
encorné). Les pécheurs – devenus patients – saturent son
officine puis, du parvis de la salle d’attente, franchissent
enfin le pas du cabinet pour refermer sur eux la porte du
confessionnal. Odeur d’encens prophylactique. Venue
l’auscultation. Déshabillés et mis à nu les malades gisent sur
le grabat comme à leur premier jour, lorsque naguère l’abbé
donnait le baptême au nourrisson (ou l’ondoiement
134
d’urgence pour les moins vifs, qui préserve des limbes) –
dorénavant, le coup de linge humide de la sage-femme – ou
bien, plus tard, la nuit tombée, l’extrême-onction –
transfigurée en signature au bas de l’acte de décès.
Athée-vous lentement
Analogie qui se prolonge, bien au-delà de l’appareillage,
de la paramentique et de la pratique, dans les espérances
mêmes confiées à la médecine. Il n’est pas anodin que le titre
de « docteur », jadis prérogative de la cléricature, des
hommes d’Église dépositaires de la « docte science », gardiens
et prescripteurs de l’orthodoxie morale, soit devenu
l’exclusivité des pupilles d’Esculape. Tandis que les sources
de Lourdes se muent en cures thermales, le praticien
ausculte, s’affirme en exégète, déclame le décalogue. Ses
ordonnances remplacent les directives de l’Exode, du
Lévitique et du Deutéronome. Ses prescriptions de régime
imitent les interdits alimentaires au nom de la « diététique »
et ses improbations (pas de folies bergère, pas de boogiewoogie, etc.), les ordres vététifs des tables de la loi.
La médecine soigne. Mettons plutôt qu’elle s’y emploie.
Ou qu’elle prétend s’y employer – et non, comme bavent les
mauvaises langues bifides, dealer des happy-pills pour
braquer la sécu au profit de Big Pharma comme d’autres
remplissaient leur quota de simonies. « Guérir », c’était aussi,
c’était surtout l’octroi thaumaturgique du Christ, de ses
apôtres et de ses Saints, des missionnaires élus par l’Esprit
135
paraclet. Bien qu’en ce qui concerne le « Logos incarné »
(lointain cousin de l’ongle), ce don ait été quelque peu forcé
par un biais interprétatif 30. Résurrection, éternité,
immunité, jeunesse, ataraxie et toute la flotte miraculeuse, la
médecine prospective ne fait-elle pas les mêmes promesses
que l’eschatologie chrétienne ? Voilà maintenant que l’on
croit en la Santé avec la même ferveur que l’on croyait en
Dieu.
Pas de science sans conscience
Notions de « régularité, de « perfection », d’ «
adéquation », de « repère », d’« estimation », de « valeur », d’«
orthogonie », de « rectitude », etc., la science mathématique
est traversée de part en part par une terminologie morale si
lourdement présente qu’elle a fini par faire partie du
paysage.
Le verbe grec « therapeuein » de la Septante, rendu par «
rétablir », « guérir » porte en effet le double sens de « prendre
soin » et de « soigner ». Tout est donc question
d’interprétation. L’ambiguïté serait aisément levée
moyennant un détour par la traduction copte,
contemporaine des Évangiles. Détour dont on s’est bien
gardé…
30
136
Transfert de culpabilité
On s’abuserait à croire que la psychanalyse, pour cela
seul qu’elle l’est devenue, ait de tout temps été cette pompe à
fric destinée à remplir les poches de charlatans cupides qui
jouent de la flûte et de l’« écoute flottante » 31 en attendant
que les volubiles débiles qui braillent au canapé aient fini de
se la raconter autour de leur nombril – complémentarité
cinglante dont le visage bifrons se résume assez bien en la
personne de Gérard Miller, lequel s’estime visiblement au
prorata inverse de ses chiffres de vente. Le narcissisme (la «
pulsion de vie ») n’est pas tant l’origine qu’un produit dérivé
de la psychanalyse.
Il se pourrait qu’aux sources d’une pratique
communément bourgeoise se trouve un état d’âme plus
harassant, dont la psychanalyse serait précisément l’issue, la
délivrance, la sortie par la bande. Le refoulement actif de la
culpabilité capitaliste d’une classe qui ne s’assume pas
parasitaire, violente et prédatrice, et chercherait par un
31
« Le médecin analysant s'abandonne, dans un état
d'attention uniformément flottante [Gleichschwebende
Aufmerksamkeit], à sa propre activité mentale inconsciente,
évite le plus possible de réfléchir et d'élaborer des attentes
conscientes, ne veut, de ce qu'il a entendu, rien fixer en
particulier dans sa mémoire et capte de la sorte l'inconscient
du patient avec son propre inconscient » (Sigmund Freud,
1923, cité dans Alain de Mijolla, Dictionnaire international
de la psychanalyse, 2005).
137
mensonge subtil (l’œdipe cardiaque de la névrose) à se
défausser de sa tourmente morale en reversant celle-ci au
compte de ses échecs avec papa-maman. Précieux mensonge
que celui de l’inconscient, garant pérenne de l’inconscience
de l’exploitation de classe.
L’affaire est dans le sacre
Cocasse, que la banalisation de l’amour homosexuel
doive déboucher « sociétalement » sur le mariage, qui est sa
sacralisation.
Le pavillon des incunables
Un « forcené » s’invite dans les locaux de Libération –
quotidien national fondé en février 1973 par Jean-Paul
Sartre, passé sans grande surprise de la pseudo-gauche de
Billancourt au portefeuille de la famille Rothschild –, sort
son fusil et tire deux fois. Bilan du raid : un photographe
blessé (« à l’article de la mort »). Le landerneau s’agite. La
« chasse à l’homme » s’engage. Les images du suspect ont été
diffusées, la chevrotine confiée aux services balistiques et
tous les citoyens mis à contribution. Tout cela au quart de
tour. Manuel Valls n’a pas démérité (les médiacrates lui en
savent gré). Le directeur du titre, Nicolas Demorrand, se
répand en lamentations sur les plateaux télévisés. On
rappelle, pour mémoire, que Demorrand a fait l’objet d’une
troisième motion de censure votée à plus de 90 % par les
salariés du groupe. Moitié pour son talent, en lequel il est
138
bien le dernier à croire, moitié pour l’arrogance dont il fait
preuve sur France Inter en qualité d’intervieweur
(souvenons-nous que le mot « arrogance » a pour racine le
mot corvée… et c’en est une effectivement que de le
supporter), et qui aura achevé de désabonner jusqu’aux plus
magnanimes. Ce qui n’empêche pas le médiacrate – qui ne se
prend pas pour de l’eau de bidet – de hurler au complot
contre la liberté du journalisme indépendant (pauvre Albert
Londres). Et nous de songer « scandaleusement » que la
grande histoire ne serait pas de trop en ces heures sombres
pour nous apprendre à relativiser. Un sabotage en règle
contre la presse d’Occupation, cela s’appelait autrefois un
acte de résistance…32
Les impensés de l’intégration
Dans une logique uniformiste d’effacement des
frontières, le communautarisme lui seul permet
effectivement de maintenir des différences entre les groupes,
et partant des richesses, des langues, des modes de vie et des
pensées diverses. Dans une logique d'États-nations, seule
l'assimilation, sa plus stricte opposée, est susceptible de
sauvegarder une telle pluralité en assurant à chaque État sa
singularité conscrite, l’identité qui autorise l’altérité. De la
même manière que le gène responsable de la drépanocytose
(anémie falciforme) protège contre le paludisme, ce qui est
toxique dans une optique particulière peut devenir salutaire
32
Je sens que je vais regretter celle-là…
139
au regard du contexte – et réciproquement. Il n’y a donc
aucun sens à cultiver la controverse entre «
communautaristes » et « assimilationnistes » de manière
simple ou pire, manichéenne, abstraction faite de l’écrin
géopolitique au sein duquel cette controverse prend pied.
C’est là tout le malentendu qui mine l’entente entre les deux
chapelles : quoiqu’en accord sur les finalités (sauver les
spécificités des abrasions de la mondialisation), elles ne
partent pas des mêmes prémices.
Une émission coupable
On en a fait tantôt des « télé-vérités », tantôt des «
transcriptions collant à la réalité », tantôt des « spectacles
hyperréalistes », tantôt – pour la plupart – des «
abominations ». On en a fait ses gorges chaudes, et toutes
sortes de choses qu’elles n’étaient pas mais qui leur
assuraient preneur. Elles ? Les émissions de téléréalité.
Programmes qui ont phagocyté nos ondes, pollué la mer de
Hertz et notamment celle de la TNT à la vitesse du lapin rose
de Duracell. Des émissions de flux, monétisables et
participatives (les joies du SMS), par distinction d’avec les
émissions de stock, rediffusables, mais chères et peu
bénéficiaires sur le court terme. Prenant de vitesse les
pronostics les plus atrabilaires, de tels programmes auront su
s’imposer en moins de rien sur un marché hautement
compétitif (entre Lagaff et Splash, la concurrence ne laissait
pas d’être rude) pour se tailler, en France dès les années
2000, une part d’audience qui ne finit pas de surprendre. Qui
140
surprend d’autant plus que l’on trouvera difficilement format
plus contesté. Unanimement. Bien qu’en public seulement,
avec un empressement que l’on qualifiera de suspect.
Jouissance et culpabilité. C’est comme si Loana avait, dans le
discours et dans les faits, pris le relais de la masturbation.
L'aspiration à la téléréalité
Pourquoi cet engouement ; et pourquoi ce dégoût ? Ce
dégoût affiché pour ne pas perdre la fesse, au risque du
lapsus. Cet engouement, parce qu’il faut bien que l’auditeur,
un jour, avise son progrâme-sœur. Que ses attentes soient
satisfaites. Mais quelles attentes ? À quoi carburent les
reality-show ? Au désir, au malaise, au manque, à
l’amertume. À des aspirations qui n’ont pas su trouver en
politique leur forme d’expression privilégiée. Au vague-àl’âme de ceux qui ont vu s’effondrer les utopies de l'après-68,
avec ses idéaux de transgression, d’autogestion, de
démocratie directe, de parole populaire (isègoria), de
spontanéisme et de révolution dans la quotidienneté.
Révolution à domicile, tous frais payés, nourri-logé dans un
onctueux parc à bébés. Le coca, l’authentique, sans sucre,
avec le goût du coca. C’est sur cette prise, principalement,
que s’est branché le Loft. Sur elle et sur le narcissisme
inquiet d’une génération qui ne peut visiblement s’aimer que
sous les feux de la rampe.
Huis clos, kibboutz et avant-goût du paradis : loft,
pavillon ou « maison des secrets », c’est kif-kif bourricot. Des
141
substituts. Des échappées. Des espaces protégés du principe
de réalité qui sont autant de régressions dans le fantasme du
maternage, ersatz symbolique des illusions perdues. Que l’on
s’y penche d’un peu plus près (pas trop non plus, le néant
guette), et l’on s’apercevra que la téléréalité ne fait jamais –
en théorie – que mettre en scène l'abolition de la médiation
par le média. Ce qui n’est pas le moindre de ses paradoxes. «
Horizon de l’authenticité », elle congédie la représentation
au profit de la présence. Elle réactive par cette promesse le
mythe moderne de la transparence, nous renvoyant à la
définition que Roland Barthes donnait précisément du
mythe, au sein duquel « les choses ont l'air de signifier toute
seule ». Faute d’avoir transformé le monde, on se contente de
contempler, mi-chèvre mi-chou, la bande-annonce sur
France−Télévision.
Le jeu de la représentation
Un mythe. Mais pas plus que les Grecs n’ont jamais cru
aux leurs, pour emprunter au titre d’une œuvre qui a fait
date et polémique (dans l’ordre qu’on voudra), les
spectateurs d’NRJ12 ne sont pas assez truffe pour réellement
penser assister en direct à une manière de « Truman show »
diffusé brut de décoffrage. Aucun des arguments risqués par
la téléréalité ne passe l’épreuve de la vérification ; et
l’ethnologue frayant dans la coulisse nous en réserve de
belles sur le traitement fameux que la post-prod inflige à sa «
réalité ». Elle coupe, échantillonne, structure, agence des
rushes en fonction d’une dramaturgie constante et
142
stéréotypée, n’usant jamais que d’un pourcentage infime des
bandes enregistrées. Les déchets des déchets sont recyclés
sur Internet, ou intégrés au DVD spécial au régal des familles
et des fanboys les plus tarentulés. Un jour devient une heure.
C’est ce que Bergson appelait la compression du temps. Le «
mouvement de contraction du temps », à distinguer de sa
distension, de sa détente, comme ce qui renvoie
respectivement, pour l’une à la durée, pour l’autre à la
matière. Mais la philo s’invite – ayons l’air occupé…
Loin de se limiter au scénario (à ce qui en tient lieu) ;
loin de se borner à l’écrin d’opérette qui sert de cadre
médullaire à des émois surjoués par des caricatures pour
émouvoir leur cœur de cible, la falsification s’étend jusqu’aux
acteurs du drame. Lesquels acteurs ont obtenu, à force de
lobbying, le statut de prestataires, rémunérés en
conséquence, jouissant de tous les avantages réservés aux «
intermiteux » de la scène. Avec sécu, charge salariale et tout
le toutim (rappelons que les putes attendent toujours). On
imagine difficilement quiconque, même prodigieusement
niais – et faut-il l’être, pour endurer les Anges de la
téléréalité – croire à la mascarade comme on croirait à la
virginité de Marie. Le fait est que le mythe, pour fonctionner
comme mythe, n’a pas besoin d’être pris au sérieux.
Seulement d’être crédible : donc cohérent et vraisemblable.
Non pas vérace, ni historique, ni véridique, ni réaliste, mais
juste cohérent et vraisemblable. Les reality-shows ont ainsi
cela de commun avec les mythes que de faire fonds sur l’un
des mécanismes de base de la narratologie : la « trêve de
l’incrédulité ».
143
La trêve de l’incrédulité
Et de fil en aiguille, nous dérivons dans les méandres de
la mer des arias pour accoster le continent de la fiction. Avec
ses crêtes et ses vallées, ses marécages, ses renfoncements, ses
cavités, ses luxuriances et plus encore son essart argileux sur
quoi repose tout l’édifice. Qu’est-ce que l’essart de l’île ? Sa
base. Ce qui la maintient à sec. C’est le contrat passé entre le
lecteur et le narrateur (ou l’auditeur et le conteur, selon que
le médium tient de l’oral ou de l’écrit) engageant le premier
à accepter temporairement de rengainer son scepticisme, et
le second à garantir la cohérence interne ainsi que la
vraisemblance de l’univers qu’il met en scène – nos deux
critères précédemment cités. Ce pacte narratologique a lieu
de manière implicite chaque fois que le spectateur d’une
œuvre de fiction consent à « lâcher prise ». À se « laisser
porter » par une trame narrative. Il répond à l’appellation
technique – employée pour la première fois en 1817 dans
une monographie de l’écrivain britannique Samuel Taylor
Coleridge33 – de « trêve » ou de « suspension de l’incrédulité
33
« Il fut convenu que je concentrerais mes efforts sur des
personnages surnaturels, ou au moins romantiques, afin de
faire naître en chacun de nous un intérêt humain et un
semblant de vérité suffisants pour accorder, pour un
moment, à ces fruits de l'imagination cette "suspension
consentie de l'incrédulité" ["willing suspension of disbelief
144
». Opération mentale à rapprocher de l’épochè de l’école du
Portique (mais la philo revient – virez-moi ça !) ou du
kayfabe au catch (voilà qui est mieux) se présentant comme «
volontaire » ou « consentie » dans la mesure où elle relève,
comme dans le jeu de société, le jeu récréatif ou le jeu de rôle
« grandeur nature » (GN, exemple du cosplay), du « faire
semblant » et non de la croyance.
Le même principe qui régit la téléréalité se retrouve
donc au cœur de toute démarche littéraire ou artistique en
général. Lire un roman suppose de commencer par se rendre
amnésique – passagèrement – au fait que le roman a un
auteur et qu’il procède d’un travail d’élaboration. D’accepter
l’impossible pour pénétrer un monde doté de ses lois propres.
Nous ne croyons pas vraiment que les hobbits existent, pas
plus que le dahu et, cependant, ne nous offusquons pas
d’avoir à supporter leur excursion jusqu’au cratère ardent de
la Montagne du Destin. Nous savons bien qu’il n’est nulle
part dans notre monde d’anneau de Gygès qui rende son
porteur invisible, mais acceptons que Frodon Sacquet se
laisse harceler par sa « gaie » compagnie – Sam et Gollum –
qui n’ont de cesse que de se faire enfiler le premier – la
bague au doigt (bien sûr, on reste bon enfant). Décohérence
oblige, la téléportation quantique est physiquement
impraticable. Les trekkies s’en remettent puisque Star Trek
l’y autorise. Star Trek n’autorise pas, en revanche, que Spock
décide de changer de sexe. – Non cohérent, non
"], qui constitue la foi poétique » (S.T. Coleridge, Biographia
Literaria, 1817).
145
vraisemblable = rédhibitoire. Le pacte serait immédiatement
brisé. Nombre d’adaptations d’œuvres connues rompent sans
vergogne d’avec ce seuil de cohérence qui seul permet la
trêve de l’incrédulité, en attribuant ainsi à certains
personnages des attitudes contraires aux valeurs qu’ils
incarnent. On les appelle, au choix, des blockbusters ou des
navets.
Trêves de simaghreb
Les émeutes du Trocadéro, la marseillaise sifflée, les «
lyrics » francophobes des rappeurs de biscottes, les drapeaux
algériens saluant le sacre à l’Élysée du vainqueur de Sarko,
les envolées rabiques de Bouteldja cheftaine des Indigènes de
la République34, ont révélé que le ressentiment des Algériens
ou des Français se réclamant du bled (le pays d’Oz qu’ils ne
connaissent pour la plupart que par ouï-dire, et ue bien peu
seraient fichus de situer sur une carte) ; que cette
animadversion bruyante envers et contre la France des
colonies n'a rien perdu de son intensité. Fondée ? Rien n’est
moins sûr. Il y a toujours, derrière chaque lutte, un rosebud
embusqué qui en éclaire la vérité profonde. Chose dont nous
34
Qui n’évite pas le contresens d’appeler « indigènes » (du
lat. indigena, formé de in, indu, « dans », et -gena, genere, «
engendrer »), c’est-à-dire « autochtones » les immigrés
assimilés ou naturalisés Français. Nous est avis qu’Houria
serait inspirée d’ouvrir un dictionnaire avant son sac à fiel, sa
bouche et son commerce.
146
commencerons à nous apercevoir lorsque le récit historique
aura cessé de graviter autour de l’astre noir des méfaits de
l’Occident. À supposer que les historiens d’État ne préfèrent
pas toujours rester dans le convoi des maîtres pour se
résoudre à une étude un peu moins sélective des pièces à
conviction. Reprenons un à un, autant que faire se peut, les
griefs invoqués. Que reproche-t-on aux « pays des droits de
l’homme » ? Principalement, ses guerres et son impérialisme.
Mais quoi, précisément ?
(a) L’exposition des légions étrangères ? Que l’état-major
français ait « importé » des tirailleurs au cours des deux
grandes guerres, c’est une chose indéniable. Qu'ils aient été
plus exposés que les autres, cela fait quarante ans que les
historiens ont fait litière de cette antienne. Avec un taux de
mortalité équivalent, voire moindre en valeur relative à celui
des troufions de la métropole, la cavalerie des colonies n’a
pas servi de chair à canon plus que n’importe quel régiment
de poilus. Elle n’était pas plus découverte ni plus planquée
que les autres. Rappel difficilement audible dans un contexte
où les tycoon de la victimisation n’ont eu de cesse que de
s’ériger en négociants fieffés du devoir de mémoire en gros et
en détail. Pas de pestiférés dans les tranchées. Pas de sacrifice
ethnique pour stratifier la haine. Il faudra trouver mieux.
(b) L’appauvrissement des dominions ? Faisons les
comptes. Il n’y a pas de petites économies. En moins d’un
siècle de prébendes, la colonisation a coûté aux Français
l'équivalent de sept fois le plan Marshall. La France
consacrait plus de 3 % de son PIB au développement de
147
l’Algérie. Sans parler des infrastructures, des hôpitaux, de
l’administration. C'est plus que l’épaisseur du trait, et plus
que n'en reçoit n'importe quel pays subventionné par l’aide
européenne. L'État privilégiait toujours au demeurant les
produits coloniaux au détriment d'autres filières
d’importation intra-européenne qui leur serait revenues –
pour les convois d’Espagne et d’Italie – en moyenne 68 %
moins chères. Donc solde négatif. L’appauvrissement, fausse
piste. Cela s’appliquerait bien plus adéquatement à notre
époque qu’au temps des colonies.
(c) L'humiliation des dominés ? Nous y voilà. C’est le
rosebud. Le « fion de l’affaire ». Lorsque De Gaulle est
rappelé au pouvoir lors de la crise de 1958, c’est à la tête
d’une France exsangue et contestée, spoliée de ses forces
vives. Le général prend acte des premières revendications
autonomistes émanées d’Algérie, irrédentisme conforté par
le bilan déficitaire que lui dresse la Commission de l’épopée
coloniale, pour se poser en patriarche munificent. Face à la
foule d’Alger massée sur le forum, le général prononce son «
je vous ai compris »35. Puis leur « concède » quatre ans plus
tard l’indépendance qu’il ne souhaitait rien plus que leur
abandonner. De Gaulle refile au FLN la patate chaude et
personne dans l’histoire n’y trouve rien à redire. Presque
personne, pour ne rien minimiser du dépit combiné de l’OAS
et des harkis.
35
Phrase que Desproges transcrit pour les pieds-noirs en « je
vous hais, compris ? ».
148
Pas de bataille perdue ; pas de bataille gagnée. La
ratification des accords léonins d'Évian, sous couvert de
victoire de l’Algérie algérienne, travestit l’abandon par les
autorités françaises d'un pan de leur empire qui tirait trop
sur le cordon de la bourse. Sans doute certains, sans se
l’avouer, auraient-ils préféré finir ça proprement.
Reconquérir leur dignité. Prendre une revanche bien «
méditée ». Nous mettre la branlée cathartique et conclusive
qui aurait détendu tout le monde. Juste retour des choses.
Mais non, pas de retour de rien. Nous leur avons coupé
l'herbe sous le pied ; ôté cette joie cruelle avec l’impolitesse
de qui s’excuse beaucoup trop tôt après avoir planté le
couteau. C’est le pain au chocolat sans chocolat. Le baba au
rhum sans rhum. Le triomphe sans la gloire. Aussi frustrant
et humiliant qu'une éjaculation précoce. D’où les
imprécations violentes et venimeuses de nos « beurs de
missel », qui nous rappellent régulièrement, autant qu’il n’est
pas nécessaire, que l’Algérie n’a pas encore gagné sa guerre
d’indépendance.
La vie est un jingle
Le tout-venant ayant fini par intégrer qu’il ne servait
plus à rien de s’évertuer à réussir par le mérite, il n’a rien fait
que de se rabattre sur le seul modèle qui lui restait possible :
la peopolisation, consécration d’individus qui doivent tout au
hasard, et rien à leur piston, et rien à leur travail, et rien à
leur talent. Rien de plus démocratique. La grâce télévisuelle
comme le loto bingo peut tomber sur n’importe qui. C’est
149
tout au moins ce qu’elle laisse croire. Et qui explique pour
une grande part la covariance frappante entre la panne
technique de l’ascenseur social et le succès fulgurant de la
téléréalité auprès d’une génération précaire promise au
déclassement. L’espoir fait vivre… surtout ceux qui en
vendent.
Le short en est jeté
Des caïds arrogants friqués qui n’en n’ont rien à secouer
de leur drapeau se vendent au plus offrant, méprisent leurs
supporters et errent sans capitaine jusqu’à piler sur les récifs.
L’équipe de France de foot est bel et bien l’allégorie sportive
de son gouvernement…
C’est l’ironie du sport.
« Nan mais allô, quoi ?! »
Il y a décidément des parenthèses hideuses qui ne se
referment pas. Ainsi de la marque « Nabilla », qui s’étant
déposée officiellement auprès de l'INPI, a trouvé le moyen
de se décliner en livre. Le golem d’Endémol t’explique ce
qu'il faut penser. Jacqueline t'apprend la vie en soixante
pages. C’est formidable, vraiment. Assez pour nous laisser
douter de ce que les scientifiques ayant posé que le cerveau
humain est composé de flotte à raison de 85 % de sa masse
aient approché le phénomène. Beati pauperes spiritu : «
heureux les pauvres en esprit », clamait Jésus dans les
150
Béatitudes (Mt. 5, 3-12 ; Lc. 6, 20-23). On en connaît qui
doivent être comblés…
Bourgeois-bohème
1. Renté qui feint de ne pas l’être. 2. Allure dépenaillée
que se donne la classe aisée, le cœur à gauche mais le
portefeuille à droite, pour avoir bonne conscience. Ex :
Beigbeder, Lalane. Abr. « bobo ».
L’Arbre du Ténéré
Il existe sur terre un certain nombre d’arbres «
remarquables » devant leur épithète au fait qu’ils battent des
records d’âge, de dimension, ont des propriétés
particulièrement rares ou servent de marqueurs
géographiques ou bien chronologiques, étant lié à une
histoire particulière. D’aucuns nous en apprennent bien plus
sur notre propre compte que sur l’exubérance de dame
nature. C’est notamment le cas de l’Arbre du Ténéré. Se
dressant quelque part au nord-est de la ville d'Agadez, aux
frontières du Niger, l’Arbre du Ténéré était un acacia de
l’espèce raddiana qui fut durant longtemps considéré comme
l'arbre le plus solitaire au monde. Cet « hapax végétal »,
puisant son eau à quelque 300 m de profondeur, aurait été
l’ultime vestige d’une forêt luxuriante qui s’étendait
auparavant là où l’aridité des sols n’a laissé qu’un désert
aride. Aucun autre arbre s’élevant dans un rayon de 400 km,
ne lui dispute ce titre. Unique, il tenait autrefois lieu de
151
repère aux marcheurs du désert – manière de borne
kilométrique à l’attention des caravanes bédouines
accomplissant leur traversée des sables. Aucune explication
probante n’ayant pu rendre compte de la survie de cet arbre
esseulé, il devint rapidement tabou aux yeux des voyageurs.
C’est-à-dire intouchable. Consacré pour les uns ; énigme
scientifique pour d’autres.
Pourquoi écrire au temps passé ? Question qui revient à
poser cette autre colle philosophique dont on sait déjà la
réponse : s’il n’y avait qu’une connerie faisable à des milles à
la ronde, y résisterions-nous ? Guère mieux que le
lépidoptère attiré par le feu. L'arbre du Ténéré fut embouti
en 1973 par un camionneur libyen, très probablement ivre.
Il rendit l’âme (entendre l’arbre, pas le chauffeur), tirant sa
révérence dans la consternation la plus totale pour être
remplacé par une sépulture de fer. Ecce Homo. De quoi
laisser songeur…
On a vite fait de se faire gober
Sa diabolisation, son décri médiatique, l’irritation
épithéliale que sa seule évocation suscite auprès des élites
politiques étant la caution subversive du Front National –
son palladium –, il est tout sauf certain que la stratégie de
réintégration du « parti de la révolte » dans l’« arc
républicain » lui vaille une meilleure espérance de vote. On
n’est jamais si bien leurré que par la beauté du diable, si
fasciné que par ses griffes. Les gants de velours ne lui
152
rendent pas justice. Marine Le Pen, quoiqu’elle en ait, file un
mauvais coton.
L’histoire sur la sellette
Qu’on parle de Kennedy, du 11 septembre ou d’autres
choses encore, rien ne saurait justifier l’accusation de «
révisionnisme » qui colle à nos chercheurs trop téméraires au
goût des journalistes. Pour peu que le seuil qualifiant d’une
investigation critique consiste à ne pas avaler tout cru les
platées de nouilles servies encore fumantes par une
propagande, actuelle ou ressassée, mais fondamentalement
située par son idéologie, ses intérêts, voire son ingérence
propre dans le concours des événements, on verrait mal quel
historien sérieux pourrait prétendre ne pas être au minimum
« révisionniste ». Ne serait-ce que par méthode. Rigueur
oblige. Par honnêteté intellectuelle. La déontologie n’est pas
une maladie sexuelle.
Pacte des civilisations
Où le soleil se lève, des hordes de pèlerins en
circambulation autour de la Kaaba ; où le soleil se couche,
des cortèges de zombies orbitant dolemment autour des
Apple-Store. Le gouffre est-il abyssal que nous ne puissions
trouver, en quelque chose, matière à nous entendre ?
153
Faute de temps
Au nom de quelle convention grammaticale tordue
disons-nous « le jour où » plutôt que « le jour quand » ?
Quand il en a pour dix…
Calibrage, standardisation, vices esthétiques, quotas,
oublis, congés, panne de frigo… Chacun de nous
bazarderions de 20 à 30 kg de nourritures par an, dont sept
encore sous emballage. Un tiers de la production alimentaire
mondiale part ainsi chaque année directement à la poubelle.
25 % de ce seul tiers suffirait amplement à résorber le
problème de la faim dans le monde. Et moitié moins, à
nourrir Guy Carlier. On peut s’en indigner (« nul ne ment
plus qu'un homme indigné », disait un philosophe allemand).
On peut, avec Kouchner, un tiers-mondiste demi-mondain,
pousser le sacerdoce jusqu’à se croire obligé de parachuter
des sacs de riz basmati dans la cambrousse. On peut aussi
choisir de voir les choses sous un angle optimiste : se dire
alors qu’au moment où vous aurez achevé la lecture de ce
texticule, vingt-cinq personnes n'auront plus jamais faim…
C’est le dixième qui rafle
Vingt-six.
Les gros, en revanche, ne se sont jamais aussi bien portés
(avec des gaines ?). Merci pourris.
154
Une climatologie sceptique
La courbe d’élévation du taux de CO2 dans l’atmosphère
recouvre exactement la courbe de l’élévation de la
température moyenne enregistrée sur la planète... à quelque
cent ans près. L’erreur (ou le mensonge, s’il faut adjoindre au
contresens la volonté de tromper) fondamentale du GIEC fut
d’expliquer, graphes à l’appui, que la première suivait
exactement la seconde. Que la part humaine dans l’émission
de gaz à effet de serre accroissait « résistiblement » le
réchauffement climatique. Et d’en conclure in media res à
notre responsabilité. C’est ce qui s’appelle avoir la science
confuse. Ou malhonnête. Ou mercenaire lorsque l’on sait
que le GIEC ne vit que de ses subsides et doit voir son
budget, renouvelé chaque année, maintenu à fleur de
stratosphère. Allègre est un brave type, honnête et
désintéressée, cela saute aux yeux ; cela n’ôte rien aux faits.
On peut avoir raison pour de mauvaises raisons : même une
horloge cassée donnera l’heure juste au moins deux fois par
jour.
Peu savent que depuis dix-sept ans, le GIEC ne constate
plus la moindre variation de température. Que nous sortons
d’une ère glaciaire partie prenante d’une périodicité de long
cours. Une périodicité avec augmentations et dépressions
chroniques de la température que les portions d’abscisses des
diagrammes projetés lors des Grenelles se gardent bien
d’inclure. Que donc ces cycles ne doivent pas grand-chose au
CO2, et tout aux phénomènes de variations d'excentricité,
d'obliquité et de précession terrestre. Ce qu’on appelle
155
l’astronomie, que les modèles du GIEC n’intègrent pas non
plus. Et combien moins, subséquemment, l’activité de l’astre
hélianthe, notre soleil se payant également de cycles. Onze
ans : durée d’un cycle au cours duquel la photosphère va se
pailleter de taches solaires (sunspot) comme lors d’une crise
d’acné ; émettre alors plus d’énergie que la terre ne pourra
en absorber. D’où onze années de vaches chaudes et onze
années de vaches froides.
Climat et inversion de la causalité
Ours polaire dérivant, las, sur un tronçon de banquise.
On verse une larme. Les glaciers pèlent. On dit qu’ils
« vêlent » en bonne glaciologie (– à ne pas confondre avec le
vêlage des bovins, d’un tout autre registre, moins une affaire
de partition que de parturition). Salauds que nous sommes !
Cupide humanité qui saccage sans vergogne son propre
environnement ! Il n’y a pas que les continents qui soient à la
dérive… Une seule ombre au tableau : ceci qu’alors que la
calotte arctique fond comme neige au soleil, la calotte
antarctique se régénère d’autant. On n’en parle pas
beaucoup, de la calotte antarctique. Pire que les trains qui
arrivent à l’heure, il y a des faits gênants. Et ça ne plaît pas
beaucoup à Yann Arthus Bertrand. Aucun regard, si
« objectif » soit-il, n’échappe au « biais de confirmation », ce
travers cognitif conviant à ne retenir d’une collection de
données que celles conformes à ses présupposés. Se préserver
des pétitions de principes n’est pas une chose aisée. Il ne va
pas de soi d’être « dépassionné ». De là les protocoles et les
156
méthodes dont s’est doté la science pour pallier ses impairs.
On n’en regrette que davantage de ne pas compter plus de
scientifiques au GIEC que de « représentants de la diversité
noire » au sein de la trentaine de membres du comité
exécutif de la Licra.
Le mal n’est pas dans le mensonge, mais pour partie dans
l’omission et dans la surestimation des facteurs anthropiques
au détriment des facteurs naturels. Sauf à considérer, ce qui
n’est pas faux dans l’absolu, que l’anthropique relève du
naturel. Donc à sabrer dans une démarcation qui, en effet,
n’a de résonance qu’occidentale et spécifique aux religions
du Livre (dérivation métaphysique du motif génésique de
l’exception humaine). Vous décillez ? Ce n’est qu’un début.
Nous commençons à peine, seize ans après la ratification des
accords de Kyoto (1997), huit ans après leur mise en œuvre
(2005), à nous apercevoir que c’est l’inverse qui pourrait être
vrai. À savoir que l’augmentation de la température globale à
la faveur de mécanismes encore mal définis – cycles solaires,
astronomiques, courants océaniques, irradiations entraînant
modification de l’albédo et de la nébulosité (principe de la
chambre à brouillard), photosynthèse par le phytoplancton
ou « poumon bleu » de la planète, etc.) entraînerait dans son
sillage l’augmentation des rejets de CO2. Nous nous sommes
mis en tête que la poule précédait l’œuf tandis qu’elle
incubait dans l’œuf. Nos intuitions chrétiennes se sont
encore révélées fausses : pas un polythéisme ne serait tombé
dans une telle précession, un tel éloge paradoxal de la
puissance humaine.
157
L’effet replié sur sa cause
L’agitation de la souillure, de la nocuité, de la « pollution
» humaine est plus affaire de pénitence collective et de péché
originel que de science proprement dite. C’est tout l’aspect
irrationnel et religieux d’une démarche abductive – au lieu
d’être inductive comme devrait l’être toute science
empirique mue par un intérêt de connaissance – qui nous
conduit ipso facto à prendre les problèmes à l'envers, les
causes pour les effets et nos désirs latents pour des réalités.
Que cela ne nous empêche pas de conserver, au moins à titre
d’hypothèse, la possibilité d’une contribution de
l’accroissement, celui-là bien réel, des taux de CO2 au
réchauffement global. Sous condition de l’envisager pour ce
qu’elle est : un facteur aggravant plutôt qu’un déclencheur
(bootstrap). Le réchauffement accroît les émissions ; les
émissions accroissent le réchauffement. L’effet de serre
appert alors comme une conséquence qui rejaillit sur ses
principes. De la même manière que les agences de notation
parfilent le tissu économique qu’elles ont à charge d’évaluer.
Causalité bilatérale, rétroactive, autoalimentée. Nous entrons
de plain-pied dans le domaine des sciences de l’incertain, où
ce que nous savons (de Marseille) n’est jamais qu’un îlot de
sens déconnecté du monde. Au vestibule de la complexité,
où tout est intriqué, fractal et clandestin comme les temples
d’Angkor.
Que cela ne nous dissuade pas non plus d’agir sur ce que
nous savons, de ramasser nos pertes et de consentir aussi à
endosser notre part de responsabilité. Mais là où elle se
158
trouve ; pas là où nous la voudrions. Pas là où nous ne
pouvons agir, ce qui dispense d’agir ; là où nous avons prise.
Ce qui impliquerait de revisiter de fond en comble la
hiérarchie de nos priorités. Plus urgent que le climat, il y a
l’accès à l’eau. Plus urgent que le climat, l’accès à l’eau ou à
quelque autre ressource, produit de confort ou de nécessité
que l’on considérera, il y a l’effondrement de la
biodiversité36. Il ne s’agit pas de préserver sur terre des
animaux bizarres pour le plaisir des yeux. Ni de « sauver la
planète », qui se sauvera très bien toute seule. – D’où tenonsnous, puisque nous l’abordons, ce préjugé que la planète
serait assujettie au bon vouloir de ses passagers ? Le monde
tournait déjà avant que nous lui apparaissions, et il
continuera de tourner longtemps après que nous ayons
disparu. L’homme n’est pas l’axe de rotation du monde. C’est
heureux pour le monde… Il s’agit simplement, bien plus
modestement, de comprendre que nos ennemis ne sont pas
que des concepts affleurant dans l’azur.
La stratégie du gène
Le risque concerne bien plutôt la vie. La vie sous toutes
ses formes – et qui n’existe qu’à travers ses formes. Tout
comme la langue ou le langage n’a d’existence qu’autant que
36
Des abysses inconnus de la mer de Bismarck jusqu'au
sommet du Mont Wilhelm, on estime à deux tiers la
proportion des espèces inconnues qui restent à découvrir.
Dont la moitié disparaîtra avant la fin du siècle.
159
d’hypostases, n’existe qu’à travers les langues. Ce risque met
à mal la vie en tant que celle-ci doit incessamment « croître
et se multiplier » pour résister aux variations morbides de
son environnement. Le buissonnement (nulle part Darwin
ne parle « d’arbre » ; Darwin parle de « corail ») des règnes et
des espèces, des sous-espèces et des familles, des sousfamilles et des individus eux-mêmes – tous proprement «
mutants » – ; ce buissonnement lui seul permet la persistance
de ce principe d’animation par-delà les vicissitudes du milieu
naturel. Séismes, ouragans, typhons, épidémies, changements
de température, de flore, de conditions d’ensoleillement, de
composition atmosphérique : autant de bouleversements,
autant de « goulots d’étranglement » qui voient s’étendre
nombre de formes de vie inadaptée – et les élimineraient
toutes s’il n’y avait pas au cœur du monde vivant ce
mécanisme aveugle de diversification. Un monde qui se
module dynamiquement à la faveur de mutations,
hybridations, transferts et combinaisons d’un « code source
génétique » en perpétuel renouvellement. Tout ce qui nuit à
cette fluidité rigidifie la vie. La vie est un mouvement qui ne
peut être arrêté sans se nier en tant que vie. La mort, c’est
l’inertie. La mort, c’est la tension vers l’unité. C’est la
similitude, la simplification.
Tel un savoir, telle une idée, pareil au « mème »
(Dawkins), une connaissance proliférant d’un esprit l’autre ;
tel un fichier se déversant à l’infini par réduplication ; telle
la flammèche d’un sémaphore se diffusant a d’autres
sémaphores sans perte de chaleur, la vie, en se « donnant »,
s’accroît. D’une bougie l’autre, allume un brasero. Plus elle se
160
donne, plus elle existe. C’est moins la vie qui, par ailleurs, se
donne que l’unité fondamentale dont elle est l’expression : ce
qu’on appelle, en biologie, un gène. Quoique plus personne,
en biologie, ne sache vraiment ce qu’est un gène. Une
expérience fréquente touchant à toutes les branches de la
connaissance : plus on connaît, moins on sait définir. Sage est
alors qui sait qu’il ne sait pas. Complexité du gène qui se
complexifie et se complaît dans la complexité, n’est jamais
stable encore qu’il stabilise la vie. Tancrède se résignait (et ce
qui vaut du politique vaut tout autant du biologique) à ce
qu’il ne soit de conservation qui ne passe par le changement.
C’est Héraclite caution de Parménide. Le dionysiaque gage
de l’apollonien. C’est une leçon que les antiques nous livrent
par les rites, par la mythologie, par les institutions ouvertes à
leur remise en cause : le chaos, loin de nuire, perpétue
l’ordre en rebattant les cartes. Ainsi de l’ordre, ainsi de la vie
; à la fois fleuve et lit du fleuve qui se déborde pour ruisseler,
tracer de nouveaux sillons, dans toutes les directions.
Cellules et gènes
De même que l’eau épouse la forme du vase qui la reçoit,
la vie échappe à la dissociation du contenu et du contenant,
de l’expression et de l’exprimé. C’est une matière à la fois «
naturante » et « naturée », « auto-organisée » tout en étant «
auto-organisatrice ». Un continuum sans partition.
L’information compose ce qu’elle informe, tout corps étant
formé de cellules. La lettre est dans l’esprit, l’acte dans la
puissance ; aucun dualisme, tout est synthèse. La vie, comme
161
Dieu chez Spinoza (« Deus sive natura » !) est artisan d’ellemême, cause immanente, non transitive de soi. « J'entends
par cause de soi (causa sui) ce dont l'essence enveloppe
l'existence ; autrement dit, ce dont la nature ne peut être
conçue sinon comme existante » (Éthique I, déf. I, trad. Ch.
Appuhn). Pas de cellule sans gène ni de gène sans cellule :
gène et cellule, coextensifs, interagissent pour sécréter la vie.
Ils con-stituent ensemble la brique élémentaire dont
l’organisme est l’épiphénomène. La vie réside dans cet espace
intermédiaire – chôra –, bohème entre le gène que la cellule
abrite et la cellule que le gène organise ; cellule qui taille le
corps comme on impose une « forme » à la matière, en
injectant dans la matière une rationalité logée dans le gène «
architecte ». Le gène « façonne », structure son organisme
comme l’eau creuse dans la terre. Cellule après cellule, il
code chaque protéine d’une vie protéiforme. Produit pièce
après pièce, « génère » la machinerie qui le traduit, qui le
transmet et le prolonge en s’aliénant. Le gène, pour propager
la vie, invente depuis le bruit les formes d’existence qui le
répliquent – jamais à l’identique. L’homme, à ce titre, est une
stratégie du gène à même enseigne que la puce et le
phacochère. Il est une voie, une possibilité parmi des
milliards d’autres. Personne ne sait ce qu’est un gène, parce
que le gène buissonne infiniment, à l’image de la vie.
162
Taxinomie phylogénétique, fondée sur le génome d'après
Ciccarelli et al. (2006)
L’enjeu de la biodiversité
La biodiversité, c’est l’assurance donnée aux gènes qu’ils
pourront « embrancher » dans toutes les directions. C’est
donc la certitude qu’il restera toujours pour chaque espèce au
163
moins deux spécimens (sauf parthénogénèse ou scissiparité)
dont les irrégularités génotypiques, phénotypiques, les
mutations locales lui permettront de résister aux extinctions
de masse. C’est par ces spécimens déviants que se prolonge la
vie de l’espèce ; et si l’espèce vient à s’éteindre, par la
pluralité des autres formes de vie que se prolonge la vie. Ce
qui dès lors, menace la vie n’est autre que la réduction de ses
formes aux quelques-unes les plus immédiatement «
rentables ». Soit l’effacement des ramifications, l’obturation
des chemins de traverse. Il suffirait, pour faire image, de
reconsidérer la précédente figure en inversant le sens de
lecture. De visualiser « en sens contraire » un schéma
cladistique qui ne ferait plus souche du centre vers la
périphérie en se subdivisant, mais qui s’acheminerait de la
périphérie en direction du centre, en s’unifiant, en élaguant.
En se laissant porter au gré d’un courant centripète
plutôt que centrifuge. Sinistrogyre en tous les cas, suivant le
dénivelé sinistrogyre de la réduction de la biodiversité telle
qu’amorcée par l’homme dès le néolithique, avec la sélection
(artificielle) consubstantielle aux techniques de l’agriculture
et de l’élevage. Tendance exacerbée par les progrès récents
de la génétique, qui permettent désormais à Monsanto et cie
d’instruire le monopole mondial d’une variété unique à
l’exclusion des autres. Le trust d’une seule semence brevetée
aux fruits rendus stériles (donc pas de variations), au
détriment de l’ensemble des cultures viagères qui assignaient
chaque plant à un biotype irréductible aux autres. Le même
phénomène de résorption s’observe sur le terrain des langues
qui retournent à Babel par la courroie de l’américain globish.
164
L’ennemi, à ce compte-là, apparaît beaucoup plus ciblé,
tangible et accessible que le « rayonnement cosmique » ou «
le capitalisme consumériste marchand » qui fait peler les
glaces et bourlinguer les ours. Les cons-plaignants qui
somalisent et téléthonnent pour la planète serait avisés de se
dépoussiérer le cerveau.
Faux-nez environnementaliste
L’ennemi est à nos portes. Tout près. Dans nos placards.
Dans nos assiettes. Sous notre nez. L’ennemi s’achète dans les
supermarchés – il nous achète dans ses supermarchés. Il est
moins cher. Il nous allèche, il nous aguiche, nous vampirise
et d’heure en heure, grignote nos bonnes résolutions. Il
s’appelle OGM : « homo-généité ». – « Mais quoi, vous
délirez ? ! » piaffent les écologistes, mollahs qui ne mollissent
pas, « pas d’OGM en France : on a détruit les champs. Bové
l’a cher payé. La production est interdite. La production
peut-être… Pas la commercialisation. Et pas l’importation.
On peut tout aussi bien proscrire les mères porteuses ; cela
ne sert pas de grand-chose si l’on importe les fœtus de
Belgique pour aussitôt – comme le veut Taubira – les
régulariser. La France ne fut-elle pas récemment condamnée
par la Cour de justice européenne à verser une amende
sonnante et trébuchante pour avoir « entravé le marché » en
refusant l’importation de bœuf aux hormones du Canada ? Et
quoi demain ? Le poulet au chlore, le maïs transgénique, le
« frankenfish » ? Tous sont prévus par les accords
transatlantiques.
165
Comment lutter quand aujourd’hui les multinationales
peuvent prendre en chasse et sanctionner ad libitum les
États-membres « coupables » d’avoir fait obstruction à leur
irrésistible désir de pénétration de l’espace Schengen ?
Emblématique, à cet égard, le remplacement dans la dernière
version du jeu de Monopoly des rues traditionnelles par des
grands groupes pharmaceutiques, agro-industriels ou
financiers. Nouveaux secteurs et nouvelles règles. Les
vacataires d’Hasbro ne s’y sont pas trompés. Et ce n’est pas
Barroso qui le leur reprochera. Contentons-nous alors de
rappeler à nos écologistes sans-frontiéristes qui honnissent
tant les douanes que tout cela n’aurait jamais été possible
sans le démantèlement méticuleux des normes et des droits
de réserve commerciaux dont ils ont fait voter toutes les
étapes. Une curieuse conception du commerce équitable…
Ce qui remue les Verts
« Indignez-vous ! », clamait Hessel. – Oui mais cette fois,
c’est pour de vrai. Ce n’est plus du toc. Plus du laïus à la Miss
France, discours de jeunes actrices, chanteuses, poupées de
cire en promotion qui ravissent d’arguments les partisans du
relèvement de la majorité civile en France. Plus de
l’anthropocène comme nouvelle ère géologique, pôle négatif
de l’anthropocentrisme où l’homme n’est plus le
couronnement mais le déchet de la création. Plus de
concepts en l’air qui polissent les belles âmes, se flattent de
généralités qui n’égratignent personne. Plus de cette chose
166
fragile, précieuse et périssable qu’est la banquise arctique et
son animalerie native en déshérence. Plus de manchots. Mais
de pratiques concrètes, nocives pour la diversité et la
perpétuation de la vie. On parle d’économie, de tiroir-caisse.
Il y aurait là un créneau libre inespéré pour les
environnementalistes. Mais il est plus facile de culpabiliser
les conducteurs-pollueurs énergivores (histoire de virer les
pauvres hors des villes riches) que de s’attaquer aux firmes.
L’économie ? Rien à carrer. La PAC, l’Europe et
l’enterrement de première classe de l’agriculture de
proximité ? Encéphalogramme plat. On ne cligne pas des
yeux. Les automobilistes polluent Paris ? NKM à l’assaut !
C’est le tir de barrage ! C’est surtout toute la différence entre
Greenpiss qui mouille la chemise (entre autres) et d’autre
part le GIEC, les écolos français, Al Gore et Nicolas – aka «
Bouygues » – Hulot, desquels on attend plus grand-chose.
Les chiens de niches fiscales courent après Salengro, mais la
caravane passe.
À croire que les khmers verts ont une capacité
d’ « indignation » singulièrement restreinte pour tout ce qui
concerne les intérêts de la finance – qui sont peut-être un
peu les leurs aussi. À se demander s’ils ne sont pas recrutés
précisément par ces industriels pour sexifier le libre-échange
(enjeu globaux, réponses globales), faire beaucoup de mousse
autour du réchauffement et ainsi détourner notre attention
surinvestie des véritables enjeux : ceux qui nous pendent au
nez. Après avoir été le fer de lance de la revendication propédophile des années soixante-dix, l’écologie de parti serait
167
donc devenue le trompe-l’œil de l’agro-industrie. Sacrée
reconversion !
Têtes de gondoles racolent
Il faut vraiment n’avoir aucune morale pour exploiter
aussi scandaleusement la détresse des handicapés mentaux.
Le cynisme a ses limites. On ne peut pas tout se permettre.
Serait-ce en vue de renflouer la recherche. Serait-ce le cœur
en bandoulière, pour des appels aux dons. Pardon : la fin ne
justifie pas que l’on s'octroie le droit d’allier ainsi l'outrance à
la disgrâce. Le téléthon prenait déjà aux tripes et cependant,
décence oblige, se préservait encore une marge de décence.
Bachelot et Ferrari dans un même spot promotionnel, c’est
carrément de l’exhibition ! Pitié pour les mongoloïdes…
Sujet classique, sujet moderne
« Autopoïèse » : tel est le terme – barbare et grec,
heureux mélange – qu’inaugurait Foucault à l’acmé de son
œuvre pour distinguer le sujet dynamique, ouvrage jamais
achevé d’un processus de « subjectivation pratique » ayant
acquis ses lettres de noblesse dans les jardins de l’Antiquité
(cf. Hadot) du sujet autonome, du « moi » substance selon
Descartes ou « moi » transcendantal de Kant donné a priori
pour fondateur de la connaissance, sujet distinct de sa
connaissance aménagé dans la foulée de la révolution
moderne. Les conceptions antique (a) et moderne (b) du « soi
» se départissent en conséquence d’abord sur la manière dont
168
l’une et l’autre abouchent ou non la connaissance au sujet
connaissant. (a) La subjectivation engage pour les classiques
une puissance de transformation qui couple le savoir et
l’être. L’homme est sujet de connaissance, au sens où le sujet
produit sa connaissance tout en étant produit de sa
connaissance. Il en découle, au-delà de l’appariement,
l’identité performative pour la philosophie antique entre
l’objet et le sujet de la connaissance ; identité que l’on
retrouve incidemment dans les méandres de la mécanique
quantique (« décohérence », selon l’interprétation de
Copenhague : observation déterminante pour la mesure). (b)
Identité rompue par le cartésianisme et le kantisme. De
philosophes sans père est sans repères, en recherche
d’objectivité. L’un pour s’exonérer de la scolastique qui se
payait de mots creux ; l’autre à l’effet d’offrir un
soubassement apodictique à la métaphysique en proie aux
querelles de clocher. Une embase scientifique à ce qui,
jusque-là, se distinguer par le flou artistique des assertions «
antinomiques » sur l’en-deçà, ou l’au-delà de l’expérience
possible. La partition des deux sujets – antique, moderne –
soulève en dernier ressort la question essentielle de savoir si
le savoir transforme ou si nous transformons le savoir, si le
savoir s’impose ou si nous l’imposons ; si donc nous sommes
l’image ou la mesure de nos connaissances. Question jamais
vraiment tranchée, et on ne peut plus actuelle.
169
Querelle de voisinage
Bref intermède épistolaire. Ou comment signifier à ses
voisins que leurs rodéos nocturnes menacent votre santé
mentale. Avec, s’entend, le tact et l’entregent nécessités par
ce genre de requête. Le Corbusier nous a foutu dedans, avec
ses rames d’immeubles. À nous maintenant de payer les pots
cassés. Livré tel quel par votre serviteur…
À Montpellier, le 04/10/2013
Très chers voisins ;
Le bonheur conjugal est une valeur qui se respecte, et
loin de moi l’idée de vous le contester. Je me dois cependant,
au nom de certains colocataires et en mon nom surtout, de
vous informer que le parquet de votre chambre a pris le
mauvais pli d’amplifier tous les sons. J’entends bien, tous les
sons. Un peu, si l’image vous agrée, comme le ferait une
caisse de résonance. La literie IKEA confrontée aux errances
du bassin produit un grincement monotone qui n’a rien du
stradivarius. Tout en me réjouissant de la bonhomie virile
qui règne auprès des lares, je ne peux que déplorer que ce
soit au prix de ma santé mentale.
Permettez-moi d’introduire mon propos par le récit
d’une anecdote. Au moins ont-elles le don de l’éloquence. Il
existait en Chine un supplice étonnant consistant à lier le
condamné à un sommier tandis qu’une goutte d’eau tombait
régulièrement dans une flaque ou sur son front. En résultait
170
une dégradation en moins de rien psychique et
psychosomatique de la victime qui l’entraînait doucement
dans la folie. La séquence algérienne (1955-1957) fut
l’occasion de faire valoir toute l’efficacité de cette technique.
Il faut vivre la chose pour en comprendre la raison.
J’ai eu beau prendre des médicaments et abuser des
boules quies, aucun de ces expédients ne m’a permis de
m’isoler suffisamment pour obvier la fatalité de la nuit
blanche. J’en suis venu à des niveaux de stress difficilement
soutenables – soit dit sans vous vexer. Aussi ai-je résolu, par
la présente, de vous faire part de ma profonde détresse.
L’acoustique étant ce qu’elle est, mon seul espoir réside en ce
que vous acceptiez d’avancer quelque peu l’horaire de votre
nuptialité.
Celle-ci se situant, si je ne m’abuse, rarement avant les 2
heures du matin, minuit me paraît une limite raisonnable.
Minuit au maximum, et vous feriez le bonheur retrouvé de
plusieurs créatures dont je me fais l’écho. Nous sommes des
modes finis, écrivait Spinoza ; et limités par nos besoins.
Dont est le sommeil, à même enseigne que l’eau, que l’air et
le café du matin. Prenez-nous en pitié, et nous plaiderons
pour vous au paradis de Saint-Pierre.
Avec tous mes remerciements,
Frédéric Mathieu
171
PS : je n’ai pas jugé utile ni judicieux de placarder cette
doléance. Il m’a semblé que certaines demandes pouvaient
rester privées.
« Faisons comme les Allemands »
L’Allemagne affiche des performances économiques qui
font pâlir d’envie tous les économistes de la zone euro. Elle
aurait su mener, sous la férule du chancelier Schroeder, les «
réformes courageuses » indispensables au « retour de la
croissance ». On pourrait rétorquer que, plus simplement,
l’euro est une devise conçue et maintenue à son étiage actuel
pour satisfaire à son modèle, prohibitif pour les pays du Sud ;
devise privilégiant l’exportation au détriment du marché
intérieur, la politique de l’offre aux frais de la demande, le
capital et le patrimoine aux dépens du travail et de
l’entreprenariat. Devise qui permet à l’Allemagne d’exporter
à bas coût hors de l’espace Schengen, quitte à se faire du liard
sur le dos de tous ses partenaires captifs de la zone euro. Le
« plan monnaie » nous a ruiné tandis qu’il renflouait
l’Allemagne. Le franc populaire ne « pèze » pas lourd en face
de l’euromark, trou noir de la consommation. C’est toute
l’Europe qui, sans dévaluation, menace de se dissoudre. Le
cas de la Grèce lipposucée a bien montré, du reste, à quoi
pouvait conduire l’ « assainissement des comptes publics » :
un épanchement sans gain. La faillite, nous voici !
172
Cap sur l’Allemagne !
On pourrait ajouter, surtout, que l’impératif de «
convergence » asséné sans relâche par les « experts » et «
anal-ystes » merdiatiques a quelque chose de foncièrement
boiteux. Imitons donc l’Allemagne ; imitons tous
l’Allemagne, le « bon élève » de l’union européenne.
L’Allemagne, « première de la classe », congratulée par les
agences de notation. Allemagne sortie major de sa promotion
quand nous serions en France les « derniers des deniers ».
Allemagne qui désormais, conduit l’Europe à la baguette :
plus on a de flouze, plus on dirige. Qui paie commande. Si la
crème ne paie pas, exhortent les eurolâtres à la tribune du
Monde, prendre la crème-ailleurs. Nous n’aurions donc rien
à gagner, et tout à perdre à nous frayer une troisième voie.
Combien plus simple et moins coûteuse serait la
« convergence » ! Écoutons Minc, taisons De Gaulle : ce sont
peut-être les gens bien qui nous ont fait le plus de mal.
« Tout bis or not tout bis » n’est plus à discuter !
Reproduisons les causes pour obtenir l’effet. Baissons le «
coût du travail », « flexibilisons » pour tendre à la prospérité.
Il faut, disent nos élites, que tous « faisions comme les
Allemands ». Tous dans le même panier, nous irions où les
potes-iront, et nous serons sauvés. L’imitation : tel serait,
définitivement, la voie de l’embellie. Il faut pourtant une
certaine dose d’aveuglement pour ne pas voir à quelle
contradiction conduit cette solution de Panurge.
On peut toujours donner dans le suivisme et foncer
tranquillement dans le mur (de Berlin). Il y a de bonnes
173
raisons pour que l’ornière allemande ne nous mène pas à
quai, mais nous conduise tout simplement dans un cul-desac. La « convergence », à ce compte-là, pourrait tout aussi
bien s’écrire avec le « c » de « canif » ou de « cocu ». Le
modèle allemand – pas si « enviable » que ça pour qui s’est
penché un instant sur ses taux de pauvreté et de natalité – ne
« marche » précisément que parce qu’il est le seul de sa
catégorie. L'Allemagne exporte parce qu'il y a hors
d’Allemagne d'autres États pour importer d’Allemagne. Si
tout le monde exporte, personne n'exporte plus. L’Allemagne
mise sur l’automobile de luxe parce qu’il y a hors
d’Allemagne d'autres modèles désengagés de la niche
technologique de l’automobile de luxe. Que tout le monde
adopte le modèle allemand et le modèle allemand sera
définitivement hors course. Hormis les eurobonds, être imité
est la pire chose qui puisse lui arriver. Qui puisse nous
arriver. D’autant que l’automobile de luxe ne fabrique pas de
vêtements, ne cultive pas les champs ni ne développe la
recherche. Elle n’écrit pas de livre, ne construit pas de
logement ni ne soigne les malades. Les usagers de la croûte
auraient l’air bien malin dans leur berline deutch kalitat
crevant la dalle avec leur tôle en pagne37.
37
Mais il est certains lieux où le bon sens le plus élémentaire
le cède devant des intérêts qui, honnêtement, dépassent la
courte vue des béotiens que nous sommes…
174
L’allégorie de la convergence
Disons-le autrement. Usons d’autres moyens, ceux de
l’allégorie. Figurons-nous un paisible hameau perché à flanc
de colline. L’économie pépère d’un village anonyme avec ses
temps de vaches maigres et ses temps de vaches grasses.
Figurons-nous, dans ce village, un pâtissier intronisé
meilleur ouvrier de France, spécialité pets-de-nonne. Le
boucher du ménil, par l’odeur alléché, franchit le pas du
commerce pour réclamer comme tous les jours son lot de
pâte à choux frite. Puis, sans l’avoir voulu, jette un regard
fureteur sur le carnet de commandes. « Mazette ! songe-t-il
en son potouès d’aveyronnais confit, moi potiràs, si je
poudait’itou ! » Et le voilà qui, dès le lendemain, raccroche
son tablier. La « convergence », quelle idée chic ! L’économie
locale accueille sa seconde boulangerie. Où se dressait la
veille un fier étal de viandes s’étale dorénavant un reliquaire
de savarins, d’éclairs, de financiers, de religieuses, de
chanoinesses, de saint-honorés, des exquises marquises et
d’autres pléthoriques pâtes cuites ou bis-cuites somptueuses à
forte plus-value. Du blé, des miches et de la boulange : le
rêve d’un homme. Le « modèle pâtissier » fait son premier
émule.
Or – jamais deux sans trois – le vigneron vient à passer.
Puis le fermier. Puis le tailleur. Puis le curé. Puis le laitier.
C’est la loi des séries. Chacun complote en son for intérieur,
et se persuade qu’aucune raison ne saurait faire que les deux
fouaciers du bled affichent une comptabilité pareille sans
que les autres, moyennant de menus efforts (réformes
175
structurelles) n’y parviennent aussi bien. Tout monde a le
« droit d’azyme » : autant tenter sa chance. « Vive le pétrin !
» Et tous de se reconvertir. « Faisons comme l’artisan ! » Et
tous de faire comme l’artisan. « Petit baba, c’est aujourd’hui
ta fête ! » Et tous les habitants, les uns après les autres,
d’ouvrir leur boulangerie. Et tous, à l’arrivée, de finir dans la
panade. Chacun mange son pain noir en attendant de finir à
poil. Les malins de la galette se laissent prendre à leur propre
piège. Pourquoi acheter ailleurs ce qu’on produit chez soi ?
(Pourquoi, de même, produire chez soi ce qu’on achète
ailleurs ?)
L’économie s’emballe, la fête tourne au vinaigre. Le
marché sature : trop de stocks. Trop de bretzels. Et plus une
queue de cerise à mettre dans le clafoutis depuis que le
maraîcher a cédé son affaire. C’est l’épuisement fatal, la loi
de la gaufre et de la demande. Voilà t’y pas que l’idée de
génie de l’imitatio Christi débouche en quelques mois sur un
four mémorable. Sache à ton tour, lecteur distrait qui
n’aurait pas encore compris, qu’ « Allemagne » était le nom
de la première pâtisserie. L’envieux boucher peu inspiré de la
fable répondait au doux nom de France. Nous avons
délibérément omis jusqu’à ce dénouement de mentionner le
chef-lieu dont nous comptons l’histoire. « Europe », pour
vous servir…
176
La France et le monde arabe
Quoique la France abrite la première communauté juive
d’Europe (environ 1 % de la nation), la politique du Quai
d’Orsay était restée jusqu’à l’ère Sarkozy – « le plus américain
des présidents français », précise un câble de Wikileaks –,
jusqu’à l’attaque du 11 septembre plutôt fidèle à son tropisme
pro-arabe. Ce n’est pas seulement par pacifisme ou « esprit
munichois » que les parlementaires gaullistes (qui n’est pas
redevable à la faconde d’un de Villepin ?) ont refusé de
s’engager dans le pilonnage des Irakiens. La donne, avec
l’entrée de BHL et de Fabius au « ministère de la guerre
juste » vient de radicalement changer.
Loin que le sort du monde arabe nous laisse indifférent,
il suscite fréquemment dans les banlieues des accrochages
hautement médiatisés. Avec pour avatar la crise israélopalestinienne. Personne n’a pu manquer l’effervescence
soulevée par l’affaire Ilan Halimi, chef du « gang des barbares
». À se demander si, au-delà de notre inscription jusqu’il y a
peu sui generis dans l’escarcelle du « clash des civilisations »,
la sensibilité particulière qu’ont les Français à l’endroit de la
cause palestinienne pourrait ne pas être étrangère à leur
expérience propre de l’occupation allemande.
Le jargon médical
« Deviser pour régner ». Dominer par les mots. Ce
pourrait être la devise de l’économiste – ce vaticinateur créé
177
par Dieu afin que les météorologues ne soient plus les seuls à
se tromper systématiquement – soucieux d’offrir à sa
prédication la dignité d’une science. Voire celle du
sociologue en mal de reconnaissance, dont le prestige
symbolique et la carrière ne tiennent souvent qu’à des effets
barnums. Ce pourrait être celle des Bogdanov, des
imposteurs mal-entendus dont le premier talent – hormis
celui de n’en avoir aucun – consiste à se payer de notions
sorties de la fesse gauche d’Hermès : ne pas être compris
préserve d’être percé à jour. Ce pourrait être enfin celle de
l’artiste contemporain, du « performeur » qui dissimule son
indigence technique sous les atours d’un discours de
marchands de tapis – l’idée étant que moins son œuvre a de
qualité, de sens ou de signification, plus les critiques
l’apprécieront. Après le précédent de Monnet et de
l’impressionnisme, ils goberaient tout plutôt que de passer
pour has-been…
On trouve un peu de tout cela dans le sabir somptueux
du praticien. Du Diafoirus, du Knock et du Mabuse. Mais il y
a plus encore. Il y a plus excusable. Au-delà de l’imposture, il
y a la compassion, il y a l’impératif de la dissociation. La
terminologie glacée du pronostic déshumanise l’humain pour
préserver le médecin de la détresse du patient. Il est des
peurs, au-delà des miasmes, qui contaminent l’esprit. Des
dépressions nosocomiales. C’est l’abcès du métier. Traiter un
corps, une infection ou un organe ; soigner une maladie
plutôt qu’un autre soi ; prononcer des condamnations à mort
dans un lexique à cinq syllabes avec des appendices grecs et
latins est plus facile que de souffrir en face à face le regard
178
d’un mourant. Les mots élèvent des murs qui préservent des
maux. Le jargon œuvre à cette nécessaire prise de distance,
inhibition de nos neurones miroirs. Il est l’immunité acquise
du soignant vétéran, et sans laquelle aucun médecin, sauf
psychopathe ou foncièrement sadique (les statistiques sont
éloquentes), ne tiendrait la distance.
La politique du sacrifice
S’émancipant des interprétations structuralistes en vogue
et en déroute chez les anthropologues, René Girard propose
d’interpréter les rites comme des répétitions cérémonielles
d’un événement originaire réel. Répétitions qui s’associent
de tentatives de légitimation de cet événement par un
discours mythologique façonné sur mesure. Autrement dit,
la stéréotypie du rite témoignerait de sa vocation à retrouver,
par la reproduction d’un même comportement originaire, les
conséquences « apparemment » liées à ce comportement.
Quel événement ? Ici Girard casse la baraque. La mise à mort
d’une victime émissaire. Quelles conséquences ? L’union de
chaque particulier contre un ennemi commun, la synthèse
des individus au détriment d’une victime expiatoire
polarisant sur elle les dissensions aveugles qui désagrègent le
groupe inchoatif ou le rassemblement de puissances qui en
tient lieu. En « faisant corps », les puissances égoïstes
deviennent les « membres » à part entière d’une collectivité.
La juxtaposition des égoïsmes le cède à une « solidarité de
projet ». Triste projet, au demeurant. L’alliance du « tous
contre un » supplée ainsi au « tous contre tous » de Hobbes et
179
permet l’émergence – ou la refondation – du politique. Soit
la naissance – ou le renouvellement – d’un tout qualitatif
faisant d’une « masse » un « peuple ». Raison du sacrifice ? En
dernière analyse, souder ou ressouder le collectif en obérant
grâce à un trompe-violence, à une figure catalytique ou
apotropaïque, les dissensions internes au groupe. Le rite itère
sur le plan symbolique cet assassinat de groupe.
Sacrifices biologiques
Chaque crise trouvera ainsi son issue homéopathique
dans l’expulsion violente d’un membre à sacrifier.
L’éthologie n’est pas sans nous offrir de fascinantes
instanciations de cette stratégie de survie (nous disons « de
survie ». Ainsi l’étoile de mer est-elle naturellement capable
de concentrer à la périphérie de son endosquelette, à
l’extrême pointe de l’un de ses « tentacules » l’excès de
chaleur qui la menace et si besoin, de s’amputer de ce
tentacule. La biologie n’est pas en reste. Nos cellules
également recourent à cette stratégie de la terre brûlée qui,
chez les êtres multicellulaires, tient davantage du processus.
Du « processus » plutôt que du « mécanisme », en tant que
chacune de ces cellules, participant au fonctionnement
normal d’un organisme complexe (multicellulaire), est «
programmée » génétiquement pour l’autolyse, « conçue »
pour s’auto-saborder de manière automatique passée une
certaine durée de temps. Ce phénomène, dénommé
« apoptose », permet le renouvellement à flux tendu des
tissus organiques. Une image biologique de la notion
180
nietzschéenne de « destruction créatrice », plus tard
récupérée par Schumpeter – pour le plus grand désastre –
dans le domaine de la théorie économique.
Le « renouvellement », autant que la « formation »,
autant que l’ « étiologie » des tissus organiques. La sculpture
du vivant est une sculpture qui articule la production et
l’annihilation de matière. C’est une sculpture qui commence
dès les premiers mois, dès l’embryogenèse. Les organes
gourds de l’embryon sont rabotés de l’extérieur tout en étant
creusés de l’intérieur. La main, semblable à une palme,
s’effile et se profile par retraits successifs de matière
excédentaire. De la même manière que le sculpteur retire des
pans entiers de son bloc de marbre pour révéler, « actualiser
», ce qui est « en puissance » : son œuvre prisonnière d’un
sarcophage de pierre. L’auto-poïèse, la construction per se,
implique déjà le suicide cellulaire. Le terme de « suicide »
n’est d’ailleurs pas choisi « à la bistodenasse ». Il tend à
souligner et la contingence d’un phénomène qui n’a rien
d’une fatalité. Une cellule simple, une bactérie, peut voir son
code dénaturé sans pour autant « mourir ». Sa sénescence est
engendrée par le raccourcissement des télomères de division
en division, lui-même régi par certains gènes qui peuvent
être inhibés.
Ils ne le sont pas ; ils pourraient l’être. Si donc les
télomères constitueront pour la plupart de nos cellules
différenciées des « horloges biologiques » (manières de
compte à rebours), beaucoup d’autres cellules telles que les
cellules souches ou les leucocytes (des globules blancs) ne
181
sont pas affectées par ce raccourcissement. Ce qui revient à
dire que, virtuellement parlant, nous sommes chacun
porteur d’une fraction d’immortalité. C’est la parcelle divine
– l’once de Zagreus – que les orphiques voulaient placer en
l’homme, l’infini du fini. Et l’origine, peut-être, de l’intuition
de l’âme comme cette partie de l’homme qui survit à la mort.
Mais ne digressons pas. Gardons les pieds sur la paillasse.
Tout se passe comme si le règne du vivant était d’emblée
dépositaire d’une logistique holiste, sacrificielle, recrutée par
la sélection pour sa capacité à préserver (à reproduire) les
entités complexes ; comme si les organismes obéissaient
d’instinct à une stratégie de conservation qui sera bien plus
tard théorisée en politique sous l’égide de Bentham et le nom
d’utilitarisme.
Mourir d’être immortel
La complainte du dasein a traversé les âges. On entend
parfois les transhumanistes (et certains raëlliens du lot) se
désoler de ce qu’on ne travaille pas plus dans les laboratoires
à retirer ces gardes-fous de notre génome. Si l’immortalité de
la cellule tient à si peu de choses, pourquoi ne pas tenter le
tout pour le tout ; pourquoi ne pas tenter de « manipuler »
nos gènes pour sauvegarder au fil des divisions l’intégrité de
télomères ? D’abord pour cette raison pratique que nous ne
savons pas le faire, bien que des tests prometteurs aient pu
être réalisés sur des souris de laboratoire. Ensuite parce que
cela n’empêcherait pas nos cellules de muter (voyez les
Bogdanov) ; enfin, et nous le disions, parce que le sacrifice
182
est nécessaire à la sculpture, à la maintenance et au
renouvellement de nos tissus. Insistons-y : tout corps, pour
être viable, doit s’assurer du perpétuel renouvellement de ses
parties ; la renaissance des éléments rend compte de la
perpétuation de l’ensemble. Rendre une cellule à
l’immortalité de ses origines serait tout simplement créer
une cellule tumorale.
Les cellules tumorales, à l’inverse des cellules
compliantes qui se prêtent de bonne foi jeu mortel de
l’apoptose, sont des cellules qui refusent l’échéance. Ce sont
les éléments obstinément survivalistes du corps, les éléments
pathologiques du tout qui refusent de mourir pour la
sauvegarde du tout. Les cellules tumorales, plutôt que de
faire leur temps et de céder la place, ne cessent de se
multiplier ; elles prolifèrent, mitose après mitose, deviennent
tumeurs, engendrent des métastases, s’aliènent le corps
auquel elles appartiennent. Elles sont capables, pour piller
ses ressources et mieux proliférer, de faire dériver sur elle
des capillaires sanguins, voire de synthétiser elles-mêmes
leurs propres « coronaires ». Toutes les réserves énergétiques
du corps sont ainsi confisquées, vampirisées par l’hybris
d’une faction. Pour faire image et relancer l’allégorie, le
cancer ne traduit rien d’autre en terrain politique que le
primat déprédateur d’une partie sur le tout.
183
Jouer à kyste ou double
La cellule cancéreuse pourrait en cela s’identifier à un
putschiste ou un dictateur livré à son caprice, qui serait prêt
à supprimer son peuple et à se supprimer avec en tant que
dictateur (il n’y a pas de dictateur sans peuple) plutôt que de
céder, plutôt que de se rendre et de passer la main. C’est
l’agent Smith dans la saga Matrix, se soustrayant à son
abolition, se démultipliant jusqu’à sursaturer le système. Le
membre participatif et collaboratif du corps devient son
adversaire et, par révolte auto-immune, signe son arrêt de
mort. Nous citions Nietzsche et son concept à consonance
tragique de « destruction créatrice ». Nietzsche également
posait qu’« on peut mourir d’être immortel ». Il faut donc
voir ici que l’immortalité contrainte de nos cellules
signifierait la destruction inexorable – de nous. C’est aussi
constater qu’en biologie autant qu’en politique, le
mécanisme sacrificiel est une nécessité dont on ne peut se
débarrasser d’un claquement de doigts. Raison pourquoi, en
fait de meurtres historiques, nous observons des rites – des
meurtres symboliques.
HeLa les yeux révulsés
S’il faut encore une preuve que des cellules humaines
standards sont virtuellement capables d’immortalité, on la
trouvera sans mal dans tout laboratoire de recherche en
biologie sur la planète. La culture des cellules de la lignée «
HeLa » constitue en effet un secteur à part entière de
184
l’industrie médicale. Précieux sésame à prolifération rapide,
ces cellules tumorales ont pour insigne particularité d’être
employées depuis maintenant soixante-dix ans pour la
recherche et d’être toutes issues d’un seul et même donneur :
Mlle Henrietta Lacks, décédée d’un cancer en 1951. D’où
leur appellation in memoriam : « He. La. ». Une autre de
leurs caractéristiques est leur absolue immortalité due à
l’inter-stimulation de deux gènes corrompus : l’un présent en
l’état dans le génome d'Henrietta, l’autre émané du
papillomavirus responsable de sa maladie. Le fait, pour ce qui
nous concerne, est que les cellules de la lignée HeLa nous
offrent incidemment le premier témoignage irréfutable
d’entités cellulaires potentiellement impérissables d'origine
anthropique. L’éternité en acte est donc déjà entre nos
mains. Stockée et raffinée dans une boîte de pétri. Ubique et
sans limite. La transcendance de la matière animée, à la
croisée de l’oncologie et de l’ontologie, de la physique et de
la métaphysique. Preuve que la mort, preuve que le
vieillissement, preuve que la dégénérescence des cellules
somatiques humaines, bien que nécessaire à la survie de leur
hôte, est tout sauf nécessaire à leur propre survie.
Avec ce paradoxe de sinistre expression que si Mlle
Lacks est bel et bien refroidie, ses cellules, elles, sont
toujours pétulantes. Plus nombreuses que jamais, si l’on en
croit l’estimation selon laquelle la masse pyramidale de
toutes les cellules reproduites depuis le prélèvement princeps
dans les années 1950 formerait une battelée de plus de 50
185
millions de tonnes38. On regrettera seulement que ces
biopsies aient étés effectuées à l’insu de l’intéressée. La
bioéthique, la « généthique » pour jouer sur les concepts,
n’en était pas encore à son degré actuel de sophistication. On
se situait encore dans la médecine de Claude Bernard :
médecine qui réifie, « répare » les malfonctions, les avaries
d’organes, soigne les maladies plutôt que les malades. Sans
oublier l’ambiance un tantinet raciste de l’Amérique sudiste
des années 1950. Henrietta ? Plus Noire, tumeur (comme
aurait dit Desproges). Et pauvre comme un rat d’église. Pas
sûr que son avis ait beaucoup inquiété les Mengele de
services qui se sont enrichis sur la chair de sa chair. Au point
que sa famille réclame des droits d’auteur, ouvrant à nouveau
frais le débat sur la brevetabilité du vivant. Elle veut des
royalties. Normal. C’est le patrimoine. Et génétique du reste ;
ce qui rend la chose d’autant plus légitime. Mais abrégeons
l’escale, mettons les voiles, en attendant que les tribunaux se
prononcent pour des dédommagements, peau de zob ou la
licence globale…
Œdipe freudien et girardien
Revenons à Girard. Revenons au schème du sacrifice
comme élément résolutif des crises que l’auteur veut
appliquer – et borne mal à propos – à la tragédie grecque.
Pour varier sur la forme, le genre reste extrêmement
38
Ce qui, même pour une Américaine biberonnée au beurre
de cacahouète, fait tout de même beaucoup.
186
conservateur pour tout ce qui touche au fond. Le schéma
narratif des tragédies préserve à peu de choses près la même
structure. Comme si chacune rejouait le même événement ;
comme si chacune contait la même histoire rendue sous des
mu(s)es différentes. Chacune s’engage par la présentation
d’un ordre ; le héros transgresse l’ordre et par sa démesure
(hybris) attire le mauvais œil ; coupable, il doit répondre de
ses actes, il doit être châtié. Intervient la fatalité qui met à
mort (qui sacrifie) le protagoniste ; qui, ce faisant, restaure
l’ordre ébranlé, met fin à la stasis. La tragédie d’Œdipe relue
sous ces auspices offre un exemple saisissant de la pertinence
du modèle du bouc émissaire. Elle prête à l’œuvre une
signification alternative à celle que lui assigne Freud. Freud
prend au pied de la lettre le désir œdipien, le désir
inconscient de sauvegarder le rapport fusionnel de l’enfant
avec la mère ; ce désir primordial par lui sexualisé de
recouvrer un état antérieur de l’être, brisé par la naissance,
interdit par le père. Girard réinterprète ces mêmes
vicissitudes à l’aune du scénario sacrificiel, comme un
prétexte dramatique, un MacGuffin, dont use l’auteur en vue
de légitimer la mise à mort du Labdacide. Œdipe, énucléé,
meurt à Colonne.
Légitimer sa mort par sa perpétration des transgressions
les plus iniques : d’une part, le régicide doublé du parricide
(Œdipe occit Laïos), qui était dans l’Antiquité ce que la
pédophilie est à l’époque contemporaine ; de l’autre l’inceste
trans-générationnel (Œdipe épouse Jocaste), un tabou
structural universel théorisé comme tel par Lévi-Strauss. On
remarque au passage que cette faute « irrémissible » est
187
encore dénotée par nos insultes les plus spontanées : « pédé »
(pour pédé-raste, pédo-érastos) et « nique ta mère ». Comme
annoncé par l’oracle de Delphes, la victime émissaire a seule
commis le sacrilège et doit être punie pour le retour de
l’ordre. N’est-ce pas sa faute si Thèbes est désormais en proie
à une terrible peste ? La peste, fléau des dieux, exprime la
crise comme elle est chez Camus l’allégorie de l’occupation ;
l’exposition d’Œdipe comme assassin, usurpateur et
incestueux, donne la raison de cette crise et la condamnation
d’Œdipe par Œdipe en personne – le meurtrier qu’il cherche
n’est autre que lui-même – renforce la conviction de tous en
la justice du dénouement. Sophocle construit un personnage
de parfait bouc émissaire autour duquel gravite toutes les
inimitiés de Thèbes. Le fromager battu ; le blâme est
unanime ; reste à concrétiser. Ce dont le protagoniste se
charge très bien tout seul et Ponce Pilate de s’en laver les
mains.
Autres phénomènes sacrificiels
À l’impossible nul n’est tenu. On ne peut que regretter,
ceci étant, le choix de René Girard de confiner son champ de
recherche à la mythologie, à la littérature et à quelques
séquences marquantes de l’histoire européenne (chasses aux
sorcières, persécutions, croisades). C’est comme forer une
nappe d’hydrocarbures pour la boire à la paille. C’est au
pipeline qu’il faudrait siphonner. Notre culture regorge au
quotidien de phénomènes ou événements, communs autant
qu’exceptionnels, vulgaires et sporadiques, qui seraient
188
justiciables de telles interprétations. Entre autres pistes
éventuellement passées inaperçu de l’auteur, énumérons le
sparagmos bacchique, la condamnation de Socrate, la SaintBarthélemy, le martyre de Damien, l’exécution de Louis
XVI, l’humiliation de Quasimodo ou de Gwynplaine dans les
romans d’Hugo, le cannibalisme de Hautefaye, l’immolation
de Guy Fawks, l’épuration de 1945, le procès de Jérusalem, la
« guerre contre le terrorisme » avec son jumeau politique : la
« diabolisation », l’ire de l’Iran et des Rogue States, la crainte
de l’islamisation, les maltraitances d’Abou-Ghraïb ; à quoi
l’actualité récente nous enjoint d’ajouter l’étripage
médiatique de Jérôme Kerviel, de Bernard Madoff, de DSK,
de la Troïka, du « monde de la finance » (celui-là peu suivie
d’effet), etc. Il n’est pas jusqu’à la persécution du « fayot de
service », du « rouquemoute boutonneux » ou de la « tête
d’ampoule », du geek, du nerdz dans les classes de collège –
sinon du CPE dans les classes de lycée – qui ne soient
justiciables d’une lecture au tamis de ce processus
automatique de construction d’un « autre » fédérant, en quoi
consiste le mécanisme du bouc émissaire.
Fédérer dans la haine
On pourrait égrener longtemps cette liste à la Prévert.
Nous n’en sortirions plus. Suivons plutôt l’exemple du
malade imaginaire qui se rendit médecin pour subvenir luimême à sa médication. On en appelle souvent dans cet
esprit, sans rendre grâce à son auteur, à la formule forgée par
Maïmonide dans son Mishné Torah, pour résumer le premier
189
niveau de Tsedaka (« justice », « droiture » ou « charité »),
pilier du judaïsme39 : « Donne un poisson à un homme, il
mangera un jour. Apprends-lui à pêcher, il mangera toute sa
vie »… à condition de ne pas vivre aux environs de
Fukushima Daïchi. On se tiendra pour dit que chaque fois
qu’un collectif tente de se constituer ou de se rassembler,
s’enclenche un mécanisme visant à l’expulsion d’un membre
interne au collectif qui, par la haine redirigée sur lui,
façonne le collectif. Sous condition que cette haine «
objectivée » contre l’exclu soit motivée (même
artificiellement) par quelque faute qui lui serait imputable et
qu’elle présente un caractère de généralité. L’unanimisme est
un critère non négociable, une pierre de touche de la réussite
du processus. La purge n’a déficience qu’autant qu’aucune
partie du collectif ne s’estime lésée par la disparition violente
de la victime émissaire. On comprend mieux alors que les
crimes imputés au condamné condamnent aussi l’ensemble
de sa maisonnée : femmes et enfants, à Rome, le suivaient
dans l’Hadès. Voir Maximus dans le chef-d’œuvre de Ridley
Scott. Tout le paradoxe consiste en ce que le sacrifice
humain, considéré comme l’absolu de la barbarie (e.g. la
Tsedaka (le juste don comme amour du prochain),
teshouva (la repentance comme recueillement, retour à soi)
et tefilah (la prière comme aspiration et adhésion à la bonté
39
de Dieu) sont, dans le judaïsme rabbinique, les trois chemins
qui rendent possible l’accomplissement de la promesse de
Roch Hachana, la rémission des fautes pour une année
nouvelle « écrite et scellée » dans le bien.
190
lapidation), se révèle en dernière instance être le premier
terme et le régulateur ultime de la civilisation.
Jeux olympiques rituels
Retour au port. Retour au « sport », s’il s’agit d’éprouver
la pertinence de la théorie sacrificielle pour l’analyse de ces
simulacres de guerre tribalisés (« compétitions ») que sont les
jeux olympiques. C’est encore brasser large. Même sans avoir
donner de l’athlète, on ne sera pas indifférent au fait que la
première mention écrite de jeux antiques succède
immédiatement, au détour de l’Iliade, à la mort de Patrocle
(chant XXIII) : ils sont des rites, « joués » dans un contexte de
crise (les Grecs enterrent leurs frères tombés sur le champ de
bataille), itératifs comme tous les rites (« pentétériques », ils
s’organisent une fois tous les quatre ans), dramatisés et
encadrés ; enfin, s’adressent aux dieux (Zeus olympien),
fédèrent la Grèce entière (les jeux sont dits « panhelléniques
») et ont pour première conséquence la suspension
momentanée de l’état de guerre.
Les sports d’équipe qui s’y pratiquent et même les sports
d’équipe en général se laissent loisiblement décortiquer au
prisme de la théorie (on joue, au XXIe siècle, « à domicile »
ou bien en « territoire ennemi » ; les hymnes nationaux
fédèrent les supporters qui hurlent d’une seule voix –
principe d’unanimisme). Nul besoin d’être expert au jeu des
différences pour constater que la même logique régit les
sports individuels. Les mythes de la Grèce antique mettaient
191
en scène des héros tutélaires, des demi-dieux poliades aux
pouvoirs surhumains que les aèdes compilateurs coalisaient
au sein de gestes épiques (Iliade, Argonautiques, etc.). C’est
ici chaque cité qui présente son champion, chaque citoyen
qui aboutit, par son truchement, à l’ « élimination » de
l’adversaire bouc émissaire.
Mythologique du catch
Une recension de tous les phénomènes sacrificiels
aperceptibles dans nos sociétés serait l’œuvre de plusieurs
vies. Un travail de bénédictin qui demanderait plus de
ressources – intellectuelles et financières – que nous n’en
disposons. On peut toutefois, après avoir ouvert le ban sur les
jeux olympiques, borner notre analyse à quelques nouveaux
sports. Certaines parmi les disciplines qui ne cessent de se
créer trahissent de manière éloquente leur dimension
sacrificielle et cathartique. De manière plus obvie que
d’autres. N’en citons qu’une : le catch. Le catch répond
idéalement à toutes les conditions précédemment admises
pour nécessaires au rite d’exécution de la victime émissaire.
Ce que la plupart des sports accomplis sous le voile, le catch
l’assume de façon ostensible et même ostentatoire. Tout y est
manifeste ; si bien que la dernière chose que l’on découvre
en s’y intéressant s’avère être également celle qui remplit
l’espace. « To bigle or not to bigle ». Tel est poisson, aveugle
par « né-cécité » qui perçoit tout sauf l’eau. Tel est
l’économiste qui ne voit pas dans la « rigueur » la Pénitence
192
et dans la Dette, la Faute originelle. Nous frétillons dans le
sacré que son omniprésence même nous rend indiscernable.
Le catch est, comme le rite, le déploiement d’une
storyline. Il se distingue des autres disciplines martiales par
l’absence de compétition. L’issue du match est décidée par
les bookers qui mettent en scène des trames scénaristiques se
déployant sur plusieurs rounds, comme autant d’épisodes. Le
catch est une fable morale, c’est l’évidence et rien n’est fait
pour le dissimuler. Il n’y a donc pas « trucage » dans la
mesure où il n’y a pas « tromperie » (ou pas de « tromperie »
dans la mesure où le « trucage » se donne pour explicite). Le
catch n’est pas un sport : le catch est un spectacle (show). Il
raconte une histoire. L’histoire d’une lutte manichéenne
mettant en lice, personnifiées, les forces du chaos et la vertu
des humbles, d’abord tarabustée (le populo s’y reconnaît)
puis, ultimement, triomphatrice. Histoire intemporelle
délinéant des personnages mythiques et stéréotypés livrés à
une joute moralement significative. Barthes, dans le recueil
de ses Mythologies, relève l’analogie frappante entre le catch
et le théâtre ; mettons pour plus d’exactitude, la tragédie,
puisqu’il s’agit encore de rite sacrificiel : « les combattants
affichent leur état d'âme [...] toutes leurs expressions sont
choisies pour représenter au public populaire une lecture
immédiate et comme exhaustive de leurs mobiles ».
L’emporte non pas le protagoniste le plus talentueux, mais le
plus apte à fédérer positivement le public. Nous y
reviendrons.
193
L’espace sacré du ring
Les différentes séquences s’enchaînent à l’intérieur et
aux abords d’un espace bien délimité : le ring. Le ring,
équivalent du « cercle » dans la langue de Molière, se
découvre en latin un nombre impressionnant de synonymes
parmi lesquels le mot templum. Templum, qui donnera «
temple » – on s’en serait douté – étant lui-même une
dérivation de la racine indo-européenne [tm], qui retranscrit
l’acte de « découper », d’« opérer une césure ». En
l’occurrence, le temple induit une démarcation entre l’espace
profane et le domaine sacré. Circonvenu par les auspices, le
tracé du templum démarque ainsi explicitement dans la
culture étrusque une région hors du monde, du temps et de
l’espace vécus. Il renvoie à la sphère extra-mondaine du
mythe où l’origine est confondue avec la fin (de là l’idée de
cercle). Le temple, avant d’être le lieu du culte, avant d’être –
par extension – ce monument/sanctuaire abritant les
mystères, est une « marge » dans tous les sens du terme ; il est
l’abord et la frontière du spirituel.
Scénographie du catch
Jouer avec le tholos, c’est alors jouer avec le feu,
l’autorisé et l’interdit. Mêler le temporel au spirituel, le
hallal et le haram, diront les musulmans puisque le temple,
le « cercle » revêt une symbolique universelle. Le profaner,
c’est donc enfreindre une loi fondamentale du religieux.
Attenter au sacré. Remettre en cause jusqu’à son existence
194
puisqu’il n’existe que de dissociation. Or c’est précisément ce
que ne cesse de faire, au catch, la victime émissaire – vouée
au sacrifice. C’est bien son moindre crime. Elle brouille la
distinction entre les dimensions. Elle souille le saint des
saints. Elle fait entrer, dans l’espace confiné du ring, du
mobilier profane (armes, chaises), d’autres intervenants qui
n’y ont pas leur place (jurés complices, speakers) ; elle fait
entrer la femme (admiratrices, furies jalouses) là où la femme
est un tabou prégnant ; elle fait entrer la dissension, la
confusion dans le naos, de la colère, des nains… et cause
ainsi la crise. Elle fomente le chaos et la contre-nature.
Pareille à celle de Romulus, la transgression dramatisée
de l’espace sacré par le « méchant » participe de sa prise de
rôle en tant que cible à abattre – ennemi public numéro un.
Le ring, nominalement, est le lieu du combat ; mais le
combat autant que la construction des personnages appelés à
s’affronter au cours d’une lutte axiologique du bien contre le
mal déborde le lieu du ring comme il déborde le temps du
round. L’identification du juste et de l’injuste culmine lors de
leur entrée en scène. Une musique retentit, spécialement
associé au caractère qu’on leur veut conférer. Leur démarche
est violente ou au contraire modeste. Puis leur
comportement confirme ce caractère tout au long du combat
; leurs traits (patterns) se creusent et s’exacerbent à raison de
gimmicks. Les interviews provocatrices et autres soliloques
grandiloquents qui scandent les différentes rencontres
achèvent d’asseoir le statut heel ou face des deux
protagonistes.
195
Le personnage du Heel
Le personnage du heel assume le rôle ingrat de
l’authentique salaud. Sa vocation est d’être haï, donc
haïssable. À telle enseigne que son iniquité doit être
manifeste, et s’adresser autant au personnage du face qu’aux
différents acteurs du rite : le public, les arbitres et autres
officiels de la fédération (manager général, président) ; voire,
s’il y a lieu, au monde entier interpellé derrière la caméra. Le
heel se tient lui-même en haute estime. Il s’aime, et cela doit
se voir. Son narcissisme obvie n’ayant d’égal que sa félonie,
son attitude sur scène doit refléter sa personnalité : « dirty »,
elle lui confère un avantage insigne sur son concurrent,
respectueux des codes. Trop bon, trop con, dit le dicton. Le
heel – abjecte tête à claque – est manifestement plus fort que
son challenger.
Fauteur de troubles, le heel s’emploie dès son entrée en
scène à mépriser le plus de règles possibles. Il s’adonne sans
vergogne à des attaques en traître, sous la ceinture, se sert
des cordes pour immobiliser le face (toile d’araignée) ;
n’hésite pas un instant à recourir aux armes contondantes ni
à faire l’étalage de sa malice pour triompher de son
adversaire. Il s’évertue (pour peu que le terme soit approprié)
du mieux qu’il peut à donner à la foule toutes les raisons de
se faire détester. Toutes les raisons de syndiquer leur
exaspération. Il catalyse la haine des spectateurs pour les
rallier à l’unisson dans la colère et le ressentiment. Tout cela
sans se faire « prendre » (catch) par un arbitre excessivement
distrait ou anophtalme.
196
Voilà légitimé l’accomplissement du rite. « Elle l’aura
bien cherché ». « Elle ne l’aura pas volé ». La poêle est
chaude et prête pour la cuisson. C’est en faisant toute la
démonstration de sa déloyauté que la future victime appelle
la contre-attaque dont elle va faire l’objet. Ayant ainsi
objectivé sa faute, la défaite programmée de l’oblat sacrificiel
ne sera plus concevable en termes de vengeance, mais bel et
bien de châtiment. Son sort n’est que justice. Ainsi dans la
tauromachie, la corrida, où l’on ne réplique qu’après avoir
suffisamment manifesté la dangerosité de l’ennemi, sa
supériorité physique. Munificence du juste : le mal doit être
terrassé, mais ne l’est jamais plus foncièrement en obtenant
sa grâce. Le pardon est la plus belle fleur de la victoire.
Le personnage du Face
La cohésion de la collectivité se réalise (pardonnez
l’anglicisme) au détriment du transgresseur, fauteur de crise
et germe de la dissension ; une unité de la rétorsion
parachevée avec sa mise à mort par le héros et parangon de
vertu, le « face ». Sous quelque plan, rapport ou perspective
considérée, le personnage du face doit être aux antipodes du
heel. Il est à la justice ce que le heel est à l’ignominie. Le face
est populaire. Son attitude, dite « clean », l’enjoint à respecter
ses adversaires autant que ses alliés, les officiels – mêmes
corrompus – autant que l’arbitrage aveugle comme une taupe
; à saluer le public qui le lui rend avec les intérêts, et à
toujours, pour sa plus grande satisfaction, rechercher la
197
difficulté plutôt que la victoire facile, tendre spontanément à
se risquer aux prises les plus spectaculaires.
Le face est admiré pour sa vertu sans faille au sein d’une
lutte qui peut sembler perdue d’avance. D’autant plus
acclamé qu’intègre, le face ne cède jamais dans son
obstination à observer un règlement que son adversaire
transgresse à qui mieux mieux. Parce que loyal, il part avec
une jambe en moins. Et par ce handicap, attire la sympathie.
Il est encore de ce point de vue tout ce que le heel n’est pas :
un « redresseur de torts », un justicier masqué auquel chacun
s’identifie puisque n’étant personne (du latin persona, « le
masque »), il est tout le monde en général. Il est la Gewissen,
la voix de la conscience, l’allégorie des Lois qui taraudait
Socrate ; celui par qui l’ordre moral (donc politique) va se
voir restauré.
Le drame rejoue la tragédie, rejoue le meurtre fondateur.
Le face est l’organe anonyme de la violence légitime. Le heel
est le « cancer » qui mine l’homonoia, dont l’expulsion
réconcilie le « corps » politique. Le catch est une trithérapie.
Nous avons donc (a) une crise amorcée par la subversion de
la raison morale (insurrection), (b) une victime émissaire
clairement identifiée (c), une surface de projection idéal de
vertu, bras des armées de la justice (diké), (d) une mise à
mort allusionnelle dans l’unanimité de la catharsis qui (e)
dissipe la dissension et rétablit la concorde sociale ( to heal :
guérir). Rien autre chose, une fois démystifiée, que la
transposition rituelle d’un mécanisme de bouc émissaire.
198
Le dupe décille et se rebiffe
On a pu assister, depuis ses origines lointaines dans
l’Europe du XIXe siècle, entre son renouveau télévisuel au
début des 1960 et sa seconde naissance dans les années 2000,
à une complexification graduelle du scénario auparavant
simpliste et stylisé, sinon manichéen du catch (catch-ascatch-can, wrestling). Cette complexification, prenant à
contre-pied la tendance arasante actuelle du cinéma
hollywoodien, fait droit à de nouveaux enjeux, à des passions
complexes et rompent l’association tropologique de la laideur
et de l’immoralité. Le scarifié (tel Scar dans le Roi lion), le
borgne (Crochet, dans Peter Pan) n’est plus identifiable à la
vermine. Il peut un temps laisser accroire au bien-fondé de
cette antique physiognomonie – jusqu’à ce qu’un événement
crucial révèle son vrai visage…
Surgit alors sous la peau du Silène un personnage que
l’on n’attendait pas. S’opère une inversion, un « twist » à la
stupeur de tous ; un moment de grâce, un temps d’épiphanie,
une manière de révélation où l’on comprend que le
« méchant » était en vérité le « bon » et le « bon » le
« méchant ». Coup de force : le heel était un face ! Les
émotions se bousculent. Sidération. Intégration. Colère. Loin
d’éroder la pertinence de la lecture du catch au prisme de la
théorie de Girard, celle-ci n’en sort alors que renforcée par
cela seul que le heel est d’autant plus haï par son public qu’il
l’aura abusé (il s’est « joué » de nous !) ; et le face d’autant
plus soutenu dans son effort pour rendre la justice qu’on
l’aura mal jugé.
199
L’alchimie des affects
Un phénomène de surenchère que nous expérimentons
parfois sous le rapport de la trahison ou, à l’inverse, de la
reconnaissance « coupable » envers qui nous croyions avoir
été notre ennemi. Démonstration psychologique par Spinoza
dans Éthique III, pr. 38 : « Si quelqu'un commence d'avoir en
haine une chose aimée, de façon que l'Amour soit
entièrement aboli, il aura pour elle, à cause égale, plus de
haine que s'il ne l'avait jamais aimée, et d'autant plus que son
Amour était auparavant plus grand ». Inversement, ibid. pr.
64 : « La Haine qui est entièrement vaincue par l'Amour se
change en Amour, et l'Amour est pour cette raison plus
grand que si la Haine n'eût pas précédé ». N’en pas conclure
que pour séduire, il vous faut rendre insupportable à la
première rencontre. Ce stratagème infiniment pervers n’en a
pas moins été considéré ordine geometrico par notre auteur,
soucieux d’être entendu avant que toute méprise ne fasse
passer l’Éthique pour une exhortation paradoxale au Vice… :
« Bien qu'il en soit ainsi, personne cependant ne fera
effort pour avoir quelqu'un en haine ou être affecté de
Tristesse, afin de jouir de cette Joie plus grande ; c'est-à-dire
personne, dans l'espoir d'un dédommagement, ne désirera se
porter dommage à soi-même et ne souhaitera être malade
dans l'espoir de guérir. Car chacun s'efforcera toujours de
conserver son être et, autant qu'il peut, d'écarter la Tristesse.
Que si, au contraire, on pouvait concevoir un homme
200
désirant avoir quelqu'un en haine afin d'éprouver ensuite
pour lui un plus grand amour, alors il souhaitera toujours
l'avoir en haine. Car plus la Haine aura été grande, plus
grand sera l'Amour, et, par suite, il souhaitera toujours que la
Haine s'accroisse de plus en plus ; et pour la même cause, un
homme s'efforcera de plus en plus d'être malade afin de jouir
ensuite d'une plus grande Joie par le rétablissement de sa
santé ; il s'efforcera donc d'être malade toujours, ce qui (pr.
6) est absurde » (ibid, pr. 64, scol. 1). C’est néanmoins
précisément le fait du masochiste.
Le contresens du masochisme
… réside dans l’amalgame entre l’objet de la jouissance
et son passe-droit, son pis-aller. Le masochiste ne trouve
aucune jouissance directe à sa souffrance : il paie par sa
souffrance le droit de jouir. Il se dédouane préventivement
par sa souffrance d’une culpabilité au jouir laquelle, sans cet
acompte, sans cette conjuration première, serait inhibitrice.
Le masochiste jouit comme tout le monde ; à ceci près qu’il
ne peut jouir sans s’acquitter au préalable du prix de sa
jouissance – de sa licence au jouir. La perversion du
masochiste consiste en ce qu’elle inflige d’abord la punition
qui autorise la transgression (par transgression, il faut
entendre l’élément œdipien dénié donc affirmé dans l’acte
proprement dit) plutôt qu’elle ne sanctionne – ou pas –, mais
toujours après « coup » la jouissance de la transgression.
201
Croissance en Chine
Un Chinois sur quatre est aujourd'hui obèse. Qui l'aurait
(poisson) cru ?
La solution ? L’acupuncture, rien de moins. Piquer les
gros pour les faire dégonfler. Fucius a oublié d’être Con…
La nature est bien faite
« Les chiens sont pour l'ordinaire de deux teintes
opposées, l'une claire et l'autre rembrunie, afin que
quelque part qu'ils soient dans la maison, ils puissent être
aperçus sur les meubles, avec la couleur desquels on les
confondrait ».
« Le melon a été divisé en tranches par la nature afin
d'être mangé en famille. La citrouille étant plus grosse
peut-être mangée avec les voisins ».
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Études de la
nature, ét. XI, 1784, & Harmonies de la nature, 1814.
… et les constantes universelles déterminées par une
intelligence cosmique en vue de préparer l’apparition des
hommes. C’est La fin du hasard. Les Bogdanov n’ont donc
rien inventé…
202
La revanche des abeilles
La ruche a beau col-laborer sous le régime de
l’autogestion, le management des mouches à miel (apis
mellifera) n’en est pas moins intransigeant que celui
d’Orange/France Telecom. La « pro-police » ne laisse rien
passer. Les grabataires, les impotentes, les tire-au-flanc
s’exilent d’elles-mêmes pour mourir loin des leurs une fois
leur corps usé. Non sans – pour leur défense – quelques
consolations. Les ouvrières triment certes sans relâche ni
prime ni syndicat pour satisfaire aux exigences des
« ressources animales », mais à la différence des
manutentionnaires d’Orange/France Telecom, cultivent au
moins l’insigne satisfaction de refiler tous les matins leur
déguelis en format tartinable à leur rentier de bailleur. Amis
matutinaux des Minikeums (o-oh) et du club Dorothée,
Smacks et Miel Pops vous ont enfarinés. Le miel ne coule pas
du ciel : c’est du vomi d’abeilles. Bon appétit !
Pas nique à la ruche
Tout le monde n’a pas la chance de payer son loyer avec
ses excrétions. La reine aussi, paie son loyer avec ses
excrétions. Elle paie deux fois : à l’exploitant – l’apiculteur –
l’impôt de la cire et de l’alvéole ; aux ouvrières, sœur
nourricières, le prix de sa maternité. Elle paie l’hôtel avec ses
œufs, dont le contrat stipule qu’elle doit en pondre assez
pour assurer l’avenir de l’entreprise. Pour renouveler le
cheptel. Quitte à mettre les « couvées doubles » en cas
203
d’attaque ou de pillage. Après quoi, pas de quartier, pas de
bras, pas de chocolat ; pas d’œuf, pas de dédommagement :
expiration du bail. Bail-bail. C’est expédié dard-dard. Coup
de pied au cul, hors de la ruche et sans pension de
réinsertion. Dure loi de la flexibilité. Voilà qui n’aurait pas
déplu à Pierre Gattaz.
Aussi, chaque fois qu’une souveraine avette se laisse aller
à une perte de compétitivité, accuse une baisse de
performance ou faut à ses objectifs de rentabilité, la ruche
élit une nouvelle larve appelée à prendre la relève. C’est la
forme optimale du contrat de génération, au double sens du
terme. Cette larve, nourrie à la gelée royale, moule à la
louche une Vénus callipyge aux larges hanches
propitiatoires. Celle-là devant ensuite, pour intégrer ses
fonctions régaliennes, se prêter de bonne grâce à un rite
d’intronisation dont les détails feraient frémir les âmes les
moins sensibles. De l’importance de lire scrupuleusement,
avant de signer, les petits caractères.
Qui n’a jamais surpris un hexapode obèse se faire saillir à
l’improviste par un essaim de phallus volants ignore ce qu’est
un gang-bang. Qui n’a jamais guigné des abeilles mâles
s’arracher le dard, littéralement, pour féconder une pauvre
hyménoptère n’a jamais vu de gonzo. De quoi traumatiser
durablement les plus frottés de porno trash. C’est en allant
ainsi courir la semence de nuages vivants d’apidés kamikazes
que la prétendante accède à sa fonction de pondeuse en titre.
Une chance que cela ne se passe pas de la même manière
sous notre ciel. La monarchie aurait fait long feu. L’état
204
d’esprit des holocaustes eût été moins gaillard au balcon
d’Élisabeth II.
Le gouvernement de ruche
L’allégorie de la ruche est un recours intemporel de la
réflexion politico-économique. Bernard Mandeville n’a fait
que remettre à jour et sur ses pieds (de son point de vue) une
image d’Épinal, impérissable comme le miel (raison de son
abondance à la table des dieux). L’exploitation de la ruche
comme paradigme, sinon comme « idéal » de l’organisation
sociale, remonte à la plus haute antiquité. Elle ne cesse pas,
depuis ces âges imberbes, d’être reprise et reprisée,
raccommodée à toutes les sauces, tirée dans toutes les
directions pour tapiner à tous les portillons. Toutes les
chapelles l’ont tôt ou tard interprétée pour fonder en nature
– donc en éthique, raison et religion – les conceptions les
plus antithétiques de ce que doit être un « bon
gouvernement ». Progressiste dimanche, lundi réactionnaire
; autant de ruches que de visions. Autant de visions que de
constitutions. Si bien que l’accent a pu tantôt être placé sur
l’une, tantôt sur l’autre de ses vertus fondatrices : qu’il
s’agisse de la discipline (modèle légitimiste/royaliste), de la
productivité (modèle capitaliste/industriel), du partage
désintéressé (modèle communiste/hippie), voire de
l’altruisme sacrificiel (modèle attalien : mort volontaire – des
autres – avant le quatrième âge). La ruche a essuyé toutes les
velléités de récupérations possibles. La ruche ne reflète
jamais à cette enseigne que les obsessions qui nous animent.
205
Pareille au test de Rorschach, elle joue de la paréidolie. On
n’a jamais que l’abeille que l’on sollicite.
L’inspiration de l’avette
L’abeille fascine. Elle émerveille les moralistes autant
que les économistes, charme les éthologues autant que les
conquérants. Les pharaons de l’Ancienne Égypte ne
rougissaient pas de s’attacher l’insecte pour titulature : ils
étaient « [Ceux] du jonc et de l'abeille ». L’abeille symbolisait
alors l’ensemble du Delta éclairé par la Maât. L’union de la
Haute et de la Basse-Égypte. Bonaparte, qui avait fait désert
(plutôt que campagne) dans la vallée du Nil, choisit encore
l’abeille avec l’aigle impérial carolingien, pour remplacer les
semis de fleurs de lys des armoiries royales 40. Abeille dont on
40
L’historien tatillon s’insurgera, avec raison, contre cet àpeu-près calembourdesque qui n’en a pas moins fait carrière.
Une confusion monnaie courante qui aboutit à faire de la «
Flor de Loys » – ou « Fleur du roi Louis », en référence au
septième héritier du titre –, la « Fleurdelys », puis « fleur de
lys » par glissement phonétique. Comme l’expression de
l’indique pas, « Flor de Loys » se référait à l’origine à l’iris des
marées (iris pseudacorus), lequel ornait déjà du temps de
Clovis la devanture des petits commerces. Fleur qui devint
officiellement l’emblème de la maison royale en 1147. Le
véritable lys ne fut introduit en France qu’ultérieurement
depuis les sables de la Palestine actuelle (ou de ce qu’il en
reste).
206
suggère qu’elle aurait pu servir d’emblème à la lignée
salienne de Mérovée, ancêtre légendaire du roi Clovis – nom
perpétué par les Bourbons sous la graphie de « Louis ».
Abeille au cœur de l’architecture contemporaine, inspirant
des générations d’ingénieurs visionnaires : des dissidents de
Le Corbusier, cherchant l’inspiration de la nouvelle urbanité
au creux des alvéoles, aux fourches des termitières ; revenant
à pas feutrés du plexiglas pour investir le mur végétal et
délaissant
les
transparentes
enflures
du
design
branchouillard pour l’habitat écologique. Abeille devenue
célèbre en linguistique avec les théories de Benveniste sur le
langage (combinatoire, générateur de sens) opposé au signal
(conservateur, transmis ne varietur et sans éducation), sur
l’invention et le stéréotype.
Un organe aux-petits-mâles
Mais il est d’autres phénomènes que le sociologue – en
l’occurrence, que l’ethnologue des boîtes de nuit41 – pourrait
41
La sinistre ministre Geneviève Fioraso en charge de
l'Enseignement supérieur et de la Recherche ayant statué
que l’ethnologie française ne devait plus être considérée
comme une discipline à part entière, mais « fondue »
(liquidée) dans les maquettes de 2013. En d’autres termes,
requalifiée avec le sport et la chorale sous l’étiquette
d’ « ouverture transdisciplinaire ». Option complémentaire
(bouche-trou) aux matières autrement plus nobles et
207
être tenté d’estampiller sur sa paillasse académique. Les
boîtes de nuit sont aux promeneurs des villes ce que les coins
à champignons sont aux flâneurs des bois. Quiconque
cherche prétexte à diffamer le genre humain trouvera
toujours son petit bonheur dans les night-clubs. Là où, les
uns contre les autres, s’ébattent et se débattent des centaines
d’ortolans sudoripares rendus visqueux par d’ineffables et
lubriques gesticulations ; là où les énergies nubiles macèrent
dans un bouillon roboratif d’alcool, de phéromones et de
transsudations jusqu’aux « boues » de la nuit ; où la jeunesse
dorée renoue le temps d’une transe mystique avec son
ascendance simiesque. Shnektime, chantent les radios, passée
l’heure fatidique ; la Grèce ancienne aurait parlé de raout
dionysiaque. De la Villa dei Misteri au club, du club aux
ruches, les mêmes rencontres fugitives ont les mêmes suites
dans les black-rooms. C’est en ces grottes érotisées, en ces
espaces limbiques de perdition, sous le claquage épileptique
des luminaires que se révèle – comme leur néon l’indique –
avec le plus d’éclat la parenté lointaine, pas si lointaine,
entre les hommes et les abeilles.
Nous avons survolé, sans nous appesantir (pour les
raisons qu’on imagine), l’épreuve initiatique que subissait
bravement la virginale hyménoptère. En manquant de
préciser que l’abeille recourait à cette occasion à un organe
étrange dévolu uniquement aux reines, parfois présent chez
les mollusques, certains invertébrés et autres arachnides : la
prestigieuses que sont, bien sûr, l’économie, l’économie et
plus encore l’économie.
208
spermathèque. La spermathèque pourrait être décrite comme
un ignoble sac à sperme permettant à son possesseur de
puiser à loisir, parfois plusieurs années après l’accouplement,
les brassées de spermatozoïdes requises pour la fécondation
de ses ovocytes. Ce réceptacle séminal est appelé dans notre
cas la « poche copulatrice d'Audouin », d’après le nom du
naturaliste français Victor Audouin. Notons que baptiser de
son patronyme une poche à sperme ne pouvait être qu’une
idée française. La même avait illuminé Eugène Poubelle,
préfet de la Seine en 1884. À relativiser, lorsque l’on sait que
le terme « orchidée », du grec orchis, signifie « testicule ».
Ainsi la poche copulatrice d'Audouin était-elle en capacité
de receler et de pourvoir la reine en gamètes de conserve –
une macédoine, en l’occurrence, puisqu’émanée de plusieurs
mâles distincts. Il y a des cloaques qui se perdent.
Retour en boîte. Retour sur le dancefloor où nous
voyons se dérouler le cérémoniel nuptial de l’adolescence
dorée. Les premiers pas en club sont souvent maladroits. La
file d’attente y est le sursis de la vierge. C’est le préliminaire.
Et plus la queue est longue, et plus le désir monte. Arrive
enfin l’heure du « lâcher de salopes ». L’allégorie culmine
avec les soirées mousses simulant l’éjaculation. Le tout
accompagné de cocktails aphrodisiaques de kykéon coupés
au GHB (vodka : connecting people). La première dame de la
raie publique a le « verre solidaire ». Le fait est, pour ce qui
nous concerne, qu’il suffirait de commuer la spermathèque
en un iPhone (600 euros pour la version « low-cost ») et la
copulation en la promesse de copulation (le numéro du
mobile-phone) pour retrouver exactement, sous des atours
209
plus policés, a même dramaturgie que dans le dépucelage
sauvage de la mouche à miel. La boîte de nuit serait une
forme de bar à tapas où la jeune parthénos en prospection,
butine. Son « cellulaire » amasse en une soirée plus de
pollicitations que nécessaire aux dix prochaines années. Avec
son lot de mauvaises surprises, de partenaires péraves ou
propolis pour être honnêtes et de gniards trichineux « nées
de paires inconnues ». Si c’est pas formidable, le sexe chez les
abeilles…
À méditer
« Vraiment, la vie se termine par la mort. »
Siddhārtha Gautama,
dit Shākyamuni « sage des Śākyas »
ou plus communément Bouddha (« l’Éveillé »),
Tripitaka (les « Trois Corbeilles », canon bouddhique
pāli), c. VIe-Ve siècle av. J.-C.
Triste compromission
On pourrait résumer un demi-siècle de
retournements de veste et d’histoire politique
constat que la gauche a accepté le Marché
l’Europe et que la droite a accepté l’Europe
Marché.
210
trahisons, de
française à ce
pour obtenir
pour avoir le
Fiat luxe !
La discipline allemande fascine les politiques français. La
discipline, ça repose. C’est qu’il n’y a bien souvent qu’une
aune – une « règle d’or » – pour départir la discipline de la
docilité. Merkel, fille de pasteur, en est d’ailleurs si pénétrée,
de sa « rigueur », qu’elle en fait grâce à toute l’Europe du
Sud. Merci pour le cadeau. Mais toute médaille, même
doloriste, a son revers. Ce serait ainsi cette même « austérité
», cette même « intransigeance » coagulée dans la matrice de
l’éthique protestante qui lui aurait permis d’atteindre aux
apices de la qualité (deutch kalitat) en matière de confort
automobile (la preuve par Lady Diana), d’exporter à gogo et
de maintenir ses usines au bercail (un peu aussi le dumping
social, l’immigration de travail et le cours de l’euro).
L’austérité encore, couvée sous une éducation avenante, qui
ferait le lit de la « bonne conduite » des teutons
automobilistes sur les réseaux routiers. L’austérité qui
permettrait enfin à nos cousins germains de se passer de tous
ces sémaphores coûteux, limitations de vitesse, panneaux de
signalisation et autres bitonios coercitifs ; de toute cette
héraldique routière sur pilotis qui pousse comme du bambou
le long de nos autostrades. L’Allemagne : astre polaire dans
un ciel vide. L’Allemagne généreuse nous guide, nous brebis
bègues paissantes en Arcadie. Suivons l’Allemagne, frères
automobilistes, et nous serons sauvés. On peut sans doute
tout reprocher aux pédophiles, mais eux au moins roulent
doucement devant les écoles...
211
Et Wolkswagen !
Si peu de casse au royaume d’essieu force l’admiration.
Vrai que nous avons du chemin à faire. La « prétention
routière » en France frise l’efficacité sans n’y jamais
atteindre. Nous autres Français, c’est évident, sommes en
défaut d’autorité. Il est heureux que l’Allemagne en ait à
revendre, de l’autorité, plus que son soûl. La chancelière
(c’est très joli, tous ces mentons superposés) en garde plus
sous le Capo que notre embrayage (pédale de gauche)
présidentiel. Il y a longtemps que l’airbag s’est dégonflé. Sans
excuser du pneu. Or « l’heurt est grave ». Un accident, en
France, est si vite tarifé que les assurances elles-mêmes
réclament « plus de rigueur », de la rigueur « à cor et à cric ».
Parlons alors sans tortiller. Compatriote ! Reçoit ces lignes et
tiens-le-t’en pour dit : nous savons bien qu’aucun radar
pédagogique, mobile ou répressif, ne nous dissuadera jamais
de nous emboutir régulièrement l’aile ou la carrosserie. Les
tôles froissées subliment chez nous le paysage. Avec les taux
de mortalité qu’on sait. Il faudrait donc laisser Merckel
dresser la France comme elle dresse le budget. Dresser la
France comme elle corrige déjà son thiase d’esclaves sexuels
qui font « TINA » (There Is No Alternative) chaque jour sur
Anal+ : Fiottentino, Bouzeu. Ce ne serait que péréquation.
Ça ferait des morts sur les trottoirs, mais moins le long des
routes.
La chancelière a bien raison : la France a besoin d’une
leçon. Dans l’attente d’une meilleure I.D., décapons-nous de
nos certitudes, délestons-nous de notre morgue à la Falstaff
212
pour glaner quelques forces du côté de chez Goethe. De
l’audace, rien que de l’audace ! Nous devrons y passer –
Europe oblige – : inspirons-nous des chleuh ! À moins… À
moins que nous n’ayons fait fausse route, et que l’Allemagne
ne soit pas si prude qu’elle nous le laisse accroire.
Décélérons, frères de la route. Surtout lorsqu’il s’agit de nous
humilier sous le sabot des vaches. Il faudra voir à repasser le
contrôle technique. Nous nous apercevrons peut-être à
l’occasion que certaines comparaisons ne sont pas si
favorables au « modèle » d’outre-Rhin. Si responsables que
ça, les automobilistes allemands ? La question se pose lorsque
l'on sait que la législation – tout en se donnant l’air de laisser
couler – sanctionne les doigts d’honneur effectué au volant
par une amende de quatre mille euros. Et ce n’est encore que
la prune d’appel pour un délit « majeur ». Il se pourrait ainsi
qu’en fait de capitaliser sur les excès de vitesse (d’où hausse
des statistiques – la fin justifiant les moyennes – et
concessions de bolides pour stimuler le marché), le
Bundestag ait trouvé meilleure manne pour renflouer ses «
caisses »…
Élever le panoptique
Le Washington Post estime à 278 millions de dollars le
budget alloué par le gouvernement américain aux seuls
programmes
d’espionnage
numérique
–
qualifiés
d’antiterroristes – mis en place par la NSA (National Security
Agency) pour l’année 2013. Budget qui n’a cessé de
s’accroître depuis la mise en place des premières « grandes
213
oreilles » dans le cadre de l'accord Brusa passé par le noyau
de l’Alliance en 1943 ; accord pérennisé puis élargi par
l’UKUSA aux « grands » occidentaux rangés sous l’aile et le
commandement de l’OTAN, pressés par la menace
anthropophage de l’URSS. Accord qui prévoyait que les
parties concernées bénéficient d’un accès limité au maillage
planétaire d’Echelon (P415). Cet accès limité ayant pour
(onéreuse) contrepartie l’ouverture exclusive à l’intelligence
américaine (l’institution plutôt que la faculté) d’une
passerelle pour leur propre réseau de renseignements. Pour
une bouchée de pain. Et sans clause de retrait. Avis à ceux
qui s’étonneraient encore que les caciques de l’UE se soient
montrés si conciliants face au scandale des écoutes
pratiquées au Parlement européen – si « scandaleuses », les
Eurogates, qu’elles n’ont pas entravé d’un cheveu la marche
inexorable de la zone d’échanges transatlantique.
L’Amérique a, pourrait-on dire, le monopole de l’espionnage
légitime. La peste soit sur qui leur dénierait ce droit.
La NSA fournit ce qu’elle veut bien fournir. C’était un
pacte léonin. Une carte blanche contre des miettes de pain.
La France y a trempé, qui n’a jamais été très forte en matière
de négociation (qu’on songe à la cession de la Louisiane aux
USA par Bonaparte, devenu l'empereur Napoléon Ier). Ni de
démocratie ; et 2005 restera pour longtemps ancrée dans les
mémoires. Une manière policée d’admettre que les États
d’Europe se sont une nouvelle fois prostitués pour mieux
garder un œil sur leur population. Vendu leur âme au diable.
Pour des capteurs, des satellites et des places de parking.
Échelon comme arme politique, nous permettait ainsi de
214
pratiquer du terrorisme préventif tant à usage territorial
(DCRI) qu’extraterritorial (DGSE), d’anticiper les crises, de
marquer au pas les mallettes de cinq-cents, de dissuader les
dissidents tout en donnant à l’occasion dans l’espionnage
industriel. Echelon, enfant terrible de la Guerre Froide (pas
pour les Vietnamiens), inaugurait une nouvelle ère de la
suspicion dont le délire maximal ne serait véritablement
atteint qu’au lendemain des événements du 11 septembre
2001. On peut toujours faire pire. Ce ne sont pas les idées qui
manquent. Ayez confiance en l’Amérique. Nous aura-t-elle
jamais déçus ?
Le traçage numérique
On ne saluera qu’avec plus d’étonnement la performance
plastique de Ben Laden, expert ès taqiya, virtuose du
camouflage ; son habileté à se dissimuler au nez et à la barbe
des satellites américains suffisamment longtemps pour
justifier les ingérences de Bush42. Pour le légitimer, lui et sa
42
Le fait, s’en explique Dabeulyou, est que « nos ennemis
sont innovants et pleins de ressources, tout comme nous. Ils
élaborent sans cesse de nouveaux moyens de nuire à notre
pays et à notre population, et nous aussi » (George W. Bush,
le 5 août 2004, à Washington D.C.). Sic, verbatim et tout ce
que vous voudrez ; la messe est dite et restera dans les
annales. Quatre mois plus tard, à savoir trois à peine après
l’effondrement des tours jumelles (des tours triplées, si l’on
adjoint à l’explosion des bureaux de la CIA l’écroulement
215
croisade blanche. Lui et sa politique dérogatoire conduite
autant à l’international avec la « guerre contre le terrorisme »
(« toc ! toc ! C’est la démocratie ! ») au mépris de la tiédeur de
l’ONU qu’à domicile avec une galaxie de mesures liberticides
dignes des meilleures œuvres de McCarthy : PATRIOT Act
(sigle à traduire : « Loi pour unir et renforcer l'Amérique en
fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le
terrorisme »), NDAA, instauration des statuts vasouillards de
« combattant ennemi » et « illégal », qui permettent au
gouvernement de détenir ad libitum et sans inculpation
toute personne « soupçonnée » de projet terroriste,
installation de « radar corporel » dans les aéroports. L’on en
est arrivé à interdire l’importation des œufs Kinder Surprise
sur le territoire américain, précisément pour cette raison
qu’on pouvait vérifier ce qui se cachait à l’intérieur (c’est le
principe de la surprise).
Le panoptique urbain, vous l’avez cauchemardé ?
L’Amérique l’a voté. Elle l’a voté comme un seul homme ;
faisant de sorte à ce que toute entreprise américaine (services
d’hébergement inclus) soit désormais astreinte à mettre ou à
soumettre ses propres petites fiches à la disposition de
l’administration. Toutes ses « données sensibles » collectées
sur le tas. Point n’est besoin de préciser que le consortium du
mimétique de la tour 7), le président, juché à la tribune de la
Maison-Blanche, dresse le bilan de sa première année
présidentielle: « Mais après tout, ce fut une merveilleuse
année pour Laura et moi » (ibid., le 20 décembre 2001). C’est
au moins ça…
216
Web, ceux qu’on appelle les « Big Four » d'Internet – Google,
Apple, YouTube et Amazon – ne se sont pas fait prier. Le «
cabinet noir » de Washington déploie par leur maillage un
filet d’or sur l’Occident. Ça plus l’iPhone, l’objet
transitionnel par excellence qui vous balance votre agendaminute directement sur les serveurs de l’étoile noire à
l’occasion de chaque mise à jour automatique vers 3-4 heures
du mat’ ; plus les trackers, troyens et autres keyloggers
Windows qui rafraîchissent en permanence l’état de vos
activités auprès des fédéraux ; ça et le reste ne laisse que peu
d’espace pour le précieux écrin de votre intimité. Mais les
Bobby s’en foutent. Autant de la vôtre que de la leur,
d’intimité. Les « patriotes » drogués à la terreur s’affirment
pour 80 % prêts à la sacrifier pour leur sécurité.
Nous sommes bien loin de l’état d’esprit qui animait, à
ses débuts, la terre promise des Pères pèlerins. « Un peuple
prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne
mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux »
annonçait Benjamin Franklin. Exposé prophétique. D’une
présidence à l’autre, on mesure l’entropie…
Google is watching you
Nous sommes en 2013. Douze ans auront suffi pour
dégager la voie aux bâtisseurs du monde selon Google. La
dystopie de la firme s’affirme ; elle numérise le livre Google
Books/Prints, l’actualité avec son Google News, le monde
avec son Google earth, vos mails avec Gmail, vos vidéos de
217
vacances avec YouTube ; elle scanne votre bureau avec
Google Desktop, monopolise la recherche avec Google
Scholar, confisque la morale : « Don’t be evil » est sa devise.
L’hydre infernale de Larry Page et Sergueï Brin se prend très
au sérieux. Déjà Google vous flique par satellite. Il a des vues
panoramiques sur vos terrasses (même les nudistes bronzants
n’échappent pas aux clichés) et dès demain, guidera vos
Google-cars comme il pilote vos vies. Il verra par vos yeux
grâce à ses Google-glass (la deuxième paire pour un dollar de
plus). Rassurez-vous : vous verrez par les siens. Dans son
optique chaussée au nez. Google vous fait de l’œil. Et ce n’est
là qu’un début. Après le système d'exploitation (qui exploite
qui ?) pour mobiles Android, la technopole californienne
vous concocte un avenir à la mesure de sa démesure (le nom
de la marque « Google » dérive de la notion mathématique
« googol », qui signifie le plus grand nombre réel distinct de
l’infini. Il y a donc une limite aux ambitions de Google…
laquelle reste à déterminer). Dans l’heureuse perspective de
l’ « Internet des objets » (Web 3.0), la firme aligne des
prototypes de « semelles intelligentes ». Comme s’il ne
suffisait pas de vous suivre à la trace, Google a décidé de vous
coller littéralement aux basques. Big Brother embarqué ; Big
Brother dans la peau grâce aux RFIDs ; Big Brother au
cerveau et très bientôt Nano Brother son double miniaturisé,
le transpondeur géolocalisable invisible à l’œil nu – déjà dans
les tuyaux. Peut-être même déjà sur le marché. Si c’est pas
formidable…
218
L’audace à deux vitesses
Paranoïa ? Qui parle de paranoïa, quand une dizaine
d’années de recherche en crypto-analyse ont suffi à ciseler
un tel feu d’artifice de protocoles de surveillance
électronique de masse dans la lignée de Tempora, Boundless
Informant, Bullrun, XKeyscore, ou du clos-cul de la couvée,
le fameux PRISM mis à nu par Snowden ?43 Snowden,
whistleblower idéaliste à qui le « pays des droits de l’homme
» (trente-huitième place au palmarès de la liberté de la presse
d’après le barème 2013 de RSF) a refusé sa protection. On ne
se refait pas… Mention spéciale tout de même à notre
président fosbury-flop qui ne manque jamais – autant que
son taux de cholestérol le lui permet encore – de bondir
littéralement sur toutes les occasions de se compromettre. Et
nous avec. Bravo Hollande ! Quand il s’agit de remettre les
clés de la Ville Lumière aux Pussy Riots (litt. « émeute de
chattes » : groupe musical punk-rock de féministes russes
moins célébrées pour leur talent philharmonique que pour
leur raptus irrépressible à s’enfoncer des poulets dans le
vagin tout en hurlant comme des putois à poil sous les
gargouilles des cathédrales pour donner à Libé matière à
s’indigner contre la répression totalitaire du grand méchant
Poutine), on est toujours d’attaque. Moins disposé quand il
s’agit de faire preuve de courage politique, au risque de se
43
Pour un tableau plus exhaustif des projets de surveillance
de
masse
à
usage
gouvernemental,
cf.
:
http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_government_surveillan
ce_projects
219
fâcher avec le shabbes goy de la Maison-Blanche en
hébergeant chez soi un authentique martyr des libertés
fondamentales. Donner des leçons de vertu au monde
essorillé en pilonnant Assad ne l’empêche pas de dormir.
Armer d’obus les coteries catins du Qatar passe encore pour
de la témérité. Pour ce qui est, en revanche, d’ouvrir sa porte
aux francs-tireurs en sursis des mémos Bybee, y’a plus
personne. Une chose est de pilonner des fricassées de chiites
aux côtés de shebabs moudjahidines ; une autre de décevoir
le Pentagone. On n’est pas « Young Leader » pour rien.
A tribute to Snowden
Quand on nettoie un escalier, on commence par le haut.
Hollande, pour sûr, a du ménage à faire. Et devrait
commencer par retirer le manche à balai qu’il a coincé dans
la rosette. Pas sûr toutefois qu’il en ait désespérément envie.
On sait l’admiration que les élites françaises portent aux
Américains depuis que leur « stage » à l’étranger est financé
par le programme d’échange Rothschild. Il ne faut pas vingt
ans à un bossu pour entrer dans un cercueil droit. La France
aussi recourt à son assimilé de PRISM : INDECT. INDECT
n’est pas loin d’être à PRISM ce que Burger King est au
Jardin des Sens, ce que Nadine Morano est à Marie Curie, ce
que la moumoute du mormon moite est à la blonde crinière
du séducteur. C’est du niveau de la différence entre un
tamagochi et un ordinateur quantique. Mais ce n’est pas une
raison pour dénigrer le peu qu’on a. Pratiquant l’analyse
systématique par balayage et par mots-clés des flux de
220
télécommunications (conversations téléphoniques, courriels,
messages instantanés, etc.) sur le vieux continent, INDECT
est demeurée jusqu’à présent assez confidentiel. Il serait trop
dommage de ruiner tous ces efforts. Il ne faudrait pas que se
sentant à l’abri, les hacktivistes franc-tireurs d’Anonymous,
voire un quelconque mégalomane rangé des caisses en mal
de médiatisation, se mette à balancer. Snowden, bouteille à
l’encre, risquait de susciter des vocations. Si même les oies
du Capitole se mettent à lever le camp, qui restera garder les
vaches ? Il faut veiller au grain. Le galet de clore est un
problème.
Snowden est un problème. Pour Obama comme pour
Hollande qui ne tiennent pas à dévoiler leur jeu. So bye,
Snowden ! Son sort est arrêté. On ne peut, certes, l’attaquer
de front sans attirer le regard et aggraver les choses. Ne pas
remuer les braises. Ne pas lui faire de pub. C’est un fluide
non newtonien. Plus on le brusque, plus il résiste, il faut s'y
enfoncer doucement. L’action sera discrète ou ne sera pas.
Attendre que ça se tasse. Trouver prétexte à l’écrouer –
comme pour le « viol » d’Assange –, puis, l’heure étant
venue, lui porter des oranges piquées de venin de kokoï de
Colombie. Comme on l’a toujours fait. Déjà bien trop de
logiciels espions dont les noms acronymes circulent auprès
du grand public. Les plus connus ne sont bien sûr pas les
pires. Les plus connus servent au contraire à occulter les
pires, de même que les faits divers font divers-ion. Une belle
noria de paillettes aveuglantes, vent de pollen d’armoise que
les médias saupoudrent à l’occasion pour se refaire une
crédibilité. C’est tout un art, l’art de la feinte. On ne nait pas
221
artiste. Il faut optimiser son jeu. Mettre à profit cette
plantation d’étiques cyprès à dénuder pour mieux faire
diversion ; mieux retomber dans l’agit-prop’ d’une brindille
crépitante l’impénétrable breuil des systèmes bien plus
invasifs alimentés en temps réel par les dupes bidochons que
tous nous nous défendons d’être – et sommes par servitude,
sinon par imprudence. Ainsi de la « carte de fidélité »,
curriculum de la ménagère consumériste ; ainsi de Facebook,
totalisant plus d’un milliard de comptes actifs sur la planète.
Facebook local mais également, combiné à l’iPhone,
Facebook nomade, mouchard qui vous braconne par
triangulation partout où vous mettez les pieds.
Trop d’info tue l’info
Un must. Le nec plus ultra en termes de marquage à la
culotte. Edgar Hoover n’aurait pas rêvé mieux. On serait
tenté de se dire sous ces auspices que PRISM n’est jamais
qu’une goutte d’eau dans l’océan. Qu’au point où en sommes,
ce n’est pas un dispositif de plus ou de moins qui rebattra les
cartes. Et l’on aurait bien tort. Non parce que la database est
saturée. Non parce que les recoupements permettraient une
appréhension déjà très exhaustive de notre existence. Mais
parce que le quantitatif déteint sur le qualitatif. La machine
brasse, collige ; elle filtre et pointe des occurrences, des
récurrences mais n’aboutit jamais qu’au prorata de la
pertinence des critères d’analyse qui lui sont suggérés. Ces
critères d’analyse sont à la discrétion d’esprits humains qui
procèdent d’expérience et non de virtualité. Ils relèvent
222
d’intuitions blanchies sous le harnais, de moins en moins
fréquentes à mesure que le renseignement de terrain
(l’infiltration) se voit suppléé par le renseignement
électronique ; de même que les G.I. du XXIe siècle seront
bientôt infoutus de démonter leur glock à force de piloter
des drones. On a eu dit que la « faille de sécurité » qui a
conduit au 11 septembre – admise l’orthodoxie de l’attaque
jusqu’à plus ample informé – avait été le fait d’une trop
grande présomption des services concernés, obnubilés par le
confort du numérique. Ils n’en sont pas revenus, dans tous
les sens du terme. On pourra donc compter, pour nous
sauver de cette transparence coercitive, sur la bêtise
conjointe du technocrate et de la machine.
L’autre éclaircie pourrait provenir de ce qui s’avise en
première approximation comme le premier atout des big
data : leur accroissement scalaire. Ce qui fait la force de ces
banques de données accuse peut-être leur point faible. La loi
de Moore qui régit l’amélioration exponentielle des
microprocesseurs s’accorde avec celle de la production
d’information en général. Or tout progrès a ses échecs, rien
n’est gratuit. Le même obstacle qui fait du Web un magma
de connaissances désordonnées pourrait ainsi bientôt faire
des bibliothèques de renseignements un labyrinthe de Pan.
La carte serait à l’échelle du territoire, et le chaos thermique
à la mesure de la thésaurisation des vanités qui prolifèrent,
fiche après fiche, dans des mémoires sursaturées. Si bien que
localiser quiconque ou quoi que ce soit dans cet immense
cyber-espace sera bientôt comme rechercher un ouvriersecteur sous les ors du Palais-Bourbon. Plus qu’une gageure,
223
une ineptie. Il se pourrait ainsi qu’après douze ans
d’explosion cambrienne des bots automoteurs dans l’ombre
de Google, la prolifération des bits ne précipite leur ruine. À
supposer que la meilleure protection contre la mode
totalitaire de l’espionnite à toute berzingue soit son
insatiabilité, rien n’est besoin que d’attendre. Attendre que
les choses périssent de leurs propres poisons. Attendre que la
banque s’étoffe, s’étoffe et puis s’étouffe. Trop de data tue les
data : fatal diabète de l’infobésité. Lors, les données
d’INDEX, de PRISM et autres aspirateurs de vie privée
connaîtront l’éclatement spectaculaire de la grenouille
gloutonne de La Fontaine, victime d’une frénésie cumulative
et mortifère. Lorsqu’on ne sait plus ce que l’on a, est-il écrit
dans le Talmud (qui ne dit pas que des conneries), c’est que
l’on n’a plus rien.
Les ronces du président
On s’est payé la rose pour dégager le chardon. On voulait
l’aubépine, on en subit l’épine ; avec en prime le concours
Lépine des taxes et le régime détox. Coupes claires dans les
budgets, taille franche dans les dépenses, on exfollie, l’État
décrète l’état d’illégitime dépense. Hollande portée aux nues
perd déjà les pétales. Lourd, bredouillant, inexpressif, plus de
suc, la tige est morte. À peine en pot le pouvoir fane. Si vite
et si lâchement, le pouvoir chute directement de l’état de
grâce à l’état de crasse et pour tout rêve, nous offre une
politique de l’offre fixée en chambre froide par le Le Nôtre
de la Cour des Cons. Pas de fleurs, pas de semailles ; le grand
224
radin de France traite à l’engrais. À son image. Il nous
déprimerait presque, Hollande, avec sa mine de supplicié qui
cherche la sortie de secours. On voudrait bien l’aider.
Abréger ses souffrances. Rose il aurait vécu ce que vivent les
roses, l’espace d’une homélie au salon du Bourget.
Ne faisons pas semblant de découvrir le pot aux roses.
Qui se dit de gauche en poste est de droite complexée. On ne
pouvait clairement pas attendre grand-chose du successeur
de Dominique Strauss-Kahn, émulsion médiatique
dégoupillée dans la pa-nique (ou si, en sept minutes) du
Sofitel. Avouons tout de même que le coup de grigou égruge
les pronostics. Tout est dans la récolte. Rien dans
l’investissement. Les charges se suivent et ne se ressemblent
pas. Chaque fois qu’Hollande pointe son pistil andropausé
dans la turbine à cons, c’est pour annoncer de nouvelles
dîmes au détriment des travailleurs, et de nouveaux
avantages pour les thiases fortunés des grands groupes
défiscalisées. Cash-cash toujours au paradis fiscal. Et fiscfucking d’enfer pour les enracinés. La réduction des déficits
leur tient lieu de pensée. Didier Migaud peut être satisfait.
Suivez l’argent
On pourrait s’en accommoder ; on le pourrait, s’il
s’agissait de réduire les inégalités plutôt que les dépenses.
Encore, si les impôts servaient à financer le service public !
Encore, s’ils étaient acquittés par ceux qui le prélèvent
(l’impôt, tu l’aimes ou tu l’acquittes) ! Encore, si la gabelle
225
était redistribuée ! Mais de services publics, plus trace, passés
à l’as par le credo de la concurrence. Tous se reconvertissent,
happés par le « sévice privé ». Happé aussi, l’argent, par le
« service de la dette », second poste de dépense après le
démantèlement de l’éducation depuis la décision de
Pompidou-Giscard de se financer sur les marchés privés (loi
de 1973)44, nous exposant ipso facto à la voracité lupine des
marchés financiers. La bagatelle de quarante-cinq milliards
d'euros par an gobé par Moby Dick : une grosse baleine de
plus de deux mille milliards d'euros, 93,4 % du PIB – en fait
cinq mille milliards en intégrant les intérêts – qui ne cesse
pas pour autant de se faire de la couenne.
L’élite fera, pour ne pas faire comme les autres, comme
elle a toujours fait. La main sur la couture du pantalon. Le
courage au sanibroyeur. Avec quarante ministres dont une
sarabande d’oies qui gardent le Capitole et ne le défendent
pas. C’est la rupture tranquille. C’est le changement
maintenant. C’est la justice sociale – qui doit avoir un foutu
dos pour supporter sans lombalgie tout ce qu’on lui met
dessus. Et le supportera pour encore four more years
(Obama-twitt) pourvu qu’on fasse de la « pé-da-go-gie » et
44
Reprise par l’article 104 du traité de Maastricht, devenu
dans l’intervalle l'article 123 du traité de Lisbonne. Décret
qui interdit aux États membres de l’Union européenne et à
toute administration publique de se financer directement
auprès de la banque centrale, donc sans charge d'intérêt, et
contraint tout ce petit monde à emprunter sur le marché aux
taux prohibitifs déterminés par les agences de notation.
226
que l’on « donne le cap ». Parce que l’ennui, voyez, n’est pas
que la pauvreté augmente plus rapidement en France depuis
2008 que dans tout autre État d’Europe (où elle augmente
aussi, rassurons-nous ; en nombre et en intensité). Tout le
problème n'est pas de se faire enfiler, seulement d'avoir une
visibilité sur le diamètre.
Le salaire de l'aigreur
Revanche sotto voce du patronat sur le syndic’. Tout le
génie du mind-fucking capitaliste du XXIe siècle est d’avoir
réussi à imposer le terme « travail » en lieu et place du mot «
salaire ». Avec toutes les implications en termes d’aliénation
mentale qu’implique cette douce commutation dans le
discours vendicatif du « capital humain » ; lequel en vient à
croire qu’il veut bosser (« travailler plus ») là où son seul et
authentique désir est d’être décemment rémunéré. Une
erreur d’aiguillage. À preuve ceci – d’extraordinairement
simple – que personne ne souhaite faire des heures sup’, «
travailler plus », de nuit ou le week-end à l’œil, pour le roi de
Prusse. Peu de vendeuses (« hôtesses de caisse ») chez
Sephora accepteraient de tapiner telles des ergomaniaques
pour le folklore et les beaux yeux de Madame Kim, la
« Japoniaise » en deuil de melliflues fragrances pour rallumer
le désir de son gigolo de minuit.
Sans penthotal, les exploités marchent à front renversé.
Ils seraient 70 % de Français, aux dernières statistiques, à
vouloir l’ouverture des magasins le dimanche. Prudence
227
toutefois avec les chiffres ; seraient-ils ce qui nous rapproche
le plus de l’écriture de Dieu. Les statistiques, analysait
l’économiste Levenstein, sont comme les bikinis : « ce
qu'elles révèlent est suggestif. Ce qu'elles dissimulent est
essentiel ». Et notamment le fait qu’à sonder l’opinion sur la
question de savoir si les Français accepteraient,
personnellement, de travailler le dimanche, la courbe
débande à 30 %. Le fait aussi qu’il suffit d’une dérogation
pour générer une « distorsion de concurrence »,
annonciatrice d’une généralisation de l’exception et que les
heures sup’, dans ce contexte, ne seront plus un choix, mais
une condition d’embauche.
À voir ainsi les forces vives de la nation, alertes et
volontaires – mais surtout résignées –, soutenir le parti du
revenu, le revenu du parti ; bref, le Medef et son « manqueà-gagner » (banque a gagné), on peut se dire que certains,
vraiment, ont été finis à l’urine. Qu’il faut avoir des peaux de
saucisses devant les yeux pour adhérer aussi fanatiquement à
l’ecclésiologie de la mondialisation. Une vue si courte
confine à de l’aveuglement. Quoi qu’on en dise, l’intelligence
ne fait pas tout ; et elle n’est pas grand-chose dans le cas de
ceux que Trotsky nommait « idiots utiles ». On guérit
l’ignorance, pas la stupidité. Une dernière fois, est-ce du
boulot que vous voulez ? Ou des augmentations de salaires ?
Un Prince de Lu n’est pas un ours polaire. Ne pas se tromper
de combat !
228
L’artiste dans la cité
L’artiste ? L’éponge qui boit l’esprit du temps, le filtre et
le sublime. Passée l’ère de la mimésis, le véritable artiste n’a
pas besoin de génie pour être la longue-vue de son époque.
Victor Hugo le connaissait prophète : moins que celui qui
transforme, moins celui qui dénonce que celui qui annonce,
que celui qui dévoile (du gc. pro-, « devant », « avant » et
phémi, « dire »). Il est le révélateur photographique d’un flux
de conscience (« inspiration ») qui passe à travers lui, et nous
indique entre les lignes où nous nous dirigeons si nous ne
changeons rien. Ce peut être dans le mur, dans le décor, ou
bien encore nulle part. Le rôle – et l’engagement – de
l’artiste n’est pas de créer quoi que ce soit, d’impulser des
tendances, mais de s’injecter les uns après les autres les
venins d’une époque quitte à devenir malade de son époque
pour trouver le remède.
Clarum per obscurius
« Or de même que la quoddité mineure de la faute,
c’est-à-dire le fait relatif et la mauvaise initiative,
contrefait la quoddité majuscule de la création […] de
même le quid soucieux et flétri de l’intervalle empirique
contrefait le statut métempirique de l’innocence
citérieure supralapsaire ».
Vladimir Jankélévitch, La mauvaise conscience, 1966.
229
Marmaille pour tous
Démocratique, le mariage gay ? Plutôt clientéliste. On
rappellera qu'une très large majorité de Français s'est
déclarée hostile à l'adoption d’enfants par des couples «
homoparentaux », dont le « mariage pour tous » n'est jamais
que le cheval de Troie. Le mariage gay implique et comprend
l’adoption, indissolublement. C’est un de ces cas, typiques,
où l’aspect bioéthique de la question échappe à ses
protagonistes et partisans qui se retrouvent, avec un temps
de retard, tout étonnés des conséquences de leur prise de
position. Quant à la GPA, la garde des sceaux ne s’est pas fait
prier pour requérir des magistrats l’automatisation de la
reconnaissance légale des enfants nés à l’étranger via ledit
procédé. Soit le nihil obstat accordé de facto pour les
ménages ayant bénéficié de la misère des ventres à louer
dans une quelconque usine à pondre indienne ou de la
charité d’une belge amie psychiquement dérangée. Bien
moins choquant, c’est sûr, que la prostitution qui, elle,
s’adresse d’abord aux pauvres. Et ne vous avisez pas de
renvoyer Madame à ses contradictions : il est encore fécond,
le ventre de la bête immonde…
Droit de ou à l’enfant ?
Jouer le droit à l’enfant des familles monoparentales ou
des ménages homosexuels contre le droit de l’enfant (l’infans : in, privatif, fari, parler : « celui qui ne parle pas », et
donc n’a pas voix au chapitre) à disposer de ses deux parents
230
revient à jouer le pot de fer contre le pot de terre. C’est
forcément, au vu des forces en lice, mettre David aux prises
avec Goliath. Le pâtre face au Philistin. L’enfant à concevoir
(on repassera pour l’adoption, dont chacun sait qu’elle est en
France un chemin de croix) n’a pas de lobby organisé pour
prendre sa défense. Pas de « minorité vagissante » pour
rallonger son espérance de vote. Ce qui ne veut pas dire – et
tant s’en faut – qu’à l’incidence de son indigence électorale,
il soit indifférent pour les Français que des enfants
commencent leur vie mutilés d’un parent. L’enfant est un
acte d’amour, pas un acte d’achat. Les sceptiques du « bébé
d’en-verre » restent majoritaires dans les sondages, dans les
manifs et dans les rues.
C’est une bonne masse. La « masse attaque ». De quoi
peser dans la balance, se disait-on, changer la donne. Mais
comme diraient les vichyssois, compte là-dessus et bois de
l’eau fraîche, l’élite est intraitable. Les décideurs ne sont pas
moins résolus à n’écouter qu’un seul son de cloche : celui qui
les arrange, eux et le capital ; celui qui met le couvercle ou la
coquille cache-sexe sur les séquences ignominieuses du «
pacte budgétaire » et de la « réforme du travail » («
flexisécurité ») dégobillées à l’ombre des jeunes actifs en
pleurs ; celui carillonné par les cliniques privées qui
fleurissent en Belgique, spécialisées dans les techniques de
PMA et de GPA (pas de PMA sans GPA, prévient la cour
européenne), et qui n’attendent rien d’autre que leur visa
pour ouvrir des antennes en France. Nouveau marché,
nouveaux consommateurs. « On n’arrête pas le procréé ».
231
Trafic et chantage libertaire
Le mariage, passé de mode ? Dès lors que le mariage n’est
plus institution sociale mais sociétale ; dès lors que le
mariage n’est plus reconnaissance de la filiation mais sacre de
l’« encouplement », on ne voit plus aucune raison de le leur
refuser. Ni les gosses en option, qui restent au cœur de la
démarche. Ce n’est plus alors changer le mot, mais la
définition du mot, c’est réviser de fond en comble le sens de
la famille. Famille fondée sur un mensonge nommé désir. Le
dogme libertaire admet ainsi pour légitime n’importe quel
désir, pour peu que celui-ci rapporte : « aime donc et fait ce
que voudra ». Paradoxal tout de même, lorsque l’on sait que
le Parlement français vient de faire passer un amendement
visant à interdire les derbys de mini-miss (mélange
d’exhibition canine et de prostitution infantile) dans
l’Hexagone et son instance de curatelle, le Parlement
européen, les courses de bébé, sport lituanien aussi prisé que
le Paris-Dakar.
Le mariage gay, consécration de l’amour ? Juifs en 40,
pédés en 2013 ? Merci de ne pas confondre les bugnes et les
chouquette. C’est assez mépriser les bugnes (casser les
bugnes ?). Ce genre de sensationnalisme est à proscrire des
yaourtières parlementaires. À tout le moins, si l’on souhaite
échapper à ce turbide avenir que l’historien Dominique
Borne augure être celui la « beauf génération », et que les
déclinistes patentés (pas même un peu) n’ont eu de cesse que
de dénoncer, sans se soucier d’en saisir les motifs.
Économiques, s’entend, qui se disent sans se dire, qui se
232
voient sans se voir. Ne laissons pas de le rappeler, au risque
de nous exposer aux foudres des Torquemada du marécage :
sous l’adoption, le souk. Le bazar au marmouset. La revanche
du marché sur les institutions.
La cadence s’accélère. Le droits-de-l’hommisme
égalitaire prend de l’erre à raison d’enjambées
méthémérines. Le chemin parcouru sous son couvert par le
libéralisme se mesure en enjambée. À condition d’entendre
par « chemin parcouru » moins un progrès qu’une marche
sur le mode de la comptine dansée : « deux pas en avant, trois
en arrière ». Et le capitalisme de continuer, jour après jour, à
dévider au grand dam des sans-nom, des impuissants, des
peuples qui n’en peuvent mais, le fil rouge de ses conquêtes.
Le pauvre est dans le besoin, ce qui n’émeut personne ; le
riche est dans le désir. Si tout désir est légitime et
rentabilisable (ou parce que rentabilisable), doit-on, à si peu
de frais, rompre les digues entre l’inacceptable et le rentable
? Telle est la principale question que devrait se poser tous les
« intellectuels » et autres « artistes » en promotion qui se
réclament de cette moitié de l’échiquier, tout en bavant sur
l’autre.
Puéril dans la demeure
Ici n’est pas le lieu ni le moment de nous lancer dans un
concours « flippé » de la proposition la plus « obscurantiste »
ou la plus « homophobe » pour endiguer, contre le « bien » et
le « bon sens », la « marche de l’égalité ». Rien ne nous
233
empêche toutefois – puisqu’après tout, les opposants au
mariage gay sont forcément « réacs’ » –, de suggérer, sous le
signe du berceau, quelque « ignoble argument » à même de
disserter de la manière la plus anachronique et obsolète qui
soit sur cet énième projet de réforme sociétale : avec des
arguments. « Père, mère : foutaises ! assurent les con/invertis,
seul compte l’amour ! » C’est plutôt mioche ce que vous
faites là : oblitérer « l’amour », diluer « l’amour » dans le
bagage génétique. Mieux vaut deux pères (c’est-à-dire
quatre) aimants qu’une mère mégère et un père alcoolique.
Mieux vaut une mère, sinon un père seulement qu’une
cognation de psychopathes aux mœurs goutteuses et
cannibales. On ne réjouit pas vraiment la Caf dans la famille
Adams. Ne craignez pas la « verge fiole ». Entre deux
(mar)mots, il faut choisir le moindre.
Admis. Pas de gonade dans la gamelle. On ajoutera à ces
propos pleins de bon sens, que la paix vaut mieux que la
guerre et que la santé a sur la maladie des avantages qu’on ne
lui déniera pas. Mais est-il préférable de n’avoir qu’un parent
(ou deux parents de même sexe, donc au moins trois parents
: le géniteur, la génitrice, la mère porteuse) plutôt qu’une
famille « ordinaire » ? – « Qu’en savez-vous ? » répondent, du
tac–au–tac, les partisans de l’adoption pour tous, « qui sait si
ce n’est pas effectivement le cas ? ». Et même que si ça se
trouve, les cachalots seraient vachement plus heureux sur
Jupiter. Mais, trêve de mauvaise foi, accordons-leur ce point.
Comme le remarquait Hume, les faits de culture ne sont pas
des vérités logiques, intemporelles, universelles, pensables a
priori. L’on ne peut induire une loi, même statistique, que
234
sur la base du retour d’expérience. De quel recul disposonsnous ? De quel témoignage ? Aucun.
Pour ce qui concerne les exemples les plus en vue de
personnalités publiques issues de ces familles borderline, ni
l’ex ministre Henri Gaino (crypto-gaulliste pisse-copie à la
paupière fébrile) ni Lucas Magnotta (le trans-sexuel tuffler
strangulateur de chat qui se repaît de ses colocataires chinois
en direct sur YouTube) ; ni même Cartman (protagoniste de
South Park) ne sauraient constituer des cas d’espèce. Jésus
non plus n’a pas connu son père, né « in vitreaux », comme
chacun sait. Marie demeura vierge, bien que le Fils ait eu des
demi-frères. Or lui n’a pas si mal tourné (question de point
de vue). Reste que refaire le monde en spéculant sur ces
échantillons n’est rien moins pertinent que tenter d’établir la
consommation de drogue d’une population humaine en
l’étudiant dans une prison.
Précaution à géométrie variable
Beaucoup plus convaincants sont les rapports des
ethnologues assermentés, ayant usé leur pagne auprès des
viragos en terres aborigènes. Et les caciques du mariage gay
de nous assommer avec leur argument massue : le fait
demeure que ces cultures pratiquent depuis des siècles la
famille homoparentale. Elles lui ont survécu. C’est donc que
la structure est viable. Vrai de nouveau. Mais pas assez pour
nous faire raccrocher les gants. À ce constat, d’aucuns
pourraient répondre que les institutions ne sont pas des
235
termes isolées, des manières de plasmides mutables au gré
des modes ou de gènes transmissibles d’un animal à l’autre.
Les lois forment système. Écosystème, puisqu’influentes aussi
sur ce qui les déborde. Elles se con-struisent (« s’élèvent
avec ») comme des langages. Comme des êtres vivants. De
façon différentielle ; en sorte que chacune assume une raison
spécifique indissociable de l’ensemble. Certes, les lois
changent, parfois pour le meilleur ; mais elles co-évoluent.
De même que toute espèce co-évolue avec ses prédateurs, ses
proies et ses symbiotes. On ne peut pas commuer tel et tel
chromosome sans affecter l’ensemble de l’organisme. On ne
remplace pas un foie de poulet par un intestin de chat. On ne
pratique pas de greffes de moelle sans s’assurer d’abord
contre les risques de rejet. On ne gave pas durablement les
vaches avec de la poudre de cadavres de vaches, ni les
housewives de l’upper-class américaine avec du surimi sans
en payer le prix. Et bien plus tôt qu’on ne l’imagine. L’abeille
déjà se meurt de butiner des champs poudrés de
perturbateurs chimiques. Elle ne pollinise plus. C’est toute la
chaîne écologique qui menace de céder. Et malgré tout, tel le
nuage de Tchernobyl, le principe de précaution s’arrête à la
frontière des sociétés humaines… Pourquoi ce qui vaut des
OGM ne vaut-il pas a fortiori pour les institutions qui
gouvernent nos vies ?
Parce que, répliquent les vétilleux, l’analogie naturaliste
ne préjuge pas des affaires culturelles. Elle est sans
pertinence : le mariage, la PMA, la GPA ; bref, la culture
n’existe pas dans la nature. Contre-argument s’impose : il y a
autant de culture dans la nature que de nature dans la
236
culture, ladite nature étant elle-même une projection de la
culture qui n’est que son prolongement. Pas de « sacrement »
dans la nature telle que nous la pensons, pas de constitution
à proprement parler ; mais de la transmission, de l’héritage,
de la fidélité, de la cruauté, de la technique, de l’art voire de
la politique, c’est chose acquise de plusieurs décennies.
L’éthologie nous apprend plus en cette matière sur notre
présomption
d’extraction
vétérotestamentaire
d’exceptionnalité que sur les animaux eux-mêmes. Les
animaux ? Mais nous en sommes aussi ! Mettons toutefois
que l’analogie défaille. Restons fidèles à ces dichotomies
livresques qui nous desservent tant : homme/animal,
nature/culture, et pourquoi pas corps/esprit. Une ânerie de
plus ou de moins ne changera pas la donne. Même à tenir
cette position, l’on entrevoit bien des exemples de
« conventions », des plus sommaires au plus sophistiquées,
qui ne se sont pas sorties indemnes de leur colletage du
troisième type. C’est bien la tentative de fusionner Platon
avec la scolastique qui acheva de régler son compte à la
révélation du Livre. Laquelle avait eu fort à faire
précédemment avec la raison grecque. La tentative thomiste
de fondre l’aristotélisme en douce dans le percolateur du
christianisme introduisait déjà le sida dans la doctrine,
qu’une simple bactérie suffit à expédier, comme on dit, ad
patres.
237
L’alcool et les Indiens
Ne soyons pas alarmistes : le mélange des cultures,
l’importation de topoï ectopiques n’a pas produit que des
atrocités. Loin de là. Nous lui devons toute la diversité de la
musique, de la gastronomie, des sports et des loisirs les plus
achalandés ; nous lui devons, sous un rapport philosophique,
un certain nombre de remises en question indispensables au
progrès véritable. Mais nous parlons de « mœurs », plus
seulement d’« influence ». Et là, tout se complique. On ne
sait que trop où a conduit l’introduction des habitudes
buveuses des cow-boys d’Amérique auprès les autochtones.
Les fiers chasseurs des plaines ont pris le pli en moins de
temps qu’il n’en fallut pour parachever leur extermination –
ce qui eut tout de même pour effet latéral d’en sauver
quelques-uns. Exit la tradition. Adieu l’artisanat, les langues,
les rites, la mémoire séculaire. Voilà nos giboyeux des
steppes, redoutables guerriers, devenus d’inoffensifs
clochards dipsomaniaques à temps complet. Voilà nos
Mohicans tannés par la légende désormais confinés dans des
enclos de la mort lente comme des kagous en voie de
disparition. Quelques « réserves » éparses, juste ce qu’il faut
pour cultiver ces zoos de la mémoire où l’Amérique en mal
d’estime vient visiter parfois ses grabataires vaincus. Le
folklore amérindien ? Pour ce qu’il en reste… Lorsqu’ils ne
sont pas cuités comme des barriques et que leurs mains
cessent de trembler, nos poivreaux rescapés sculptent des
pipes à eau ; « et pour quelques dollars de plus », les taillent.
C’est assez dire que toute médaille a son revers. Aux Suédois
leur modèle. Gardons au moins ce qui fonctionne chez nous.
238
Jusqu'à ce qu'aujourd'hui devienne demain, on ne saura pas
les bienfaits du présent.
Il faut se garder de prendre à la légère ces grandes
évolutions que nous impose le soi-disant progrès. Consulter
les populations, chair à canon de ces expériences
clientélistes, serait bien le moins que l’on puisse faire dans
une démocratie. On ne change pas la famille, première
cellule de la sociation, sans changer toute la société : au
mieux, sans la dénaturer, au pire sans la détruire. C’est là
encore trop demander. Au lieu de quoi nous nous voyons
ramenés aux éternelles antiennes des cultural studies. Judith
Butler : c’est un peu le point Godwin de la défense LGBT. «
Baiser de la lune », l’idylle allégorique de deux poissons
gitons l’explique expressément en vidéo dans toutes les
classes de CE1 : la théorie du genre a démontré (où sont les
preuves ?) qu’il n’y a pas de « sexe » : « père », « mère », ce
sont des rôles, ce sont des prises de rôle. Ce sont des « jeux »
auquel on joue jusqu’à se prendre au jeu comme le garçon de
café dans la Nausée de Sartre. Des jeux sexuels sexualisants,
stigmatisants. La preuve en est que le fait est désormais coulé
dans les manuels et les programmes scolaires. En SVT ! En
sciences, ami sceptique ! Cela ne peut qu’être vrai. En
sciences s’est induré sous de nouveaux auspices l’imaginaire
de la métamorphose prométhéenne, transformation des êtres
par la transformation des corps, transformation de l’essence
par l’accident – ceci au prix d’une simple xénogreffe (un
tronçon de boyaux pour faire office de clitoris). Les sujets
transidentitaires se réforment à l’envi. Lors tout est dit, et
rien ne l’est encore.
239
Troubles de l'élection ?
La « droite la plus bête du monde » serait-elle doublée
par sa gauche ? Un sondage d’opinion commandité par le
Fig-mag – donc aussi fiable et désintéressé que les courbes du
GIEC –, révèle que 76 % des électeurs français sont
mécontents des performances de François Hollande. 63 %
des répondants déclarent en sus lui « préférer » Marine Le
Pen. Et le journal d’en arriver à la fêlure du mur de nacre
élevé par la droite mo(u)lle entre le FN et l’UMP (l’inverse
du PMU : où gagne le perdant. Ne nous Fillon pas aux
apparences). Mieux que ça : à « l’exaspération face au
pouvoir des socialistes ». Un contresens révélateur. S’il y a
bien exaspération, ce serait plutôt face à l’impéritie du
« pouvoir socialiste » à s’imposer en tant que « pouvoir », en
tant que « socialiste ». Devant, non pas sa propension à ne
rien faire ou à faire pire, mais à ne pas faire différemment du
précédent régime. Au royaume de l'espoir, il n'y a pas
d'hiver.
Socrate, dialogue et rite initiatique
Une grande partie des dialogues socratiques (sokratikoï
logoï) que nous aura légués Platon peuvent être interprétés
sur le plan structurel comme des entes littéraires de rites
initiatiques. Platon, Socrate, étaient tous deux très proches
des cercles orphico-pythagoriciens, « cultes à mystères » pour
renvoyer à l’expression de Burkert, à la croisée du
240
shamanisme ouralo-altaïque et de la tradition des Livres des
Morts égyptiens (ou « Livres de sortir au jour », dont l’esprit
transparaît dans les lamelles bachiques). La procédure de la
réfutation, de l’élenkos socratique, opère la phase de
purification, la catharsis qui « ensorcelle », qui « électrise »
l’aspirant myste. Elle le « déstabilise ». En le mettant dans
l’embarras (aporia), elle lui fait perdre ses moyens. Puis, au
moyen seul de la parole (logos), produit l’effet de vertige du
kikéon éleusinien. Il s’agit là d’une maïeutique, mais
négative, d’une maïeutique du dépouillement. D’une cure
thélestique (relevant des télétai) censément éprouvante, tel
un pansement que l’on arrache. D’une expérience de mort à
valeur protreptique, pareille à celle qu’endure l’homme
libéré de la caverne (l’allégorie de la République étant ellemême mise en abyme du méta-rite d’initiation que constitue
la République elle-même), marchant dans la lumière. Pour
les élus, illuminés, il y a confrontation au numineux qui n’est
pas sans douleur. Elle brûle les yeux de qui n’a jamais vu ;
épreuve encore pour qui doit faire sa catabase et retourner, «
désadapté », dans la caverne – matrice (de l’univers) –, pour
initier ses pairs.
Mort symbolique, mort spirituelle comme en comprend
tout rite. Puis renaissance. Retour au soi d’avant la chute.
Brève immersion dans l’arrière-monde des formes. Le char
ailé du Phèdre s’élève jusqu’aux intelligibles avant de
retomber, déchu, dans la matière. Ainsi dans chaque
dialogue (ou peu s’en faut), lorsqu’à la purgation de l’âme
polluée par la doxa succède le dévoilement qu’escompte – ou
escalade – la dialectique. La dialectique est une apagogie ; la
241
dialectique est la courroie qui renvoie l’âme à son essence, à
sa pureté première entraperçue par « réflexion » dans le
regard de l’autre. Là perce le divin. Là perce le logistikon,
daïmon, l’âme immortelle forgée par le démiurge. Là se
dévoile le noûs comme héritage – ponction – de l’enfant
Zagreus, qui lui rappelle que l’homme, s’il est son corps, s’il
hait son corps, pressent que son âme est autre chose que lui.
Se met alors en place une seconde maïeutique. Maïeutique
positive cette fois, fertile puisqu’il n’est plus question de
décaper l’erreur, mais d’accoucher d’une vérité. Cette vérité
au-delà des mots n’est pas communicable (cf. Lettre VII).
Elle ne peut être objet que d’une intuition intellectuelle, le
fait miraculeux d’une saisie immédiate par la raison, des
formes intelligibles. La connaissance. Non pas celle du
sensible qui n’est qu’un simulacre. Celle du réel qui lui
préside, la modélise, s’y dévalue. Le prétendant fait ainsi
l’expérience de la révélation qui lui fait discerner les «
figurines divines » et invisibles cachées dans le Silène (cf.
Alcibiade).
Socrate, l’oralité et l’écriture
Socrate est le Silène, affirmait Xénophon dans sa
piquante satire (Silène, mentor de Dionysos, occupe une
position centrale dans le culte bachique – à noter par ailleurs
que les satires étaient jouées dans le cadre des dionysies
d’Athènes) ; mais il n’est pas que physiquement Silène,
précise Platon dans son Banquet. Socrate n’est pas qu’un
prédateur sexuel catégoriquement laid. Socrate n’est pas que
242
l’éraste pervers usant de son éloquence pour abuser de
l’éroménos que la rumeur, s’enflant depuis les Nuées
d’Aristophane, a voulu faire de lui. Le Silène est plus, bien
davantage que sa bestialité : il est un dieu. Platon – par
Alcibiade jaloux et aviné – divulgue sa nature d’homme
démonique (théos anêr) celé par le secret de quelques initiés.
Socrate conduit les transes. Il fait battre les cœurs « comme
ceux des corybantes ». Lui-même est « habité » ; figure
charismatique, préside au myein rituel. Socrate, écrit Platon,
est inspiré par la théia moïra. Il ne sait rien lui-même, mais
transmet une parole – Socrate condamne l’écrit – « reçue »
médiatiquement ou non de la divinité. Il met l’outil nouveau
de la dialectique au service de la tradition ; ce moyennant
des habiletés de « secours » (boethein) portant sur le discours
ancien (palaios logos) : la raison, la justice, la science, la loi,
les valeurs mises à mal par la démocratie. Socrate, au reste,
jamais ne s’attribue les mythes qui ne lui sont que « transmis
», livrés par akoué.
Par akoué. D’un maillon l’autre par une dialogique, une
diégétique, une transmission de bouche-à-oreille. Par la
puissance évocatrice d’une parole authentique. Ce qui fait
toute l’ambiguïté de son élève Platon. Le livre apparaît en
effet comme un médium paradoxal que le compositeur
exploite tout en le condamnant. Platon dévalorise l’écrit (cf.
Phèdre) ; puis il revalorise l’écrit (cf. Timée) à certaines fins
particulières, dont celle de « contrôler » sur le long terme les
distorsions possibles induites par le « téléphone grec ». On ne
peut entendre quoi que ce soit à ces ambiguïtés sans se
référer au contexte sociologique au sein duquel celles-ci sont
243
formulées ; savoir en réaction à une véritable révolution, un
séisme médiatique amorcée dès le VIe siècle qui voit ici la
transition sur tous les plans de l’oralité à l’écriture.
Révolution voisine par bien des traits de celle que nous
expérimentons avec la migration de l’écriture et de la lecture
au support numérique (jugeons sur mise en pièces : sur les
cinquante États américains, pas moins de quarante-cinq ont
ratifié leur renoncement pédagogique à l’écriture cursive :
les « apprenants » bien mal nommés s’éduquent sur le
keyboard). On ne rappellera jamais assez combien, pour
McLuhan comme pour Socrate, le « médium fait le
message ». Socrate refuse qu’un tel message se substitue à la
parole, et n’écrit rien. Platon s’y plie de mauvaise grâce et
tente de l’encadrer. Avec toutes les réserves dont un artiste
de sa trempe sera jamais capable.
Platon et la révolution du livre
Avec talent, d’abord. Avec prudence, surtout. En posant
tous les garde-fous qui seront nécessaires pour éviter que
l’hypomnèse, la « connaissance livresque », n’érode l’ascèse.
Pour que l’écrit ne soit pas à l’âme ce que le diabète est aux
organes, ce que la thrombose est aux artères. Qu’elle ne
dissuade pas l’âme d’apprendre et de comprendre, de
s’anoblir, de s’enrichir et de se surmonter ; sans quoi elle
restera « vissée » sur terre au lieu de s’élever d’elle-même
pour tendre à l’anamnèse. Et connaîtra le sort de ce dodo
dyptère que sa paresse a rendu gourd, inapte au vol et
vigoureusement mort. Le livre est en ceci pareil aux jardins
244
d’Adonis. Qui sème ses graines, ses spermata dans une terre
éphémère obtient des fleurs aussi stériles que belles et
périssables. Toute connaissance, en tant que réminiscence,
enjoint à une praxis constante de la mémoire. Car la
mémoire est tout. Car la mémoire est tout au regard de
Platon, qui porte en elle l’empreinte d’une vérité originaire
enfouie au plus profond de l’âme. L’écrit, prothèse de
l’intellect, fait pièce au ressouvenir. Premier grief. L’écrit,
ensuite, se perd et perd l’essence ; il perd les sens dans
l’apparence et ses repères dans l’illusion d’un savoir psittacin.
Superficiel, il est in-science. Nescience. Il est en retour une
connaissance contre laquelle le livre butte. Le vrai ne
s’obtient qu’en le cherchant en soi (« gnothi seauton ») par le
détour d’une âme aussi polie que la surface d’un lac (psyché :
c’est l’âme et le miroir) – d’où la dialektiké – : dans l’interlocution. Un livre n’a d’âme que celle que l’on lui prête.
La science du vrai jaillit dans l’expérience vécue. Elle est
épiphanie, révélation. Elle est le fruit d’une conversion
(épistrophê), qui s’associe à des « pratiques de soi », et
constitue le couronnement contemplatif d’un bios
philosophikos. Il n’y a pas de raccourci. Pas de « traité » de
sagesse, non plus que de livre de mystère pour sauter le pas
et les étapes. Nous sommes très loin de l’exégèse «
académique » (que d’ironie !) qui voulut faire du Maître un «
dogmatique rationaliste » plutôt pédant que pédagogue ; non
moins à contresens d’une critique postmoderne prompte à
plaquer sur lui son propre vague à l’âme, faisant du girovague
un être qui divague, vaguement cataleptique (cf. incipit du
Banquet), penseur falot irrésolu d’une pensée qui se cherche
245
sans se trouver jamais. Socrate/Platon se disant « philosophe
» (un terme de facture pythagoricienne), ne pouvait pas
admettre ensemble posséder et rechercher ce dont il est
épris, la sophia ; ou bien l’amour ne serait plus enfant de
manque et maladie d’absence. Aucun discours ne peut
instruire le vrai. Seul le désir s’en communique. Le vrai dans
le discours est affaire d’implicite. Moins de raison que
d’intuition (de là le mythe). Toute connaissance, à cette
enseigne, s’arrache avec les dents – et tous n’ont pas les dents
solides. Socrate/Platon parle à chacun – aux grosses pointures
autant qu’aux roturiers, à l’esclave de Ménon comme à
Gorgias, Lady Gaga de l’Agora-sur-scène – mais ne s’adresse
pas à tous.
Exotérisme, ésotérisme philosophique
À qui s’adresse Socrate ? Platon, par le biais de Socrate ?
À ceux qui, initiés, résonnent de la transe du Silène. Les
appelés ne manquent pas, mais peu sont les élus. « Nombreux
sont les porteurs de thyrses, rares les bacchants », s’exclame
Socrate citant les vers d’Orphée, présence épaisse et lourde
du Phédon. Il y a assurément un élitisme platonicien qui ne
reconnaît qu’à une minorité, non pas le droit, mais la
capacité d’entendre ce qui se dit dans le silence des mots.
Seule la partie visible du sanctuaire demeure à la portée de
l’auditeur anonyme. L’entretien socratique s’arrête pour le
commun à la réfutation, au plaisir d’humilier. Le premier
cercle seul est en mesure d’atteindre aux autres strates de
signification. « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens,
246
ni ne jetez vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne
les piétinent de leurs pieds, et que, se retournant, ils ne vous
déchirent » (Mt. 7:6). Une recommandation d’apôtre, cela ne
se refuse pas, même rétrospectivement. Socrate, n’eût-il été
si entiché de la mort, eût été avisé de suivre le précieux
conseil, qui lui eût épargné le bouillon de onze heures. Le
fait est qu’un discours, si plurivoque soit-il, ne l’est pas pour
tout le monde. Pas pour tous les publics. L'aréopage
d'Athènes ne connaissait de Socrate que ce que Socrate
voulait bien qu’ils en sussent. Ils en « sussaient » assez pour le
faire condamner.
Ultime leçon du maître pour l’élève. Platon n’en perdrait
rien ; saurait, pour sa sauvegarde, faire œuvre de discrétion.
Lui s’avancera masqué (larvatus prodeo, comme le clamait
Descartes, avec tout l’à-propos du terroriste qui se balade en
djellaba ceinturé d’explosifs), plus encore que Socrate, ne
dévoilant qu’une part de sa doctrine à ses disciples triés sur le
volet. Il y a, dans les dialogues platoniciens, entre l’occulte et
l’explicite, des procédures de rétention. Une cryptographie
tissée de signes et d’allusions, de schibboleths, et d’artifices
inaperçus qui permettent à l’auteur de suggérer sans dire. Et
tout ce qu’il ne suggère pas, de l’enseigner sans rien écrire,
sans rien trahir de ce qui pourrait avoir été le faîte de
l’édifice. Tout un système occulte brassant les thèmes de la
Monade, de la Dyade et des Principes, péniblement
reconstitué par la philologie de l’école de Tübingen à
compter des fragments, d’indices et autres aphorismes
fatalement ébruités par d’indiscrets mýoï (bénis soient les
cafteurs). Tout ce savoir, point d’orgue ou névralgique de sa
247
philosophie, Platon ne le couche pas ; on pourrait dire (en
jouant sur les mots) : Platon ne « l’accouche » pas. Tout ce
savoir, Platon l’écarte de son fait exotérique pour ne
divulguer à notre usage que le message essentiel, la « bonne
nouvelle » (euangélion) : celle de l’eudémonisme.
L’évangélisme orphique
L’eudémonisme ? Une idée simple : « tout homme
recherche d’être heureux ». Si l’expression est de Pascal, ce
qu’elle exprime prend chez Platon valeur d’axiome. Le bien
est un point de mire, se situant « au-delà de l’être ». C’est le
message paroxystique de l’Euthydème, la toile de fond de
l’ensemble des sokratikoï logoï. Non moins certain ceci que «
l’homme désire naturellement savoir ». Nul plus à fond que
le Stagirite, héritier spirituel du penseur au « front plat », n’a
défriché ce thème. Reste à lier le savoir et l’agir. Ce sera
chose faite dans le Protagoras : « nul n’est méchant de son
plein gré ». Ce qui ne signifie pas que la nature du « méchant
homme » le pousse à l’être malgré qu’il en ait (une
interprétation plausible, quoique rarement considérée), mais
que celui qui sait ne peut qu’être juste ; ou bien il ne serait
pas juste, ou bien ne saurait pas (or pour savoir, il faut un
maître, ce qui n’est pas pour déplaire au recruteur de
l’Académie). L’eudémonisme affirme qu’il est possible pour
l’homme juste, celui qui sait, de trouver le bonheur
(eudaimonía), de s’affranchir du corps (soma), tombeau pour
l’âme (sêma) ; de rompre pour jamais avec le cycle des
métempsychoses pour vivre bienheureux parmi les
248
bienheureux dans les Champs-Élysées. Les lamelles d’or ne
signifient rien d’autre. Platon se fait via Socrate ou Socrate
via Platon, le porte-voix (prophète) de l’eschatologie
d’Orphée. Il augure ce faisant la sotériologie chrétienne,
dont il dessine tous les linéaments. « Platon, pour disposer au
christianisme », préconisait Pascal.
Ma très chère guerre
Malice au pays des merveilles. Une devinette pour
Machiavel : j’assure au méchant Prince le trône et la
quiétude dans la déloyauté. J’enterre les doléances de ceux
qui l’ont fait roi, m’assieds sur les promesses et résigne les
peuples. Moi seul, en temps de crise démocratique, préserve
encore aux yeux des électeurs floués la légitimité de l’État.
Qui suis-je ? Réponse en mille (ou en coupons de deux-cent)
: la guerre. La guerre qui paralyse. La guerre qui temporise.
La guerre qui précarise et conduit le citoyen épris de sécurité
à mettre en gage ses droits les plus fondamentaux pour un
sursis de confort. À rendre toujours davantage de sa liberté
conquise à l’arraché, lambeau après lambeau, comme on
épluche un artichaut jusqu’à devenir passif et con jusqu’au
trognon, paranoïaque comme un vieux schnock drogué aux
faits de voirie et contes de faits divers du journal de Pernault.
Et c’est reparti comme en quarante, tous azimuts : Libye,
Mali, Côte d’Ivoire, bon gré mal gré Afghanistan, la France
se cherche des guerres, quitte à les provoquer. Guerres
extérieures, autant que faire se peut (Clausewitz en a pondu
249
les manuels). C’est l’ingérence, la préemption, la prévention ;
c’est l’ « aide humanitaire », les « frappes chirurgicales » et
tout le vocabulaire de l’horreur clinique revisité par les bons
soins du Docteur Folamour Kouchner. Guerres intérieures,
en désespoir de cause ; et c’est le plan Vigipirate ; et c’est la
rixe dans les banlieues, couscous contre choucroute et falafel
; et c’est les skins face aux red-skins ; et c’est Marseille en
flamme au bas des minarets. Les néocons veulent en
découdre avec les djihadistes. Et c’est Fourrest et Ramadan
sur les plateaux de Taddei. La guerre totale, la guerre civile.
La débandade. La barbarie. C’est la reprise, après sept siècles
d’armistice, de la huitième Croisade.
Ma très chère délinquance
L’homme politique, se sachant contesté, se grime en
digue contre la barbarie. Il veille, pompier bon œil, sur les
départs de feu, le briquet dans une main et l’extincteur dans
l’autre. La peur entretenue maintient le Léviathan. La peur
d’être livré tout frêle et sans défense à la violence
recrudescente du petit peuple des capuches. Alain Bauer, «
criminologue » de son état digne d’é-loges, ex-président du
Grand Orient, ex-conseiller de Sarko, ex-père à C dans l’air,
en faisait déjà son fion de commerce sous le précédent règne.
On ne change pas une équipe qui gagne. Rien d’étonnant,
dans un contexte où les « merdias » de l’audience se paient de
subventions et de sensationnalisme, à ce que le sinistre le
plus autoritaire, le plus liberticide de la Socialie soit devenue
en un rien de temps la coqueluche des sondages.
250
C’est chose acquise qu’un État délabré, oligarchique, ne
se conserve que par la terreur. Moins par celle qu’il inspire
que par celle qu’il suggère s’il n’était là – un moindre mal –
pour l’endiguer. Raison de plus pour un cartel putschiste
soucieux de se refaire l’hymen, de ne surtout pas joindre le
geste à la parole. Avec Valls en faction qui bande ses muscles
et disperse les « racailles » comme Sarkozy passait le Kärcher
dans les « enclaves perdues de la république », ça ne risque
pas. La « tolérance zéro » a peu d’atomes crochus avec la loi
Dati. Et moins encore avec la ligne wesh wesh du syndicat
de la magistrature.
Un politique habile doit savoir générer lui-même la
vague qui le fera mousser. C’est la tactique de l’arme et du
bouclier. Du marketing de base. Créer le désir ; imposer
l’offre. Sapeur et sans reproche, Pyro le fou Manuel Valls a
su dans cette affaire mettre les bûchers doubles. Embrasonsnous, folle ville ! Vivons au four le four. Et le ministre de
nous offrir une autre piste, complémentaire de la « réduction
des déficits publics », passible d’expliquer la ratification par
les parlementaires de la « réforme pénale » : texte organique
promu en toute bonne foi (c’est dans ses cordes) par la très
talentueuse et magnanime garde des « sots » (que de talent
gâché). Si après ça vous ne voulez toujours pas de votre
caméra dans le fion…
251
Illégitime défense
Série de braquages à Nice. Un bijoutier à quelques mois
de la retraite fait feu sur l’un de ses agresseurs qui décède sur
le coup. Il avait derrière lui dix-sept condamnations. Toutes
de sursis – aucune exécutée. Le bijoutier quant à lui inculpé
pour tentative de meurtre, doit désormais répondre de ses
actes devant le syndicat de la magistrature. 1 700 000
mentions de soutien (likes) ont été exprimées en quelques
jours par les seuls utilisateurs de la plate-forme Facebook.
Les vols se banalisent. Les banques sont vides et le cours de
l’or atteint des sommets historiques. La réduction des
fonctionnaires dans les corps de police n’arrange rien à
l’affaire. Première victime : les commerçants. Tragique ; mais
l’exaspération ne constitue pas (encore) ; du moins, pas à elle
seule un élément définitoire de la légitime défense. La Justice
n’énonce pas le Vrai, le Bien et moins encore le Juste. Elle
n’énonce que la Loi.
Le statut révisable de la théorie
Nul doute que la relecture sacrificielle du mythe, du rite
et de l’émergence du politique avancée par Girard doit en
partie son attractivité à l’étendue de son champ
d’application. Peu de modèles peuvent décemment prétendre
à expliquer une telle diversité de phénomènes, qu’il s’agisse
d’œuvres littéraires ou d’événements sociaux, économiques
et géopolitiques. Cet éclectisme ressortit à ce que
l’épistémologie contemporaine qualifie d’ « envergure »
252
d’une théorie. C’est l’envergure, parallèlement aux critères
de simplicité, de cohérence, de fécondité et d’élégance, qui
rend possible l’élection de la meilleure théorie parmi
l’infinité des théories passibles d’expliquer un même
ensemble de « données observationnelles ». En gardant à
l’esprit – pour ne pas être dupe de notions équivoques – que
les « données observationnelles » sont déjà, foncièrement,
lestées de théorie : aucun regard n’est neutre, les « faits » sont
tendancieux. Il y a un « cercle herméneutique » qui fonde et
dénature toute expérience du monde.
L’apparition de ces critères dits « de choix rationnel » ou
« valeurs de la science » à l’aube du XXe siècle – apparition
concomitante à celle de l’épistémologie comme discipline –
témoignent d’une difficulté jusqu’alors inédite de l’histoire
des sciences. La science ne prétend plus décrire l’« essence »
de l’être, l’être sans l’accident, l’universalité du fait, mais
proposer une « représentation » du monde commode
(Poincaré) et transitoire, une explicitation robuste et
réfutable (Popper) des phénomènes appelée à être révisée. La
vérité n’est plus en conséquence « adéquation » de l’être et
du concept (adequatio rei et intellectus), mais « cohérence »
interne du système d’axiomes de propositions qui œuvrent à
« modéliser » l’être. Le contrôle expérimental n’a que faire
des prémisses, des postulats et des présupposés
métaphysiques qui nourrissent son axiomatique : les
conclusions elles seules sont éprouvées sur le terrain de
l’observation.
253
Les valeurs de la science
L’essence est une ; la science ne pouvait être qu’une ; la
théorie, à l’image de la science, ne pouvait être qu’une
jusqu’à ce que, devenue représentation lorsque la science,
revenue de ses illusions, s’est acceptée pour telle
(conventionnalisme, constructivisme), elle mette en
concurrence diverses représentations, donc plusieurs
théories. À charge du scientifique d’élire la plus à même
d’interpréter les faits. Si néanmoins une théorie peut être
plus « féconde » qu’une autre, une autre peut être plus «
simple » que la première et une troisième plus « élégante »,
une quatrième plus « cohérente », etc. Intervient en ce cas
(en fait, dans tous les cas) un second niveau d’arbitraire : les
critères seuls ne suffisent pas ; encore faut-il hiérarchiser la
pertinence de ces critères. Lequel, lesquels doit-on
privilégier ? Pourquoi ? Au nom de quoi ? Lorsqu’Aristote
fait tourner le cosmos, et ses sphères cristallines, et sa sphère
étoilée autour de la Terre fixe, il promeut la simplicité ;
lorsque Kepler inscrit le monde dans le giron de polyèdres, il
promeut l’élégance ; quand Copernic fait graviter la Terre
autour de l’astre hélianthe, il promeut l’envergure (le même
modèle est transposable aux satellites).
Toutes ces visions – platonicienne, aristotélicienne,
ptoléméenne, copernicienne, galiléenne, képlerienne et
toutes celles qui suivront – rendent compte d’une seule et
commune expérience du monde. Il est tout aussi vrai que le
Soleil tourne autour de la Terre que l’orbe terraqué orbite
autour de son étoile : il n’est question, pour faire la part des
254
choses, que de savoir – de décider – quel corps céleste, de la
Terre ou du Soleil, choisir comme référence ultime à nos
propositions. « La pluie, c’est Zeus qui pisse à travers un
tamis », explique Strepsiade dans les Nuées d’Aristophane.
Un moyen comme un autre, tout aussi bon qu’un autre du
point de vue explicatif, d’aligner une « logie », voire une «
étiologie » sur un constat. Mais pas aussi féconde que la
météorologie actuelle. La théorie des précipitations permet
ce que ne permet pas l’énurésie de Zeus : la prévision, la
prédiction, l’achat du parapluie, qui prête un avantage
adaptatif patent à notre théorie. Et Comte de résumer, à
l’occasion de ses Cours de philosophie positive, que « science,
d'où prévoyance ; prévoyance d'où action ». Tous les moyens
sont bons, tous les chemins conduisent à Rome, mais tous ne
se valent pas.
À l’agora virtuelle
Dire qu’Internet est un magma opaque où le commun
s’exprime incognito peut sembler approximatif. Le Web 2.0
n'est pas le règne de l'anonymat, mais du « pseudonymat ».
Le pseudonyme, en tant que dénomination postiche, répond
d’un choix qui protège l’internaute tout en garantissant la
permanence, la cohérence, la traçabilité de son discours. Ce
n’est ni personne, ni la personne. C'est l'entre-deux de
l'identité.
Quant à la « clandestinité » prétendument offerte par les
réseaux sociaux, c’est là sans doute un canular à pigeonner
255
les éditorialistes (le web les fauchera tous), d’autant mieux
disposés à s’en laisser compter qu’ils voient d’un mauvais œil
l’épinicie des pure-players (Médiapart, Rue89, Agoravox) ;
sans doute aussi le moins crédible des éléments de langage
après celui de la « guerre contre le terrorisme ». Mais qui
pourrait prétendre y avoir jamais cru ?
À vos souhaits
« La grandeur est l’être-pour-soi sursumé ; le Un
exerçant-la-répulsion, qui ne se comportait que
négativement en regard d’autre-chose, est passé dans le
rapport avec lui ».
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit (Phänomenologie des
Geistes), chap. III, 1807.
Stercorius et Crepitus
Une anecdote fréquemment rapportée par les auteurs de
l’Antiquité tardive prétend que les latrines de la Rome
antique ont eu leurs propres (ou sales) divinités votives. En
fait de canard-WC (notre concession au totémisme), un
certain Stercutius, encore appelé Stercorius, aurait été le dieu
des lieux d’aisance, seigneur du colombin (fumier) et de
l’excrémentation. Ce Stercorius allait rarement aux selles
sans son parèdre Crepitus, prétendument le saint patron des
pets, vents de panique et autres flatuosités. Il n’y a pas de
sous-métier. Les deux idoles trônaient ensemble sous la
256
forme de statues anthropomorphiques au ventre ballonné
près des lieux adaptés. L’épigraphie nous manque qui
pourrait établir l’extension de ce culte. Les doxographes
précisent que la dévotion à ces lares scatophiles aurait été
surtout le fait des enfants en bas âge et des personnes âgées
en pénurie de pruneaux. Une convergence connue des
proctologues derrière laquelle (se sub)odorent les deux
segments de population « à risque », pour ne pas dire
notoirement sujets à la constipation chronique. Rien de plus
salutaire alors qu’une main secourable. Il n’est démon ni dieu
qui ne tire ses origines de nos limitations. Puissent ceux du
siège – sans siège dont on comprend l’urgence – accepter les
offrandes des crispés du naos. Les délivrer du mal, lorsque la
taupe cogne au guichet.
Plus conséquente, peut-être, que leur traitement
iconographique, est la question de savoir si Stercutius et
Crepitus ont vraiment fait Église. Nous nous devons en
l’occurrence de signaler que nous ne disposons sur ce dossier
que de ouï-dires, de témoignages qui ne sont pas tous de
première main ni de première fraîcheur. C’est un peu
l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, et a tout intérêt à
faire savoir que l’ours rôde pour mieux lui faire la peau. On
peut citer le cas clinique du maraudeur Voltaire (on dit que
l’odeur attire les mouches à m…) plus que ravi de trouver en
ces poilantes mascottes matière – fécale – à cracher son
venin. Voltaire l’irréligieux, libre-penseur devant l’éternel,
qui n’a pas son pareil pour débusquer les succulences secrètes
que sue l’obscurantisme, les épices ravageuses qu’il traque
dans les tréfonds des plus obscures cavernes, du rectum aux
257
basses-fosses ; Voltaire le pourfendeur gloussant du delirium
tremens, toujours d’attaque lorsqu’il n’y a plus de danger ;
Voltaire qui boue de broyer comme du bonbon les dieux de
l’ancien monde, Voltaire a la dent dure et le maçon chevillé
au corps. Alors ça tire. Ça canarde ferme. Haro sur les
fétiches ! Pas de pitié pour Belzébuth ! De la superstition
faisons notre festin !45
Voltaire contre l’idolâtrie
Voltaire et les idoles, c’est toute une « épo-pet ».
Terribles ou suaves, les dieux, il n’en fait qu’une bouchée. Il
se les monte jusqu'aux papilles ; il se les ensalive, les croque,
les brise, leur taille les croupes jusqu’au trognon puis les
enfourne et se les digère avant de les remettre en terre. Y’a
manne qui passe, on la ramasse. Voltaire s’en donne à cœur
content. Quitte à forcer le trait, le nombre et les attributions.
45
Le tout, c’est d’assumer. Ce que Voltaire ferait à sa
manière, fort d’une conception très personnelle de la
vaillance intellectuelle. Le saint canonisé martyr de liberté
de pensée mettrait tout son talent en œuvre pour persuader
ses interlocuteurs épistolaires et maîtresses de salon qu’il
n’avait rien à voir avec l’auteur du Dictionnaire ; que point
du tout, coin-coin, ce n’était pas lui, coin-coin : il n’avait pas
volé l’orange et cet ouvrage ne méritait pas de lui être
attribué. Voltaire restait en cela fidèle à son premier
principe, tourné selon ses soins : « Frappez, et cachez votre
main ».
258
Quitte à remettre une louchée de fiel. D’un euphémisme,
Voltaire abat des régiments de Golems de terre glaise. Par
ordre d’apparition : « la déesse des tétons, dea Rumilia ; la
déesse de l’action du mariage, dea Pertunda ; le dieu de la
chaise percée, deus Stercutius [ou encore] le dieu Pet, deus
Crepitus, ne sont pas assurément bien vénérables » (Voltaire,
Dictionnaire philosophique, 1764). Pas vénérables ; mais à
l’image de l’homme. Si l’on admet, à tout le moins, dans le
sillage d’un Feuerbach (cf. L’essence du christianisme, 1841)
moins rogue que son prédécesseur, que la religion n’est autre
qu’une réflexion située de l’être humain sur, par et en luimême. Voltaire est pour sa part très loin de cet ordre de
pensée, qui ne s’est jamais beaucoup intéressé à la
philosophie. Quoique l’homme ne soit pas le mieux placé
pour se gausser des manitous de latrines.
Relevons, non sans surprise, ce fait que sa conscience
satrapique n’est pas à l’occasion sans trouver quelques
charmes au joug de moral qu’impose la religion. C’est que la
conscience, comme dirait Marx, n’est pas fondée que dans
une motte de beurre : « Il est fort bon de faire accroire aux
gens qu’ils ont une âme immortelle et qu’il y a un Dieu
vengeur qui punira mes paysans s’ils veulent me voler mon
blé ». On ne lui fait pas dire. Voltaire s’oublie. Voltaire pâtit
effectivement de cette vésanie consubstantielle aux cuistres,
et qui consiste à retourner d’instinct son arme favorite – sa
plume – contre lui-même. Ainsi est la branche qui le
soutient. À se tirer une balle dans le pied (peut-être un
mécanisme d’auto-élimination recruté par la sélection). Se
vérifie à nouveau frais l’adage voulant qu’une citation vaille
259
mieux qu’un long discours. Une d’éloquente – de citation –
qui prouve ici que cette croyance que l’écrivain a dans le
collimateur n’est évidemment pas (que) la religion païenne ;
et loin de lui le caprice de condamner la religion en général.
De la condamner dans l’absolu. Bonne pour les serfs ; moins
bonne pour les propriétaires, la religion peut être à
l’évidence la pire et la meilleure des choses.
La religion, y’a bon !
Elle est la pire pour les bourgeois, heureusement seuls
destinataires de l’Encyclopédie comme de son Dictionnaire.
C’est dit in extenso dans l’œuvre de l’intéressé (« intéressé »
est un déterminant ici déterminant) : « Il est à propos que le
peuple soit guidé, et non pas qu'il soit instruit ; il n'est pas
digne de l'être » (« Lettre à d'Amilaville » du 19 mars 1766,
dans Œuvres de Voltaire, Voltaire, éd. Hachette, 1862, t. 31,
p. 164)46. Prière de ne pas l’instruire (– c’est qu’il serait
46
Envoyez la purée : « Je crois que nous ne nous entendons
pas sur l'article du peuple, que vous croyez digne d'être
instruit. J'entends par peuple la populace, qui n'a que ses bras
pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le
temps ni la capacité de s'instruire ; ils mourraient de faim
avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu'il y ait
des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une
terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon
avis. Ce n'est pas le manœuvre qu'il faut instruire, c'est le
bon bourgeois, c'est l'habitant des villes ; [...] Quand la
260
capable de lui voler son blé !). Sentence d’esprit très
émancipateur comme l’on peut en juger. À quoi viendra
répondre, sous le blanc-seing de Rousseau, la philippique
célèbre de Robespierre l’Incorruptible ayant lui également
compris bien assez tôt le caractère typiquement
aristocratique de l’athéisme germinal des pécunieux. On ne
peut nier que la morale et les affaires font rarement bon
ménage. Voltaire le savait mieux que personne qui avait fait
fortune dans le commerce triangulaire et la vente d’armes
(ventes à l’ennemi, pour ne rien arranger). Ce qui
n’empêcherait pas notre enrichi précieux, sentant le poids de
la mort peser sur ses épaules… de changer son fusil d’épaule.
De carillonner au prêtre pour se faire convertir in articulo
mortis. C’est toujours beau, de voir un homme lutter pour
ses valeurs…
La question des fondements
Un dernier acte qui résume tous les autres. Il est bien
loin, l’« esprit critique », quand la Lumière s’éteint. Le
souffle, ici, charrie tous les essoufflements. Dommage ; car
pour une fois, Voltaire n’avait pas tort. Pas tort de moquer
Stercorius, et Crepitus, et Rumilia, et tout le caravansérail du
paganisme ancien. Tort cependant, d’avoir pris pour argent
comptant (Voltaire = argent = content) ce paganisme, qui a
populace se mêle de raisonner, tout est perdu (« Lettre à M.
Damillaville », 1er avril (sans blague ?) 1766, dans Œuvres de
Voltaire, Voltaire, éd. Lefèvre, 1828, t. 69, p. 131).
261
peu de chances, pour sa gouverne, d’avoir été pris pour
argent comptant. Où sont les sources ? En ce même lieu,
semblerait-il, où disparaissent, avec les gloires fugaces de la
téléréalité, les chaussettes orphelines. Qui parle ? Des
promoteurs du christianisme. Des chantres du monothéisme.
Tiens donc ; que des gens fiables ! Le fait qu’aucun indice
épigraphique de première main (polythéiste) n’atteste
l’existence de semblables démons aurait dû régler la
question. Tout laisse clairement à croire que ce breneux
Panthéon n’a de réalité que celle que lui confient à point
nommé ses détracteurs. Une manière insidieuse
d’enguirlander Saturne (dit Stercutus), dieu présidant à la
corvée champêtre, et sa progéniture Picus. Littéralement
parlant, de bien les emmerder. En ces temps d’irénisme
exsangue, il fallait bien se trouver un diable pour se faire les
dents. Qui veut piquer son chien commence par se procurer
un chien. Voltaire, pour ne pas changer, tapait sur des
moulins à « vents ».
Une triste gloire déchue
C’est moins, en vérité, par le truchement de Voltaire ou
des apologètes chrétiens que sont connus ces pénates. Ainsi
Flaubert qui, lui, signe ses œuvres (et même ses
personnages47) ne laisserait pas de faire tenir à Crepitus ce
discours mémorable, extrait de La Tentation de saint
Antoine :
47
« Madame Bovary, c’est moi ».
262
« Moi aussi l'on m'honora jadis. On me faisait des
libations. Je fus un dieu ! L'Athénien me saluait comme
un présage de fortune, tandis que le Romain dévot me
maudissait les poings levés et que le pontife d'Égypte,
s'abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à
mon odeur. Quand le vinaigre militaire coulait sur les
barbes non rasées, qu'on se régalait de glands, de pois et
d'oignons crus et que le bouc en morceaux cuisait dans le
beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne
alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les
digestions retentissantes. Au soleil de la campagne, les
hommes se soulageaient avec lenteur. J'ai eu mes jours
d'orgueil. Le bon Aristophane me promena sur la scène,
et l'empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table.
Dans les laticlaves des patriciens j'ai circulé
majestueusement! Les vases d'or, comme des tympanons,
résonnaient sous moi ; et quand plein de murènes, de
truffes et de pâtés, l'intestin du maître se dégageait avec
fracas, l'univers attentif apprenait que César avait dîné ! ».
On ne lira pas celui-là dans le Lagarde et Michard…
D’irrésistibles obus
Parmi ces anecdotes qui ne risquent pas de figurer avant
longtemps dans nos manuels d’orthopédie morale, la
capitulation précoce de l’empereur Hirohito, qui ne dissuada
guère nos « partenaires américains » de leur faire péter leurs
263
deux bombes à la gueule. Bilan : 340 mille tués. Le double en
différé, dus aux cancers induits ; et c’est sans décompter les
fœtus démoulés comme des Mr Patate. 95 % des morts
d’Hiroshima et de Nagasaki furent des pertes civiles – cibles
assez peu congrues d’un strict point de vue militaire. Nous
savons désormais que les conditions expresses de la reddition
du 10 août 1945 recomposèrent à l’iota près celles proposées
plus tôt par le gouvernement nippon (l’empereur conservait
notamment son trône). L’affaire eût été faite avec ou sans
bombardements. Pourquoi alors Truman s’est-il tant acharné
à déclencher les feux du ciel ?
Il n’était pas question que de ressentiment. L’« attaque
surprise » du Pacifique ne pouvait certes pas rester sans
rétorsion ; mais l’on n’entreprend pas de si coûteuses
expéditions à la seule fin de se faire plaisir et de profiter de la
vue. Bien plus déterminante était la volonté de l’état-major
d’apprécier in bello la valeur dissuasive de leur dernière
acquisition. Bijou technologique, fleuron de l’industrie
militaire et fruit de la collaboration des plus grands
physiciens américains et exilés européens, la grosse Bertha
du projet Manhattan n’attendait qu’une occasion pour foutre
la pétoche aux Russes. Truman ne pouvait pas se permettre
de différer l’envoi. Ni s’attaquer directement à l’empire
communiste. Alors les Japs’ ont pris sur eux. Vae victis. Tant
pis.
Une démonstration de force qui, loin d’impressionner les
rouges, n’a eu pour seul effet que d’accélérer la mise au point
de leur propre atomiseur. Les USA, pionniers de la «
264
concurrence vertueuse », n’ont pas raté leur coup. Effet
pervers de l’émulation, la Tsar bomba, fraîche émoulue des
technopôles de l’ours, fut achevée en quatre mois (deux jours
ouvrés chez Stakhanov), pour demeurer l’arme de mort la
plus puissante jamais utilisée dans l’histoire de l’humanité.
Le test eu lieu en terrain neutre. L’étron de Sakharov, largué
dans l’Arctique russe, fut une sorte de réponse du tac-au-tac
de son berger à la bergère. Histoire de se mettre au clair une
fois pour toutes sur la question de savoir qui avait la plus
grosse. Et les Français, avec un train de retard, suivront plus
timidement, appelant leur propre bombe d’un nom de code à
faire trembler ses concurrents : la Gerboise Bleue…
D’irrésistibles obus (suite)
Se souvenir toujours, toujours lorsque les USA parlent de
« guerre contre le terrorisme », d’« États voyous » ( Rogue
States) et d’ « armes de destruction massive », qu’ils sont les
seuls à en avoir jamais utilisé de façon délibérée et
stratégique, et finalement parfaitement contre-productive,
contre d’autres nations. Se souvenir toujours, toujours
lorsque les USA parlent de « ligne rouge » à propos des armes
chimiques syriennes, que c’est Kennedy, le quetard
belliqueux, qui a donné son autorisation pour l’épandage de
l’agent orange, le défoliant cancérigène, au-dessus de la
canopée vietnamienne, et que c’est à Bush que l’on doit –
dans le cadre de « l’expansion de la démocratie » – le
phosphore blanc saupoudré sur l’Irak. Pour ne rien dire de
son alliance cabalistique avec l’une des plus dures théocraties
265
suprématistes coloniales que le Moyen-Orient moderne ait
eu à se colleter. À chacun son Qatar.
La querelle de l’iota
Un pas en marge du champ de bataille pour ne pas
risquer d’être assommé par une réflexion censée nous
éveiller. Nous disions bien « à l’iota près » ; et l’expression
n’est pas gratuite. Elle témoigna chèrement du caractère
opératoire et hautement politique du langage religieux. C’est
d’après lui, à l’aune de ce « iota », qu’ont été définies les
normes et les déviances, fixées l’orthodoxie et l’hérésie (du
gc. hairesis, « préférence », « choix ») en matière de credo.
Iota qui coûta cher aux sectes dissidentes, anathématisées
sous les auspices d’une voyelle dérisoire à l’occasion du
concile de Nicée. Ce n’est en effet qu’en 325, à l’issue du
synode œcuménique qui rassembla, en Bythinie (actuelle
Turquie), sur la convocation de Constantin Ier, l’ensemble
des délégations des évêchés des quatre grands épiscopats, que
la formule « varier d’un iota » se vit porter sur les fonts
baptismaux.
La tenue du concile avait été hâtée par l’inquiétante
efflorescence des interprétations qui confondaient les blancs
et les couleurs dans le tambour de cette byzantine machine à
blanchir l’âme qu’était alors l’inchoative théologie
chrétienne. Au centre du débat, la nature ambiguë du Fils et
son rapport au Père : homme, Dieu, un peu des deux, créé ou
éternel, mortel (sinon comment ressusciter) ? Un vrai
266
gloubiboulga christologique dont il devenait urgent de se
dépêtrer pour ne pas risquer le schisme. Les conciliaires
avaient sans aucun doute de l’hostie sur la planche…
La commission de tonsure
Face aux « unitaristes », aux « ébionites » et aux « ariens »
(émules d’Arius, pour qui le Fils n’est pas égal au Père, ni
éternel, et moins encore divin), la position des Nicéens 48
était que la Personne ou « hypostase » christique, en somme,
l’incarnation du Fils, était « de même substance » que le Père.
Bien qu’elle ne soit pas le Père – le même problème
ressurgira relativement aux Anges, émanations de la divinité.
Un dogme élaboré sur un coin de table (un peu comme la
virginité de Marie – treize ans, et toutes ses dents de lait –,
dont on ne connaît pas moins des fils aînés de Jésus), coulée
une première fois dans la profession de foi dite « symbole de
Nicée », avant d’être réaffirmée moyennant quelques
explicitations par le concile de Constantinople de 381 :
« Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant,
Créateur de toutes choses visibles et invisibles. Et en un
seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, engendré
du Père, c'est-à-dire, de la substance du Père. Dieu de
Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ;
engendré et non fait, consubstantiel [homooussios] au
Père ; par qui toutes choses ont été faites au ciel et en la
48
Ndla : oui, celle du missionnaire, on la connaît.
267
terre. Qui, pour nous autres hommes et pour notre salut,
est descendu des cieux, s'est incarné et s'est fait homme ;
a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux
cieux, et viendra juger les vivants et les morts. Et au
Saint-Esprit. Ceux qui disent : il y a un temps où il n’était
pas : avant de naître, il n’était pas ; il a été tiré du néant ;
il est d’une substance (hypostasis), d’une essence (ousia)
différente, il a été créé ; le Fils de Dieu est muable et sujet
au changement, l’Église catholique et apostolique les
anathématise ».
L’emploi délibéré du terme grec homooussios (homo
pour « même », comme dans « homosexuel » (non pas pour «
homme », comme dans homo sapiens), et ousia pour «
essence », comme dans un autobus, ha ha) avait pour
fonction doctrinaire d’opposer une fin de non-recevoir claire
et définitive aux assertions des « subordinatianistes »
subordonnant le Fils au Père et aux (semi-)ariens de France
et de Navarre qui soutenaient que Père et Fils n’étaient que
de « substance semblable » (homoiousios). Le petit « i »
départissant la souche chrétienne orthopédique de ses
rameaux infréquentables n’est autre que le fameux iota de la
discorde (ou de Discorde, pour rendre hommage au mythe).
La lettre est ici dans l’esprit et l’esprit dans la lettre. C’est la
« lettre à l’Église » qui vous repêche ou vous excommunie.
La foire au prône
268
Homoousiens et homoiousiens, s’ils monopolisaient le
devant de la scène, étaient loin cependant d’être les seuls en
lice. Si côté cour, Arius et les évêques se tiraient la bourre,
côté jardin fulminaient d’autres sectes 49. Citons, par ordre de
persécutions, les brigues origénistes (épigones d’Origène,
ayant réinvesti les thèses platoniciennes sur la préexistence
des âmes), les docétistes (du grec dokein, « sembler » : Jésus
n’a pu souffrir qu’en apparence. Credo que se réapproprient
les hérésiarques Satornil, Marcion et Valentin, puis les
monophysites), les encratites (abstèmes et puritains, refusant
toute concupiscence et condamnant le mariage. Leur
mouvement se fragmente à compter du IVe siècle en
adamites, apostoliques et autres apotactiques), les gnostiques
(qui donnèrent bien du fil à retordre au christianisme
primitif, niant le Dieu de l’incarnation et de l’Ancien
Testament, imputant au démiurge la déchéance dans la
matière), les ébionites déjà cités (peu convaincus par la
divinité de Jésus), les montanistes (tenants d’une morale
rigoriste, rejetant la hiérarchie ecclésiastique aux appendices
ganglionnés de bijoux pour mieux porter aux nues l’idéal du
martyre), les artotyrites (qui savaient vivre, et ne
languissaient pas de célébrer la Cène, ou communion
eucharistique, avec pain et du fromage), les novatianistes
49
« Cour » et « jardin », d’après les initiales de Jésus-Christ
(J.-C., ça marche aussi avec Jean-Claude), désignaient
autrefois les cloisons latérales ainsi que les deux entrées
bordant la scène : gauche pour le J de jardin et de Jésus,
droite pour le C de cour et de Christ. Sauf si vous regardez
Jésus de dos ; alors vous vous êtes trompés de salle.
269
(disciples de Novatien, proclamée « antipape » en 251, qui
s’indignaient que l’on réintégrât les relaps repentis – lapsi –
dans le giron de la Grande Bavarde, et contestaient la
commission de la cléricature au pardon des péchés : une
rémission des fautes octroyée « par procuration » à la tête, et
à la bourse du client, ceci au nom, c’est-à-dire à la place de
Dieu).
Citons enfin, petite chapelle d’irréductibles à l’ombre des
clochers, les donatiens ou donatistes (départageant les
évêques « radicaux » des évêques « réalistes », optant pour les
principes plutôt que pour la casuistique, Donat et ses
soutiens esquissent sur le plan religieux une première
expression de la dichotomie entre éthique déontologiste et
éthique conséquentialiste, entre morale kantienne et
benthamienne) qui seront, avec les pélagiens (soutenant la
possibilité d’un salut par les œuvres et par la volonté contre
la doctrine de la grâce de la prédestination) les dangereux
schismatiques contre lesquels l’évêque d’Hippone, Saint
Augustin (ex-libertin casé remis de sa sympathie coupable
pour le manichéisme50), conduira sa croisade. Ces hérésies
comptaient parmi leurs membres des partisans d’autres
tendances
que
strictement
homoousiennes
et
homoiousiennes, soit dit respectivement orthodoxe et
arienne. Les homéens posaient entre le Christ et Dieu un
50
On peut en dire autant de Pascal, pour ce qui ressortit au
libertinage, ou d’Ardisson, dans le registre de
l’antisémitisme. Il n’est de meilleurs garde-chasse que les
anciens braconniers.
270
rapport de similitude non substantielle, rapport analogique,
et les anoméens une différence irréductible entre les deux
Personnes. Last but not least, les aétiens, aussi nommés
exoucontiens, eunomiens, hétérousiens ou Pierre-JacquesEmmanuel selon lesquels l’Incarnation et l’Incarné ne sont
pas non plus de même substance – mais ne le sont pas de la
même manière qu’ils ne le sont pas chez les cousins 51. On
vous épargne les nuances, les entre-deux, les cinq-à-sept et
les écarts de sens (ou de traduction) faisant le lit d’autres
franchises plus ou moins autonomes. Église pour ecclesia, «
assemblée » ; catholique pour catholicos, « universelle ». On
voit comme c’était bien barré… Rassurons-nous : cela irait
de Pie en Pie (si l’on ose dire).
Au point de nous en faire oublier que le christianisme ne
fut
jamais
lui-même
qu’une
dérivation-dévianceaccomplissement (selon d’où vous jugez) du judaïsme
antique.
Fist and furious
Notre ministre de l’intérieur (i.e. Manuel Valls), pressé
par les relances chroniques des « victimes de la route »,
préconise l’abaissement de la vitesse maximale autorisée hors
51
On ne sait vraiment en quoi. Même les théologiens y
perdent leur latin. On ne leur en voudra pas, ayant nousmêmes force difficultés à distinguer entre nos partis
politiques.
271
autostrade à 80 km/h au lieu de 90. Décélérer de 10 km/h sur
les routes départementales françaises épargnerait environ
450 vies – et beaucoup de frais pour la sécu (il n’y a pas de
petites économies). C’est autant de macchabées de moins sur
le macadam, et combien moins de familles en deuil. Le calcul
est on ne peut plus captieux ; rassurez-vous, car la logique est
pire. Plutôt que d’axer la prévention sur les infrastructures
en engageant l’installation de glissières de sécurité et la
réparation des voies, on mise plein pot catalytique sur la
sanction/ponction des automobilistes. On ne dépense pas.
On ne pense pas beaucoup non plus. On pénalise avec radar
et bonne conscience ; avec prune et police ; avec en tête
l’idée que rouler moins vite est un acquis dans l’absolu. À ce
compteur-là, autant voir grand et mettre à l’agenda la bonne
vélocité : 0. Zéro vitesse, zéro dégât. Pas de mort au frein.
Autant tout de suite passer le point mort et sur les « i ».
Pousser derrière, sans risque et sans malaise. Sûr, dirait
Lapalisse, c’est tellement moins risqué… On peut assurément
déraisonner comme cela, et continuer à faire fausse route
jusqu’à rentrer dans le mur en klaxonnant gaiement comme
un béni-oui-oui. Donner l’aval à Valls et se ranger des
caisses. On peut aussi marquer le pas, faire un pas de clerc
hors du kampflatz pour méditer quelques instants le
judicieux conseil d’un certain président (Georges Pompidou,
pour ne pas le nommer) : « Arrêter d’emmerder les Français
avec leur voiture »…
272
Traités européens
La séquence du « propagandum » sur la Constitution
européenne (TCE) a été l’occasion de ressortir des vieux
placards à mythes les eulogies ferventes de Victor Hugo sur
les États-Unis d’Europe ; puis de nous présenter l’Europe
comme le remède à tous nos maux. Le remède à la guerre ; le
remède au chômage ; le remède à la crise, à l’inflation, à la
vache folle, au naturisme, à la bêtise et le plus sûr bastion
contre le spectre errant des totalitarismes. On a dit non. Ils
ont dit oui. Ils ont dit merde à la démocratie. « Ils » en
question, ce sont les artisans de notre bonheur futur que le
même système qu’ils ont allègrement « conchié » (pour ne
pas citer Rabelais) a propulsé « parlementeurs ». Une meute
de hyènes dactylographes, caisse enregistreuse des décrets de
l’OMC, visiblement peu concernée par l’opinion de ceux
qu’ils représentent. Les « glands de ce monde », sous la
houlette de Sarkozy, ont rattrapé notre bêtise en opposant à
notre instinct de survie leur fin de non-recevoir. Au nom du
bien. C’est passé juste, mais c’est passé : ils ont voté
Lisbonne. « Therefore the Yes had won against the No ».
Raffarin peut être content. Il avait ses défauts, mais le fait
d’avoir tort n’en faisait pas partie. Mais alors quoi, d’où vient
le mal ? « Unde malum ? », se demandait Leibnitz. De quoi
nous plaignons-nous ?
C’est pourtant fait. Nous nous sommes alignés. Nous
sommes embarqués toutes voiles dehors, cap sur la «
mondialisation heureuse (Minc). D’où vient alors que nos
industries délocalisent à tour de bras ? D’où vient que nos
273
élus, si plein de bonnes intentions, collapsent comme des
ballons d’hélium une fois goûté aux « saveurs du palais » ; et
qu’une fois « Maquignon » conquis, pas un de nos ministres
(du lat. minister, « serviteur ») ne soit rappelé à ses promesses
? – Montebourg ? Avec une sympathique et rabelaisienne
exubérance, Montebourg – Maréchal Nouvoilà – nous vend
son impuissance, dore la pilule. Sa prise sur le réel est comme
la confiture de lait : moins il en a, plus il étale. Comment,
sinon, comprendre que le « ministre du redressement
productif » agite ses marinières à la criée comme un
marchand de poissons, tandis qu’Hollande déballe son « choc
de simplification » comme l’assistante du magicien, comme
TF1, comme le dernier des pickpockets romanichels
détourne l’attention des spectateurs tandis qu’on les
ensuque ? Où sont nos politiques à qui il nous a bien fallu
confier les clés, faute de constitution authentiquement
démocratique (stochocratie) ? Ils avaient l’intention sans le
pouvoir, ils ont pris le pouvoir et dans l’opération, perdu
toute intention de pourvoir. Que faisons-nous sur les récifs,
en attendant la vague qui nous en délogera ?
D’où vient le mal, puisque l’Europe, nous l’avons eue
(profond) ? Si tout est si parfait ? Et ils répondent, les
lobbyistes, que tout n’est pas encore parfait. Qu’il faut aller
plus loin. Que la réponse (Pilate), c’est toujours plus
d’Europe, comme en URSS la solution passait par toujours
plus de collectivisation. Voici alors l’Europe refaite en salle
de classe avec ses « cancres » (la Grèce), ses « bons élèves »
(l’Allemagne) et ses « agences de notations » ; avec ses «
partenaires » tenus de respecter le « programme » de
274
redressement fixé pour leur salut par les recteurs de la troïka
et de leur « Commissaires briseurs ». Il faut, clament les
européistes, plus de contrôle de la Commission sur les
budgets (two-pack, six-pack et « règle d’or ») ; il faut de la «
convergence », récidivent-ils, de la « flexibilité », de l’«
harmonisation fiscale ». Mais toujours vers le bas. C’est plus
facile d’harmoniser lorsque c’est par le bas. Plus simple,
lorsque l’on parle de parité, de baisser les salaires des uns que
d’augmenter celui des autres. Ainsi de l’Europe et du
dumping fiscal. OK, c’est un point de vue. Il est permis (?)
d’avoir un autre diagnostic.
Et maltraités Européens
La crise ne nous tombe pas du ciel. Rappelons au moins
cette vérité première que les experts triés de C dans l’air et
d’Annal+ ont tant de mal à s’avouer : ils en sont responsables.
Eux particulièrement dont les associations, think tank et
clubs caritatifs commanditaires (Le Siècle, Davos, Medef,
CFR, Bilderberg et Trilatérale pour n’en citer que les plus
actifs) ont tant œuvré à l’émergence d’un monde qui leur
ressemble. La crise n’est pas les autres. Elle n’est pas toute
entière comptable de la faillite de Lehman Brothers, des CDS
de Blythe Masters ou de la dissimulation par Goldman Sachs
(de tous les mauvais coups) de l’ampleur de la dette grecque.
Si ces vicissitudes de la cupidité de « la petite financée du
monde » ont pu avoir le moindre impact sur nos pays, c’est
bien que nous étions déjà compromis. La crise, c’est la
compromission. Elle est d’abord et avant tout le fait de choix
275
politiques constants arrêtés en catimini depuis le Traité de
Rome. Elle est le fruit d’une politique mise sous tutelle
d’individus qui se régalent à malaxer la loi selon leur bon
plaisir, comme de la pâte fimo. Ce sont les engagements que
l’on a pris pour nous qui nous ont mis dans la panade. On
sait que les arbitres de sumotori arborent symboliquement
un poignard à la hanche pour se faire seppuku en cas de
faute d'arbitrage. Songeons que notre classe politique serait
bien clairsemée, eût-elle fait siennes certaines coutumes…
On a cité le traité de Rome, le traité de Maastricht et le
traité budgétaire. On a cité, surtout, le traité de Lisbonne.
Lisbonne passait en douce. Soit la reprise du TCE (ou Traité
Constitutionnel Européen) enclavé au chausse-pied par voie
parlementaire à la constitution française. Pourquoi l’avoir
voté ? Pourquoi l’« élite » a-t-elle voté ce texte qui détricote
sa propre autorité ? Est-elle stupide, l’élite ? Là n’est pas la
question. Même s’il est vrai que les ripoulitiques, surestimant
l’impuissance relative de l’intelligence, négligent parfois de
s’en servir.
Traité de Lisbonne
Lisbonne. Mesurera-t-on jamais ce que nous avons perdu
? Qué lo sabe... Rares sont les contempteurs de ce traité à
pouvoir s’exprimer à la télévision. On compte les types sur
les doigts de la main (et plutôt près du pouce), et dûment
recrutés pour leur médiocrité. Trotsky parlait d’« idiots utiles
», qui desservent leur cause en croyant la servir. Des panaris
276
aux pieds, on en ramasse toujours. Autant s’avouer que nous
ne partons pas gagnants. Un défaut récurrent de nos
eurosceptiques de bonne figure, souvent pointé par les
sherpas de Bruxelles, réside presque immanquablement dans
leur incapacité rédhibitoire à produire au barreau les
éléments du crime. La controverse, lorsqu’elle a lieu, ne
décolle pas du sol. La discussion en reste à l’état séminal de
face-à-face logomachique. Vagues, flous, les deux partis se
payent de mots, avancent des locutions ; leurs arguments
semblent glisser sur des tapis volants et sur les
téléspectateurs comme l’huile sur les plumes du canard.
L’association alter-européisme = faâscisme prend alors le
relais, redonnant l’avantage au plus sectaire des deux. On
adapte Hans Jonas, l’« heuristique de la peur », à la sortie de
l’euro, à la sortie de l’Union. On bat en neige une
apocalyptique de la nation souveraine calquée sur le
catastrophisme écologique des Verts, toutes deux solvables
dans l’utopie de la Grande Europe et du Gouvernement
mondial.
Lisbonne. Pour un bougisme sans boussole, suprématiste
et androctone. Pour une Europe des Commissaires dont
l’intérêt profond ne percole jamais jusqu'au public mais dont
le public soupe à la grimace. Dont le pouvoir sans légitimité
taxe de « populiste » tous ceux qui lui font remarquer qu’elle
n’est pas là pour décréter l’austérité – mais pour nous en
sortir. Qu’elle n’est pas là non plus pour se remplir les poches
(en vidant celle des autres). Le seul lobby du tabac à
Bruxelles représente sept mille euros de royalties par députés
par an. Multiplié par le nombre de lobbys (enregistré ou
277
non), ajouté au salaire, aux primes et aux dédommagements
de rigueur et vous aurez une pâle idée du train de vie
ordinaire d'un député européen. Vous comprendrez aussi
pourquoi les choses ne changeront pas d’elles-mêmes. Une
autre Europe ? Pas sans un bon coup de pied au cul. Du sang,
des larmes, les Grecs en ont assez versé. D’où l’importance
d’être plus fins que les autres. Précis. De frapper fort où le
bât blesse. De ne pas se contenter d’irritations vides de
contenu, dérivatives et exutoires du type Indignez-vous ! (et
restez sage), mais de pointer scrupuleusement, texte après
texte et pied à pied, les « raisons de la colère ». Peut-être estce viser bas ; au moins est-ce viser juste. Nous avons moins
besoin d’intellectuels outrés que de juristes méticuleux.
Petites closes, grands effets
En bloc et en détail, comme dirait Cahuzac, levons les
loups qui rôdent. À commencer par l’un des plus sauvages,
l’article de la mort 28, lequel édicte que « l'Union comprend
une union douanière qui s'étend à l'ensemble des échanges
de marchandises et qui comporte l'interdiction, entre les
États membres, des droits de douane à l'importation et à
l'exportation et de toutes taxes d'effet équivalent, ainsi que
l'adoption d'un tarif douanier commun dans leurs relations
avec les pays tiers » (TFUE, art. 28, § 1). Un autre prédateur,
l’article 63, décime en toute impunité notre bocage
économique en stipulant que « toutes les restrictions aux
mouvements de capitaux entre les États membres et entre les
États membres et les pays tiers sont interdites » (TFUE, art.
278
63, § 1). Et puisqu’il faut aussi savoir « penser global », «
s’ouvrir au monde », et surtout – surtout – ne pas léser « nos
partenaires Chinois », le même article de préciser que «
toutes les restrictions aux paiements entre les États membres
et entre les États membres et les pays tiers sont interdites »
(TFUE, art. 63, § 2).
Voilà le rêve réalisé de la cellule sans membrane. Du
poisson freiné dans sa nage par l’épaisseur de l’eau qui tire la
bonde de fond, enfin libre comme l’air mais… mort. Mort,
où est sa victoire ? Où est la nôtre ? Un pays défini par ses
frontières ne peut que disparaître lorsqu’on fait disparaître
ses frontières. Plus de frontières aux flux ; plus de frontières
à la stupidité. Les articles 28 et 63 de Lisbonne liquident les
douanes tant entre les États d’Europe qu’entre l’Europe et les
autres États. L’Europe détruit l’État, seule protection des
peuples, ou instrumentalise l’État contre les peuples au
service de « la dette ». Voilà pourquoi, étant acquis que le
droit communautaire (européen) prévaut sur le droit
national, tout « polititocard » qui prétendrait remettre à flot
une industrie française « compétitive », privilégier les
circuits courts de de l’agroalimentaire ou conserver un zeste
de service public (contraire au pacte de libre concurrence)
tout en restant sous la coupe de l’UE, ou bien n’a rien
compris aux textes qu’il applaudit, ou bien fait le pari que
vous n’y avez rien compris.
279
La seconde mort de Jean Jaurès
Une parenthèse, un mot sur la « dissolution de l’État ».
Nous sommes fin 2013. Nous approchons d’un an la date
anniversaire du centenaire de la mort de Jean Jaurès
(l’anniversaire commémorait naguère la mort avant de
célébrer la naissance). « La nation, c’est le seul bien des
pauvres » déclarait-il alors. Et le parlementaire futur
assassiné (ce qui n’empêchera pas son assassin d’être acquitté
cinq ans plus tard) de transformer l’essai. Avis à tous ces «
socialistes » pâmé des « États fédéraux d’Europe » qui
désespèrent encore de la souveraineté des peuples : « Je
voudrais donc, écrit Jaurès, une fois de plus, préciser ma
pensée sur ce sujet : je crois que l’existence des patries
autonomes est nécessaire à l’humanité. Je crois notamment
que la disparition ou la domestication de la France, serve
d’une volonté étrangère, serait un désastre pour la race
humaine, pour la liberté et pour la justice universelles ».
N’est-ce pas encore Jaurès dont se réclame la gauche actuelle
qui clamait haut et fort, dans Rallumer tous les soleils, que «
c’est dans les nations indépendantes que l’internationale a ses
organes les plus puissants et les plus nobles » ? Il y a, à
l’évidence, plus de distance qu’entre la Faucille et le McDo
qui départissent le socialisme originel de présente la « socialdémocratie ».
280
La stratégie des chaînes
« Une troisième voie », suggèrent certains. Quelle
troisième voie ? Il n’y a, pour Attali, que le « chaos » ou le
« sot (périlleux) fédéral ». Mais laissons Attali fumer ses
pronostics pour explorer plus sérieusement la faisabilité
d’une option légitime : « changer l’Europe ! » Et ennoyer la
truite. C’est un slogan vieux de trente ans. L’équivalent de la
religion chez Marx, bonne pour opiumiser le peuple. On ne
se remémore pas sans nostalgie l’usage de ce même cri de
ralliement qui devait justifier les réformes de Gorbi. C’était
avant l’effondrement du mur, dans le contexte d’une URSS
finissante. En la matière, Glastnost (« publicité », «
transparence ») et Perestroïka (« reconstruction »,
« restructuration »), c’est-à-dire très précisément ce
qu’impliquerait de « changer l’Europe » ont fait
jurisprudence. En fait de « changer l’URSS », elles ont signé
son arrêt de mort. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le
meilleur : les satellites de l’URSS entreraient à leur tour sur
l’échiquier de la mondialisation. Et pour le pire : les
technocrates européistes ont retenu la leçon. Chat échaudé
craignant l’eau froide, ils se sont empressés de mettre en
place des « digues diplomatiques » afin de prévenir tout
risque d’implosion démocratique. Monnet, Delors, Schuman
et toute la Sainte Famille, la flicaille de l’Union vendue à
Washington, ne s’est pas ménagée pour concocter dans la
cuisine des dieux les textes organiques conférant à leur
créature un caparaçon de fer. Pour prêter à l’Europe son
inertie technocratique, il fallait recourir à des ficelles plus
ingénieuses et surtout moins visibles que celles qui avaient
281
prévalu. Comment ? À la chinoise manière, la plus perverse
et la plus astucieuse qui soit.
Ce qui n’est pas dire que les Chinois soient beaucoup
plus retors que les Occidentaux. Plus inventifs, sans doute.
Avant le XVIe siècle ; avant le réveil scientifique dont fut
témoin l’Europe, la Chine surclassait tous ses concurrents en
termes de développement technique. Qu’on songe à la
poudre à canon, à la boussole, à l’imprimerie. À la poudre
d’abord, qui ouvrit le banc aux guerres modernes, et donc à
une nouvelle architecture et à un nouveau droit de la guerre
(jus in bello) ; à la boussole ensuite, qui renversa le monde en
modifiant l’orientation des cartes, naguère dirigées vers
l’Orient (« orientation ») ; à l’imprimerie enfin –
précisément, à la « xylographie » –, qui existait en Chine
(VIIe siècle) bien avant Gutenberg (XVe siècle), dont
Gutenberg lui-même s’est inspiré pour fondre ses poinçons
typographiques mobiles et ainsi rendre la Vulgate accessible
au tout-venant. Sans quoi la Réforme luthérienne, fondée sur
le principe de sola scriptura, eût capoté in nucleo. Petite
cause, grands effets. L’idée que le confucianisme de rigueur
chez les élites instruites ait pu freiner la marche de
l’investigation en sciences ou nuire à la curiosité des
mandarins est aussi approximative que polémique. Nous
devons plus, et pire, aux Asiatiques que le karaoké (karappo
ōkesutora, « orchestre vide ») et les nouilles au ramen. Nous
leur devons les formes de l’enseignement que les jésuites de
Loyola ont diffusé partout de par l’Europe. Mais surtout,
comme nous le disions, la plus belle martingale dont les
Pères de l’Europe se soient jamais servie pour faire main
282
basse sur le pouvoir des parlements. Transposer ce
traquenard en dissolvant le dépôt souverainiste des Étatsnations, telle est la tâche que se sont assignés les pontes de la
Troïka.
La chaîne et le réseau
C’est en effet, non pas – une fois n’est pas coutume –
dans les travées humides du Parlement de Bruxelles, mais
dans l’histoire plusieurs fois millénaire de l’Empire du Milieu
que nous trouverons la première théorisation du subterfuge
antidémocratique (il faut se souvenir que la démocratie – la
même qui avait fait assassiner Socrate – répondait à leurs
yeux de l’avènement d’Hitler et de l’octroi des pleinspouvoirs au maréchal Pétain) réemployé par nos juristes
pour empêcher tout arbitrage pris en Europe au nom des
États membres. La Chine, perpétuellement minée par ses
irrédentismes régionaux, nourrissait en son sein, au moins
depuis les Han, des tacticiens hors-pair dont le renom s’est
transmis à la postérité via notamment la plus célèbre pièce
d’histoire qui nous soit parvenue : le roman des Trois
royaumes (IIIe siècle). Des hommes de l’art dont l’héritage
s’enseigne encore dans les écoles de guerre. Daté du Ve siècle
après J.-C., le traité militaire des Trente-six Stratagèmes,
probablement signé de la main du général d’armée Tan
Daoqi, illustre éloquemment le niveau de sophistication
auquel ils étaient parvenus. Décrite par le menu comme le
plus sûr moyen d’amener l’ennemi à s’auto-saborder, la «
stratégie des chaînes », trente-cinquième « stratagème »,
283
permettait également au camp allié de préserver l’état-major
contre la même erreur tactique.
C’est une lapalissade que d’affirmer – et le dicton ne s’y
trompe pas – que le bon général a remporté la guerre avant
de l’avoir menée. Vaincre en amont, lier les mains de
l’adversaire, c’est toute la vocation de cette intrigue
politicienne tramée à nos dépens. De quoi est-il question ? À
première vue paradoxale, elle préconise d’engager
l’adversaire à s’associer un maximum d’alliés, puis d’associer
chacun de ces alliés à part égale aux prises de décision. Le
protocole doit être influencé dans le sens de l’unanimité. De
telle manière qu’aucune initiative ne puisse être arrêtée sans
vous emporter l’accord exprès de tous les membres de l’«
alliance ». Un seul renâcle, et tous sont entravés – c’est-àdire enclavés – par le fait du veto (litt. « je m’oppose »). Plus
on implique de « partenaires », plus on complique le
processus, plus l’écheveau se complexifie ; il devient un
carcan. On charge ainsi la mule jusqu’à ce qu’elle n’avance
plus. On perd en potentiel d’action ce qu’on gagne en
extension. L’illustration contemporaine la plus souvent
pointée du doigt en ces temps de « guerres humanitaires »
concerne l’ONU, rebaptisé « machin » par le général De
Gaulle. On citerait volontiers encore l’exemple de Gulliver «
cloué au sol » par les lilliputiens. Pour le folklore, on reliera
le Bilbo de Tolkien ; plus particulièrement le passage où le
Hobbit engage ses ogres d’hôtes jusqu’aux aurores dans
d’oiseuses tergiversations, jusqu’à ce que l’aube naissante les
vitrifie sur place. La parole fige.
284
L’« Union » européenne, cela ne date pas d’hier et ce n’est
pas pour demain.
L’Europe c’est la paie
Les « pères de l’Union européenne » ont aussi bien
compris que l’Union fait la faiblesse. Voilà pour quelle raison
le « Grand soir » de ce grand cadavre à la renverse qu’est
devenu l’empire européen, lubie de Charlemagne, de
Napoléon, d’Hitler, ne sera pas pour demain. L’Europe
moderne ne fut pas conçue pour le permettre. Elle est une
impuissance économique, industrielle et politique qu’on sait
maintenant, par les archives déclassifiées de l’administration
Nixon, avoir été construite par les Américains (Monnet était
agent de la CIA et la déclaration de Schuman faxée de la
Maison-Blanche), afin de servir d’appât et de bouclier contre
l’URSS (ou présentement, contre l’Iran et la Syrie). Un glacis
géopolitique sous l’égide de l’OTAN, alimentant une classe
moyenne à fort pouvoir d’achat apte à devenir, grâce aux
Accords transatlantiques, le prochain marché de
consommateurs pour les surplus de l’ « industrie culturelle »
américaine (le capitalisme de consommation ayant, dans
l’intervalle, pris le relais de son homonyme de production)
une fois Bobby noyé sous les crédits et le cholestérol. En
bref, le caniche-toy des USA, exerçant leurs oukazes en toute
impunité par le truchement d’une (grosse) Commission de
sherpa qui, elle, n’est pas soumise à la contrainte de
l’unanimité (chaque Commissaire ayant sa chasse gardée).
Aréopage d’usurpateurs qui tous les jours imposent pour plus
285
de cinq cents millions d’Européens la « contrainte libérale »
qui, plus qu’un oxymore, est un poison lytique.
Comme rien n’est jamais simple, au pays délictueux du
droit européen, la même constitution qui fonde l’institution
requiert effectivement que les décisions émanées des
populations par le truchement de leurs représentants (les
chefs d’État) soient prises à l’unanimité. Vingt-huit pays
depuis l’entrée en 2013 de la Croatie (on se demande bien ce
qu’elle vient faire là), doivent « raisonner » au diapason pour
modifier la moindre (cata)strophe, la plus petite virgule des
traités rédigés contre eux par les experts de la Troïka. Autant
de décrets d’obédience ultralibérale, shumpeterrienne,
fondés sur la finance (l’économie virtuelle) comme volonté
et comme représentation, le profit à court terme, la plusvalue spéculative, les fonds de pension, les montages de
Ponzi, les CDS, la rente du capital en perpétuelle
augmentation ; plus simplement, sur la « croissance » au
détriment du « développement » humain, des projets à long
terme et de l’entreprenariat. Lorsqu’on sait que
l’ « élargissement » tous azimuts (sauf vers l’Afrique : pas
Maghreb, pas de Machrek, pas de Turquie chez les chrétiens
; ce serait faire pièce au « clash des civilisations »52),
Un clash des civilisations prédit par Huntington ayant su
se remettre à jour après la chute du mur en substituant, aux
anciens blocs rivaux de la Guerre froide URSS/USA, « monde
libre »/« communistes », le manichéisme paradigmatique de
l’après 11 septembre : Israël/Palestine, « démocratie »/«
islamisme », « droits-de-l’homme »/ « charia », « État de
52
286
vivement encouragé par le congrès américain, est l’un des
objectifs catégoriques de l’UE, on est en droit de se faire du
sang pour les lendemains qui chantent. Chaque nouveau
tiers intégré dans l’Union désintègre un peu plus l’Union.
Autant ne pas tortiller, et s’avouer sans se bercer d’illusions
qu’une fois l’une de ces recommandations actée (obligation
en étant faite aux Parlements sous peine d’amendes
rédhibitoires), la marche arrière n’est plus à l’agenda.
Briser les chaînes ?
On ne peut changer ; on ne peut agir. On ne peut
qu’attendre, durer et endurer entre les mains de ceux qui
décident par la dette et le fait accompli. La stratégie des
chaînes tient l’« hydre populiste » en laisse. Faut-il absoudre
et se dissoudre ? Sombrer dans le fatalisme ? Vrai que la
« tragédie grecque » telle qu’elle fut orchestrée par les
agences de ranking n’a guère semblé témoigner une très
grande estime aux ilotes de la dette. Une saignée jusqu’à l’os
fut décrétée pour renflouer les banques qui allaient
démanteler ce qu’il restait de leur économie. Le taux de
suicide a bondi de 40 % depuis le commencement de la «
crise », faisant renouer le genre littéraire avec ses origines :
tragos oïda, le « chant du bouc » – en référence, croit-on
savoir, à l’holocauste clôturant les concours de rhétorique. Et
droit/théocratie » ou quelles que soient les flapées d’autres
dénominations spécieuses qu’emploient les néocons pour
justifier les guerres de l’Amérique.
287
cependant (avec une corde), se résigner n’est pas une
solution. Fléchir la Commission ? Il suffira de tirer le
trombinoscope de ladite Commission pour en tirer les
conclusions. Les gens d’en haut ne sont pas des êtres
anoétiques ; ils servent leurs intérêts : les intérêts de ceux
qu’ils servent. Les chats ne font pas des chiens. La solution, si
elle existe, ne peut passer par une réforme du cadre. Elle ne
le peut que par une refonte du cadre. Et cette refonte
implique de s’en affranchir : le forgeron ne se forge pas luimême. Sortir du cadre ? Est-ce réaliste ? Par quel chemin
liquide le pourrions-nous jamais ? Aucun parti ne le propose.
Curieux, avouerons-nous. On entend bien de-ci de-là
Asselineau s’égosiller dans le désert, mais qui l’écoute ? Qui
répondra à l’appel du prophète ?
Plus en tout cas les pupilles de la république dont les
programmes scolaires, après avoir jarreté les Capétiens,
escamoté Clovis, François Ier, Charles Martel, Henri IV, et
ramené Napoléon à sa juste mesure (Napoléon rétablit
l’esclavage) ; relégué Louis XIV en fin de programme ; spolié
De Gaulle de son rôle dans la guerre (indépendance et fierté
nationale, notions honnies de la propagande européiste) ;
passée cette fameuse guerre à l’essorage (« une guerre entre
Européens et une guerre civile » disait Victor Hugo) pour
concentrer le tir sur les nouveaux chapitres – indispensables
– que sont le génocide arménien, la Chine des Hans, l'Inde
des Guptas, un Empire africain au choix : Mali, Ghana,
Songhaï ou Monomotapa (en réponse au Guaino/Sarko citant
Aimé Césaire lors du discours de Dakar : « l’homme africain
n’est pas assez rentré dans l’histoire »), et la traite négrière
288
bis (celle des noirs par les blancs ; les autres n’existent pas, cf.
Taubira 1) ; en somme, après avoir décanillé l’abject « roman
national » fait d’anecdotes et de chronologie pour l’histoire
thématique, structuraliste et repentante, se sont faits forts,
dans la foulée de la réforme Peillon de 2013, d’abolir toute
référence au processus fort peu démocratique de la
construction européenne. Objectif invoqué : « aménager » les
programmes « surchargés » (de conneries ?) du secondaire.
C’est réussi. C’est bien dommage. Ils y auraient pu
apprendre, entre autres vices de forfaiture, l’existence bien
dissimulée d’un certain article 50 du traité sur l’Union
Européenne53, talon d’Achille de la Constitution, qui
permettrait à tout pays en exprimant le désir de retrouver sa
souveraineté et de se sauver la mise.
Caricature de l’évolutionnisme
La sélection n’est pas le fin mot de l’évolutionnisme. La
théorie de l'évolution n'est pas soluble dans la sélection. La
sélection elle seule ne peut rendre compte de la formation de
53
« Tout État membre peut décider, conformément à ses
règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union […] Les
traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de
la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut,
deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le
Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné,
décide à l’unanimité de proroger ce délai » (§ 1-3 de l’Article
50 du Traité sur l’Union Européenne).
289
certains organes ou caractères complexes. Elle n’explique pas
l’accouplement, l’ « encouplement » ; et n’explique pas la
sexuation, si énergétiquement coûteuse pour l’avantage – le
brassage génétique – qu’elle n’offre qu’à long terme sur la
parthénogénèse (« autofécondation » ; dispositif toujours
d’actualité chez certaines familles de reptiles tels le varan de
komodo et le présentateur télé). La sophistication de l’œil –
qui fut et reste l’objection bien connue des partisans de
l’intelligent design – ne se laisse pas saisir dans les grosses
pinces d’un spencerisme réducteur focalisé sur le principe de
« survie du plus apte » (survival of the fittest). Parler, comme
le ferait maladroitement Spencer (cf. Principles of Biology,
1864) de « survie du plus apte » confine au même degré
d’ânerie que de prétendre que l’« homme descend du singe »
lorsqu’il est son cousin (l’homme et le singe ont un ancêtre
commun) ; voire pire, alors que l’homme lui-même est un «
grand singe ». Les classifications, c’est pas pour les moutons.
La sélection prise en ce sens ne rend pas non plus raison
du tissage des modules et interconnexions complexes qui
forment le système nerveux ; non plus que du langage, non
plus que de la pensée, de l’imagination. La conception naïve
de l’évolution pâtit bien plus de ses malentendus que des
menées créationnistes. La sélection, d’abord, ne porte pas sur
des individus, mais sur des groupes d’individus. Elle porte sur
des espèces. La sélection, ensuite, est loin de ne spéculer que
sur les vertus survivalistes (fuite ou domination) de la « jante
» virile qui ne compte jamais que pour moitié dans la
population de l’espèce. Où sont les femmes ? Plus trace dans
les manuels. Les nanas passent à l’as tandis qu’elles trempent
290
à part égale dans la perpétuation de l’espèce. La sélection,
écrit Darwin, « dépend de l’ardeur, du courage, de la rivalité
des mâles autant que du discernement, du goût et de la
volonté de la femelle » (De l'origine des espèces, 1859). La
sélection, enfin, se joue aussi, pour ne pas dire surtout dans
l’utérus, entre les spermatozoïdes. Chacun de nous
représentons (à raison d’un demi-génome) l’animalcule
triomphateur de millions d’autres adversaires. À méditer
quand le cafard vous vient…
Les autres mécanismes
La sélection – mettons plutôt les sélections – demeure
indiscutablement une composante irréductible de l’évolution
; mais au même titre que la mutation, qui rend raison de la
variabilité, de la dérive génétique, de la recombinaison, des
phénomènes de migration, des synergies inter- ou intraspécifiques, des coévolutions et collaborations, des
symbiotismes (ainsi mitochondries qui dégradent l’énergie et
chloroplastes responsables de la photosynthèse étaient des
bactéries distinctes de nos cellules, assimilées par nos cellules
pour devenir ses organites) et d’autres mécanismes
ressortissant à l’épigénétique : département de la biologie en
pleine
effervescence,
s’intéressant
à
l’expression
différentielle de certains gènes en fonction de
l’environnement. Rabattre l’évolutionnisme sur le seul fait
de la sélection revient à accentuer l’aspect « compétitif » d’un
mécanisme qui ne l’est qu’à la périphérie. Sa réception naïve
par les acteurs du monde académique nous en apprend bien
291
plus en cela sur l’idéologie latente de ceux qui croient l’avoir
comprise, sur les présupposés peu scientifiques des
scientifiques, que sur l’évolution elle-même.
Ne tirez pas sur le pianiste !
Pernaut(-ël) n’a pas grand-chose à dire. Mais lui ne
prétend pas, au moins, dire autre chose que rien. Un journal
sans information est un journal sans désinformation.
Les trois âges de la mort
L’enfant ne sait pas ce qu’est la mort ; il n’est mûr
psychologiquement pour concevoir l’irréversible qu’à
compter de cinq ans. L’adulte face à la mort vit dans la
crainte, moins de sa mort qu’il ne vivra jamais que de la mort
de ceux qu’il aime. L’adolescent plante au milieu du gué. Il
n’est encore qu’à la moitié du chemin. L’adolescent sait sans
savoir que la mort est un endroit dont on ne revient pas. Il
sait la mort définitive ; mais ne conçoit pas qu’elle puisse le
frapper lui. Il est, du reste, à l’âge où l’on prend possession de
son corps. Où l’on doit, pour ce faire, éprouver ses limites.
D’où ses fréquentes mises en danger qui le font passer pour
téméraire et même casse-cou(illes) auprès de ses géniteurs.
Faites ce que je dis…
Un brave réformateur, il y a de cela trente ans, proposait
très pertinemment que l’on euthanasiât les individus de plus
292
de soixante-cinq ans : « L'euthanasie sera un des instruments
essentiels de nos Sociétés futures dans tous les cas de figure.
Dans une logique socialiste pour commencer, le problème se
pose comme suit : la logique socialiste, c'est la liberté, et la
liberté fondamentale, c'est le suicide ; en conséquence, le
droit au suicide direct ou indirect est donc une valeur
absolue dans ce type de Société. Dans une société capitaliste,
des machines à tuer, des prothèses qui permettront
d'éliminer la vie lorsqu'elle sera devenue trop insupportable
ou économiquement trop coûteuse [nous soulignons] verront
le jour et seront de pratique courante. Je pense donc que
l'euthanasie, qu'elle soit une valeur de liberté ou une
marchandise, sera une des règles de la Société future, etc.,
etc. » (Jacques Attali, L'avenir de la vie, entretien avec le Dr.
Michel Salomon, Paris, Seghers, 1981, p. 273, 274 et 275 ;
reproduit dans le n° 664 de « Profils Médico-Sociaux », 28
janvier 1982). En novembre prochain, le vieux sot-mûr en
aura soixante-dix. Mais qu’attend-il pour joindre le geste à la
parole ? On sait pourtant que rien ne vaut un bon exemple…
Transpositions de l’évolutionnisme
Les théories les plus fécondes sont toujours
transdisciplinaires, mais n’empruntent pas toujours les
mêmes chemins pour le faire voir. On pourrait distinguer
deux voies privilégiées : l’une procédant par extrapolation
d’une théorie d’un domaine à un autre ; l’autre par effet de «
conciliance » fortuite de théories ressortissant à des
domaines distincts. L’une résultant d’une contamination,
293
d’une diffusion, d’un ensemencement mutuel de champs
disciplinaires voisins comme le pollen d’une plantation irait
s’échouer dans la prairie d’en face ; l’autre d’une émergence
indépendante et spontanée, d’une germination propre et
indigène de la chènevière.
La théorie de l’évolution pourrait bien être un autre de
ces paradigmes dont la fertilité n’a pas été envisagée à sa
juste mesure. Tant s’en faudrait que la biologie, et l’éthologie
et la culture (Spencer l’a contrefaite) fussent ses derniers
labours. Il faudrait braconner d’autres garennes, ensemencer
bien d’autres sciences pour percer ses limites. De crainte de
nous mouiller ; peut-être par désintérêt ou par manque
d’imagination, nous avons pilé net au seuil du Rubicon. Il est
grand temps d’aller palper de la planche ! Le darwinisme
rénové du XXIe siècle devra construire des ponts s’il veut
survivre à sa sclérose en planque.
Nous citions deux manières de révéler le caractère
œcuménique d’une théorie. Le moins coûteux serait d’opter
pour la seconde. Considérons sous ce rapport les mécanismes
impliqués dans la diffusion de l’information, ou bien encore
dans la structuration de la matière depuis ses constituants
élémentaires (quarks) jusqu’à ses formes les plus complexes
(système nerveux central) ; considérons plus largement tout
processus qui semble aller vers l’accroissement de
l’organisation et ainsi remonter provincialement la pente de
l’entropie (néguentropie) : il se pourrait qu’aucun n’échappe
au paradigme de la sélection.
294
L’insurmontable binarité de l’être
Nous pensons tous en termes de binarité. Notre logique
est bivalente ; notre logique contraint notre raison ; notre
raison structure le monde. Le monde construit par la raison
est d’emblée policé par la dichotomie. La différence entre la
rationalité occidentale et les sagesses venues d’Asie ne réside
pas en conséquence dans l’assujettissement ou dans
l’affranchissement au schème de la binarité. Elle tient à la
modalité selon laquelle une telle binarité se laisse
appréhender. Les « opposés » seront plus volontiers conçus
en Occident sous le rapport « agonistique » de l’opposition et
de la hiérarchie. L’Extrême-Orient supplée à cette approche
une conception plus « symbiotique » des « couples », faisant
davantage droit à la complémentarité et à la parité. Pour
nous, le froid dilue le chaud ; ailleurs, il le complète.
La souffrance animale
La bioéthique est loin d’avoir percé la bogue épaisse de
toutes les sphères de la recherche expérimentale. L’autorité
de Descartes alliée à celle de Claude Bernard cautionne
toujours idéalement l’exploitation clinique de l’animal.
Croyant vainement se défausser d’inavouables scrupules, les
mêmes expérimentateurs qui tiennent absolument à ce que
l’animal n’ait pas de conscience précisent encore que ce
défaut de conscience les rendrait insensibles à la douleur. «
Pas de conscience, pas de souffrance » se répètent-ils. Le «
ressentir » – comme disent les philosophes – suppose la
295
représentation d’un corps identifié au « moi ». L’animal,
intuitif, ne se « réfléchit » pas. Pratique. C’est le mantra de la
spiruline, la méthode Coué du tortionnaire. On peut donc
trépaner, piquer, et mutiler en gardant les mains propres. «
Cela » crie, cela « grince » et parfois « casse » comme la
chouette automate de la déesse Minerve ; « cela » réagit au «
stimulus scalpel » ; « cela » ne peut souffrir. « Cela » ne peut
souffrir puisqu’inconscient d’être souffrant, « cela » n’est pas
conscient de souffrir. Argument de « fion » : l’impératif
kantien, du reste, ne s’applique qu’aux « personnes »54.
Sans aborder aucune des épineuses questions posées par
l’existence, par la nature, par l’intension (à distinguer de
l’intention/intentionnalité) et l’extension qu’on peut
légitimement donner à une notion aussi énigmatique que
celle de la « conscience », le sceptique que nous sommes aura
au moins la politesse, avant que d’opiner, de tester
formellement la cohérence interne du raisonnement mis à
disposition. Il y a dans l’enchaînement logique de ces
propositions comme un relent de sophisme que tous les
parfums d’Arabie sont impuissants à conjurer. Voyons.
54
Dans notre droit français, les animaux sont en effet
considérés comme des « biens meubles » : article 528 du
Code civil. Hollande s’est engagé à réviser leur statut
juridique au cours de son mandat, réforme qu’il ne semble
visiblement pas pressé de faire appliquer. Sans doute a-t-il
d'autres chats à fouetter… Comment disait déjà, ce perroquet
bavard de Zazie dans le métro ? « – Tu causes, tu causes, c’est
tout ce que tu sais faire ».
296
Mettons que la conscience soit le « propre » de l’homme.
L’animal, « sale », ne pourrait pas mettre à distance le «
stimulus scalpel » ; il souffrirait alors bien plus radicalement
que l’homme, mille fois ce que l’homme souffre. Pas de
conscience veut dire inaptitude à la dissociation. Si l’animal
ne s’abstrait pas de sa douleur présente, il ne peut qu’être
submergé par elle. Jusqu’à se fondre en elle. Devenir elle.
Que l’animal n’ait pas de conscience ferait seulement que
l’animal n’aurait simplement pas conscience d’être autre
chose que sa douleur.
Voltaire et la démocratie
Les politiques ne parlent plus des « citoyens » ; ils parlent
de « l’opinion ». Ils parlent des « électeurs ». Voilà à quelles
aberrations conduit le modèle représentatif abstrait forgé,
contre le peuple et la démocratie réelle – celle de Rousseau,
de Montesquieu, de Robespierre –, par les Lumières
françaises. Passons cette fois sur ces discours abstraits qui
trop souvent fatiguent et ne font au mieux que nous effleurer
une couille sans bouger l’autre. Cédons plutôt la parole aux
intéressés. Qu’en pense Voltaire, du peuple et de la
démocratie ?
« À l'égard du peuple, il sera toujours sot et barbare
[...] Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un
aiguillon et du foin ». « Lettre à M. Tabareau » (3 février
1769), dans Œuvres de Voltaire, éd. Delagrave, 1885, t.
69, p. 428.
297
Et de l’égalité ? Et de l’émancipation ? N’était-ce pas là le
combat des Lumières ? Morceaux choisis :
« Le système de l'égalité m'a toujours paru l'orgueil
d'un fou ». « Lettre au Maréchal Duc de Richelieu » (11
juillet 1770), dans Œuvres de Voltaire, éd. Hachette,
1861, t. 33, p. 209.
« Je ne connais guère que Jean-Jacques Rousseau à qui
on puisse reprocher ces idées d'égalité et d'indépendance,
et toutes ces chimères qui ne sont que ridicules ». « Lettre
au Maréchal Duc de Richelieu » (13 février 1771), dans
Œuvres de Voltaire, éd. Hachette, 1861, t. 33, p. 349.
On regrettera seulement que la seule chose que Voltaire
n’ait jamais dite soit également la seule des citations qu’on
lui concède à tout bout de champ, les journalistes en tête ; à
savoir :
« Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais
je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le
dire ».
Phrase apocryphe improprement réattribuées au
personnage par Evelyn Beatrice Hall dans une biographie de
1906, The Friends of Voltaire, Evelyn Beatrice Hall, éd.
Smith Elder & co., p. 199. L’auteur revient sur son erreur et
s'en excuse dans une réédition de 1939 (voir la note 2 de
l'article « Tolérance »).
298
C’est toujours mieux de savoir à qui l’on a affaire avant de
panthéoniser tout et n’importe quoi.
Une brève histoire de nez
Petites causes, grands effets. « Le nez de Cléopâtre aurait
été plus court, la face du monde en eût été changée » (Bl.
Pascal, Pensées, fr. 162). Que dire alors de Cyrano, poète au
barlong reniflant, souffrant héroïquement, dans l’ombre du
dadais Christian, son idylle par procuration ? Ce « nez qui
d’un quart d’heure en tout lieu [le] précède », d’après la
formule de Rostand qui sait décidément, de ses personnages,
« tirer les vers du nez » (E. Rostand, Cyrano de Bergerac, a. I,
sc. 4) ? Ou de celui de Kovaliov dans la nouvelle du Nez de
Nikolaï Gogol, l’auteur peignant le désarroi d’un héros
mutilé de son appendice, anticipant d’un demi-siècle la
castration paramentique qui deviendrait sous peu une
obsession de la psychanalyse (N. Gogol, Nouvelles) ?
Psychanalyse qui mettrait bien des choses peu catholiques
sous le tarin télescopique de Pinocchio (sa « conscience »
Lumignon, la loi du père assimilée, réprime ses érections),
pantin articulé de Carlo Collodi. Que n’a-t-elle dit du reste,
la psychanalyse, sur la typologie compensatrice ou viriliste
de la moustache ? Sur les visages arcimboldiens superposant
de manière obsessionnelle le nez, les yeux, et le service trois
pièces ? Sur les analogies entre l’éternuement et l’éjaculation
? Il y a des nez qui vous trahissent comme des lapsus facies
299
(« lappe-suce », épelle Lacan). Des Salo-nez bibliques qui
valent qu’on-damne-à-Sion. Pif aquilin ne profite jamais…
Flairer la bonne affaire
Qu’y f(l)aire ? Lim(i)er. Il faut chasser le camard sauvage.
Comme rumi-nez Caton l'Ancien, delenda Carth(il)ago, le «
Carth(il)age est à détruire ». Ce qui signifie passer sur le
billard. À ceux qui donc s’imaginaient que la chirurgie
esthétique était la fille de la chirurgie réparatrice (« Polémos,
(n)ose Héraclite, est le père de toutes choses ») ; que cette
chirurgie de confort et de réconfort se destinait à sublimer
les gueules cassées, à remodeler les trognes d’anges rongés
par les bubons, cette remontée aux sources aura au moins le
mérite de rectifier quelques idées reçues. Redressons-nous
dans la bonne courbe. Notre réalité dépasse de loin
l’affliction. L’histoire qui nous concerne prend place dans
une Autriche communément antisémite, au début du XIXe
siècle. Elle prend naissance, avec la chirurgie plastique, au
cœur des beaux quartiers de Vienne où les premières «
cliniques » font leur apparition. Ne soyons pas naïfs au point
de voir des philanthropes partout. Ce commerce florissant ne
s’y établit pas d’abord pour relativiser les bavures génétiques
commises par dame nature.
Il s’organise pour des motifs moins admirables et, comme
toujours, plus édifiants qu’on ne pourrait se l’imaginer. Non
à l’instigation des couguars vérolées ou des jeunes tanches
boudées des noces, mais à l’instigation des grandes familles
300
de la bourgeoisie juive rompues à la finance ; sous la pression
des fesse-mathieux professionnels de père en fils qui se
faisaient refaire le nez au tarif familial pour tromper la
méfiance que suscitait viscéralement leur ashké-nase auprès
de leurs partenaires. Il est certaines mensurations au-delà
desquelles arborer « la gueule de l’emploi » équivalait à un
délit de faciès. Les préjugés ont la peau dure – moins,
heureusement, que les usuriers. Rien de tel alors qu’un coup
de scalpel pour vous remettre en selle. C’est important
d’avoir le nez creux pour réussir dans le business. Décri de la
génétique : on vous avait dans le nez ; magie du bistouri :
vous devenez fréquentables. Vous faites peau neuve les
doigts dans le nez, au prix d’un ravalement de façade. Un
nouveau-nez ? une renez-ssance ! Et un espoir, peut-être,
pour Barbara Streisand…
Veni vider vessie
L’époque était jusqu’il y a peu friande de ces caricatures
désinhibées concrétisant l’association du juif au nez crochu
et de l’argent. Personne n’a pu rater l’image que donne Peyo
de Gargamel, sorcier capitaliste avide au royaume socialiste
des Schtroumpfs : un kabbaliste sournois, au dos voûté,
Romain crochu, dont l’unique but est de pourvoir à l’ultime
ingrédient requis pour le grand-œuvre de la pierre de la
transmutation. Non moins frappante est la scène des
Gobelins de la banque Gringott dans la saga Harry Potter,
créatures nasillardes aux lorgnons poussiéreux, arc-boutées
sur leurs registres comme des guivres arthuriennes couvant
301
leur tasseau d’or. Comme s’il fallait, faute d’imagination,
mettre un visage ethnique sur l’expression « flairer le bon
filon ».
L’historiographe bien renseigné n’ignore pourtant pas
plus que le trader que l’ « argent n’a pas d’odeur ». Il sait son
origine romaine à la maxime « pecunia non olet ». Un mot de
Vespasien, empereur de 69 à 79 de notre ère, célèbre pour
avoir fait lever une double taxe : à la fois sur l’usage de la «
boîte à selle », si l’on ose dire, et sur la collecte d’urine à
laquelle s’adonnaient les teinturiers pour délaver draperies et
toge à l’ammoniaque bio recyclable. Qui va à la chiasse paie
ses « affaires coulantes » au creux des urinoirs. Raillé pour cet
impôt, il aurait rétorqué, la colique inspirée, ce qui
deviendrait le dicton des aigrefins de la finance libérale.
L’empereur en serait quitte pour baptiser de son nom (plus
si) propre les fameuses « vespasiennes ». Ainsi vécut et-vacua
le saint patron des dames pipi.
Le « problème rom »
…nous remémore à point le mot de Jacobi : « sans Toi, le
Moi est impossible ». On ajoutera, (Charles) martel en tête,
que « sans Vous [les roms], le Nous ne serait pas ». Il faut une
Différence, un Autre pour qu’il y ait Répétition (cf. Deleuze)
; il faut un Eux pour qu’il y ait à la marge, son négatif,
l’ombre d’un Soi égal à Soi. L’altérité cultive le Même. Elle
en dessine la bordure extérieure, la ligne d’effondrement.
Fixe l’image virtuelle de ce qui passe loin en dessous de la
302
plage visible des communautés. Il faut de l’autre, quel qu’il
puisse être, pour (re)construire l’identité. Surtout lorsqu’elle
est nationale. Et a cessé, par décision fédéraliste, d’être
sécurisée par une culture, par des valeurs, par des frontières,
en somme, un territoire. Le sol s’efface : le sang reprend ses
droits.
Théologies de mauvaise foi
C’est un mystère qui ne laisse pas de surprendre. Dieu
serait-il cruel ? Indubitablement. Pour ne s’intéresser qu’à
l’inspection formelle du raisonnement et non à son contenu
(qu’importe ici que Dieu existe ailleurs que dans nos têtes),
c’est un constat que la logique ne peut qu’entériner. (a) S’il
faut pouvoir le mal pour décider le bien, il faut que Dieu
puisse virtuellement le mal pour être appelé « bon » –
« bien », « mal » étant des postulats éthiques indissociables de
la liberté, de l’alternative et de la contrefactualité. (b) Si Dieu
fait l’homme « à son image » et que donc l’homme est le
miroir brisé de Dieu, il faut qu’aux qualités de l’homme
répondent des attributs de Dieu. Il faut que l’homme, cruel
par occasion, découvre en Dieu un approchant formel de sa
cruauté. (c) Si Dieu est cause ultime, motrice ou efficiente de
tout accomplissement, toute œuvre, bonne ou mauvaise, et
que « rien dans l’effet qui ne réside dans la cause », il faut que
Dieu, au-delà de « tolérer », « agisse » lui-même le mal
commis par l’homme. (d) Ayant fait l’homme, l’homme
ayant fait le mal, Dieu fit aussi le mal en faisant l’homme.
Les chats ne font pas des chiens…
303
On ne peut tenir ensemble l’existence, la toutepuissance, l’unicité et la bonté de Dieu. Sauf à sortir de
l’aporie par des sentiers jésuites. Ce n’est pas tirer sur
l’ambulance que d’observer qu’on ne s’en est pas privé.
Chiche donc ! (a) Les noms de Dieu, ses attributs, ne sont
vertus chez l’homme que de manière analogique et
équivoque. Dieu n’est pas bon : il est le Bien. C’est
l’argument augustinien. (b) À combiner au précédent : la
solution thomiste, surgeon du platonisme. Dieu exprime
l’être et l’être est tout entier exprimé par le bien ; le mal en
tant qu’absence de bien est une absence de Dieu, une
absence d’être comme l’ombre est absence de lumière ; le
mal n’existe pas. (c) Il y a plus d’un Dieu. L’un a fait l’homme
– et la matière – par temps de pluie et par délégation.
Mauvais démiurge qu’ignore, méprise ou subit l’autre. Dieu
et sa Némésis s’affrontent dans une lutte fratricide (Dieu ne
peut avoir « créé » le démiurge sans être aussi, par ricochet,
l’auteur du mal commis par le démiurge) dont l’homme – tel
Job sur son fumier – n’est qu’une victime collatérale.
Explication gnostique revisitée, manichéenne, cathare. Point
n’est besoin de recourir au « vœu de silence », échappatoire
du myste : avec un peu de vaseline et beaucoup de «
mauvaise foi », ça passe…
Dix plaies d’Égypte
Illustration biblique de la divine cruauté avec les dix (et
non sept) plaies d’Égypte (cf. Ex. 7:14-25 – 12:29-36). Dix
304
plaies qui relatent, au passage, le troisième génocide notoire
de la légende après celui du déluge de Noé et celui de
Pharaon qui vint saluer la naissance de Moïse (« sauveur des
eaux ») : « [...] Et tous les premiers-nés mourront dans le pays
d’Égypte [...] » (Ex. 12:29-36). Viendra ensuite celui de
Jéricho sous les trompettes de l’Éternel, la première ville de
Canaan investie par Josué (Js. 5:10-6:5). Voire bien avant, si
l’on aime chipoter, la vitrification par le soufre et le feu de
quatre sur cinq des grandes « villes de la Plaine » : Sodome,
Gomorrhe, Admah et Zéboïm (Gn. 18:20-21). Manière de
suggérer qu’il pourrait être sage, avant de solliciter ad
libitum, ad nauseam, ad maiorem Dei gloriam le pretium
doloris, de balayer devant sa porte. Mais refermons cette
parenthèse avant d’attraper froid55.
Dix plaies d’Égypte (suite)
Nous sommes à l’aube de la libération d’Égypte. Moïse,
le prophète bègue élu par Adonaï 56, s’en vient trouver son
frère de lait pour le convaincre de laisser partir son peuple.
Kémet ayant été naguère la terre d’accueil du peuple hébreu,
avait fini par devenir son geôlier, « maison de servitude ». Il
55
Rigoureusement parlant, le froid ne rend pas malade,
contrairement aux virus.
56 On notera au passage que le mot Adonaï est un pluriel
signifiant « mes Seigneurs », comme Élohim – « les dieux » –,
bien que le verbe qui s’y conjugue s’accorde au singulier ; de
quoi laisser perplexe plus d’un commentateur.
305
est de préciser, à cet instant de l’exposition, qu’il n’y eut bien
sûr jamais en plus de trois millénaires d’histoire d’esclave ni
d’esclavage en terre des pharaons. On regrettera de ne pas
pouvoir en dire autant des cités grecques qui furent à maints
égards aux fondements de notre civilisation. Une preuve,
pour ceux qui en doutaient, que la barbarie se délaye
parfaitement dans la démocratie. Comme le whisky-coca.
Or, toutes les fois où Pharaon s’apprête à céder à Moïse,
Yahvé retient son sceptre et l’en dissuade. Chaque fois que
Pharaon se laisse atteindre et attendrir par la souffrance des
siens ; chaque fois qu’il tend à accéder à la requête du peuple
d’Israël, il nous est rapporté que « le Seigneur endurcit le
cœur de pharaon, qui n’écout[e] pas Moïse et Aaron, comme
l’avait dit le Seigneur à Moïse » (belle pétition de principe).
Et Pharaon ne lâche pas l’affaire. Dieu fait en sorte qu’il ne
lâche pas l’affaire. Pharaon persévère ; le Père sévère sévit
encore ses vices envers ses pairs... Si bien qu’il semblerait, à
s’en tenir au texte, que le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob » se complût de manière un tant soit peu perverse à la
démonstration. À quoi rime cet acharnement ? Une récente
exégèse voudrait voir dans cette opiniâtreté manifestée par le
despote, dans son obstination à maintenir son joug en dépit
du bon sens et de la défaite successive de chacune de ses
idoles (une plaie = une victoire de Yahvé sur une figure du
Dieu d’Égypte), la revanche symbolique des auteurs de la
Bible sur le souverain Nékao II, lequel avait assassiné le roi
Josias cependant même qu’il tentait de négocier la paix avec
le pharaon57. Pas cool, Raoul, les Hébreux ont les boules.
57
Cf. I. Finkelstein, N.A. Silberman, La Bible dévoilée : Les
306
Le portrait de Pharaon (l’emploi du terme est ici
générique) hérite ainsi latéralement de tous les attributs
péjoratifs qui étaient jusqu’alors la chasse gardée
d’Akhénaton – pas le rappeur (Philippe Fragione de son vrai
nom ; la vie est pleine de cruautés), le pharaon maudit.
Akhénaton, alias Amenhotep IV, devait effectivement cette
sinistre réputation à son effort pour imposer la réforme
amarnienne. Réforme traumatique réduisant à une unique
représentation le polymorphisme synecdotique du Créateur
(la religion de l’Égypte antique n’a jamais cessé d’être un
monothéisme) : celle de Rê-Horakhty. Réforme qui déniait
l’existence d’un jugement post-mortem, de l’existence
prolongée dans la Douat, de la transfiguration du mort
devenu Osiris-N. Réforme qui passa mal auprès de la
cléricature. Les « officiants », les « ritualistes » (le pharaon lui
seul est prêtre en son pays) et même les successeurs du
pharaon l’eurent pour le coup suffisamment mauvaise pour
que le nom d’Akhénaton soit martelé – à la manière dont un
Staline galvanisé par la Grande Purge revisitait à l’effaceur
les daguerréotypes sur lesquels figuraient les traîtres à la
cause (dont certains membres de sa famille) –, tandis que son
action allait être effacée de la geste d’Égypte. Akhénaton
devenait un étranger, impie, usurpateur (tout comme
« Pétain n’est pas la France ») que l’on n’évoquait plus qu’à
demi-mot faute de pouvoir l’écrire ; une mémoire refoulée,
mais dont le spectre menaçant servirait d’aune à tous les
futurs rois tyrans. Dont « Pharaon ». Ce qui n’explique pas
nouvelles révélations de l'archéologie, 2001.
307
encore pourquoi lorsque l’Horus galeux transcende sa
complexion « séthienne », Yahvé s’acharne à le rendre
inflexible. Il se pourrait que le divin YHWH ait conservé de
sa prestation dans la Genèse une propension perfide à
susciter lui-même les torts qu’il aime redresser. Il faut avoir
l’esprit un tantinet sinueux pour repiquer au centre de
l’Éden l’Arbre de l’interdit, telle la Croix du pêcheur. Non
moins pour sanctionner un choix que ni Adam (ignorant du
Bien et du Mal) ni Pharaon (victime de manipulation
mentale) n’étaient à même de faire…
Coquilles en Bible
Assez bouffé de la « pomme d’Adam ». Pour recadrer
certains errements rédhibitoires de traduction, rappelons
qu’il est question du « fruit » (du lat. pomum) et non de la
pomme, de la papaye ou de la poire Williams de l' « Arbre de
Connaître Bien ou Mal » (non pas, encore une fois, de la
Connaissance du Bien et du Mal). Les mots ne sont pas des
ornements. Tous ont leurs places et leurs raisons. Le moindre
son, la moindre lettre. La moindre métathèse est lourde de
conséquences. Ainsi, « connaître bien ou mal » ne renvoie
plus à la question de la morale ou du « mal radical », mais à
celle de l’erreur. Le Dieu chrétien ne crée pas l’homme
pécheur ; pécheur, il le devient, en mésusant de sa liberté.
Lors, pour Platon non plus que pour Augustin, le mal n’est
volontaire. Toute chose – écrit le Stagirite – tend vers sa fin
(télos), qui est son bien et son accomplissement (entéléchia) ;
vers le bonheur (eudaimonia) qui est le souverain bien ; vers
308
Dieu, ajoute Thomas d’Aquin qui fonde la scolastique,
substitut du « premier moteur » que la créature imite (elle est
« à son image ») autant par son effort pour persister dans
l’être (si Dieu est éternel) que dans son mouvement (si Dieu
est l’acte pur) que dans son œuvre de génération (si Dieu est
créateur). Trois mots seulement, dont trois articles, et toute
l’histoire de la théodicée eût été chamboulée…
Adam perd sa moitié
Notons que le premier « homme/hominidé » – parce que
le prototypique – est androgyne. Adam (« le Glébeux ») était
– comme Dieu – hermaphrodite avant la ponction d’Ève :
« Élohim dit : “ Faisons Adam, à notre image et selon notre
ressemblance, qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les
oiseaux du ciel, sur le bétail et sur toute la terre : sur tout ce
qui se meut à la surface de la terre. ” Et Élohim créa
l’hominidé, à son image ; à l’image d’Élohim il le créa ; mâle
et femelle il le créa » (Gn. 1:26-27). On lit encore en Gn.
2:21-22, d’après la traduction classique de L. Segond, qu’«
alors l'Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur
l'homme, qui s'endormit ; il prit une de ses côtes, et referma
la chair à sa place. L'Éternel Dieu forma une femme de la
côte qu'il avait prise de l'homme ... » Le mot hébreu tsêla ici
rendu par « côte » se traduit également « côté » – l’équivalent
de la « moitié ». Aristophane, dans le Banquet, était en cela
plus proche de l’anthropogonie biblique que les exégètes
chrétiens. Le commencement se confondant avec la fin,
l’humanité est appelée à retrouver après la fin des temps
309
l’unicité de sa première nature : « lorsque l’on ressuscite
d'entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est
comme des anges dans les cieux. » (Jésus « cité par » Marc
dans Mc. 12:25). L’être angélique des bienheureux n’est pas
différencié. Le Christ affirme, pour les élus, la réfection de la
complétude originaire ; restauration du « corps glorieux » qui
ne participe d’aucun des deux principes dès lors qu’il est les
deux principes ensemble.
Métamorphose du mauvais œil
Nous voudrions que « mauvais œil » appartînt au passé.
Mais le passé ne nous appartient pas, et moins encore de
décider ce qui lui appartient. Le mauvais œil qui frappe et
hante celui qu’il frappe ne s’est pas clos avec la parenthèse
obscure de la superstition ; pas plus que la superstition ellemême n’est une parenthèse close. L’œil a su s’adapter. Il faut
changer de focale, concevoir l’œil non pas comme origine,
mais comme révélateur de la misère humaine. Non plus
comme maléfice, tourment, fruit du ressentiment ; non plus
comme sortilège – apanage du bouc émissaire – suscitant
pauvreté, famine et affliction partout où porte le regard. Le
mauvais œil s’inscrit bien comme jamais dans le folklore des
marginalités. Il stigmatise toujours ces êtres parasites que
l’on préférerait voir morts et dont la seule conscience que
nous les préférerions morts nous donne mauvaise conscience
: le mauvais œil, c’est la mauvaise conscience. « L'œil était
dans la tombe et regardait Caïn ».
310
C’est la mauvaise conscience qui suscite moins la peur
que la culpabilité. Parce qu’elle éveille en nous cette faculté
originaire, éteinte par l’individualisme rampant de la société
postindustrielle. Ce sentiment presque aboli en l’homme de
la consommation, le « dernier homme » ; soit le bourgeois
cossu dont toutes les vertus mâles et créatrices se sont vues
liquéfier dans le tout-à-l’ego. La culpabilité, liée à la pitié au
sens noble du terme. Non celle – chrétienne, dominatrice –
que dénonce Nietzsche, qui se complaît à frapper l’autre à
terre, mais celle qui donne comme à soi-même, sous un
rapport d’égalité. Rousseau, de cette passion, faisait une «
extension de l’âme » : le fait de se sentir soi chez l’autre. Elle
est, pour Levinas, le propre du visage, porteur d’une exigence
éthique. Nous y venons. Chaque siècle a ses démons. Le
mauvais œil n’est plus celui que jettent les émissaires du
diable : il est celui de la misère mendiante.
Nous sommes taillés pour jouir. Élevés avec la fièvre
acheteuse dans une culture qui a horreur du vide. Et sommes
pourtant chaque fois saisis par une stupeur étrange
lorsqu’accroche un regard rompu à l’infélicité. L’œil du paria,
l’œil haïssable du pestiféré nous dépossède de l’illusion que le
monde tourne rond. Il nous met « hors de nous », nous
contraint à « changer d’orbite ». C’est l’œil accusatoire du
« sans-foyer » que nous fuyons pour nous soustraire à
l’expérience qu’il nous impose : celle de la sympathie («
souffrir avec »). Une expérience qui nous rappelle à notre
humanité, restaure un bref instant ce sens anoxidée de la
fraternité. Le mauvais œil frappe le passant de scrupules
incompatibles avec son idéal de vie, et dont il ne peut se
311
délester que par le versement de l’obole. Une pièce pour
soulager le prurit. Charon, alors, rend à son acquitté le droit
d’aller son chemin sur « la laie des Champs-Élysées » (rive
gauche).
Lycanthropie et steak tartare
« Quand on a goûté à des entrailles humaines,
hachées parmi d’autres provenant d’autres victimes
sacrées, il est fatal qu’on soit mué en loup ».
Platon, République L. VIII, 565d ;
voir aussi L. X, 566a, 571d.
Turlutte sous la capote
Les aspersions sous la soutane écornent régulièrement
l’image d’une Église moribonde. Les enfants de cœur sont
écœurés, les curés rendent l’étole, les lobbys gays du Vatican
font démissionner le pape. Ah ma bonne dame ! il n’y a plus
de morale ! Que de messes basses et de basses messes ! Que
de scandales dont l’évocation seule dissuade les vocations !
Le catholicisme à ce train-là ne sera bientôt plus qu’un
lointain souvenir. Souvenir de moinillons abstèmes qui, eux
au moins, savaient se tenir (ou se débrouiller entre eux). Qui
trop tire n’attire plus. La « Bonne Nouvelle » (euangélion)
accuse un net recul sur la planète. Ce qui n’est pas le cas,
semblerait-il, en Amérique latine et sur le continent noir où
le christianisme progresse au pas du missionnaire (bien que
312
la pénétration soit en Afrique – c’est bien connu – plus
longue et plus rigide qu’en Occident). Mais pourquoi Dieu le
catholicisme serait-il la seule chapelle éclaboussée par les
scandales de pédophilie ? Réponse par les intéressés : parce
que les enfants juifs et musulmans sont moches. On a les
alibis qu’on peut…
L’indépendance des médias
Coup de projecteur sur l’état de collusion de notre très
chère presse. Napoléon soutenait qu’« un bon croquis vaut
mieux qu’un long discours »…
313
314
Organigramme des détenteurs et actionnaires majoritaires
des principaux canaux d’information français et de leur
« franche-connexion » avec les industries de l’armement.58
À noter que chaque année, les holdings de Dassault,
Rothschild, Bouygues et Lagardère ponctionnent plus d’un
demi-milliard d’euros de subventions sur le trésor public
pour faire tourner leurs rotatives. Le dernier rapport
parlementaire en date sous-évalue bravement l’octroi à 516
millions versés en 2013. C’est le budget de la propagande. On
aimerait se rassurer en rétorquant que les pisse-copie ne sont
pas tous vassalisés. En oubliant peut-être que les pigistes
travaillent en grande majorité sous CDD, sur un siège
éjectable ; précarité peu compatible avec l’esprit de révolte.
Quant aux éditocrates placés, aux journalistes en chaire, une
niche fiscale (celle-là, peu dénoncée) leur offre de déduire
7650 euros de leurs revenus imposables. Chien « a » la niche
qui ne mord plus. Qu’on cesse alors de nous vanter
l’ « indépendance de l’information » – sauf à considérer
qu’elle se rapporte aux faits.
Source : Horizons et Débats (Zeit-Fragen) : « Journal
favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la
responsabilité pour le respect et la promotion du droit
international, du droit humanitaire et des droits humains ».
58
315
Draw me a sheep
80 % des dessins animés qui sévissent sur les chaînes
spécialisées pour la jeunesse en France arborent des titres
américains. Les génériques sont à l'avenant, entonnés en
américain, entrecoupés de pub pour céréales américaines. Le
phénomène touche également les productions françaises au
désespoir du CSA et des associations de parents, exaspérés de
cette incartade hebdomadaire de l’Oncle Sam dans le pignon
de la chair de leur chair. C’est le pavois du dominant, l’éclat
du soft power, l’éclipse de Molière. On pourra donc tout
reprocher à Dorothée et à Bernard Minet ; au moins
travaillaient-ils pour la francophonie…
L’avariété française
« De souche », la bobosphère chante en américain. « De
greffe », l’émigration chante en français. D’une part, Daft
punk, Woodkid, Lana Del Rey ; de l’autre, MC Solaar et
Stromae. La scène pop rock du benêt bourge atlantolâtre
tresse ses lyrics (type Nouvelle Star) avec des slogans de
marques publicitaires. Ni plus ni moins que du lavage de
cerveau. Il n’y aura bientôt plus que le slam et le rap noir né
des ghettos pour (més)user du dictionnaire français. Les
cariatides de la culture française ne sont pas toujours les plus
prédestinées à l’être.
316
L’animateur (se) livre
Untel, animateur télé, excrète un nouveau livre. Disons
plutôt, le signe. L’animateur n’a pas son bac. Les gens
célèbres ont heureusement cela de commun avec les
politiques qu’on ne leur demande pas de savoir écrire pour
faire écrire leurs livres. Le titre ? Entre la plainte et le clin
d’œil complice, se demande « quoi faire de l’intéressé ». La
réponse, affligeante, ne prend personne au dépourvu :
cinquante années de carrière dans le théâtre de l’audiovisuel,
une smala génétique placée aux plus hauts postes de France
télévision, un best-seller. Un seul ouvrage, son «
autobiographie » (l’a-t-il seulement ouverte ?), suffit à
propulser le présentateur vedette sur le pyramidion
bénéficiaire des trafiquants de papier. Syndrome du mobilier
bancal (« beaucoup de table à caler, ventes à la clef »), la
clientèle dégaine à perte. Les libraires mangent leur oreiller.
Et ce n’est rien dire du principal bénéficiaire et artisan de ce
superbe coup de Trafalgar : son éditeur, Robert Laffont.
Dealer de contrefaçon qui peut encore une fois s’enorgueillir
d’avoir tapé dans le palmarès avec quelque 311 569 œuvres
écoulées. Même BHL, avec tous ses potos dans le business, ne
dépasse pas le kilo annuel des exemplaires d’exposition.
Encore n’est-il question que des estimations fournies par
Edistat (équivalent de Médiamat en bibliometrie), établis sur
la base des seuls formats poche et broché. Autrement dit,
sans tenir compte de l’hémorragie des versions numériques.
Ce qui porte la balance des comptes à 75 % des stocks
317
dilapidés depuis novembre 2007. La maison-mère qui prévoit
large prévoit encore de nouveaux tirages.
Succès d’estime pour le fumeux animateur ; 12 succès
commercial, liquidation par caisses. La cavalerie fait des
percées sans retour. Performance olympique qui n’est pas
sans devoir aux efforts déployés par les distributeurs pour
clapir au chausse-pied chez tous les Elzevir de France et de
Navarre, quelques centaines pièces assorties de goodies et de
tarifs préférentiels pour les plus volontaires. Un triomphe
marketing ourdi à la faveur d’une promo au marteau-piqueur
et d’un accueil dithyrambique de la part de la pige
audiovisuelle. Tous les programmes. L’animateur les a tous
faits. Tous les plateaux. Toutes les écuelles. A fait la quête à
sous. Partout. Tous ont donné (il leur sera rendu) à hauteur
de leurs ambitions. Et nous de subir, contraints mais résolus,
ce saumâtre et poisseux téléthon à la catalane 59. Au point de
se demander si l'utilisation d’une telle débauche d’intox en
période non-électorale n'est pas contrevenante aux accords
de Genève. Mais qui donc, à la fin, est ce curieux loustic ? At-on besoin d’un nom ?
L’animateur (se) vend
On n’arrête pas un train en marche. Pas sur de si bons
rails. On ne conçoit pas que la locomotive express cale au
premier virage. Tant que la logistique suit, aucune raison ne
59
Pardon…
318
saurait faire que la machine commerciale boulonne en rase
campagne. On huile les cathéters, remonte les voitures et
revoilà notre animateur frais comme une tanche, prêt à
remettre ça. L’écran de fumier n’est pas encore levé que
l’auteur bonimenteur déjà, repart comme en quarante. Voici
donc l’homme aux mille casquettes qui récidive cette rentrée
littéraire (octobre 2013) avec une seconde – et espérons
dernière (la toxine botulique reste un poison violent passée
une certaine dose lytique) – autofiction. Avec le choix très
pertinent d’un titre plein d’espoir, une fois n’est pas
coutume. Évocateur de l’affaissement de la célébrité qui
frappe tel un éclair fugace déchirant le ciel noir et lourd de
la nuit d’août. La lumière, puis l’oubli, écrit-il en substance.
C’est tout le bien qu’on nous pourrait souhaiter.
La foi, le doute et le salut
Deux sotériologies de la foi et de la connaissance. L’une
fidéiste, l’autre sceptique.
– La plus anagogique, d’extraction sémitique, repose sur
le canon du dogme. Le dogme, ou le credo, ou la doctrine,
n’est pas une connaissance, mais une révélation. Elle est une
vérité, écrit Pascal, sensible par le cœur. La conception
chrétienne peint ainsi le « savoir » aux couleurs de l’orgueil
et comprend le « dessaisissement » sous l’espèce de la grâce.
L’inscience conditionne la révélation. Pas de croyance sans
abandon. Pas de salut sans abandon. La chute caractérise la
déchéance de l’homme ayant rompu d’avec son innocence
319
première en se laissant contaminer : moins par la faute, la
macula, que par l’erreur. L’homme juge et dès alors, se
trompe. Ainsi devient-il perméable au mal. Tel est le prix de
son libre-arbitre qui dédouane Dieu du mal. Le diable ( dia
bolos, celui qui rompt), l’a séparé de Dieu. « Croyez, vous
serez éternels ! » L’Éden exprime l’adéquation parfaite entre
puissance et volonté. L’homme entend Dieu selon sa volonté
et vit dans la contemplation. Passif il reçoit sa lumière pour
les siècles des siècles. « Cessez de croire, doutez en moi et
vous serez déchus ! » L’homme cesse de croire ; désobéit ;
parjure : il accuse Ève de l’avoir tenté. L’homme, agissant, en
devenant libre, est devenu misérable. Il lui faut désormais,
chassé du paradis, reconquérir sa première dignité en
sillonnant l’histoire comme un chemin de croix, comme une
résipiscence. Trouver la voie, pour les suivants de Pierre,
sous la houlette (le bâton pastoral) de la cléricature. « Hors
de l’Église, point de salut ». Parce que l’Église, plaide
Augustin, est à l’imitation de la cité de Dieu. Ainsi, qu’ils
soient plus largement chrétiens, juifs ou musulmans, pour les
monothéistes, le mal gît dans le doute.
– La plus philosophique, d’extraction hellénique, repose
sur le principe de l’épochè. Celle-ci n’est pas une
connaissance, mais un effort constant pour s’en sauver, en
tant que toute connaissance porte les germes de sa
dissolution. C’est en effet « parce que j’ai cru » que ma vérité
s’est effondrée. Or dans le monde classique, jusqu’à Descartes
et Kant, écrit Foucault, il n’est de sujet que « transformé » par
son savoir. Pas de « substance » abstraite et détachée qui
saisirait la vérité comment ob-jet distinct de son essence.
320
Tout est en lien, évolutif et co-nnaissant. Dissoudre une
vérité – qui n’en était pas une –, et c’est un peu de soi qui
meurt. Le scepticisme antique, aux antipodes du
christianisme, rejette ainsi comme nulle et non avenue
l’indexation du salut sur la foi. Il ne rend que plus obvie la
rupture radicale que marque le monothéisme sur la sagesse
antique. Se met en porte-à-faux vis-à-vis des « révélations ».
Il y a bien dessaisissement ; mais de ses opinions, et non de
son esprit critique. Croire ne sauve pas, mais bien plutôt
expose. Le doute seul est témoin de stabilité, et le bonheur
ne peut résider que dans le pyrrhonisme. Le mal gît dans la
dogmatique. En théorie, serait-on tenté de dire. La position
de l’absence de position n’étant, en fin des fins, guère plus
tenable que la foi dans les mystères. Sceptique ou
dogmatique, ces deux planches le salut ne passent pas
l’épreuve de la pratique. Elles font, aussi bien l’une que
l’autre, l’impasse sur un détail qui a son importance : on ne
choisit pas de croire ou de ne pas croire. Il n’y a pas
d’agenouillement qui, par conditionnement, accréditerait ce
qui paraît impossible ; non plus que de volonté, si affirmée
soit-elle, en mesure d’obtenir le sursis du jugement. D’où
l’exigence d’une troisième voie, hors des sentiers battus, qui
reste à déblayer.
« Un enfant est battu »
Connu pour ses postures aux antipodes de la « pédagogie
de la négociation » ; adversaire déclaré des théories de
l’éducation née dans les eaux turbides de soixante-huit à la
321
croisée de la doxa rousseauiste et de l’irénisme célébratif à la
Dolto (que les lecteurs avérés de Rousseau et de Dolto auront
du mal à reconnaître) ; fauteur de livres à contre-emploi de
la proskynèse de l’enfant-roi dans une époque où le fantasme
de toute-puissance originaire rencontre les deux messages
emblématiques de la société de consommation : « vous
pouvez tout avoir (où je veux, quand je veux) » ; « vous avez
droit à tout » (le client est enfant-roi), le pédiatre Aldo
Naouri vient ce matin encore, à la tribune de France Culture,
d’indigner la rombière avec l’un de ses slogans rassis et
pondérés dont il a le secret : « il faut brusquer l’enfant » !
« Brusquer l’enfant », une formule malheureuse qui signifie
non pas sortir les martinets et les lanières de cuir, mais
imposer des parapets.
Dans un pays où un mariage sur trois finit par un
divorce, dont un sur deux en métropole, la stabilité de la
famille n'est plus bâtie autour du couple, mais autour de
l'enfant. C’est à lui désormais qu’incombe la tâche de faire du
lien. D’assurer l’unité. Lui qui n’est pas encore « construit »
doit soutenir tout l’édifice. C’est une pression qu’un gosse
sans parapets ne tient pas sur la distance.
Des cadres, c’est la réponse de Naouri. Planter des
balustrades sécurisantes de part et d’autre du grand pont
suspendu de la vie. Au risque de venir s’y heurter. Quitte à
plus tard, lors des retours d’angoisse, lorsque survient la crise
d’adolescence, ré-éprouver la fiabilité de ces garde-fous pour
voir s’ils sont aussi solides qu’ils en ont l’air. « Brusquer
l’enfant », cela signifie d’abord, pour le pédiatre, sortir du
322
tout-démocratique qui crée plus de pathologies mentales que
de citoyens « à l’aise » dans leur « moi-peau » (Anzieu). On
mesure le défi aux faits d’actualité. « Un enfant est battu »,
titre la presse60 ; un père, en Suède, applique une fessée à son
fils… et se voit condamné à une amende de 1500 euros avec
sursis sur délation de son ex-femme, visiblement peu jouasse
de s’être fait déposer avant les noces d’argent. Voilà où nous
en sommes.
Le père sévère sévit
C’est l’histoire d’une mère qui attend son deuxième
enfant. Elle a lu tout Rufo ; elle a lu tous les livres de
pédopsychiatrie. Sa fille la sollicite un jour et lui demande ce
qui se passerait si elle jetait son futur frère par la fenêtre. La
mère, fort inspirée, lui retourne une explication la plus
intelligente et la plus avisée du monde sur l’amour familial,
les relations parents/enfants, frères/sœurs, sur la tendresse
qui ne s’ampute pas, etc., etc. La fille retourne voir sa mère
dès le lendemain et lui repose la même question. La mère
reprend tout à zéro (pédagogie, quand tu nous tiens…) ; et le
manège repart, et ça recommence, tous les matins comme en
quarante jusqu’au jour fatidique où le père jusqu’alors exclu
60
Bon point d’érudition pour ce qui concerne la référence à
Freud, à l’article éponyme du père de la psychanalyse.
Dommage que Freud n’y parle pas d’éducation – mais de
syndrome
masochiste.
C’est
tout
l’inconvénient,
communément journalistique, de s’en tenir aux titres…
323
des discussions, est présent dans la pièce. « Qu’est-ce qui se
passerait si je jetais mon frère par la fenêtre ? » Le père se
lève et donne, du tac-au-tac : « je t’y jetterais avec ». La gosse
n’a pas cru bon de rempiler. Quant au mari, il s’est
évidemment fait incendier par son épouse. Traiter de tous les
noms d’oiseaux. C’est qu’on n’a pas idée de « traumatiser »
comme ça ces pauvres chérubins qui ne demandent qu’à
« comprendre ». Tout se joue dans la latence.
Exit l’éducation de papa. Exit papa, c’est encore mieux.
Plus de « ravages de cerveau ». Comprendre, c’est essentiel à
l’équilibre psychique. Mais le modèle démocratique est-il si
pertinent en milieu familial ? Supposons un instant que le
père ne soit pas intervenu. La fille aurait peut-être fini par «
comprendre » d’elle-même. À la Rousseau, à la Dolto ou à
l’usure. Mais aurait-elle compris, elle n’en aurait pas moins
conçu en grandissant une culpabilité sourde à l’égard de son
frère. Elle s’en serait voulue d’avoir aussi longtemps ne
serait-ce qu’envisagé sa mort. S’en serait suivie une
surcompensation semblable aux excès des mères poules qui
s’éreintent à expier leur mépris post-partum de l’enfant
surinvesti. Que retirer de cette anecdote ? Ceci que
l’explication est nécessaire mais à soi seule, sans l’acte
autoritaire, ne vaut pas mieux que l’acte autoritaire ôté de
son explication. Ceci que la loi désincarnée ne permet pas
d’élever à leur surmoi ce que Freud appelait des « pervers
polymorphes ». Preuve que la « brusquerie » peut éviter
parfois bien des années de psychanalyse.
324
Prison break
Un brin de provocation pour le plaisir gratuit de
syncoper nos lecteurs attiédis par de longues digressions.
Face au problème de la surpopulation carcérale qui, faut-il le
rappeler, a valu à la France une condamnation par la cour de
justice européenne, ont été évoquées deux portes de sortie.
L’une proposée par Manuel Valls, ministre de l’intérieur,
consistait à inaugurer de nouvelles structures pénitentiaires
en vue de ramener la proportion des places disponibles par
habitant au niveau de la moyenne européenne. L’autre,
parrainée par Christiane Taubira61 dans le cadre de la
réforme pénale, visait à limiter les incarcérations au
minimum minorum afin de désertifier les centres de
détention. On a juste oublié de mentionner une tierce
solution, naguère la plus courante avec l’exil : l’euthanasie.
Comme quoi, quand on cherche bien…
Hommes de culture
« Les hommes sont sortis de terre comme les
épinards ».
61
Parce qu'avec Valls en face, Fabius au Quai et à Bercy
« Moscovichie », il fallait bien sortir l'artillerie lourde pour
que la gauche qui rêve d'être toujours de gauche se persuadât
qu'elle l'est encore. Et puisse passer en force et en dernier
recours, en déployant l'antiracisme pare-feu de la
contestation (cf. l’affaire « Y’a bon ! »). Jurisprudence Dati.
325
Empédocle, Ve siècle avant J.-C., cité par Varron,
Fragments des Satires, fr. 27, Ier siècle av. J.-C.
Quand y’en a marre…
La mondialisation impose aux multinationales d’adapter
leur image aux idiotismes de leur cœur de cible. Cela
demande un peu de jugeote et pas mal de souplesse. Il n’y a
qu’en France que McDonald’s vend des burgers avec du pain
complet. Dans le même ordre d'idées, le célèbre chewinggum au conditionnement jaune, pour s’exporter, a dû se
défaire de l'imagerie clivante du nazi baraqué qui avait cours
depuis 1969 ; une perte sèche pour un chat tout pourri (tout
le monde aime les lol-cats) affublé d’une cravate et de
lunettes jaunes pisse. On dit adieu à Monsieur Malabar pour
le matou Mabulle. Place aux nouvelles « mascrottes » :
Avant
Après
Perso, je préférais le nazi…
326
Critères de la propriété
On pourrait définir très simplement la propriété – en
distinguant celle-ci du « droit d’usage » –, par la capacité que
nous avons, non pas à garantir contre la perte, mais à
détruire ce que nous possédons. Le suicide, les scarifications
et les mutilations restent en ce sens la garantie que notre
corps, donc notre esprit, nous appartiennent en propre. Par
contraposition, ce qui résiste à notre pulsion de mort ne nous
appartient pas. Une image postée sur Facebook reste à jamais
sur les serveurs, quoique vous décidiez d’en faire. De même
que la « réfutabilité » ou la « falsifiabilité » d’un énoncé
atteste de sa valeur scientifique, l’ « effaçabilité » actuelle
d’une chose témoigne de ce qu’elle est « accapararable » et
par là-même, cessible.
L’instinct de contrôle
Il n’y a peut-être pas de hasard à l’inflation et au
renforcement des dispositifs de contrôle de l’information qui
s’observe actuellement sur Internet. Pas de hasard : une
covariance. Moins les États-Unis ont d’influence sur le
monde matériel – déclin oblige –, plus ils resserrent leur
ascendant sur le monde numérique. C’est la logique de la
compensation, de la clepsydre ou plus prosaïquement, des
vases communicants : on regagne d’un côté ce que l’on perd
de l’autre.
327
Les femmes et le droit de vote
Si l’on en croit le cœur compact des vierges
pédagogiques, il n’y eut jamais de toute l’histoire de la
démocratie population si mal considérée que celle du
deuxième sexe. Les choses sont claires (Chazal) : les femmes,
sans appétence ni compétence, se serait vues, depuis
l’Antiquité, réduites à leurs fonctions de mères. Celle
d’allaitantes et celle d’économistes (oikos nomos : «
gouvernance du foyer »). Les femmes n’auraient pas eu part
au logos (« raison », « discours » ; rendu par Cicéron : ratio et
oratio) ; pas eu leur mot à dire. Pas même à l’Ecclésia
d’Athènes, fine fleur de la cité grecque, « le monde le plus
bavard de tous », rappelait souvent Aubenque (citant
clandestinement Burkardt) ; pas même à la Pnyx. Juste au
lavoir ; à la limite, comme rien n’est jamais sûr. Les
parthénoï devaient s’ennuyer ferme à la maison. De longs
dimanches à ne rien faire ; rien d’autre que la tambouille,
confinées dans leur box comme des truies en stabulation. Et
ce depuis la nuit des temps. Voilà du moins l’image que l’on
s’en fait. Une légende colportée par une frange féministe à
courte perspective qui ne semble pas avoir connu le Moyen
Âge. Car Simone a beau voir, elle n’entend pas grand-chose
aux longues périodes. Les femmes pestiférées de la politique ?
De quel bloc de bêtise chu d’un désastre obscur tire-t-on
cette assurance ? On a beau dire et se faire plaindre, les
femmes n’ont pas été, au moins en ce qui concerne le droit
de vote, les galeuses du banquet. Il y eut bien sûr les
étrangers ressortissants de l’Union européenne qui ne
l’obtinrent qu’en 1992 avec la ratification de Maastricht,
328
bien qu’amputé du droit d’éligibilité. Il y eu aussi, vingt ans
plus tôt, le péril jeune avec Giscard d’Estaing (non sans
visées clientélistes ; démagogie : domaine dans lequel
l’homme excelle – comme un certain tableur) et
l’abaissement en 1974 de la majorité à 18 ans. Mais bien
avant cela, comme on eut trop tendance à l’oublier, il y eut
les militaires. Ce n’est qu’en 1945, à l’issue de la guerre, un
an après l’octroi de la fameuse carte au deuxième sexe, que la
« Grande Muette » pourrait enfin se délester de son
sobriquet. Un soldat, jusqu’alors, « ne faisait pas de politique
». On ne pouvait pas tout à la fois élire l’exécutif et y
appartenir – être « à sa solde » (anciennement « sel », denrée
précieuse et chère servant de « salaire » comme les « épices »
ont donné les « espèces »). Plus dirimant ceci que les femmes
prenaient part au scrutin de façon coutumière jusqu’à ce
qu’on les en congédiât.
Les femmes et le droit de vote (suite)
C’est là l’autre bémol, l’autre anicroche qui nous retient
effectivement de considérer l’élargissement du suffrage
faiblement universel aux femmes comme un acquis tardif : le
fait qu’elles en aient disposé – ou disposer de l’équivalent –
au moins depuis le XIVe siècle. Le roi Philippe le Bel se
garda bien d’écarter les matrones de ses États généraux. Ses
successeurs maintinrent la tradition, pour chaque session de
convocation depuis 1302. Cela jusqu’au tournant marqué par
la révolution. Jusqu’à l’infâme Sieyès, « Lumière » jusqu’au
troufion qui partageait en grande partie les idéaux bourgeois
329
de ces artisans et partisans de la terreur ; jusqu’à Sieyès sa
fameuse démarcation pédérastique du 20 juillet 1789 entre
les citoyens « actifs » et leurs consorts « passifs ». « Actifs »,
les bons payeurs, les bons propriétaires. « Passifs », les
femmes, les étrangers, les fils de la nation, ainsi que tous
ceux – majoritaires – ne pouvant s'acquitter du cens
électoral, les nue-propriétés. Le réservoir des élites et le
bassin des pauvres – « bassin » prendra ici le sens qu’il vous
siéra. L’humiliation n'est pas plus agréable, mais elle est
maîtrisée, emballée dans du bruit avec un joli nœud. Les
femmes propriétaires de fiefs furent dès alors conviées par les
caciques de 1789 à se faire représenter par un ambassadeur
de la gente masculine. Ce qui n’engage rien d’autre, en
langage moins sophistiquée, que l’éviction expéditive des
explétives du champ de la délibération publique : les
hommes ne pesant que d’une voix (dénombrement par tête)
ayant aussi, d’abord, leur voix à faire entendre. À Mélenchon
qui se félicite ingénument du rôle joué par la maçonnerie
française dans la révolution et l’émancipation des femmes,
on pourrait rétorquer qu’il n’en a pas toujours été ainsi (–
qu’il n’en est toujours pas ainsi : la maçonnerie traditionnelle
n’acceptant toujours pas les femmes). Et pourquoi donc ne
seraient-elles pas aussi « dignes des loges » ? Pourquoi cet
ostracisme ?
À cela deux raisons. Qui ne sont évidemment pas celles
que présentent pour décisives les féministes adeptes de la
lutte des sexes (misogynie, phallocratie, on ne varie pas les
tons). Ne comptons pas sur les manuels pour remettre les
pendules à l’heure. Les révolutionnaires n’étaient pas dupes
330
de l’autorité morale des paroissiens et des abbés de campagne
sur les esprits flexibles de leurs ouailles. Les femmes
pensaient comme les curés ; les femmes ne pensaient pas.
Eussent-elles dû s’engager, ç’aurait nécessairement été pour
la restitution « à qui de droit » des biens de l’Église, de ses
propriétés foncières, immobilières et mobilières mises sous
séquestre ou vendus aux chandelles. Nécessairement pour la
restauration de l’autorité des ordres, à contretemps des
acquis « égalitaristes » de la révolution. Quant au pari de
l’éducation, il y n’avait guère que Condorcet pour faire
semblant d’y croire. Olympe de Gouges serait liquidée sans
sommation en place de Grève cette même année 1791 qui
verrait proclamer notre Constitution. L’autre raison qui
jouait contre leur chapelle était qu’elles n’étaient pas – tout
du moins pas de la même manière que leur mari – engagées
par la conscription. C’était encore l’époque où le « droit des
gens » rendait ses comptes à l’Assemblée. La guerre est
aujourd’hui devenue, selon toute apparence, une affaire trop
sérieuse pour être abandonnée à ceux qui y prennent part.
Conservatrices, réactionnaires et loyalistes ; planquées et
casanières, les femmes étaient la rébellion qu’il fallait
endiguer. Leur sort était scellé. Il leur faudrait attendre aux
1920 USA, et vingt ans de plus en France pour que leur
pleine citoyenneté leur soit restituée. Comme disaient nos
grands-mères, « quatre ans d’occupation, c’est long » ; alors
pensez, un siècle et demi passé à ne rien faire, on est en droit
de l’avoir mauvaise…
331
Des passions séculaires
À chaque époque son idéal. Chaque siècle est mu par un
certain Zeitgeist, reflet de son génie et de ses aveuglements.
La grande valeur européenne du XIXe siècle postrévolutionnaire aura été, comme l’avait bien identifié SaintJust, celle du « bonheur » ; aspiration individuelle et non plus
collective s’articulant autour de la famille bourgeoise et de la
propriété. Le XXe siècle fut – pour citer Tocqueville – celui
de la « passion de l’égalité ». Les distinctions sociales se
résorbant dans les tranchées prendront alors avec le
socialisme l’expression politique d’une idéologie. Au paradis
privé (« pour vivre heureux, vivons cachés ») succède une
utopie totalitaire sans concession, appelant a toujours plus
d’homogénéité. Le XXIe siècle semble parti pour être celui
de la « célébrité ». En soi, pour soi, autotélique. Célébrité
venue pallier la désertion du sens dans une époque marquée
par l’explosion des médias de communication.
« L’identité malheureuse »
Appelons les choses par leur vrai nom. Des immigrés
légaux qui font des compromis avec leur société d’accueil, ce
sont des intégrés, des citoyens et – s’il leur plaît – des
nationaux. Des immigrés légaux ou clandestins qui vivent
332
sans concession leur langue, leurs lois, leur mode de vie, ce
sont des colonisateurs62.
Les bonnets rouges
« La présidence prend acte des revendications des
paysans bretons ». Il les a vus, il les a entendus. – Et quoi ?
Entendre n'est pas écouter, voir n'est pas regarder.
Renouvellement de la philosophie
On dit que la philosophie traite de l’universel, de
l’intemporel et en cela, ressasse toujours les mêmes pensées.
Qu’elle brasse, rumine et régurgite comme un estomac de
vache remue son herbe pour sécréter son lait. Ne cédons pas
à ces refrains, à ces assertoriques dépréciations qui se
prévalent d’être lucides quand elles sont juste molles et
floues. Quiconque s’y penche sait qu’en philosophie, tout
n’est pas kantien. Il y a aussi des choses nouvelles.
Qui veut la guerre…
Ce presque-rien qu’on a (juste) omis de préciser à propos
de la seconde guerre mondiale ; ce que vous ne lirez jamais
dans les manuels ; ce que vous avez toujours voulu savoir sur
Paroles de parrhèsia. Au bon souvenir du temps jadis où
l’on pouvait s’autoriser des sorties de route sans craindre le
fossé…
62
333
les hostilités sans jamais oser le demander ; tout cela et pis
encore, en somme – et en produit et en racine de neuf –, tout
ce que vous auriez dû savoir et qu’on ne veut pas que vous
sachiez ; tout cela n’aura de cesse, à l’heure de l’Internet, que
d’être divulgué. Et caricaturé. Il faut sans plus tarder
prévenir en enferrant l’abcès. Sans quoi les plaies d’hier ne se
refermeront pas. Établissons clairement la part des traîtres
dans l’hécatombe au 65 millions de victimes. La narration
scolaire est trop partielle (partiale ?) pour satisfaire l’esprit
critique de qui se penche avec un tant soit peu de sérieux sur
la situation réelle du régime de Weimar. Il fallait voir
l’Allemagne pillée, exsangue, anéantie par sa défaite.
Comprendre ce qu’était l’Allemagne au lendemain de la « der
des ders ». Un dominion. Un jardin d’Adonis rendu stérile
par le glanage systématique de ses ardents vainqueurs. Une
enclave coloniale en self-service. Une friche macabre pour
les peupliers blancs de l’Hadès. Des nèfles. Hitler lui-même,
triste rapin lourdé de l’académie des arts, usait ses braies sur
les trottoirs en attendant que ça passe…
Qui veut la fin veut les moyens ; mais les moyens ne
poussent pas dans les varennes. Peut-être avez-vous flairé le
loup. Et peut-être compris, déjà, que si le traité de Versailles
fit l’essentiel pour attiser le ressentiment d’une Allemagne
mise à sac, cette mise à sac – précisément – n’aurait jamais
permis à notre Allemagne de financer l’effort de guerre, le
réarmement et le sursaut technologique dont elle bénéficia.
Des idées, certes, elle en avait. Les prix Nobel étaient de
saison. Cafés philo, thés politiques et autres chocolats
théologiques tenaient le haut du pavé. L’Allemagne se
334
prévalait d’artistes et de penseurs inspirés, mûris dans le
ressentiment. Et d’une littérature qui n’était pas encore
celle-ci qui crétinise et détruit les forêts. De la contrainte
naît l’imagination. Or « le concept de chien ne mord pas »
constatait Spinoza. L’Allemagne avait les crocs, mais elle
était sans dents. Elle avait l’énergie ; lui manquait la
ressource. Un petit coup de pouce était d’austérité (ou de
rigueur, s’entend). Adsum ! Les créanciers, toujours
d’attaque, ont répondu présents (l’argent n’a pas
d’honneur…). Il est connu que les guerres, à l’instar des
pandas, ne survivent que de perfusion de subsides.
D’où la question que tout historien digne de ce nom
aurait dû se poser : Qui est derrière ? Qui paye (/commande)
? À qui profite le crime (qui bono) ? « Je vais vers une
finance complexe avec des idées simples », aurait songé De
Gaulle. Certains « « détails » » (avec beaucoup de guillemets)
ont une fâcheuse tendance à prendre toute la place tandis
que d’autres, non moins considérables, bénéficient d’une
amnésie (d’une amnistie ?) qui n’envie rien à l’infrangible
immunité de tel patron du FMI. Il y a des noms qui grincent
comme l’ongle sur l’ardoise. Ceux de Rothschild et
Rockefeller ont « oublié » de figurer dans les manuels
d’histoire… comme au procès de Nuremberg. S’il y avait
bien pourtant deux patronymes qui, plus que d’autres,
méritaient leur ticket, c’était bien ceux de ces dynasties
bancaires. Comment se fait-il que ces deux grandes familles
ayant proactivement et si diligemment contribué à
l’extermination de leur peuple se soit vues épargnées par le
retour de flamme ? Il faut, pour le comprendre, nous
335
replacer dans le biotope obscur de la realpolitik mondiale
telle qu’elle se dessinait dans l’ombre du nazisme. Voyage
dans l’enfer du décor…
…prépare la paie
Livrons-nous donc à l’analyse dont se dispensent ceux
dont c’est le métier (vrai qu’une certaine loi ne les y incite
guère). Posons quelques données de base englouties sous la
cendre et les dépôts épais de désinformation. Sachons
d’abord que l’Allemagne ne disposait pas en 1934 des
ressources pétrolières qui lui auraient permis de se sortir de
son marasme économique. En aurait-elle bénéficié, cela
n’eut rien changé à son état d’émaciation, de cachexie
technologique. Cela pour la raison très évidente que son
appareillage n’était pas calibré pour exploiter l’or noir. Une
Allemagne riche en naphte serait restée comme une poule
devant un couteau. Appelé à la célébrité qu’on sait, son
équipage industriel se payait de combustible arraché à la
terre au prix de vies humaines : lignite, houille, anthracite.
La pollution prêtait aux villes un air fuligineux 63. Si de Vinci
songeait déjà aux chars à eau, pas sûr que les avions à vapeur
auraient volé vers l’infini. Quant aux ballons d’hélium, ce
n’aurait été que des poules pour le tir aux pigeons. Le choc
63
Ce qui induisit, pour l’anecdote, un avantage adaptatif
pour les phasmes noirs mieux camouflés en territoire urbain
que leurs confrères opalins. À quelque chose, malheur est
bon ; pour peu qu’on sache tirer son épingle du jeu.
336
pyrique du dirigeable Zeppelin LZ 129 Hindenburg a
définitivement mis fin à cet espoir gazeux. Avouons que
pour une guerre moderne mécanisée, c’était plutôt mal
engagé.
C’est alors qu’intervient le savoir-faire et l’entregent de
la Standard Oil, propriété des Rockefeller. La firme contracte
dès 1930 des accords de jumelage avec la société IG Farben.
Les deux holdings vont ainsi s’associer pour permettre à
l’Allemagne de développer une essence de synthèse
indispensable à toute machinerie de guerre qui se respecte,
conçue par hydrogénation à la faveur du plomb tétraéthyle
(ne cherchez pas). IG Farben, de pair avec la Standard Oil,
ne laissera pas de s’illustrer pour d’autres découvertes de
haute volée philanthropique. Son nom reste attaché au
développement de nombreux produits chimiques tels que
l’ammoniaque synthétique dont étaient dérivés des engrais
azotés (Monsanto fut à bonne école), des explosifs et des
biocides (gaz d'extermination) au nombre desquels le Zyklon
B (à l’origine un pesticide, mis au point par les prix Nobel et
« père de l'arme chimique » Fritz Haber) pour le service des
chambres de la mort. Haber, de confession juive, ne se releva
jamais de l’usage détourné qui serait fait de ses recherches.
On pourrait dire qu’Einstein avec la découverte de la
convertibilité de la masse en énergie ; Einstein incidemment
à l’origine du projet Manhattan et architecte de la première
337
bombe (Trinity) saurait en exprimer toute l’ironie tragique :
« Si j'avais seulement su, j'aurais fait serrurier »64.
IG Farben était depuis longtemps déjà dans les petits
papiers d’Hitler, connue pour avoir contribué au
financement actif de sa campagne. Elle avait donné le ton ;
d’autres cartels ont pris le train en marche. D’autres
congrégations – américaines très majoritairement – affichent
leurs ambitions. American IG apporte sa pierre à l’édifice en
produisant les matériaux et les alliages pour l’arsenal de
guerre. La firme Dupont raffine le plomb tétraéthyle pour la
synthèse d’hydrocarbures. Le conglomérat ITT Industries
développe les télécommunications ainsi que l’aviation
allemande par le truchement de sa filiale Focke-Wulf. Ne
doutons pas que General Electric trempe fougueusement les
mains dans le bac. Mais aussi Ford et General Motors (GM),
naguère premiers sur la commande de chars d’assaut et de
transporteurs de troupes65. Le IIIe Reich n’est pas toutefois
64
Une ironie tragique qui ne fut pas étrangère à sa résolution
de se convertir au mode de vie végétarien. Oui, comme
Adolf. Être un boucher ne vous empêche pas d’être l’ami des
bêtes.
65 Considéré comme l’un des plus zélés bailleurs de fonds
d’Adolf Hitler, Ford serait distingué en 1938 pour ce soutien
durable par la remise la « Grand-Croix de l’Aigle allemand »,
plus haute décoration nazie échue à des inationaux. Il
clamera par la suite, malgré son philosémitisme notoire, que
« [son] acceptation d’une médaille du peuple allemand
n’impliquait aucune sympathie de [sa] part avec le nazisme ».
338
exclusivement épris de sa culture de sa puissance coercitive
(du hard power). Il donne aussi dans l’adhésion, dans la
psychologie des foules (le soft power de Joseph Nye). Quid
de la propagande ? Avec Edward Bernays (neveu de Freud),
c’est Ivy Lee, pionnier des « relations publiques », qui
procure à Goebbels l’essentiel de son arsenal de
manipulations. C’est d’Amérique qu’est importé le modèle de
ce que Walter Lippmann rebaptiserait « fabrique du
consentement ». Ivy – faut-il le préciser – était
accessoirement un employé des Rockefeller. La boucle est
donc bouclée.
À deux, c’est toujours mieux
Pas de préférentialisme. Ayons à cœur de n’oublier
personne. Il faut à chacun rendre selon ses mérites, et ne
faire l’impasse sur aucun nom. Pas même sur celui des
Rothschild. Se demander, des Rockefeller ou des Rothschild,
lesquels ont le plus œuvré à l’avènement d’un monde
meilleur est un débat que nous laisserons en jachère pour
d’ultérieures disquisitions. Quoique les seconds aient eu la
bonne idée de se diversifier. Une stratégie qui leur aura
permis dès le milieu du XIXe siècle de faire fortune dans le
Médoc viticole, avec la production de l’un des plus fameux
bordeaux de l’Hexagone. Château Mouton Rothschild se
place au nombre des premiers grands crus classés (suivant la
Effectivement, Ford produisait pour la Wehrmacht autant
que pour l’armée américaine…
339
recension de 1885, instituée à la demande de Napoléon III en
vue de l’exposition universelle de la même année) dont le
prestige ou, tout du moins, l’image et l’étiquette, ne
contribue pas peu au rayonnement mondial du savoir-faire
œnologique français. Souvenons-nous, dans l’ombre des
banquiers, de la branche française de la filiale qui sut mettre
en bouteille une AOC qui force le respect ; qui met chiffon
carpette les rouges californiens et transalpins. Et proprement
inimitable. Encore un que les Chinois n’auront pas. Or qui
prend plaisir à baiser le marché chinois ne peut pas être
foncièrement mauvais. Le nom de Rothschild (diminutif de
Zum roten Schild, ou « À l'Écusson rouge ») a beau faire
baliser les agacés du Nouvel Ordre Mondial et crisper les
paranoïaques des Illuminati de Bavière, on ne peut lui retirer
d’avoir su tirer le meilleur de nos cépages régionaux. Soit-il
au moins récompensé pour cela.
Après, ça se complique. Rothschild a l’art et la matière.
Mais au-delà du moût, il y a toujours la banque.
L’établissement de crédit. Non pas celui dont Pompidou fut
nommé directeur avant d’être sacré à la magistrature
suprême, préfigurant le scénario avorté de Strauss-Kahn
bombardé fromage président après son affinage au FMI, ou
de Mario Monti en Italie, ex-advisor de Goldman Sachs ; non
pas de ce comptoir-là, mais de celui fondé en 1871 par John
Pierpont Morgan. JP Morgan, plus connue sous le nom de JP
Morgan Chase depuis sa conversion en holdings financière
ayant suivi son adsorption dans Chase Manhattan Bank, dont
le président était… allez, trêve de suspense, un certain David
Rockefeller (cf. infra). Morgan et Rockefeller, fusion tardive
340
; mais nous ne sommes qu’aux prémices de la seconde guerre.
Morgan se débat seule. Ce n’est pas encore l’heure des
congrès (« congrès », pour l’anecdote, signifiait à l’origine «
union sexuelle » ; vrai que les grands de ce monde, les
grippe-sous particulièrement, ont toujours penché pour
l’inceste. Voltaire n’était-il pas amant de sa nièce ?).
Rothschild, Morgan, quel commun dénominateur ? Le même
qu’entre Jeckyll et Hyde, qu’entre Clark Kent et Superman,
qu’entre la face visible et cachée de la lune. Rapport
d’identité
–
prodigue
d’investissement,
fort
de
travestissement – que l’on découvre à la faveur des huiles de
la Morgan tous venus à résipiscence : Bill Still, Georges
Wheeler, William Guy Carr, Fréderic Morton, Edwin C.
Knuth, Richard Lewinson, John Gunther et Louis T.
McFadden Morgan ont tous étés des employés de Rothschild.
La cognation Rothschild, au fil des forfaitures actées par
le truchement de sa société écran l’ancienne JP Morgan
(l’actuelle n’est guère plus respectable, qui conduisit l’assaut
final sur la Lehman Brothers – ouvrant ainsi le ban à la crise
des subprimes – pourvut à l’édification de la pyramide à la
Ponzi pilotée par Madoff ; mit en circulation des prêts
hypothécaires toxiques et des actifs pourris. La plupart des
holdings vivent et évoluent. Morgan, elle vit), nous aura
gratifié de quelques millésimes de choix. Et c’est moins, cette
fois-ci, l’arrière-pays français que les länder allemands qui en
ont profité. Pour ne traiter que de son ingérence
propédeutique à « la bataille du Reich », Morgan-Rothschild
fut à l’initiative des plans de renflouement qui permirent à
l’oligarchie de se requinquer financièrement et de prêter
341
main-forte au futur chancelier. Comme dans Star Wars. Les
jalons de cette résurrection furent, fin 1923, l’imposition de
Hjalmar Schacht par la Morgan au gouvernail de la
Reichsbank. Schacht réunit les fonds pour border le Führer
dont il devient le ministre des Finances. Charles Dawes et
Owen Young émettent les bons obligataires qui permettent à
l’Allemagne de se désendetter. Morgan et Schacht enfoncent
le clou début 1930 avec la création de la BRI. À Paris même.
Avec l’onction de la Banque d’Angleterre. Une BRI qui
donnerait le meilleur d’elle-même – c’est-à-dire beaucoup de
fric – pour satisfaire aux desiderata des nazis. Curriculum
chargé. Le poids des morts, le choc du coffre-fort. Nous
n’irons pas au-delà. L’échantillon suffit.
Tace si vis vivere in pace.
Rocky s’offre le monde
Nous évoquions trop rapidement le cas d’une gloire et de
sa clique dans une chronique qui nous vaudra ce qu’elle nous
vaudra. Une mise au point s’impose. D’abord sur l’homme.
Sur David Rockefeller, né le 12 juin 1915 au pied de la grosse
pomme (le ver est dans le fruit). Un visionnaire assez
entreprenant pour essuyer les plâtres d’institutions aussi
philanthropiques que la Commission Trilatérale, le C.F.R. et
le symposium annuel du Bilderberg. En quoi son œuvre a-telle compté ? Hauts-lieux du mondialisme (pas si dérégulé
que ça), ces trois sanctuaires rassemblent nuitamment ce que
l’Occident compte de plus fanatiquement voué au culte de
342
Mammon : magnats de la presse, grands financiers et chefs
d’État ; comme aurait dit Saint-Yves d'Alveydre, il faut de
tout pour faire une Synarchie. Trois occasions jamais
manquées pour les élites conquises de témoigner de leur
attachement sans faille au projet fondateur du « Nouvel
ordre économique international » (sic). Conseils de guerre où
l’on discute (« scute ! ») à froid des progrès de la «
coopération entre les régions industrialisées démocratiques
dominantes du monde, qui assument des responsabilités
partagées dans la conduite d’un système international élargi »
(re-sic). Parmi ces stratégies, le putsch qui permit à Mario
Monti, patron de la branche européenne du CFR, de
remplacer le Caïman sans l’once d’un commencement de
germe d’embryon de papelardise démocratique. Parmi ces
stratégies, ajoute David himself, le chaos maîtrisé, la
politique du choc : « Nous arrivons vers l’émergence d’une
transformation globale. Tout ce dont nous avons besoin, c’est
de la crise majeure et le peuple acceptera le Nouvel Ordre
Mondial » (D. Rockefeller, discours au Council on Foreign
Relations). On lui souhaite tous nos vœux de succès. C’est
plutôt bien parti. Notre homme, quoiqu’un brin volubile,
n’est toutefois pas ingrat au point d’en oublier de remercier
ses actionnaires.
Rocky s’offre la presse
En spéciale dédicace à ses fidèles soutiens, David, au
nom de la cause, ne laisse pas d’exprimer toute sa «
reconnaissance au Washington Post, au New York Times,
343
Time Magazine et d'autres grandes publications dont les
directeurs ont assisté à nos réunions et respecté leurs
promesses de discrétion depuis presque 40 ans » (D.
Rockefeller, discours à la Commission Trilatérale, Baden
Baden, juin 1991). Le fait étant, poursuit le symposiarque,
qu’« il nous aurait été impossible de développer nos plans
pour le monde si nous avions été assujettis à l'exposition
publique durant toutes ces années. Mais le monde est
maintenant plus sophistiqué et préparé à entrer dans un
gouvernement mondial. La souveraineté supranationale
d'une élite intellectuelle et de banquiers mondiaux est
assurément préférable à l'autodétermination nationale
pratiquée dans les siècles passés » (ibid.). Adonc merci la
presse. Du beau boulot, vraiment ! On apprécie tout de
même la levée de l’omerta. Finie l’ère du soupçon. Les
complotistes ont fait leur temps : le chef d’orchestre les
court-circuite et vend lui-même la mèche : « Quelques-uns
croient même que nous [la famille Rockefeller] faisons partie
d’une cabale secrète travaillant contre les meilleurs intérêts
des É.-U., caractérisant ma famille et moi en tant
qu’internationalistes et conspirant avec d’autres autour de la
Terre pour construire une politique globale ainsi qu’une
structure économique plus intégrée – un seul monde si vous
voulez. Si cela est l'accusation, je suis coupable et fier de
l’être » (D. Rockefeller, Memoirs, 2002). Voilà le corbeau qui
sort de l’ombre. Se met à table. Passe aux aveux et plaide
coupable. On n’en demandait pas tant. De quoi jeter une
lumière trouble sur la question de savoir de quel côté – celui
des conspirationnistes ou des conspirateurs – s’agglutinent
les malades mentaux…
344
Un changement d’uniforme
Résumons-nous : Allemagne de 1930 = pas de pétrole,
pas de technologie, pas de finances. Holdings américaines =
pétrole, technologie, finance. On ne vous fera pas de dessin.
Le plan Marshall que le congrès américain devait plus tard
allouer à l’Europe libérée en échange de son ralliement
exprès au modèle libéral concurrent de l’URSS ne serait
qu’une redite du gigantesque plan de relance élaboré pour
rebâtir et pour armer l’Allemagne nazie avant que celle-ci ne
perde pied. Une objection fréquente consiste à relativiser les
intérêts que les financiers et les industriels américains
auraient pu concevoir à s’embarquer dans l’aventure du IIIe
Reich. C’est méconnaître l’intrication de ces intérêts avec
ceux de la géopolitique – la « Realpolitik ». Tandis que les
premiers (les financiers et les industriels) misaient sur les
Teutons pour l’emporter et rembourser leur dette rubis sur
l’ongle, avec en sus les intérêts pris sur les territoires
conquis, les politiques américains, rangés derrière l’étatmajor, comptaient sur la ferveur expansionniste allemande
pour mettre à bas l’URSS.
Les choses ne se sont pas passées exactement comme
l’Amérique l’avait prévu. Le rêve pangermanique d’Hitler,
celui de reconstituer le Saint Empire de Charlemagne, piqua
345
du nez, comme de coutume, devant les forces anglaises 66.
L’Allemagne prise en étau vit peu à peu se renverser le
rapport de force. Le camp des saints devint très vite celui des
assassins. Dommage pour elle. Roosevelt voit le vent tourner.
Roosevelt tire les conséquences. Il n’est jamais trop tard pour
retourner sa veste. Le 11 septembre de Pearl Harbour lui
offrit – comme Bush en Irak et en Afghanistan – toute
latitude pour intégrer l’Alliance et prendre part de manière
plus « démonstrative » à l’escarmouche finale. Cela, tout en
offrant aux maquignons de continuer à endetter l’Europe en
fournissant le matériel de guerre – mais au profit de leurs
nouveaux alliés. On peut comprendre que d’aucuns, un poil
moins aliénés que d’autres par une intarissable propagande,
éprouvent encore quelques difficultés à célébrer ceux-là qui
ont mis le feu au paillasson pour mieux uriner dessus…
66
Même les « vainqueurs » reconnaissants leur sauraient gré
de la victoire contre Sauron, ainsi que le sous-entend
Tolkien dans la dernière image de sa saga folklorique. Les
royaumes reconquis de la « terre du milieu » (entendre, le
continent) s’agenouillant avec respect devant les semihommes Hobbits de la Comtée (marge insulaire) figurent
une Angleterre toute à son avantage. Le Seigneur des
Anneaux, ou le travestissement mythologique du roman
national.
346
L’Europe ou la nation
La pseudo-gauche européiste n’est que morgue et mépris
pour toute idée de nation. Une idée vénéneuse dont elle
s’estime (et elle s’estime beaucoup) être en devoir de faire
l’épouvantail d’un populisme d’exclusion qu’on pourrait
croire lui-même élaboré pour les besoins de la cause. Sus aux
nations ! Sus à Maurras ! Et toute la technoligarchie
mondiale de ressortir l’artillerie lourde, arguant du « Front
républicain » en agitant la muleta des années trente pour
disperser les mouches. « Réac » devient avec « nationaliste »
une arme de disqualification massive. Partant, on ne peut
rien penser, on ne veut rien écouter ; ce qui est assez
pratique quand on ne veut rien savoir. Dans le théâtre des
petites alliances se constitue ainsi un discours terroriste,
hanté par de nauséabonds vaudevilles dans les eaux troubles
du cryptofascisme. Nation = racisme. Nation = sida. C’est
l’équation du mal. L’Europe est sa trithérapie. La
Commission, elle seule, clament les européistes, peut
délivrer la société de ses maladies internes, par simple
imposition des mains (mains invisibles du marché) et du
grand capital. De la finance qui, elle, au moins, ne connaît
pas de frontières, superstructure en suspension, monde du
symbole déconnecté du monde de la production. L’Europe
contre l’État. L’Europe pour nous sauver de l’État. Amen.
347
Le roi est mort : vive la nation !
Il y a, sous la frontière subodore-t-elle, cette « gauche
gauche » des socio-libéraux, l’imaginaire des races qui n’est
pas socialiste ; des races, ni donc a fortiori l’État stratège
fédérateur. C’est oublier – ou ignorer –, d’abord que le
fascisme était historiquement de gauche (le stalinisme, le
fascisme, le maoïsme, et le franquisme aussi !) ; ensuite que la
nation en tant que marqueur identitaire est dans son ADN,
est par sa génétique ainsi que par sa genèse une création de la
gauche. Qu’enfin, le clivage centralisation/décentralisation a
toujours étrillé la droite dans une répartition complexe entre
sa composante orléaniste libérale et sa faction bonapartiste
autoritaire. Nous retrouvons ici le concept marxiste
d'idéologie, comme représentation biaisée de la réalité
naturelle ou historique dont l’ultime vérité ne réside pas
dans ce qu'elle dit, mais bien dans ce qu'elle tait. Sans aller
jusqu’à dire qu’une telle apostasie ressortit davantage à la
psychopathologie qu’à l’étouffement infanticide (tactique de
l’édredon) ou au syndrome du bébé secoué, on peut
légitimement se demander si la sénestre n’est pas atteinte
d’une forme d’amnésie antérograde supérieurement vicieuse,
réécrivant l’histoire comme on décape un palimpseste,
comme la craie crisse au creux de l’ardoise, oubliant à
mesure les sentiers de la gloire et de la perdition qui l’ont
conduit à son état présent. État critique, on nous l’accordera.
Sans plus tarder, comblons ce déficit. Rappelons-nous donc à
cette étiologie, aux origines françaises de la notion de nation.
348
Rappelons qu’avant la décapitation de Louis XVI, le
corps royal de droit divin était l’ultime fédérateur, le liant
symbolique d’une constellation de régions quasi-autogérées,
aussi distinctes par les lois, les mœurs, les traditions et
parfois même la langue que le sont aujourd’hui les dominions
de l’Europe. Lorsque les députés de la convention ont arrêté
15 janvier 1792 la mort du renégat Bourbon, ils n’avaient pas
su voir, pas su prévoir comme les Anglais, qu’ils s’apprêtaient
à liquider celui qui demeurait le dernier dénominateur
commun confédérant les territoires. De là la dispersion. Le
morcellement, la diffraction. D’où les révoltes, les séditions,
l’irrédentisme et la contre-révolution. D’où la Terreur. C’est
dans ces affres, en proie à l’exigence de « refaire corps » que
la nation fut inventée. En fait d’être excluante, sa vocation
fut originairement de réconcilier le peuple autour d’une
sacralité qu’il ne connaissait plus. La gauche de l’échiquier,
ironiquement lige de la peine de mort, a forgé la Patrie pour
destituer le Père. La « souveraineté », en droit, ne fut
accordée au peuple qu’en devenant « nationale ». Qu’on nous
l’arrache (on nous l’arrache), et l’unité chèrement payée du
territoire français perdra le peu de sens qui lui restait encore.
La fabrique du crétin
Il y a de cela dix ans que Jean-Paul Brighelli, enseignant
accablé (pléonasme), alertait les Français sur les dangers de la
nouvelle pédagogie. La fabrique du crétin – intitulé de son
manifeste (d’aucuns ont suggéré qu’il s’agissait d’une
autobiographie) – allait connaître auprès des mass-media le
349
fulgurant succès qu’on sait être celui des quick-sellers… pour
finir aussi vite aux oubliettes du ministère. Une bouteille à la
mer qui n’atteint pas le rivage. Or le « crétin » dont fait état
l’auteur, ne se bornait pas dans son esprit à l’ « apprenant »
(par antiphrase), à ces 40 % d’élèves qui iront chaque année
user leurs fonds de culottes sur les bancs du secondaire sans
savoir lire, écrire ou calculer : il désignait d’abord leur
professeur. S’il faut que l’école soit une fabrique, que les
programmes soient des épures et les filières d’orientation des
chaînes de production, alors l’élève – le matériau – doit être
façonné par des manufacteurs ; et les manufacteurs euxmêmes formés par des porions pour honorer le carnet de
commande. On ne naît pas idiot.
La fabrique du crétin commence bien en amont, dans les
IUFM67. Elle a ses contremaîtres : les pédagogues. Elle a ses
objectifs : la massification. Elle a son fer de lance : la
didactique. La didactique, c’est l’infini à la portée des
cuistres. Moins l’art de « faire apprendre » que la meilleure
manière de ne pas le faire. Moins l’art d’instruire que
d’animer. Une didactique peu contestée ; moins parce qu’elle
serait efficiente que parce que nul n’y entend goutte et que
tout le monde s’en fout. C’est à la source que les gaves sont
mazoutés. C’est à la source qu’il faut agir. Et dépolluer à la
javel ce qui, faute de quoi, perpétuera encore longtemps,
avec les préconisations de Bourdieu (niveler pour assainir), la
culture systémique à deux vitesses que redoutait Bourdieu :
67
Ndla : supprimés depuis peu pour être remplacés par… par
quoi, au fait ?
350
l’aggravation par l’élitisme culturel de l’élitisme social, le
renouvellement des habitus de classe par le truchement de
l’enseignement privé et du parascolaire.
La reconquête du Soi
Une pensée séditieuse, nous dirions « renversante » pour
son époque, accompagna l’essor – ou le retour prodigue – de
l’athéisme : l’homme créa Dieu qui le lui rendit bien. XVIIIe
siècle. Nous entrions, à la faveur d’une inversion, dans l’ère
de la modernité. Une ère de la « libération » et donc de la «
déshérence » qui s’imposa dans la continuation du geste
inauguré par l’humanisme des siècles précédents. Cet
humanisme s’était vécu comme une réappropriation par
l’homme de la position centrale qu’occupait Dieu dans
l’univers. Par le truchement des philosophes antiques, il
avait aperçu que les œuvres humaines étaient aussi œuvres
divines. Les Écritures reproduisaient en lettres le « Grand
livre du monde », dont l’exégèse correspondait aux prémices
de la science. À la « contemplation » supplée la « production
». Cet humanisme renforcé par la révolution intellectuelle du
XVIIe accomplissait par là, dans le domaine des arts et de
l’ingénierie, une seconde déportation en l’homme des
attributs de Dieu : l’artiste mimétique devient un « créateur
». À son image, faiseur de monde et d’autres automates.
« Gott ist tot ! » Nietzsche prête à l’Insensé d’avoir
entériné sa fin : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est
nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les
351
meurtriers des meurtriers ? ». « Dieu est mort ! » 68 À croire, «
pour ainsi lire », qu’il avait existé. XIXe siècle. La « mort de
Dieu » pénètre les consciences et Nietzsche pressent le
nihilisme, le désespoir qui s’y déverse goutte à goutte,
comme pour combler la faille : « si rien n’est vrai, tout est
permis ». Or, rien n’est vrai ; et c’est déjà un préjugé moral
que d’affirmer que les apparences seraient moins nobles que
la vérité, parce qu’en deçà des vérités. C’est profaner la terre,
et se leurrer pour qui sait bien que le monde est volonté et
représentation (Schopenhauer), c’est-à-dire illusion. Rien
n’est fondé dans l’illusion ; en conséquence, tout est permis.
Plus de valeur instruite de toute éternité : il revient à l’artiste
de façonner ses normes. En reprenant ses droits sur Dieu,
l’artiste devenait créateur de monde ; il devient avec
Nietzsche, un créateur de loi.
Pourvu qu’il trouve en lui la force de cette Refondation.
C’est ici tout l’enjeu. La mort de Dieu peut aussi bien
préfigurer le « surhumain », auteur de sa morale, que
l’avènement du « dernier homme », en quoi Nietzsche
stigmatise la dolence du bourgeois confit. Très proche au
demeurant de celle que Tocqueville, contemporain de
Nietzsche, entrevoyait, lucide, dans son traité sur la
Démocratie en Amérique. La mort de Dieu et donc moins
une réalité de fait qu’un défi mis à notre portée ; elle peut
être l’annonce d’une nouvelle Aurore comme celle d’un
(… mais on ne sait jamais.) Cf. Le Gai Savoir, Livre
troisième, aph. 125 : « L'insensé ». Cf. aussi ibid., aph. 108 : «
Luttes nouvelles » et 343 : « Notre gaieté ».
68
352
Crépuscule. Il apparaît en tout état de cause que la naissance
de l’individu, que l’individuation, que la conscience de soi
que l’homme s’est peu à peu (re)découverte, l’homme
n’aurait pu la découvrir sans l’avoir préalablement posée en
Dieu. En Dieu, l’homme s’est miré comme dans un
macroscope. En Dieu, l’homme s’est objectivé, lui et ses
facultés (les Trois Personnes reproduisant Mémoire, Volonté,
Imagination) pour mieux se « ressaisir ». Pour devenir « sujet
».
La diastole religieuse
Un glissement subreptice qui voit l’acheminement d’un
Soi agi par des puissances à Individu actif auteur de ses
puissances. Tout se passe comme si le Dieu factice
monothéiste avait été ce en quoi l’homme s’était lui-même
appréhendé. Un détour nécessaire, un « détour spéculaire »
par le reflet, par l’iconologie qui n’est jamais que la
répétition à l’infini d’une même image comme prise dans le
tunnel de renvoi perpétuel entre deux glaces ; par
l’extériorité d’un Dieu prenant l’homme pour objet, ce
mouvement en retour ou « diastole religieuse » (Feuerbach)
de la projection qui réfléchit (spécule) le projecteur, feedback du Créateur illuminant la Créature donnant
incidemment quitus à l’idée hégélienne que la conscience de
soi, pour advenir, doit en passer par le regard de l’Autre.
Encore que l’Autre soit une projection de Soi. Sans
nécessaire confrontation ou conflictualité. Ou pour le dire
353
avec les accents « enflammés » d’un Giordano Bruno, «
l’homme se contemple dans le miroir de Dieu ».
Remplaçons Dieu par le « Moi absolu », et l’homme se
connaissant parmi les hommes par le « Moi empirique » ;
convertissons la « foi » en exigence morale de faire coïncider
le premier Moi pratique et le Moi originaire de l’aperception
(Moi projeté ou imagé dans le « Moi idéal » tout comme le
Fils est hypostase du Père, consubstantielle au Père) et vous
forcez toutes les serrures de la philosophie à première vue
cryptique de la Bildlehre fichtéenne, ou « doctrine de l’image
» : « nous ne sommes jamais que l’auto-apparition de
l’apparition ». L’ « apparition » étant ici « Erscheinung »,
pendant du phénomène kantien ; subséquemment, l’autoapparition, la construction (l’idéalisme transcendantal «
forgeant » lui-même ses connaissances dans la rencontre du
concept et de l’intuition sensible) de la conscience de soi
comme projection de l’homo noumenon.
L’aliénation en Dieu
C’est, d’une certaine manière, une réduction à son noyau
de la thèse de Feuerbach. Ce que Feuerbach avait compris,
senti, mais n’avait pas laïcisé. Cette thèse qui se déploie dans
son Essence du christianisme (1841), nous révélant que la
conscience que l’homme religieux cultive de Dieu n’est en
dernière instance que la conscience de soi de l’homme
religieux débarrassé de ses limitations. Conscience que
l’homme a de lui-même à l’exclusion de son être individuel,
354
sauvé de sa finitude. Un double symétrique de sa conscience
de soi, déclinée à l’ « hyperlatif ». Une conscience aliénée,
analyse Feuerbach, doublement aliénée dans la mesure où
l’homme, d’une part, affirme en Dieu ce qu’il trouve nié en
lui-même ; de l’autre, dans la mesure où l’homme ne se
reconnaît pas dans le miroir qui le reflète : « car l’image est
sur le miroir mais le miroir ne la voit pas », écrit joliment
Fichte dans le § 4 de la Doctrine de la science (1814). L’œil
ne se voit pas voir. Aussi l’œil est aveugle. C’est en cela, en
conséquence de cette cécité de l’œil qui se regarde en Dieu
sans se connaître en Dieu (sans « être Dieu en Dieu » comme
le formule Eckhart) que l’homme s’est « aliéné » – s’est rendu
« autre que lui-même ». L’homme qui regarde en Dieu ne se
voit pas encore ; car il voit Dieu, non l’homme : Dieu n’est
pas l’homme. Dieu n’est qu’une médiation. Médiation
nécessaire comme le souligne Fichte : « l’acte de s’arracher
n’est pas possible sans quelque chose dont on s’arrache »,
mais que le Soi doit dépasser pour retourner à soi. En Dieu, «
Je est un autre » ; ainsi l’exprimait, sibyllin, le poète aux
semelles de vent. L’aliénation consiste à demeurer, «
irréflexif », en deçà de la réflexion ou bien, Narcisse, tel le
mystique qui ne s’en distingue plus, captif de son reflet. C’est
être morcelé. Faire l’expérience schizophrénique de la «
diffraction de l’egoïté » ou, pour parler en termes moins
alambiqués, « avoir le cul entre deux chaises ». Forger le
diagnostic n’est jamais qu’une première étape. Vient la phase
ultérieure de l’émancipation. Poser la bonne question : «
qu’est-ce que sortir de l’aliénation ? »
355
Sortir de l’aliénation
« Sortir de l’aliénation », c’est rapporter en l’homme sa
conscience déportée en Dieu. Se réincorporer, pour se
subjectiver, l’essence objectivée en Dieu. Mais c’est opérer là
un déplacement plutôt qu’un dépassement, et suggérer entre
les lignes que l’aliénation – en tant que la conscience de soi
se constitue dans le rapport d’un soi à son image : Dieu en
son Fils (Feuerbach), Moi absolu (Fichte), regard d’autrui
(Hegel69), appareil idéologique d’État (Althusser) – est,
69
Rappelons que pour Hegel, la conscience de soi n’est pas
« idiopathique » ou spontanée. L’esprit humain n’est pas
d’emblée « pour soi » mais nécessite pour s’apparaître la
médiation d’autrui. Il nécessite l’épreuve de la rencontre qui
permet la reconnaissance. Cette thématique de la
reconnaissance constate le fait que je ne puis prendre
conscience de moi que confronté à l’image extérieure d’un
soi qui me renvoie à mon image, me « réfléchit » et, ce
faisant, me donne accès à cette conscience. Ce qui signifie
encore que l’image ou le regard à l’aune duquel je prends
conscience de moi opère lui-même comme une conscience
de soi, qui ne peut se réfléchir elle-même qu’en se
réfléchissant en moi. L’identité est donc une construction,
un produit dérivé de l’intersubjectivité, l’efficace d’un
rapport à l’autre et à soi-même avant d’être une celui d’une
pure introspection auto-réfléchissante de la substance
pensante (res cogitans) par la substance pensante, ainsi que
l’affirmait Descartes. Pour devenir un, il faut être au moins
deux. Le solipsisme n’est pas soluble dans la dialectique.
356
paradoxalement, constitutive de notre identité. Une
première solution qu’envisage Feuerbach consiste à remiser
son être subjectif sous l’hypothèque de la citoyenneté. Le
statut générique de citoyen permet d’apercevoir une vie audelà des limites en de l’individualité sans être impersonnelle
(il serait sinon égal que je sois ou que je ne sois pas dès lors
que j’ignore que je suis), et de comprendre ainsi l’État
comme une ultime métamorphose de la religion réalisée,
c’est-à-dire accomplie, (par)achevée et réfutée à l’aune d’un
athéisme « pratique ». Sur le papier. L’État = l’Église en
moins chiatique (on s’y emmerde moins). On songe ici à la
théologie politique de Karl Schmitt, à celle de Johann Baptist
Metz, à la théologie de la libération ; voire aux concepts de
transformation des matrices religieuses en matrices
politiques et de « millénarismes sécularisés ». Une seconde
solution consiste à concevoir son être individuel sous le
rapport du genre. Comprendre « genre » au sens
grammatical, et non sexualisant. En renonçant au mirage
criticiste de l’autonomie de la volonté, au « fait-de-la-raison »
(factum rationis) que Kant injecte au centre de sa
philosophie pratique ; bien plus radicalement, au « moi
transcendantal », extra-mondain, indifférent à son milieu, à
sa communauté, à son cadre de vie.
Cette hétérogénie constitutive de la conscience de soi est
également ce qu’Althusser explore sous le concept de «
redoublement spéculaire ». Nous ne naissons pas
« individus », nous sommes « interpellés », « appelés » à le
devenir, de la même manière que Pierre est appelé Pierre
avant lui-même de s’appeler Pierre.
357
Le genre construit une collectivité. Il contribue dès lors à
faire de la conscience un être collectif. La réflexion de
Feuerbach ouvre en ce sens, bien malgré lui, la porte aux
théories marxistes de l’émancipation : l’existence matérielle
faisant le lit de la conscience (de l’idéologie), il n’est de
transformation de la conscience (superstructure) possible
sans modification des conditions sociales de production
(infrastructure). C’est dans cette faille béante de la théorie de
l’autodétermination que s’engouffre Althusser avec sa
théorie de l’interpellation. Si le problème était toutefois de «
sortir de l’aliénation », il n’est pas certain – et tant s’en faut –
que le programme puisse être conduit à son terme. Si, en
effet, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la
vie qui détermine la conscience »70, il n’en demeure pas
moins sous ces auspices que transformer le réel n’est pas
encore sortir, mais transformer l’aliénation. Lors il n’est
jamais sûr, comme l’expérience du communisme soviétique
en aura fait la preuve, que ce ne soit pas prendre le risque de
se précipiter praeceps de Charybde en Scylla, d’une
70
« De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout
le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui
leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence
d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de
développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en
développant leur production matérielle et leurs rapports
matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre,
et leur pensée et les produits de leur pensée » (Marx, Engels,
L'Idéologie allemande, Première partie, B).
358
aliénation l’autre. On ne sait jamais ce que l’on perd qu’après
l’avoir perdu, et toute acquisition n’est pas nécessairement «
progrès ». Mais ne débordons pas. Il ne s’agit ici que de
comprendre comment, pour ne s’en tenir qu’à lui, le
développement de la notion de « conscience de soi » permet
d’accompagner, Fichte à Althusser en posant le pied chez
Feuerbach, le renversement de l’idéalisme transcendantal en
son double « chiral » : le matérialisme marxiste. Combien
aussi de tels concepts pourraient se révéler précieux face aux
actuelles pathologies de l’identité d’un homme contemporain
livré pieds et poings liés à un capitalisme de consommation
sans transcendance ni Dieu.
La lettre à Élysée
Pas besoin d’affranchir vos lettres lorsque vous signifiez
vos doléances au président de la République. Le service
postal prend tout en charge – et en décharge. Chacun son
Père Noël.
Faire de nécessité vertu
Nous assistons sur tous les fronts à l’élaboration d’un
discours apologétique faisant passer pour volonté ce qui ne
cache en dernier ressort qu’une incapacité d’action. « Je dois
» deviens « je veux ». Ce processus automatique de lessivage
mental relève de ce que les psychologues appellent une «
résorption de dissonance cognitive ». La résorption ballaie la
frustration. Elle consiste à mettre en accord un événement
359
objectivement contraire à ses aspirations en reconfigurant in
medias res l’enjeu originel de ses aspirations. Exemple
(consternant) : « Apple ! (traduire : "mon Dieu !") j’ai égaré
mon iPhone IV. C’est l’occasion de m’acheter un iPhone V ».
Seconde illustration : « j’ai faim d’une clope ; je n’ai plus
d’argent. En fait, je ne voulais pas de clope. Longue vie à moi
! ». Descartes parlait de « changer ses désirs plutôt que l’ordre
du monde ». La « gouvernance » (qui n’est ni « présidence »,
ni même « gouvernement », mais « administration » – des
chefs d’États européens n’a cessé d’attester de la pertinence
de ce mécanisme. De déception en déception. De forfaitures
en trahisons jusqu’à détestation, « délestation » des
présidences qui nous ont mis dedans.
Erreur de diagnostic. Ces gens ne se « trahissent » pas : ils
font de la « résorption », ultime remède à la schizophrénie.
Ainsi le pacte budgétaire imposé à l’Europe par la doyenne
Merckel nous fut-il présenté comme une coproduction du «
couple franco-allemand ». Et Mimolette, hérault de la
croissance, de se faire tout beau pour opiner de la croûte.
Ainsi de la plupart des textes de la Commission, relativement
auxquels le Parlement n’a pas son mot à dire. Ainsi de la
promotion de Strauss-Kahn à la gestion catastrophique du
FMI, dont ni Libé, ni Le Monde, ni le Nouvel Obs ni moins
encore le Figaro n’ont précisé qu’elle était l’œuvre d’Angela
Merckel, de Romano Prodi et de Jean-Claude Juncker. Point
n’est besoin d’être sorti premier de la botte avec le QI d’un
Asperger pour s’expliquer la diligence d’un Sarkozy à faire
ôter de la Constitution de 1958 toute référence aux crimes de
« haute trahison » et de « complot contre la sûreté de l’État »
360
(art. 68, revisité par la loi constitutionnelle n° 2007-238). «
Les événements nous dépassent, se désolait Cocteau,
feignons d’en être les instigateurs »…
La fabrique de l’esclave
Un autre exemple de discours apologétique celant une
impuissance ou une action contraire à l’intérêt des parties
concernées peut être déploré dans le domaine de
l’ « éducation » (substitut de l’« instruction publique ») ou de
son prolongement : la « formation tout au long de la vie » (=
formation continue). Cet alibi s’emploie autant pour
disculper l’inanité des nouveaux contenus que des nouvelles
méthodes d’enseignement mobilisées pour les véhiculer.
Galvanisés tels des pervenches payées à l’acte par les
impératifs de taux de réussite au bac ; soucieux de préserver
la paix civile et de ne pas trop faire de vagues dans les
quartiers à forte densité de population d’origine immigrée ;
pressés par les rafales de directives démissionnaires émanées
de l’UE, les professeurs du secondaire cessent d’aborder les
histoires nationales (« clivantes ») pour un gloubiboulga
édulcoré et thématique abstrait prédisposant à la «
citoyenneté européenne » (mobilité de travail). Viviane
Reding peut être satisfaite.
Histoire désincarnée reprenant à son compte la plupart
des recettes de l’école des annales (qui porte bien son nom).
Démarche certes intéressante pour qui maîtrise déjà les bases
de sa discipline ; mais désastreuse pour qui n’est pas foutu de
361
situer Paris sur une carte de France, la France sur une carte
d’Europe et croit encore que Zadig et Voltaire sont une
marque de vêtements (ex : Dominique Lefèvre, l’exemple
vient d’en haut). On joue donc l’éclectisme désincarné de
rubriques transversales, pouvant faire converger sur la même
page la complainte des esclaves des anciennes cités grecques ;
les tumulaire, les gémissants, les thrènes désespérés des
Spartacus barbares forçats des voies romaines ; la traite des
Noirs sous le XVIIIe siècle et ses implications ; la condition
des femmes. Fil conducteur ? Le thème de l’oppression. À
l’histoire qui structure dans son giron l’unité nationale
succède une mémoire sélective peu propice au patriotisme. Il
n’y a pas de hasard…
Hydroponique. Culture hors-sol qui tout dé-frise. Qui
désintègre pour intégrer. Pourquoi, demanderons-nous,
albes
et
candides,
pourquoi
cette
macédoine
décontextualisée ? Les inspecteurs académiques feront alors
visage de craie et les inquisiteurs de nous expliquer que nous
ne sommes plus dans le coup. L’école a une mission qui n’est
plus celle de la surrection d’esprits critiques et citoyens. Elle
doit permettre avant toute chose (a) l’adaptation au monde
de l’entreprise ; (b) le rodage des consciences au contexte de
la mondialisation ; (c) la suppression des références
chauvines nationalistes qui feraient pièce à cet
élargissement. L’effacement des repères chronologiquesgéographiques s’inscrit ainsi dans l’utopisme libéral d’un
monde enfin débarrassé de frontières et de marqueurs
identitaires. À qui se désolerait de la faillite programmée de
l’école républicaine, ses architectes rétorqueront sans se
362
démonter qu’un bon ilote doit être bénévole 71. L’Europe
austère du capital ne se fera pas sans casse.
Chasse au trésor
Bref intermède ludique afin de vous exposer à quel point
vous qui nous lisez êtes véritablement un être exceptionnel.
Figurez-vous que la figure subséquente soit la vue aérienne
d’un vaste bac à sable.
Figurez-vous qu’un pirate en cavale, traqué par les
corsaires de Sa Majesté, ait choisi dans sa fuite un
71
Parce qu’il est bien connu, comme l’écrivait Voltaire
l'Illuminé français, qu’ « un pays bien organisé est celui où le
petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par
lui, et le gouverne ».
363
emplacement au sein de ce bac à sable pour y cacher son
butin mal acquis. Munissez-vous d’un crayon appointé ou
d’un stylo de votre marque favorite, et balisez d’une croix cet
emplacement.
Merci.
Vous pouvez désormais tourner la page.
364
… et constater combien vous êtes uniques 72.
Comme le hasard fait bien les choses, vous avez cru vous
distinguer en vous demandant où retourner le sable, où
inhumer afin que les corsaires ne mettent pas la main sur
votre précieux magot. Par manque de chance, la grande
majorité des sujets mis dans la même situation « choisissent »
de planter leur pelle sur les mêmes axes. Chacun des points
marqués sur le carré figure l’une des réponses à prétention
unique données à l’expérience. Nous aimons croire que nous
sommes exceptionnels ; la triste vérité est que nous sommes
seulement exceptionnellement prévisibles.
72
(C'eut été, certes, censément plus impressionnant si le
papier n'était pas transparent…)
365
Pater noster s’est égaré
La prière canonique du « Notre Père » vient d’être
refondue par l’Église catholique. Madame a pris son temps
(Madame aime papauté). Après réexamen philologique en
long, en large et en travers des parchemins originaux ; après
la découverte de leur traduction fautive en haut latin
répercutée au fil des siècles par de « palimpsestueux »
copistes, les exégètes du Vatican entendent que l’imprécation
« Ne nous soumets pas à la tentation » (gc. : Kaì mề
eisenégkêis hêmâs eis peirasmón / lat. : Et ne nos inducas in
tentationem) soit rectifiée en « Ne nous laisse pas entrer en
tentation ». La différence peut sembler dérisoire, des
clopinettes ; elle est fondamentale. Monumentale. Le
premier énoncé avait l’inconvénient de faire accroire que
Dieu était lui-même le tentateur lorsqu’il n’était – comme
avec Ève, comme avec Job – que le « spectateur » indifférent
de la faillibilité humaine. La révision grammaticale de l’actif
au passif reconnaît tout au plus que Dieu est « responsable,
mais pas coupable ». Comme Georgina Dufoix qui, la
première, usa de l’expression à l’occasion de l’affaire du sang
contaminé. Dieu, désormais, permet le mal mais ne le suscite
plus. Il laisse l’homme libre de ses choix, et, comme dit la
kabbale, assombrit sa lumière pour ainsi rendre la morale
possible. Les apparences sont sauves. Deux mots et, l’air de
rien, une refonte radicale de la théodicée.
366
Pater Noster redévoilé
Du moins est-ce la vaseline théologique dont s’est servie
la secte vaticane pour faire passer le suppositoire 73. Avec une
« mauvaise foi » qu’on ne lui soupçonnait pas. Avec, pour
une meilleure pénétration, la collaboration de ses organes de
presse spécialisée (sponsorisée)74 ainsi que des pigistes de
l’Agence France-Presse qui ne bitent pas grand-chose de plus
aux bulles papales que les proto-linguistes au proto-élamite.
Voilà qui suffirait, se disait-on, à entuber concurremment les
incrédules les foi-reux. Et ça n’a pas raté. Nous l’avons tous,
73
Apprenez au passage que le suppositoire s’insère avec
l’extrémité convexe tournée vers l’extérieur de l’orifice
(sphincter). Pas de quoi.
74 Ainsi le journal La Croix, dont le tirage du 15 octobre 2013
mitraille sur l’aggiornamento du « Notre Père » : « Une
nouvelle traduction liturgique de la Bible, fruit de dix-sept
ans de travail [!], a été validée par le Vatican avec une
nouvelle version de la prière du "Notre Père". Et d’expliquer
que « la formulation de 1966 laissait supposer une certaine
responsabilité de Dieu dans la tentation qui mène au péché,
comme s’il pouvait être l’auteur du mal ». Cette traduction
pouvait, de fait, « prêter à confusion et méritait un
approfondissement théologique ». Même si, concède le bien
nommé Mgr Podvin qui ne manque pas de calotte, « il faut
avoir envers les fidèles qui ont prié ainsi pendant des
décennies beaucoup de sens pastoral ». Il nous excuse,
moulte mercis.
À qui la faute ?
367
ou presque tous, pris pour argent comptant. Pour parole
d’évangile. Un temps. Le temps de nous pencher d’un peu
plus près sur les détails. Le temps de glisser un œil dans la
tanière du diable. – Et de lever le voile de la Vierge sur ce
qu’il y a bien lieu d’appeler un authentique « viol sémantique
». Mais ne mettons pas, comme Nespresso (™), la mousse
avant le café. Question de procédure pour le gnoséologue :
comment connaîtrons-nous, nous autres béotiens, où
consiste le vrai ? Comment nous qui, profanes, errons dans
les ténèbres, trouverons-nous la lumière ? Réponse
cynégétique : en tâtonnant de la truffe comme le trappeur
indien traque l’antre de la bête. En remontant sa piste, allant
de poils en crottes par l’odeur aiguillé jusqu’au repaire de
l’ours. Dissoutes les métaphores, en régressant depuis la
traduction la plus récente jusqu’aux moutures les plus
anciennes, depuis le texte actuel ou imminent du Notre Père
jusqu’à sa version copte originelle, dont on sait la fiabilité
égale à celle de la Septante. Que donne l’extrait dans son
contexte ? Coup d’œil rétrospectif. Back to the Bible Black.
Le bigot-phone
Janvier 2014. Date à marquer à la craie blanche. Janvier
2014 verra s’inaugurer en lieu et place de la stance
« irrégulière » du Notre Père l’adjuration suivante : « Et ne
nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du
mal ». Version censée remettre à jour, pour les raisons
susdites (cf. supra), la traduction « fautive » de 1966 : « Et ne
nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal ».
368
Ce n’est pas Sophia Aram qui nous le disputera : jusqu’ici,
tout va bien. Un premier loup se profile à l’horizon avec la
traduction française de Louis Second, datée de 1873 : « Et ne
nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du malin ».
Attirons l’attention sur cette altération subtile quoique, pour
ainsi dire, cruciale de la nature de la tentation. Il ne s’agissait
pas tant auparavant – avant reprise en main par les experts ès
codicologie – de délivrer du « mal » que du « malin ». Le «
mal » peut être dit une création humaine ; il peut être pensé
comme l’effet latéral mais nécessaire de la liberté humaine.
Pas de liberté sans liberté de nuire. Le « malin », en
revanche, existe par soi-même, se rapporte à une entité, à un
sujet de prédication, à une substance personnifiée (du lat.
substantia, de substare, « être en dessous » : ce qui se tient
par soi, sans le recours d’autrui ou d’autre chose). Il ne peut
être en cela qu’une création de Dieu. Ou bien, s’il n’est une
création de Dieu, voire son émule débile affecté à la création
de ce qui n’est pas Dieu (gnosticisme), son double
inexpugnable. Frissons cathares, Mani dans la lorgnette. Une
pente glissante qui refoule les curies.
Premier loup donc. « Loup » est un euphémisme pour
une version faisant autorité et consensus auprès des hommes
d’Église depuis plus deux siècles. D’autant plus déroutant
appert le toilettage à qui, jusqu’à présent, regardait cette
version – celle de Second – comme la plus rigoureuse au
regard du passage princeps traduit de la Vulgate (Bible
latine) : « Et nos ne inducas in temptationem, sed libera nos a
malo (litt. « Et ne nous conduis pas dans la tentation, mais
délivre-nous du malin »). La mouture grecque alexandrine
369
(Septante) dont ce locus est inspiré n’est pas moins explicite :
« και μη εισενεγκης ημας εις πειρασμον αλλα ρυσαι ημας απο
του πονηρου » (litt. « Et ne nous amène pas vers l’épreuve,
mais délivre-nous du malin »)75. Non moins catégorique.
Donc non moins dérangeante. Quant à la tournure copte de
notre obsécration, déprécation, prière controversée, celle-ci,
translittérée « Óper enten eÈoun epirasmos alla najmen ebol
ja pipetjwou » ne saurait mieux être rendue par la formule : «
Ne nous amène pas à approcher de l’épreuve, mais préservenous du Corrompu ! ». Le loup est devenu meute. On
apprécie le décalage qui, d’un Dieu tentateur livrant les
hommes pieds et poings liés à l’Adversaire, « Prince de ce
monde », fait un père bienveillant, tout disposé à prémunir
ses fils contre leurs propres maladresses. C’est ce qu’on
pourrait appeler, après le téléphone arabe, le téléphone
chrétien.
Mettre la main au culte
Qu’apprenons-nous ? Ont-ils osé ? Et plutôt deux fois
qu’une ! Ce ne sera certes pas la première fois, les types ont
de la bouteille (eux qui l’ont inventée, les moines ne
caillaient pas que du fromage). Chassez le spirituel, il revient
au goulot… mais l’on aurait pu croire – ou du moins espérer
– que le parterre des ouailles serait un peu moins dupe au
siècle d’Internet. À croire que ledit parterre n’y est pas
N.B. la forme εισενεγκης dérive du verbe transitif
eisphérein, signifiant « porter vers ».
75
370
complètement, au siècle d’Internet. Cela expliquerait en
grande partie le charme de l’institution, en dépit de Vatican
II. L’Église : s'inadapter ou disparaître. L’Église, Étoile du
Nord, « berger de l’être », séduit autant qu’elle ne va pas de
l’Avent. Or voilà pas que sous prétexte d’en restituer l’esprit,
l’Église se fend de déconstruire la lettre d’un des fondements
du christianisme, de fusiller le Pater Noster, l’unique prière
transmise ne varietur du Christ à ses disciples. Qu’elle se
permet de détisser l’une des plus sacro-saintes « jaculations »
pour dévoyer un vers des plus sollicités, cités et récités du
monde en opérant elle-même clandestinement et à mussepot la distorsion qu’elle disait rectifier. Qu’elle fait
obrepticement mentir le texte pour rhabiller le message aux
couleurs de l’époque. Avec un beau ruban pour faire
œcuménique. Rendre la chose plus émolliente. Moins hard.
Moins islamique ? On n’ose y croire…
En voilà un, de complot du Vatican, le seul peut-être que
n’ait pas déliré Dan Brown (même les tarsiers fatiguent). Une
érudite conspiration dont le succès verra très prochainement
quelques 2,2 milliards de chrétiens nominaux réitérer sans
s’en douter la même erreur coupable. Juste une aberration.
Une de plus, une de moins, nuancerez-vous, l’Église n’en est
pas à son coup d’essai… – Certes mais quand même ! Rien ne
l’obligeait à aggraver son cas. Que Superman n’existe pas ne
doit pas dissuader ses fans de déplorer qu’on le rhabille avec
des porte-jarretelles (sait-on jamais, à chaque époque son
type, le métrosexuel rôde. Les lobbys gays du Vatican ont
déjà eu la peau de Ratzinger). Il est une logique propre à la
fiction. Une vérité de la fiction. Une cohérence interne à
371
tout système qui garantit sa consistance, des postulats qu’on
ne transgresse pas. Et puis, surtout, des questions sans
réponse… Pourquoi maintenant ? Pourquoi si tard, et
pourquoi si longtemps ? Pourquoi ces dix-sept ans (!) de
labeur, ce travail de bénédictin ; pourquoi ces flux d’argent
(le temple, c’est de l’argent) lavés-blanchis dans la grande
lessiveuse de Babylone, recycleuse patenté de la pègre ;
pourquoi tant pour si peu s’il s’agissait seulement de repriser
deux mots ? C’est le sermon sur la montagne qui accouche
d’une souris. Aux frais du pickpo-quête. Pour les
réclamations, voyez l’attaché de prêche…
Traîtrise de la traduction
On serait d’autant plus disposé à croire – toutes choses
étant égales par temps de pluie et par ailleurs – que seule une
table de traduction automatique serait susceptible de rendre
une traduction fidèle de textes aussi pesants d’enjeux, et
lourds de conséquences. Un automate ne fait pas de
sentiment. Un automate ne prend pas parti, autant qu’il est
en lui de ne pas présupposer un sens aux termes qu’il traduit.
Mais ce qui fait sa force – son impartialité – est aussi sa
limite. Pour peu que la sémantique ne soit pas réorientée
(au-delà des inflexions qu’implique la migration d’une
langue à l’autre) pour taire ce que le texte dit ou lui faire dire
ce qu’il ne formule pas, le risque est toujours bien présent de
dégrader la véritable signification. On ne peut traduire par
conversion ou par équivalence : le sens en serait simplement
détruit. Traduire est une opération qui requiert du linguiste
372
une intuition préliminaire du message à traduire. Une
précompréhension
analogique,
métaphorique
et
conceptuelle de sa signification. Un accès au contexte qui
rend possible l’identification d’une acception particulière
d’un mot au détriment des milles autres nuances que ce
même terme enveloppe. L’ordinateur procède de manière
univoque, sans point de mire ni horizon de compréhension.
Il y a l’input, puis le traitement algorithmique de
l’information, et puis l’output, le résultat – qui souvent laisse
perplexe.
« L’esprit est prompt, mais la chair est faible ». Pompeux
adage, extrait des Évangiles (Mc. 14, 38 – Mt. 26,41) qui
fournit un exemple emblématique de ces vicissitudes de
traduction par ordinateur. Des logiciels automatiques du
meilleur cru se sont attelés à restituer cette phrase dans
différents idiomes européens, puis à la retraduire enfin dans
la langue de Molière. Du français à l’anglais, puis de l’anglais
au russe et du russe à l’anglais, le tout nous est revenu sous la
forme suivante : « La vodka est bonne, mais la viande est
pourrie ». Ravi de l’apprendre. La même sentence traduite en
italien nous revient par l’Espagne légèrement modifiée : « Le
fantôme court vite mais la viande est avariée ». Preuve qu’il
importe de ne jamais sous-estimer le jet-lag. Les voyages à
Metropolis ne réussissent pas à tous. Nous avons donc deux
cas de figure : celui de la falsification, indissociable de la
rouerie humaine et de ses intérêts catégoriels ; celui de la
confusion, liée aux limitations du logiciel automatique,
infoutu d’apprécier la teneur générale (ou sémantique) des
énoncés qu’il brasse. À se prononcer entre la peste et le
373
choléra, gardons le choléra. Mieux vaut ne pas imaginer à
quoi ressembleraient nos messes si l’on avait confié à
Reverso la traduction française des psaumes et des cantiques.
Constructivisme à la Jospin
Les termes d’ « excellence », de « compétence », d’«
autonomie » et de « démocratisation » ont été tant salis par
leur usage improbe dans le milieu académique qu’ils en sont
devenus des dépotoirs intellectuels. Ce sont les mots de
maître renard. Fuyez. Qui didactise avec ce pédagol ne vous
veut pas du bien.
Un étiquetage à deux vitesses
L’information n’est pas la transparence. Il faut en
maîtriser les codes. Ce qui suppose de ne pas confondre la
DLUO (Date Limite d’Utilisation Optimale) qui est une
garantie assurée par l’industriel que le produit préserve
intact l’ensemble de ses propriétés nutritionnelles et
gustatives (texture, couleur, odeur, saveur, etc.) avec la DLC
(Date Limite de Consommation) qui définit un seuil de
péremption76. Un seuil plutôt malléable, avec une certaine
76
L’une, signalée par la mention « à consommer de
préférence avant le… », relève de l’optimum gastronomique ;
seule l’autre, identifiée par l’apostille « à consommer avant
le… », stipule un risque en termes de santé. Si l’on
s’autorisait à user d’une comparaison, la première date
374
marge de sécurité. Un jour… Deux jours… ? Combien de
temps après le compte à rebours un plat industriel ou un
produit laitier peut-il être ingéré ? Quel risque ? Quelle
latitude ? À peu de choses près, la même qui nous permet de
solder nos excédents de médocs aux petits Africains (c’est sûr
qu’on voit moins les boutons). Preuve qu’il n’y a pas autant
qu’on voudrait le croire, péril en la demeure.
Certaines pratiques sont édifiantes qui nous renseignent
au cas par cas sur la question. Longtemps fut pratiquée, à
l’usage des DOM-TOM, un étiquetage en « double-DLC ». Le
même yaourt à consommer sous trente jours en métropole
acquerrait miraculeusement trente jours de longévité
supplémentaire en outre-mer. Une vraie cure de jouvence.
Question de fuseaux horaires, sans doute. L’air marin vivifie
correspondrait à l’achèvement de la semie-vie d’une boisson
gazeuse, à l’instant approximatif où une bouteille
débouchonnée de Coca-Cola aura perdu plus de la moitié de
son gaz carbonique. N’étant plus pétillante, même
dégueulasse, elle reste consommable. Et puisque nous en
sommes à évoquer Coca (incidemment, le terme le plus
utilisé au monde), il peut être opportun de signaler aux
esprits robinsons, qu’on ne connaît ni DLUO ni DLC au
hamburger conventionnel de la fameuse franchise
américaine. Un prototype placé sous cloche en 1999 s’avère
ne présenter en 2013 aucune altération visible. Presque
quinze ans : a pas bougé d’un grain de sésame. Hormis le
cornichon central qui s’est ratatiné. Ce n’est franchement pas
sérieux d’être aussi chiche en additifs…
375
les pots… Réveil des godillots : une proposition de loi
parlementaire vient cette semaine de prononcer l’abrogation
de ce qui apparaissait comme une intolérable « distorsion de
concurrence » (cause toujours). Mais une question demeure :
la bonne date – c’était laquelle ?
Demandez à Leader Price, au finistère low-cost du toqué
scatophile reconverti en homme-sandwich pour le tapin
dominical de la (né)fast-food. La plupart des hypers se
débarrassent de leurs produits deux à trois jours avant
l’échéancier de la DLUO ; donc bien avant le terme indiqué
par la DLC (si vous suivez toujours). Ne comptez pas sur elle
pour amortir la casse en cédant aux « restos du cœur ». Même
les clodos achètent à l’occasion. Or, un couscous donné est
un couscous perdu. L’arithmétique ne fait pas de quartier :
plutôt la benne que le manque-à-gagner. C’est l’analogue en
marketing de ce que les militaires appellent, depuis la guerre
des Gaules qui opposa, au Ier siècle avant J.-C., César à
Vercingétorix (dont il était dans sa jeunesse l’un des
contubernales, « compagnon de tente ») la « politique de la
terre brûlée »…
Le monde miroir du moi
Le « stade miroir » selon Lacan. Où nous sommes
renvoyés par le regard de l’autre à notre propre moi. Comme
chez Platon, par la pupille où se découpe l’ombre de l’âme
(que certains ne s’étonnent pas de n’y voir qu’un trou béant).
Comme chez Hegel, par la reconnaissance. – Et non comme
376
chez Descartes, par l’intuition de la substance pensante.
Cogito ergo sum. Si « je pense, donc je suis », ce n’est pour la
psychanalyse, qu’en « étant réfléchi », c’est-à-dire reflété,
que je deviens « sujet » distinct de ce qui me reflète. Penser
suffit pour être, mais pas pour exister. Pour ek-sister, « sortir
de soi », il faut s’apercevoir par un médium qui n’est pas soi,
être objecté par un miroir vivant qui nous identifie de
l’extérieur comme existant aussi à l’extérieur. Ou comme,
déjà, l’exprimait Fichte avec la perspicacité qui le
caractérise77 : « si en général il doit y avoir des hommes, il
faut qu’il soit plusieurs » (J.G. Fichte, Grundlage der
gesamten Wissenschaftslehre – Doctrine de la science, 179495). Passons sur Fichte (au figuré), le solipsisme est un abîme
bien plus profond qu’il n’y paraît : il nie le monde auquel il
appartient et ce faisant, il nie ce qui le nie. La vraie question
n’est pas de savoir « comment serait le monde sans moi »
(monde nouménal, à l’exclusion des « formes de la
perception »), mais comment donc le moi pourrait-il exister
sans monde.
Le pari de Pascal version 2.0
Conditionnement Twitter, en moins de cent quarante
signes : « Soit Dieu existe et il vaut mieux croire en lui, soit il
n’existe pas et il vaut mieux croire en lui ».
77
Parce que les philosophes ne sont pas hommes à recuire
des banalités.
377
Tout sauf l’indifférence
Le « fardeau de l’homme blanc », comme le nommait
Kipling, c’était jadis de darder sa lumière sur l’innocente
humanité, d’essaimer l’ordre et les droits de l’homme sur son
empire encore plongé dans les ténèbres de la barbarie. La
catéchèse chrétienne s’était vue remplacée par le
prosélytisme de la république, le Décalogue par la
Déclaration. Puis vint la guerre, le deuil et la désillusion. Et
les barbares ont changé de camp. L’« homme blanc »
européen a pris sur lui tous les péchés du monde tandis que
son « fardeau », qui était tout orgueil, s’est transformé en
culpabilité. Sa nouvelle quête n’est plus mission, mais
rémission. Un narcissisme d’expiation relaie son narcissisme
de colonisation. Tout se passe comme si l’ultime perversité
de l’Occident mourant, son dernier coup de Trafalgar, était
d’avoir su coûte que coûte œuvrer de sorte à demeurer au
centre de toutes les attentions. Avec une radicalité
proportionnelle à son déclin. Qu’importe la manière dont on
n’en parle, en bien, mal, pourvu que l’on en parle, qu’on la
fasse exister. De l’héroïsme à la macération, le renversement,
pour inverser le regard, n’a pas changé la perspective qui
reste au moins aussi eurocentriste et universaliste
qu’auparavant. L’œil ne se voit pas voir.
Sous le vernis de l’égalité
C’est l’hallali sur Depardieu, le traître, le déserteur. Le
déchaînement des indignés de la crèche qui s’aiment aimant
378
les pauvres et se découvrent soudainement la fibre
patriotique. Que Depardieu s’exile leur file le prurigo. Ne
feignons pas de penser que ce soit moins l’envie, mesquine,
que la « passion de l’égalité », son alibi, qui pulse à l’intérieur.
Il est une insistante manière de dénigrer les riches qui
déguise mal son désir de richesse. De même que l’orphelin
n’abhorre rien plus que les foyers fermés (« familles, je vous
hais » !). De même que le salarié honni le fonctionnaire et ses
régimes spéciaux. C’est une posture. Une imposture. Il faut
accroire profondément au bonheur des nantis pour
reprocher leur fric aux gens heureux. Mieux vaut alors briser
l’échelle que de rester en dessous : « Si l’on ne peut être aussi
riche qu’eux, faisons au moins qu’ils le soient moins ; moins
riches, et moins heureux ». La justice mise à nue n’est plus si
belle à voir…
Notre innocence
Ni gloire ni repentir, pour aucun de nos actes. Nous
avons peu de part à ce qui nous arrive, qui détermine la part
que nous prenons à ce que nous faisons. Nous sommes pour
l’essentiel, et peut-être uniquement, ce que la vie a fait de
nous – façonnés par la vie. Du moins est-ce une pensée que
la vie doit avoir mise en nous. Tel se traduit chez Nietzsche
le mysticisme de l’amor fati, renouant avec le stoïcisme
hellénistique (et même le radicalisant : encore les stoïciens
distinguaient-ils les causes « procatarctiques » – les
circonstances ou événements, les facteurs extrinsèques, hors
de contrôle –, des causes synectiques – façons que nous
379
avons de les envisager, les facteurs intrinsèques, à notre
discrétion78 –), le fatalisme latin et les doctrines
monothéistes de la prédestination. Y adhérer ou non, voilà
qui, typiquement, n’est pas de notre fait.
Où ça noumène ?
Le monde ancien s’éloigne. Nous avons survécu à pire.
Nous nous en remettrons. Aller de l’avant peut être une
bonne chose, mais cela seul ne saurait suffire à nous
améliorer. Le progressisme autotélique qui scinde l’humanité
entre ses partisans, « modernes », et ses toxines «
réactionnaires » oublie trop facilement qu’il ne suffit pas de
changer pour devenir meilleur. Voyez la Suède, si ça lui
réussit…
78
Le déterminisme stoïcien opère sur la réalité physique,
laquelle traduit la volonté du dieu ; elle n’a pas prise sur la
raison ni sur aucune de nos dispositions. Cf. Florent Pagny :
« Baisser mon froc j'en suis capable, mais vous n'aurez pas /
Ma liberté de penser » (« Ma Liberté de penser », extrait de
Ailleurs Land (album), Mercury, 2003). L’amor fati de
Nietzsche se veut plus radical, il contamine la volonté, fait
d’elle « un préjugé verbal » (Fr. Nietzsche, Par-delà bien et
mal, § 19).
380
Le fardeau du pouvoir
88 kg. La masse moyenne du pénis de la baleine bleue.
Surtout, et plus solennellement, celle du costume de sacre
arboré par Louis XVI lors de son intronisation. C’est que les
affaires d’État ne sont pas à prendre à la légère. C’est ce
qu’on appelle le poids de la fonction…
Conservatisme et packaging
Récit plus qu’édifiant d’une des plus grosses fautes
marketing de l’histoire des États-Unis. Nous sommes en
1985. Face à la concurrence embarrassante de son jumeau
Pepsi, la firme Coca-Cola se met en tête de frapper un grand
coup. La firme d’Atlanta développe une nouvelle recette qui,
le 23 avril, remplace les boîtes traditionnelles dans les
distributeurs automatiques et les supermarchés. Flop
commercial dantesque pour le New Coke. Le soda fit pschitt
sur les fonts baptismaux.
En dépit des études effectuées en double aveugle qui
révélaient chez les consommateurs une préférence sensible
pour la nouvelle formule, l’effet de marque avait pris tant
d’ampleur que le changement d’empaquetage avait suffi à
exténuer le marché. Des tests du même genre ont été
accomplis depuis qui ont montré une plus grande appétence
de la cohorte pour le Pepsi, jugé meilleur en goût que son
éternel rival. Fait remarquable : les statistiques s’inversent
381
chaque fois que les sujets ont un visuel sur le
conditionnement ou savent à quelle boisson ils ont affaire.
Nous avons là combinaison de deux phénomènes
psychologiques : l’un connu sous le nom d’ « aversion à la
perte » qui nous fait accorder plus de valeur à des objets
disparaissant ; l’autre étant l’influence des images positives
sur le traitement de la perception. Preuve par la catastrophe
que ce n'est pas tout de faire du neuf. Encore faut-il qu'il y
ait une valeur ajoutée (nous ne sommes pas tous clients
d'Apple). La firme d’Atlanta ne se le fit pas redire deux fois.
L’ancienne recette refit surface et grande surface deux mois
plus tard. Coca était sauvé. C’était moins une…
Black is beautiful
Les boires et les déboires des industries gazeuses
fournissent régulièrement de ces cas d’espèces de fiascos
marketing, tous prompts à humilier les pronostics des études
de marché. Autant d’échecs, autant de leçons pour les
publicitaires qui n’ont pas su prendre acte de ce primat de
l’imaginaire sur le physiologique. Il y a l’idée, il y a l’objet, et
tout le reste qui bat entre. L’idée se vend, le produit suit.
D’abord l’encart publicitaire ; ensuite la marchandise. Le
matériel suit l’idéologique. Non pas l’inverse, comme l’ont
soutenu à contretemps les partisans de la théorie marxiste. «
Ce qui t’emballe, c’est l’emballage ». Quel que soit le niveau
d’études. Le même slogan fédère l’ensemble des catégories
sociales, s’appliquant aussi bien aux cracks de l’ Ivy league
382
qu’à
nos
frères
trolls
les
footballeurs
dont
l’encéphalogramme défie celui du colin d’Alaska. Qu’importe
le flacon, pourvu qu’il y ait l’ivresse. Qu’importe, si le corps
est droit, que l’ombre soit tordue. Mieux valait caporaliser
que s’adonner sans mousqueton à des ébullitions
intellectuelles casse-cou, si mal récompensées. Coca, d’avoir
sous-estimé la portée négative de ses audaces créatrices, a
ramassé ses pertes. Mais ne soyons pas injustes. Coca est loin
d’être la seule enseigne à s’être si mal renseignée. Aussi,
après le traumatisme du New Coke dans les années 1980, ce
devait être au tour de l’outsider Pepsi de ravaler ses glaires.
À qui la faute ? L’infâme avait pour nom – Pepsi Crystal.
Pepsi, dans sa recherche perpétuelle de nouvelles parts de
marché, avait imaginé d’élaborer cette nouvelle gamme en
vue de proposer aux plus écololâtres et réticents leurs clients
une déclinaison aux allures moins « pétrochimiques » de la
recette ronéotypée de base. Cette mise à jour fut présentée
dès 1994… dans la plus grande indifférence. Boycottée aussi
bien par les distributeurs que les débiteurs et les
consommateurs. Pepsi redécouvrait à ses dépens le double
voile de cette puissance aveugle qui l’avait transporté
quelques années plus tôt : la chance. L’aléatoire d’une
mauvaise pioche. Preuve que le sort et la fortune sont
comme l'avers et le revers de la même audace. Apothéose et
chute pour le conglomérat dont les actions s’effondrent donc
au paroxysme de la bursite (inflammation des bourses). En
fait d’être inconditionnelle, la clientèle fanatisée s’avérait
extrêmement psychorigide. Des pétitions réclamaient non
seulement le retour de la boisson princeps mais le retrait de
383
l’usurpatrice. Pepsi serait forcé de boire le calice jusqu’à la lie
: on ne reconquiert ses cibles qu’en leur obéissant.
Inutile de préciser que nous autres Européens, n’en
verront jamais la couleur. Pour être plus précis, personne ne
la verra jamais. Et pour cause ! Si à l’instar de ses ersatz, mise
en abîme de la contrefaçon, Pepsi Crystal s’affichait
décaféiné, la spécificité de ce soda nouvelle génération
consistait entièrement dans l’apparence achromatique du
liquide en question. Petite révolution dans le secteur des
eaux gazeuses ! Cela changeait les sodas radioactifs qui
pétillaient dans le noir. Pepsi brouillait les cartes ; il se
peroxydait. La marque se démarquait en jouant la
transparence. Et le meilleur, le plus révélateur : le fait que
rien dans la formule conventionnelle ne se soit vu ôter ou
altérer de la nouvelle miction – à l’exclusion, bien sûr, des
colorants. C’en fut assez pour susciter l’ire des chalands, qui
se désintéressent définitivement de ce breuvage trop clair
pour être honnête. Papilles firent de la résistance. Quelques
mois de mévente auront bientôt raison de cet ovni liquide.
Le design évasé de la bouteille ne servirait plus
éventuellement que de godemichet collector pour les plus
téméraires. Adieu Crystal, « n’importe quelle couleur,
proposait Henry Ford, pourvu que ce soit noir ». Les buveurs
de soda préfèrent l’opacité. Avouons qu’ils n’ont pas tort. Pas
sûr que vous continuerez à manger des nuggets si vous saviez
ce qu’ils mettent à l’intérieur.
384
Hachette-moi !
Après celui des tablettes numériques, l’irruption
sacrilège de la didactique dans le sanctuaire de
l’enseignement primaire prouve qu’il existe bel et bien un
marché noir de l’éducation périscolaire. Vendre le manuel
Hachette et le cahier de vacances, c’est comme vendre à la
fois le problème et la solution, la cigarette et le patch
antitabac (les deux filiales sont de la même firme). Et
remporter la mise sur tous les tableaux noirs.
Le Lay, décerveleur
Nous ne ferons pas l’injure de rappeler à Patrick Le Lay,
ex-PDG et responsable de la programmation de TF1, que la
moindre des choses, avant de pouvoir revendre aux
annonceurs du « temps de cerveau humain disponible » 79, est
de pouvoir capter des téléspectateurs qui en ont un.
79
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais
dans une perspective "business", soyons réalistes : à la base, le
métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à
vendre son produit […] Or pour qu’un message publicitaire
soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit
disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre
disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le
préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à CocaCola, c’est du temps de cerveau humain disponible […] Rien
n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là
385
Les riches vous le rendront
Le « ruissèlement ». C’était l’idée que plus les riches sont
riches et se partagent de gâteau, plus le gâteau s’effrite et
macule le plancher. Plus le gâteau est gros, et plus les
pauvres sous la table ont de miettes à manger. Et plus il y a
de miettes, et plus ils en aspirent. Et plus ils en aspirent, plus
ils sont rassasiés. Les riches deviennent très riches, les
pauvres deviennent riches. Cercle vertueux, gagnantgagnant, c’est imparable. Une foutue théorie. Ainsi se
justifie, dans l’intérêt des pauvres, l’enrichissement des
riches. Limpide.
L’échec du ruissellement
– Mais sophistique. La production de richesse a eu beau
être exponentielle depuis que nous sommes entrés dans l’ère
industrielle, les travailleurs, les salariés n’en ont guère
profité autant qu’ils l’auraient dû. Et c’est un euphémisme.
Avec de telles réserves, ç’aurait dû « ruisseler » sec. Avec un
que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en
permanence les programmes qui marchent, suivre les modes,
surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information
s’accélère, se multiplie et se banalise. » (Patrick Le Lay, cité
dans Les dirigeants face au changement, repris dans une
dépêche AFP daté 9 juillet 2004 et par Libération, tirage du
10-11/07/04).
386
tel gâteau, une si belle pièce montée, peignée de plusieurs
décennies de « croissance » positive, nul doute qu’il y aurait
eu largement de quoi se crépir la peau du ventre, se
décrépiter le sphincter, agoniser mille fois dans son vomi
sursaturé de glucose – que sais-je ? –, finir en pâte à sucre.
Au lieu de quoi les pauvres se paupérisent et les riches
s’enrichissent. Les pauvres obèses côtoient les riches graciles
et leurs femmes filiformes liposucées aux cuisses avec
l’argent des pauvres. Tant la richesse augmente, tant
s’élargissent les écarts de richesse. Où sont les miettes ? Allez
savoir…
Où sont les miettes ? Captées au tube par une minorité
de rentiers : les actionnaires, les directions, l’économie
spéculative qui tourne à plein régime quand d’autres y sont
contraints – au plein régime – pour faire tourner l’économie
réelle. La source, bien sûr, n’est pas tarie pour tous. La source
débite mais n’arrose pas la plèbe. Peu ont cette chance, mais
ceux qui l’ont ne l’ont pas qu’à moitié : on évalue de quatre
cents à cinq cents fois le SMIC – autour de 7,8 millions
d'euros par an – le salaire net des grands patrons européens.
Nous parlons bien de « salaire », soit de la part fixe des
revenus, abstraction faite du capital, des arrérages, des
rentes, du patrimoine, des parachutes dorés, des bonus en
rafale, des placements en action, des primes de bienvenue et
des retraites chapeaux.
Retraite chapeau s’élevant tout de même à 21 millions
d’euros pour Philippe Varin, PDG viré de PSA pour contreperformance, resté quatre ans seulement dans ses mocs
387
italiens pour démanteler Aulnay, geler les gages de ses
employés, précariser l’emploi, couler les primes à
l’ancienneté, arracher aux syndicacas des concessions pour la
compétitivité et déposer quelque huit mille agents sur le
carreau. Il valait bien son prix : 2740 euros par jour durant
vingt et un ans. 1108 années de SMIC, qui s'ajoutent en
espèces à son chèque de départ (merci à Pierre et à Robert
Peugeot)80. Voyez que la problématique n’est pas vraiment
celle des ressources ou de la richesse produite. Miettes ou pas
miettes, une entourloupe ripolinée n’en est pas moins
entourloupe. Le ruissèlement nous tuera tous. À moins qu’on
ne l’abatte en premier. L’économie, malade, aspire à son
coup de grâce. Soyons au rendez-vous…
« Être, c’est être perçu »
Que les dépôts de plaintes soient en diminution ne
signifie pas exactement que la délinquance soit en
diminution. Seulement – et rien de plus – que les dépôts de
plaintes sont en diminution : soit qu’elles ne soient plus
enregistrées, soit qu’elles ne soient plus communiquées. Il
n’est, de la même manière, pas tout à fait égal de dire que la
prostitution a été divisée par deux, ou que les chiffres de la
prostitution ont été divisés par deux. La Suède peut bien se
prévaloir d’avoir limé ses courbes en taxant l’usager, elle
n’aura fait que repousser le « mâle » hors de son champ
80
Ça valait le coup de se ranger des caisses.
388
visuel81. On peut en dire autant du baccalauréat, qui ne
sanctionne plus grand-chose (les rapports de PISA –
Margarita – relativisent les précieux 80 %). Triturer les
indicateurs ou changer la mesure, casser le thermomètre ou
revoir les critères n’impacte pas des masses sur la réalité. «
On ne voit que ce qu'on regarde », reconnaissait, cynique,
Merleau-Ponty. Esse est percipi.
Fonction du mythe
Rares sont les termes en (dé)mesure de rassembler en
eux autant de significations que le mot « mythe ». Y recourir
en présentant Michael Jackson, James Dean ou Sherlock
Holmes comme des « mythes populaires » (comme s’il y avait
des mythes « impopulaires ») ne signifie certainement pas
user de la même signification, de la même acception du
mythe que celle empruntée par tel expert économiste faisant
état du « mythe du plein emploi », du « mythe du trou de la
sécu » ou bien, plus conventionnellement, au sens obvie qu’il
manifeste dans les récits traditionnels de Création – ainsi du
mythe de la démiurgie par la déesse Nuwa dans le contexte
de la civilisation chinoise, du mythe de la fondation de
Rome, cité lacustre, par Romulus, etc. Le mythe convient à
81
Selon les résultats d’une enquête CSF datée de 2007
portant sur les populations des pays riches de l’OCDE, un
homme sur quatre de plus de cinquante ans avoue avoir eu
recours au moins une fois à la prostitution. Ce qui fait trois
hypocrites pour l’heur d’une confidence.
389
tout. On le décline en tout. Or il faut bien que le mythe
réfère à quelque chose pour ne pas être rien. « On ne peut
pas être à la fois tout et quelque chose », écrivait Kundera,
qui ne se prenait pas pour rien. On ne peut être, à moins de
n’être rien, tout et n’importe quoi. On ne peut s’abstraire à si
peu de frais, sauf à s’appeler Hegel, des exigences de
cohérence logique, être A et non-A. Encore qu’une culture
aux yeux de laquelle Donatello est une tortue ninja et
Socrate un dispositif de réservation de billets pour touroperators par trafic ferroviaire dispose à la perplexité.
Il est acquis que la science est créatrice de mythe. Citons
seulement les épisodes de la baignoire d’Archimède, de la
pomme de Newton, de la tour de Galilée ; citons la quête
initiatique du mouvement perpétuel et du chaînon
manquant, de la grande unification, des particules fantômes
censées défaire le modèle standard et autres Graals de la
recherche fondamentale. Une science n’allant jamais sans
son bestiaire des antipodes : démons de Laplace et Maxwell,
serpent de Kekulé, chat de Schrödinger, papillon de Lorenz
et toute la ménagerie. Aussi, dire que la science « en train de
s’écrire » et les récits qui lui donnent corps relèvent de la
dramatisation « mythique » suppose que nous disposions
préalablement d’une définition du mythe. Que nous l’ayons
implicitement déterminé. Si cela ne peut être fait
positivement par ce qu’il est, ou de manière apophatique,
parce qu’il n’est pas, encore est-il possible de procéder par ce
qu’il réalise. Par sa fonction. Lors, nous lui retrouverons
toujours, derrière tous ses emplois, celle d’unifier les
hommes autour d'une même approche de l’existence. Le
390
mythe est la présure de la fromagerie sociale ; l’agent
coagulant de tout corps politique.
Anus Mirabilis
« Jésus mangeait et buvait, mais ne déféquait pas. La
puissance de sa continence était telle que les aliments ne
se corrompaient pas en lui, puisqu’il n’y avait en lui
aucune corruption. »
Valentin (Valentinius), L'Évangile de la Vérité, IIe siècle
ap. J.-C.
La ruée vers l'art
Les contempteurs de l’art contemporain n’ont pas fini de
s’égosiller. La foire aux vanités (dite aussi FIAC) a démarré
sur les chapeaux de roues. Cependant même que l’État barré
par les cochons de Bruxelles prélève sa dîme sur les
assurances-vie, le « trafic d’art » ne s’est jamais aussi bien
porté. Jamais les riches n’ont été aussi riches ; jamais les prix
d’appel aussi prohibitifs. Les cours s’envolent, les rupins
volent ; les côtes culminent à proportion inverse de la valeur
des œuvres. L’erreur serait d’en attribuer la faute – ou le
mérite – à la crise des subprimes, révélatrice de la toxicité
des produits financiers. Il serait beau que le système se soit
lui-même méphitisé. Grandiose que les « investisseurs »,
agents traitants de ce système, aient été échaudés par
l’éclatement des bulles spéculatives de ces dernières années
391
et aient cherché dans le secteur culturel une niche fiscale
(merci Moscovichie) pérenne, gavée d’actifs moins volatils. Il
serait plaisant de penser que l’art, même marketing, soit
devenu le nouveau champ de placement des 1 % de riches
enrichis de Chine, d’Amérique et de Russie qui retiennent la
richesse captive en bourse comme des toiles d’araignée. Le
mécénat, se dira-t-on, est toujours plus utile et surtout moins
nuisible que le courtage sur les matières premières. Il vivifie
le tourisme et le tourisme profite aux petits commerces. Ce
serait toujours ça de gagné. C’est toujours ça de gagné. Mais
pas pour les raisons qu’on croit.
Quoique les effets ne s’en trouvent pas changés, ce n’est
à l’évidence nullement le déni de confiance en la finance
spéculative qui alimente ce marché parallèle. D’autres
motivations conduisent les Thénardier de la firme à s’investir
dans cet égo-business. On peut toujours, bien sûr, se faire
plaisir et dénoncer ces emballements grégaires (même pour
les visiteurs : la FIAC reste tout de même 35 euros l’entrée).
Fustiger l’indécence qui donne dans l’indigence, confine à la
folie. Prendre à partie ce monde en proie au narcissisme et à
l’exhibition. Sans avoir tort sur les principes, on serait à côté
de la plaque. Avoir raison ne suffit pas pour garantir la
consistance de nos raisons ; pour garantir que ces raisons
soient bonnes. Dénigrer l’or de l’art sous le rapport de la
cupidité n’aurait pas plus de sens que d’affirmer que Zorro («
renard ») n’existe pas – parce qu’il n’est autre que Don Diego
de la Vega avec un masque noir. Pas plus de sens que
d’alléguer, comme récemment encore, que la psychanalyse
est fausse parce que son fondateur avait des accointances
392
avec Mussolini ou se tapait sa belle-sœur (la sienne, pas celle
de Mussolini). Il se produit sur la planète gazeuse de l’art
contemporain quelque chose d’analogue, exonéré de la pure
spéculation, qui n’est pas saisissable au premier regard.
Quelque chose d’invisible qui touche au symbolique, et
serpente indépendamment de la rationalité comptable du
calcul égoïste.
Ce quelque chose, ce « je-ne-sais-quoi », dirait
Jankélévitch, se joue dans un espace tissé de sous-entendus,
d’obligations et de tensions palpables. D’humiliation aussi,
symptôme le plus ostentatoire des hiérarchisations. Or qui
dit hiérarchisation dit aussi jeu de pouvoir, prise de pouvoir ;
dit alors légitimation de ces prises de pouvoir. L’originalité
de l’egosystème de l’art consiste en que cette légitimation ne
s’obtient pas par la conquête (d’un secteur de marché) ou la
défaite (d’un concurrent), mais par le don. Le « don
compétitif ». Le don compétitif oblige le receveur à rendre à
qui lui donne ou, si le don excède le contre-don, à se
soumettre à lui. Il faut, pour le comprendre, s’habituer à
penser au-delà du dé-penser. Apprendre à surmonter l’écran
breneux des œuvres elles-mêmes qui ne sont pour les demihabiles que des prétextes à l’agiotage, des ready-made
(aujourd’hui centenaires) que les galeristes exposent avec
leurs prix pour faire mousser leur canasson. Apprendre à
nous défaire de nos automatismes marxistes (le marxisme
étant l’ensemble des contresens ayant été commis sur Marx)
pour concevoir la plus-value ailleurs que dans le portemonnaie. Il y a d’autres enjeux qu’exclusivement
somptuaires, des enjeux de prestige. Bien déguisés – s’il faut
393
au moins leur céder cette agilité. Assez pour nous
contraindre à convertir de la symbolique. C’est là qu’il faut
faire entrer Mauss.
Dépenser pour compter
Quoi de commun entre la FIAC et Mauss ? À la fois rien
– et tout. Tout ce que déploie la FIAC avec strass et paillettes
est anatomisé dans Mauss. Dans l’œuvre phare de Marcel
Mauss, parue en 1923. Dans l’Essai sur le don. L’auteur avait
été frappé, à l’occasion de ses excursions dans le biotope
amérindien, par la nature de certaines cérémonies grandioses
au cours desquelles chacun des ayant-part se livrait
fébrilement au saccage de ses propres biens. Tous ses objets,
richesses, babioles ou provisions, fruit d’une thésaurisation
pénible laborieuse y étaient consommés ou consumés de
manière compulsive, pour ne pas dire hystérique. Tout y
passait. L’anthropologue insiste sur le fait que « la
consommation et la destruction y [étant] réellement sans
bornes », le rite semblait être une invite à « dépenser tout ce
que l'on [avait] et à ne rien garder ». Et d’en déduire que «
c’était à qui [apparaîtrait] le plus riche et le plus follement
dépensier ». Et tout cela, bien sûr, dans la joie et la bonne
humeur. L’œil s’écarquille. À quoi rime ce carnage ?
Rappelons d’entrée une loi fondamentale de la socialité :
le don, lorsqu’il n’est pas rendu, valide toujours une
supériorité de fait du donateur sur la personne du donataire.
Le donataire « s’oblige » auprès du donateur. Le don fabrique
394
de la dette et la dette créée la soumission. Trois mots : « qui
paie commande ». Qu’on songe au peuple grec, à genoux
devant les banques, ou aux stimulations concussionnaires des
lobbyistes qui votent à l’assemblée. À l’échelle du village, le
don sans contredon génère du lien social et, simultanément,
de la différence sociale. De la différence, dissymétrie,
disparité qui n’est pas imposée de manière autoritaire par
une puissance coercitive (chez Marx « classe détentrice des
moyens de production ») au détriment des exploités, mais
acceptée comme telle par les individus bénéficiaires du don.
C’est-à-dire adjudicataires d’un don inamendable qui les
enchaîne au nom du « rendre » à leur « état de service » dont
ils ne sortiront – peut-être – qu’en cumulant suffisamment
pour, à leur tour, offrir suffisamment pour triompher lors de
la prochaine compétition.
Identifiée dans de nombreuses ethnies de l'océan
Pacifique, de la Polynésie aux Indes, la culture du potlatch –
tel est le nom que lui donne Mauss – engage ainsi
concurremment l’honneur de chaque participant, son rang
social et le renom du groupe ou de la corporation à laquelle il
est lié. Le vainqueur du potlatch est déclaré (ou reconduit)
chef de tribu. En cas de coexistence de plusieurs tribus sur
un même territoire, s’illustrera l’ethnie ayant, par
l’entremise de son vainqueur, concédé à son homologue plus
de richesse que ce dernier ne pouvait en rendre – l’ayant
donc « obligé »82 à l’issue d’un potlatch d’envergure
82
Pour conserver l’exemple du prêt obligataire, le FMI
pratique cette même forme d’usure à fonction de
395
régionale. Mauss offre de ce fait une analyse complémentaire
à celle de Lévi-Strauss qui ne s’était arrêtée qu’aux échanges
non compétitifs (le totémisme, l’exogamie, le troc muet ou la
permutation des femmes prescrits par le tabou de l’inceste).
Il se propose d’ériger cette modalité de l’échange en
paradigme des prestations totales de type agnostique, et de
faire du potlatch, par-delà sa pratique, un véritable concept
anthropologique.
L’amour est dans le prix
Concept dont on peut soupçonner toute la fécondité, et
toute la pertinence quant à l’objet qui nous concerne : l’art
du gotha. Il est, certes, à la FIAC une pollution visuelle
accaparante qui brouille notre regard, une défection de la
critique qui ne voit pas que « le roi est nu » mais ne doit pas
nous aveugler sur la tenue sous-cutanée de la compétition.
Le Grand-Palais se fait l’espace de quelques jours un
réservoir brûlant de volcans en sommeil. Remplaçant
sacrifice et rite, foules pèlerinantes, masses piétinantes, le
Cannes de l’élite délitée voit chaque année se dérouler un
potlatch mirifique à la mesure et à la dé-mesure des riches.
Cérémoniel exacerbé par sa retransmission mondiale, où les
artistes et les acheteurs ensemble se dilatent tous les quarts
d’heure pour remplir l’univers entier (à part cela, les
matinées sont calmes). On finance en pure perte. On banque
subordination entre l’Afrique et les États-Unis. Ce qu’on
appelle plus couramment le néocolonialisme.
396
à fonds perdu pour les pandas de Murakami et les homards
de Kuns. Non pas – on s’en serait douté – pour leur valeur
future ou intrinsèque, mais pour la valorisation paradoxale
que constitue la perte aux yeux de ceux qui ne peuvent
s’offrir de perdre autant qu’ils le souhaiteraient. L’escompte
est symbolique. Il entérine une fois pour toutes la supériorité
de l’ultime enchérisseur sur tous ses concurrents.
Les sociologues – qui ne disent pas que des séguélades –
nous ont appris que le bonheur du riche n’était pas dû à la
richesse du riche ; seulement à l’accroissement de sa richesse
ou au surcroît de pouvoir qu’elle offre sur son entourage.
C’est le concours de zizi du patronat du CAC 40. Le « qui
pisse le plus loin » du classement de Forbes. Ce qui définit
chez Spinoza la « joie » comme affection accompagnant
l’augmentation de sa puissance d’agir. C’est viser à côté de ses
pompes que de penser que la richesse serait un bien en soi
pour qui n’en aurait pas l’usage. Appert incidemment tout
l’intérêt d’un regard extérieur sur ce qui nous est le plus
commun, et par là même, le plus insaisissable. Une édifiante
leçon que nous dispense l’ethnologie de Mauss, où se révèle
avec Brio, Maude et Ration, l’importance du « voyage » en
tant que sortie de soi, exil révélateur de faits inaperçus. De
même qu’on ne comprend sa langue – ses contingences, ses
impensés, son idéologie de structure – qu’à l’aune d’une
autre langue elle-même comptable de ses propres codes, de
sa propre ontologie et « patrons d’objectivations » (cf.
Quine), ce n’est qu’en s’« étrangeant » à soi, par un détour
par la province, que l’on se permet d’appréhender la déraison
397
des actes que nous dilue notre incessant commerce avec les
choses.
Mourir pour la poterie
C’est donc par la Polynésie, par le potlatch qu’il nous
aura fallu passer pour comprendre la FIAC. La FIAC comme,
mutatis mutandis, bien d’autres rites que leur familiarité
occulte en tant que rites. En tant que forme du potlatch.
Comme feindre de se colleter entre hommes – souvent entre
beau-père et gendre – de la même famille pour éponger la
douloureuse au restaurant : le don compétitif y prétend
confirmer, en les départageant, lequel des deux est le plus
légitime à honorer la coiffe du chef de la petite tribu.
Comme se saigner aux quatre veines pour offrir à sa douce la
bague ou le collier le plus carissime de la boutique à tsointsoin : le don oblige le donataire auprès du donateur,
confirme le donateur dans son statut de dominant – c’est le
principe de la charité chrétienne. Comme se payer la montre
ou la voiture, le sac à main, l’iPad ou la paire de chaussures
les plus inabordables, quitte à rogner sur les frais de bouche,
la facture EDF ou GDF ; à raboter le nécessaire pour arborer
l’inessentiel et déposer ses adversaires. Comme d’aligner sa
carte au zinc en offrant à des inconnus la tournée générale.
Comme de donner sa vie pour la patrie tout en sachant
pertinemment qu’elle ne vous la rendra jamais. « Adieu,
veau, vache, cochon, couvée » : le patriarche dépoche pour
le roi de Prusse. Mais pas pour rien. L’homme ne fait rien
pour rien. Rien n’est gratuit – le sacrifice moins que tout le
398
reste. Il s’agira, en toutes ces occasions, d’introniser le mâle
alpha : celui qui se montrera prêt à convertir le maximum de
son avoir en être, allant parfois jusqu’à mettre son être en
gage pour conquérir cette position de surplomb qu’il
convoite plus que tout au monde.
« L’esprit qui toujours nie »
Plus que son être même. Plus que son « être-au-monde ».
Hubris hypothécaire qui, remisée sous une grille hégélienne,
prendrait éventuellement l’allure de la « lutte pour la
reconnaissance ». L’occasion d’aborder l’un des leviers de la
phénoménologie allemande, trop souvent caricaturée. Rien
moins que, pour Hegel, le moteur de l’histoire (c’est assez
dire combien nous lui sommes redevables) : « la dialectique
du maître et du serviteur ». Une dialectique qui prend
naissance dans le pressentiment que tout individu a de son
extranéité. Au commencement est l’intime conviction. Il
n’est de conscience, aux prémices de la dialectique, qui ne se
sache a priori et originairement comme puissance infinie de
négation du monde. En cette puissance de négation consiste
une certitude intime à laquelle manque encore, pour devenir
objective, d’avoir été élevée au statut de vérité. La
conscience sait, se sait être autre chose qu’un simple objet
vivant ; elle s’éprouve davantage que la totalité de ses
organes finalisés à sa perpétuation. Elle est esprit ; mais doit
encore prouver qu’elle est esprit. Et pour cela, doit s’affirmer
au-delà de son instinct biologique. Inscrire cette conviction à
même le ciment de l’objectivité, tel sera donc l’enjeu
399
métaphysique de la « reconnaissance » ; tel le défi que va
tenter de relever la conscience – en s’engageant dans
l’expérience.
En se posant comme « en dehors de soi », dans
l’expérience, c’est-à-dire dans le monde en tant que fait
extérieur au fait de la subjectivité. En s’ex-posant pour
s’avérer. La certitude de sa différence, une telle conscience
de soi, qui n’est encore à cette étape qu’une conscience «
pour soi », sera tenue de la fonder, écrit Hegel, en s’érigeant
elle-même « comme pure négation de sa manière d’être
objective […], [en démontrant] qu’elle n’est attachée à aucun
être-là déterminé, pas plus qu’à la singularité universelle de
l’être-là en général […], [En démontrant] qu’elle n’est pas
attachée à la vie » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, § 10).
Ce qui, faute d’être limpide, signifiera pour elle exprimer son
indifférence tant au regard de son existence particulière
qu’au regard de l’existence en général, s’anesthésier quant
aux choses de la vie et à la vie elle-même. Une telle
conscience ne doit pas même se concevoir comme attachée
au simple fait de vivre. Et l’unique voie, l’unique moyen
pour se prouver cet abandon consiste dans l’engagement de
son être même – pour rien. Pour le prestige. Pour la
reconnaissance. Se distinguer de l’étant, c’est donc d’abord
risquer sa vie et accepter la mort comme éventualité,
envisager la perte de soi-même, ou, dans les termes Hegel, de
« sa manière d’être objective »83.
83
Au-delà de toute étiologie ou causalisme branlant de
facture psychiatrique, sociologique ou traumatique en
400
Pourquoi la lutte à mort ?
Pour être nécessaire, cette condition ne saurait suffire à
ériger la certitude de la conscience de soi en vérité factuelle.
Car qu’est-ce qu’inscrire sa certitude dans l’objectivité ? Ce
n’est pas seulement se démarquer de l’étant en niant l’être
naturel. C’est encore être là, dans l’être, constatable par tous
: somme toute, c’est « être pour un autre ». Le moment
négatif de la position de la conscience de soi doit être
complété par son moment affirmatif, lequel implique
l’altérité. Il faut que l’autre soit pour que le soi puisse être. Il
faut, pour que le soi puisse être, qu’autrui puisse réfléchir au
sens optique du terme le soi qui s’y projette. On n’est jamais
pour soi qu’en étant pour autrui pour soi. Dès lors que la
certitude de la conscience, jusque-là subjective, devient une
conscience pour autrui, elle passe dans l’élément de
l’objectivité et peut alors s’inscrire dans son regard pour
m’être renvoyée, et certifiée comme vérité. Je suis, nous
sommes, en nous reconnaissant, en étant reconnus 84.
général, une pareille négation du corps au profit de l'« esprit
pur » n'est pas sans évoquer le diagnostic de l'anorexie
mentale, avec son redoutable taux de mortalité avoisinant les
20 % à plus de dix ans.
84 Fait qui, probablement, motive en grande partie la
pratique du « selfie ». Une vogue favorisée par la
généralisation de l’iPhone, et qui consiste à se mitrailler soimême partout, sous tous les angles et à toute heure pour
401
poster ses photos sur les réseaux sociaux. À faire du selfbranding, disent les imprésarios. Et puis de collecter les «
j’aime » comme on pétitionnerait son droit à l’existence. On
laisse alors aux voyeurs aguichés le soin de jauger sa « valeur
», de définir sa « cote », autrui participant ainsi par son
appréciation à la constitution de cet être en devenir qu’est,
étymologiquement, l’« adolescent ». Ce qui n’a rien
d’antinomique avec le désir de popularité (le « quart d’heure
de célébrité ») qui confine au tout-à-l’ego. Non plus qu’avec
le narcissisme, ce grand mal-entendu de la psychologie
moderne. Mal-entendu pour qui mesure combien profonde
doit être une haine de soi capable de sacrifier l’individu à son
reflet. Le narcissique n’est pas, en dépit de sa réputation, un
solipsiste carabiné, un autarcique autiste. Le narcissique est
par définition focalisé sur son image, et dépendant en cela de
« ce » ou « ceux » qui la lui réfléchissent. Narcisse, dans les
Métamorphoses d’Ovide, n’est ainsi rien sans son reflet – et
c’est de quoi il meurt. Or le reflet ne peut s’incarner sans un
support, un réflecteur ; et ce n’est pas lui-même que le
narcissique aime, mais d’abord une image, l’image que lui
renvoie autrui : c’est l’eau du lac, la nymphe Écho. Il fait
primer l’image sur le modèle dans les mêmes termes que
l’idolâtre, assimilant le dieu avec sa représentation. Il se
laisse captiver par son image au point d’en oublier qu’il n’est
pas qu’une image ; au point de s’abolir lui-même dans
l’amour d’une fiction qu’il sait infiniment meilleure que la
réalité. Narcisse se perd dans sa contemplation, s’oublie –
peut-être même, se perd dans sa contemplation pour
402
Or, « être reconnu » déplace l’action hors du sujet luimême ; elle la pose « hors sujet ». « Être » exprime un passif,
faisant d’autrui l’agent réel de la reconnaissance. Par où
s’avère la dépendance envers autrui de la conscience de soi.
Le miroir de l’ego, l’alter-ego lui seul est en mesure d’apposer
son blanc-seing en marge de nos certitudes. Si bien qu’en
combinant en un seul geste les deux moments constitutifs de
l’affirmation de la conscience de soi – la négation de l’étant
et la validation par la reconnaissance –, l’on n’en arrive à
vérifier que ce n’est qu’en démontrant à l’autre, et non
seulement à soi ou dans l’abstrait, son propre détachement à
l’égard de la vie que la vérité de l’« être pour soi » pourra être
fondée.
Nous voilà donc aux prises avec le cas – logiquement
insoluble – de deux consciences de soi poursuivant le même
but – et ne pouvant atteindre ce but qu’à condition que
l’autre achoppe dans son élan, renonce à être reconnue, en
somme : cède à son instinct de vie au détriment de son
aspiration à se prouver esprit. Le seul moyen d’atteindre à un
tel but consistant à mettre sa vie en jeu, l’interaction entre
ces deux consciences ne peut avoir d’autre modalité possible
que celle de la confrontation. Confrontation entre absolus
qui ne peut que mal tourner, pour peu qu’aucune des deux
consciences ne soit disposée à désarmer. Confrontation qui
prendra en ce cas l’allure agonistique d’une « lutte à mort ».
s’oublier. Qui peut savoir si, tout au fond, Narcisse ne se
haïssait pas ?
403
D’une « lutte » ; étant donné que la conscience de soi ne se
substantialise qu’en s’opposant à l’autre, en se prouvant à ses
dépens. Chacune des deux consciences doit en effet – pour se
prouver – anéantir la prétention de l’autre. D’une lutte « à
mort », théoriquement parlant ; car seule une lutte à mort,
résolue à son éventualité, peut garantir la vérité de ce qu’elle
met en jeu : l’indifférence de la conscience de soi, pour soi, à
l’égard de la vie.
« Théoriquement », précisions-nous, en cela que lutte à
mort conduite jusqu’à son terme ne peut qu’être une
impasse. Une conscience supprimée ne peut de fait – et pour
cause – en reconnaître une autre. À rien ne sert de vaincre si
l’adversaire n’est plus. Ce qui est recherché dans
l’affrontement n’est pas tant la victoire que la soumission
d’autrui, qui permet à celui des impétrants resté constant
dans sa résolution de voir sa vérité réalisée hors de luimême. Il faut que tôt ou tard se produisent une dissymétrie
entre les deux consciences. Une inégalité traduite en
hiérarchisation. L’une d’elle prend peur, abdique : elle est le
serviteur. L’autre s’obstine, triomphe : elle est le maître. Les
rôles sont attribués. Le drame peut commencer.
L’angoisse de la conscience servile
Le « maître » chez Hegel est donc celui qui se découvre
en tant qu’esprit pour soi, jusqu’au-boutiste dans sa négation
de son élan vital, lorsque le « serviteur » dépose les armes, et
paie de son « service » (et c’est pourquoi l’on traduit «
404
serviteur », et non « esclave »), par suite, de son « travail », la
prévalence de son instinct de conservation. Il n’a pas su faire
reconnaître à la conscience adverse son aptitude au
détachement, élever sa certitude d’être « autrement » que les
choses de la nature, au statut de vérité.
A-t-il échoué ? Lui s’en est persuadé. Relativement, c’est
effectif. Dans l’absolu, rien n’est moins sûr. Et du point de
vue de la dialectique ? En aucun cas. Et c’est là tout le
raffinement du processus qui se déploie souterrainement :
celui de la conscience de soi rompant d’avec le monde et se
prouvant ainsi qu’elle n’en fait pas partie, ou pas sous le
même mode. Le serviteur accède à cette démonstration dans
l’acte même qui le retient de conduire jusqu’au bout, jusqu’à
la mort, sa négation de son être biologique. Parce qu’il fait
l’expérience embryonnaire d’un arrachement au monde –
qui le distingue du monde. Lorsque le maître s’est affirmé
comme une conscience pour soi en niant jusqu’au bout son
attachement à l’être naturel, le serviteur s’est découvert pour
soi en éprouvant parallèlement la crainte de l’arrachement à
l’être naturel. Le serviteur, en renonçant, s’est également –
tout comme le maître – posé comme distinct de l’étant, mais
– à l’inverse du maître – n’a pas encore conscience de s’être
aussi prouvé sa distinction d’avec l’étant. Le moment de
l’objectivation est déjà en puissance dans la conscience
servile. Ne lui manque plus que de comprendre que ce qui
est pour elle (et qu’elle voit dans le maître) figure d’ores et
déjà en elle.
405
Ce germe présent en la conscience servile est moins le
fait d’autrui que le dépôt métaphysique du « rien ». Du « rien
» comme perspective, vertige de l’anéantissement, objet par
excellence de la philosophie moderne (Hegel, Heidegger,
Kierkegaard, Sartre). Ce « rien », le serviteur l’entraperçoit à
travers la confrontation, en faisant l’expérience privilégiée
de l’angoisse. L’angoisse est la tonalité phénoménologique à
l’occasion de laquelle la conscience expulsée de son univers,
de son domus, cesse de coïncider avec ce qu’elle n’est pas.
Elle devient étrangère aux choses en même temps que les
choses lui deviennent étrangères. Connaître ou éprouver
l’angoisse, c’est se vivre arraché à la substance compacte et
signifiante du monde. C’est donc se découvrir comme
différent du monde. Se découvrant irréductible au monde, la
conscience angoissée se représente concurremment comme
une conscience sui generis qui ne peut plus s’identifier à ce
vers quoi elle fait effort pour s’arrimer. L’angoisse remplit
dès lors au sein de la dialectique du serviteur la même
fonction d’accomplissement de la subjectivité que la
reconnaissance par la conscience servile de la conscience du
maître, au sein de la dialectique du maître.
Tuis memorare novissima tua
Hegel inspire et rebute Marx. Mais plus encore, distille
en quelques lignes la quintessence de tout ce que la
psychanalyse a jamais su produire de pertinent. Hegel, via
son anatomie de l’angoisse, découvre avant la lettre le
complexe d’abandon et l’aire de jeu, l’aire culturelle ou aire
406
transitionnelle en laquelle Winnicott pose l’origine de la
subjectivation (« ça » devient « je », en se différenciant de « tu
»), de la symbolisation (le « il » présentifie l’absent) et
partant, du langage (système de classification fondé sur la
départition de catégories). C’est dans la faille entre le moi
psychique et le monde objectif que naît le symbolique. Mais
l’essentiel, que nous apprend ici Hegel, est que pour s’«
étranger » au monde, et s’avérer par cette scission, la mort
comme possibilité de la fin de toute possibilité est un passage
qui doit être vécu et survécu – ce pourquoi tout rite de
passage inclut symboliquement la mort et la résurrection.
Vivre la mort et lui survivre est la définition de l’angoisse.
L’angoisse, épiphanie du « rien », manifeste à la fois que nous
sommes autrement que l’étant tout en l’étant dans l’être. Ce
qui, d’un point de vue logique, nous renvoie au néant, et
d’un point de vue existentiel, à notre mort est en même
temps ce qui nous rend esprit, au-delà de notre corps : «
l’Esprit porte la mort en lui », écrit Hegel dans la Préface de
la Phénoménologie. Nous ne différons jamais des choses que
par ce que nous savons que nous allons mourir.
Du principe des indiscernables
Il se pourrait que le phénomène d’intrication quantique
ne remette pas en cause tant les notions de localité, de
temporalité ou de causalité, que celle d’individualité : deux
particules ayant interagi ne sont peut-être plus, très
justement, deux particules distinctes. Ou plus exactement,
disqualifier l’emploi des notions d’espace et de temps à
407
l’échelle de l’infiniment petit n’est pas faire autre chose que
récuser la distinction réelle ou numérique qui seule peut
exister entre deux entités de mêmes propriétés.
Les maladies sucrettes
Subventionné dans l’après-guerre, le sucre de betterave
s’est immiscé dans tous les plats industriels où il fait
usuellement fonction d’exhausteur de goût. À raison de 15
kg par an et par Français il y a de cela cent ans, son cycle de
consommation moyenne s’est élevée jusqu’à 40 kg, tous âges
confondus (les divergences s’observent entre catégories
sociales). Le sucre à moindre coût (le saccharose,
précisément) sera peut-être à cette enseigne la cigarette du
XXIe siècle. Avec, en guise de long et douloureux cancer,
une explosion des diabètes de type 2. Un diabète incurable,
faut-il le rappeler, et dont le seul « remède » est palliatif : les
piqûres d’insuline. Coûteux sursis. Diabète ordinairement
connu pour ne se déclarer qu’après 40-45 ans, favorisé par
une mauvaise hygiène de vie, mais déjà dépisté aux USA
chez des enfants non encore nés : diabètes induits in utero.
Les pronostics le moins atrabilaires envisagent que trois
quarts de nos homologues outre-Atlantique seront touchés
avant la fin de leur vie. Ce qui n’est pas pour rassurer,
lorsque l’on sait le rôle prescripteur de l’Amérique en
matière de conneries. De la cibiche au Haribo en passant par
les produits biochimiques introduits au forceps par le marché
transatlantique, les maladies de consommation ont l’avenir
devant elles. Nous, plus beaucoup…
408
« Adore ce que tu as brûlé »
« Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. »
Ainsi s’adresse l’évêque Rémi au roi Clovis, se délestant de
ses racines païennes pour embrasser la foi du Christ en ce
jour symbolique du 25 décembre 496. N’y a-t-il pas une
même manière de paradoxe, pour une majorité des
Algériens, à traîner sur la claie une France « colonialiste,
raciste et xénophobe » (H. Bouteldja) tout en jouant des
coudes pour obtenir un visa permanent en vue d’y résider ?
On ne peut pas – soit dit sans calembour – avoir le « beurre »,
l’argent du « beurre » et le passeport de la douanière. Que
sont ces flux en fuite ? Où était donc le FLN, ces cinquante
dernières piges ? Tant d’arrivisme pour si peu d’arrivage. Ça
valait bien la peine…
Lacan-coillote
« Mais l’artifice des canaux par où la jouissance vient
à causer ce qui se lit comme le monde, voilà, l’on
conviendra, ce qui vaut que ce qui s’en lit, évite l’onto-,
Toto prend note, l’onto-, voire l’ontotautologie. »
Jacques Lacan, séminaire du 1er janvier 1973 dans
Autres écrits, 2001.
409
« Je saigne sur chaque phrase »
On ne « guérit » jamais ni une, ni d’une pathologie
mentale. La « Grande Santé » dont parle Nietzsche n’est
jamais un retour à l’état d’innocence. C’est un réagencement,
le fruit d’une nouvelle combinatoire psychique usant des
compulsions, symptômes, angoisses qui sont autant de
sources d’empêchement que d’auxiliaires de vie. On ne peut
« annihiler » sa pente sans se détruire soi-même (nous
sommes nos maladies) ; on peut seulement apprendre à
dérouler sa pente, pourvu que ce soit en la montant. Il n’y a
pas de « cure », pas de « rétablissement » des origines ;
seulement des « stratégies ». La « sortie de crise » n’abolit pas
la pulsion de mort, mais la retourne en puissance créatrice.
Quelque chose s’est brisé, et c’est une chose définitive ;
quelque chose s’est perdu à l’intérieur qui a créé un vide, un
appel d’air que l’on projette en cri d’appel à l’extérieur de soi
: dans l’œuvre, qui redonne sens et cohérence au vide, qui
recompose comme on compose un texte, une pièce, une
symphonie. Le créateur de Nietzsche est un malade de la
mort de Dieu qui de son traumatisme a fait la moelle du
surhumain : un homme radicalement nouveau. Phrase
galvaudée, si mécomprise, et cependant si vraie : « ce qui ne
tue pas vous rend plus fort ». Imaginez ce que la névrose de
Woody Allen aurait donné s’il n’avait pas fait de cinéma…
410
Le miasme du sillon
La vue cultive son registre idiopathique, irréductible, son
nuancier de couleurs qui se conçoivent à l’exclusion de tout
support d’objets. Une chose peut être rouge sans que le rouge
réfère nécessairement à la chose rouge dont il est rouge.
Rouge est un adjectif qui se laisse substantiviser. Les autres
sens n’ont pas ce privilège. Nous avons si peu de mots pour
les odeurs que nous pouvons nommer l’odeur d’une chose
sans référer à la chose dont elle est l’odeur. On parle dans
l’absolu du rouge et des nuances de rouge ; mais c’est
toujours relativement à quelque chose que l’on évoque une
fragrance : parfums de chien mouillé, exhalaisons de vanille,
senteurs de musc : ce sont des compléments. Dissymétrie qui
tient à ce que le champ visuel nous est plus nécessaire que le
bulbe olfactif, à l’inverse des taupes et d’autres bombes
sexuelles à phéromones que l’évolution a jugé bon de faire
cohabiter. Mais il y a loin de peu à pas. Et les poètes nous ont
légué maints substantifs propres à tonaliser les trésors du
sinus. Parmi lesquels le « pétrichor » qui suit l’averse et la
rosée de l’aube. Suture du singulier nominatif petros, la «
pierre » et du terme médical ionien ichor, désignant la
sérosité particulière du sang des dieux de la mythologie
grecque (différant par nature de celui des mortels), le
pétrichor renvoie précisément aux miasmes caractéristiques
dégagés par les sols et roches argileuses humectés par la
pluie. Le pétrichor serait donc au nez ce que le rouge est à
l’œil, accusant au passage la richesse oubliée du spectre des
odeurs dont nous jouissions jadis, avant que l’hominisation
nous fasse perdre le flair.
411
Une occasion manquée
Relance par la consommation ? Quel levier plus utile,
plus équitable et plus incitatif sous ces auspices que celui de
la TVA ? La TVA, c’est un oubli de la Commission : profitezen tant qu’il est encore temps. Divisez-la par deux, par trois,
supprimez-la et vous l’aurez, votre relance…
Les notions sans poignée
L’on a eu trop souvent tendance à définir les notions
importantes par leur périphérie. C’est en les limitant, en les
délimitant que la méthode cartésienne entendait mettre à
nue les vérités premières. Clarté et distinction en était la
mesure : mesure de la pureté d’une intuition d’idée, mesure
de l’évidence ; lors même que le philosophe ne devrait
s’ouvrir au monde que sous le mode de l’étonnement qui
n’est rien moins que son antipode. On croyait faire le tour
des choses en traçant leurs contours, et c’était là peut-être le
meilleur moyen de passer outre ce qu’elles avaient de
significatif. De ne pas « comprendre » au sens de « prendre
avec » ; de ne pas « appréhender » au sens de « prendre en
main », ce qui ne pouvait l’être que comme un épicentre, un
noyau de signification ou – comme le suggérait Deleuze –,
comme un « rhizome », une dynamique de sens qui croît par
le milieu. Les émotions ne sont pas des billes, l’amour ni
l’amitié.
412
On ne peut s’en tenir à la bordure de notions aussi
complexes que l’amour et l’amitié pour en percer l’essence.
Parce qu’elles sont intriquées. La frontière floue se brouille,
laissant paraître des interférences qui rendent toute
détermination problématique : il est assurément de l’amour
dans l’amitié, des amours amicales, des amitiés aimantes, des
entre-deux, des chevauchements, des nuanciers, des
incorporations, hybridations, croisement – pas de contours
nets et délimités. Amour et amitié sont par essence impures.
Elles ont un cœur mais pas de seuil ni de circonférence. Il
n’en va pas différemment de la plupart des mots dont nous
usons sans les interroger. Au-delà des sentiments, les mots
du type « espèce », « vie » ou « personne », pour faire image
(et souvent polémique), sont impensables en tant que «
termes » – dans les deux sens du terme – : on ne sait quand
les faire commencer, ni quand les arrêter. On ne s’en saisi
que par l’aubier.
Couche partagée
10 % du poids de votre oreiller, passé deux ans, est
constitué de déjections et de cadavres d'acariens. Votre
sommier abonde littéralement du polochon. Il y a les morts
et, bien sûr, les vivants. On vous épargne la statistique. Le
fait demeure qu’avec une production moyenne de vingt
mille cellules à chaque seconde, vous produisez assez de peau
morte pour nourrir plus d’un régiment (car qui dort est
dîné). C’est presque un appel d’air pour les squatters qui n’en
demandent pas tant, et n’ont que peu de scrupules à faire
413
leur lit du vôtre. Autant de colocataires qui vous restent sur
les draps. Prenez les choses du bon côté. Sachez ainsi, si vous
désespérez de l’âme sœur, que vous ne dormirez jamais
seul…
Pas de quoi.
Mort à crédit
Plus on vit, plus on meurt.
Souhaitons de mourir longtemps.
Engagez-vous, rengagez-vous !
La guerre, ça fait des morts, première nouvelle. Ça fait
surtout de la casse psychologique. Vingt-deux soldats
revenus des « busheries » du Moyen-Orient – du pilonnage
du Golf ou de l’hécatombe afghane – se donnent
volontairement la mort chaque jour en Amérique. Un
sombre état des lieux que publiait, il y a de cela un an,
l’office des statistiques affecté au département des anciens
combattants. Rapport qui nous apprend que l'état-major
avait toujours pris soin de garder sous scellés : que sur les
deux millions d'Américains qui ont pris part à l’aventure
depuis 2001, pas moins de un sur cinq, soit 20 % des G.I. en
faction sur le terrain des opérations, présentent à leur retour
des cas de syndromes post-traumatiques. 25 % des sans-abri
aux États-Unis sont d'anciens militaires. 25 % des sans-abri
sont des briscards inadaptés, souffrant de troubles
414
psychiatriques sévères ou de sociopathies. Le stage est cher
payé. « Engagez-vous, rengagez-vous dans la légion, qu’ils
vous disaient ! Vous verrez du pays ! » Du pays, certes ; de la
pension, moins. Pour ne rien dire de la considération. C’est
pas noël tous les midis.
Pourquoi ? Pourquoi si peu d’estime ? Comment les
héros reaganiens d'hier sont-ils devenus les parias
d'aujourd'hui ? Comment le pays le plus paranoïaque, le plus
impérialiste, le plus patriotique, le plus propagandiste et le
plus belliqueux au monde en arrive-t-il à faire de la pulpe
d’hommes de ses vétérans auquel il doit – tout de même –
une grande partie de son hégémonie. Ne feignez pas de vous
demander ce que vous savez déjà…
La guerre, c’est autre chose qu’épandre du phosphore
blanc sur les sentiers de l’avenir et se toucher la nouille entre
hommes. C’est aussi cela. Mais quoi après Top Gun ?
Comment se retirent les volleyeurs huilés ? Comment
finissent les troufions effectifs ? En bouffe pour chien, pour
huit mille des revenants, une balle entre deux yeux. Ça crée
des SDF. Des intouchables. Des suicidés. On ne vous l’avait
pas dit ? C’était un peu l’idée. L’aurait-on dit, l’auriez-vous
faite ? Toujours lire l’astérisque au bas des tracts
publicitaires. Le contrechamp des spots. L’image n’est jamais
contractuelle : c’est une suggestion de présentation, comme
sur les emballages de barquettes micro-ondables et les profils
Facebook. Le discours militariste pénètre ainsi les âmes
comme dans du beurre de cacahouète. On vous la joue
castagne, cantine et drone d’assaut. De la testostérone et des
415
jeux-vidéo. On ne s’aperçoit qu’ensuite, de retour au bercail,
qu’on s’est fait en-rôuler. Que le service après-vente laisse
fort à désirer. On se rend compte avec Primo Lévi que le
difficile n’est pas de survivre, mais de survivre avec l’idée
que l’on a survécu quand d’autres sont tombés.
Cilice du rescapé
Survivre est une violence. Peut-être est-ce là la triste et
authentique mélancolie du vétéran, coupable moins d’avoir
tué que d’avoir vu mourir et de n’être pas mort.
La France est-elle raciste ?
60 % de nos compatriotes français interrogés par BVA
estiment que le racisme est en augmentation depuis les vingt
dernières années. On ne relève pas assez que de tels chiffres
peuvent être interprétés de deux façons radicalement
contradictoires. Soit au premier degré, à la manière
journalistique, pour en déduire que le racisme a augmenté ;
soit de manière critique, en postulant que ce qui a progressé
depuis les vingt dernières années n’est pas tant le racisme
que la sensibilité desdits Français au phénomène raciste. Ce
que nous prenons pour un regain pourrait bien être un chant
du cygne.
416
Simiesque toi-même
Y a-t-il un sens, pour un endoctriné du Dies Iræ (D.I.), à
tendre à Taubira des peaux de banane en brandissant des
portraits de singe tout en rejetant, Bible à la main, la théorie
de l’évolution ?
Lost, pétard mouillé
Aussi frustrant que la canette au distributeur qui refuse
de tomber, le cas d’espèce d’une série addictive qui avait tout
pour réussir… et surpasser magistralement les pronostics en
faisant mieux encore : ne pas y arriver. C’était pourtant mal
engagé. Trop bien pour finir à vau-l’eau : un scénario
complexe avec des trames multiples, chaque personnage
constituant une porte d’entrée, une optique narrative ; des
mystères qui s’échappent, buissonent dans tous les sens ; une
inflation d’énigmes qui se renforcent les unes les autres ;
d’un épisode à l’autre, une tension qui s’élève, sans bruit,
comme un soufflé. Et la promesse insatisfaite de la révélation
à chaque fois différée. Intelligent, prenant, on en avait pour
son argent.
On se laisse pas à pas prendre à la nasse, insidieusement
et… pschiiit. Des clous. Rien à la clé. Rien qu’une boîte vide
contenant une autre boîte et ainsi de suite, sans double fond,
ad nauseam. Rien de plus qu’une gigantesque bulle
spéculative, qui s’enfle et qui collapse. Le spectateur en sort
comme il y est entré. À la certitude près que les plus perdus
417
dans Lost n’officiaient pas « devant » la caméra – mais bien
dans la coulisse. Lost : Les Disparus, pourrait être relu
comme une gigantesque allégorie de la détresse de
scénaristes qui, faute d’être géniaux, n’avaient simplement
pas la moindre idée d’où ils se dirigeaient. Cela étant, n’avoir
aucune destination peut être aussi et paradoxalement le
meilleur moyen de ne pas perdre…
Aspects du mythe
Tel une éphéméride écrite sur un coin de table, pareil au
« test de personnalité » sorti des rotatives d’un centre de
scientologie, pareil au « test de Rorschach », à l’horoscope
fumeux du canard matinal jouant habilement de l’« effet
barnum » afin que tous y trouvent leur compte (dont
l’astrologue, premier servi), le mythe est un millefeuille de
sens que chaque époque réinterprète au prisme de ses
préoccupations. Le mythe cultive un flou apte à la
projection, laissant sciemment accroire que ce que nous y
mettons nous était adressé. – Ce qui n’est vrai qu’autant que
nous nous l’adressons. De la même manière que le
psychanalyste projette ses obsessions sur l’analyse qu’il
plaque sur son analysant (patient), nous lisons dans le mythe
l’histoire que nous lui consentons. Un même discours –
éphéméride, ou test de personnalité, ou test de Rorschach,
ou horoscope, ou mythe – ne sera donc pas reçu de la même
manière selon qui l’interprète, quand, où et dans quel
contexte. Protéiforme, il se construit une cohérence jamais
achevée, variant du tout au tout au gré des circonstances.
418
Son sens est un non-sens. Son sens est une ligne de fuite.
Le mythe est ainsi fait que chacun peut y refaire le
monde – à son image. Il puise en nous sa matière
symbolique. Nos craintes et nos aspirations fondent son
imaginaire. Elles le cultivent, le taillent et le laissent croître
et nous laissent croire qu’il a cru seul. De l’inconscient
comme machine désirante, le mythe tire les figures, la
symbolique, les personnages du « théâtre intérieur » qui
voient se disputer nos intérêts contradictoires – acteurs qui
nous ressemblent autant que nous les assemblons. Et les
articulons, de part et d’autre d’une « trame nommée désir ».
Il répercute, au creux de l’interprétation que nous nous en
faisons, la part de bruit, synthèse polyphonique,
schizophrénique, de nos aspirations. Il est l’argile informe
qui voit en sa substance se métaboliser ce que nous nous
refusons à voir comme étant notre fait. Nos craintes et nos
désirs les plus profondément enfouis, c’est en autrui que
nous les formulons. Autrui, objet de nos fantasmes, produit
des mythes qui n’ont de consistance que celle que nous leur
attribuons. Il n’est jamais de commentateur, ou d’exégète, ou
d’interprète, ou d’analyste qui ne parle de lui en feignant les
élucider.
Lectures du meurtre de Caïn
Reininger tenait que « notre image du monde est
toujours aussi un tableau de valeurs ». Aussi n’y a-t-il rien
d’étonnant à ce qu’une réalité liquide traversée par des flux –
419
flux de capitaux, d’individus, de marchandises,
d’informations –, flux de désirs en perpétuelle circulation,
flux suspendus dans un espace virtuel où s’abolit le temps ; à
ce qu’une telle réalité, via ses prophètes artistes et ses relais
académiques, dé-lise dans les anciennes mythologies les
spectres qui la hantent. Il y a bien sûr, à l’heure de la
domination bancaire, le mythe de l’enlèvement d’Europe.
Sous le joug de la dette, celui de la rédemption (littéralement
« rachat ») imposant aux nations de s’acquitter par la
souffrance (rigueur, austérité) de l’inconséquence fautive des
patriarches. Le mythe de Prométhée, d’Icare et de Dédale, de
Frankenstein – sa créature, Golem de foudre – revisité au
prisme de Fukushima Daïchi à l’image du kaiju Godzilla tiré
de son sommeil par la bombe atomique. Le mythe de
Dracula, gérant le garde-manger comme la finance
ponctionne les peuples, assez et suffisamment peu pour s’en
repaître sans les anéantir. Plus riche encore nous apparaît, en
termes de signification, celui du meurtre de Caïn.
Caïn, Abel, le sacrifice, l’iniquité, l’envie, le fratricide, la
coulpe, la fuite, la marque des maudits. On croyait tout
savoir, avoir tout dit, tout dépiauté de cette antique
choucroute, rien oublié du crime inaugural : ses causes, ses
conséquences, ses origines. Avoir fait plus d’une fois le tour
des interprétations, de toutes les interprétations possibles
aussi bien littérales qu’allégoriques, tropologiques, ou bien
anagogiques, conformément à la doctrine des « quatre sens
de l'Écriture » théorisée au IIIe siècle par Origène, Père de
l'Église. À tort. Quand y’en n’a plus, y’en a encore, la corne
est d’abondance. Il n’y faut que le temps. Après une accalmie
420
qui constitue généralement l’indice de la fin d’une
controverse, les herméneutes ont pris de court les pronostics
en délaissant Homère pour épousseter la Bible. Ils ont repris
le mythe lavé de sa naphtaline et relancé le débat, ardent
comme un piment de 16 unités sur l’échelle de Scoville.
Trois lectures inédites, témoins de leur époque, ont ravivé la
flamme. Trois différents sous-textes rencontrent leur public
et commencent aujourd’hui seulement à faire leur petit bout
de chemin.
Triomphe du sédentaire
(a) L’une fait écho à la Grande Peur du déclassement qui
traverse actuellement les classes moyennes des im-puissances
d’Europe occidentale, dont les frontières se sont vues
ventilées « façon puzzle » par les divers traités qui lui furent
imposés au nom de la sotériologie de la concurrence sur la
terre comme au ciel. Elle traduit le ressentiment de couches
sociales précarisées, en proie à un dumping social et
commercial de plus en plus déprédateur, de moins en moins
humain, la convulsion épidermique de producteurs locaux
concurrencés par les importations à marche forcée de
matières premières et de produits manufacturés, assistant
impuissants à la faillite de l’industrie, à la mort lente de
l’agriculture et au démantèlement de l’État-providence du
fait principalement des choix économiques politiciens
(l’Europe, l’euro, la dette), mais éprouvé par ces mêmes
nationaux comme étant l’exclusivité coupable d’une
population criminogène d’ilotes mobiles et corvéables
421
d’origine immigrée, rémunérée aux normes salariales de leur
pays d’origine (directive Bolkestein), elle-même drainée et
régularisée de façon massive et concertée de sorte à satisfaire
aux intérêts étonnamment conjoints du NPA (trotskysme
internationaliste) et du Medef (blairisme mondialiste). On
dit que les extrêmes se touchent. Cela confine au porno.
C’est à cette aune, dans cette ambiance acrimonieuse
taxée de « xénophobe » par nos élites les « citoyens du monde
» qu’émerge du meurtre de Caïn une signification ad hoc,
projetant dans la fiction biblique ce que la « France moisie »
(Sollers) aspire être sa délivrance. Le tragique épisode
devient de proche en proche la dramatisation d’un conflit
plus ancien, conflit réel ayant brouillé les premiers peuples
sédentarisés grâce à l’agriculture et à l’élevage, lors du
néolithique, avec les peuples de chasseurs-cueilleurs. Soit
l’empreinte relictuelle et théâtralisée d’une confrontation
entre deux formes de cultures, aboutissant de fait à une
valorisation tacite de la sédentarité au détriment du
nomadisme. Caïn, agriculteur – Caïn enraciné, homme de la
terre « qui ne ment pas », ayant « fait souche » – zigouille son
frère Abel, pasteur itinérant. Comme de raison. Comme par
hasard. La revanche du village sur le pillage des roms et la
septicémie du plombier polonais. La vengeance
franchouillarde du tortoreur de frites sur le routier bulgare
qui peut retourner à ses yaourts. La Bible, otage de ses
lecteurs, fait dire à ses protagonistes que la France d’en bas
n’a nullement l’intention de prendre en charge toute la
misère du monde : « suis-je donc le gardien de mon frère ? »
422
Défaite d’une civilisation
(b) Autre interprétation, complémentaire de la
précédente, celle – civilisationnelle – de la « substitution de
population » (cf. Le camp des saints, de Jean Raspail). Lecture
qui met en scène et répercute, grimée sous une panure
éthologique de bon aloi, la crise identitaire et religieuse qui
fragilise un Occident chrétien aux prises avec un monde
arabe en expansion démographique. Crise boursouflée sous
l’étiquette de « choc des civilisations » par les conservateurs
américains pour justifier la « contre-attaque contre le
terrorisme » (néocolonialisme, accaparement des ressources)
et la croisade de la démocratie (libéralisation, ouverture des
marchés) conduite avec maestria dans le Moyen-Orient
(merci pour le cadeau). Vision essentialiste, identitaire, pour
ne pas dire suprématiste, qui fait le lit d’une interprétation
considérant ainsi l’opposition de Caïn et d’Abel – sur le
modèle URSS contre USA – comme la transposition d’un
authentique conflit ayant, en des temps archaïques, mis en
bisbille non plus nomades et sédentaires (néolithique), mais
deux espèces d’hominidés aux cultures irréconciliables,
Néandertal et Cro-magnon (paléolithique)85, respectivement
représentés par Abel et Caïn. Aussi sérieux que ses tenants
peuvent l’être, les mythologues expliquent alors ex professo
que le meurtre de Caïn aurait pour origine lointaine le
remplacement d’un premier type d’hominidés par un second,
85
On ne parle d’ailleurs plus guère de l’« homme de Cromagnon », mais désormais d’« homme anatomiquement
moderne ». Les ravages du politiquement correct…
423
venu lui chanter pouilles.
Traduire
:
Néandertal
(l’Europe
chrétienne
contemporaine) est envahi par Cro-Magnon (la nébuleuse
arabe, contemporaine aussi – mais moins puisqu’arriérée).
Au terme d’une période indéterminée de cohabitation locale
qui voit croître exponentiellement le nombre des CroMagnon, s’amorce, il y a de cela 29 000 ans, l’extinction
progressive des néandertaliens. On tient parfois que les CroMagnon
auraient
exterminé
les
néandertaliens,
quoiqu’aucune volonté génocidaire de cette nature n’ait pu
être attestée par l’archéologie – le remplacement pourrait
avoir été la simple conséquence d’une submersion
démographique et d’une raréfaction des ressources. C’est
d’autant plus dommage que les néandertaliens disposaient
d’un cerveau nettement plus volumineux que celui des CroMagnon, nos ancêtres directs. Une différence de l’ordre de
0,5 % du génotype qui ne semble pas avoir beaucoup servi à
nos simiesques concurrents. On ne peut pas tout avoir, ni
exceller sur tous les plans. Tel aurait donc été, en tout état de
cause, le scénario que reprendrait la Bible, le camouflant
inconsciemment sous la patine d’une affaire familiale. Un
psychodrame que les caciques du « choc des civilisations »
assimilent d’autant mieux qu’il est de leur chapelle. Croyant
livrer les clés d’un récit millénaire, ils délivrent au grand
jour une parole de prophète. Notons toutefois cette
différence qu’il ne s’agit pas ici d’une lecture « optimiste » au
terme de laquelle le sédentaire défait l’envahisseur, mais
d’une version plus sombre, voyant l’envahisseur achever le
sédentaire. La rétorsion ou la défaite n’en sont pas moins les
424
témoignages d’une seule et même « conquête », vue sous
deux angles différents.
Procès de l’appropriation
(c) Bien différente est l’interprétation que fait du
meurtre de Caïn la tourbe frémissante des digitals natives,
génération biberonnée à l’humanisme libertaire du software
open-source et du partage de fichiers pair à pair. Contreculture ou culture underground qui pense avec Rousseau –
en témoin éclairé de la débandade des enclosures –, avec
Proudhon – en précurseur de l’anarcho-syndicalisme –, que
l’accaparement fonde l’exclusion, ferment de la violence.
Caïn s’appropriant la terre déplaît à Dieu ; Dieu le lui fait
savoir en dédaignant son bien. Abel est tué ; mais il est pur,
et la morale est sauve. Caïn vs Abel, ce sont alors deux
conceptions de la relation que les individus cultivent avec les
êtres et les choses : d’une part celle prédatrice, délimitante et
contractuelle héritée de la Révolution ; de l’autre celle,
partageuse, des utopies de la Silicon Valley – hier liguées
contre Hadopi, demain contre la Banque – : rapport d’usage
et non d’usure au sein d’un espace de partage, lieu d’une
pratique axée sur la circulation de l’information et de la
création. En quoi se reconnaît l’antagonisme entre l’espace
virtuel symbolisé par Internet et l’espace contrôlé, damé et
cadastré de la réalité comptable. D’autres diront – en général,
les possédants –, entre l’éthique de conviction et d’éthique
de responsabilité, le principe de plaisir et de réalité. On ne
leur reprochera pas de sauver les meubles.
425
Toujours est-il que d’une même scène biblique, d’une
même confrontation, se profile une troisième lecture très
éloignée des précédentes, ces deux discours se découvrant
imbibés jusqu’aux os de l’imagerie des « Invasions barbares »
(les Allemands disent plus volontiers « Grandes Migrations »)
– que ces invasions (ou migrations) s’annoncent intraeuropéennes avec des retombées sociales (première lecture)
ou bien extra-européennes avec des conséquences
identitaires (deuxième lecture). Ceux-ci présagent la fin d’un
monde ; celle-là le commencement d’un autre. Mais s’il est
bien un élément commun à ces trois interprétations, une
caractéristique qui fasse leur unité, c’est de mettre en regard
et en opposition, donc « en proposition » des diagnostics de
leur époque, toujours porteurs de leur thérapeutique. Des
projets constitutionnels impliquant des ruptures, des fins de
règne et des refondations, eux-mêmes portés par des récits
d’envergure collective qui mettent à nu l’essence intimement
politique de la mythologie. Le mythe ne fait donc pas que
légitimer des états de fait. Il ne fait pas qu’avaliser une
hiérarchie en la coiffant d’une mitre et d’un bâton de
pèlerin. Le mythe, quoiqu’à la marge, peut également porter
les germes de la subversion. Le mythe, aurait écrit Pascal,
pour disposer à la révolution.
Retrouver ses œufs de Pâques
« La perception est intention », devisent les
phénoménologues. Rien de plus vrai, et notre recension en
426
portera quittance. Nous avons effleuré trois gloses
contemporaines du meurtre de Caïn qui donnent à voir que
l’essentiel dans l’interprétation des mythes est moins le
mythe lui-même (ce que le mythe nous dit) que son
interprétation (ce qui est dit de lui). Trois projections qui
vérifient que le mythe n’a rien d’interprétable que son
interprétation, qu’il n’est de mythe sans interprétation, et
d’intérêt pour le penseur que l’interprétation que le penseur
peut faire de cette interprétation (et de son interprétation de
l’interprétation, s’il aime à faire du zèle). Le philosophe est
bien en cela celui qui, confronté au spectacle du mythe, se
tourne vers les spectateurs. Celui qui porte son regard autant
sur le récit que sur le regard porté sur le récit, et s’autorise à
voir au-delà du récit le récitant se récitant dans son récit
comme un chacun se peint un peu dépeignant les gens qu’il
aime. Celui qui, dans sa volte-face, comprend que les
préoccupations, tensions, aspirations que l’on découvre au
mythe sont d’abord celles qu’on y projette. Le chien déterre
son os.
Léonarda vindicte
Une pisseuse de quinze ans immigrée clandestine
réexpédiée au Kosovo avec famille et mille euros après cinq
ans de parasitisme, d’allocations, d’absentéisme scolaire, de
procédures et de recours rejetés, c’est une allocution directe
et liquoreuse de notre spongieux président. Même jour,
révélation par le journal Le Monde de l’interception de
soixante-dix millions de conversations de citoyens français
427
au cours du dernier mois par les mouches moissonneuses de
la NSA : pas un mouvement d’oreille. On en connaît qui,
pour moins que ça, auraient sorti le flingue à patate
(Hasbro™). Ou tout au moins, fait mine d’en prendre
ombrage. Un geste symbolique pour ne pas perdre la face
diplomatique. Pas le bourricot. Pas « fraise des bois », muré
dans son silence, qui préfère ménager le dromos pour les «
grandes ouïes » de Sidi (peut-être en profite-t-il un peu
aussi). Hollande, c’est sûr, ne congestionne pas de courage.
Vrai qu’on ne puise pas dans un puits vide…
Méfaits de l’armistice
Nous expérimentons tous les effets – pervers et
bénéfiques – que peuvent avoir sur les mentalités un demisiècle de paix civile. Cela fera bientôt trois générations que
nous n’avons pas connu la guerre sur notre territoire. Pas de
guerre, donc pas de service, pas de discipline, pas de
conscription, pas de brassage social et culturel, pas de
solidarité entre générations, régions et professions ; des liens
plus lâches entre sujets atomisés ne se reconnaissant aucun
ennemi (donc aucun intérêt) commun et rabattant toute leur
identité sur leur appartenance ethnique. Donc Liberté,
Egalité, Ventouse ? C’est bien le risque. C’est un tribut ; mais
un tribut somme toute relativement léger pour ce dont il
acquitte. Consolons-nous en nous rappelant que nous ne
sommes jamais aussi altruistes qu’autant que nous sommes
428
menacés86. Plutôt les mesquineries, les crocs-en-jambe et la
compétition que la franche (ou bosche) camaraderie sous les
bombardements de Dresde.
86
Que la menace motive l’altruisme ; qu’elle pousse les plus
obtusément avares, les moins dotés à se serrer les coudes,
c’est bien ce que nous enseignent les statistiques records des
dons alloués par nos compatriotes aux fondations et aux
associations caritatives, en nette augmentation depuis le
début de la crise. À rebours du discours que les
prévisionnistes en titre dépositaires de la Pistis Sophia
aiment à tenir sur les plateaux télés, la France profonde,
quelque modestes soit ses revenus, donne davantage de sa
personne et de son mil en période de précarité. Non que les
donataires soient plus sensibles à leur prochain, au sort qui
leur est fait – à leur prochain. Ils sont sensibles au leur, c’està-dire plus inquiets, plus concernés ; plus que jamais
semblables à ces pauvres hères exhérédés qu’ils ne tarderont
pas, au train où vont les choses, à rallier près des feux de
bidon. Avec une explosion de plus de cent mille bénéficiaires
supplémentaires des services des restos du cœur au cours de
la dernière année (soit un total d’un million d’usagers pour
novembre 2013), ils ont compris et bien tiré les
conséquences du fait qu’ils étaient susceptibles aussi d’y
recourir bien assez tôt. Si l’accident ne peut être évité, qu’au
moins l’ambulance roule : « Aide le ciel – et tu t'aideras toimême ».
429
L’évhémérisme victimaire
Une autre conséquence insoupçonnée de cette embellie,
de cette parenthèse de notre longue histoire pavée de
massacres et de dominations, porte indirectement sur les
imaginaires. Dont plus précisément, pour donner un
exemple, celui de l’héroïsme. Qu’est-ce qu’un héros pour qui
n’a pas connu la guerre ? Qu’est-ce qu’un héros pour qui fut
élevé dans l’ignorance de la propagande du roman national,
loin des discours patriotiques et de la crainte obsidionale
constante de l’agression ? Non plus le conquérant. Non plus
le protecteur. Splendeur, puissance, noblesse, virilité,
courage ; autant de valeurs qui ont cessé de l’être, et ne
trouvent plus leur place au panthéon du XXIe siècle.
Le héros d’aujourd’hui est devenu la victime. Le juif, le
noir, le rom, le non-violent, le leucémique, le tétraplégique,
le rescapé, l’otage, l’accidenté, le déporté, le boat-people, le
réfugié. C’est l’agressé. C’est l’oppressé, figure martyre par
excellence. Figure qui ne suscite plus l’admiration, mais la
pitié. Non plus la dignité ou le respect, mais la
condescendance. La compassion au-delà de la passion. Pour
être ainsi porté aux nues, il fallait autrefois accomplir un
exploit ; il suffit aujourd’hui de subir un préjudice. Toute
forme de souffrance fonctionne comme pis-aller pour le «
quart d’heure de gloire ». Pas un malheur, réel ou
phantasmé, pas une racine qui ne serve de manteau de
radiance.
430
Que ce virage de cuti marqué dans l’après-guerre nous
ait rendu moins belliqueux, plus diplomates, c’est là chose
indéniable. Mettons aussi que les deux grandes guerres ont
pesé lourd dans la balance. Sans oublier l’arme atomique
(merci De Gaulle), qui n’est pas roupie de sansonnet. La
Realpolitik réfrène enfin le zèle sanguinaire des droits-del’hommiste. Il n’est pas dit toutefois qu’avec tout le recul
dont nous ne disposons pas, nous ayons véritablement gagné
au change. Qu’a-t-on fait d’autre que de substituer à une
compétition martiale, chauvine et encadrée, une lutte
communautaire de mémoires cannibales ? Une concurrence
à ciel ouvert laquelle – témoin le feuilleton Fofana – n’est pas
moins meurtrière ?
L’anomalie vecteur de crise
Nous héritons de T.S. Kuhn l’idée que toute révolution
dans l’ordre du savoir, que tout « changement de paradigme »
– pour emprunter ses termes – ressortissant à ce que
Bachelard qualifiait de « rupture épistémologique », s’opère
inexorablement par la brisure des systèmes clos n’intégrant
pas la possibilité de leur propre dépassement. Plus
simplement, tout progrès important de la connaissance
implique la destruction complète de la précédente
épistémologie. Cette destruction a lieu lorsque le cadre
limitant d’une théorie, lequel fonde à la fois sa cohérence et
sa clôture, se reconnaît en incapacité de digérer son lot de
singularités. Apparaissent des anomalies que les scientifiques
relèguent à la périphérie jusqu’à ce que ces dernières,
431
devenue trop importantes, affaissent les murs porteurs du
paradigme en place. L’anomalie ruisselle et, goutte-à-goutte,
devient torrent puis déborde son lit, fait exploser l’écluse.
Tout saute avec : axiomes, postulats, définitions, notions,
hypothèses, méthodes, protocoles expérimentaux, approches,
mesures.
Qui paie résiste
Grillé. Tout saute comme dans un wok. Dont, en
première instance, l’autorité des sages ayant fait leur carrière
sur leur contribution au paradigme en passe d’être aboli. Des
sages qui se retrouvent, légitimés par ce passif, maîtres des
financements, investis du pouvoir de décider qui sera
budgété et qui ne le sera pas. Aucun besoin d’avoir fait l’« X »
pour entrevoir qu’ils feront tout pour ne pas tomber du
piédestal. En pourvoyant exclusivement aux entreprises les
moins dangereuses : celles-là qui ne risquent pas de les
remettre en cause. Ou pas avant longtemps. Quand bien
même tout dans les observations pointerait l’obsolescence du
paradigme actuel, il resterait alors vivace, même perfusé, par
le seul fait de ne pas avoir d’alternative. On ne détruit que ce
que l’on remplace. On ne détruit pas ce qui n’a pas de relève.
Or la relève ne peut s’élaborer qu’en marge du
paradigme actuel, cela au prix (économique) d’une réflexion
hétérodoxe qui s’enrichit de nouvelles hypothèses. Le moins
que l’on puisse dire est que cette marge se connaît peu de
mécènes. La gente des comités qui tient à son bout de gras
432
sclérose scrupuleusement tous les projets de recherche visant
à prendre la tangente. Elle seule suffit à verrouiller la
science. Les idées neuves sont là, mais sans soutien, stériles ;
elles peuvent toujours, en attendant, pleurer les sycomores.
Raison pourquoi il faut souvent attendre qu’une génération
parte pour qu’enfin l’autre accède. Puis que celle-ci, sans
conflit d’intérêts, débloque les fonds pour amorcer la
transition. Il faut que vieillesse trépasse pour que jeunesse
remplace. Prière de ne pas trop vivre.
Le constat du processus n’est certes pas politiquement
correct, mais candidate plus justement que tout au titre de
ressort caché de la « rupture épistémologique ». Rares sont
les grosses légumes à s’avouer cuites au seuil du Panthéon.
On ne fait pas ratatouille aux portes de la gloire.
Extension du domaine de la lutte
Est-il besoin de préciser que ce qui vaut des sciences
s’applique tout aussi bien aux dogmes économiques,
philosophiques et politiques ? Ce qui nous incite en clair à ne
pas compter sur ce qui nous ont foutu dedans pour nous en
extirper. On ne résout pas le problème avec les
raisonnements moisis de ceux qui l’ont construit. Sous
réserve d’inventaire, ce ne sont pas les fabricants de
diligence qui ont construit le chemin de fer.
433
On ira tous au paradigme
Banquet sur les cadavres. Les dinosaures sont morts. Les
temps sont mûrs. Venu le temps des crises, du grand
chambardement. Les conditions sont alors réunies pour
basculer sous un nouveau régime, brouiller les cartes et les
redistribuer – différemment. Faire retentir une musique
inédite. Changer de perspective, et donc changer les « faits »,
puisque les « faits » n’existent pas abstraction faite de la
manière dont ils sont dits, c’est-à-dire définis, appréhendés,
construits. Changer de perspective et donc, par transitivité,
changer le monde, puisque le monde n’existe pas à
l’exclusion des « faits » dont il est fait. La science se meurt
aux anciennes friches intellectuelles pour naître à d’autres
préoccupations.
Certains
problèmes
perdent
leur
signification quand d’autres acquièrent une épaisseur qu’ils
n’avaient pas, et qu’on n’attendait pas. C’est le sens radical de
la révolution.
Révolution qui n’abroge pas le révolu, bien qu’elle le
dénature. Le savoir précédent n’est pas froidement dissous
mais, réinterprété dans un nouveau registre, vient s’emboîter
au creux d’une théorie plus vaste dont il devient l’un des
segments. Une rognure de génome codant pour un détail,
mais le codant tout de même. La physique de Newton peut
donc rester opératoire et fonctionnelle aussi longtemps qu’on
la considérera comme une application locale particulière de
la physique dynamique. Les nouvelles théories, d’instruction
dialectique, conservent les précédentes tout en les dépassant
: elles les « provincialisent ». L’anomalie récalcitrante devient
434
concurremment un simple cas d’espèce d’une totalité
d’ensemble. La théorie nouvelle étend ainsi le spectre de
l’ancien. C’est ce qui justifie, et cela seul, la transition d’un
paradigme à l’autre.
L’ignorance éclairée
Ici s’arrête le parallèle entre les instances politiques,
philosophiques et scientifiques de la révolution. Nous
gagnons toujours plus en sciences que ce que nous perdons.
D’une part, car nous savons ce que nous perdons et mesurons
le manque-à-gagner. Ensuite, car nous gagnons toujours à
perdre. Que gagnons-nous à perdre ? Une connaissance ; et
du seul type dont nous ne puissions douter : connaissance
négative de ce comment cela ne se passe pas. La science ne
nous apprend rien d’autre : rien d’autre que ce comment cela
ne se passe pas. Savoir du non-savoir, mais savoir établi, et
réfutable dès lors que réfuté, donc scientifique, ralliant la
somme du savoir en sursis que constituent nos théories.
Savoir qui s’interpole tel un chapitre au sein du grand
feuilleton des sciences, qui n’est jamais que le feuilleton des
erreurs de la science – ce que les scientifiques, au mieux,
feignent ne pas savoir, et que les philosophes se chargent
aussi souvent que nécessaire de leur remémorer.
Nous ne savons vraiment que ce que nous savons n’être
pas, et ce que nous savons ne pas savoir encore. Une blessure
narcissique qui fait la signature des théories, par distinction
d’avec les dogmes et les postures et impostures
435
philosophiques. Les théories sont transitoires, sont
provisoires, sont révisables. Elles ne sont jamais vraies, elles
sont corroborées. Elles n’expliquent rien, elles représentent.
Ce sont, confessait Poincaré, des systèmes d’inférence «
commodes » avant toute chose, opératoires pour ceux à quoi
on les destine : forger des prédictions. Des appareils de
détermination qui se succèdent les uns les autres dans un
élan asymptotique, adaptatif et dynamique, progressant en
compréhension autant qu’en extension dans l’ultime but de
vaincre le hasard. Convaincre le hasard de raccrocher les
gants. Visions du monde, elles fournissent des images
virtuelles – ou modélisations – d’une réalité qu’elles ne font
qu’effleurer. À supposer bien sûr que cette réalité existe, elle
également, hors des systèmes qui cherchent à la représenter.
Au fond du melting-pot
Les communautariens critiques de la laïcité « liberticide
» à la française montent en épingle le « modèle américain ».
En oubliant, sans doute par distraction, qu’il est bâti sur un
immense cimetière : celui du plus grand génocide de
l’histoire de l’humanité. Si bien achevé, le massacre, que les
pilgrim fathers furent contraints d’importer des Noirs pour
construire leurs églises en lieu et place des autochtones
amérindiens, moins collaboratifs, qui préférèrent la mort à
l’esclavage. Rien de nouveau, dit Qohelet. On aperçoit plus
aisément la paille dans l’œil de son voisin que la poutre qui
est dans le sien…
436
Non médite donc !
« Chacun doit pouvoir, on l'espère, se penser soi-même.
Il doit, on l'espère, se convaincre intimement, que lorsqu'on
l'invite à se penser, on l'invite à faire quelque chose qui
dépend de sa spontanéité, à un acte intérieur, et que s'il fait
ce qui lui est demandé, il s'affecte par sa propre activité et
ainsi agit » (J.G. Fichte, trad. A. Philonenko, Première
introduction à la Doctrine de la science, 1797). Invitation
typique de la philosophie moderne à se penser soi-même
pensant plutôt que le monde et Dieu. La scolastique est
ajournée pour investir l’individu au fondement d’une
connaissance qu’il élabore, co-élabore. Et voilà bien
pourquoi l’individu doit être avant toute chose, « capable de
se penser ». Sans quoi il ne pourrait penser ce qu’il pense
n’être pas lui – l’ob-jet proprement dit –, dès lors que ce qui
n’est pas lui ne se saisit comme être indépendant de soi que
par rapport (et donc opposition) à soi. L’identité instruit la
différence. L’identité, par conséquent, anticipe logiquement
et ontologiquement la différence. Et d’en conclure que
l’appréhension de soi par soi est non seulement possible,
mais encore nécessaire.
Penser le soi irait de soi. C’est donc une évidence pour
Fichte, pour Kant, Hegel, Descartes et tous les
métaphysiciens de la subjectivité. L’introspection serait
même, à les en croire, l’acte premier de toute pensée se
déployant depuis la détermination la plus intime de la
subjectivité jusqu’à l’universel. Tout doit pouvoir être
déterminé, sinon déduit de cet « acte intérieur ». À se
437
demander pourquoi les Grecs ne l’ont pas compris plus tôt.
Et les Latins ? Que ne s’y sont-ils attelés en fait de gâcher
leur énergie, collés à leur lutrin, à spéculer sur le poids des
corps à la résurrection ou sur le nombre d’anges pouvant
tenir sur la pointe d’une aiguille ? Il se pourrait, pour risquer
une réponse à cette sulfureuse question, qu’ils aient été plus
pragmatiques que ceux qui nous la posent, et ainsi
réellement tentés de se penser eux-mêmes. Peut-être, alors,
auront-ils aperçu que l’ « acte de se penser » n’a pas plus de
fondement expérientiel que l’identité, le temps, mon cul sur
la commode et les universaux.
Les philosophes modernes auraient été plus inspirés,
auparavant que de nous « inviter » à nous penser nousmêmes comme s’il n’était question que de peler des patates
ou de claquer des doigts, de songer d’abord à nous fournir le
mode d’emploi. Avec un SAV de commentateurs dignes de
ce nom qui ne se satisfassent pas de compliquer le complexe
en continuant de bâtir des châteaux de sable sur des bulles de
savon.
Le dément de midi
Comment sont faites les maladies de l’âme ? À peu de
choses près, comme leurs consœurs physiologiques. Par
construction sur une base statistique d’une mesure idéale,
dont la déviance jugée trop prononcée caractérise l’état de
morbidité. L’altération, en matière de pathologie mentale,
diffère toutefois de la précédente en ce qu’elle n’est plus
438
seulement une transgression de la moyenne physiologique,
mais avant tout de l’osmose politique jamais acquise – de
l’affectio societatis. Les « modernistes » du siècle de raison ne
s’y étaient pas trompés, qui reléguaient les fous avec les
renégats. L’« aliénation », la « déraison » et tout ce qui justifie
encore à l’heure actuelle la contrainte asilaire87 témoigne
d’une atteinte, non pas au corps (sauf à parler de celui du
patient – lat. patiens, « celui qui souffre ») mais au corps
politique.
La partition fondamentale d’avec la maladie physique
tient à ce que la « normalité » (ou la moyenne) en matière de
psychologie se mue très vite en « normativité ». Celle-ci n’a
pas d’autre mesure que la morale véhiculée par une culture
en un lieu spécifique, en un temps spécifique. La maladie
mentale n’a pas, comme sa jumelle de chair, de souche
microbienne ou bactériologique identifiée (ce qui ne signifie
pas qu’elles n’en ont pas). Elle est produite par un regard :
87
Dopée outre-atlantique par la manne pécuniaire des
assurances santé, engagées par contrat à financer les soins
jusqu’au plafond de réserve. Les cliniques majoritairement
privées ne se gênent pas pour tirer sur les clauses jusqu’au
dernier sesterce. Ensuite de quoi, si le bénéficiaire n’est pas
trop abruti par ses années de camisole chimique, elles vous le
relâchent tout sec dans la nature pour siroter d’autres
pigeons. On condamnera peut-être moins énergiquement
certaines des réticences exprimées par les citoyens Yankees à
se voir imposer l’« Obamacare » – dit également le Patient
Protection and Affordable Care Act.
439
celui qu’on pose sur elle. Et à l’appréciation de la psychiatrie
dès lors qu’un « équilibre mental » ne se mesure pas avec un
tensiomètre, un stéthoscope ou une prise de sang. Il est un
arbitraire en psychiatrie qui ne se rencontre pas – ou pas au
même niveau – en soins conventionnels. La parole médicale
en milieu psychiatrique jouit d’un statut sui generis : elle
crée ce qu’elle combat.
L’aune invisible
Illocutoire, elle est aussi perlocutoire88 en cela qu’elle
parque le patient dans une catégorie à laquelle il finit par
être identifié (« le schizophrène de la 8 », « la Rett de la 42 »,
etc.), et par s’identifier lui-même au point d’en adopter tous
les comportements, toute la symptomatologie, tous les
dérèglements que l’aliéniste entend qu’il manifeste. Ce qu’il
finit par faire, si ce n’est de gré ou pour complaire à
l’aliéniste (« d’accord, j’étais malade ; mais je vais mieux »), à
la faveur d’une chimiothérapie sur pièces. Nous ne sommes
pas, en psychiatrie, ce que nous faisons ; nous sommes ce que
l’on fait de nous. Ce que l’on décide que nous serons. La
88
Au vu de la démarcation que trace Austin entre le contenu
intentionnel latent d’un énoncé et son effet produit sur
l’interlocuteur. Ex : « restons amis » : fonction locutoire =
exprimer son désir de préserver un lien de franche
camaraderie ; fonction illocutoire = signifier son refus
d’explorer plus avant cette chaste relation ; fonction
perlocutoire = enjoindre son « ami » à cesser ses avances.
440
performance de la parole psychiatrique est en cela le premier
lieu de sa performativité. Comme l’effet Pygmalion produit
des génies en puissance, l’effet de diagnostic produit ainsi des
aliénés à l’aune d’un étiquetage typologique qui déteint
toujours plus sur la normalité. Un éventail de « troubles » qui
resserre son emprise en grignotant toujours plus de terrain
sur des pratiques de vie qui ne se souciaient pas encore,
auparavant, d’être de maupiteuses « souffrances psychiques ».
À rebours de l’infirme ou du tuberculeux dont la santé se
traduit en constantes, raffermissements ou détériorations de
ses fonctions biologiques vitales, la parole du « dément »
n’est pas audible ni son avis valable, puisque derechef
contaminé par sa « démence ». Le « déni » fait partie de sa
maladie. Elle « prouve » sa maladie. Et s’il ne dénie pas, le
séditieux fêlé, c’est bien encore la preuve qu’il est malade :
aucun homme sain d’esprit n’accepterait de gaieté de cœur
de s’infliger le traitement des fous. La parole psychiatrique,
et c’est bien là ce qui fonde sa seconde caractéristique, est
donc immunisée contre le désaveu de l’épreuve
expérimentale. Nous voyons insensiblement se manifester
tous les traits qualifiants d’une discipline non réfutable, de
celles que Karl Popper rangeait sous le concept de «
pseudosciences ». Performative, irréfutable, la psychiatrie
clinique peut alors prendre toutes ses libertés pour ergoter
sur de nouveaux syndromes sans risque d’être déboutée. Et
les chercheurs, en la matière, ne manquent ni d’intérêt ni
d’imagination. Soins psychiatriques ? Ce sont des mots qui
hurlent d’être accolés.
441
In principio erat verbum
Privilège rare que de pouvoir, par simple assignation de
vocables à radicaux gréco-latins, créer des affections ad
libitum dont l’existence ne se constate nulle part ailleurs que
dans la tête des aliénistes ; nulle part qu’en un discours
sponsorisé par les laboratoires qui les énoncent et les
dénoncent. Des affections qui, curieusement, n’existaient pas
avant, n’existent pas ailleurs et bientôt n’existeront plus –
éradiquées, lorsque la molécule idoine sera épuisée ou bien
tombée dans le domaine public. Alors naîtra une nouvelle
molécule, allouée d’une nouvelle maladie – on vous dira le
contraire –, et paraîtra en librairie une nouvelle édition du
DSM. Pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de ce
ténébreux ouvrage (les inepties bien implantées de la
psychanalyse en France ayant au moins eu ce mérite de
temporiser les ganacheries d’importation de la psychiatrie
américaine), le DSM, acronyme lénifiant de Diagnostic and
Statistical manual of Mental disorders, se veut la table de
conversion des symptômes en syndromes, puis des
syndromes en ordonnances. Le DSM est au psychiatre ce que
la réforme du numérique est aux éminences grises du
ministère de l’Éducation (– la « révolution grise », ou
comment renflouer les consortiums de la techno-industrie
en prétextant la « modernisation de l’école »). Il est, pour
dire les choses en nudité, le carnet de commande de la
psychopharmacologie.
442
Biopolitique du chiffre
Un catalogue dont l’épaisseur ferait frémir les plus hardis
constitutionnalistes, plus pagineux que le Code du Travail
français. Un document qui, par sa prolixité même, ne laisse
plus guère planer le doute quant à la collaboration des
pourvoyeurs d’agents chimiques et de leurs prescripteurs. À
chaque chercheur d’autorité est jumelé son lobbyiste
monozygote. Les têtes d’affiche ayant paillasse dans les
amphis, accès à la publication et jouissant d’une amibe de
résonance médiatique sont stipendiées grassement avec
primes et bonus. Les autres, les invisibles, soumettent
d’autant plus volontiers leur pouvoir démiurgique au service
des lobbys que ces lobbys concourent au financement de
leurs projets de recherche (désengagement de l’État =
pilotage budgétaire par les industriels ; cf. loi LRU en
France). Un moindre mal pour bien potentiel, se consolent
les intéressés. Qui sait si, parmi tous ces « troubles » conçus
sur un coin de table, il n’en sera pas un, ne serait-ce qu’un,
qui correspond à quelque chose de vrai. Et la communauté
des cliniciens, rassérénés par cette pensée, d’user et d’abuser
encore de la maladie mentale comme d’une variable
d’ajustement au régal des industriels. Une dérive doriotiste
ancrée dans les usages, si l’on en croit l’ampleur des conflits
d’intérêts pointés parmi les rédacteurs privilégiés du DSM
cinquième du nom. Jugeons sur pièces. Pour constater, non
sans dépit, que sur cent soixante-quinze cosignataires du
catalogue, quatre-vingt-quinze ont été convaincus de
collusion avec la grande distribution. Ce qui ne laisse guère
beaucoup d’espoir quant aux quatre-vingts autres.
443
Pratiques de concussion dont la généralisation engendre
une dilatation graduelle du champ d’action des soins
psychologiques. Le DSM, expliquera-t-on, se veut
« athéorique ». Concédons-le. Il l’est. Il l’est assurément,
pour ne répondre d’aucune logique interne. Il n’est pas pour
autant sans intérêt, ses intérêts étant seulement moins ceux
de ces « bénéficiaires » que de ses prestataires et de ses
commanditaires. Qu’on ne s’étonne plus de voir la Bible des
psychiatres se revigorer d’une édition à l’autre de quelques
tours de taille. À l’exclusion des 421 troubles mentaux déjà
répertoriés, 200 nouvelles pathologies psychiques ont été
délayées dans la dernière version. Ceci pour un total
s’élevant à près de 650 troubles – et autant de molécules –,
aggravées par un abaissement tout aussi alarmant des seuils
de diagnostic. Il suffisait déjà depuis le DSM IV de
manifester deux semaines de signes indicateurs de l’état
dépressif pour se voir proposer une gamme de psychotropes,
quand les délais pour la même prescription s’élevaient
auparavant à huit semaines bien arrondies. Un parent mort,
un divorce douloureux, une leucémie surprise ? Deux
semaines de RTT ; au-delà, prévient le DSM, et ce serait
jouer à la roulette russe. Vous en serez quittes pour une
consultation d’urgence. Aussi n’attendez pas : vos pilules,
elles, ne vous attendront pas89. Et si vous n’avez rien à perdre
89
D’aucuns pourraient trouver logique qu’étant le peuple le
plus déprimé au monde, les Français tiennent aussi la
première position au palmarès des peuples aspirateurs de
444
– fors votre sens critique –, chaque jour perdu pour la
clinique est un manque-à-gagner. Nous en sommes là.
Situation qui n’est pas prête de s’améliorer, le gros des
diplômés ès sciences de l’art n’ayant pas d’autre approche de
la souffrance psychique que médica-menteuse. Hippocrate,
Avicenne, est-ce là votre héritage ?
Complexes partout
Voici comment l’on arrive, à force de surenchère, à ce
nombre improbable de 45 millions d’Américains se trouvant
de facto, conformément aux critères énoncés par le DSM-V,
atteints de troubles psychiatriques. Encore pouvons-nous
relativiser cette statistique en rétorquant qu’il est question
d’Américains. Dont acte. D’un battement d’aile, prenons de
la hauteur pour faire l’état des lieux global de la santé
mentale des pays de l’OCDE. Il en ressort que partout où se
voit introduite la grille du DSM, la quantité d’enfants
autistes connaît un regain de facteur vingt. La proportion des
« bipolaires » explose pour atteindre quarante fois sa valeur
nominale. Et ce n’est encore rien dire des « troubles
envahissants du développement » (TED) qui ont fait leur
entrée dans le DSM-IV au début des années quatre-vingtdix. Troubles infantiles qui nous conduisent sans qu’on y
touche à parler de l’« hyperactivité ». Une maladie
contemporaine, argumentent les licteurs, entretenue par la
psychotropes. D’autres pourraient y voir, envisagé sur le long
terme, quelque chose comme une contradiction…
445
culture du zapping permettant de réintroduire sous la
blanche blouse de la médecine ce qui avait été exclu du
marché libre : à savoir les amphétamines, les stupéfiants, la
fameuse ritaline n’étant jamais qu’un isotope breveté de la
méthylphénidate (MPH). Ce merveilleux traitement par
« psychostimulation » ayant fonction de pallier les « troubles
du déficit de l'attention » concernerait, aux dires des
rapporteurs de l’OMS, de 10 à 12 % des petits Bob entre six
et quatorze printemps. Une enquête publiée en 2013 accuse
une inflation de 70 % des prescriptions de ritaline en France
depuis 2008. Les plus demandeurs sont les parents. La
ritaline, contre les évidences, dédouane au moins les tutelles
défectueuses – bégueule manière de médicaliser l’échec
éducatif.
L’histoire s’emmêle
Le canon sacré du DSM nous renvoie humblement à ces
époques où la médecine à son heure sclérotique cessa d’être
ionienne
pour,
d’acédie,
devenir
contemplative,
astrologique, se fourvoyant dans les étoiles et les analogies ;
lorsque les moinillons se livraient nuitamment à la cueillette
des simples pour profiter des conjonctions clémentes et
garantir les vertus curatives de leurs embrocations
miraculeuses. Tel mal, telle plante à ramasser telle nuit sous
tel décan ; à absorber à tel moment tel jour jusqu’à ce que
mort s’en aille. C’est un peu notre idée, avec d’autres
formules. Notre clinique de la folie. Quoique nous soyons,
depuis que nous sommes « modernes » (Latour dirait que
446
nous ne le fûmes jamais), plus des penseurs verbaux que des
penseurs visuels. Tels signes, tel trouble, telles molécules
pour telle posologie, à prendre de telle manière, en
extemporané ou à tire-larigot, avec un grand verre d’eau. Un
électuaire, et vaille que vaille. Et ce sera bien le diable si le
dérèglement persiste. Ce ne sera jamais, en tout état de
cause, ledit médicament qui serait inadapté, ni le diagnostic
faux ou la pathologie pathologisation d’un phénomène au
demeurant normal encore que marginal (stress, dépression,
voire excentricité, cyclothymie, homosexualité) ; seulement
que la dose appelle sa réévaluation. Si cela fonctionne, c’est
tout bénef. Si cela empire, c’est que cela fait effet. Toujours
est-il qu’une fois sortie la pâte du tube dentifrice, on ne l’y
fait plus rentrer. Vous êtes addict. Vous en redemandez.
Vus sous cet angle, la prospective du DSM n’est guère
encourageante. Mais la rétrospective n’est pas piquée des
vers. C’est bien le propre de chaque époque de réécrire
l’histoire à la lumière de ses préoccupations. Chaque
discipline y extrapole ses « intérêts de connaissance ». Ainsi
l’économiste interprète-t-il l’histoire sous l’angle de
l’économie ; la féministe, sous l’angle de la guerre des sexes ;
le religieux, sous l’angle de la spiritualité. Matérialiste, le
philosophe l’explique au prisme des modes et des rapports de
production ; idéaliste, elle devient celle de l’esprit-même
s’apparaissant de figure en figure à travers l’expérience du
monde. Qu’elle soit porteuse de sens ou n’en délivre aucun,
cela est encore éloquent. Qu’elle fut progrès ou décadence,
l’histoire fut téléologique jusqu’aux fours crématoires ; lors,
elle cessa de « senser » – et c’est l’absurde qui s’en fit
447
l’interprète. Au nom de quoi la psychiatrie serait-elle
exemptée de livrer sa propre mire ? Que ne remonterait-elle
aussi le fleuve comme le saumon vermeil pour, à son tour,
pondre ses œufs spéculatifs sous les galets de la grande
histoire ? Le trouble psychiatrique, force motrice de la
grande histoire ? Et pourquoi pas, poil au panda ? Si tout
dans l’existence moderne est légitime à se voir médicalisé, on
ne voit pas ce qui empêcherait les hellénistes d’y mettre leur
grain de sel. Il ne suffit pas que les fous fassent bouillir la
marmite, ils doivent encore tourner dedans.
La nef des fous
Des blouses, du punch caféiné et des Lavisse à ne plus
savoir qu’en faire. La panoplie parfaite d’une soirée D-SM.
On n’hésite plus, les yeux chassieux, pupilles lubriques, à
épingler comme psychotiques les grandes figures du
Panthéon. Tout le monde y passe. Diogène clochard ? C’était
un sociopathe. L’homme avalait des poulpes, s’urinait dessus
et s’abritait tel un bernard-l’ermite dans une amphore fêlée.
L’auguste Kant et son système moral taillé comme une
tringle à rideaux enclavé dans le rectum avait assurément
tout du psychorigide. Le syndrome de Procuste vicié dans la
prostate. Einstein ? Plagiaire de Poincaré. Ou Asperger, selon
que vous habitez au-delà ou en deçà du Rhin. Parce qu’il
aimait les trains, un signe qui ne trompe pas. Voilà le
pionnier de la physique relativiste renvoyé dos à dos avec
Mozart, Berlioz, Bobby Fischer et Satoshi Tajiri, le créateur
de Pokémon. Les grands esprits se rencontrent. Et les
448
empereurs. Que n’a-t-on dit sur les empereurs – romains
pour s’en tenir aux plus illustres ? Tacite, Suétone en ont
écrit de belles sur l’hypersexualisme de Tibère, sur les
paraphilies de Néron, sur l’hystérie maniaque de Caligula.
Les conquérants ? Des névrosés. Voir Alexandre, César,
Clovis, Napoléon. Les dictateurs ? Tous des mégalomanes.
Staline
paranoïaque.
Mao
érotomane.
Mussolini
cyclothymique. Franco compensateur, qui n’avait plus qu’un
testicule. Hitler sadique, qui en revanche faisait bien la paire
avec Pétain le masochiste. Khadafi bipolaire, pervers sexuel,
buveur de sang. Et pour fonder la philosophie grecque
(d’aucuns y croient), Socrate devait bien être un peu tout à la
fois. « Voltaire, reviens, ils sont devenus fous ! »
Que sont les féministes devenues ?
« Beauvoir, revient, elles sont devenues folles ! » Exeunt
les suffragettes. Exeunt les militantes avides de parité sociale
et salariale. Nos beautés conquérantes 90 luttant sans
concession pour l’émancipation du « deuxième sexe », nos
égéries éprises d’égalité plutôt que d’identité des genres, ont
joué les filles de l’air. Une perte sèche pour la pensée. Elles
n’ont laissé en désertant qu’une échancrure béante où se sont
engouffrées les activistes Femen. Tout comme l’antiracisme
avait servi de dérivatif et d’alibi trotskyste à la gauche
socialiste tendance Terra Nova pour mieux abandonner au
90
Car la conquête, sinon la conquérante, est belle quoi qu’il
arrive.
449
patronat mondialisé la masse des ouvriers-secteurs et des
travailleurs pauvres, un laïcisme prétendument hostile à la
misogynie des « religions du Livre » s’est substitué au
féminisme hégélio-marxiste. Aux revendications d’égalité
devant la loi (droit à l'éducation, droit au travail, droit à la
propriété, droit de vote, droit à l’autonomie) a succédé la
quérulence haineuse des antifa de l’ovule. À la violence
réelle le harcèlement sexuel, psychologique. Des Walkyries,
des Erynies furieuses, camardes ou fossoyeuses, issues de la
génération bourgeoise et fleur de nave consumériste,
enterrant définitivement tout espoir d’alléger un peu les
injustices – celles-là très substantielles – qui ne cessent de
s’agrandir entre les hommes promis aux meilleurs soldes et la
gente féminine victime du plafond de verre et confinée aux
minima sociaux. À la pensée factieuse des martyres de la
cause dans la lignée d’Olympe de Gouges et de Théroigne de
Méricourt (l’une passé au billot, l’autre frappée de folie après
avoir été suppliciée nue), a suppléé le degré zéro du slogan
fanatique des Caroline Fourrest, bramé sur les plateaux de
télévision avec une voix de rat jaune aux inflexions
viriloïdes. Aux manifestes d’avant-garde des Mathilde Laigle
ont succédé les vains écrits des écrit-vains, l’autofiction, la
plainte spumeuse et racoleuse des cloaques à leuchorrées.
Baise-moi ! se désespère Despentes. L'Inceste, agite Angot
(subir Angot ; bouffer chez Flunch ; perdre une oreille. Unité
du monde). Plus racoleur, tu meurs. De ce que signifie lire à
l’ère de la vache folle…
450
Une régression nommée Femen
La débandade. Et les Femen. La percée des Femen pour
perpétrer le Grand-Oeuvre. Des ukrainiennes, visage
engorgonné de mèches rousses coulant sur poitrine dénudée.
Des hystériques peroxydées dont le modus operandi a
surpassé jusqu’aux plus sombres pronostics de l’Ecclésiaste.
On pourrait s’étonner qu’au vu des résultats, si peu se soient
remises en cause (certaines, parfois, s’exilent par la grâce
d’une épiphanie). N’importe qui pourrait comprendre que les
moyens seuls et même, les seuls moyens utilisés desservent
inévitablement les objectifs. On ne peut pas raisonnablement
penser que pratiquer des raids tonitruants dans des pays à
forte majorité de croyants pour cracher sur la foi de millions
d’individus fera avancer la cause des femmes. C’est répondre
au mépris par le mépris, exacerber le mépris. C’est radicaliser
– pas rien qu'un peu – les préjugés que l’on veut exténuer.
C’est exiger d’autrui l’estime et le respect dont il est chiche
en lui bousant sur le tarbouche. N’importe qui l’aurait
compris. N’importe qui n’est pas Femen. Les corybantes
durcissent d’autant leurs happenings qu’ils sont inefficaces.
Les excédés interdits de drague se disent déjà, sous la capote,
qu’on entendrait peut-être moins parler des femmes battues
si celles-ci n’étaient pas aussi mauvaises perdantes…
Belle réussite. Et qui ne manque pas de moyens. Sottes
ou manipulées, nos grognasses en bonnet phrygien n'ont rien
trouvé de plus pertinent pour dénoncer la réification des
femmes que de se réduire elles-mêmes à une paire de loches.
Au moins, ça fait de belles images. Aussi, lorsque les seins
451
rencontrent les Saints, cela donne l’exploit unanimement
salué par les médias français d’aller scier des croix des
cathédrales. Mais pourquoi cette pudibonderie ? C’est du
pâté pour les Inrock. Un peu d’audace, mesdames ! Quitte à
choquer, allez-y carrément : investissez les synagogues
plutôt que les églises sinistrées. Voyez à vous torcher avec les
rouleaux de la Torah, si ça se passe aussi bien… Les Femen
en action ; ou comment parachever, après la féminisation des
termes épicènes (« auteure », « entraîneuse », « chauffeuse »,
« cafetière », etc., féministes modernes se sont acquis le droit
de mettre leur sexe dans la langue – et vice versa) et le retrait
de la case Mademoiselle sur fiches administratives, la
transition du féminisme social au féminisme suicidaire.
Souhaitons seulement qu’elles abrègent l’hécatombe avant
d’avoir donné raison à tous les « misogynes »91 de la planète.
L’économie de la réactance
Les détracteurs de la téléréalité, du rap et des mangas
shonen seraient bien avisés de se demander si ce ne sont pas
très justement leurs anathèmes obsessionnels qui rendent
ceux-ci si attractifs auprès de leurs adolescents…
91
Aux
« misogynes »,
aux
« phallocrates »,
aux
« homophobes » et aux non moins fétides clos-culs de
l’odieuse couvée, aux « LGBT-phobes ». Un mot nouveau
pour dénigrer ceux qui ne se pâment pas devant la déferlante
vindicative des invertis.
452
Morphologie du nez
L’évolution n’est pas sans emprunter des chemins
singuliers. Elle pistonne notamment des esthétiques
curieuses, des phénotypes que l’on n’attend pas forcément.
Nous savons désormais, pour ne prendre qu’un exemple,
qu’il n’est en rien indifférent que les hommes arborent un
nez en moyenne 10 % plus gros que celui des femmes. Cet
excédent présent chez tous les groupes humains est en réalité
fonction d’un particularisme anatomique faisant que la masse
musculaire des hommes est supérieure – relativement
parlant – à celle des femmes ; d’où une consommation en
oxygène également supérieure – relativement parlant – à
celle des femmes (injustement réputées pomper l’air des
hommes). Ce qui implique, par voie nasale de conséquence,
de plus gros orifices et une plus vaste cavité de
décontamination. Les individus mâles qui présentaient un
appendice plus long faisaient effectivement de meilleurs
athlètes, de meilleurs chasseurs et de meilleurs fuyards – et
transmettaient ainsi plus facilement leurs gènes. La nature
pose, propose, expose, dispose au gré des mutations ; la
sélection recrute. Ce qui est pourquoi les hommes de
Neandertal et de Cro-Magnon, également plus râblés, plus
musculeux que nous, avaient un nez bien plus volumineux
que le nôtre. Songez au souffle du taureau. C’est ce que l’on
appelle un avantage adaptatif. Quant à savoir si ça marche
pour la b...
453
Les morts n’ont pas l’air con…
La seconde mort existe. Il est un art de l’accommoder.
Une fois n’est pas coutume, comptons sur les Anglais. Qui
voudrait rendre hommage à Marx devra ainsi se rendre au
cœur de l’un des arrondissements les plus huppés de Londres,
la ville de la City – vibrionnants respects – ; devra, si ce
n’était pas déjà assez lui pisser dans la bouche, payer son
droit passage pour accéder à son caveau, et s’acquitter pour le
coup de grâce et la photo souvenir d’un supplément de
bakchich. La bourgeoisie capitaliste a l’ironie dans le sang, et
la revanche décidément mesquine…
Philosophie quantique
Les seules réponses que l’on puisse proposer à des
questions métaphysiques sont des réponses quantiques. « Où
est le bien ? » « Qu’est-ce qui est juste ? » Nous n’en savons
pas plus au XXIe siècle qu’au temps des cathédrales. Les
solutions superposent sans qu'aucune ne soit vraie – ou
fausse – dans l'absolu. Exactes ou fallacieuses, fondées ou pas,
elles ne le sont que relativement à un observateur
perturbateur de la mesure qui détermine, par son regard, ce
qu'il observe, brise l’équilibre ; en termes de physique :
« effondre » la fonction d’onde. Au point que l’on serait tenté
de se demander si, au lieu que ce soit la métaphysique qui
soit quantique en son essence, ce ne serait pas plutôt la
mécanique quantique qui est métaphysique.
454
455
456
Table des matières
Le contre-sens philosophique ...................................... 9
Réforme des sciences et des humanités ....................... 9
Qu’est-ce qu’un cyborg ? .............................................10
La transparence et l’obstacle .......................................11
Le progressisme du talion ............................................11
Tétraphobie nipponne .................................................13
La prophétie performative ..........................................14
Deux anthropologies de la peau ..................................16
Hasard et liberté ..........................................................17
Hasard et liberté (suite) ...............................................19
L’éthique et le déterminisme ......................................20
De l'importance de la virgule ......................................21
« Abus de faiblesse » ....................................................21
Branche ta ganja ..........................................................23
L’histoire est-elle une science ? ..................................23
Plotin sur la paillasse ...................................................25
Guerre et pet ................................................................25
Prison de l’inalternance...............................................28
Souffrir à l’adolescence ................................................29
Les vents du Schtroumpf-péteur .................................29
L’envers d’une apologétique ........................................33
Le « marchié » de l’art ..................................................34
Heureux qui pessimiste ...............................................35
Un jour sans faim .........................................................35
Les nourritures intellectuelles.....................................37
457
La promenade de Königsberg ......................................38
Chauve qui peut ...........................................................38
Une histoire de vainqueur ...........................................39
Les révoltes arabes .......................................................41
Should I stay ou should I go ? .....................................42
Poutine à la rescousse ..................................................44
Migrer sur Internet ......................................................45
La grippe du pigeon .....................................................45
La baignade interdite ...................................................46
Prière de vivre moins ..................................................47
Le phantômâton ...........................................................49
Faux contact du troisième type ...................................51
De l’hominiculture ......................................................51
La prise de la pastille ...................................................51
Des « contes d’apothicaire » ........................................53
Fascination du loft .......................................................55
Le rire, objet philosophique ? ......................................55
Attaque de botulisme ..................................................57
Des confettis de carrière ..............................................58
L’effet rebond de Wegner ...........................................59
L’effet rebond au quotidien .........................................60
Hacking de la pensée ...................................................61
L’effet rebond spirite ...................................................62
Pendule, ouija et tables folles ......................................64
Aux sources de l’engouement .....................................66
Médium et détective ....................................................68
L’effet rebond commun ...............................................69
L’offre présidentielle ...................................................71
La vie en boîte ..............................................................72
Morphing à domicile ...................................................72
458
Victime de l’évolution .................................................75
Psychique du rêve........................................................75
Physique du rêve .........................................................76
La « vallée dérangeante » .............................................78
La « vallée dérangeante » (suite) .................................80
No human’s land ..........................................................82
Une tératologie de la perfection..................................85
Bon et mauvais profil...................................................86
Entropie linguistique ...................................................88
Résistance linguistique ................................................89
Le gardien du sommeil ................................................89
Libet et la conscience rétrospective ............................91
La défaite de la volonté ...............................................92
L’expérience de Walter ...............................................93
Le bobard pour méthode .............................................95
Ontogenèse de la conscience.......................................96
Esprit, es-tu là ?............................................................98
De l’écriture automatique ...........................................99
L’heuristique de la panne ..........................................100
Être et Temps pis .......................................................101
En panne d’essence ....................................................102
Le braire et les odeurs................................................104
Typologie de la perversion ........................................105
L’hostilité guidant le peuple ......................................105
La loi de Hofstadter ...................................................106
La guerre des drones ..................................................107
L’alibi de la Libye.......................................................109
Tombolas chemise .....................................................110
Un slogan dissonant ...................................................110
Engagez-vous dans la narine .....................................112
459
L’œil de Sauron ..........................................................113
Le miroir singe ...........................................................114
Reprise du troisième cycle ........................................115
Puisqu’on vous le dit ! ...............................................116
Nés quelque part ........................................................116
Fabrique de la carcasse ..............................................116
L’oblat du saint prépuce ............................................117
L’adoration des mages ...............................................117
Savoir brouiller les pistes...........................................118
Le nombre de Dunbar ...............................................118
L’humour, propre de l’homme ..................................119
Blaguer avec un Sumérien .........................................124
Limites d’une archéologie .........................................125
L’informatique, fait accompli ....................................126
Répondre d’engagements ..........................................127
Déconvertir pour moins souffrir ...............................127
La mauvaise fourche ..................................................129
La cause est dans l’effet .............................................129
Nouvelle confidentialité informatique .....................129
Deux conceptions de la maladie................................132
Prière de fermer l’aorte .............................................134
Athée-vous lentement ...............................................135
Pas de science sans conscience ..................................136
Transfert de culpabilité .............................................137
L’affaire est dans le sacre ...........................................138
Le pavillon des incunables ........................................138
Les impensés de l’intégration ....................................139
Une émission coupable ..............................................140
L'aspiration à la téléréalité ........................................141
Le jeu de la représentation ........................................142
460
La trêve de l’incrédulité ............................................144
Trêves de simaghreb ..................................................146
La vie est un jingle .....................................................149
Le short en est jeté .....................................................150
« Nan mais allô, quoi ?! » ...........................................150
Bourgeois-bohème .....................................................151
L’Arbre du Ténéré .....................................................151
On a vite fait de se faire gober ..................................152
L’histoire sur la sellette .............................................153
Pacte des civilisations ................................................153
Faute de temps ...........................................................154
Quand il en a pour dix… ...........................................154
C’est le dixième qui rafle ...........................................154
Une climatologie sceptique .......................................155
Climat et inversion de la causalité ............................156
L’effet replié sur sa cause ...........................................158
La stratégie du gène ...................................................159
Cellules et gènes ........................................................161
L’enjeu de la biodiversité ..........................................163
Faux-nez environnementaliste .................................165
Ce qui remue les Verts ..............................................166
Têtes de gondoles racolent ........................................168
Sujet classique, sujet moderne...................................168
Querelle de voisinage ................................................170
« Faisons comme les Allemands » .............................172
Cap sur l’Allemagne ! ................................................173
L’allégorie de la convergence ....................................175
La France et le monde arabe .....................................177
Le jargon médical ......................................................177
La politique du sacrifice ............................................179
461
Sacrifices biologiques.................................................180
Mourir d’être immortel .............................................182
Jouer à kyste ou double .............................................184
HeLa les yeux révulsés ..............................................184
Œdipe freudien et girardien ......................................186
Autres phénomènes sacrificiels .................................188
Fédérer dans la haine .................................................189
Jeux olympiques rituels .............................................191
Mythologique du catch .............................................192
L’espace sacré du ring ................................................194
Scénographie du catch...............................................194
Le personnage du Heel ..............................................196
Le personnage du Face ..............................................197
Le dupe décille et se rebiffe .......................................199
L’alchimie des affects .................................................200
Le contresens du masochisme ...................................201
Croissance en Chine ..................................................202
La nature est bien faite ..............................................202
La revanche des abeilles ............................................203
Pas nique à la ruche ...................................................203
Le gouvernement de ruche .......................................205
L’inspiration de l’avette .............................................206
Un organe aux-petits-mâles ......................................207
À méditer ...................................................................210
Triste compromission ................................................210
Fiat luxe !....................................................................211
Et Wolkswagen ! ........................................................212
Élever le panoptique ..................................................213
Le traçage numérique ................................................215
Google is watching you .............................................217
462
L’audace à deux vitesses ............................................219
A tribute to Snowden ................................................220
Trop d’info tue l’info .................................................222
Les ronces du président .............................................224
Suivez l’argent............................................................225
Le salaire de l'aigreur .................................................227
L’artiste dans la cité ...................................................229
Clarum per obscurius ................................................229
Marmaille pour tous ..................................................230
Droit de ou à l’enfant ? ..............................................230
Trafic et chantage libertaire ......................................232
Puéril dans la demeure ..............................................233
Précaution à géométrie variable ...............................235
L’alcool et les Indiens ................................................238
Troubles de l'élection ? ..............................................240
Socrate, dialogue et rite initiatique ...........................240
Socrate, l’oralité et l’écriture .....................................242
Platon et la révolution du livre .................................244
Exotérisme, ésotérisme philosophique .....................246
L’évangélisme orphique ............................................248
Ma très chère guerre ..................................................249
Ma très chère délinquance ........................................250
Illégitime défense ......................................................252
Le statut révisable de la théorie ................................252
Les valeurs de la science ............................................254
À l’agora virtuelle ......................................................255
À vos souhaits ............................................................256
Stercorius et Crepitus ................................................256
Voltaire contre l’idolâtrie ..........................................258
La religion, y’a bon ! ..................................................260
463
La question des fondements ......................................261
Une triste gloire déchue ............................................262
D’irrésistibles obus.....................................................263
D’irrésistibles obus (suite) .........................................265
La querelle de l’iota ...................................................266
La commission de tonsure .........................................267
La foire au prône ........................................................268
Fist and furious ..........................................................271
Traités européens .......................................................273
Et maltraités Européens ............................................275
Traité de Lisbonne .....................................................276
Petites closes, grands effets .......................................278
La seconde mort de Jean Jaurès .................................280
La stratégie des chaînes .............................................281
La chaîne et le réseau ................................................283
L’Europe c’est la paie .................................................285
Briser les chaînes ? .....................................................287
Caricature de l’évolutionnisme .................................289
Les autres mécanismes ...............................................291
Ne tirez pas sur le pianiste ! ......................................292
Les trois âges de la mort ............................................292
Faites ce que je dis… .................................................292
Transpositions de l’évolutionnisme ..........................293
L’insurmontable binarité de l’être ............................295
La souffrance animale ................................................295
Voltaire et la démocratie ...........................................297
Une brève histoire de nez .........................................299
Flairer la bonne affaire ..............................................300
Veni vider vessie ........................................................301
Le « problème rom » ..................................................302
464
Théologies de mauvaise foi .......................................303
Dix plaies d’Égypte ....................................................304
Dix plaies d’Égypte (suite) .........................................305
Coquilles en Bible ......................................................308
Adam perd sa moitié ..................................................309
Métamorphose du mauvais œil .................................310
Lycanthropie et steak tartare ....................................312
Turlutte sous la capote ..............................................312
L’indépendance des médias .......................................313
Draw me a sheep .......................................................316
L’avariété française ....................................................316
L’animateur (se) livre ................................................317
L’animateur (se) vend ................................................318
La foi, le doute et le salut ..........................................319
« Un enfant est battu » ...............................................321
Le père sévère sévit....................................................323
Prison break ...............................................................325
Hommes de culture ...................................................325
Quand y’en a marre… ...............................................326
Critères de la propriété ..............................................327
L’instinct de contrôle.................................................327
Les femmes et le droit de vote ..................................328
Les femmes et le droit de vote (suite) .......................329
Des passions séculaires ..............................................332
« L’identité malheureuse » .........................................332
Les bonnets rouges.....................................................333
Renouvellement de la philosophie ...........................333
Qui veut la guerre… ..................................................333
…prépare la paie ........................................................336
À deux, c’est toujours mieux .....................................339
465
Rocky s’offre le monde ..............................................342
Rocky s’offre la presse ...............................................343
Un changement d’uniforme ......................................345
L’Europe ou la nation ................................................347
Le roi est mort : vive la nation ! ................................348
La fabrique du crétin .................................................349
La reconquête du Soi .................................................351
La diastole religieuse .................................................353
L’aliénation en Dieu ..................................................354
Sortir de l’aliénation ..................................................356
La lettre à Élysée ........................................................359
Faire de nécessité vertu .............................................359
La fabrique de l’esclave..............................................361
Chasse au trésor .........................................................363
Pater noster s’est égaré ..............................................366
Pater Noster redévoilé ...............................................367
Le bigot-phone...........................................................368
Mettre la main au culte .............................................370
Traîtrise de la traduction ...........................................372
Constructivisme à la Jospin .......................................374
Un étiquetage à deux vitesses ....................................374
Le monde miroir du moi ...........................................376
Le pari de Pascal version 2.0 .....................................377
Tout sauf l’indifférence .............................................378
Sous le vernis de l’égalité...........................................378
Notre innocence ........................................................379
Où ça noumène ? .......................................................380
Le fardeau du pouvoir ...............................................381
Conservatisme et packaging ......................................381
Black is beautiful .......................................................382
466
Hachette-moi ! ...........................................................385
Le Lay, décerveleur ...................................................385
Les riches vous le rendront .......................................386
L’échec du ruissellement ...........................................386
« Être, c’est être perçu » .............................................388
Fonction du mythe ....................................................389
Anus Mirabilis ...........................................................391
La ruée vers l'art ........................................................391
Dépenser pour compter .............................................394
L’amour est dans le prix ............................................396
Mourir pour la poterie ...............................................398
« L’esprit qui toujours nie » .......................................399
Pourquoi la lutte à mort ? ..........................................401
L’angoisse de la conscience servile ...........................404
Tuis memorare novissima tua ...................................406
Du principe des indiscernables .................................407
Les maladies sucrettes................................................408
« Adore ce que tu as brûlé ».......................................409
Lacan-coillote ............................................................409
« Je saigne sur chaque phrase » ..................................410
Le miasme du sillon ...................................................411
Une occasion manquée ..............................................412
Les notions sans poignée ...........................................412
Couche partagée ........................................................413
Mort à crédit ..............................................................414
Engagez-vous, rengagez-vous ! .................................414
Cilice du rescapé ........................................................416
La France est-elle raciste ? ........................................416
Simiesque toi-même ..................................................417
Lost, pétard mouillé ...................................................417
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Aspects du mythe ......................................................418
Lectures du meurtre de Caïn .....................................419
Triomphe du sédentaire ............................................421
Défaite d’une civilisation...........................................423
Procès de l’appropriation ..........................................425
Retrouver ses œufs de Pâques ...................................426
Léonarda vindicte ......................................................427
Méfaits de l’armistice.................................................428
L’évhémérisme victimaire .........................................430
L’anomalie vecteur de crise .......................................431
Qui paie résiste ..........................................................432
Extension du domaine de la lutte .............................433
On ira tous au paradigme ..........................................434
L’ignorance éclairée ...................................................435
Au fond du melting-pot ............................................436
Non médite donc ! .....................................................437
Le dément de midi .....................................................438
L’aune invisible ..........................................................440
In principio erat verbum ...........................................442
Biopolitique du chiffre ..............................................443
Complexes partout .....................................................445
L’histoire s’emmêle ....................................................446
La nef des fous ...........................................................448
Que sont les féministes devenues ? ...........................449
Une régression nommée Femen................................451
L’économie de la réactance .......................................452
Morphologie du nez ..................................................453
Les morts n’ont pas l’air con… ..................................454
Philosophie quantique ...............................................454
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Du même auteur
Le Dernier Mot (2008)
Kant et la Subjectivité (2008)
Les Texticules t. I, II, III (2009-2012)
Somme Philosophique t. I (2009-2012), II (2013-2014)
Révulsez-vous ! (2011)
D’un Plateau l’Autre (2012)
Sociologie des Marges (2012)
Le Cercle de Raison (2012)
Platon, l’Égypte et la question de l’Âme (2013)
Une brève Histoire de Mondes (2013)
L’Apologie de Strauss-Kahn (2013)
Les Nouveaux Texticules (2013)
Platon. Un regard sur l’Égypte t. I, II, III (2014) 92
Les Valeurs de la Vie (2014)
Anthologie Philosophique (2014)
Jamais sans ma novlangue ! (2014)
Des PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande) sont
disponibles à l’adresse : http://texticules.fr.nf/
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Sur demande.
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Version 1.0
Dernière màj : décembre 2013
Copyright © 2013 F. Mathieu
ISBN : 979-10-92895-03-2
Frédéric Mathieu
Contact : [email protected]
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