Le miroir aux alouates
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Le miroir aux alouates
Frédéric Mathieu Le miroir aux alouates Brèves Sans-Discipline-Fixe élaborées dans le crépitement de l’actualité et disposées dans un certain désordre. On peut les lire de même. Montpellier 2013. Tous droits réservés. 1 2 C’est une chose extraordinaire que toute la philosophie consiste dans ces trois mots : « je m’en fous ». Charles Louis de Secondat de La Brède, dit comte de Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, 1728. 3 4 Synopsis Il y a de fortes chances, en trouvant par hasard ce livre sur Internet ou dans la corbeille à papier d’un collègue de bureau (rayer la mention inutile), que vous vous soyez demandé si le vibromasseur est compatible avec l’islam. Si ce n’était pas le cas, cela l’est désormais. Voyez qu’un livre n’est jamais sans danger. Au risque de vous décevoir, Le Miroir aux Alouates ne vous mènera, très justement, nulle part ; en tout cas pas sur les chemins tortueux de la théologie de boudoir. Au risque de vous intéresser, il suscitera, pour se faire pardonner, bien d’autres interrogations actuelles autant qu’intemporelles, portant sur les tribulations du monde comme il ne va pas toujours bien. Moisson de pensées jetées à court-bouillon, ces Texticules pourront virer sans sommation du subtil au poissard, de la haute à la basse-cour. Le lecteur averti (qui en vaut deux – comme « nietzschéen » – et autant de royalties) nous passe un éclectisme de bonne conversation : science, politique, philosophie, il faut de tout pour faire immonde… 5 6 Disclaimer Vous vous demandez peut-être qui je suis et ce que je fais là. Je suis le Disclaimer, c’est écrit noir sur blanc dans l’encart supérieur de la page. Mon rôle, modeste, est de vous mettre en garde contre tout risque d’assimilation des personnages cités dans cet ouvrage à d’authentiques individus. Un moyen lâche autant que généralisé de dédouaner l’auteur de ses propres partis-pris, tout en exonérant le lecteur de tout éventuel scrupule qu’il pourrait éprouver à s’associer à son délire. Il ne nous reste qu’à vous souhaiter, comme l’aurait fait Kouchner en visite médicale dans l’arche de Zoé, de ne pas bouder votre plaisir… 7 8 Le miroir aux alouates Le contre-sens philosophique Le philosophe est tout sauf un vendeur de sens. C’est un semeur de doute. Le doute est l’antidote au sens : il rend sensible un malaise d’être au monde, le fait que tout ne va pas de soi. Il donne accès à une pensée qui honore l’extranéité sans la réduire à quelque-chose de familier ou de gérable. Un tel discours qui prête à la défiance n’a rien à grenouiller au rayon des traités de « bien-être », de méditation bouddhiste et de coaching moral pour rombière à bagouzes qui polluent les bibliothèques. Un philosophe, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Réforme des sciences et des humanités Si le renouvellement des paradigmes laisse entrevoir un progrès scientifique – progrès marqué par une plus grande puissance explicative des théories et la dilatation de leur champ d’application –, la succession des mouvements littéraires ne permet pas, de la même manière d’induire, un « progrès littéraire ». La science du siècle de Flaubert était à l’évidence moins avancée, moins pertinente que celle du 9 siècle d’Anna Gavalda ; il n’y aurait aucun sens à affirmer que l’écriture du siècle d’Anna Gavalda ait été bonifiée depuis le siècle de Flaubert. Et nous pesons nos mots 1. Qu’est-ce qu’un cyborg ? Les philosophes futurologues préparent l’éthique de la posthumanité. L’on s’est souvent interrogé sur la question du « saut qualitatif » ; sur la question de savoir à compter de quel degré de complexification, d’autonomie et de sensibilité une machine cesse d’être une machine pour devenir un homme. Une question plus urgente serait de se demander à compter de quel degré d’hybridation un homme cesse d’être un homme pour devenir une machine. La première greffe d’un cœur extensivement artificiel a été accomplie cette année 2013. Des pancréas de synthèse sont à l’étude pour réguler en temps réel le taux d’insuline des diabétiques. Sont présentement testés dans des laboratoires français des capillaires sanguins en fibres élastomères qui rendront obsolètes et remplaceront peut-être dans quelques décennies nos principales artères. Nos veines. Nos coronaires. Quant aux nanos qui jusqu’alors demeuraient confinés au domaine de la science-fiction, ils pourraient devenir sous peu nos plus précieux symbiotes. Des bactéries de synthèse nageant dans le sérum d’un sang quintessencié. Qu’adviendra-t-il quand nous aurons atteint le remplacement de plus de 50 % de nos organes par des prothèses et des augmentations ? Serons- 1 Tout le monde ne s’en donne pas la peine… 10 nous encore « humains », ou serons-nous « machines » ? « Fantômes dans la machine » ? Et la machine, une fois celle-ci allouée par l’homme des principales fonctions qui définissent un homme ; mettons, 50 % de ces fonctions caractéristiques (volonté, entendement, imagination), sera-t-elle encore machine – ou homme ? Plus important peut-être : en quoi ces deux questions sont-elles essentiellement distinctes ? La transparence et l’obstacle Certaines évolutions de la sémantique sont, au-delà d’édifiantes, révélatrices de « changements de paradigme », de glissements radicaux d’une « conception du monde » à l’autre (Weltanschauung). L’ « écran » désignait autrefois ce qui faisait obstacle à la vision. Il était une cloison, un mur séparateur qui entravait la diffusion de la lumière, des ondes ou de la chaleur. C’est désormais le médium, l’outil et la fenêtre (windows) : on s’y projette au lieu de s’y abriter. L’écran, d’entrave, est devenu « interface » ; soit le truchement toujours plus univoque, toujours plus exclusif de l’expérience quotidienne, le prisme à la faveur duquel l’individu occidental suréquipé perçoit le monde et ses contemporains. Le progressisme du talion Une chose que n’ont pas su saisir les juristes à la mordmoi-le-nœud qui récidivent dans les journaux chaque fois qu’un « règlement de comptes » ébranle les quartiers nord de 11 la cité phocéenne est le progrès qu’a pu représenter en termes de pacification sociale l’instauration de la loi du talion. Du bas latin talis, « tel » ou « pareil », le talion est tout sauf un appel à la vengeance privée (blood feud). Déjà présent dans le corps législatif de la stèle d’Hammourabi ( n°196 et n°200) datée de 1730 avant notre ère, il visait, au contraire, à mettre un terme aux représailles, à l’escalade de la violence en limitant la rétorsion (retaliation) à l’étiage estimé de la violence subie par la victime. Modération, pondération ; d’où restriction : son rôle est négatif, limitatif, non pas incitatif. Le talion est un principe mathématique réciprocité. Il transpose en jurisprudence l’allégorie de la balance qui proportionne la peine au châtiment. « Œil pour œil, dent pour dent »2 ne signifie pas « fais-toi justice à ta convenance » mais « prends ce qu’on t’a pris – et ne prend rien de plus ». De quoi revisiter radicalement certains clichés. De quoi laisser songeur quant aux intempérances de nos propres institutions. De quoi se dire qu’une fois compris pour ce qu’il est, un retour du talion dans notre code pénal 2 « Si un homme frappe à mort un être humain, quel qu’il soit, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le remplacera – vie pour vie. Si un homme provoque une infirmité chez un compatriote, on lui fera ce qu’il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on provoquera chez lui la même infirmité qu’il a provoquée chez l’autre. Qui frappe un animal doit rembourser ; qui frappe un homme est mis à mort. Vous aurez une seule législation : la même pour l’émigré et pour l’indigène » (Lévitique, 24, 17-22). 12 nous éviterait bien des surprises. Les grands réformateurs d’il y a quatre ou cinq mille ans valaient très largement tout l’apparat savant de nos magistrats professionnels. Ils n’auraient pas permis que les pires escroc-nomistes tentés et patentés s’en tirent, et qui pis est, se tirent avec la caisse. Quand l’État gruge Tapie, Tapie regruge l’État cent fois ce que l’État gruge à Tapie (Tapie ne se laisse pas marcher dessus). Que de chemin parcouru depuis ces « âges damnés de la puissance obscure » (Hugo) où l’on jugeait chacun selon ses œuvres. On ne regrette pas le progrès… Tétraphobie nipponne Comme nous entretenons religieusement la peur du nombre treize (triskaïdékaphobie) – treize désignant le nombre de convives ayant pris part à l’ultime Cène –, certaines régions d’Asie de l'Est, de la Chine au Japon en passant par Taïwan et par les deux Corée, nourrissent une aversion quasi-cabalistique pour le numéro quatre. La crainte du quatre (tétraphobie) imprègne si viscéralement la société nipponne que les plaques d’immatriculation l’évitent scrupuleusement. La plupart des immeubles pour cette même raison ne possèdent pas de quatrième étage, et sont amenés à redoubler le troisième qui devient un étage « 3B ». Même algébrique pour les travées dans les amphithéâtres, pour les rangées dans les avions ou pour les places assises du shinkansen. Les téléphones Nokia ont renoncé à proposer le numéro quatre dans leur série d’appel et il n’est pas besoin de 13 s’appeler Séguéla pour augurer l’échec de la PlayStation 4 au pays de Godzilla. Le fin mot de cette superstition repose sur une homonymie épilotique entre les termes qui servent à désigner le quatre et ceux qui signifient la mort dans les dialectes concernés. Le quatre est de mauvais augure pour qui n’a pas Saussure (et l’arbitraire du signe) pour livre de chevet. Les croyances populaires ont toujours existé. Ce qui frappe les esprits cartésiens – rationalistes mais résignés – que nous sommes n’est donc pas tant leur persistance au XXIe siècle que leur… pertinence. Parce que ça marche. Quoi qu’on y fasse, ça marche. Pourquoi ça marche, alors que ça ne devrait pas ? Comment rendre raison des pics de mortalité par infarctus enregistrés le quatre de chaque mois ? Comment s’explique, les quatre de chaque mois, la soudaine dépression de la bourse de Tokyo ? Pourquoi y a plus d’accidents le quatre ? Plus de fausse couche ? Bioman à la télé ? La prophétie performative « Indéchiffrable » serait-on tenté de dire. La numérologie n’a donc pas dit son dernier chiffre. Les faits sont là ; ils sont têtus. Il ne s’agit pas de « ressenti ». Il ne s’agit pas de « biais de sélection » ou de « déformations de la réalité » induites par une croyance préliminaire, de celles qui sculptent le regard et nous font voir le monde à l’image de nos peurs. Il y a vraiment plus d’incidents partout où le numéro quatre fourre 14 le bout de sa casse. Ce phénomène illustre en dernier ressort l’effet pervers d’une causalité cyclique. Causalité non linéaire ou unilatérale mais récursive, rétroactive. La même qui entérine les prévisions des grandes agences de notations portant sur la valeur des dettes sur le marché obligataire. Celle que la zététique – que l’investigation par la voie scientifique des phénomènes réputés paranormaux (discipline universitaire !) – constate au cœur des prophéties qui s’autoréalisent. La vérité de la superstition résulte du fait bien établi que la crainte induit ce qu’elle fait redouter et, à ce titre, la vérifie empiriquement. Elle n’a donc rien d’irrationnel, puisque fondée expérimentalement. Ce qui ne permet pas, bien que statistiquement exacte, de l’ériger en loi physique. Une loi physique exige en sus que soient remplies des conditions d’universalité. Or la phobie du quatre peut être légitime ; mais elle n’est légitime que contextualisée, inscrite et circonscrite à la culture et au schéma mental qui ne cesse de l’entretenir (en l’occurrence et en Asie, prédisposé à l’entretenir par un tour linguistique). Le quatre est un « facteur de risque », mais uniquement pour qui se le représente comme un facteur de risque. Ce qui vaut de la tétraphobie se laisse évidemment extrapoler à toutes les autres formes de vaticinations, divinations, annonces, augures, bonnes-aventures, oracles et pronostics ésotériques que nous aimons à consulter dans le secret silence du type à qui on ne la fait pas. Du thème astral à la lecture des plis de fesses (« pygomancie », dite également 15 « croupologie ») en passant par les aphorismes en jus de boudin contenu dans les fortune-cookies (« zhonguo binggan »)3, les croyances populaires incitent à des comportements qui vérifient et consolident les croyances populaires. On connaissait déjà les falsifications de certificat de naissance. Voici maintenant que la dernière mode invite les Japonais à se faire refaire les lignes de la main pour attirer la chance… Deux anthropologies de la peau Les marques corporelles n’ont pas la même valeur selon qu’on se situe dans des pays industrialisés abreuvés aux valeurs de l’individualisme, ou dans des sociétés traditionnelles d’esprit bien plus communautaire. Cette différence est rendue manifeste à l’occasion de ce moment décisif en quoi consiste le passage de l’enfance à l'âge adulte : soit qu’il recourt à un rite de passage, soit qu’en l’absence de rites dûment scénographiés, il en fabrique l’ersatz, la « crise d’adolescence ». Les marques corporelles – tatouages, piercings, implants et scarifications – ont dans le premier cas fonction de s’approprier un corps en devenir : celui de l’adulte sexué ; dans le second de s’agréger à un corps antérieur : la collectivité. Il s’agit pour les uns de s’approprier son corps, et pour les autres d’intégrer un corps. La marque 3 Aussi nommés « biscuits chinois », parce qu’inventés par les Américains au cours de la seconde guerre mondiale pour amuser les gosses. 16 peut être tantôt signe de distinction, tantôt d'appartenance. Elle l’est au prorata que l’individu précède le collectif ou que le collectif prime sur l’individu. La peau déguise et cache autant qu’elle symbolise et délivre un message. Dans nos démocraties de marché, toutes plus ou moins fondées sur les principes bourgeois de 1789, la peau – écran et interface entre le moi et le non-moi psychique – permet d’individualiser, de détacher, de singulariser. On se marque pour se démarquer. C’était encore, jusqu’il y a peu les « classes dangereuses », les gens de la marge ou en révolte contre les conventions sociales qui se tatouaient : dockers, malfrats, motards. Au sein des sociétés qualifiées de traditionnelles, les ferrades corporelles ont au contraire une signification cosmologique, cosmogonique, une épaisseur intégrative ; une valeur transcendante (du lat. trans, « à travers », « au-delà » et scandere, « s’élever ») derrière laquelle s’efface l’individu. Elles font participer l'individu du tout en « engrammant » le tout à même l’individu. Hasard et liberté La notion de hasard a fait une entrée remarquée dans la physique du XXe siècle. Un certain nombre de disciplines en gestation se sont vues imposer le renoncement au postulat déterministe classique qui fondait leur approche pour une compréhension probabiliste et statistique de leur objet d’étude. La pluralité des interactions, la stochasticité 17 réelle ou supposée de certains phénomènes et la sensibilité extrême aux conditions initiales ont obéré la possibilité de prédire des comportements individuels. Toute prédiction ne peut plus concerner qu’un groupe, dégager une tendance, souvent à l’équilibre. Ainsi de la distribution des molécules d’un gaz ou, sur le même modèle, de la répartition des corps dans l’univers, devenu aussi imprévisible que la formation des ouragans (théorie du chaos) ou que l’évolution d’un système planétaire complexe (système à N-corps). Les inégalités décrites par Heisenberg (principe d’indétermination, et non d’incertitude) ont mis sur les rotules le démon de Laplace en révélant l’impossibilité pour un observateur de connaître à la fois la position et la vitesse d’une particule élémentaire. L’observateur peut néanmoins connaître son état une fois la particule « flashée » par l’instrument mais, en la mesurant, lui-même la détermine : l’effondrement de la fonction d’onde met fin à l’état de superposition quantique. Voir, c’est changer le monde. Les physiciens ont dû ainsi, face à cette nouvelle donne, se départir de la scission sujet/objet en mécanique quantique. L’observateur influe sur la mesure ; il est partie prenante du système qu’il observe. Il est partie prenante de la réalité physique et, à ce titre, n’est pas plus étranger à son objet que l’anthropologue en immersion dans son ethnie de prédilection. Indétermination de l’objet, et détermination par le sujet de l’objet indéterminé. 18 Hasard et liberté (suite) Or, que mécanique quantique régisse le monde à l’échelle de l’infiniment petit ne signifie rien d’autre que la réalité entière dérive de ses premiers principes. Pour peu que l’eau soit faite de molécules, elle devra s’expliquer par la chimie ; et la chimie, pour peu que ces molécules soient constituées d’atomes, par la physique la plus élémentaire. Donc l’homme, fait principalement d’eau, entièrement fait d’atomes, doit s’expliquer par la physique la plus élémentaire. C’est une option certes réductionniste dont on voit bien toutes les limites (le point aveugle de l’émergence), mais dont tout l’intérêt, pour ce qui nous concerne, consiste en ce qu’elle permet une traduction de la question de l’aléatoire physique en termes de « liberté » et donc d’« éthique » au niveau des comportements humains. S’il y a hasard dans la partie (ce qui n’est pas établi), qu’estce que le tout formé par ces parties ; en d’autres termes, qu’est-ce que l’« esprit » conserve du hasard logé dans ses parties ? La terminologie moderne n’empêche pas que la question soit aussi vieille que la philosophie. Elle pose l’alternative entre Épicure et Spinoza. La liberté est-elle inscrite dans la nature comme épiphénomène, produit d’une sorte de clinamen irréductible, foncièrement contingent ; ou bien se réduit-elle à l’ignorance des causes qui déterminent nos actes et nos pensées, et nous font croire au libre-arbitre comme on croirait en Dieu ? L’indétermination de la mécanique quantique est-elle de l’indéterminisme ? Ou bien seulement la version scientifique d’un constat d’impuissance : constat de l’inaptitude qui est la nôtre à 19 intégrer dans un modèle l’ensemble des données, l’ensemble des facteurs qui permettraient la prédiction de phénomènes en apparence, en apparence seulement, aléatoires ? L’éthique et le déterminisme Nous feignons de croire à la première option. Si nous n’étions pas libres, il n’y aurait pas de morale, pas de coupables, pas d’innocents. Ni bien, ni mal. Seulement des processus, des mécanismes ; ainsi le criminel serait une chose ballante, chimiquement pure de libre arbitre, objet passif sujet aux lois de la physique. Un corps pensant non plus exonéré de la loi du crime qu’aucun corps grave n’est exempté de la loi de la gravitation. Nous ne serions pas mieux engagés dans l’existence qu’une pierre qui consent à rouler. Une pierre qui roule : un homme qui tue. Ne jetons pas la pierre à l’homme qui tue. Il suit sa pente vers la vallée. Il n’est moral ni malveillant : il « est » comme « est » l’orage ; il souffle comme le vent. Il agit – Spinoza dixit – comme sa nature l’y détermine. D’où les efforts désespérés des sciences qui brisent la liberté pour mieux la rétablir comme les théologiens prouvent Dieu. La volonté n’est pas, en conclut Nietzsche : elle est l’effet d’une complexion. Tout comme le rêve traduit la sensation d’un corps, la décision traduit l’humeur d’un corps, l’esprit traduit les affections d’un corps. Pourquoi, dès lors, nous accrocher un concept aussi virtuel et filandreux que celui de « libre arbitre » ? Parce que rien ne se conserve qui ne soit 20 nécessaire. Sans liberté, les châtiments seraient aussi gratuits que les meurtres inévitables et les lois inutiles. Nous ne sommes pas prêts à vivre dans ce monde. Nous ne pouvons vivre que d’un monde qui justifie par un concept la mise au ban des êtres attentatoires à la communauté. La liberté n’est pas un fait, mais une adaptation sociale, une stratégie sophistiquée recrutée par la sélection en tant qu’elle favorise la permanence du groupe. La liberté est un mensonge, mais nécessaire à la survie de l’espèce. De l'importance de la virgule « Ils [les socialistes] veulent casser tout ce que Nicolas Sarkozy a fait ( ) au détriment des Français »… La preuve par Nadine Morano de l’exigence qu’il peut y avoir, même pour un politique, à maîtriser sa ponctuation. « Abus de faiblesse » « Abus de faiblesse ». Sait-on seulement de quoi l’on parle ? De quelle faiblesse est-il question ? Cette expression minée qui tend à s’imposer comme un délit pénal tombe sous le coup de ce que les lin-cuistres, avec le pédantisme qui sied à leur corporation, appellent le phénomène de l'« amphibologie de la proposition ». « Le meurtre de Jean » peut aussi bien désigner Jean comme la victime du meurtre que comme le meurtrier. « L’abus de faiblesse » peut tantôt signifier que le faible est abusé, tantôt que le faible abuse de sa faiblesse pour obliger le fort. Ce qui est le cas de toutes les 21 « armes psychologiques » imaginées et fignolées par les adeptes de la « non-violence » (ahimsâ). C’est l’apanage du dénuement, le privilège des humbles que d’être à même de répliquer toujours la martyrologie aux puissances déferlantes de la coercition. On ne frappe pas un homme à terre. On ne tire pas sur l’ambulance. On ne pousse pas mémé dans les orties. Nous avons tous été frappés par cette célèbre image du militant de la place Tiananmen qui paralyse à lui tout seul une procession de chars. La même « technique » est employée par les écologistes que l’on voit s’enchaîner sur les éclisses, partout le long des principaux axes ferroviaires qu’empruntent les trains convoyeurs de déchets radioactifs. L’abus de faiblesse est encore l’arme fatale de toutes les O.N.G. humanitaires à succursale postale. Ce sont les implacables photographies d’enfants crevant la faim ou de phoques massacrés sur la banquise, qui vous culpabilisent – vous taxent d’assassins – si d’aventure vous hésitiez encore à dégainer le chéquier. L’on y recourt sans plus de vergogne chaque fois qu’il est question de récolter des fonds pour financer la recherche au profit d’un quelconque laboratoire intéressé par le business des pathologies rares. Ne disons rien du chantage affectif du téléthon, dont la récolte annuelle sert majoritairement au dépistage et à la suppression des embryons malades. Notons plutôt l’admirable efficacité des boycotts de la faim et, comme chacun – on ne peut que vous le souhaiter – en fera l’expérience, la pression affective de la parentèle du 22 troisième âge. Une violence symbolique reconnaissable à son tropisme de l’anaphore en « ah ! » : « ah ! mon pauvre dos, cette chaise est vraiment lourde » ; « ah ! quand je serai morte, tu n’auras plus besoin de me rendre visite tous les dimanches » ; « ah, mon trésor ! Comme j’eusse aimé que tu me passes le sel avant de casser ma pipe »… Preuve que l’abus de faiblesse file des tricots plus encroués, plus broussailleux, plus torves que ce à quoi l’on s’attendrait spontanément. L’ « abus de faiblesse » n’est pas soluble dans le rapport de force : elle en est moins l’illustration que le renversement. Branche ta ganja Après la e-cigarette, le e-cigare, la e-chicha et la e-pipe, le e-pétard. Le joint électronique. À se demander pourquoi on n’y a pas songé plus tôt. On n’arrête pas le progrès… L’histoire est-elle une science ? Chaque fois qu’un événement que nous n’avons pas vécu postule pour figurer dans le carnet de bord de la maison France se pose irrémédiablement la légitime question de l’authenticité de la restitution qui en est proposée. L’enjeu est moins une question de fidélité aux faits (inaccessibles) ou de jugement (toujours situé) que de démarche (épistémologie). Il s’agit, pour bien faire, de prendre à contre-pied l’orientation structuraliste impulsée par l’académisme qui nie par idéologie la singularité des temps et 23 des espaces. Loin de procéder par barattage de « cocktails thématiques », le vrai travail de l’historien doit consister à replacer les événements dans leur contexte, à les ancrer – autant que ses archives lui permettre – dans l’écrin relictuel et idiosyncratique qui leur ont donné corps. Dans un écosystème, une conjoncture toujours particulière, trop spécifique pour qu’on puisse faire de la succession des guerres l’itération de schémas intangibles extra-mondains et de comportements « essentialistes » (terme à la mode à usage universitaire pour supplanter l’infamant « racialiste ») attachés aux populations. L’histoire n’est pas, comme l’entendait Hegel, le dévoilement de l’Esprit sous le rapport de la dialectique ; non plus qu’un « éternel retour ». Première leçon d’humanité : l’histoire bafouille mais ne se répète pas. C’est là ce qui fait que l’histoire est à ranger parmi les « sciences humaines » (et molle), et non avec les « dures » (et monstrueuses). Les événements ne se répètent jamais. Par cela seul qu’un même contexte ne se répète jamais. Il n’y a donc pas de loi, constante ou règle qui serait extractible de la récurrence des phénomènes, dès lors qu’il n’y a pas de récurrence des phénomènes. Encore qu’à inspecter les choses en profondeur, ce ne soit pas non plus le cas des sciences « physiques » : qu’importe la pluralité des fois où une telle expérience sera (re)produite en laboratoire, les paramètres de cette expérience ne seront jamais strictement les mêmes. Jamais les mêmes que lors de la première fois. Toujours ils varieront, d’une manipulation sur l’autre. La loi voulant que l’eau entre en ébullition à 100° n’est pertinente qu’au niveau 24 de la mer, à une certaine pression, sur une certaine planète, en supposant que l’eau présente un PH spécifique pour une certaine formule chimique et moyennant un pullulement – voir une infinité – d’autres variables que la loi ne mentionne pas. La différence entre « sciences dures » et « sciences humaines » et donc moins de nature que de degré. Quantitative, plutôt que qualitative. À définir – abusivement – la science comme « pépinière de vérité » (savoir par son contenu, et non par sa méthode), on en arrive à constater qu’ou bien l’histoire en serait une (quoique de seconde zone), ou bien la science n’existe pas, n’existera jamais. Plotin sur la paillasse Parler de science au singulier plutôt que des sciences au pluriel pourrait bien être la plus grande « déformation confessionnelle » induite par le monothéisme. Un préjugé lourd de séquelles. Qui décréta jamais que la nature devait se comporter de façon une et non-contradictoire ? Guerre et pet Jusqu’où peut-on aller trop loin ? Faut-il bouter les gaz hors de la sphère publique ? Les pétomanes sont-ils des délinquants ? C’est la question, on ne peut plus sérieuse, que devra arbitrer le Parlement du Malawi, modeste enclave d’Afrique australe, 15 millions d’âmes, capitale Lilongwe, coincée entre la Tanzanie, le Mozambique et la Zambie. Les députés planchent nuitamment sur un projet de loi émis par 25 le ministre de la justice, Monsieur Georges Chaponda, visant à remettre en vigueur une loi coloniale de 1929. Loi proscrivant toute manifestation gazeuse dans les espaces, transports et surtout bâtiments publics ; interdisant de « vesser » en collectivité sous le grief de « souiller l’air ». Le texte in extenso – organique s’il en est –, stipule nûment que « toute personne viciant l’atmosphère en tout endroit ou telle activité s’avère nocive pour le public ou pour la santé de ses occupants ou des personnes commerçant dans le voisinage ou bien empruntant une voie publique, se rend coupable d’un délit ». Nous apprenons par là que les « couleurs locales » ont des traits incommensurables et que toutes les traditions ne sont pas solubles dans la modernité. Heurts et malheurs de l’intestin grêle, il faut bannir certains usages… Donc Malawi, pet non. Le fait, à lui tout seul, de l’existence d’une controverse sur la question témoigne d’un souci hygiéniste mal accordé avec nos préjugés occidentaux. Elle atteste également de préoccupations d’une envergure très éloignée de ce que l’on attendrait de la part d’une gouvernance d’un État disetteux, liposucé par la task-force du FMI. Gardons-nous bien, toutefois, de minorer l’importance stratégique de la lutte contre les gaz à effet de serre. L’initiative prend à ce titre une dimension pionnière et planétaire. Il y a d’abord les incendies de forêt : les pets sont hautement inflammables, la chose n’est plus à démontrer. Il y a ensuite le trou de la couche d’ozone, lequel n’est pas qu’un groupe de pop roumain qui vole (en avion), mais un sphincter atmosphérique qui ne cesse de jouer avec les nerfs des écolos. 26 Il y a les risques domestiques : on déplore chaque année les morts accidentelles par voie de combustion spontanée (c’est le méthane hurlant). Il y a enfin la communication, l’alpha et l’oméga de rapports constructifs durables entre les peuples. Il y aurait donc urgence à restaurer l’image quelque peu ébréchée des Malawites – des diplomates autant que des boat-people – en « déplacement » à l’étranger. Haro sur les puants ! Le ministre n’est pas liberticide ; le ministre est formidable d’avoir compris si tôt l’intérêt de réfréner ses gaz. Il ne s’agit pas de nous pomper l’air, mais quelque part de se sauver la peau. Et le monde dans la foulée. Guérir le monde, mais se traiter d’abord est une sagesse des orifices. Laquelle implique une vigilance constante, acquise par une éducation nécessairement coercitive, par un travail sur les comportements. Bannir les plats de viande rouge et les légumineuses à téguments. Manger moins de terre aussi, ça peut aider. Plus d’ananas et de papaye (de broméline et de papaïne) pour traiter en amont la flore intestinale. Le charbon végétal et l’argile anisé ont aussi fait leurs preuves. Contre l’aérophagie, tenter le lait cuit et les alicaments. Existent enfin pour les plus réfractaires ou les moins bien lotis, une solution gastrique très efficace par ingestion de capsule sentbon. Brevet français, notons. Un Normand d'Alençon, Christian Poincheval, vient à cette fin d’élaborer un pilulier pour parfumer les vents intestinaux d'une douce senteur de menthe ou d'estragon. Arôme anal pour les soirées couscous, fragrance par « Cacarel ». À quand la pub au cinéma ? 27 Prison de l’inalternance Un clown chasse l’autre. Après Sarko, Hollande ! Ça frime ; ça se fâche ; ça se pose majestueusement comme un pied lourd, comme un flonflon tout falbala, emphatique et ronflant. En fin des fins, enfin se fripe et, pfffff, se dégonfle en fanfare. Et toute la concrétude de son action s’achève, happée par l’inertie des intérêts catégoriels et sectoriels de ceux qui l’ont fait roi (les financiers) ; tout son orgueil se liquéfie dans une longue exténuation de son moment le plus sensible : le serment du Bourget. Splendide illustration du principe de Peter. Inexpugnable emprise de la continuité. On prend les mêmes et on recommence. Et on recommence, à notre tour, à se poser la question du « républicanisme ». Si l’enfer vaut l’endroit ; si le suffrage, dur et noueux, écorche l’oreille et ferme au lieu d’ouvrir, c’est qu’il est déjà lourd de sa noirceur secrète. Petit retour d’actualité sur un passé qui ne passe pas : à l’avant-veille, quatre heures et huit minutes des événements de 1789, un futur membre distingué du club des Jacobins (i.e. Laclos, dans le Discours sur l’éducation des femmes) pouvait écrire que « l’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution ». Le fait est établi qu’on n’en sort pas par l’élection… 28 Souffrir à l’adolescence La souffrance et le deuil sont l'expérience incompressible de l'adolescence, l’expérience radicale de la métamorphose. Lorsque la chrysalide éclate, que la peau se déchire, l’on n'a pas à cet âge toute une histoire de vie qui permettrait de relativiser ce que l'on est en train de vivre. Toute peine, détresse est absolutisée. L’adolescent n’a pas de recul sur sa souffrance qui n’est peut-être rien, mais lui paraît un monde. Un abîme s’ouvre sous ses pieds dont il n’est jamais sûr de pouvoir ressortir. Ni d’en avoir la force. Ni d’en avoir l’envie. Le jeune Werther en est l’exemple achevé. Combien d’adolescents se sont ainsi donné la mort pour un chagrin d’amour ? Pour rien ? Pour une blessure circonstancielle qui leur aurait paru une bagatelle – et l’acné des songes – quelques années plus tard ? Les vents du Schtroumpf-péteur La « survie du plus apte » n’est pas issue du darwinisme. Elle le précède ; elle le recrute. C’est une mentalité qui se retrouve autant dans la paideia spartiate4 que dans les Emblématique de cette éducation à la spartiate ( égogé) porter aux nues par le Socrate de la République et à l’écran par le film 300 de Zack Snyder (2006), le rite de la « cryptie » (krupteîa) institué par Lycurgue consistait en l’apprentissage du meurtre aux dépens des ilotes : « Les chefs des jeunes gens envoyaient de temps à autre dans la campagne, tantôt ici, 4 29 divagations les plus modernes des coaches qui, sur M6, infantilisent la ménagère (discours sur les winners) ; dans l’idéologie de la compétitivité prônant le benchmarking autant qu’en géopolitique avec le « conflit de civilisation ». On ne doit pas s’étonner que cette même vision du monde ait si tôt fait de contaminer l’économie. Le « virus Schumpeter » est des plus virulents qui soient en ce début de XXIe siècle. La théurgie de « l’ouragan perpétuel » fait l’unanimité auprès des survivants de la Silicon Valley. S’il fallait comparer la jungle de Schumpeter au spencerisme sectaire des exaltés de la sélection, le couple « hasard » (des mutations) / « nécessité » (de la sélection) se verrait relayer dans une perspective macro-économique par la complémentarité de l’« innovation » et de la « destruction »5. L’innovation produit la variabilité ; la destruction, en tant qu’elle accomplit le tri sélectif entre le lard et le cochon, permet ensuite la transmission – précaire – des variations à forte valeur ajoutée. tantôt là, ceux qui passaient pour être les plus intelligents, sans leur laisser emporter autre chose que des poignards et les vivres nécessaires. Pendant le jour, ces jeunes gens, dispersés dans des endroits couverts, s'y tenaient cachés et se reposaient ; la nuit venue, ils descendaient sur les routes et égorgeaient ceux des hilotes qu'ils pouvaient surprendre (Plutarque, Vie de Lycurgue, § 28. 5 On retrouve là les deux parties de la création interprétée par Nietzsche : la mania dionysiaque et l’ordre apollonien. Orphée et Pythagore. 30 L’innovation apparaît donc en son principe comme la puissance motrice de la croissance économique, mais également comme un agent de corruption. Elle est la plaie et le couteau. La ruine et la richesse. Shiva, chez les hindous, projette sur le plan « religieux » cette parfaite interdépendance de la création et de l’annihilation – de l’annihilation en vue de la création. On ne fait pas, écrit en 1942 l’auteur de Capitalisme, socialisme et démocratie, d’omelette industrielle sans briser de secteurs d’activité. L’obsolescence est le tribut de l’innovation. Le leadership des uns se paie au prix de la résorption des marchés concurrents – des marchés « dépassés ». Mais tant s’en faut que toute innovation soit promise au succès : sur la pléiade des ambitieuses start-up lancées sur le marché, peu se maintiennent assez longtemps pour boucler leur année fiscale. Pour se pérenniser (= passer l’année ; lat. perennis, de per, « par » et annus, « an »). Combien d’éliminées pour que se perpétue l’espèce ? Combien de codons qui n’impriment pas ou plus s’éteignent ? Il n’y aura pas à chercher loin pour apprécier l’ampleur de l’hécatombe. Car représentatif : la faillite de Kodak. Le numérique enterre au pied levé les appareils à pellicule photosensible et, ce faisant, redéfinit radicalement les fondations – pratiques, techniques et théoriques – de plusieurs secteurs d’activité : photographie, cinématographie, traitement de l’image, etc. Disparition des chambres noires qui développaient dans de petites boutiques les argentiques de vos vacances. D’autres 31 exemples de « technologies de rupture »6 sont l’Internet, exArpanet, qui a plombé le Minitel, le MP3 sicaire du baladeur, le lecteur DVD escarpe du magnétoscope ; plus proche de nous, l’étrange objet que vous tenez entre vos mains qui a flingué le codex, et le codex le parchemin, et le parchemin le papyrus, et le papyrus la tablette en argile pour se voir détrôner – ainsi la boucle sera bouclée – par la tablette numérique7. Toute entreprise vecteur/rice d’innovation est appelée à se dissoudre au profit d’autres entreprises vecteurs/rices d’innovations dotées de meilleurs avantages compétitifs8. 6 Distinctes des « technologies de continuité », présentées comme évolutives ou transformationnelles en tant qu’elles ne créent pas de nouveau marché, mais procèdent par améliorations et incréments graduels des performances de la technologie actuelle. 7 Tactile, évidemment. Quoique si toutes les tablettes se laissent volontiers doigter, seule la Nexus… 8 « L'ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l'atelier artisanal et la manufacture jusqu'aux entreprises amalgamées […] constituent d'autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l'on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs » (J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1943). 32 L’envers d’une apologétique On peut comprendre ce discours comme une « naturalisation » (soit, en définitive, une légitimation) de processus cycliques de destruction de secteurs d’activité. L’économie n’est pas mauvaise : elle est, comme la tornade, comme le typhon, un tumulte permanent. Après l’hiver vient le printemps. Mais le printemps n’éclot que des rigueurs de l’hiver. Quant à l’entrepreneur, son rôle, c’est cacahouète. Le modèle de Schumpeter exclut l’agent humain d’un bout à l’autre du « processus » : tant en amont de l’innovation (facteur décisionnel), qu’en aval de la chaîne, où s’opère la liquidation de l’emploi et des bassins d’emploi liés à l’absence d’innovation. L’ « écodicée » de Schumpeter occulte tout fait comportemental d’amorce. La tornade passe. Dommage collatéral. C’est la faute à Voltaire. La direction est ainsi dédouanée de son incapacité à impulser l’élan (le conatus) de sa pérexistence ; l’actionnariat est déclaré – comme c’est pratique – irresponsable de l’absence de prise de risque nécessaire à son adaptation. Adaptation qui ne doit plus être appréhendée dans un modèle biaisé de sélection (Darwin, Spencer), mais de transformation, en reculant d’un bond jusqu’à Lamarck. Lamarck, pour ce qu’il réintroduit l’initiative comme ressort de la mutation là où les théories de la sélection (idoines en biologie, en biologie seulement) n’y mettent que le hasard. Lamarck déchausse dans son domaine, mais ne dépare pas partout. Assimiler l’économie à un fait météorologique (image de l’ouragan) ou biologique (trope de la mutation) 33 revient à éluder que tout progrès/regrès industriel est fait de (mauvais) choix et d’occasions (manquées). La mirifique rationalisation de Schumpeter se fêle alors pour apparaître, sous ses dehors positivistes, pour ce qu’elle est : la berceuse sédative, la vaseline apologétique qu’elle a toujours été. Il y a donc loin de ce qu’elle se donne pour être à ce qu’elle est : une légitimation spécieuse de l’incapacité des entreprises à l’anticipation, à la ré-invention ; comme si chaque entreprise n’était jamais le support que d’une seule innovation, recluse à cette innovation qu’elle porterait comme un fardeau (génétique, natürlich) et devait périr avec elle. Une manière dilatoire de ne pas résoudre l’antinomie entre le courtermisme castrateur de l’actionnariat obnubilé par son viager et la mobilité – pari sans assurance – que présuppose la course au monopole. Une entreprise, comme un cerveau, ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Le « marchié » de l’art En octobre à Paris se déroulera durant trois jours l’une des plus importantes exhibitions mondiales de ce que l’esprit humain a jamais excrété de plus futile et de plus laid à l’exception, notable, de la « Fashion Week ». L’édition 2013 de la FIAC rassemblera au Grand Palais, télèstérion de la prosternation, pas moins de 184 galeries venues de 25 pays. Les époptès ne manqueront pas de banquer comme à chaque fois pour muscler un peu plus la cote sur catalogue de leur porte-monnaie spéculatif : l’artiste. Les « Merda d’Artista » 34 de Piero Manzoni (1961), lot de soixante œuvres-conserves fourrées aux excréments, nous avaient bien déjà mis la puce à l’oreille. Mais il y a mieux. Moins odorant, plus éloquent, il y a les acronymes. Il y a la FIAC pour « Foire Internationale de l’Art Contemporain ». Une incursion cursive dans les trésors de l’étymologie nous dispensera de nous perdre en commentaires. La « foire », du lat. foria, « diarrhée », c’est nommément la « chiasse » ; variante : fouarre, « colique ». Exemple : « Ta mère fit un pet foireux et tu naquis de sa colique » (Apollinaire, Alcools). Une parabase, la messe est dite. Plaisant de constater qu’après tant de détours, de déboîtements, de mésusages, le mot prodigue a retrouvé le chemin de la chose. Heureux qui pessimiste Le pessimiste se garde de la déception. S’attendre au pire est le meilleur moyen de ne pas tomber des nues. Bien mieux : de savourer la joie, le bonheur impromptu ; l’éclair inespéré d’un instant de grâce chaque fois qu’il illumine la nuit comme au premier matin du monde. Un jour sans faim En s’inspirant de la notion d’homéostasie issue de la cybernétique, les biologistes nous ont appris à concevoir le corps comme un système autorégulateur cherchant en 35 permanence à rétablir son équilibre incessamment troublé, d’une part par sa consommation de ressources, de l’autre par les perturbations de son environnement. Température, hydratation, oxygénation, salinité, index glycémique, etc., doivent être ramenés sans cesse à leur taux nominal. La médecine nutritionniste doit à cette nouvelle conception l’une de ses avancées les plus récentes : la mise au jour d’ « appétits spécifiques ». Il s’agit de pulsions de consommation spécifiquement « branchées » sur certains aliments dont le corps sait empiriquement qu’ils contiennent les substances qui lui font présentement défaut. Le corps pratique sans cesse des autodiagnostics pour s’informer de son état, puis transmet au cerveau l’information que le cerveau traduit en appétence. Le corps se sert ainsi de nos émotions – envie lorsqu’il y a déficience, dégoût en cas d’excès – pour nous pousser à la consommation des aliments précis censés le « restaurer ». Un appétit particulier peut être saturé sans que la faim ne disparaisse (sauf satiété). La faim délaisse alors cet appétit pour en stimuler d’autres, correspondant à d’autres carences spécifiques. Et ce jusqu’à ce que toutes se trouvent comblées. On comprend mieux pourquoi les glaces italiennes font fureurs en été (régulation de la température) tandis que pour rien au monde nous ne saurions voir des ribs de porc. On comprend également pourquoi les régimes exclusifs ou restrictifs ne tiennent jamais plus de six mois. 36 Les nourritures intellectuelles Ce n’est pas seulement pour le plaisir de mortifier le gourou Dunkan que nous traitons ici de diététique, ni pour absoudre un tant soit peu la proverbiale « envie de fraises » des femmes enceintes ; mais pour en venir au fait que ce qui vaut du corps vaut tout autant de son épiphénomène, l’esprit. On pourrait dire que chaque semaine, voir chaque journée, est cadencé par des envies qui correspondent à des activités précises. Activités qui nous engagent, nous rassérènent, nous épanouissent, nous comblent comme certains aliments remblaient des pénuries physiologiques. Avec un seuil audelà duquel toute supplémentation confine à la nausée. Le sur-investissement créé le burnout, et le burnout la dépression. La « dé-pression », évacuation d’une congestion toxique, appert à l’intellect workaholic ce que le vomissement-réflexe est au foi de binge-drinker. On ne peut se consacrer toujours et trop à la même chose sans éprouver pour elle un écœurement graduel, signe psychologique que le capital intellectuel qui lui est dévolu est désormais à sec. L’esprit aspire à d’autres expériences, plus en conformité avec sa complexion actuelle. Dans la vie quotidienne, cela peut se traduire par l’envie de lecture, puis d'écriture, puis de contacts humains. Désirs physiques (faim, libido, sommeil) et spirituels sont rien moins qu’anarchiques ; chacun est justiciable de régularités cycliques. Il y a pour tout des roulements circadiens. Pour la matière autant que pour la pensée, il est toujours un moment opportun – kaïros. Tous avons nos « rituels », plus précieux que l’aurore, qui 37 nous installent, nous stabilisent, nous établissent dans une certaine « ataraxie ». Les écrivains aussi ont leurs heures fixes, et n’y dérogent qu’avec force contrariété. La promenade de Königsberg La tradition rapporte que Kant ne temporisa jamais sa promenade du jour (réglé comme une horloge ; à telle enseigne que l’horloge-même de Königsberg était réglée sur la promenade de Kant) qu’à deux reprises au cours de son existence : une première fois afin de se procurer le Contrat social de son collègue et partenaire dans la relégation Rousseau ; une autre en vue de monnayer le canard local au lendemain des événements de 1789. Deux cas de force majeure. Bien utopique est cependant le Nirvana que les bouddhistes appellent de leurs mantras. Ce n’est pas de respecter les rites et les appels du ventre qui nous rendra semblable au Siddhārtha, ce minéral marmoréen replet sous l’Arbre-monde. Quiétude de l’âme, silence des chairs n’étant jamais que des visées idéales de la raison pratique, nous désirons toujours. Aujourd’hui plus que jamais, dérégulés que nous sommes par les blandices du marketing. Tant pis si cela nous rend plus tristes. Tant mieux si cela nous rend vivants. Chauve qui peut Certains acteurs américains au talent limité n’ont pas laissé de pactiser avec les industries pharmaceutiques pour 38 percer dans le métier. Le lien, désormais établi, entre la calvitie précoce et la masse musculaire n’est pas épilotique. Ce sont les stéroïdes, les anabolisants, les supplémentations de testostérone qui accélèrent la chute de cheveux ; non la lotion du temps. On ne peut miser son avenir professionnel sur un physique de Mister univers sans en payer le prix. Qui cherche le charisme sans en avoir l’étoffe doit être prêt à sacrifier son scalp… Une histoire de vainqueur Un cil est un poil qui a fait son chemin ; un terroriste un résistant qui a joué de malchance. De Gaulle aurait manqué l’appel de la BBC (qu’il a d’ailleurs effectivement manqué9), les FFI éparpillés, il serait demeuré le Ben Laden factieux de l’Occupation. Hitler aurait-il remporté la guerre, exterminé 9 L’appel du 18 juin n’eut quasiment aucun écho. Il s’adressait de prime abord aux militaires qui, pris dans la tourmente de la débâcle, n’en prirent connaissance qu’ultérieurement, pour la plupart à l’occasion de la médiatisation de la condamnation à mort du « déserteur » par le tribunal militaire permanent de la 13e Région. Mettre à l’index : pointer du doigt ; un phénomène connu sur Internet sous le nom d’« effet Barbara Streisand ». Les enregistrements audios couramment diffusés dans les documentaires sont en réalité ceux de l’appel du 22 juin, dont le message s’éloigne quelque peu de l’original. Rien ne subsiste que des notes éparses de l’appel princeps. 39 les juifs, les noirs et les tziganes, il serait aujourd’hui considéré comme le Buffalo Bill de la nouvelle Europe. Et la question métaphysique par excellence non plus celle de savoir comment penser le monde après Auschwitz, mais après Dresdes, Hiroshima, Nagasaki. L’histoire est faite par les vainqueurs et d’une manière plus générale, les génocides reconnus tels, en tant que génocides qu’autant qu’ils ont échoué – ce qui n’est pas le moindre paradoxe. Un travail propre est un travail achevé, qui ne laisse pas de sang sur les murs et personne pour s’en plaindre. Les guerres, avant toute chose, sont des paris moraux. Logique du tout ou rien. Pas de demi-mesure. Il faut, pour l’emporter, raser jusqu’aux racines. Ainsi pas de lobby Aztèque pour faire un sort à la couronne d’Espagne. Pas de fils et filles de déportés Neandertal pour réclamer à CroMagnon le pretium doloris. Personne ne songe à reprocher aux Britanniques la suppression complète des Australiens aborigènes (« suis-je donc le gardien de mon frère ? ». Aussi n’est-ce pas demain la veille que l’on verra le tribunal de La Haye condamner Bush pour ses croisades pétrolifères. Ni les aïeux de Noé, qui n’en menaient pas l’Arche, incriminer Yahvé d’avoir tiré la chasse. Le génocide, c’est finalement comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais (nous a-t-on dit). Pétain, depuis son ergastule du fort de la Citadelle (Vendée, quand tu nous tue…) n’avait pas tort de croire que « l’histoire [l]e jugera[it] ». Voir à quoi elle tient, l’histoire… 40 « Une langue et des légendes communes, voilà ce qui constitue les nationalités », écrivait en son temps Barrès 10, qui ne fait très cyniquement nulle part mention de la vérité. Les révoltes arabes Ainsi des « rois génocidaires », ainsi des « criminels de guerre ». Les dictateurs, mutatis mutandis, en prennent pour le même tarif depuis la chute du mur : ami d’hier, ennemi de demain. Tous les « printemps arabes » (ou « hivers islamistes ») « spontanément éclos » (croyons-en BHL, baroudeur héroïque de la justice tous azimuts auprès duquel Kali l’hécatonchire passerait phocomèle) ont ravivé les braises de la révolution française. « Erhal ! » scandent les rebelles sur les réseaux sociaux, « dégage ! ». Et dans toute l’Arabie gronde la foule, houle à l’assaut des califats poussifs des poussahs corrompus. Gonflant l’unité tumultueuse de cette Onde qui moutonne, déferlent l’onde, et au-dessus de l’onde, les friselis d’écume, arabes eaux arabesques qui se rassemblent au pas, prêtes à se déchaîner contre la tyrannie. Et sous la cendre chaude renaissent les idéaux de 1789. Ne sont-ils pas admirables, ces gens si jeunes, si courageux, qui luttent pour les droits de l’homme, l’instauration d’une charia « propre » (c’est l’« islam des Lumières », un soulagement pour tous) et le droit à la consommation (– incidemment aussi pour les chantiers de Bouygues, le 10 M. Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, 1902. 41 développement de Total et le Qatar dont l’appétence pour la démocratie n’est plus à démontrer) ? Ben Ali, certes, « ça a commencé comme ça » – et c’est Céline qui parle – ; mais aussi Abdallah Saleh, « trépassé par les événements » (et dont tout le monde se fout, avouons être du lot) ; mais aussi Ould Abdel Aziz (mort par autoimmolation : un final flamboyant) ; mais encore Kadhafi (moins flamboyant) ; mais surtout Moubarak(-afrites), et aujourd’hui Assad. Qui veut la peau d’Assad ? Le bombardier Hollande (hibernatus s’est réveillé). Le sayan BHL (en manque d’inspiration pour son prochain brûlot ? Le récit de la fête est la moitié de la fête). Assad aurait, selon ses dires, « franchi le point de non-retour » : usé de gaz de combat. Ça sent le roussi. Des barils d'ypérite, plusieurs tonnes de VX et si ça se trouve, assez de Sarin pour remplir un poulet ont été reniflé par les limiers de l’ONU. A pas la preuve, mais a la conviction. Fabius lui l’a, c’est rassurant. Quoique certains – crypto-fascistes conspirologues négationnistes mussés dans le troupeau des hommes – commencent à sérieusement se demander qui, des « bouchers d’Assad » ou des « merdias » de l’OTAN, mérite le plus la palme de l’intox… Should I stay ou should I go ? Cinq mille victimes conventionnelles, labes chouia, on ne trouve rien à redire ; cinq cents à l’arme chimique, on crie au crime contre l’humanité. La réaction du culbuto est sans appel. Il faut taper, casser Assad ; son sort est dit, c’est en 42 cinq secs. Moins d’une semaine pour décider des frappes. Cela semble peu, mais c’est déjà six jours de plus que ses promesses de campagne. Et voici donc Flamby, tout caramiel, qui sort de sa cataplexie pour nous baver avec la tronche du type qui s'est luxé le testicule gauche qu’il faut « punir les responsables ». Leur passer un savon d’Alep. Il veut y aller, il a le zizi tout dur. Sûr de ton coup, Hollande ? Peutêtre une Faust bonne idée… On ne sait vraiment qui sont derrière « les responsables ». Flagrant, en revanche, est l’intérêt que pouvait trouver Assad, soutenu par la majorité de sa population et sur le point de refroidir le reste, à desserrer les vannes à deux pâtés de ruines de la délégation de l’ONU. On ne pile pas son blé avec une banane mûre. Car c’était bien hier l’intention déclarée de ce joyeux drille de François Hollande. Geler les avoirs financiers de Bachar al-Assad dans les différentes banques de l’Union Européenne ? « J’voudrais ben mais j’peux point… » Et la diplomatie alors, elle sent le pâté ? « Trop compliqué, il y a trop de vent… ». Pilonner Damas ? « Morbleu ! Vous devenez réalistes ! » Il ne veut pas du gaz de schiste, mais ne dit pas non au gazoduc. Il a le prétexte. Il a le plan. Il a vraiment des c… convictions et les met sur la table. Que la région soit une poudrière du Proche-Orient n’est pas pour le troubler. Il ne veut pas rendre Israël Mossad. On va donc bombarder la Syrie parce que la Syrie bombarde la Syrie. « Par rétorsion », précise Hollande, « par prévention » renchérit-il. Histoire de neutraliser la panoplie chimique de l’alaouite confit qui n’a jamais signé de convention de 43 limitation. La deuxième guerre mondiale ne vous a pas convaincu ? Essayez la troisième ! Poutine à la rescousse Signée ou pas, la convention, l’alibi peine à se faire entendre. Ce n’est pourtant pas l'« infauxrmation » qui manque. Des vidéos d’enfants gazés, ça prend aux tripes, ça mouille les yeux. Mais pour des vidéos postées la veille des événements qu’ils sont censés décrire ; surtout, pour des « faisceaux d’indices » tartis des mêmes services qui nous ont fait gober la fiole d’anthrax avec les armes de destruction massive, c’est un peu court. C’est un peu peu. Et c’est un peu se foutre de la gueule du monde quand on est à la fois le premier détenteur, provisionneur et utilisateur d’agents chimiques (napalm, phosphore blanc, agent orange libéralement fourni par Monsanto, reconverti dans le pillage agro-industriel) sur la planète. Quand on est également, damnatio memoriae, le premier fauteur de guerres illégales. Tout cela semble bien évanescent à l’heure du thé… – Mais que voit-on venir à l’Est ? Serait-ce une porte de sortie ? Le Salut des âmes – avec le crabe chatka – arrive par la Russie. Il semblerait, ô mon anchois de collioure, que la rencontre diplomatique de cette rentrée 2013 n’est pas été sans suite. Ce n’est rien moins qu’un accord de désarmement qui se profile à l’horizon. Bachar avale l’anaconda, sa fierté passe à l’as. Une sortie de crise ? À voir. Reste ceci qu’à se repasser la bande de la négociation, c’est à Poutine et non à 44 Obama qu’il aurait fallu remettre le prix Nobel de la paix. Plaisant de constater que la Russie soit devenue dans cette affaire, comme dans celle de Snowden, l’ultime espoir de paix et de liberté de pensée qu’il reste aux affranchis du Nouvel Ordre Mondial. Peut-être aussi que le schiste américain donnera quelque répit aux « dictateurs arabes ». Migrer sur Internet Occase à ne pas rater pour qui cherche un hébergement : le rideau de fer a beau s’être abaissé il y a de cela bientôt trente ans, les noms de domaine en « .su » pour Soviet Union sont toujours en circulation. Pesez le pour et le contre, vous serez toujours plus protégés sur l’Internet du KGB que sur le réseau-passoire « poire à lavement » de Keith Alexander. La grippe du pigeon Soixante cas de narcolepsie directement liés aux effets secondaires de la vaccination contre le H5N1. C’est le dernier cadeau d’adieu de Roselyne Bachelot, ex-ministre de la santé, qu’il convient d’ajouter aux frais de remboursement pour les quatre-vingt-dix millions d’ampoules de Tamiflux. On savait les hommes politiques prompts à nous endormir, mais pas encore à le faire avec autant de zèle. 45 La baignade interdite Hérault. Vacances. Été caniculaire. Un arrêté de la préfecture de Palavas-les-flots enjoint (et en juillet) les brigades de police en charge de la surveillance des plages de taxer au portefeuille les « baigneurs de l’extrême » ; en d’autres termes, d’interpeller les achromatopsiques coupables d’avoir, en s’aiguayant la croupe, grillé le drapeau rouge de la baignade décommandée. « Ah ! ma bonne dame, que d’incivilité ! A-t-on idée de s’humecter par temps de houle ? » Tous ces gens-là ne méritent pas de quartier. « Tous à l’amende ! » Tous à l’amende ? « Tous à l’amende ! » Voilà qui fleure bon les pépettes. Qui pourrait être une bouffée d’air pour les services de l’intendance municipale, aux prises avec les aléas de la décentralisation. Un coup de Jarnac qui permettrait à la mairie de renflouer ses caisses tout en se débarrassant de ces frimeurs et dispendieux maîtres-nageurs : plus de sauveteurs si plus d’hommes à sauver. Staline disait aussi : « plus d’hommes, plus de problèmes ». Il suffisait d’oser doser Joséphine. D’autant que tout cela se ferait au nom du même principe – inattaquable – que prétexté à l’occasion de la « taxe Nutella » (« haro sur l’huile de palme ! »), lors des débats parlementaires (pancraces délégatoires des lobbyistes) sur l’alcootest obligatoire dans les voitures, sur les alarmes automatiques dans les piscines, sur la levée d’une taxe écologique/carbonne (rebaptisée « contribution climat-énergie ») ou sur l’impôt sur les boissons gazeuses (« la cigarette du XXIe siècle », s’insurge Réjean Hébert, ministre de la Santé). Au nom du même principe 46 paternaliste qui nous interdira bientôt de tirer sur le cigare, de boire des expressos, de presser le pas sur le trottoir ou de sortir sans son airbag – histoire d’être en pleine forme le jour de son suicide – : la prévention. La prévention, qui nous conduit comme un enfant à son quai noir et poussiéreux linceulé d’interdits. La prévention, qui appauvrit les pauvres pour qu’ils tombent moins malade. Allez comprendre… Prière de vivre moins La prévention. Cela sonne doux comme « protection », « ponction » ; ça sent le chanoine mou, moelleux, le confort grassouillet. On ne s’imagine pas – mieux vaut ne pas s’imaginer – jusqu’où pourrait conduire cette liquoreuse mais étouffante miction de prophylaxie et de rentabilité. On verrait mal nos instances dirigeantes se priver de joindre la bonne conscience aux taxes. « Prendre soin de vous », seraitce contre vous-même, c’est l’argument des assurances santé. Pareil au chirurgien qui vous ampute et qui vous sauve, malgré vos plaintes, de la thrombose, de la gangrène, de vos enfantillages. Pareil au professeur à la baguette de fer à qui cela fait toujours « plus de mal qu’à vous-même ». Pareil au missionnaire qui, vous forçant la main, le couteau sous la gorge, vous aide à embrasser la croix histoire de vous remettre dans le droit chemin. C’est beau, c’est généreux. La prévention, c’est un peu finalement comme les « frappes dissuasives » : un petit mal pour un grand bien. Surtout pour Areva, Total et Bouygues. C’est une idée qui tourne, qui commence dure et ferme, et puis se brouille, se décompose, 47 noire de la tête aux pieds, en un vrombissement de mouches pour finalement laver des morts les sueurs et les glaires. La prévention sert aussi d’étendard de guerre. La guerre ne fait jamais que s’inscrire dans le prolongement de la politique. La prévention, pour justifier la guerre (exemple de l’Irak ; prospective sur l’Iran et la Corée du Nord), peut-elle, cela étant, fonder une vision politique ? Un projet collectif ? Qui sait s’il est ardu de vivre sans s’abîmer en quelque chose. À moins de vivre si prudemment que l'on pourrait tout aussi bien ne pas vivre du tout… Parbleu ! Et pourquoi pas ! Voilà au moins qui serait agir en profondeur ! Malthus avait vu juste. La population mondiale s’est vue multipliée par deux en un siècle et demi. Si l’on suit la logique, et si l’on suit les courbes, nous atteindrons vers la moitié du siècle les dix milliards d’individus vivant sur la planète. Nous serons alors environ 72 millions en France. La sécu ne tiendra pas le choc. Venu le temps d’aborder sérieusement des solutions qui fâchent. L’économie sans tous ces gens qui ne servent à rien (chômeurs, vieux, cancéreux, paralytiques, skaters, fans de Justin Bieber) se porterait bien mieux. Charmes ambigus de l’euthanasie, comme certains fruits sucrés-acides… Une présence qui s’éteint dans une cabine discrète, toute pétrie de silence pour une fin fumeuse, fuligineuse et sourde… Des véhicules sans conducteur, c’est déjà bien ; sans passagers, c’est encore mieux. Que du bénef : plus d’accidents ; plus de frais d’hospice ; c’est orgasmique. Des hôpitaux sans gériatrie : un rêve qu’on n’osait effleurer. La 48 compression de morbidité se ferait à la seringue plutôt qu’à fond perdu. Plus de maladies séniles, ou sénescentes, ou dégénérescentes. Plus de retraites à payer : hors du circuit, t’es cuit comme un biscuit. Broute parasite ? On vermifuge et, haut les cœurs, à bas les pacemakers ! À moi mon injection ! C’est le triptyque barbiturique-curare-chlorure de potassium : la voie royale de la réduction des déficits publics. Tout le monde y gagne. Il est certain qu’on ne pourra pas toujours compter sur le volontariat. Plus de héros à Massada. C’est qu’en matière de mort, l’homme est encore frileux. Soit citoyen : aide ton prochain, achète un kit. L’État lui-même pourrait organiser une sélection par l’alphabet. Cela comblerait incidemment le trou noir de l’Access prime-time de Sophia Aram (« Jusqu’ici, tout va bien ») qui flingue l’audience de Pujadas (allégorie de la boule de neige). Loto ludique : audience au rendez-vous. Si c’est pas progressiste… Le phantômâton En précisant, des fois qu’un de ces Perrin dandins de la rue Cambon se serait égaré au creux d’un paragraphe, qu’il s’agit d’ironie. C’est ça, comme au Bourget, lorsque François Hollande se disait, socialiste, « ennemi de la finance ». Moins ironique – et beaucoup plus concrète –, la « cabine à suicide », élaborée et présentée au monde en 1996 par le docteur Philip Nitschke. Utilisée la même année (c’est assez dire la demande), cet « auxiliaire de mort » intègre un logiciel appelé « Deliverance » chargé de diagnostiquer (litt. de « connaître à travers ») les pathologies de l’âme et 49 d’évaluer les vies (bilan du quotient bénéfice/placement consenti par l’État). Ce à l’issue d’un jeu de questionsréponses censées dresser le solde existentiel du candidat aux limbes. Un algorithme tout ce qu’il y a de plus léché – sauf à tourner sous Windows 8 (l’OS étant résolument conçu pour nous faire suer jusqu’à la fin). L’ensemble fonctionne ou dysfonctionne comme un standard d’appel bloqué sur boîte automatique. Un score suffisamment élevé sanctionne la viabilité de la demande du candidat, et déclenche l’administration d’une substance neurotoxique létale. Du psychopompe en bas des mauls, tout près du DAB pour les derniers achats. Quand on peut rendre service funèbre… Pour ceux – les malchanceux – qui, d’aventure, l’auraient dans le cul la balayette ; en d’autres termes, échoué au test de suppressibilité, rien n’interdit de retenter sa chance. Rien ne vous empêche de récidiver, autant de fois qu’il sera nécessaire. Le sort est capricieux. Comme le YiKing. Mais non pas intraitable. Non pas irrévocable pour qui connaît la martingale (qui trop souvent joue au Trivial Pursuit finit par maîtriser ses gammes). Songez comme il serait déprimant de repartir chocolat. Quand rien ne reste au monde que l’espoir d’en finir, il serait criminel de ne pas vous l’accorder. Le drame se joue bercé par le flow compassé de haut-parleurs de qualité lossless diffusants par défaut la marche funèbre de Chopin. Mais si vous préférez Skyrock, c’est à vous de voir. C’est votre mort. Faites selon vos dégoûts. Évidemment, vous seul êtes justiciable des conséquences de votre démarche. Le disclamer précise que le fournisseur se désengage de toute responsabilité en cas de 50 mésusage ou de rétractation tardive. Dont acte. N’oubliez pas le testament. Et faites pipi avant : la piñata tombé, la camarde fauche, merde aux énurétiques. Prenez donc place dans le photomaton de la mort : bientôt dans vos centres commerciaux. Faux contact du troisième type Nous devons avoir l’imagination bien pauvre ou bien égocentrique pour croire que c’est avec les hommes que de putatifs envahisseurs aliens en recherche d’interlocuteurs choisiraient d’entrer en négociation. Voilà qui traduit bien ce penchant ancestral des grues qui veulent toujours se classer seules à part des autres animaux. De l’hominiculture Crédule humanité, qui se prévaut si naïvement d’être au sommet de la chaîne alimentaire. En termes de biomasse, les grands vainqueurs de l’évolution sont les insectes. En termes d’intelligence, ce sont les nécrophages, dont l’ingéniosité va jusqu’à planifier l’élevage à ciel ouvert de protéines humaines pour remplir leur garde-manger. Nous sommes la proie des blattes. Et persistons à n’y voir que du bleu. La prise de la pastille On savait l’Hexagone à l’avant-garde de la médecine européenne. Depuis le XIIe siècle avec l’essor des universités 51 jusqu’à la clinique de Bernard en passant par la chirurgie de Paré, la biologie de Lamarck, la chimie de Lavoisier ou le vaccin de Pasteur, nous avons toujours soin de conserver une bonne longueur d’avance sur nos voisins. On ne change pas une équipe qui gagne. Le système de santé français peut aujourd’hui s’enorgueillir d’être le seul au monde à rembourser la médecine homéopathique. De même que les enveloppes privées aux partis politiques sont déduites fiscalement à raison de 66 %11, les liniments, granules, triturations et autres billes de saccharose bardés par « dynamisation » ou « dilution » selon l’école considérée, sont prises en charge à plus de 35 %. « Septique » ou jouasse, la collectivité allonge les 73 % restants. Une homéopathie qui, pour la forme et la sécu, de « médecine parallèle » devient « médecine complémentaire » à la médecine allopathique conventionnelle, elle typiquement occidentale. On pourrait croire, naïf, que deux principes antagonistes, se combinant, s’annulent ; ce n’est pas l’avis de l’ANSM. Dont acte. Certains mystères de la nature nous dépasseront toujours… 11 C’était la grande fumisterie du « Sarkothon ». Sur le total des 11 millions d’euros réclamés par le Conseil Constitutionnel au président-candidat Sarkozy pour avoir falsifié ses comptes de campagne, seuls 4 auront été effectivement payés par les sympathisants de l’UMP. Le reste, c’est pour le contribuable. « Demandez, et vous recevrez ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l'on vous ouvrira » (Matthieu, 7.7-11). Joies et revers de l’oligarchie de parti… 52 « Médecine complémentaire ». Et une de plus. Pourquoi cette promotion ? Surtout, pourquoi encourager financièrement, sur les deniers de l’État, une thérapeutique douteuse dont l’efficacité, pour ne pas être nulle (comme c’est le cas d’un tiers des molécules chimiques en vente sur le marché), ne surclasse guère celle enregistrée par l’effet placebo ? Qui croit encore à la « mémoire de l’eau » ? Quel thérapeute assez tarentulé pour en appeler aux super-mânes de Benveniste ? En France, fermage de Sanofi, fief installé de l’industrie chimique, comment s’explique une telle condescendance des élites dirigeantes à l’endroit des homéopathes ? Y aurait-il en sous-main quelque loge hermétique silencieusement active ? Quelque conspiration de poudreux enfarineurs au bras long comme ma b… un séjour naturiste pour grabataires du troisième âge sur l’île de Clipperton ? Ou bien serait-ce seulement l’in-science de nos parlementaires, juristes de formation, qui les aurait conduit dans l’exercice de leurs ponctions à détirer le tiers payant sans se douter le moins du monde de ce dans quoi ils s’engageaient – nous engageaient ? Des « contes d’apothicaire » C’est à la fois plus simple et plus retors que cela. Rien ne se fait sans raison. Tout a sa cause, qui n’est pas transparente, son réalisme qui dépasse l’infection. Le fin mot de l’énigme est que les patients optant pour l'homéopathie désaffectionnent la pharmacologie conventionnelle. Ils gobent du sucre et des muqueuses déshydratées 53 d’animalcules en dose en lieu et place des molécules chimiques qui, elles, coûtent incommensurablement plus cher à la sécurité sociale. Des molécules princeps ou génériques qui de surcroît – puisqu’efficaces – sont forcément aussi porteuses d’effet indésirables à contrebalancer par d’autres molécules, induisant d’autres effets indésirables à contrebalancer par d’autres molécules, et ainsi de suite. D’où, assez vite, la surmédication, responsable d’une entrée sur trois à l’hôpital. Splendeurs et misères des cortisones… Fini le temps des vedettes du micro(be) à consommer sans faim ni fin qui, pour le coup, son remboursées à 100 %, soit trois fois le montant cédé à l’homéopathie. Adieu les séminaires tous frais payés à Calcutta pour médecins VRP des grandes holdings pharmaceutiques. L’épargne étant, comme chacun sait, l’aune de la rationalité en ces temps de « rigueur », le calcul reste pertinent, dès lors qu’économique. À petite dose, aurait dit Paracelse, la petite bille en sucre, ça vous va comme onguent. À petite dose, redisons-le, au cas par cas, à condition de ne rien universaliser. La foi peut des miracles, mais ne sauve pas les diabétiques. Il est une limite au-delà de laquelle supprimer les malades plutôt que les maladies cesse d’être un business-plan d’avenir. À quand le jour où l’on expédiera les cancéreux chez les acupuncteurs ? 54 Fascination du loft On allait autrefois pour voir l’homme-tronc, la femme à barbe, le nain hydrocéphale ; pour admirer et se moquer tout à la fois, dans un concert d’apitoiement mesquin, de ces êtres inadaptés sortis de la cuisse de Pan. Nous en sommes revenus, décence oblige… pour y revenir incessamment par la télévision. Nous y sommes revenus, à la manière dont le patient captif, pour retourner à son médecin, retourne à sa maladie. Loana, Nabilla, Vendetta, Moundir, FrançoisXavier, étoiles filantes de la téléréalité, étoiles qui se consomment et se consument en un battement de cils, ont repris place dans les cages à prodiges. Ceux qu’on appelait jadis des « phénomènes de foires », les freaks, humain dégénérés, sujets de monstration, ont déserté le cirque pour intégrer le loft. Plus viscérale que le mauvais instinct qui nourrit cette fascination – mélange d’horreur et d’attirance, haine dans l’amour que signifie l’ambivalence en termes psychanalytiques –, une détresse qui se lit dans le besoin de lyncher. Que ferions-nous sans parabole – antenne et métaphore – pour nous rappeler qu’il y a toujours plus indigent que soi ? Le rire, objet philosophique ? À contretemps de ce qu’une routine académique broyeuse d’intelligence laisse à penser, traiter du rire comme d’un objet philosophique n’a rien de sulfureux. Rien de déshonorant. Rien d’inédit non plus pour qui ressouvient 55 entre la poire et le fromage que le second volet de la Poétique aristotélicienne a pour objet la comédie. Le soleil brille jusqu'aux latrines, disait Diogène, il n'en sort pas souillé. Le vitaliste Bergson, tout penseur qu’il était, a consacré une œuvre entière aux puissances heuristiques, évocatrices et suggestives du rire. Le thème n’en est pas moins mis à l’index des programmes de recherche. Une quarantaine qui ne doit pas peu au rigorisme puritain qu’a déversé la religion sur sa comparse assujettie : si « JésusChrist », il ne rit pas beaucoup. Une seconde cause, plus radicale, serait à rechercher dans l’attraction jalouse que les valeurs scientifiques exercent sur le vivier des littéraires. On comprendra qu’alors les philosophes en quête de légitimité, lorgnant sur la respectabilité des disciplines techniques, écartent assez loisiblement de leurs préoccupations ce qui risquerait de les précipiter dans la spirale de la vulgarité. Exit le rire. Le rire n’est pas sérieux. Et voilà l’essentiel, voilà le rire, par vanité de singe capucin, abandonné aux humoristes et aux hommes politiques. Et voilà l’indigence emmitouflée dans son sabir autiste portés aux nues, édifiée marque de fabrique d’une pensée moralement bien équipée. Voilà nos universités devenues, à leur corps défendant, de gigantesques serres où se pratique cette sorte d’étiolement de la pensée. Les mêmes concepts mobilisés de manière maniaque reviennent éternellement dans des problèmes reproducteurs. La chair devient une chambre d’enregistrement. L’enseignement une accumulation inerte de l’érudition morte à la création, de celle que Nietzsche taxait de « faitalisme ». L’aridité du verbe 56 étouffe la profondeur, la décolore, convertit insensiblement les controverses en des plessis de sommeil. Fougère contraceptive, la scolastique révoquée par la porte rentre par la fenêtre. On étudie les textes avec une lourdeur qui ne leur sied guère – Platon, primum inter pares. Il est toujours pourtant, comme s’en ouvrait Deleuze, une joie indescriptible qui jaillit des grands livres, même lorsqu’ils parlent de choses laides, désespérantes ou terrifiantes. Tous les penseurs n’ont pas la rate au court-bouillon. L’esprit de sérieux : c’est à ce prix, ont-ils pensé, qu’ils se sauveraient des vagues. Ils auraient pu avoir des raisons de le faire, cela ne leur donnait pas raison de le faire. Le fait pourrait bien être, plus fondamentalement, que l’humour pâtit de ceci qui le distingue de la culture et de l’orgasme que l’on ne peut pas si facilement faire semblant d’en avoir… Attaque de botulisme Les philosophes ne s’estimant drôles qu’au détriment de la philosophie, ne font plus rire qu’à leur insu. C’est BHL citant Botul, (in)conséquence féroce d’une gloire construite sur des sables mouvants. L’intéressé ayant, au demeurant, fournit une magistrale démonstration de son aptitude à l’autodérision : « c’était drôle cinq minutes, assénait-il sur Annal+, maintenant je trouve que ça va comme ça, ça me fait moins marrer. C’était marrant, ça tourne glauque ». Fin de la récré. Et de tenter autant que faire se peut de noyer le poisson : « c’est ridicule pour ceux qui s’en servent pour 57 éviter de lire. J’ai écrit un livre de 1300 pages, je parle de Levinas, Althusser, Romain Gary, Maurice Blanchot, Rosenzweig et il y a là un certain nombre de gens qui ne trouvent qu’un nom à relever c’est le nom de Botul ». Manière modérément discrète de rappeler les journalistes à leurs obligations promotionnelles. Petit détail tout de même : la référence au philosophe paraguayen fictif Botul, gourou d’une secte adoratrice de Kant ayant fait sécession d’avec la civilisation pour s’établir sur la banquise arctique (qui l’aurait cru ?), ne figure pas dans son ouvrage de 1300 pages, mais dans le second livre produit par BHL, De la guerre en philosophie, un fascicule moins lignivore de 130 pages mortné d’une conférence à Normale Sup’ (voir les élites se déliter)… Plus ambitieux que Sartre qui voulait faire descendre la philosophie jusqu’au bistrot, Bernard la refoule droit dans les égouts… Des confettis de carrière Ne pas chercher, aux sources de l’aversion que témoignait Victor Hugo à Napoléon III – abrégé « le Petit », de son épiclèse des Châtiments (1853) – d’autres motifs que purement progressistes, assurément altruistes et désintéressés. Hugo n’était pas homme à prendre ombrage d’avoir été déshérité par son empereur du poste de ministre de l’éducation ; empereur qu’il poursuivit un temps de ses splendeurs courtisanes, avec une accortise qu’on ne lui 58 connaîtrait plus de sitôt. Mais ses biographes, ses hagiographes à qui on ne la fait pas, ont bien compris qu’il s’agissait d’une feinte. Totor avait une volonté d’entrer dans la légende plus impérieuse que celle d’entrer dans la carrière. Totor, c’est bien connu, ne s’engouait pas des râteliers de la haute : on ne peut être en même temps, comme dirait Julien Dray, cupide et socialiste. L’effet rebond de Wegner Que se passe-t-il dans votre tête lorsque l’on vous demande de ne pas penser à quelque chose ? Vous y pensez. Faites l’expérience en ne pensant pas à une chasse d’eau. Merci d’avoir échoué. Ne pensez pas à du vinaigre. Vous y pensez. Vous y pensez et même, vous salivez (c’est un réflexe physiologique). Ce phénomène appelé « effet rebond » fut mis au jour à la faveur d’une série d’expériences célèbres diligentées en 2003 par le psychosociologue américain Daniel Wegner12. Wegner passait pour être un inconditionnel des ours blancs. Dada naturaliste qui recouvrait sa recherche chaque fois qu’il conviait ses cobayes à ne pas penser aux ours blancs. En précisant que si d’aventure ils y pensaient, il leur faudrait lui signaler en agitant une petite clochette qu’ils conservaient toujours à portée de main. Ses résultats ont démontré que la plupart des individus sont incapables de respecter de telles consignes, 12 Cf. D.M. Wegner, D.J. Scheider, « The white bear story » dans Psychological inquiry n°14, 2003, p. 326-329. 59 allant jusqu’à donner de la clochette à quelques secondes d’intervalle. Encore Wegner n’avait-il recruté que des cobayes américains. L’effet eût été décuplé sur des générations de Français ayant pâti de plusieurs années de rediffusion de Bonne nuit les petits. Français précocement traumatisés pour qui cet ours mal léché ne sera pas sans en rappeler un autre de sinistre mémoire. Un certain « Brun », activement recherché par Europol, ayant pris l’habitude de s’introduire chaque nuit dans la chambre des enfants avec sa longue échelle, modus pedophilus, aidé de son complice planant, un clandestin dealer de GHB en poudre qui se ferait appeler « marchands de sable ». Classieuse idée de l’ORTF que cette émission jeunesse qui a dû faire le bonheur des psychiatres et les plus belles années de Big Pharma… L’effet rebond au quotidien Wegner a ainsi découvert que la seule volonté de ne pas penser à quelque chose était la voie la plus certaine pour transformer cette chose en obsession, pour braquer tous les projecteurs, tous les signaux d’alerte sur le sujet tabou. Wegner et son ours blanc jettent à la face de l’univers du coaching et plus encore, de la philosophie, une réfutation patente de l’option volontariste. Vouloir, c’est succomber. Tout comme le jeune Stendhal avouant dans ses carnets « chercher le naturel » et ne faisant qu’accroître son affectation ; tout comme l’ensommeillé qui, ne pouvant pas 60 dormir, du seul fait d’essayer, aggrave son insomnie 13 ; tout comme, enfin, le névrosé voit des sexes partout. Mais nous extrapolons. Le fait demeure que nous sommes plus ou moins doués, en temps normal, pour rejeter en marge du champ de la conscience les idées noires qui polluent notre esprit. Mais demandez explicitement à un individu de refouler une pensée angoissante, un souvenir négatif, et vous pouvez être certain qu’il ne pourra plus se le sortir de la tête. Ce qui s’appelle coller un spectre, convier l’angoisse en sa demeure au lieu de l’exorciser. Par cela seul que nous sommes moins « pensant » que « traversés par des pensées qui nous échappent » (qui a connu, comme nous, un cas extrême atteint de Gilles de la Tourette en sera convaincu), vouloir ne pas penser à quelque chose agit comme un rappel constant de ce quelque chose, ne serait-ce que sous la forme de la question « suis-je bien en train de ne pas penser à ce à quoi je ne dois pas penser ? ». Hacking de la pensée L'effet rebond de Wegner se manifeste au quotidien, dans des contextes aussi courants qu’hétéroclites. On pourrait faire d’autres usages bien moins bénins de ces suggestions. De plus pervers que le docteur Wegner pourraient ainsi vous conseiller de ne pas penser à la douleur 13 Cf. O.P. John, J.J. Gross, « Healthy and unhealthy emotion regulation » dans Journal of personality n°72, 2004, p. 130113017. 61 cuisante produite par la bordure d’une feuille râpant sèchement votre pupille, ou à la pose zébrée de désir d’un lutteur turc adepte de pôle-dance. Certains pourraient en profiter pour forcer la serrure de votre imagination, en vous priant cauteleusement de ne pas imaginer Mimi Mathie (250 mille euros tout de même par épisode de Joséphine14) sodomisée par un saumon. Ce que nous ne ferons évidemment pas, ne serait-ce que par respect pour la sensibilité de notre lecteur. Voilà qui n’en serait pas moins plus productif que la diffusion en boucle des disques de Julio Iglesias et de Dalida dans les prisons chiliennes, dont on apprend qu’elle constituait l’une des ressources les plus prisées des tortionnaires de Pinochet (que plus personne n’ose dire que la musique adoucit les mœurs). Un bon moyen, du reste, pour boucler un épisode de Vingt-quatre heures chrono sans persuader le public américain qu’on ne peut lutter efficacement contre le terrorisme sans charcuter un musulman toutes les dix-huit minutes. Pour ce qui nous concerne, nous ne pouvons que vous inciter à ne pas méditer tout ce que vous venez de lire, et à ne surtout pas penser que l’auteur de cet article est définitivement un être formidable. L’effet rebond spirite Il n’aura pas fallu longtemps avant que l'effet rebond de Wegner se voit embrigadé par les sceptiques comme une 14 Idem pour Véronique Genest, alias Julie Lescaut. Le talent paie… 62 explication possible (et fonctionnelle, sous réserve d’inventaire) à de nombreuses pratiques relevant du domaine de l’étrange. Sans décliner le rosaire des pratiques extrasensorielles intéressées par cette remise à plat, contentons-nous de mentionner les différentes variantes de la radiesthésie, des alphabets ouija 15, de l’écriture automatique ou, plus spectaculaire, de la communication avec les disparus. Saisissons-nous, pour les besoins de la démonstration, des deux extrémités du spectre : d’une part, de la radiesthésie (a), que nous étudierons par l’entremise de ce qui constitue – à égalité avec la baguette de sourcier – son instrument privilégié : le pendule magnétique ; de l’autre, des rites d’invocation (b), conçus à l’occasion des séances de « tables tournantes » – à ne pas confondre avec les turntables, les « planches à crêpe » ou les platines de boîtes de nuit : David Guetta n’est pas meilleur médium que musicien. Nous avons bien affaire dans les deux cas, au moins en pour qui concerne les pratiquants, à des manières de manifestations relevant de la psychokinèse (« PK » pour les intimes). Il s’agirait plus simplement de déplacements d’objets à l’exclusion de tout contact physique, s’exonérant par conséquent des lois de la mécanique classique. C’est en ce sens qu’ils sont étiquetés comme phénomènes « paranormaux ». Mettons que ce que les sciences regardent comme des « anomalies » que la théorie actuelle échoue à 15 Pour l’anecdote et le plaisir du linguiste, le mot valise « oui-ja » est une engeance métisse de l’interjection française et germanique. 63 expliquer, mais vouées à se dissoudre au sein d’une théorie future plus consistante à l’aune d’un paradigme réformé, les parapsychologues les envisagent comme autant de démonstrations du caractère irréductible et insoluble de l’inexpliqué. La science n’aurait pas pied dans l’océan de l’inconnaissable. Ce contre quoi s’élève précisément Wegner, soldat réductionniste armé de son effet rebond. Pendule, ouija et tables folles Dans quelle mesure ces déplacements que les zététiciens interprètent comme l’effet de mouvements inconscients – admise la bonne foi des participants – seraient-il tributaires de cet effet rebond ; effet qui, rappelons-le, revient à démultiplier la puissance invasive de la pensée, de l’affection ou de la pulsion idéomotrice que l’on s’efforce de refouler ? La réponse est dans la question. (a) Nous devons à Wegner la mise en place du premier protocole expérimental visant à éprouver scientifiquement la pertinence de la radiesthésie. Les résultats ne sont guère fameux. Ceux des sourciers catastrophiques. Ceux du pendule miraculeux dont le sens de rotation est supposé, depuis des siècles, déterminer le sexe des bébés, prédire l’avenir ou retrouver des objets égarés, sont aussi erratiques qu’aléatoires. Risquer une interrogation dont la réponse n’est pas déjà connue ou présumée par le radiesthésiste : la probabilité que vous obteniez une réponse juste tend vers 50 %. – Ce qui n’empêche pas, et c’est ici tout ce qui nous 64 intéresse, que le pendule oscille. Quoi qu’il se trompe, le pendule bouge. Même lorsque vous ou l’une de vos connaissances résolument positiviste se charge de le tenir, et de ne surtout pas bouger. Non pas malgré, mais précisément parce que cette personne essaie de ne pas bouger. Et par làmême, échoue, au prorata de cet effort. C’est en ce point que l’effet rebond démystifie le paranormal : il y a bel et bien mouvement, et transmission de mouvement ; quoique ce mouvement soit instinctif, pourvu qu’il soit indésirable. Il ressort que de la même manière que s’efforcer de ne pas imaginer un ours blanc ouvre le bal de votre esprit à une sarabande d'ursinés albinos, s’astreindre à conserver une immobilité parfaite influence corrélativement le sens et l’amplitude et la vitesse du balancier. (b) Cette découverte, dont les leçons peuvent être extrapolées à bien d’autres domaines de la parapsychologie, présente en outre le mérite d’authentifier certains aspects contrintuitifs mais récurrents dans les procès-verbaux des « médiums » convaincus. Les spirites pratiquants observent que les défunts ont plus de chances de se manifester au cours des séances de table tournante ou de planchette ouija lorsque le public dilettante – le plus impressionnable – est occupé à chanter des cantiques, à discuter ou même à plaisanter. Toutes ces activités ludiques agissent comme le journal télévisé, en détournant de l’essentiel et créent un terrain favorable aux mouvements inconscients. Nous voilà mis aux prises avec une singulière alternative. Que les participants s’efforcent de maintenir immobiles leurs mains au contact du verre ; qu’ils évertuent à n’exercer aucune pression sur le 65 bord de la table ou s’empêchent d’esquisser le moindre geste qui serait susceptible de biaiser l’expérience, et ils pourront être certains de générer eux-mêmes l’effet de parasitage qu’ils tentent d’éliminer. Qu’ils s’ingénient inversement à s’évader en s’occupant l’esprit, ils ne feront que relâcher l’inhibition consciente pour donner libre cours à leur activité idéomotrice réflexe. Quoi qu’il arrive, cela doit arriver. Et cela arrivera, si vous savez vous faire patients. Des fois qu’il vous prendrait l’envie de tailler une bavette avec l'abbé Saunière. Aux sources de l’engouement La propension « contracyclique » de l’effet rebond explique en grande partie la côte faramineuse atteinte par le spiritualisme à dater de la fin de l’ère industrielle. Supplément d’âme imbibée de chamanisme américain et d’eschatologie chrétienne, cette spiritualité bâtarde a fait ses dents et les gros titres autour de la supercherie grossière des sœurs Léah, Kate et Margaret Fox. Que cette dernière ait éventé le canular quelques années plus tard n’empêcha pas les liges de s’emballer comme si sa confession n’avait jamais eu lieu. Touchant essentiellement une intelligentsia bourgeoise et désœuvrée, le « spiritualisme » (variante du « spiritisme ») continua de sévir pour culminer dans les pays anglo-saxons dans la période des années 1840-1920. Tout se passe comme si le bouddhisme occidental à la Matthieu Ricard avait, depuis, repris l’affaire – tant au niveau 66 sociologique (psychologie de CS++) que sociétal (effet de mode). Ici s’arrête l’analogie, l’effet rebond jouant nécessairement dans le bouddhisme un rôle déprédateur. Ceci dans la mesure exacte où l’extinction de la volonté visée par ce dernier est obérée par la volonté-même de l’extinction de la volonté. Auto-contradictoire, elle est antinomique ; tandis que le spiritualisme bénéficie inversement de cet effet en procurant à ses défiants de la première heure (d’autant plus susceptibles de déplacer les tables que respectueux du protocole) des éléments tangibles de sa respectabilité. On comprend rétrospectivement le pourquoi de ce succès à la lumière de l’efficacité des rites auprès des agnostiques. Succès dopé par leur retournement aussi brutal qu’inattendu, consécutif à leur expérience propre. Or les anciens sceptiques fournissent toujours, comme chacun sait, les prosélytes les plus effervescents. Tout porte à croire, si l’on voulait conduire le raisonnement à terme, que le meilleur moyen de n’obtenir aucun résultat sensible en matière de ouija comme de table tournante consiste à produire délibérément soi-même les effets recherchés – c’est-à-dire en trichant. Laissons faire la nature, et la nature fera d’elle-même ce que l’artifice torpille en voulant imiter. Le normal produit très bien tout seul son antithèse. 67 Médium et détective Parmi les plus fervents adeptes du spiritualisme tombés dans la marmite, on peut citer le cas exemplaire de Sir Arthur Conan Doyle. Une conversion piquante au sens d’inopinée, d’inattendue voire d’insolite venant du très célèbre auteur de Sherlock Holmes. Plutôt subite et déroutante de la part d’un plumitif à long-seller, positiviste jusqu’à la plante des pieds, connu pour avoir fait de son protagoniste un parangon de rationalité, une redoutable machine logique dont l’instrument privilégié – la loupe (devenu le cellulaire, Smartphone ou « téléphone intelligent » dans la série de 2012) – exalte sans ambages le triomphe de la technique et de la précision sur les énigmes illucidées de l’ancien monde. Un détective n’investiguant jamais sans son esclave sexuel colocataire du fictif 221B Baker Street : l’« élémentaire mon cher »16 Watson, médecin de son état. Et narrateur, s’il faut le préciser. Que signifiait pour le public cette alliance inédite de la méthode inductive fondée sur l’évidence et des sciences forensiques en germe, sinon les ambitions nouvelles de la technoscience à venir à bout des ultimes poches de résistance à la raison démystificatrice ? Qu’incarnait Sherlock Holmes, sinon le manifeste vivant de l’hybris rationaliste, annonciatrice du scientisme ultérieur galvanisé par les progrès de la révolution industrielle ? Et voilà pas que cette Lumière anglaise, porte-étendard de la raison conquérante, ce Conan Doyle à la plume 16 Phrase apocryphe. 68 intrépide cachait dans son placard plus d’un cadavre rance. De même que Newton, tandis qu’il mathématisait le monde, noircissait nuitamment des grimoires d’alchimie, ce même auteur auquel nous devons l’existence du plus âpre rival d’Hercule Poirot n’a eu de cesse que de se compromettre en promouvant livre après livre le spiritualisme le plus halluciné et ses supposées preuves ; en s’adonnant des décennies durant à son hobby de nécromancien avec une régularité kantienne. Quoi qu’il soit juste d’ajouter, pour être tout à fait honnête, que les décès enchaînés de son épouse Louisa en 1906, de son fils Kingsley, de son frère « Duff », de ses deux beaux-frères et de ses deux neveux au cours de la Première Guerre mondiale ; puis de son autre frère John Francis Innes des suites d’une pneumonie en 1918, n’a pas dû ménager beaucoup sa profession de non-foi. Perdre sa famille et les pédales concurremment s’avère d’une banalité criante chez les hominidés que nous sommes. Certains se noient quand d’autres fuient et se raccrochent à Dieu. Toutes les perches sont bonnes pour se tirer d’affaire. L’effet rebond commun Atterrissons. Retour sur le plancher des vaches pour explorer d’autres instanciations, plus prosaïques, de l’effet rebond de Wegner. D’autres travaux lancés dans la foulée de ceux entrepris autour de la parapsychologie ont attesté de l’omniprésence du phénomène au sein de la vie ordinaire. Il n’est de situation, domaine, contexte qui ne soit pour lui une occasion de faire son coming-out. Le sport – restons dans les 69 pâquerettes. Le sport avec le golf, si l’on ose appeler ça un sport depuis que les « carts de golf » ont envahi les greens. Le golf, donc, prolongement up to date de la vènerie nobiliaire (venatio clamosa), dont la porosité aux suggestions supposées « motivantes fermées ligne fait désormais figure de cas d’école dans les amphis de psychologie ; du même tonneau que Trafalgar dans la marine ou que la ruse de Parmentier dans les écoles de vente. Ainsi chaque fois – ou peu s’en faut – que l’on demandait à des golfeurs professionnels de « viser leur trou de balle » (gageure pour une population exercée à péter plus haut que son cul) sans dépasser une ligne perpendiculaire à ce « trou de balle », ils forçaient sur le club et dépassaient les bornes. Plus populaire et moins sélect, le foot. Vous, rhabillés en coach, faites signe à un footeux de localiser ses penalties dans la zone gauche des buts : soit il tirera à droite, soit il manquera les cages. Dites-lui la prochaine fois de tirer à droite ou de ne pas tirer du tout. Ou soyez pragmatiques : subornez les arbitres (l’OM ne tortille pas qui s’élance « droit au but »). Dans la même veine/déveine (selon les demis de stade), le lanceur de base-ball Rick Ankiel avait coutume d’appeler « la créature » l’entité mystérieuse qui le « forçait » à manquer systématiquement ses envois décisifs – ce qui lui valut relégation dans les mineures et bien des turpitudes. Du sport aux addictions, comme aurait dit Rousseau, la conséquence est bonne. Des expériences ont démontré que les « cohortes » (synonyme de « panels » en bonne sociologie) de fumeurs pénitents et de personnes mises au régime à qui l’on demandait ne pas penser à leur péché mignon 70 éprouvaient de plus grandes difficultés que les sujets témoins à se débarrasser de leurs mauvaises habitudes. Une piste prometteuse pour comprendre pourquoi les régimes restrictifs préconisés en mauvaise diététique échouent avant même d’avoir commencé. Un euphémisme, depuis que l’on sait par une enquête de 2013 que les femmes françaises passent en moyenne 21 minutes de leur journée (18 pour ces messieurs) à estimer les calories de leur plat et à songer régime. Et peut-être également, pourquoi les bonnes résolutions sont aussi résistantes au tartre du train-train que les promesses de François Hollande… L’offre présidentielle Nous célébrons en France un demi-siècle de suffrage universel. La possibilité de choisir entre deux pourritures jumelles sorties des mêmes écoles, vendues aux mêmes industriels, affiliées aux mêmes banques. Deux canards ventriloques d'une courbe marionnette, la Commission de Bruxelles, cache-sexe des intérêts de la finance apatride. Ne resterait au citoyen qu’à faire la part entre le linceul blanc de Joseph d'Arimatie et le drap pourpre de Renan. C’est le visage souriant de la technostructure qui vous permet de choisir l’huile et le beurre avant de vous faire frire en cassolette. À l’élection comme au fist-food : on a le choix entre McDo et Quick, mais au final, on a toujours la chiasse. 71 La vie en boîte Nous passons notre vie à fuir de boîte en boîte. Aujourd’hui plus que jamais, des premiers pas dans le parc à bébés jusqu’à la maternelle, puis de la maternelle à l’université ; pour d’autres à l’atelier ; pour d’autres à l’entreprise. D’une boîte à l’autre nous circulons, petite ou grande, locale ou internationale. Nous travaillons sans jamais déboîter. En suite de quoi les uns, pour se distraire, se précipitent en boîte, escomptant s’emboîter lorsque les autres, trop vieux pour ces conneries, regagnent leur boîte à béton pour se toucher la zapette devant leur boîte à troubadours (aucun sous-entendu). Ainsi transhumons-nous, d’un clapier l’autre ; et comment autrement que dans une boîte à roues, boîte à boîtier de vitesse au tégument chromé ? Puis la vie passe, et vient la boîte à vioque en attendant que la dernière boîte en bois vienne recueillir nos cendres. La boîte protège, la boîte isole, la boîte compresse. Douce incarcération, lorsqu’on y réfléchit. De la mise en boîte au désir régressif du cocon maternel, la conséquence serait osée, mais non pas dénuée de sens. Morphing à domicile Les ingrédients d’une bonne tartine d’angoisse : un grand miroir, un photophore (bougie, chandelle, un truc avec une mèche qui flambe et qui vacille – 15 euros sur eBouse) et 72 vous17. Isolez-vous avec le matériel dans une pièce sans courant d’air. Une salle de bains fera très bien l’affaire. Tirez les jalousies ou attendez le soir. Une fois la pièce envahie par l’obscurité, enflammez la calbombe disposée préalablement à mi-hauteur un mètre derrière vous. Plongez vos yeux dans la grande glace placée à 40 cm de votre visage et observez. L’effet d’optique prend rarement plus d’une dizaine de minutes à se manifester. Dans son étude datée de 2010, Giovanni Caputo, psychologue italien, a démontré que près de 70 % des gens, soit sept personne sur dix (pour les adeptes de la conversion), verront leurs traits se déformer horriblement jusqu’à ne plus se reconnaître. La parole à l’expert : At the end of a 10 min session of mirror gazing, the participant was asked to write what he or she saw in the mirror. The descriptions differed greatly across individuals and included: (a) huge deformations of one’s own face (reported by 66% of the fifty participants); (b) a parent’s face with traits changed (18%), of whom 8% were still alive and 10% were deceased; (c) an unknown person (28%); (d) an archetypal face, such as that of an old woman, a child, or a portrait of an ancestor (28%); (e) an animal face such as that of a cat, pig, or lion (18%); (f) fantastical and monstrous beings (48%). 17 Certains, que la nature n’a pas gâtés, se contenteront d’un grand miroir. 73 Une illusion connue depuis des siècles sous le nom d’apparition « Bloody Mary » (« Marie la sanglante »), en référence à la légende urbaine voulant que cette mère infanticide, fille enterrée vivante ou suicidée (en fonction des versions) apparaisse imbibée de sang, traverse le miroir et vous emporte « de l’autre côté ». Un « ravissement » à prendre au premier sens du terme, Bloody Mary ne jouissant pas d’un sex-appeal à se décrocher les maxillaires. La dame, selon des sources de première main lui ayant survécu, serait cannibale, énuclée et à ce titre, n’apprécierait rien plus que d’arracher avec les dents les yeux et le visage de ses invocateurs. Une variante de The Ring, en somme, moins la télévision qui ne courait pas les rues au temps de la rumeur. Si le peeling vous tente, vous pouvez notamment maximiser vos chances en prononçant de trois à treize fois « Bloody Mary », à quoi vous aurez soin de préciser « I killed your baby » (« j'ai tué ton enfant »), histoire de vous garantir les meilleurs sentiments de l’entité à votre égard. Soulignons bien que le rituel n’est pas obligatoire pour obtenir la distorsion ; seulement recommandé pour qui souhaiterait en décupler l’intensité. La suggestion, que vous croyiez ou non au folklore de Bloody Mary, fonctionne comme un booster de sensations. Un phénomène encore mal expliqué par la recherche, et qui tiendrait à une difficulté qu’éprouverait le cerveau dans certaines circonstances à réunir en une image globale les éléments épars d’un même objet – en l’occurrence, votre visage. Difficulté à passer de l’analytique au synthétique, comme si le détail, devenu trop visible, faisait obstacle à la vision d’ensemble. 74 Victime de l’évolution Art, politique, religion, qui sont les murs porteurs de la civilisation ont tous partie liée avec le mensonge. De même que la parole ; a fortiori l’écrit, dans la mesure où ces « médiums » impriment une distance symbolique (le signe) entre le signifiant et le signifié. Tout se passe comme si la sortie hors de l’ « état sauvage » marqué par son « immédiateté » et l’entrée dans l’histoire (version du mythe) se payait, comme la guerre, du sacrifice de la vérité. Psychique du rêve Nous passons en moyenne un tiers de notre vie au lit. Environ vingt-quatre ans. Cinq fois par nuit, nous entrons dans le stade du sommeil dit « paradoxal ». Cinq fois par nuit, pour une durée d’une vingtaine de minutes, nous vivons notre sensibilité déconnectée du corps, dormons nos imaginations dont le dépôt sensible, sans cesser d’être, viendra à se loger dans une zone d’ombre inaccessible à la conscience lucide. Inaccessible, sauf à se réveiller/à être réveillé au beau milieu de cette phase (paradoxale) ou bien à l’occasion d’une expérience vécue particulièrement frappante par sa similitude avec le rêve (syndrome du « déjàvu »). Il s’agit en ce cas d’une situation critique qui agirait comme un catalyseur pour la mémoire. C’est ainsi, par ailleurs, que la zététique explique les rêves « prémonitoires ». De manière générale, maître au placard nos rêves est essentiel pour ne pas les embrouiller avec des éléments de 75 réalité. On a tous éprouvé ce sentiment désagréable mêlé de soulagement un matin de brouillard où l’on émerge peu à peu de sa torpeur nocturne, en comprenant que « cela ne s’est pas vraiment passé ». Tout le monde rêve. Même si peu s’en souviennent – et c’est tant mieux pour eux. Sur quatre rêves que nous faisons, trois sont statistiquement décrits comme négatifs par les dormeurs importunés au moment fatidique. Si je vous réveillais impitoyablement de votre sommeil paradoxal en vous demandant de quel fantasme vous venez d’émerger, deux phénomènes (au moins) ne manqueront pas de se produire. Vous vous demanderiez d’abord, avec raison, ce que je fiche dans votre chambre en plein milieu de la nuit. Cette mise au point effectuée, en supposant que je vous convainque de ne pas appeler les flics, vous me répondriez presque immanquablement comme répondront presque immanquablement la grande majorité des sujets confrontés à l’expérience, en décrivant par le menu des circonstances critiques. Vous étiez nu, ou poursuivi, mis en échec, traqués par quelque chose. Pourquoi cette dominante comminatoire du rêve ? Pourquoi, plus fondamentalement, le rêve ? Physique du rêve Peut-être pour rejouer certaines situations, et mieux câbler notre cerveau à réagir de manière adéquate à ces situations. Le rêve n’est pas que le « déchet sensible » d’une remise en ordre ou d’une « défragmentation », pour parler un 76 langage prisé des computationnistes. D’aucuns ont pu le considérer comme un « simulateur virtuel », mettant l’accent sur ses fonctions collatérales à la réparation et à la cristallisation des connexions neurales les plus sollicitées. Notre cerveau ferait en sorte de générer des scénarii aléatoires, mettant en scène diverses situations dangereuses pour parfaire son éducation au risque. Le rêve « réparateur » serait donc aussi « préparateur ». Avantageux en tant qu’il anticipe et justifie d’un point de vue évolutionniste qu’il se révèle un mauvais rêve, nous le disions, trois fois sur quatre. Les théories du rêve ne sont pas exclusives. Le fait est que durant le rêve, l’ensemble du système musculaire se doit d’être inhibé (sauf défaillance = somnambulisme), de pied en cap, à l’exclusion seulement des muscles oculaires à l’origine des REM (Rapid Eye Movement), des « mouvements oculaires rapides ». Une autre chose curieuse doit alors se produire. Le rêve stimule ou s’accompagne (ne projetons pas de causalité là où ne se donne peut-être rien que de la corrélation) d’un réveil effarant des organes génitaux. Disons crûment que les hommes subissent une érection tandis que les femmes se mettent à lubrifier18. Pourquoi ? Pourquoi paralyser le corps 18 L’érection mâle ou pollution nocturne offre à ce titre au sexologue un expédient providentiel en mesure de déterminer l’étiologie physiologique ou strictement psychologique d’une impuissance. Rien n’est besoin, pour tout dispositif, que d’un banal serre-kiki rigide à enfiler le soir. On ne vous fait pas de dessin. 77 en épargnant spécifiquement ces deux organes : l’œil et le sexe ? Certains chercheurs, faute de réponse, rappellent que ce phénomène n’est pas daté d’hier. Les paléoanthropologues et les historiens d’art ne se lassent pas de contempler les peintures pariétales de la grotte de Lascaux. Dont l’une, de dix-sept mille ans d’âge, dépeint un chasseur assoupi, la silhouette ityphalle (mais peut-être avait-il seulement beaucoup apprécié la chasse). Preuve que les mêmes mystères turlupinaient déjà nos plus lointains aïeux. Question réponse, nous ne faisons pas mieux qu’eux. La « vallée dérangeante » Un passage à Tokyo ? S’il vous est arrivé, en vous rendant à l’office de tourisme de la métropole nipponne, de tomber nez à nez avec une charmante demoiselle tirée aux quatre épingles, la gorge proéminente à l’érotisme outré, anormalement affable, le sourire ultrabright plaqué sur un faciès luisant de bonheur administratif : pour ainsi dire parfaite, n’était son absence singulière de jambes (!), il se pourrait – par ordre progressif de probabilité – ou bien (a) que vous ayez rencontré le spécimen unique du fonctionnaire sympa qui confirme la règle, quoiqu’un peu abîmé par sa rencontre fortuite avec une tronçonneuse, (b) que vos fantasmes nocturnes vous jouent des tours et vous révèlent des déviances refoulées ; consolez-vous, vous oublierez tout cela très vite en émergeant de votre coma pour vous frotter aux dures réalités de la vie, ou bien (c) que vous ayez fait la connaissance de l’un des prototypes robotisé 78 (de robota, « esclaves » en polonais, mais sans connotation sexuelle) d’hôtesse d’accueil humanoïde qui servent de vitrine technologique aux VRPs de Toyota, toujours en quête de stratagème pour hameçonner le putatif investisseur gaijin en lui en foutant plein la vue dès sa sortie de l’aéroport. Un genre de domotique 2.0, de domestique d’aragonite qui rétrograde l’humain à ce qu’il a de moins humain, et donc de plus utile. Pas de bol (de riz) pour eux (de lymphe), vous n’êtes là qu’en touriste. À l’automate-moi-ça, cette Vénus d’Ille qui vous demande en globish approximatif ce qui vous ferait plaisir, vous vous gardez de répondre selon votre pensée et, pour rester décent, vous enquérez de l’adresse d’un hôtel accessible qui ne soit pas qu’un empilement de catafalques. Plus, si le logiciel d’ancrage n’est pas trop obsolète, celle d’un bar à sushi nippon ni trop mauvais. Vous aurez très probablement, au cours de cet échange, fait l’expérience du sentiment étrange et perturbant que quelque chose se passe qui n’imprime pas, qui vous dépasse. Quelque chose d’oppressant qui vous étreint dans la conversation, qui vous menace, sans que vous ne puissiez précisément identifier ce qui ne tourne pas rond. Bizarre. Si, d’ordinaire, l’image des femmes graciles en kimono ne vous émoustille pas, celle-ci vous place dans un état second. Indescriptible. Vous n’êtes nullement misonéiste et pas luddite pour une coupure de yen. Mais vous n’êtes pas à l’aise. Tout en étant conscient de n’avoir en face de vous qu’un pur amas de circuits, de résistances et de processeurs coulés dans l’exuvie d’un moule 79 de silicone, vous flippez comme une huître. Bienvenue dans cet aire taciturne, torpille de la « vallée dérangeante ». La « vallée dérangeante » (suite) Traduction littérale de l'anglais uncanny valley, la « vallée dérangeante » fait référence à une théorie élaborée par le roboticien japonais Masahiro Mori dans les années 1970, établissant une corrélation entre le degré de sophistication d’un robot à morphologie humaine et l’obscur sentiment d’« inquiétante étrangeté » (unheimlich, écrivait Freud) que ce robot suscite chez ses interlocuteurs. La « vallée dérangeante » met en lumière le fait que plus une machine humanoïde sera fidèle à son modèle humain, plus les imperfections – même infraliminaires – de sa plastique ou de son comportement sembleront monstrueuses. Un constat d’expérience qui prend à contre-pied l’idée selon laquelle les hommes auraient plus de facilité à se lier d’amitié avec des créatures qui leur ressemblent (« qui se ressemble s’assemble ») – qu’il s’agisse d’androïdes à usage domestique (cf. I, Robot) ou de modélisation de programmes d’exploitation (cf. Paycheck) – qu’avec une machine à café ou une batterie de voiture. Compendieusement, R2-D2, droïde mécanicien aux cervicales de chouette, à la silhouette oblongue et ovoïde montée sur des roulettes sera vécu de manière moins comminatoire que son acolyte C3PO, s’autodéfinissant comme un « droïde de protocole », c’est-à-dire investi d’une fonction langagière, et dont l’anatomie – malgré son 80 revêtement vermeil – tend à se rapprocher de celle de son créateur. D’aucuns objecteront qu’il s’agit là d’une induction trop abusive pour prétendre au statut de loi expérimentale. La « vallée dérangeante » n’a rien de scientifique. Et d’appuyer leurs dires sur le succès recrudescent du pin-up cyberpunk et du dōjin/ecchi japonisant. Nous le leur accordons. D’autant plus volontiers que cette dilection asiate pour les « machines sexuelles » n’est pas sans lien avec leur statut d’éclaireur dans le domaine de la robotique anthropomorphe. Nous le leur accordons, à deux réserves près : il y a ceci, d’une part, qu’une loi peut être statistique, exprimer une tendance plutôt qu’une détermination (c’est le cas de toutes les sciences sociologiques ou ayant prise sur les « systèmes instables » de Prigogine) ; cela, d’autre part, qu’une hirondelle ne fait pas le rouleau de printemps. Les Japonais n’ont pas valeur d’exemple. Il serait malvenu d’extrapoler sur le fondement d’une civilisation qui a fait du bondage un art traditionnel à part entière à côté du feng-shui ou de l’ikebana (composition florale), ainsi que du « léchage d’œil » un rite sexuel aphrodisiaque. Aussi peu pertinent que de généraliser le cas clinique d’un névropathe devenu médecin qui détestait son père et phantasmait l’inceste. Qu’il y ait des exceptions à l’uncanny valley n’est pas rédhibitoire. Pour une immense majorité de sujets, le mimétisme inaccompli de l’hôtesse d’accueil – de la femme-tronc précédemment citée – déroute plus qu’il talon n’aiguille. 81 No human’s land Cette expérience de robo-éthique atteste que quel que soit notre âge, sexe, signe astrologique, nous serons plus nombreux à nous sentir incommodés par des situations d’interaction engageant des semblants d’humains dotés d’un épiderme, de vêtements et d’expressions elles également humaines, qu’en pollicitations face à une borne TGV ou à un automate Gaumont clairement identifié. Mais pourquoi la « vallée » (a) ? Et pourquoi « dérangeante » (b) ? (a) L’analogie topologique ne doit pas s’entendre au pied de la lettre. La vallée est un lieu dont l’un des traits définitoires est d’être sans repères. Pas de marqueurs dans la vallée. Pas de référence ni de chemin tracé. C’est un estran sauvage entre deux zones de civilisation. La grande idée de Masahiro Mori est que ces caractéristiques peuvent être transposées sur le terrain du « ressenti psychologique ». La « vallée dérangeante » désignerait alors un espace défectif compris entre deux aires de familiarité. Elle rendrait compte, sur un schéma indicatif, de l’effondrement du sentiment de sécurité vécu par un observateur en présence d’un robot humanoïde bien trop humain – ou pas assez – pour être humain. La « vallée dérangeante » serait un peu la zone 51 de l’individu social. 82 83 Réaction émotionnelle déclarative d’observateurs humains à l'anthropomorphisme d'un robot anthropomorphe, d’après les études (supposées) de Masahiro Mori (credit : wikipedia.fr). Bétoire, doline, bas-fonds, appelez cela comme vous voudrez. Ou ne l’appelez pas, c’est votre vie. Toujours est-il que vous êtes ici dans la pampa. Aux prises avec un ressenti assimilable à la sidération d’Elie transbahuté par l’ange ou de Cro-Magnon devant Néanderthal… avant qu’il ne se fasse gentiment exterminer par lui (ils se sont un peu métissé aussi). (b) L’étrangeté de la vallée a fait couler plus d’encre sur le papier washi que l’énigme du nombre pi, de la spirale ou du carré ou du triangle ou de la proportion d’or au cours du XXe siècle. Tout ce que le microcosme des sciences et des philosophies transhumanistes que l’on voit graviter autour de la convergence NBIC, de la Singularité technologique était au rendez-vous pour livrer sa (psych)analyse. Des hypothèses toutes plus géniales ou aberrantes les unes que les autres (– forcément plus d’ineptes que de géniales, le génie ayant ses limites). Le consensus est, à ce jour encore, loin d’être acquis. Certaines propositions se distinguent néanmoins par leur originalité. L’une d’elles attire notre attention sur le parallélisme entre les symptômes d’étrangeté physionomiques ou comportementaux que présentent ces robots humanoïdes et ceux qui se rencontrent chez les personnes atteintes de pathologies lourdes (psychologiques 84 ou somatiques), ainsi que chez les cadavres (rigidité, lividité, froideur, faciès hippocratique, etc.). L’analogie fait signe. Signe d’alerte. Elle suit sa pente vers le télescopage, et du télescopage, bascule dans l’assimilation. Le robot androïde endosse alors concurremment la charge symbolique des deux tabous majeurs de notre époque : la maladie, la mort. Cette assimilation suscite de notre part une répulsion d’autant plus viscérale que, s'il existe des cérémoniels sociaux pour policer nos attitudes face au patient ou au défunt – autant que ces rites aient pu varier dans l’espace et le temps (cf. Ph. Ariès, La mort en Occident) – nos réactions face à l’hybridation de l’homme-machine ne font encore l’objet d’aucun encadrement pratique. Il y a, en quelque sorte, vide juridique. Béance. Pure ouverture sur l’infini, l’indéfini des possibilités. De là l’« angoisse » (Anwesen) de qui, selon Hegel et Heidegger, fait l’expérience phénoménologique de l’absence de signification, de déterminité du monde. La « vallée dérangeante » pointe au même titre que les concepts de Dieu, d’éternité et d’illimitations, les frontières du pensable. Une tératologie de la perfection Preuve que la monstruosité ne s’épuise pas dans la difformité. Qu’elle ne s’anéantit pas seulement dans l’ atélès, dans l’accomplissement de l’organisme aristotélicien amputé de sa destination. La symétrie a beau se rencontrer partout 85 dans la nature au point d’en devenir le nouveau Graal des sciences fondamentales, la perfection conçue sous son unique rapport est aussi effrayante que son envers. C’est parce que l’homme est imparfait qu’il n’est pas monstrueux. Parce qu’il y a, comme dans le vide quantique, brisure de symétrie qu’« il y a quelque chose plutôt que rien ». Si l’homme est dit appartenir biologiquement parlant à la branche des « bilatériens », il est heureux que sa morphologie (« morphologie » = structure externe, corps apparent, et non « anatomie » qui, elle, est latéralisée : nous n’avons bien qu’un cœur, etc.) ne soit pas intégralement « énantiomorphe », c’est-à-dire symétrique et opposable comme la structure élémentaire des cristaux de roche. Les détails de surface diffèrent toujours du plus au moins. C’est comme cela que les garçons se justifient d’avoir la poigne droite plus ferme que la gauche… Bon et mauvais profil Ces différences, dissymétries, irrégularités entre la portion droite et gauche du corps humain peuvent avoir plusieurs causes. Ces causes superposées forment un millefeuille de déterminations où se retrouvent, pris en étau entre deux couches d’agressions environnementales, la lourde crème des habitudes, du modus vivendi, la pâte feuilletée du stress et le glaçage de la diététique. À quoi s’ajoute que les informations logées dans l'ADN codant ne peuvent sculpter le phénotype sans se déployer d’abord, via la cellule, en ARN ; un ARN tenu ensuite de fabriquer la 86 protéine constitutive de l’organisme. Chacune de ces étapes expose la machine corporelle à de légers dérèglements, imperceptibles lorsque pris individuellement, visibles seulement, à terme, par accumulation ou par dérivation. C’est l’ « effet papillon » exposé par Laurenz, traduit chez Poincaré en « sensibilité aux conditions initiales ». Des distorsions infinitésimales qui reviennent à changer le régime d’action de tel ou tel enzyme, à faire muter tel fragment d’ADN, à charger telle cellule d’un « fardeau génétique » transmis par elle aux cellules filles de sa lignée, la manière dont les chrétiens se communiquent par la semence la faute originelle d’Adam (Leibnitz explique que le sperme d’Adam renfermant toute l’humanité, c’est toute l’humanité qui se trouve affectée par le péché d’Adam). À charge de l’épigénétique, secteur récent de la biologie à la croisée des sciences de la nature, de démêler ces influences pour aboutir à ce qui pourrait se rapprocher d’une « météorologie humaine ». Nous voyons donc ces variations produire d’infimes aspérités dans la morphologie humaine, intumescences que l’œil non aguerri est incapable de percevoir. Celles-ci peuvent néanmoins se révéler – pour qui voudrait s’en faire sa propre idée – à la faveur d’une simple opération de retouche d’images. Que la partie droite d’un visage capturé de face (le vôtre, pour augmenter le plaisir) soit dupliqué, puis inversé selon l’axe vertical et recollé pour obérer la partie gauche, et vous saurez dans votre chair ce que ressentent les Bogdanov à chaque brossage de dents. 87 Entropie linguistique La langue du dominant s’impose, inexorablement, se facsimile à l’identique partout où elle a pied. On lit aujourd’hui plus d’américain dans les publications françaises que d’allemand sous l’Occupation. On subit du globish à toutes les sauces sur tous les continents. Partout l’américain foisonne comme prolifère une cellule tumorale ; insidieusement elle investit les corps, délite les corps d’élite jusqu’au stade terminal de la maladie. Propagation qui ne se peut faire qu’au détriment des autres – cellules et langues –, étant le fer de lance d’une idéologie jalouse qui n’en tolère pas d’autre, et détruit tout ce qui n’est pas elle : « il ne doit en rester qu’une », c’est le cancer qui parle. La langue véhiculaire achève ainsi d’éteindre au lieu d’étendre les langues vernaculaires. C’est un moment paroxystique d’involution pour toute une biodiversité d’idiomes, condamnés par la « mondialisation heureuse » à converger vers un unique modèle. Vers une pensée unique, un retour à l’avant-Babel, état d’indifférenciation totale qui ne signifie rien moins – finir celle-ci avec des trémolos tragiques – que la fin des richesses culturelles. Toute pensée dominante est d’abord et toujours une idéologie de domination. C’est par la langue dorénavant, bien plus que par la religion, qu’une idéologie de domination devient hégémonique. 88 Résistance linguistique Nous sommes les héritiers d’une chaîne forgée sur plusieurs millénaires, n’en soyons pas le maillon faible. Le gardien du sommeil Simulation de situations critiques, reviviscence de souvenirs passés, éveil à d’autres mondes, fenêtre sur l’inconscient ou origine de la croyance en l’âme est aux corps éthérés, le rêve que l’on sait être l’apanage des animaux complexes19 a fait les frais de toutes les extrapolations, des plus mystiques aux plus matérialistes. Distinguons bien le rêve et le sommeil. Si le sommeil est nécessaire (à quelques exceptions près, dont la fourmi), ne serait-ce que pour procéder à la « maintenance » de la machine corporelle, sécréter les hormones, réparer les lésions, cristalliser les complexes neuronaux les plus sollicités, intégrer les souvenirs, voire effacer des différentes mémoires l’information non pertinente ou traumatique, le rêve ne se laisse pas si facilement résoudre en une fonction déterminée. Pourquoi faut-il que nous rêvions ? 19 Chaque phase du cycle du sommeil est historiquement liée à un moment de l’évolution, de la même manière que l’embryogenèse épouse successivement les différentes étapes de la phylogenèse. De même alors que le fœtus reptile ne transite pas par la phase « mammifère », le reptile adulte ne connaît pas le sommeil paradoxal. 89 Il se pourrait que la réponse à cette question ne soit rien moins décevante que le fait que sans le rêve, nous ne ferions pas nos nuits. L’idée fut proposée par le psychiatre James Hobson depuis son cabinet de Harvard que nos errances oniriques ne seraient que le sous-produit sans signification (pas de glop pour le business de la concurrence freudienne) de l’activité encéphalique. Idée qui prendrait consistance, créance pour infecter jusqu’à la moelle le milieu des neurologues depuis la fin des années 1970. Selon cette hypothèse, baptisée « hypothèse de l’activation-synthèse », les songes auraient pour vocation d’articuler les sensations physiques réelles (bien qu’amoindries) parvenant au cerveau à la nécessité de conserver un état psychique stable, propice et nécessaire aux processus précédemment cité. Le rêve nous maintient endormis. En transformant les pointes d’activité aléatoire de nos engrenages vitaux (respiration, rythme cardiaque, régulation thermique, etc.) en des données assimilables à une narration, le rêve repousse l’éveil. Tandis que la partie la plus ancienne de notre cerveau, celle responsable de ces fonctions primaires, s’adonne à ces petites irrégularités, le cortex cérébral s’efforcerait de s’en constituer une image cohérente et, à cette occasion, synthétiserait toute sorte d’hallucinations bizarres mêlant souvenirs et préoccupations. Loin d’être une route céleste, une barque psychopompe, le rêve serait un geôlier cerbère, le « gardien du sommeil ». À tout le moins jusqu’à un certain seuil de stimulation : lumière, radioréveil, 90 vessie qui demande grâce finissent toujours par en avoir raison. Libet et la conscience rétrospective Le physiologiste Benjamin Libet, chercheur à l’université de Californie, s’était rendu célèbre pour avoir supervisé au cours des années 1980 l’une de ces expériences controversées qui conduisait à remettre en question l’idée que la décision fut le produit d’un choix ; en clair, qu’il y eut un libre-arbitre préexistant à notre agir dont notre agir serait dépositaire. Idée réconfortante autant qu’impérative d’un point de vue moral : si l’homme, comme l’entendait Descartes, gouverne son vaisseau comme un pilote en son navire (non pas comme la vigie s’observe à la dérive), lors nous serions comptables de nos décisions, et par là-même devront répondre de nos actes. Nos hauts-faits sont les nôtres, nos crimes sont bien nos crimes, la loi est légitime. C’est toute cette concaténation qu’avait brisée Libet, en témoignant de ce que nos états mentaux sont disposés de telle manière que le cerveau décide avant que nous ayons décidé. Nos décisions, en d’autres termes, sont arrêtées dans l’inconscient quelques fractions de secondes avant que nous en ayons conscience. Nous décidons comme nous parlons – avant de savoir ce que nous allons dire. Loin que la conscience prime et façonne la décision, la décision prime et façonne la conscience de la décision. La décision n’est pas le fruit de la conscience, mais la conscience le fruit de la décision. Lors, « être dans le doute, c’est déjà être résolu » conclut Shakespeare dans Othello. Le poète 91 Ferlinghetti parlait de la quatrième personne du singulier. C’est elle qui parle, pense, vit, agit, décide à travers nous. Nous sommes parlés, nous sommes pensés comme nous sommes décidés. « Je est un autre » en moi. La défaite de la volonté Benjamin Libet, qui place la barre très haut, s’était fait fort de placer quelques bons coups de crosse sur la gueule vérolée des penseurs morts les plus en vogue dans les eighties. De déboulonner fissa quelques statues du commandeur. En avant marche de l’histoire, il conduisait, selon ses partisans et ses impartisants lésés, une charge sabre au clair contre Sartre (a) et Descartes (b). (a) À contre-emploi de l’existentialisme, Libet conçoit de fait le choix, la délibération, voire le dilemme moral comme le dépôt tardif d’une motion physico-chimique actée bien en amont du lieu de la conscience. Elle est l’écume d’une vague déposée sur la grève, poussée par une lame de fond, en deçà du visible. (b) À contre-emploi de l’idéalisme cartésien, il rétablit la souveraineté du corps sur la conscience ; conscience déterminée par lui, là où celle-ci mouvait auparavant le corps. Formulation dualiste qui ne va pas sans ambiguïté : si la conscience est le produit du corps, et que le corps est mu par la conscience, alors le corps n’est mû que par le corps et la conscience ne sert de rien. Hormis, nuancent les évolutionnistes, à cultiver cette illusion vitale que nous avons le droit de punir ou d’isoler qui peut 92 répondre de ses actes. Un droit que nous arroge le postulat de la responsabilité, tribut de la liberté, recruté par la sélection pour protéger les collectivités contre leur propension à l’autodestruction. Une charge contre Sartre et Descartes, pour une réhabilitation de Nietzsche (a) et Spinoza (b). (a) Libet démontre à l’aide de protocoles ce que Nietzsche n’avait fait qu’affirmer sans que les outils de son temps ne puissent en attester : la volonté n’est pas. Elle est un rêve lucide, la traduction posthume de nos états internes. (b) Libet prête encore une assise au fatalisme inassumé de Spinoza. Nous sommes des choses mues par nos déterminations, en l’occurrence physiologiques, et n’employons jamais le mot « liberté » qu’en ignorance de cause – qu’en ignorance des causes qui préexistent aux choix que nous ne faisons pas. La conscience est passive et non déterminante. Surface de projection, elle revisite le processus pour attribuer au « je » et à « sa » volonté l’illégitime paternité de l’acte qui l’engendre. Songer que la conscience arrête elle-même ses choix, puis œuvre en conséquence, tandis qu’elle-même n’est que la conséquence des choix dont elle procède, est une erreur que nous acceptons pourtant. Essentiellement, comme Dieu, pour ne pas désespérer. L’expérience de Walter Il y a loin, néanmoins, du sacre académique de l’intéressé à ce que Benjamin Libet ait été le premier à 93 investir scientifiquement le problème de la liberté. Loin que le chercheur d’ennuis métaphysiques ait été le premier à mettre au jour ce que nous ne craignons pas de désigner comme l’absolu scandale de la philosophie volontariste occidentale, tous domaines confondus : le statut subalterne, second, épiphénoménal de la conscience. Soit la récusation de l’éthique comme procédant d’une volonté propre à l’individu, irréductible à sa physiologie ou à son inconscient20. Une semblable hypothèse avait déjà été testée deux décennies plus tôt, étayée par un protocole peu vulnérable à la critique. Un protocole dont la reproduction à l’identique (ou peu s’en faut) par les chercheurs du monde entier n’a fait que confirmer les premiers résultats. Au début des années 1960, un neurophysiologiste roboticien du nom de William Grey Walter élabore un dispositif lui permettant d’enregistrer au moyen de capteurs les influx cérébraux émis par des sujets placés devant un écran sur lequel défile un diaporama. Ces volontaires, tenus pour représentatifs et déclarés après check-up en pleine possession de leurs moyens, étaient censés presser sur un bouton pour basculer d’une diapositive à l’autre ; ce qu’ils 20 En cela, et en bien d’autres choses, que cet ultériorité de la conscience obère toute possibilité de détermination originaire de l’agir par cette conscience et par là-même, exclut toute éventualité d’éducation morale par des moyens autrement moins vexants que la trépanation ou – sous réserve que le cerveau y soit jamais sensible – le conditionnement béhavioriste le plus abêtissant. 94 pouvaient faire autant de fois qu’ils le souhaitaient, aussi longtemps qu’ils le souhaitaient et au moment de leur choix. Walter se cantonnait durant toute la session derrière un moniteur depuis lequel il suivait l’affichage en temps réel des variations de l’activité de la zone du cerveau associé aux mouvements de la main. Le bobard pour méthode Nous avons bien écrit « censés presser sur un bouton pour basculer d’une diapositive à l’autre ». « Être appelé à » n’est pas encore agir. La nuance est de taille. Des kilomètres de baratin séparent ce que le psychologue fait croire à son cobaye comme étant l’intérêt de son expérience et l’objet véritable de son appréciation. C’est l’une des lois élémentaires des études comportementales : ne jamais révéler avant la fin du test quel en est l’intérêt, l’intérêt véritable. La conscience seule qu’a le sujet/objet d’étude d’être étudié sous tel ou tel aspect de son comportement fausse immanquablement la manifestation dudit comportement. C’est un problème qui se rencontre encore dans les travaux de certains ethnologues qui se figurent être étrangers, en tant qu’observateurs non-interventionnistes, aux réactions des spécimens de l’espèce qu’ils investissent. Il faut la jouer de biais. Tout en finesse. Jamais en pleine lumière. Il faut, en clair, mentir, tromper pour tromper l’attention. C’est un critère de validité. Le bon étalonnage de 95 l’instrument prescrit la baraterie du capitaine. D’où l’importance de ne jamais croire un psychologue qui vous enrôle dans sa cohorte, surtout s’il vous paraît crédible. Les expériences psychologiques n’annoncent jamais la vraie couleur. Un bon chercheur ne dévoile pas son jeu. Ainsi Milgram, chercheur qui se suspecte (si l’on ose rire), ne « testait » pas les processus de mémorisation soumis à la stimulation électroconvulsive ; mais bien jusqu’où pouvait aller la soumission de son unique cobaye devant l’autorité en blouse. La méthodologie diverge (ce qui même pour Ophidie, reste considérable) allègrement de la déontologie. En suite de quoi se pose immédiatement la question de savoir, pour en revenir à nos boutons, où résidait l’arnaque ? Ontogenèse de la conscience Levons sans plus attendre un coin du voile sur la supercherie. Trop de suspense déçoit l’attente 21. Nous disions donc que le bouton pressoir était censé agir sur le diaporama. Le bouton pressoir était un placebo. De la même manière que l’interrupteur rouge factice en bas des feux de circulation donne l’illusion magique de déclencher un compte à rebours, et calme ainsi les impatiences de la piétaille anxieuse par trop pressée de se jeter sous un bus parce que « le temps, c’est de l’argent » (voilà-t-il pas qu’on vous abuse, mais « pour votre sécurité », ce qui évidemment 21 C’est le fameux effet « pas de sexe avant le mariage » dit aussi « bovarysme » dans les milieux frottés de littérature. 96 change tout), le bouton de commande censé faire circuler l’image sur l’écran de projection ne déclenchait rien d’autre que rien du tout. Le fin mot de la mascarade était que Walter avait branché directement au projecteur les sondes mesurant les oscillations de l’activité mentale de ses sujets. Il avait procédé de telle manière que ce ne fût en rien la pression sur l’interrupteur, mais le motif qui traduisait sur l’histogramme les variations liées au phénomène de prise de décision par ses sujets qui déclenchait en temps réel le changement de diapositive. Tous les cobayes ont été stupéfaits, bien au-delà des espérances que nourrissait Walter, de constater comment le projecteur semblait prédire leurs intentions. On peut, pour faire image, s’imaginer l’ébahissement que ressentirait un téléspectateur de TF1 qui aurait changé de chaîne un instant de grâce avant d’en avoir eu la bonne idée. Les cobayes de Walter, pour ce qui nous intéresse, avaient eux-mêmes « déclenché » le changement de diapositive une fraction de seconde avant que la pensée ne leur en traverse l’esprit. Une fraction de seconde avant qu’ils aient eu l’intention de se servir de la commande. Soit une micro-seconde supplémentaire pour convertir cette intention en acte et appuyer sur la commande. La conclusion fondamentale qu’il y a lieu d’en tirer ne consiste pas tant à constater que le cortex cérébral prend part à nos initiatives, que le fait qu’il décide avant nous et dispose après-coup l’individu conscient à s’attribuer abusivement l’origine de ses décisions. 97 Esprit, es-tu là ? Les travaux de Walter, poursuivis par Libet, ont connu des répercussions considérables dans le domaine des neurosciences – et bien trop peu dans les essarts de la philosophie. Un tort de plus à mettre au compte de son autisme intellectuel, rédhibitoire pour qui accorde Canguilhem que cette dernière doit être « une réflexion pour qui […] toute bonne matière est étrangère ». S’il était en retour une marge où ces travaux n’étaient pas attendus, c’était bien celle de la parapsychologie. Et plus précisément, pour mettre un semblant d’ordre dans le fourre-tout des arts qui s’en réclament, de l’écriture automatique. Qu’ont donc à voir les résultats de Walter avec ces délires oulipiens ? En quoi le fait que le cerveau murmure à la conscience ce qu’il a décidé pour elle – ce qu’il a décidé qu’elle avait décidé pour lui – nous aiderait-il un tant soit peu à éclairer ces pratiques tumulaires du cadavre exquis-mot ? Les puissances d’outretombe ne se laissent pas troubler par les esciences humaines. Détrompons-nous : elles les expliquent. Coup double : elles les démystifient. De manière politiquement soft, en s’épargnant de taxer les pratiquants de mythomanes ou de personnalités multiples (pathologie mentale endogène aux États-Unis). Il se ferait tout simplement que le mécanisme cognitif allant de la prise de décision (par le cerveau) à la fabrication consécutive de l’expérience consciente de la décision ait été détraqué. Le cerveau prend la décision d’agir, 98 et communique aux muscles impliqués les signaux électriques appropriés, mais se dispense de générer ultérieurement dans la conscience la conviction rétrospective qu’elle en serait l’ultime motif. Les « automaticiens » se retrouvent ainsi à griffonner des phrases sans concevoir qui les produisent eux-mêmes. Ne les produisant pas, ils attribuent ces mots à une entité tierce, à un soi autre ou à un autre soi en eux qui subrogerait leur volonté. À une conscience qui les possède. Et naît ainsi le spectre. De l’écriture automatique Ce n’est pas un moindre paradoxe de constater que la première victime de l’écriture automatique est en réalité celle qui se fait le moins d’illusions sur le régime normal du phénomène décisionnel. Elle qui en sait le plus, pour l’avoir éprouvé, sur l’origine impersonnelle (à tenir la conscience pour préalable ou identique à la personne) de nos impulsions. Bien qu’elle en tire par suite les mauvaises conséquences ; que d’une volonté lui paraissant auto-posante et imposante, étrangère à la sienne parce que non liée par le cerveau à l’instance illusoire du « je », elle infère l’existence d’entités invisibles, de spectres insidieux pratiquant l’endorcisme pour se manifester. Qu’en somme, le moteur impersonnel auquel sont attribués les mouvements du poignet se fasse substance errante (et-rente), fantôme ou force de l’esprit plutôt que la conscience une pure vue de l’esprit. Le cas-limite de l’écriture automatique pourrait en 99 cela prétendre à constituer le complément négatif de la démonstration de Walter. Elle explicite le rôle, par ce qui dysfonctionne, de ce qui manque ; de ce qui donc, est nécessaire pour que la mécanique fonctionne. Crevez les yeux d’un chat : vous comprendrez très vite à quoi servent les yeux. L’heuristique de la panne Crevez les yeux du chat, coupez un lobe de cerveau de singe, ôtez une pièce à une horloge, privez l’homme de sommeil : vous comprendrez à quoi servent les yeux, le lobe, la pièce et le sommeil. Vous comprendrez la norme par l’anormalité22. Quitte à créer soi-même les conditions de cette anormalité. Ainsi procède, au moins depuis l’introduction par Claude Bernard de la « méthode expérimentale », l’esprit inquisiteur de l’homme de laboratoire. Imaginez à quoi peuvent ressembler les instituts d’expérimentation. Par soustraction d’un élément de l’ensemble est ainsi dévoilée la fonction spécifique de l’élément qui fait défaut à cet ensemble. Le chat se cogne : les yeux lui servent à voir, à se guider, etc. Ce raisonnement par négation prend en logique la forme du modus tollens, ou contraposition. Les yeux du chat lui servent à voir, à se guider, etc. ; ôtez les yeux du chat : le chat ne verra plus. Il 22 De même que la pathologie rend compte de la santé, la transgression de l’interdit, l’autre du même ou la profanation de la sacralité – qu’elle renforce en passant. 100 prend en politique la forme de la grève (ou « grogne », pour adopter la terminologie de Jean-Pierre Pernaut) : le fonctionnaire arrête de fonctionner, et prouve par son absence combien il est indispensable. Que l’éboueur cesse (de Fabrice) ébouer, et les poubelles s’engorgent, les déchets s’amoncellent, les rues s’encombrent, les véhicules s’arrêtent, la ville se paralyse, le corps social s’affaisse, nécrose. Que les cheminots rompent la cadence, que les professeurs battent le pavé, que les infirmiers boycottent, etc., et les micro-ressorts que jusqu’alors personne ne calculait deviennent d’un jour à l’autre les pivots du système. « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Être et Temps pis Science, logique, politique, gastronomie, que sais-je, l’heuristique de la panne admet tous les usages possibles. Elle s’avère un révélateur chimique très efficace de ces petits riens inestimables qui disparaissent sous l’évidence de leur fonction, s’effacent dans la quotidienneté de l’usage que l’on en fait. Un levier sans pareil pour la philosophie ; outil que ne manqua pas de solliciter jusqu’à saturation un certain Heidegger. Martin, le « bon a-ryen », auteur de Sein und Zeit. Martin que nous jugeons sur pièce et non, comme ceux que la lecture d’une œuvre aussi monumentale rebute, au prorata de ses accointances avec le troisième Reich comme on jetterait la poix sur Marx pour avoir inspiré Staline. À ce compte-là, autant bazarder Sartre avec le bouillon de poule, qu’on rangera sans vergogne dans le même sac (à merde) que 101 Carl Schmitt. Un Sartre qui, soit dit en passant, fut activement de tous les progressismes – des exactions du FLN aux doléances légales des pédophiles –, paraphant pétition sur pétition aux côtés du Castor pour se faire pardonner d’avoir passé la guerre au café de Flore à plagier Heidegger (très justement) pour finir talmudiste sous l’influence de Benny Lévy. À se demander, en repassant la trajectoire tout en zigzag de ses allégeances, ce que le strabique défendait réellement. Hormis sa place, s’entend… En panne d’essence Revenons à nos Martin. La panne, c’est cela qui, pour l’auteur, nous arrache au régime de l’ustensilité, du sous-lamain (Vorhandene), de la préoccupation (Besorgen), de la circonspection (Umsicht) du monde de la disponibilité (Zuhandenheit) au sein duquel les choses-outils (ou Zeug, « objets d’usage », équivalents des pragmata de la philosophie grecque) sont prises dans un réseau de renvoi perpétuel (ainsi l’évier renvoie à la vaisselle qui renvoie à l’éponge qui renvoie au produit, etc.). Complexe ustensilier noyant l’appel de la conscience (Gewissen) dans une familiarité (Heimatlichkeit) de bon ton qui nous empêche de nous y retrouver. Nous existons alors comme l’électron pris dans le flux de l'inauthenticité (Uneigentlichkeit), sous la modalité du « on », « on-même » de la publicité. Fuite déchéante (Verfallenheit) dénotative de ce dont la circonspection (Umsicht) qui la caractérise est fuite, dénégation : la « mienneté » (Jemeinigkeit) de l’existence. La panne amorce, 102 en suscitant l’angoisse (Die Angst), le commencement de la révélation. La panne, ouvreuse d’angoisse, détruit la significativité (Bedeutsamkeit) des choses pour nous faire entrevoir ces choses à l’exclusion du besoin que l’on en a. C’est-à-dire telles qu’elles sont en elles. En elles, pour nous, à savoir faites en vue de nous. En cela cessent-elles de renvoyer les unes aux autres pour désormais se renvoyer à nous ès qualité d’instance référentielle, en tant qu’ultime « en-vue-de-quoi » (Worumwillen) elles sont. À nous comme « être-là » ou « existant » (Dasein) alloué en tant que tel d’un rapport spécifique au monde. D’un être-au-monde (In der Welt Sein) complémentaire de l’être-dans-le-monde, irréductible à l’être intramondain des choses. Nous nous trouvons quand les choses cessent d’aller de soi. Sortons alors d’une paisible immersion dans l’impropriété de soi pour nous connaître en termes d’« être-possible ». L’être-possible décrit la possibilité de nous inscrire dans un projet ou comme projet – « avoir-à-être » – conscient de son historicité (Geschichtlichkeit) ; désormais accessible au choix et à la temporalité constitutive de l’« être-là ». La panne, en sa survenance même, génère l’angoisse révélatrice de l’étrange étrangeté (Die Unheimlichkeit) que le monde est pour nous-mêmes. Elle nous « étrange » au monde, donc nous en dissocie. La panne, dans ses pires manifestations (arrêt cardiaque, annonce d’une maladie), nous permet entrevoir la possibilité de la fin de toute possibilité – la mort –, qui ne peut se vivre quand propre et nous renvoie à notre 103 finitude. Par elle nous nous reconnaissons comme êtres-versla-mort (Das Sein zum Tode), mais désormais pleinement individués. Lucides – mais libres. La panne, chez Heidegger, suspend le sens des choses pour mieux nous accomplir. Preuve que son « coup » n’est pas qu’un tour de séduction gonflant la panoplie de la drague autoroutière. Subtil, alambiqué diront certains. Beaucoup de jargon chez Heidegger, et peut d’aisance dans la compréhension d’une œuvre qui pourrait expliquer pourquoi nombre d’intellectuels, découragés, préfèrent taxer l’Allemand de nazillon plutôt que de le lire. C’est ça, c’est sûr, ça change de Compte-Sponville… Le braire et les odeurs La dialectique. On en avise l’échec à ce que le philosophe et penseur Léo Strauss (conjonction rare autant que revendiquée) appelait la reductio ad hitlerum. Et toutes les fois que cette dernière échoue à compromettre une opinion, au suremploi du lexique richement imagé de la mauvaise odeur. Au basculement du sens aux sens, organes de détection du « crime par la pensée ». Le nez : on n’y voit guère plus loin. À cette surexploitation maniaque des qualifiants disqualifiants de « nidoreux », « nauséabond », « abject » ou simplement « puant », l’intellectuel qui se respecte serait avisé de faire remarquer que ces adjectifs relevant du registre 104 olfactif ne sauraient constituer un argument recevable sur le terrain de la réfutation intellectuelle. Encore un effort, donc, pour être vraiment pris au sérieux. Typologie de la perversion Le « normal » et le « pathologique », au moins pour ce qui touche à la sexualité, se répartit moins entre hétérosexualité d’une part, homosexualité de l’autre, qu’entre figures normales de l’homosexualité et de l’hétérosexualité d’une part, figures pathologiques de l’homosexualité et de l’hétérosexualité de l’autre. La perversion – propre de l’homme –, si le concept n’est pas déjà trop kitch pour une époque ayant élevé le tabou en loi et la loi en tabou23, est en aval de la typologie des « genres ». Son diagnostic est transversal, interne aux deux catégories (ou plus si « trans-affinités ») et non pas l’exclusivité d’une « préférence sexuelle ». L’amour des femmes ni celle des hommes ne remédie à la passion des chèvres du Larzac… L’hostilité guidant le peuple 15 % d’opinions favorables pour notre président. François – « moi candidat » – Hollande s’était promis d’être l’« homme du rassemblement » ; celui que n’était pas Sarko ; 23 Rappelons que les mots « perversion », « perversité » sont dérivés du latin pervertere, « détourner », « renverser », sousentendu : la loi. 105 celui qui réconcilierait les citoyens français de toutes les origines, milieux sociaux, générations et confessions (c’est beau comme du Villepin). En somme, le corps souverain d’une nation incarnée, rencapuché sous son plus petit commun dénominateur. Il l’a été. Assurément, l’union sacrée s’est constituée… contre lui-même. La loi de Hofstadter On vous impose de vous colleter avec l’inévitable rapport de stage/devoir/projet de fin d’année. Date de remise : fin de la semaine. Faisable, pour ce que ça coûte. « Les doigts dans le nez, que vous vous disiez, ce serait torché en moins d’une heure ». Il y a des heures qui n’en cessent pas de finir… Cela fait plus de trois jours maintenant que vous bûchez comme une bactérie mutante, absorbant café sur café, dans un état de stress avancé qui confine au burnout. Le temps vous a pris de court. Quoique vous l’ayez vu venir, avec ses gros sabots, quoique vous l’ayez prévenu. Ce n’était pas faute d’avoir anticipé. Et c’est bien là ce qui vous inquiète. Soyez donc rassuré : vous n’êtes qu’un cas parmi l’infinité du nombre à tomber sous le coup de la loi de Hofstadter. Mais qu'est-ce que loi de Hofstadter, vous direzvous ? Et c'est une excellente question, merci de l'avoir lue. La loi de Hofstadter, dite également « loi de glissement de planning », fut énoncée en 1979 par l’universitaire américain prix Nobel de physique Douglas Hofstadter à l’occasion de la parution de son maître-livre, Gödel, Escher, 106 Bach : Les Brins d'une Guirlande Éternelle, prix Pulitzer 1980. Cette loi universelle de la disgrâce humaine édicte qu’« il faut toujours plus de temps que prévu [à quelque chose que l’on entreprend], même en tenant compte de la Loi de Hofstadter ». Variante éphéméride de la loi de Murphy, elle relève la difficulté que tous nous éprouvons à respecter la planification d’un travail de recherche ou de concrétisation d’une entreprise complexe. « Difficulté » étant l’équivalent poli d’« impossibilité », comme le démontrent au quotidien les secteurs BTP, de la création ou du développement technologique tous azimuts. D’où sa formulation autoréférentielle. De même que le catalogue complet d’une bibliothèque doit se citer lui-même (et donc l’ensemble – le catalogue – s’inscrire lui-même comme élément de l’ensemble) pour être cohérent, elle introduit le renard de l'« imprédicativité » dans le poulailler du raisonnement en boucle. Parce que la métaphore ternie parfois le sens qu’elle voudrait décanter, disons, pour simplifier, que savoir la loi ne vous en exonère pas. Pas plus que de ne pas y croire : rien ne vous empêche de dévaler un escalier sans plier les genoux. Vous comprendrez très vite que la loi de la gravité existe… La guerre des drones La nouvelle politique fixée par Obama en rupture d’avec Bush consiste à ne plus infiltrer des commandos sur le terrain en vue de capturer, de rapatrier, puis d’extraire des 107 informations aux huiles des réseaux islamistes, mais à éliminer sans autre forme de procès (ce qu’on appelle, en droit pénal, des « assassinats extrajudiciaires ») les terroristes inscrits sur la « kill-list ». Kill-list qu’il paraphe de son nom, comme ses spots de campagne24. Rappelons que nous parlons bien du président attributaire du Nobel de la paix, édition 2009, et lecteur du discours du Caire. À l’exclusion des drones civils ou non-armés, le Pentagone dispose officiellement pour cette mission de huit mille drones d’assaut de type « reaper ». « Frappes chirurgicales » donc. Avec bavures et machines tueuses radioguidées, sans risque d’exposition pour les G.I. qui se tapent des barres et des turbans rivés sur leur joystick. À force de missiles à fragmentation qui ne distinguent pas vraiment entre civils et insurgés (on ne peut plus dire entre civils et « combattants », ceux-ci présupposant la présence d’adversaires). Qui ne distinguent pas d’ailleurs grand-chose, entre les parasites, les ombres solitaires et le champ visuel couvert par les senseurs. C'est ce qu'on appelle hygiéniquement une « guerre asymétrique » ou « non-conventionnelle ». Bienvenue au XXIe siècle. On s’en justifiera en se persuadant que la mort, c’est beaucoup plus « humain », plus « propre » à donner par la bande. Moins « impactant » pour le moral des troupes que ne pouvait l’être une descente en enfer dans le bourbier vietnamien. « On » a tout faux. La nouvelle politique du crime s’avère à l’expérience bien plus traumatisante pour les 24 « My name is Barack Obama and I approve this message ! » 108 pilotes, qu'ils soient américains, israéliens ou britanniques – les trois armées à avoir développé, vendu et exploité les drones d’assaut. Avoir l’ennemi en face de soi (en l’occurrence, pour ne citer que le top five des cartons, la cible afghane, pakistanaise, palestinienne, yéménite et somalienne), fournit au moins un alibi moral : celui de la légitime défense. On tue pour ne pas être tué. Leur vie contre la vôtre. C’est sans remords. Voilà seulement que depuis la guerre des drones, le franc-tireur n’a plus l’excuse de ne pas être l’assaillant. Bien pis : si lui ne s’expose pas, lové dans son casemate, il ne laisse plus comme seul recours aux groupuscules défouraillés que de pratiquer des prises d’otages ou de commettre des attentats aveugles dans le pays d’où sont produits et pilotés les drones. Dans les deux cas, ce ne sont plus les militaires, mais les civils qui raquent, les tiers qui paient l’ardoise. La guerre des drones accomplit ce faisant l’exploit de s’aligner sur le modèle des banques too big to fail : privatiser les gains, mutualiser les pertes. L’alibi de la Libye « La France, voix singulière, combat au nom de la liberté ». Heureux de l’apprendre. A-t-on jamais vu un pays en envahir un autre au nom de l’esclavage et de la tyrannie ? 109 Tombolas chemise Le slogan du loto (ou « loterie nationale », créée en 1933 afin d’alimenter les fonds de retraite, de veuvage ou d’invalidité des anciens combattants) stipule que « 100 % des gagnants ont tenté leur chance ». Sans doute est-ce plus sexy que de rappeler que 100 % de ceux qui ont perdu aussi… Un slogan dissonant Quelque chose d’ambigu, pour ne pas dire d’équivoque dans l’injonction de « lutter contre le racisme et l’antisémitisme ». Non pas dans l’intention, qui reste louable lorsqu’elle n’est pas le cache-sexe d’un fonds de commerce communautaire ; non dans l’esprit qu’elle véhicule, mais dans la lettre qui la porte. La conjonction fait tâche, additionnant deux signifiants non moins problématiques. Celui de « race », d’abord, impropre au genre humain depuis que Jacques a dit25. Et celui d’antisémitisme, déjà compris 25 Toute différence/catégorie/dualisme appelant une hiérarchisation comme le bouton son gratouillage, niez-en la pertinence et vous niez du même coup toute subordination. Stratégie fort utile… bien qu’à double tranchant. En témoigne son usage par les mouvements LGBT et les théoriciens du queer, ennemis de la « phallocratie », fondés à croire – peut-être avec raison – que la hiérarchisation des sexes ne sera jamais vaincue qu’au prix de l’abolition du « sexe » en tant que catégorie performative et prescriptive (de 110 comme un sous-genre du genre qui le subsume. Pour peu que l’on considère – malgré que Jacques en ait – les peuples usants des langues sémites comme constituant une « race » à part entière (un peuple élu, certains préfèrent), l’appariement dans une même phrase des délits de « racisme » et d’« antisémitisme » pourrait être compris soit comme une redondance, soit comme une précision. Sauf à penser que l’ « antisémitisme » en référé désigne moins une « race » qu’une religion. – Mais alors quoi ? Si l’on excepte un bagage électif de lois compassionnelles clientélistes bien dégueulasses, aucun décret en France – et c’est heureux – ne pénalise ou ne prévoit de pénaliser ce qui ressortirait à un « délit de blasphème ». On en serait mal pour la laïcité. C’est d’ailleurs toute l’histoire de la République, fille parricide de l’Église d’ancien régime. Bien plus : la raison d’être de l’Instruction publique, arme de guerre braquée contre les solidarités de paroisse. La vocation de toute une « morale laïque » accomplissant avec la même manière qu’au terme « race » fut substitué l’« appartenance » ou l’« origine ethnique ») au nom de son succédané, le « genre ». Pas sûr cette fois que le jeu en vaille la chandelle. Rassurons-nous : l’État profond n’a pas grandchose à faire de notre avis. Et moins encore de notre perplexité. La traque aux préjugés de « genre » est déjà au programme de l’enseignement primaire, et les opérations de changement de sexe indemnisées sans tiers-payant par la sécu (une quinzaine, en moyenne, suppléées par le cocktail hormonal idoine pour plus de réalisme). 111 Ferry (ou son jumeau comique, Peillon) le geste des Lumières, brettant sans concession contre la France de bénitier. Tancer la religion : une tradition française. Un droit. Une liberté. Le laïcisme babtou ne va pas sans ses boucs émissaires. Raison pourquoi la « judéophobie » conçue sous l’angle seul du religieux ne saurait justifier le blâme, non plus que ne sont incriminables la « christianophobie » ou l’« islamophobie ». Il ne suffit pas qu’une chose soit bête ou viscérale pour être délictueuse. Pourquoi alors parler de « racisme » et d’« antisémitisme », sauf à vouloir créer des distinctions et allumer des mèches comme feu Brice Hortefeux savait si bien y faire (lequel, en parlant de poudre, avait au moins l’excuse d’un ou deux traits dans le nez) ? Question dans la question (et coup de santiag dans le colombier du bien) : pourquoi écrire « racisme » au singulier et ne le combattre en général qu’en s’acharnant à lui donner raison ? Pourquoi le pompier allumerait-il des feux ? Engagez-vous dans la narine Le corps humain s’autorégule en épousant des cycles étranges dont nous ne soupçonnons ni le nombre ni, bien souvent… l’utilité. La fosse nasale, pour ne prendre qu’un exemple, compose sous le contrôle d’un rythme appelé ultradien, donc « pluriquotidien », par distinction d’avec les rythmes circadiens régissant tous les processus physiologiques d’une périodicité d’environ vingt-quatre heures (– là, tu la sens ma grosse définition ?). Ce rythme 112 commande toutes les quatre-vingt-dix minutes26 l’obturation de la narine droite, puis de la narine gauche, puis de la narine droite encore, puis de la narine gauche ; et ça s’en va, et ça revient comme disait Claude – en alternance. Soufflez du nez sur une vitre froide, le halo de buée sera toujours plus fin sous l’orifice à moitié embouché. Ainsi vous couchezvous naturellement le soir, en fonction de vos horaires, précisément du côté de cette narine. C’était la minute nase… Qui veut faire un ping-pong ? L’œil de Sauron Le développement des communications et de la mobilité nous force à repenser radicalement notre rapport aux autres. Que nous soyons incomparablement plus nombreux aujourd’hui qu’au siècle précédent n’empêche en rien que nous soyons théoriquement reliés à chaque humain sur la planète par une chaîne de facteur cinq. Cinq est un maximum. Ce qui signifie que n’importe quel individu sur la planète compte dans son entourage au moins une relation qui, à son tour, compte dans son entourage une relation, etc., qui connaît en personne tel guide de sherpa du Kilimandjaro, tel vendeur d’allumettes (poil de) cairote ou Vladimir Poutine. Ce qui s’énonce en termes de chaîne ou de segments devient un cercle sur un plan bidimensionnel. L’ajout de la profondeur dessine un orbe. Nos cinq relais 26 Une fréquence récurrente chez l’homme, correspondant entre autres à la durée moyenne du sommeil paradoxal. 113 ainsi modélisés font apparaître un emboîtement de sphères solides, soit une sphère armillaire ayant pour centre un noyau cible autour duquel gravitent ces jeux de relation comme les orbites de nos huit planètes s’effrangent autour de leur soleil. La NSA, et c’est ce que nous apprend Snowden, procède à ses écoutes en tamisant minutieusement les deux premiers relais de ce réseau. Ce n’est pas vraiment ce que l’on pourrait appeler une gestion parcimonieuse et maîtrisée du budget de la défense. D’autant que nous parlons bien ici d’espionnage « antiterroriste », la partie émergée de l’iceberg, et non d’espionnage politique ou d’espionnage industriel. Que vous vous situiez à moins de deux relais d’une personne suspectée, et vous saurez dorénavant que toutes vos communications – courriers, e-mail, appels – sont épluchées. Passées au crible des sentinelles de PRISM et de ses programmes de soustraitance. Le séisme diplomatique dont les « lanceurs d’alerte » (whistleblowers) ont été l’épicentre depuis le lancement de Wikileaks ne consiste pas en ce domaine à nous avoir appris quoi que ce soit que nous ne sachions déjà, mais de l’avoir prouvé. Personne, pas même nos politiques résolument négationnistes, ne pourra feindre désormais de ne pas être au jus. Le miroir singe Les « relations de pouvoir » que les éthologues académiques « dos argenté » prétendent trouver dans la 114 nature, et plus spécifiquement chez les primates ; les hiérarchies, les subordinations, les dominances latentes, les concurrences, les luttes territoriales, les tentatives d’accaparement des femelles en œstrus ou de sanctuarisation des ressources ; tous ces jeux de prestige et d’influence, ces cruautés politiciennes ne seraient-elles pas en dernier ressort une projection naturaliste de celles qui ont partie liée au biotope universitaire ? Que décrivent d’autre les chercheurs que leur propre milieu, leurs propres relations ainsi grimées sous les auspices de la « policie » babouine ? « Je chante des héros, confessait La Fontaine, dont Ésope est le père » : l’animal fait miroir de l’homme. Voilà, à tout le moins, qui se voulait limpide et clair comme de l’eau de roche. Lucidité qu’une certaine discipline se voulant science n’a plus connue depuis Laurenz. Reprise du troisième cycle La tertiarisation de l’économie alliée à la révolution du numérique nous met aux prises avec la progressive mais fatidique disparition des emplois non qualifiés. Le marché du travail est, d’autre part, sursaturé. Les postes sont occupés bien trop longtemps et bien trop tôt quant aux plus harassants. Plutôt que de rallonger la durée des cotisations, de dilater la vie active et d’autonomiser, donc de privatiser les études supérieures (loi LRU), ne serait-il pas temps d’envisager, tout à l’inverse, de rendre l’université, à l’instar de l’école, laïque, gratuite et obligatoire jusqu’à vingt et un ans ? 115 Puisqu’on vous le dit ! « Les femmes en Égypte publiquement aux crocodiles. » se prostituaient Proudhon, De la célébration du Dimanche, 1850. Nés quelque part Le rapport au passé n’est jamais plus qu’une narration. C’est une « histoire » au sens de « mythe fédérateur », comme ont pu l’être en Grèce ancienne l’Iliade et l’Odyssée ; histoire qui nous ressemble et nous rassemble et parfois nous divise mais ne nous encage pas dans une cellule « ontologique », « essentialiste » ; ne nous « juge » pas au tribunal de la nation comme le voudraient les lointains descendants de ses victimes de paille et de ses conqué-rances. Les exploits ni les crimes ne sont cessibles. Pas d’octroi génétique, de faute ou d’innocence dont nous hériterions. Nous n’avons pas à nous blâmer ni à nous rengorger d’être Français. Nous sommes Français, point barre. Nés quelque part qui pourrait être ailleurs. Fabrique de la carcasse Ce n’est pas le fait de tuer qui a conduit aux exterminations, c’est avant tout celui d’avoir rendu des êtres 116 tuables. Ce qu’aurait pu, dans sa très grande sagesse, anticiper le bonsaï flambant (alias « celui qui haie ») en substituant à son impératif de ne pas tuer un oukase plus fondamental : « tu ne rendras pas tuable ». L’oblat du saint prépuce Un décalogue prophylactique n’eut pas été du luxe. « Mieux vaut prévenir que retenir » eût groumé Abraham, canif au poing, à l’Ange labile gardien d’Isaac. On aurait peine – mais sans doute tort – à ne pas voir dans cette scène fondatrice (la « ligature », et non le « sacrifice » d’Isaac) la première mise en cause du sacrifice humain. Ainsi, subséquemment, que l’étiologie mythologique de la circoncision, revisitée sous ces auspices en tant que mutilation rituelle, en tant que palliatif et prolongement de cette première forme d’holocauste tabouisée. L’adoration des mages Le néolibéralisme peut être conceptualisé comme le report de la concurrence, auparavant conçue comme une « technique d’émulation productiviste », au statut d’objectif économique. C’est un régime où la méthode tient lieu de pensée, ayant au moins ce point commun avec l’imaginaire capitaliste d’avoir fait de la monnaie, support physique (ou numérique) de l’échange de biens de consommation, la fin ultime de tout échange de biens de consommation. Faire ainsi du médium l’objet plutôt que l’instrument du culte, à la 117 manière dont le mangeur se laisserait captiver par sa fourchette, c’est là rigoureusement ce que les prophètes taxaient d’idolâtrie. Une preuve, s’il en manquait, que tout est rationnel dans le capitalisme, hormis le capitalisme même. Celui dont les experts lisent les augures dans les bréchets de poulets (« claviculomancie ») avec un taux de succès inversement proportionnel à leurs émoluments. Avis à ceux qui doutent encore de ce que les fanatiques courrent les plateaux télés… Savoir brouiller les pistes Ce qui distingue le plus souvent le doxographe du philosophe27 : l’un cite ses sources et l’autre pas. Le nombre de Dunbar Facebook c’est, au bas mot, un milliard d’utilisateurs dont la moitié s’est connectée à son profil au cours des dernières vingt-quatre heures. Ce nonobstant, Google+ et Twitter cumulent respectivement 500 millions de membres actifs, Instagram 100 millions. L’explosion des réseaux sociaux pourrait laisser penser que le volume affectif des digital natives s’est épanoui comme jamais dans l’histoire. 27 Soit l’érudit de l’auteur, le compilateur du concepteur, le promoteur de l’inventeur, le propagandiste de l’artisan, le répétiteur du défricheur, le « photocopilleur » de l’« authentique génie »… 118 Elle induit l’illusion que nous pourrions thésauriser les amitiés comme on cultive un capital. Certains les collectionnent ; d’autres en achètent en espérant que la mise créera l’effet d’aspiration souhaitée. Des firmes localisées en Inde se sont spécialisées dans le farming de mentions « j’aime », de « fans » et de contacts pour les moins bien lotis. Et pour les mieux pourvus, qu’un narcissisme adolescent lance dans la course à l’échalote, c’est un placement. C’est une dérive. C’est pitoyable. C’est surtout méconnaître les contours « phrénologiques » de la notion d’amitié : 148. Tel est le numerus clausus, aussi appelé le « nombre de Dunbar », calculé sur la base des dimensions de notre néocortex, qui définit la quantité d’individus avec lesquels une personne lambda peut entretenir une relation stable à un moment donné de sa vie. 148, c’est un petit village. C’est tout votre univers, réseau social ou pas. Ménagez-le. Cultivez-le plutôt que de l’émietter dans l’abîme nombriliste d’une célébrité de paille, aussi fragile qu’un mot de passe piraté ou qu’un compte suspendu. L’humour, propre de l’homme À quand remonte l’humour ? Question philosophique des plus fondamentales. Quoique les philosophes modernes, et c’est une tare nosocomiale, en désespèrent souvent. À supposer que l’humour – et non le rire comme l’entendait Bergson au renfort de Montaigne – soit le propre de l’homme, étant posé que l’homme n’est homme que par ce 119 qui le définit en propre (de même que telle espèce n’est telle espèce spécifiquement que par ce qui la spécifie de spécifique), alors l’humour, coextensif à l’hominisation, pourrait historiquement et géographiquement, rendre raison ou déraison de l’apparition de l’homme. L’humour, hissé au statut d’attribut « ontologique » des anthropiens que nous sommes, balaie comme nuls et non avenus les précédents critères qui tentaient si maladroitement de circonscrire l’humanité. Biologiques, physiques, morphologiques, physiologiques ? Certes ; et l’on peut aisément poser avec Platon, amendé par Diogène, que « l’homme est un bipède sans plume avec des ongles plats ». Mais la question de l’exception humaine ne nous engage pas tant sous le rapport de l’accident que de l’essence. Traduisons-nous : une crevette cuite est rose avec une carapace. Ce qui n’est pas le cas de l’homme. Même cuit. Or, qu’une crevette cuite soit rose avec une carapace au contraire des humains ne nous dit rien encore de ce qui « ontologiquement », instruit la différence de la crevette d’avec l’humain. Nous proposons l’humour. L’humour comme faculté, différence qualifiante. Avant l’humour ont été proposé mille autres références en lien avec les obsessions du temps : – Celui de l’écriture, qui laissait à penser que les « peuples sans écriture » – donc « sans histoire » – tels que rebaptisés par la première ethnologie qui aimait à régler ses pas dans ceux des missionnaires chrétiens ; que ces ethnies primitives ne seraient pas, ou pas encore, constituées d’hommes au sens plénier de l’acception ; qu’ils ne seraient pas des êtres spirituellement achevés (ce qu’Attali appelle, en 120 comité restreint, des « juifs »), mais une bouture d’enfants en mal d’éducation. Éducation qu’il revenait aux dolichocéphales continentaux de prendre en charge28. Là était leur « fardeau », tels que le résumait l’inénarrable Jules Ferry : « il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures »29. 28 Ce moyennant la moindre des choses qu’était leur participation badine et volontaire à la récolte des combustibles et des ferrailles requises par l’industrie naissante. 29 « Les fondements de la politique coloniale », discours prononcé à la Chambre des députés le 28 juillet 1885. 121 Tintin au Congo, le « missionnaire » à l’œuvre 122 – Celui de la sédentarité, consécutive aux pratiques de l’agriculture de l’élevage à l’orée du néolithique, qui laissait à penser que les nomades, les hommes des caravanes, les transhuma(i)ns ne seraient pas des hommes. Ni donc les juifs, peuple apatride avant la création de l’État d’Israël. On ne sait que trop à quelle postérité était promise cette inférence. Critère de sédentarité présent en filigrane dès la Genèse à travers le meurtre d’Abel, berger, par un Caïn cultivateur et fondateur de la première cité. Critère qui par ailleurs, remis au goût du jour et dans une perspective essentialiste, ne laisserait pas de faire des roms, tziganes, manouches, représentants de commerce et autres petits peuples des roulottes ce que le Canada dry est au Coca-Cola. Humanité dont seraient immédiatement déchus les SDFs, réfutant par définition la définition de l’homme comme grand singe sédentaire. – Celui de la parole, à distinguer du cri ou du signal, du grincement spontané des animaux machines. Définition par l’inventivité d’une combinatoire de signes qui trouve avec Descartes ses lettres de noblesse, mais laissait à penser que les muets manchots ne seraient pas des hommes. Ni les anciennes peuplades adeptes de la « langue sifflée » – aborigènes et montagnards – pourtant dépositaire de sa syntaxe et de son vocabulaire. Moins à cette aune l’« enfant », du lat. in-fans, « qui ne parle pas encore », remboyauté avec Lacan sous la notion d’« infant ». Parole consécutive à une augmentation de la taille du cerveau qui n’aurait pas été possible sans la station debout. Un autre de ces critères qui laissaient plus de chances aux ours (les 123 premiers « rois des animaux ») qu’aux affligés paraplégiques, loques grabataires, poupards laissés-pour-compte. Tout cela pour ne rien dire de l’art, de la culture, des rites de recueillement, de la fabrication et de l’utilisation d’outils, de l’empathie ou de la politique qui feraient apponter nombre d’espèces sur l’autre rive du Rubicon. Autant d’épreuves métaphysiques aux assises moites et meubles qui ont fait la preuve de leur échec. Seul donc l’humour, jusqu’à plus ample informé (qui sait si l’animal n’a pas son humour bien à lui), pourrait servir de pierre de touche à l’hominisation. L’humour lui seul serait à même de sanctionner le passage du règne de l’instinct au règne de l’esprit, de l’esprit de finesse. Passage de la stéréotypie à la pensée complexe, à la distanciation, à l’équivoque que dénote l’ironie. Dater l’humour serait donc dater l’homme. Encore faut-il, pour dater l’homme, que nous ayons sous la pédale des sources épigraphiques suffisamment anciennes pour être significatives. Il est heureux que le dieu des archéologues ait, dans sa grande miséricorde, pourvu à notre soif de connaissance. Blaguer avec un Sumérien 1900 avant J.-C. Soit 3900 ans. C’est l’âge, estimé au carbone 14, de l’ostracon – tesson d’argile, tablette en l’occurrence – où s’est venue loger la doyenne vanne de la civilisation. Le prototype de la facétie. L’Ève mitochondriale du calembour. L’aînée des blagues qui devait témoigner de 124 l’accomplissement parfait de l’esprit sapiens sapiens. Cette découverte, que nous ne devons qu’à la persévérance d’un doctorant anglais de l'Université de Wolverhampton, nous enjoint une fois de plus à rendre hommage aux grands ancêtres de Sumer. Voici, en (quasi-)exclusivité, la plus ancienne marque l’humour connue de toute l’histoire de l’humanité : « Une chose qui n’est jamais arrivée depuis des temps immémoriaux : une jeune femme s’est retenue de péter sur les genoux de son mari. » (…) Le fragment se passe de commentaires. On ne vous a pas non plus promis la lune… Mais ne soyons pas trop durs avec nos précurseurs : on en connaît des moins exhilarants qui remplissent les théâtres. Ce n’est pas beaucoup plus raffiné que Bigard, beaucoup plus drôle qu’Anne Roumanoff. Cela témoigne du moins que l’humour scatophile ne date pas de la dernière pluie… Limites d’une archéologie Cette remontée épigastrique aux sources de l’humour n’est pas sans présenter, comme toute quête historique, deux biais intellectuels qui nous obligent à relativiser nos résultats. L’un tient à ce que l’humour peut avoir existé et, certainement, a existé bien avant l’écriture. Ce dont nous 125 disposons n’est donc pas tant d’une datation de l’humour que du moment où ce dernier s’est vu prêter suffisamment de poids et importance pour qu’on juge bon d’en consigner les meilleurs traits. L’autre nous interpelle sur l’éventualité que nous ayons manqué d’autres morceaux d’humour, faute d’avoir su les apprécier à leur juste valeur. C’est poser la question de l’universalité et de l’intemporalité de l’humour. L’humour anglais, belge, juif, n’est pas compréhensible par tous. L’humour de Stéphane Guillon n’est perméable qu’aux initiés. Sophia Aram est bien la seule à rire de ses sarcasmes. En quel honneur se ferait-il mécaniquement que l’humour d’il y a cinq mille ans nous demeure accessible ? L’ Iliade et l’Odyssée n’était peut-être qu’une vaste galéjade que nous aurions prise au sérieux. Qui sait si l’Épopée de Gilgamesh n’était pas aux anciens ce que le Zizi de Pierre Perret est à notre génération ? Bien téméraire qui pourrait dire si les sketchs de Ruquier feront encore pouffer dans deux mille ans (on ne sait pas trop d’ailleurs qui ces derniers font rire, hormis sa productrice). Quant au code de la route, à Rémi sans famille ou à l’œuvre intégrale de Martin Heidegger, rien n’empêche de penser qu’ils puissent être demain considérés par les archéologues comme les premières traces d’humour authentique de l’histoire de l’humanité. L’informatique, fait accompli Ce n’est pas parce que le numérique s’est immiscé partout qu’il a partout sa place. 126 Répondre d’engagements Lorsqu’une proposition résiste, cela signifie souvent que la réponse à la question que cette proposition suscite change quelque chose. Nous change en quelque chose. Que l’animal pense, que l’embryon soit une personne, que nous ayons/soyons un corps ou disposions d’un libre arbitre n’est pas sans incidence sur la manière que nous avons d’être à nous-mêmes, « jetés » dans l’existence. Déconvertir pour moins souffrir On ne compte plus ces athées militants qui s’évertuent à déniaiser toute cible à leur portée, tout être humain vivant dans le mirage de Dieu. Des prosélytes de l’« absenthéisme », soi-disant désireux d’éclairer leur prochain sur la grande farce théologique. Par bonté d’âme ? Des clous. Qu’il soit permis d’être sceptique. Il est des gens qui ne conçoivent leur bonheur qu’au détriment de celui des autres. La vérité n’est pas qu’ils prêchent pour la raison, mais qu’ils envient leur indolence. La vie leur est cruelle ; il serait trop injuste qu’elle soit vivable à ceux pour qui la vie ne l’est pas. Parce qu’ils sont désillusionnés, et tristes, ils voudraient désillusionner les autres ; ils n’en seront pas moins tristes, mais au moins satisfaits de ne plus être seuls. Ils jalousent l’espérance qu’ils n’ont pas pour eux-mêmes, et c’est en l’arrachant aux autres qu’ils allègent leur fardeau. Ils font du mal à ceux qui vont mieux qu’eux. Le nihilisme, sida de l’amertume, a cela de pernicieux qu’il pousse au crime ceux 127 qui n’ont pas la force de supporter la vérité. Peu de différence, au fond, entre le prêche ardent du laïcard et la revanche gratuite du leucémique qui laisse traîner des aiguilles infectées entre les sièges de son cinéma de quartier. Merci pour le cadeau. Déconvertir ? Pourquoi ? Qu’ont-ils besoin, au fond, d’ôter à ceux qui croient l’espérance d’être aimés, guidés, soutenus dans la tourmente ; de leur confisquer le sens de leur souffrance, le tribut de leur conduite ou bien encore la conviction de revoir ailleurs les êtres qu’ils ont aimés et vu partir trop tôt ? Que Dieu existe ou pas n’est pas la vraie question. Non plus que la consistance du spiritisme ou de quelque autre supplément d’âme, trames de promesses qui n’engagent que ceux qui les croient. Nietzsche lui-même, qui se gaussait des arrières-mondes, Nietzsche déicide dont se réclame Onfray à l’avant-garde de la croisade contre les militants du Christ, pouvait écrire que « c’est un préjugé moral de croire que la vérité a plus de valeur que l’apparence ». Qu’hormis la Schadenfreud, nous avions l’art, aussi, pour ne pas périr de la vérité. La vraie question pure de ressentiment est bien plutôt de savoir laquelle, d’une conscience apaisée dans son erreur ou lucide dans l’angoisse, rend meilleur dans l’épreuve et finalement – heureux. La foi est une bénédiction. Si vous n’y croyez pas, tachez de n’en pas dégoûter les autres. 128 La mauvaise fourche Cotiser plus ou plus longtemps ? Dépenser moins ou prélever plus ? Se soumettre ou périr ? L’aile ou la cuisse ? La réponse peut être correcte, intelligente, brillante et tout ce que l’on voudra. Cela ne nous avance pas beaucoup si la question ne l’est pas… La cause est dans l’effet « Selon toute vraisemblance, la source des maladies ne doit pas être ailleurs que dans les vents ou les pets selon qu’ils sont en excès ou en défaut, ou bien qu’ils entrent dans le corps trop nombreux ou souillés de miasmes morbifiques ». Hippocrate de Chios, Pronostics, ≈ 400 av. J.-C. Nouvelle confidentialité informatique La massification du Web a produit cet effet paradoxal que les anciennes combines censées permettre de circuler anonymement sur le réseau sont devenues contreproductives. Il s’agit d’intégrer qu’à l’heure où tout le monde navigue à vue et à vau-l’eau, la meilleure stratégie pour ne pas être espionné consiste à ne pas chercher à ne pas l’être. Se protéger, c’est s’exposer. Attirer l’attention. Se déclarer officieusement suspect en jouant le jeu de la dissimulation. Autant se balader tout habillé dans une partouze mondaine 129 avec un nez postiche et une pancarte fluorescente affichant « je ne suis pas du coin ». 130 Le Lotus bleu, les Dupon(d)t en action 131 Le déguisement fait signe ; il vous signale. C’est l’accessoire de trop. Une ficelle d’arrière-garde devenue une assurance de se faire prendre. Les usagers de proxys, de messageries cryptées, de routeurs de type TOR et d’autres logiciels de camouflage sont les premiers à faire les frais de leur circonspection. Il y a autant d'agents espions sur le darknet que d’officiers la police pédocriminelle – alias « Mathilde-12-ans-cherche-copain » – sur MSN. Comprendre, entre les lignes de code, que le lieu le plus sécurisé pour échanger du shit, des armes, des ribs bancaires ou planifier une attaque concertée de la NSA (DoS) en toute confidentialité reste encore le chatroom de « Chasse, Pêche, Nature et Tradition ». La meilleure politique n’est pas de resquiller, mais de se fondre dans la masse. Deux conceptions de la maladie L’histoire des sciences prend acte des ruptures qui, tôt ou tard, auront conduit chaque discipline à renouveler radicalement, et à plusieurs reprises, sa conception du monde. Les sciences se forgent au jour le jour, par vagues et apports successifs ; mais non pas uniquement par vagues et apports successifs, avec l’académisme pour seul morne horizon. Entre deux phases d’exploration où se voient précisés, incrémentés et rectifiés certains concepts, se produisent des révolutions intellectuelles qui aboutissent à reconsidérer de fond en comble l’approche conventionnelle des phénomènes. De telles révolutions ne sont pas 132 simplement (bien qu’elles le soient aussi) le fait d’un développement qui serait intrinsèque aux sciences (internalisme). Les sciences n’ont d’épaisseur qu’ancrée dans une réalité concrète. Elles sont ensemble dépositaires d’une expérience sociale, poreuse aux préoccupations de l’époque. Il faut tenir le fil par les deux bouts. Cette vision « en relief », ou « stéréophonique » puisqu’à double foyer permet elle seule de mesurer l’influence décisive autant que refoulée que la religion n’a cessé d’exercer sur les états de la connaissance. Georges Canguilhem, médecin et philosophe français mondialement célébré pour ses travaux d’épistémologie (accessoirement, père spirituel de Paul-Michel Foucault), a pu de cette manière réinvestir sur le terrain de la biologie ce qu’Alexandre Koyré revendiquait dans le domaine de la mécanique céleste. Il cite l’exemple de la maladie, conçue depuis l’école de Cos jusqu’à l’Antiquité tardive comme résultant d’un déséquilibre des humeurs, d’une dysharmonie à restaurer dans un cosmos en miniature. Modèle hippocratique et « dynamique » auquel se serait substitué dans l’aube du christianisme une conception « ontologique » de la pathologie, rendant pensable et donc possible la découverte par Louis Pasteur des germes pathogènes – cette métaphore épidémiologique du phénomène viral n’étant en dernier ressort que la sécularisation physiologique de la démonologie chrétienne : une tentative pour substantialiser les maux. Les maladies sont alors déportées d’une entité vers l’autre. À l’actif d’autres agents déprédateurs, infiltrateurs de corps, acteurs sournois d’une autre forme de possession. 133 Prière de fermer l’aorte Gageons que Canguilhem, eût-il été moins timoré, aurait pu conduire son affaire beaucoup plus loin qu’il ne l’a fait. Son parallèle paraît presque bégueule au regard du déluge de prises qu’offre l’imaginaire hospitalier. Rares sont les phénomènes à s’être exonérés de cette rafle symbolique, de cette déportation de la médecine des âmes à la médecine des corps. Du clérical au médical, les mêmes fonctions se lisent sous de nouveaux outils. Au chapelet s’est substituée le stéthoscope, à l’eau bénite l’antiseptique, au crucifix le caducée, au prie-Dieu le siège inclinable, à l’icône halieutique le serpent de Mercure. L’hostie devient pastille, médication, pilule ; la croix du Christ le cède à la croix Verte et la pratique s’ensuit : la confession fait place à la consultation, l’exorcisme à la cure, la pénitence à la thérapeutique. L’Église, dans le même temps, devient clinique et son cimetière, sa crypte, ses catacombes – la morgue. Le praticien endosse l’habit du prêtre, sa toge repeinte en blouse auprès de l’infirmière, hospitalière figure de la bonne sœur encornée (ou de l’enfant de chœur, également encorné). Les pécheurs – devenus patients – saturent son officine puis, du parvis de la salle d’attente, franchissent enfin le pas du cabinet pour refermer sur eux la porte du confessionnal. Odeur d’encens prophylactique. Venue l’auscultation. Déshabillés et mis à nu les malades gisent sur le grabat comme à leur premier jour, lorsque naguère l’abbé donnait le baptême au nourrisson (ou l’ondoiement 134 d’urgence pour les moins vifs, qui préserve des limbes) – dorénavant, le coup de linge humide de la sage-femme – ou bien, plus tard, la nuit tombée, l’extrême-onction – transfigurée en signature au bas de l’acte de décès. Athée-vous lentement Analogie qui se prolonge, bien au-delà de l’appareillage, de la paramentique et de la pratique, dans les espérances mêmes confiées à la médecine. Il n’est pas anodin que le titre de « docteur », jadis prérogative de la cléricature, des hommes d’Église dépositaires de la « docte science », gardiens et prescripteurs de l’orthodoxie morale, soit devenu l’exclusivité des pupilles d’Esculape. Tandis que les sources de Lourdes se muent en cures thermales, le praticien ausculte, s’affirme en exégète, déclame le décalogue. Ses ordonnances remplacent les directives de l’Exode, du Lévitique et du Deutéronome. Ses prescriptions de régime imitent les interdits alimentaires au nom de la « diététique » et ses improbations (pas de folies bergère, pas de boogiewoogie, etc.), les ordres vététifs des tables de la loi. La médecine soigne. Mettons plutôt qu’elle s’y emploie. Ou qu’elle prétend s’y employer – et non, comme bavent les mauvaises langues bifides, dealer des happy-pills pour braquer la sécu au profit de Big Pharma comme d’autres remplissaient leur quota de simonies. « Guérir », c’était aussi, c’était surtout l’octroi thaumaturgique du Christ, de ses apôtres et de ses Saints, des missionnaires élus par l’Esprit 135 paraclet. Bien qu’en ce qui concerne le « Logos incarné » (lointain cousin de l’ongle), ce don ait été quelque peu forcé par un biais interprétatif 30. Résurrection, éternité, immunité, jeunesse, ataraxie et toute la flotte miraculeuse, la médecine prospective ne fait-elle pas les mêmes promesses que l’eschatologie chrétienne ? Voilà maintenant que l’on croit en la Santé avec la même ferveur que l’on croyait en Dieu. Pas de science sans conscience Notions de « régularité, de « perfection », d’ « adéquation », de « repère », d’« estimation », de « valeur », d’« orthogonie », de « rectitude », etc., la science mathématique est traversée de part en part par une terminologie morale si lourdement présente qu’elle a fini par faire partie du paysage. Le verbe grec « therapeuein » de la Septante, rendu par « rétablir », « guérir » porte en effet le double sens de « prendre soin » et de « soigner ». Tout est donc question d’interprétation. L’ambiguïté serait aisément levée moyennant un détour par la traduction copte, contemporaine des Évangiles. Détour dont on s’est bien gardé… 30 136 Transfert de culpabilité On s’abuserait à croire que la psychanalyse, pour cela seul qu’elle l’est devenue, ait de tout temps été cette pompe à fric destinée à remplir les poches de charlatans cupides qui jouent de la flûte et de l’« écoute flottante » 31 en attendant que les volubiles débiles qui braillent au canapé aient fini de se la raconter autour de leur nombril – complémentarité cinglante dont le visage bifrons se résume assez bien en la personne de Gérard Miller, lequel s’estime visiblement au prorata inverse de ses chiffres de vente. Le narcissisme (la « pulsion de vie ») n’est pas tant l’origine qu’un produit dérivé de la psychanalyse. Il se pourrait qu’aux sources d’une pratique communément bourgeoise se trouve un état d’âme plus harassant, dont la psychanalyse serait précisément l’issue, la délivrance, la sortie par la bande. Le refoulement actif de la culpabilité capitaliste d’une classe qui ne s’assume pas parasitaire, violente et prédatrice, et chercherait par un 31 « Le médecin analysant s'abandonne, dans un état d'attention uniformément flottante [Gleichschwebende Aufmerksamkeit], à sa propre activité mentale inconsciente, évite le plus possible de réfléchir et d'élaborer des attentes conscientes, ne veut, de ce qu'il a entendu, rien fixer en particulier dans sa mémoire et capte de la sorte l'inconscient du patient avec son propre inconscient » (Sigmund Freud, 1923, cité dans Alain de Mijolla, Dictionnaire international de la psychanalyse, 2005). 137 mensonge subtil (l’œdipe cardiaque de la névrose) à se défausser de sa tourmente morale en reversant celle-ci au compte de ses échecs avec papa-maman. Précieux mensonge que celui de l’inconscient, garant pérenne de l’inconscience de l’exploitation de classe. L’affaire est dans le sacre Cocasse, que la banalisation de l’amour homosexuel doive déboucher « sociétalement » sur le mariage, qui est sa sacralisation. Le pavillon des incunables Un « forcené » s’invite dans les locaux de Libération – quotidien national fondé en février 1973 par Jean-Paul Sartre, passé sans grande surprise de la pseudo-gauche de Billancourt au portefeuille de la famille Rothschild –, sort son fusil et tire deux fois. Bilan du raid : un photographe blessé (« à l’article de la mort »). Le landerneau s’agite. La « chasse à l’homme » s’engage. Les images du suspect ont été diffusées, la chevrotine confiée aux services balistiques et tous les citoyens mis à contribution. Tout cela au quart de tour. Manuel Valls n’a pas démérité (les médiacrates lui en savent gré). Le directeur du titre, Nicolas Demorrand, se répand en lamentations sur les plateaux télévisés. On rappelle, pour mémoire, que Demorrand a fait l’objet d’une troisième motion de censure votée à plus de 90 % par les salariés du groupe. Moitié pour son talent, en lequel il est 138 bien le dernier à croire, moitié pour l’arrogance dont il fait preuve sur France Inter en qualité d’intervieweur (souvenons-nous que le mot « arrogance » a pour racine le mot corvée… et c’en est une effectivement que de le supporter), et qui aura achevé de désabonner jusqu’aux plus magnanimes. Ce qui n’empêche pas le médiacrate – qui ne se prend pas pour de l’eau de bidet – de hurler au complot contre la liberté du journalisme indépendant (pauvre Albert Londres). Et nous de songer « scandaleusement » que la grande histoire ne serait pas de trop en ces heures sombres pour nous apprendre à relativiser. Un sabotage en règle contre la presse d’Occupation, cela s’appelait autrefois un acte de résistance…32 Les impensés de l’intégration Dans une logique uniformiste d’effacement des frontières, le communautarisme lui seul permet effectivement de maintenir des différences entre les groupes, et partant des richesses, des langues, des modes de vie et des pensées diverses. Dans une logique d'États-nations, seule l'assimilation, sa plus stricte opposée, est susceptible de sauvegarder une telle pluralité en assurant à chaque État sa singularité conscrite, l’identité qui autorise l’altérité. De la même manière que le gène responsable de la drépanocytose (anémie falciforme) protège contre le paludisme, ce qui est toxique dans une optique particulière peut devenir salutaire 32 Je sens que je vais regretter celle-là… 139 au regard du contexte – et réciproquement. Il n’y a donc aucun sens à cultiver la controverse entre « communautaristes » et « assimilationnistes » de manière simple ou pire, manichéenne, abstraction faite de l’écrin géopolitique au sein duquel cette controverse prend pied. C’est là tout le malentendu qui mine l’entente entre les deux chapelles : quoiqu’en accord sur les finalités (sauver les spécificités des abrasions de la mondialisation), elles ne partent pas des mêmes prémices. Une émission coupable On en a fait tantôt des « télé-vérités », tantôt des « transcriptions collant à la réalité », tantôt des « spectacles hyperréalistes », tantôt – pour la plupart – des « abominations ». On en a fait ses gorges chaudes, et toutes sortes de choses qu’elles n’étaient pas mais qui leur assuraient preneur. Elles ? Les émissions de téléréalité. Programmes qui ont phagocyté nos ondes, pollué la mer de Hertz et notamment celle de la TNT à la vitesse du lapin rose de Duracell. Des émissions de flux, monétisables et participatives (les joies du SMS), par distinction d’avec les émissions de stock, rediffusables, mais chères et peu bénéficiaires sur le court terme. Prenant de vitesse les pronostics les plus atrabilaires, de tels programmes auront su s’imposer en moins de rien sur un marché hautement compétitif (entre Lagaff et Splash, la concurrence ne laissait pas d’être rude) pour se tailler, en France dès les années 2000, une part d’audience qui ne finit pas de surprendre. Qui 140 surprend d’autant plus que l’on trouvera difficilement format plus contesté. Unanimement. Bien qu’en public seulement, avec un empressement que l’on qualifiera de suspect. Jouissance et culpabilité. C’est comme si Loana avait, dans le discours et dans les faits, pris le relais de la masturbation. L'aspiration à la téléréalité Pourquoi cet engouement ; et pourquoi ce dégoût ? Ce dégoût affiché pour ne pas perdre la fesse, au risque du lapsus. Cet engouement, parce qu’il faut bien que l’auditeur, un jour, avise son progrâme-sœur. Que ses attentes soient satisfaites. Mais quelles attentes ? À quoi carburent les reality-show ? Au désir, au malaise, au manque, à l’amertume. À des aspirations qui n’ont pas su trouver en politique leur forme d’expression privilégiée. Au vague-àl’âme de ceux qui ont vu s’effondrer les utopies de l'après-68, avec ses idéaux de transgression, d’autogestion, de démocratie directe, de parole populaire (isègoria), de spontanéisme et de révolution dans la quotidienneté. Révolution à domicile, tous frais payés, nourri-logé dans un onctueux parc à bébés. Le coca, l’authentique, sans sucre, avec le goût du coca. C’est sur cette prise, principalement, que s’est branché le Loft. Sur elle et sur le narcissisme inquiet d’une génération qui ne peut visiblement s’aimer que sous les feux de la rampe. Huis clos, kibboutz et avant-goût du paradis : loft, pavillon ou « maison des secrets », c’est kif-kif bourricot. Des 141 substituts. Des échappées. Des espaces protégés du principe de réalité qui sont autant de régressions dans le fantasme du maternage, ersatz symbolique des illusions perdues. Que l’on s’y penche d’un peu plus près (pas trop non plus, le néant guette), et l’on s’apercevra que la téléréalité ne fait jamais – en théorie – que mettre en scène l'abolition de la médiation par le média. Ce qui n’est pas le moindre de ses paradoxes. « Horizon de l’authenticité », elle congédie la représentation au profit de la présence. Elle réactive par cette promesse le mythe moderne de la transparence, nous renvoyant à la définition que Roland Barthes donnait précisément du mythe, au sein duquel « les choses ont l'air de signifier toute seule ». Faute d’avoir transformé le monde, on se contente de contempler, mi-chèvre mi-chou, la bande-annonce sur France−Télévision. Le jeu de la représentation Un mythe. Mais pas plus que les Grecs n’ont jamais cru aux leurs, pour emprunter au titre d’une œuvre qui a fait date et polémique (dans l’ordre qu’on voudra), les spectateurs d’NRJ12 ne sont pas assez truffe pour réellement penser assister en direct à une manière de « Truman show » diffusé brut de décoffrage. Aucun des arguments risqués par la téléréalité ne passe l’épreuve de la vérification ; et l’ethnologue frayant dans la coulisse nous en réserve de belles sur le traitement fameux que la post-prod inflige à sa « réalité ». Elle coupe, échantillonne, structure, agence des rushes en fonction d’une dramaturgie constante et 142 stéréotypée, n’usant jamais que d’un pourcentage infime des bandes enregistrées. Les déchets des déchets sont recyclés sur Internet, ou intégrés au DVD spécial au régal des familles et des fanboys les plus tarentulés. Un jour devient une heure. C’est ce que Bergson appelait la compression du temps. Le « mouvement de contraction du temps », à distinguer de sa distension, de sa détente, comme ce qui renvoie respectivement, pour l’une à la durée, pour l’autre à la matière. Mais la philo s’invite – ayons l’air occupé… Loin de se limiter au scénario (à ce qui en tient lieu) ; loin de se borner à l’écrin d’opérette qui sert de cadre médullaire à des émois surjoués par des caricatures pour émouvoir leur cœur de cible, la falsification s’étend jusqu’aux acteurs du drame. Lesquels acteurs ont obtenu, à force de lobbying, le statut de prestataires, rémunérés en conséquence, jouissant de tous les avantages réservés aux « intermiteux » de la scène. Avec sécu, charge salariale et tout le toutim (rappelons que les putes attendent toujours). On imagine difficilement quiconque, même prodigieusement niais – et faut-il l’être, pour endurer les Anges de la téléréalité – croire à la mascarade comme on croirait à la virginité de Marie. Le fait est que le mythe, pour fonctionner comme mythe, n’a pas besoin d’être pris au sérieux. Seulement d’être crédible : donc cohérent et vraisemblable. Non pas vérace, ni historique, ni véridique, ni réaliste, mais juste cohérent et vraisemblable. Les reality-shows ont ainsi cela de commun avec les mythes que de faire fonds sur l’un des mécanismes de base de la narratologie : la « trêve de l’incrédulité ». 143 La trêve de l’incrédulité Et de fil en aiguille, nous dérivons dans les méandres de la mer des arias pour accoster le continent de la fiction. Avec ses crêtes et ses vallées, ses marécages, ses renfoncements, ses cavités, ses luxuriances et plus encore son essart argileux sur quoi repose tout l’édifice. Qu’est-ce que l’essart de l’île ? Sa base. Ce qui la maintient à sec. C’est le contrat passé entre le lecteur et le narrateur (ou l’auditeur et le conteur, selon que le médium tient de l’oral ou de l’écrit) engageant le premier à accepter temporairement de rengainer son scepticisme, et le second à garantir la cohérence interne ainsi que la vraisemblance de l’univers qu’il met en scène – nos deux critères précédemment cités. Ce pacte narratologique a lieu de manière implicite chaque fois que le spectateur d’une œuvre de fiction consent à « lâcher prise ». À se « laisser porter » par une trame narrative. Il répond à l’appellation technique – employée pour la première fois en 1817 dans une monographie de l’écrivain britannique Samuel Taylor Coleridge33 – de « trêve » ou de « suspension de l’incrédulité 33 « Il fut convenu que je concentrerais mes efforts sur des personnages surnaturels, ou au moins romantiques, afin de faire naître en chacun de nous un intérêt humain et un semblant de vérité suffisants pour accorder, pour un moment, à ces fruits de l'imagination cette "suspension consentie de l'incrédulité" ["willing suspension of disbelief 144 ». Opération mentale à rapprocher de l’épochè de l’école du Portique (mais la philo revient – virez-moi ça !) ou du kayfabe au catch (voilà qui est mieux) se présentant comme « volontaire » ou « consentie » dans la mesure où elle relève, comme dans le jeu de société, le jeu récréatif ou le jeu de rôle « grandeur nature » (GN, exemple du cosplay), du « faire semblant » et non de la croyance. Le même principe qui régit la téléréalité se retrouve donc au cœur de toute démarche littéraire ou artistique en général. Lire un roman suppose de commencer par se rendre amnésique – passagèrement – au fait que le roman a un auteur et qu’il procède d’un travail d’élaboration. D’accepter l’impossible pour pénétrer un monde doté de ses lois propres. Nous ne croyons pas vraiment que les hobbits existent, pas plus que le dahu et, cependant, ne nous offusquons pas d’avoir à supporter leur excursion jusqu’au cratère ardent de la Montagne du Destin. Nous savons bien qu’il n’est nulle part dans notre monde d’anneau de Gygès qui rende son porteur invisible, mais acceptons que Frodon Sacquet se laisse harceler par sa « gaie » compagnie – Sam et Gollum – qui n’ont de cesse que de se faire enfiler le premier – la bague au doigt (bien sûr, on reste bon enfant). Décohérence oblige, la téléportation quantique est physiquement impraticable. Les trekkies s’en remettent puisque Star Trek l’y autorise. Star Trek n’autorise pas, en revanche, que Spock décide de changer de sexe. – Non cohérent, non "], qui constitue la foi poétique » (S.T. Coleridge, Biographia Literaria, 1817). 145 vraisemblable = rédhibitoire. Le pacte serait immédiatement brisé. Nombre d’adaptations d’œuvres connues rompent sans vergogne d’avec ce seuil de cohérence qui seul permet la trêve de l’incrédulité, en attribuant ainsi à certains personnages des attitudes contraires aux valeurs qu’ils incarnent. On les appelle, au choix, des blockbusters ou des navets. Trêves de simaghreb Les émeutes du Trocadéro, la marseillaise sifflée, les « lyrics » francophobes des rappeurs de biscottes, les drapeaux algériens saluant le sacre à l’Élysée du vainqueur de Sarko, les envolées rabiques de Bouteldja cheftaine des Indigènes de la République34, ont révélé que le ressentiment des Algériens ou des Français se réclamant du bled (le pays d’Oz qu’ils ne connaissent pour la plupart que par ouï-dire, et ue bien peu seraient fichus de situer sur une carte) ; que cette animadversion bruyante envers et contre la France des colonies n'a rien perdu de son intensité. Fondée ? Rien n’est moins sûr. Il y a toujours, derrière chaque lutte, un rosebud embusqué qui en éclaire la vérité profonde. Chose dont nous 34 Qui n’évite pas le contresens d’appeler « indigènes » (du lat. indigena, formé de in, indu, « dans », et -gena, genere, « engendrer »), c’est-à-dire « autochtones » les immigrés assimilés ou naturalisés Français. Nous est avis qu’Houria serait inspirée d’ouvrir un dictionnaire avant son sac à fiel, sa bouche et son commerce. 146 commencerons à nous apercevoir lorsque le récit historique aura cessé de graviter autour de l’astre noir des méfaits de l’Occident. À supposer que les historiens d’État ne préfèrent pas toujours rester dans le convoi des maîtres pour se résoudre à une étude un peu moins sélective des pièces à conviction. Reprenons un à un, autant que faire se peut, les griefs invoqués. Que reproche-t-on aux « pays des droits de l’homme » ? Principalement, ses guerres et son impérialisme. Mais quoi, précisément ? (a) L’exposition des légions étrangères ? Que l’état-major français ait « importé » des tirailleurs au cours des deux grandes guerres, c’est une chose indéniable. Qu'ils aient été plus exposés que les autres, cela fait quarante ans que les historiens ont fait litière de cette antienne. Avec un taux de mortalité équivalent, voire moindre en valeur relative à celui des troufions de la métropole, la cavalerie des colonies n’a pas servi de chair à canon plus que n’importe quel régiment de poilus. Elle n’était pas plus découverte ni plus planquée que les autres. Rappel difficilement audible dans un contexte où les tycoon de la victimisation n’ont eu de cesse que de s’ériger en négociants fieffés du devoir de mémoire en gros et en détail. Pas de pestiférés dans les tranchées. Pas de sacrifice ethnique pour stratifier la haine. Il faudra trouver mieux. (b) L’appauvrissement des dominions ? Faisons les comptes. Il n’y a pas de petites économies. En moins d’un siècle de prébendes, la colonisation a coûté aux Français l'équivalent de sept fois le plan Marshall. La France consacrait plus de 3 % de son PIB au développement de 147 l’Algérie. Sans parler des infrastructures, des hôpitaux, de l’administration. C'est plus que l’épaisseur du trait, et plus que n'en reçoit n'importe quel pays subventionné par l’aide européenne. L'État privilégiait toujours au demeurant les produits coloniaux au détriment d'autres filières d’importation intra-européenne qui leur serait revenues – pour les convois d’Espagne et d’Italie – en moyenne 68 % moins chères. Donc solde négatif. L’appauvrissement, fausse piste. Cela s’appliquerait bien plus adéquatement à notre époque qu’au temps des colonies. (c) L'humiliation des dominés ? Nous y voilà. C’est le rosebud. Le « fion de l’affaire ». Lorsque De Gaulle est rappelé au pouvoir lors de la crise de 1958, c’est à la tête d’une France exsangue et contestée, spoliée de ses forces vives. Le général prend acte des premières revendications autonomistes émanées d’Algérie, irrédentisme conforté par le bilan déficitaire que lui dresse la Commission de l’épopée coloniale, pour se poser en patriarche munificent. Face à la foule d’Alger massée sur le forum, le général prononce son « je vous ai compris »35. Puis leur « concède » quatre ans plus tard l’indépendance qu’il ne souhaitait rien plus que leur abandonner. De Gaulle refile au FLN la patate chaude et personne dans l’histoire n’y trouve rien à redire. Presque personne, pour ne rien minimiser du dépit combiné de l’OAS et des harkis. 35 Phrase que Desproges transcrit pour les pieds-noirs en « je vous hais, compris ? ». 148 Pas de bataille perdue ; pas de bataille gagnée. La ratification des accords léonins d'Évian, sous couvert de victoire de l’Algérie algérienne, travestit l’abandon par les autorités françaises d'un pan de leur empire qui tirait trop sur le cordon de la bourse. Sans doute certains, sans se l’avouer, auraient-ils préféré finir ça proprement. Reconquérir leur dignité. Prendre une revanche bien « méditée ». Nous mettre la branlée cathartique et conclusive qui aurait détendu tout le monde. Juste retour des choses. Mais non, pas de retour de rien. Nous leur avons coupé l'herbe sous le pied ; ôté cette joie cruelle avec l’impolitesse de qui s’excuse beaucoup trop tôt après avoir planté le couteau. C’est le pain au chocolat sans chocolat. Le baba au rhum sans rhum. Le triomphe sans la gloire. Aussi frustrant et humiliant qu'une éjaculation précoce. D’où les imprécations violentes et venimeuses de nos « beurs de missel », qui nous rappellent régulièrement, autant qu’il n’est pas nécessaire, que l’Algérie n’a pas encore gagné sa guerre d’indépendance. La vie est un jingle Le tout-venant ayant fini par intégrer qu’il ne servait plus à rien de s’évertuer à réussir par le mérite, il n’a rien fait que de se rabattre sur le seul modèle qui lui restait possible : la peopolisation, consécration d’individus qui doivent tout au hasard, et rien à leur piston, et rien à leur travail, et rien à leur talent. Rien de plus démocratique. La grâce télévisuelle comme le loto bingo peut tomber sur n’importe qui. C’est 149 tout au moins ce qu’elle laisse croire. Et qui explique pour une grande part la covariance frappante entre la panne technique de l’ascenseur social et le succès fulgurant de la téléréalité auprès d’une génération précaire promise au déclassement. L’espoir fait vivre… surtout ceux qui en vendent. Le short en est jeté Des caïds arrogants friqués qui n’en n’ont rien à secouer de leur drapeau se vendent au plus offrant, méprisent leurs supporters et errent sans capitaine jusqu’à piler sur les récifs. L’équipe de France de foot est bel et bien l’allégorie sportive de son gouvernement… C’est l’ironie du sport. « Nan mais allô, quoi ?! » Il y a décidément des parenthèses hideuses qui ne se referment pas. Ainsi de la marque « Nabilla », qui s’étant déposée officiellement auprès de l'INPI, a trouvé le moyen de se décliner en livre. Le golem d’Endémol t’explique ce qu'il faut penser. Jacqueline t'apprend la vie en soixante pages. C’est formidable, vraiment. Assez pour nous laisser douter de ce que les scientifiques ayant posé que le cerveau humain est composé de flotte à raison de 85 % de sa masse aient approché le phénomène. Beati pauperes spiritu : « heureux les pauvres en esprit », clamait Jésus dans les 150 Béatitudes (Mt. 5, 3-12 ; Lc. 6, 20-23). On en connaît qui doivent être comblés… Bourgeois-bohème 1. Renté qui feint de ne pas l’être. 2. Allure dépenaillée que se donne la classe aisée, le cœur à gauche mais le portefeuille à droite, pour avoir bonne conscience. Ex : Beigbeder, Lalane. Abr. « bobo ». L’Arbre du Ténéré Il existe sur terre un certain nombre d’arbres « remarquables » devant leur épithète au fait qu’ils battent des records d’âge, de dimension, ont des propriétés particulièrement rares ou servent de marqueurs géographiques ou bien chronologiques, étant lié à une histoire particulière. D’aucuns nous en apprennent bien plus sur notre propre compte que sur l’exubérance de dame nature. C’est notamment le cas de l’Arbre du Ténéré. Se dressant quelque part au nord-est de la ville d'Agadez, aux frontières du Niger, l’Arbre du Ténéré était un acacia de l’espèce raddiana qui fut durant longtemps considéré comme l'arbre le plus solitaire au monde. Cet « hapax végétal », puisant son eau à quelque 300 m de profondeur, aurait été l’ultime vestige d’une forêt luxuriante qui s’étendait auparavant là où l’aridité des sols n’a laissé qu’un désert aride. Aucun autre arbre s’élevant dans un rayon de 400 km, ne lui dispute ce titre. Unique, il tenait autrefois lieu de 151 repère aux marcheurs du désert – manière de borne kilométrique à l’attention des caravanes bédouines accomplissant leur traversée des sables. Aucune explication probante n’ayant pu rendre compte de la survie de cet arbre esseulé, il devint rapidement tabou aux yeux des voyageurs. C’est-à-dire intouchable. Consacré pour les uns ; énigme scientifique pour d’autres. Pourquoi écrire au temps passé ? Question qui revient à poser cette autre colle philosophique dont on sait déjà la réponse : s’il n’y avait qu’une connerie faisable à des milles à la ronde, y résisterions-nous ? Guère mieux que le lépidoptère attiré par le feu. L'arbre du Ténéré fut embouti en 1973 par un camionneur libyen, très probablement ivre. Il rendit l’âme (entendre l’arbre, pas le chauffeur), tirant sa révérence dans la consternation la plus totale pour être remplacé par une sépulture de fer. Ecce Homo. De quoi laisser songeur… On a vite fait de se faire gober Sa diabolisation, son décri médiatique, l’irritation épithéliale que sa seule évocation suscite auprès des élites politiques étant la caution subversive du Front National – son palladium –, il est tout sauf certain que la stratégie de réintégration du « parti de la révolte » dans l’« arc républicain » lui vaille une meilleure espérance de vote. On n’est jamais si bien leurré que par la beauté du diable, si fasciné que par ses griffes. Les gants de velours ne lui 152 rendent pas justice. Marine Le Pen, quoiqu’elle en ait, file un mauvais coton. L’histoire sur la sellette Qu’on parle de Kennedy, du 11 septembre ou d’autres choses encore, rien ne saurait justifier l’accusation de « révisionnisme » qui colle à nos chercheurs trop téméraires au goût des journalistes. Pour peu que le seuil qualifiant d’une investigation critique consiste à ne pas avaler tout cru les platées de nouilles servies encore fumantes par une propagande, actuelle ou ressassée, mais fondamentalement située par son idéologie, ses intérêts, voire son ingérence propre dans le concours des événements, on verrait mal quel historien sérieux pourrait prétendre ne pas être au minimum « révisionniste ». Ne serait-ce que par méthode. Rigueur oblige. Par honnêteté intellectuelle. La déontologie n’est pas une maladie sexuelle. Pacte des civilisations Où le soleil se lève, des hordes de pèlerins en circambulation autour de la Kaaba ; où le soleil se couche, des cortèges de zombies orbitant dolemment autour des Apple-Store. Le gouffre est-il abyssal que nous ne puissions trouver, en quelque chose, matière à nous entendre ? 153 Faute de temps Au nom de quelle convention grammaticale tordue disons-nous « le jour où » plutôt que « le jour quand » ? Quand il en a pour dix… Calibrage, standardisation, vices esthétiques, quotas, oublis, congés, panne de frigo… Chacun de nous bazarderions de 20 à 30 kg de nourritures par an, dont sept encore sous emballage. Un tiers de la production alimentaire mondiale part ainsi chaque année directement à la poubelle. 25 % de ce seul tiers suffirait amplement à résorber le problème de la faim dans le monde. Et moitié moins, à nourrir Guy Carlier. On peut s’en indigner (« nul ne ment plus qu'un homme indigné », disait un philosophe allemand). On peut, avec Kouchner, un tiers-mondiste demi-mondain, pousser le sacerdoce jusqu’à se croire obligé de parachuter des sacs de riz basmati dans la cambrousse. On peut aussi choisir de voir les choses sous un angle optimiste : se dire alors qu’au moment où vous aurez achevé la lecture de ce texticule, vingt-cinq personnes n'auront plus jamais faim… C’est le dixième qui rafle Vingt-six. Les gros, en revanche, ne se sont jamais aussi bien portés (avec des gaines ?). Merci pourris. 154 Une climatologie sceptique La courbe d’élévation du taux de CO2 dans l’atmosphère recouvre exactement la courbe de l’élévation de la température moyenne enregistrée sur la planète... à quelque cent ans près. L’erreur (ou le mensonge, s’il faut adjoindre au contresens la volonté de tromper) fondamentale du GIEC fut d’expliquer, graphes à l’appui, que la première suivait exactement la seconde. Que la part humaine dans l’émission de gaz à effet de serre accroissait « résistiblement » le réchauffement climatique. Et d’en conclure in media res à notre responsabilité. C’est ce qui s’appelle avoir la science confuse. Ou malhonnête. Ou mercenaire lorsque l’on sait que le GIEC ne vit que de ses subsides et doit voir son budget, renouvelé chaque année, maintenu à fleur de stratosphère. Allègre est un brave type, honnête et désintéressée, cela saute aux yeux ; cela n’ôte rien aux faits. On peut avoir raison pour de mauvaises raisons : même une horloge cassée donnera l’heure juste au moins deux fois par jour. Peu savent que depuis dix-sept ans, le GIEC ne constate plus la moindre variation de température. Que nous sortons d’une ère glaciaire partie prenante d’une périodicité de long cours. Une périodicité avec augmentations et dépressions chroniques de la température que les portions d’abscisses des diagrammes projetés lors des Grenelles se gardent bien d’inclure. Que donc ces cycles ne doivent pas grand-chose au CO2, et tout aux phénomènes de variations d'excentricité, d'obliquité et de précession terrestre. Ce qu’on appelle 155 l’astronomie, que les modèles du GIEC n’intègrent pas non plus. Et combien moins, subséquemment, l’activité de l’astre hélianthe, notre soleil se payant également de cycles. Onze ans : durée d’un cycle au cours duquel la photosphère va se pailleter de taches solaires (sunspot) comme lors d’une crise d’acné ; émettre alors plus d’énergie que la terre ne pourra en absorber. D’où onze années de vaches chaudes et onze années de vaches froides. Climat et inversion de la causalité Ours polaire dérivant, las, sur un tronçon de banquise. On verse une larme. Les glaciers pèlent. On dit qu’ils « vêlent » en bonne glaciologie (– à ne pas confondre avec le vêlage des bovins, d’un tout autre registre, moins une affaire de partition que de parturition). Salauds que nous sommes ! Cupide humanité qui saccage sans vergogne son propre environnement ! Il n’y a pas que les continents qui soient à la dérive… Une seule ombre au tableau : ceci qu’alors que la calotte arctique fond comme neige au soleil, la calotte antarctique se régénère d’autant. On n’en parle pas beaucoup, de la calotte antarctique. Pire que les trains qui arrivent à l’heure, il y a des faits gênants. Et ça ne plaît pas beaucoup à Yann Arthus Bertrand. Aucun regard, si « objectif » soit-il, n’échappe au « biais de confirmation », ce travers cognitif conviant à ne retenir d’une collection de données que celles conformes à ses présupposés. Se préserver des pétitions de principes n’est pas une chose aisée. Il ne va pas de soi d’être « dépassionné ». De là les protocoles et les 156 méthodes dont s’est doté la science pour pallier ses impairs. On n’en regrette que davantage de ne pas compter plus de scientifiques au GIEC que de « représentants de la diversité noire » au sein de la trentaine de membres du comité exécutif de la Licra. Le mal n’est pas dans le mensonge, mais pour partie dans l’omission et dans la surestimation des facteurs anthropiques au détriment des facteurs naturels. Sauf à considérer, ce qui n’est pas faux dans l’absolu, que l’anthropique relève du naturel. Donc à sabrer dans une démarcation qui, en effet, n’a de résonance qu’occidentale et spécifique aux religions du Livre (dérivation métaphysique du motif génésique de l’exception humaine). Vous décillez ? Ce n’est qu’un début. Nous commençons à peine, seize ans après la ratification des accords de Kyoto (1997), huit ans après leur mise en œuvre (2005), à nous apercevoir que c’est l’inverse qui pourrait être vrai. À savoir que l’augmentation de la température globale à la faveur de mécanismes encore mal définis – cycles solaires, astronomiques, courants océaniques, irradiations entraînant modification de l’albédo et de la nébulosité (principe de la chambre à brouillard), photosynthèse par le phytoplancton ou « poumon bleu » de la planète, etc.) entraînerait dans son sillage l’augmentation des rejets de CO2. Nous nous sommes mis en tête que la poule précédait l’œuf tandis qu’elle incubait dans l’œuf. Nos intuitions chrétiennes se sont encore révélées fausses : pas un polythéisme ne serait tombé dans une telle précession, un tel éloge paradoxal de la puissance humaine. 157 L’effet replié sur sa cause L’agitation de la souillure, de la nocuité, de la « pollution » humaine est plus affaire de pénitence collective et de péché originel que de science proprement dite. C’est tout l’aspect irrationnel et religieux d’une démarche abductive – au lieu d’être inductive comme devrait l’être toute science empirique mue par un intérêt de connaissance – qui nous conduit ipso facto à prendre les problèmes à l'envers, les causes pour les effets et nos désirs latents pour des réalités. Que cela ne nous empêche pas de conserver, au moins à titre d’hypothèse, la possibilité d’une contribution de l’accroissement, celui-là bien réel, des taux de CO2 au réchauffement global. Sous condition de l’envisager pour ce qu’elle est : un facteur aggravant plutôt qu’un déclencheur (bootstrap). Le réchauffement accroît les émissions ; les émissions accroissent le réchauffement. L’effet de serre appert alors comme une conséquence qui rejaillit sur ses principes. De la même manière que les agences de notation parfilent le tissu économique qu’elles ont à charge d’évaluer. Causalité bilatérale, rétroactive, autoalimentée. Nous entrons de plain-pied dans le domaine des sciences de l’incertain, où ce que nous savons (de Marseille) n’est jamais qu’un îlot de sens déconnecté du monde. Au vestibule de la complexité, où tout est intriqué, fractal et clandestin comme les temples d’Angkor. Que cela ne nous dissuade pas non plus d’agir sur ce que nous savons, de ramasser nos pertes et de consentir aussi à endosser notre part de responsabilité. Mais là où elle se 158 trouve ; pas là où nous la voudrions. Pas là où nous ne pouvons agir, ce qui dispense d’agir ; là où nous avons prise. Ce qui impliquerait de revisiter de fond en comble la hiérarchie de nos priorités. Plus urgent que le climat, il y a l’accès à l’eau. Plus urgent que le climat, l’accès à l’eau ou à quelque autre ressource, produit de confort ou de nécessité que l’on considérera, il y a l’effondrement de la biodiversité36. Il ne s’agit pas de préserver sur terre des animaux bizarres pour le plaisir des yeux. Ni de « sauver la planète », qui se sauvera très bien toute seule. – D’où tenonsnous, puisque nous l’abordons, ce préjugé que la planète serait assujettie au bon vouloir de ses passagers ? Le monde tournait déjà avant que nous lui apparaissions, et il continuera de tourner longtemps après que nous ayons disparu. L’homme n’est pas l’axe de rotation du monde. C’est heureux pour le monde… Il s’agit simplement, bien plus modestement, de comprendre que nos ennemis ne sont pas que des concepts affleurant dans l’azur. La stratégie du gène Le risque concerne bien plutôt la vie. La vie sous toutes ses formes – et qui n’existe qu’à travers ses formes. Tout comme la langue ou le langage n’a d’existence qu’autant que 36 Des abysses inconnus de la mer de Bismarck jusqu'au sommet du Mont Wilhelm, on estime à deux tiers la proportion des espèces inconnues qui restent à découvrir. Dont la moitié disparaîtra avant la fin du siècle. 159 d’hypostases, n’existe qu’à travers les langues. Ce risque met à mal la vie en tant que celle-ci doit incessamment « croître et se multiplier » pour résister aux variations morbides de son environnement. Le buissonnement (nulle part Darwin ne parle « d’arbre » ; Darwin parle de « corail ») des règnes et des espèces, des sous-espèces et des familles, des sousfamilles et des individus eux-mêmes – tous proprement « mutants » – ; ce buissonnement lui seul permet la persistance de ce principe d’animation par-delà les vicissitudes du milieu naturel. Séismes, ouragans, typhons, épidémies, changements de température, de flore, de conditions d’ensoleillement, de composition atmosphérique : autant de bouleversements, autant de « goulots d’étranglement » qui voient s’étendre nombre de formes de vie inadaptée – et les élimineraient toutes s’il n’y avait pas au cœur du monde vivant ce mécanisme aveugle de diversification. Un monde qui se module dynamiquement à la faveur de mutations, hybridations, transferts et combinaisons d’un « code source génétique » en perpétuel renouvellement. Tout ce qui nuit à cette fluidité rigidifie la vie. La vie est un mouvement qui ne peut être arrêté sans se nier en tant que vie. La mort, c’est l’inertie. La mort, c’est la tension vers l’unité. C’est la similitude, la simplification. Tel un savoir, telle une idée, pareil au « mème » (Dawkins), une connaissance proliférant d’un esprit l’autre ; tel un fichier se déversant à l’infini par réduplication ; telle la flammèche d’un sémaphore se diffusant a d’autres sémaphores sans perte de chaleur, la vie, en se « donnant », s’accroît. D’une bougie l’autre, allume un brasero. Plus elle se 160 donne, plus elle existe. C’est moins la vie qui, par ailleurs, se donne que l’unité fondamentale dont elle est l’expression : ce qu’on appelle, en biologie, un gène. Quoique plus personne, en biologie, ne sache vraiment ce qu’est un gène. Une expérience fréquente touchant à toutes les branches de la connaissance : plus on connaît, moins on sait définir. Sage est alors qui sait qu’il ne sait pas. Complexité du gène qui se complexifie et se complaît dans la complexité, n’est jamais stable encore qu’il stabilise la vie. Tancrède se résignait (et ce qui vaut du politique vaut tout autant du biologique) à ce qu’il ne soit de conservation qui ne passe par le changement. C’est Héraclite caution de Parménide. Le dionysiaque gage de l’apollonien. C’est une leçon que les antiques nous livrent par les rites, par la mythologie, par les institutions ouvertes à leur remise en cause : le chaos, loin de nuire, perpétue l’ordre en rebattant les cartes. Ainsi de l’ordre, ainsi de la vie ; à la fois fleuve et lit du fleuve qui se déborde pour ruisseler, tracer de nouveaux sillons, dans toutes les directions. Cellules et gènes De même que l’eau épouse la forme du vase qui la reçoit, la vie échappe à la dissociation du contenu et du contenant, de l’expression et de l’exprimé. C’est une matière à la fois « naturante » et « naturée », « auto-organisée » tout en étant « auto-organisatrice ». Un continuum sans partition. L’information compose ce qu’elle informe, tout corps étant formé de cellules. La lettre est dans l’esprit, l’acte dans la puissance ; aucun dualisme, tout est synthèse. La vie, comme 161 Dieu chez Spinoza (« Deus sive natura » !) est artisan d’ellemême, cause immanente, non transitive de soi. « J'entends par cause de soi (causa sui) ce dont l'essence enveloppe l'existence ; autrement dit, ce dont la nature ne peut être conçue sinon comme existante » (Éthique I, déf. I, trad. Ch. Appuhn). Pas de cellule sans gène ni de gène sans cellule : gène et cellule, coextensifs, interagissent pour sécréter la vie. Ils con-stituent ensemble la brique élémentaire dont l’organisme est l’épiphénomène. La vie réside dans cet espace intermédiaire – chôra –, bohème entre le gène que la cellule abrite et la cellule que le gène organise ; cellule qui taille le corps comme on impose une « forme » à la matière, en injectant dans la matière une rationalité logée dans le gène « architecte ». Le gène « façonne », structure son organisme comme l’eau creuse dans la terre. Cellule après cellule, il code chaque protéine d’une vie protéiforme. Produit pièce après pièce, « génère » la machinerie qui le traduit, qui le transmet et le prolonge en s’aliénant. Le gène, pour propager la vie, invente depuis le bruit les formes d’existence qui le répliquent – jamais à l’identique. L’homme, à ce titre, est une stratégie du gène à même enseigne que la puce et le phacochère. Il est une voie, une possibilité parmi des milliards d’autres. Personne ne sait ce qu’est un gène, parce que le gène buissonne infiniment, à l’image de la vie. 162 Taxinomie phylogénétique, fondée sur le génome d'après Ciccarelli et al. (2006) L’enjeu de la biodiversité La biodiversité, c’est l’assurance donnée aux gènes qu’ils pourront « embrancher » dans toutes les directions. C’est donc la certitude qu’il restera toujours pour chaque espèce au 163 moins deux spécimens (sauf parthénogénèse ou scissiparité) dont les irrégularités génotypiques, phénotypiques, les mutations locales lui permettront de résister aux extinctions de masse. C’est par ces spécimens déviants que se prolonge la vie de l’espèce ; et si l’espèce vient à s’éteindre, par la pluralité des autres formes de vie que se prolonge la vie. Ce qui dès lors, menace la vie n’est autre que la réduction de ses formes aux quelques-unes les plus immédiatement « rentables ». Soit l’effacement des ramifications, l’obturation des chemins de traverse. Il suffirait, pour faire image, de reconsidérer la précédente figure en inversant le sens de lecture. De visualiser « en sens contraire » un schéma cladistique qui ne ferait plus souche du centre vers la périphérie en se subdivisant, mais qui s’acheminerait de la périphérie en direction du centre, en s’unifiant, en élaguant. En se laissant porter au gré d’un courant centripète plutôt que centrifuge. Sinistrogyre en tous les cas, suivant le dénivelé sinistrogyre de la réduction de la biodiversité telle qu’amorcée par l’homme dès le néolithique, avec la sélection (artificielle) consubstantielle aux techniques de l’agriculture et de l’élevage. Tendance exacerbée par les progrès récents de la génétique, qui permettent désormais à Monsanto et cie d’instruire le monopole mondial d’une variété unique à l’exclusion des autres. Le trust d’une seule semence brevetée aux fruits rendus stériles (donc pas de variations), au détriment de l’ensemble des cultures viagères qui assignaient chaque plant à un biotype irréductible aux autres. Le même phénomène de résorption s’observe sur le terrain des langues qui retournent à Babel par la courroie de l’américain globish. 164 L’ennemi, à ce compte-là, apparaît beaucoup plus ciblé, tangible et accessible que le « rayonnement cosmique » ou « le capitalisme consumériste marchand » qui fait peler les glaces et bourlinguer les ours. Les cons-plaignants qui somalisent et téléthonnent pour la planète serait avisés de se dépoussiérer le cerveau. Faux-nez environnementaliste L’ennemi est à nos portes. Tout près. Dans nos placards. Dans nos assiettes. Sous notre nez. L’ennemi s’achète dans les supermarchés – il nous achète dans ses supermarchés. Il est moins cher. Il nous allèche, il nous aguiche, nous vampirise et d’heure en heure, grignote nos bonnes résolutions. Il s’appelle OGM : « homo-généité ». – « Mais quoi, vous délirez ? ! » piaffent les écologistes, mollahs qui ne mollissent pas, « pas d’OGM en France : on a détruit les champs. Bové l’a cher payé. La production est interdite. La production peut-être… Pas la commercialisation. Et pas l’importation. On peut tout aussi bien proscrire les mères porteuses ; cela ne sert pas de grand-chose si l’on importe les fœtus de Belgique pour aussitôt – comme le veut Taubira – les régulariser. La France ne fut-elle pas récemment condamnée par la Cour de justice européenne à verser une amende sonnante et trébuchante pour avoir « entravé le marché » en refusant l’importation de bœuf aux hormones du Canada ? Et quoi demain ? Le poulet au chlore, le maïs transgénique, le « frankenfish » ? Tous sont prévus par les accords transatlantiques. 165 Comment lutter quand aujourd’hui les multinationales peuvent prendre en chasse et sanctionner ad libitum les États-membres « coupables » d’avoir fait obstruction à leur irrésistible désir de pénétration de l’espace Schengen ? Emblématique, à cet égard, le remplacement dans la dernière version du jeu de Monopoly des rues traditionnelles par des grands groupes pharmaceutiques, agro-industriels ou financiers. Nouveaux secteurs et nouvelles règles. Les vacataires d’Hasbro ne s’y sont pas trompés. Et ce n’est pas Barroso qui le leur reprochera. Contentons-nous alors de rappeler à nos écologistes sans-frontiéristes qui honnissent tant les douanes que tout cela n’aurait jamais été possible sans le démantèlement méticuleux des normes et des droits de réserve commerciaux dont ils ont fait voter toutes les étapes. Une curieuse conception du commerce équitable… Ce qui remue les Verts « Indignez-vous ! », clamait Hessel. – Oui mais cette fois, c’est pour de vrai. Ce n’est plus du toc. Plus du laïus à la Miss France, discours de jeunes actrices, chanteuses, poupées de cire en promotion qui ravissent d’arguments les partisans du relèvement de la majorité civile en France. Plus de l’anthropocène comme nouvelle ère géologique, pôle négatif de l’anthropocentrisme où l’homme n’est plus le couronnement mais le déchet de la création. Plus de concepts en l’air qui polissent les belles âmes, se flattent de généralités qui n’égratignent personne. Plus de cette chose 166 fragile, précieuse et périssable qu’est la banquise arctique et son animalerie native en déshérence. Plus de manchots. Mais de pratiques concrètes, nocives pour la diversité et la perpétuation de la vie. On parle d’économie, de tiroir-caisse. Il y aurait là un créneau libre inespéré pour les environnementalistes. Mais il est plus facile de culpabiliser les conducteurs-pollueurs énergivores (histoire de virer les pauvres hors des villes riches) que de s’attaquer aux firmes. L’économie ? Rien à carrer. La PAC, l’Europe et l’enterrement de première classe de l’agriculture de proximité ? Encéphalogramme plat. On ne cligne pas des yeux. Les automobilistes polluent Paris ? NKM à l’assaut ! C’est le tir de barrage ! C’est surtout toute la différence entre Greenpiss qui mouille la chemise (entre autres) et d’autre part le GIEC, les écolos français, Al Gore et Nicolas – aka « Bouygues » – Hulot, desquels on attend plus grand-chose. Les chiens de niches fiscales courent après Salengro, mais la caravane passe. À croire que les khmers verts ont une capacité d’ « indignation » singulièrement restreinte pour tout ce qui concerne les intérêts de la finance – qui sont peut-être un peu les leurs aussi. À se demander s’ils ne sont pas recrutés précisément par ces industriels pour sexifier le libre-échange (enjeu globaux, réponses globales), faire beaucoup de mousse autour du réchauffement et ainsi détourner notre attention surinvestie des véritables enjeux : ceux qui nous pendent au nez. Après avoir été le fer de lance de la revendication propédophile des années soixante-dix, l’écologie de parti serait 167 donc devenue le trompe-l’œil de l’agro-industrie. Sacrée reconversion ! Têtes de gondoles racolent Il faut vraiment n’avoir aucune morale pour exploiter aussi scandaleusement la détresse des handicapés mentaux. Le cynisme a ses limites. On ne peut pas tout se permettre. Serait-ce en vue de renflouer la recherche. Serait-ce le cœur en bandoulière, pour des appels aux dons. Pardon : la fin ne justifie pas que l’on s'octroie le droit d’allier ainsi l'outrance à la disgrâce. Le téléthon prenait déjà aux tripes et cependant, décence oblige, se préservait encore une marge de décence. Bachelot et Ferrari dans un même spot promotionnel, c’est carrément de l’exhibition ! Pitié pour les mongoloïdes… Sujet classique, sujet moderne « Autopoïèse » : tel est le terme – barbare et grec, heureux mélange – qu’inaugurait Foucault à l’acmé de son œuvre pour distinguer le sujet dynamique, ouvrage jamais achevé d’un processus de « subjectivation pratique » ayant acquis ses lettres de noblesse dans les jardins de l’Antiquité (cf. Hadot) du sujet autonome, du « moi » substance selon Descartes ou « moi » transcendantal de Kant donné a priori pour fondateur de la connaissance, sujet distinct de sa connaissance aménagé dans la foulée de la révolution moderne. Les conceptions antique (a) et moderne (b) du « soi » se départissent en conséquence d’abord sur la manière dont 168 l’une et l’autre abouchent ou non la connaissance au sujet connaissant. (a) La subjectivation engage pour les classiques une puissance de transformation qui couple le savoir et l’être. L’homme est sujet de connaissance, au sens où le sujet produit sa connaissance tout en étant produit de sa connaissance. Il en découle, au-delà de l’appariement, l’identité performative pour la philosophie antique entre l’objet et le sujet de la connaissance ; identité que l’on retrouve incidemment dans les méandres de la mécanique quantique (« décohérence », selon l’interprétation de Copenhague : observation déterminante pour la mesure). (b) Identité rompue par le cartésianisme et le kantisme. De philosophes sans père est sans repères, en recherche d’objectivité. L’un pour s’exonérer de la scolastique qui se payait de mots creux ; l’autre à l’effet d’offrir un soubassement apodictique à la métaphysique en proie aux querelles de clocher. Une embase scientifique à ce qui, jusque-là, se distinguer par le flou artistique des assertions « antinomiques » sur l’en-deçà, ou l’au-delà de l’expérience possible. La partition des deux sujets – antique, moderne – soulève en dernier ressort la question essentielle de savoir si le savoir transforme ou si nous transformons le savoir, si le savoir s’impose ou si nous l’imposons ; si donc nous sommes l’image ou la mesure de nos connaissances. Question jamais vraiment tranchée, et on ne peut plus actuelle. 169 Querelle de voisinage Bref intermède épistolaire. Ou comment signifier à ses voisins que leurs rodéos nocturnes menacent votre santé mentale. Avec, s’entend, le tact et l’entregent nécessités par ce genre de requête. Le Corbusier nous a foutu dedans, avec ses rames d’immeubles. À nous maintenant de payer les pots cassés. Livré tel quel par votre serviteur… À Montpellier, le 04/10/2013 Très chers voisins ; Le bonheur conjugal est une valeur qui se respecte, et loin de moi l’idée de vous le contester. Je me dois cependant, au nom de certains colocataires et en mon nom surtout, de vous informer que le parquet de votre chambre a pris le mauvais pli d’amplifier tous les sons. J’entends bien, tous les sons. Un peu, si l’image vous agrée, comme le ferait une caisse de résonance. La literie IKEA confrontée aux errances du bassin produit un grincement monotone qui n’a rien du stradivarius. Tout en me réjouissant de la bonhomie virile qui règne auprès des lares, je ne peux que déplorer que ce soit au prix de ma santé mentale. Permettez-moi d’introduire mon propos par le récit d’une anecdote. Au moins ont-elles le don de l’éloquence. Il existait en Chine un supplice étonnant consistant à lier le condamné à un sommier tandis qu’une goutte d’eau tombait régulièrement dans une flaque ou sur son front. En résultait 170 une dégradation en moins de rien psychique et psychosomatique de la victime qui l’entraînait doucement dans la folie. La séquence algérienne (1955-1957) fut l’occasion de faire valoir toute l’efficacité de cette technique. Il faut vivre la chose pour en comprendre la raison. J’ai eu beau prendre des médicaments et abuser des boules quies, aucun de ces expédients ne m’a permis de m’isoler suffisamment pour obvier la fatalité de la nuit blanche. J’en suis venu à des niveaux de stress difficilement soutenables – soit dit sans vous vexer. Aussi ai-je résolu, par la présente, de vous faire part de ma profonde détresse. L’acoustique étant ce qu’elle est, mon seul espoir réside en ce que vous acceptiez d’avancer quelque peu l’horaire de votre nuptialité. Celle-ci se situant, si je ne m’abuse, rarement avant les 2 heures du matin, minuit me paraît une limite raisonnable. Minuit au maximum, et vous feriez le bonheur retrouvé de plusieurs créatures dont je me fais l’écho. Nous sommes des modes finis, écrivait Spinoza ; et limités par nos besoins. Dont est le sommeil, à même enseigne que l’eau, que l’air et le café du matin. Prenez-nous en pitié, et nous plaiderons pour vous au paradis de Saint-Pierre. Avec tous mes remerciements, Frédéric Mathieu 171 PS : je n’ai pas jugé utile ni judicieux de placarder cette doléance. Il m’a semblé que certaines demandes pouvaient rester privées. « Faisons comme les Allemands » L’Allemagne affiche des performances économiques qui font pâlir d’envie tous les économistes de la zone euro. Elle aurait su mener, sous la férule du chancelier Schroeder, les « réformes courageuses » indispensables au « retour de la croissance ». On pourrait rétorquer que, plus simplement, l’euro est une devise conçue et maintenue à son étiage actuel pour satisfaire à son modèle, prohibitif pour les pays du Sud ; devise privilégiant l’exportation au détriment du marché intérieur, la politique de l’offre aux frais de la demande, le capital et le patrimoine aux dépens du travail et de l’entreprenariat. Devise qui permet à l’Allemagne d’exporter à bas coût hors de l’espace Schengen, quitte à se faire du liard sur le dos de tous ses partenaires captifs de la zone euro. Le « plan monnaie » nous a ruiné tandis qu’il renflouait l’Allemagne. Le franc populaire ne « pèze » pas lourd en face de l’euromark, trou noir de la consommation. C’est toute l’Europe qui, sans dévaluation, menace de se dissoudre. Le cas de la Grèce lipposucée a bien montré, du reste, à quoi pouvait conduire l’ « assainissement des comptes publics » : un épanchement sans gain. La faillite, nous voici ! 172 Cap sur l’Allemagne ! On pourrait ajouter, surtout, que l’impératif de « convergence » asséné sans relâche par les « experts » et « anal-ystes » merdiatiques a quelque chose de foncièrement boiteux. Imitons donc l’Allemagne ; imitons tous l’Allemagne, le « bon élève » de l’union européenne. L’Allemagne, « première de la classe », congratulée par les agences de notation. Allemagne sortie major de sa promotion quand nous serions en France les « derniers des deniers ». Allemagne qui désormais, conduit l’Europe à la baguette : plus on a de flouze, plus on dirige. Qui paie commande. Si la crème ne paie pas, exhortent les eurolâtres à la tribune du Monde, prendre la crème-ailleurs. Nous n’aurions donc rien à gagner, et tout à perdre à nous frayer une troisième voie. Combien plus simple et moins coûteuse serait la « convergence » ! Écoutons Minc, taisons De Gaulle : ce sont peut-être les gens bien qui nous ont fait le plus de mal. « Tout bis or not tout bis » n’est plus à discuter ! Reproduisons les causes pour obtenir l’effet. Baissons le « coût du travail », « flexibilisons » pour tendre à la prospérité. Il faut, disent nos élites, que tous « faisions comme les Allemands ». Tous dans le même panier, nous irions où les potes-iront, et nous serons sauvés. L’imitation : tel serait, définitivement, la voie de l’embellie. Il faut pourtant une certaine dose d’aveuglement pour ne pas voir à quelle contradiction conduit cette solution de Panurge. On peut toujours donner dans le suivisme et foncer tranquillement dans le mur (de Berlin). Il y a de bonnes 173 raisons pour que l’ornière allemande ne nous mène pas à quai, mais nous conduise tout simplement dans un cul-desac. La « convergence », à ce compte-là, pourrait tout aussi bien s’écrire avec le « c » de « canif » ou de « cocu ». Le modèle allemand – pas si « enviable » que ça pour qui s’est penché un instant sur ses taux de pauvreté et de natalité – ne « marche » précisément que parce qu’il est le seul de sa catégorie. L'Allemagne exporte parce qu'il y a hors d’Allemagne d'autres États pour importer d’Allemagne. Si tout le monde exporte, personne n'exporte plus. L’Allemagne mise sur l’automobile de luxe parce qu’il y a hors d’Allemagne d'autres modèles désengagés de la niche technologique de l’automobile de luxe. Que tout le monde adopte le modèle allemand et le modèle allemand sera définitivement hors course. Hormis les eurobonds, être imité est la pire chose qui puisse lui arriver. Qui puisse nous arriver. D’autant que l’automobile de luxe ne fabrique pas de vêtements, ne cultive pas les champs ni ne développe la recherche. Elle n’écrit pas de livre, ne construit pas de logement ni ne soigne les malades. Les usagers de la croûte auraient l’air bien malin dans leur berline deutch kalitat crevant la dalle avec leur tôle en pagne37. 37 Mais il est certains lieux où le bon sens le plus élémentaire le cède devant des intérêts qui, honnêtement, dépassent la courte vue des béotiens que nous sommes… 174 L’allégorie de la convergence Disons-le autrement. Usons d’autres moyens, ceux de l’allégorie. Figurons-nous un paisible hameau perché à flanc de colline. L’économie pépère d’un village anonyme avec ses temps de vaches maigres et ses temps de vaches grasses. Figurons-nous, dans ce village, un pâtissier intronisé meilleur ouvrier de France, spécialité pets-de-nonne. Le boucher du ménil, par l’odeur alléché, franchit le pas du commerce pour réclamer comme tous les jours son lot de pâte à choux frite. Puis, sans l’avoir voulu, jette un regard fureteur sur le carnet de commandes. « Mazette ! songe-t-il en son potouès d’aveyronnais confit, moi potiràs, si je poudait’itou ! » Et le voilà qui, dès le lendemain, raccroche son tablier. La « convergence », quelle idée chic ! L’économie locale accueille sa seconde boulangerie. Où se dressait la veille un fier étal de viandes s’étale dorénavant un reliquaire de savarins, d’éclairs, de financiers, de religieuses, de chanoinesses, de saint-honorés, des exquises marquises et d’autres pléthoriques pâtes cuites ou bis-cuites somptueuses à forte plus-value. Du blé, des miches et de la boulange : le rêve d’un homme. Le « modèle pâtissier » fait son premier émule. Or – jamais deux sans trois – le vigneron vient à passer. Puis le fermier. Puis le tailleur. Puis le curé. Puis le laitier. C’est la loi des séries. Chacun complote en son for intérieur, et se persuade qu’aucune raison ne saurait faire que les deux fouaciers du bled affichent une comptabilité pareille sans que les autres, moyennant de menus efforts (réformes 175 structurelles) n’y parviennent aussi bien. Tout monde a le « droit d’azyme » : autant tenter sa chance. « Vive le pétrin ! » Et tous de se reconvertir. « Faisons comme l’artisan ! » Et tous de faire comme l’artisan. « Petit baba, c’est aujourd’hui ta fête ! » Et tous les habitants, les uns après les autres, d’ouvrir leur boulangerie. Et tous, à l’arrivée, de finir dans la panade. Chacun mange son pain noir en attendant de finir à poil. Les malins de la galette se laissent prendre à leur propre piège. Pourquoi acheter ailleurs ce qu’on produit chez soi ? (Pourquoi, de même, produire chez soi ce qu’on achète ailleurs ?) L’économie s’emballe, la fête tourne au vinaigre. Le marché sature : trop de stocks. Trop de bretzels. Et plus une queue de cerise à mettre dans le clafoutis depuis que le maraîcher a cédé son affaire. C’est l’épuisement fatal, la loi de la gaufre et de la demande. Voilà t’y pas que l’idée de génie de l’imitatio Christi débouche en quelques mois sur un four mémorable. Sache à ton tour, lecteur distrait qui n’aurait pas encore compris, qu’ « Allemagne » était le nom de la première pâtisserie. L’envieux boucher peu inspiré de la fable répondait au doux nom de France. Nous avons délibérément omis jusqu’à ce dénouement de mentionner le chef-lieu dont nous comptons l’histoire. « Europe », pour vous servir… 176 La France et le monde arabe Quoique la France abrite la première communauté juive d’Europe (environ 1 % de la nation), la politique du Quai d’Orsay était restée jusqu’à l’ère Sarkozy – « le plus américain des présidents français », précise un câble de Wikileaks –, jusqu’à l’attaque du 11 septembre plutôt fidèle à son tropisme pro-arabe. Ce n’est pas seulement par pacifisme ou « esprit munichois » que les parlementaires gaullistes (qui n’est pas redevable à la faconde d’un de Villepin ?) ont refusé de s’engager dans le pilonnage des Irakiens. La donne, avec l’entrée de BHL et de Fabius au « ministère de la guerre juste » vient de radicalement changer. Loin que le sort du monde arabe nous laisse indifférent, il suscite fréquemment dans les banlieues des accrochages hautement médiatisés. Avec pour avatar la crise israélopalestinienne. Personne n’a pu manquer l’effervescence soulevée par l’affaire Ilan Halimi, chef du « gang des barbares ». À se demander si, au-delà de notre inscription jusqu’il y a peu sui generis dans l’escarcelle du « clash des civilisations », la sensibilité particulière qu’ont les Français à l’endroit de la cause palestinienne pourrait ne pas être étrangère à leur expérience propre de l’occupation allemande. Le jargon médical « Deviser pour régner ». Dominer par les mots. Ce pourrait être la devise de l’économiste – ce vaticinateur créé 177 par Dieu afin que les météorologues ne soient plus les seuls à se tromper systématiquement – soucieux d’offrir à sa prédication la dignité d’une science. Voire celle du sociologue en mal de reconnaissance, dont le prestige symbolique et la carrière ne tiennent souvent qu’à des effets barnums. Ce pourrait être celle des Bogdanov, des imposteurs mal-entendus dont le premier talent – hormis celui de n’en avoir aucun – consiste à se payer de notions sorties de la fesse gauche d’Hermès : ne pas être compris préserve d’être percé à jour. Ce pourrait être enfin celle de l’artiste contemporain, du « performeur » qui dissimule son indigence technique sous les atours d’un discours de marchands de tapis – l’idée étant que moins son œuvre a de qualité, de sens ou de signification, plus les critiques l’apprécieront. Après le précédent de Monnet et de l’impressionnisme, ils goberaient tout plutôt que de passer pour has-been… On trouve un peu de tout cela dans le sabir somptueux du praticien. Du Diafoirus, du Knock et du Mabuse. Mais il y a plus encore. Il y a plus excusable. Au-delà de l’imposture, il y a la compassion, il y a l’impératif de la dissociation. La terminologie glacée du pronostic déshumanise l’humain pour préserver le médecin de la détresse du patient. Il est des peurs, au-delà des miasmes, qui contaminent l’esprit. Des dépressions nosocomiales. C’est l’abcès du métier. Traiter un corps, une infection ou un organe ; soigner une maladie plutôt qu’un autre soi ; prononcer des condamnations à mort dans un lexique à cinq syllabes avec des appendices grecs et latins est plus facile que de souffrir en face à face le regard 178 d’un mourant. Les mots élèvent des murs qui préservent des maux. Le jargon œuvre à cette nécessaire prise de distance, inhibition de nos neurones miroirs. Il est l’immunité acquise du soignant vétéran, et sans laquelle aucun médecin, sauf psychopathe ou foncièrement sadique (les statistiques sont éloquentes), ne tiendrait la distance. La politique du sacrifice S’émancipant des interprétations structuralistes en vogue et en déroute chez les anthropologues, René Girard propose d’interpréter les rites comme des répétitions cérémonielles d’un événement originaire réel. Répétitions qui s’associent de tentatives de légitimation de cet événement par un discours mythologique façonné sur mesure. Autrement dit, la stéréotypie du rite témoignerait de sa vocation à retrouver, par la reproduction d’un même comportement originaire, les conséquences « apparemment » liées à ce comportement. Quel événement ? Ici Girard casse la baraque. La mise à mort d’une victime émissaire. Quelles conséquences ? L’union de chaque particulier contre un ennemi commun, la synthèse des individus au détriment d’une victime expiatoire polarisant sur elle les dissensions aveugles qui désagrègent le groupe inchoatif ou le rassemblement de puissances qui en tient lieu. En « faisant corps », les puissances égoïstes deviennent les « membres » à part entière d’une collectivité. La juxtaposition des égoïsmes le cède à une « solidarité de projet ». Triste projet, au demeurant. L’alliance du « tous contre un » supplée ainsi au « tous contre tous » de Hobbes et 179 permet l’émergence – ou la refondation – du politique. Soit la naissance – ou le renouvellement – d’un tout qualitatif faisant d’une « masse » un « peuple ». Raison du sacrifice ? En dernière analyse, souder ou ressouder le collectif en obérant grâce à un trompe-violence, à une figure catalytique ou apotropaïque, les dissensions internes au groupe. Le rite itère sur le plan symbolique cet assassinat de groupe. Sacrifices biologiques Chaque crise trouvera ainsi son issue homéopathique dans l’expulsion violente d’un membre à sacrifier. L’éthologie n’est pas sans nous offrir de fascinantes instanciations de cette stratégie de survie (nous disons « de survie ». Ainsi l’étoile de mer est-elle naturellement capable de concentrer à la périphérie de son endosquelette, à l’extrême pointe de l’un de ses « tentacules » l’excès de chaleur qui la menace et si besoin, de s’amputer de ce tentacule. La biologie n’est pas en reste. Nos cellules également recourent à cette stratégie de la terre brûlée qui, chez les êtres multicellulaires, tient davantage du processus. Du « processus » plutôt que du « mécanisme », en tant que chacune de ces cellules, participant au fonctionnement normal d’un organisme complexe (multicellulaire), est « programmée » génétiquement pour l’autolyse, « conçue » pour s’auto-saborder de manière automatique passée une certaine durée de temps. Ce phénomène, dénommé « apoptose », permet le renouvellement à flux tendu des tissus organiques. Une image biologique de la notion 180 nietzschéenne de « destruction créatrice », plus tard récupérée par Schumpeter – pour le plus grand désastre – dans le domaine de la théorie économique. Le « renouvellement », autant que la « formation », autant que l’ « étiologie » des tissus organiques. La sculpture du vivant est une sculpture qui articule la production et l’annihilation de matière. C’est une sculpture qui commence dès les premiers mois, dès l’embryogenèse. Les organes gourds de l’embryon sont rabotés de l’extérieur tout en étant creusés de l’intérieur. La main, semblable à une palme, s’effile et se profile par retraits successifs de matière excédentaire. De la même manière que le sculpteur retire des pans entiers de son bloc de marbre pour révéler, « actualiser », ce qui est « en puissance » : son œuvre prisonnière d’un sarcophage de pierre. L’auto-poïèse, la construction per se, implique déjà le suicide cellulaire. Le terme de « suicide » n’est d’ailleurs pas choisi « à la bistodenasse ». Il tend à souligner et la contingence d’un phénomène qui n’a rien d’une fatalité. Une cellule simple, une bactérie, peut voir son code dénaturé sans pour autant « mourir ». Sa sénescence est engendrée par le raccourcissement des télomères de division en division, lui-même régi par certains gènes qui peuvent être inhibés. Ils ne le sont pas ; ils pourraient l’être. Si donc les télomères constitueront pour la plupart de nos cellules différenciées des « horloges biologiques » (manières de compte à rebours), beaucoup d’autres cellules telles que les cellules souches ou les leucocytes (des globules blancs) ne 181 sont pas affectées par ce raccourcissement. Ce qui revient à dire que, virtuellement parlant, nous sommes chacun porteur d’une fraction d’immortalité. C’est la parcelle divine – l’once de Zagreus – que les orphiques voulaient placer en l’homme, l’infini du fini. Et l’origine, peut-être, de l’intuition de l’âme comme cette partie de l’homme qui survit à la mort. Mais ne digressons pas. Gardons les pieds sur la paillasse. Tout se passe comme si le règne du vivant était d’emblée dépositaire d’une logistique holiste, sacrificielle, recrutée par la sélection pour sa capacité à préserver (à reproduire) les entités complexes ; comme si les organismes obéissaient d’instinct à une stratégie de conservation qui sera bien plus tard théorisée en politique sous l’égide de Bentham et le nom d’utilitarisme. Mourir d’être immortel La complainte du dasein a traversé les âges. On entend parfois les transhumanistes (et certains raëlliens du lot) se désoler de ce qu’on ne travaille pas plus dans les laboratoires à retirer ces gardes-fous de notre génome. Si l’immortalité de la cellule tient à si peu de choses, pourquoi ne pas tenter le tout pour le tout ; pourquoi ne pas tenter de « manipuler » nos gènes pour sauvegarder au fil des divisions l’intégrité de télomères ? D’abord pour cette raison pratique que nous ne savons pas le faire, bien que des tests prometteurs aient pu être réalisés sur des souris de laboratoire. Ensuite parce que cela n’empêcherait pas nos cellules de muter (voyez les Bogdanov) ; enfin, et nous le disions, parce que le sacrifice 182 est nécessaire à la sculpture, à la maintenance et au renouvellement de nos tissus. Insistons-y : tout corps, pour être viable, doit s’assurer du perpétuel renouvellement de ses parties ; la renaissance des éléments rend compte de la perpétuation de l’ensemble. Rendre une cellule à l’immortalité de ses origines serait tout simplement créer une cellule tumorale. Les cellules tumorales, à l’inverse des cellules compliantes qui se prêtent de bonne foi jeu mortel de l’apoptose, sont des cellules qui refusent l’échéance. Ce sont les éléments obstinément survivalistes du corps, les éléments pathologiques du tout qui refusent de mourir pour la sauvegarde du tout. Les cellules tumorales, plutôt que de faire leur temps et de céder la place, ne cessent de se multiplier ; elles prolifèrent, mitose après mitose, deviennent tumeurs, engendrent des métastases, s’aliènent le corps auquel elles appartiennent. Elles sont capables, pour piller ses ressources et mieux proliférer, de faire dériver sur elle des capillaires sanguins, voire de synthétiser elles-mêmes leurs propres « coronaires ». Toutes les réserves énergétiques du corps sont ainsi confisquées, vampirisées par l’hybris d’une faction. Pour faire image et relancer l’allégorie, le cancer ne traduit rien d’autre en terrain politique que le primat déprédateur d’une partie sur le tout. 183 Jouer à kyste ou double La cellule cancéreuse pourrait en cela s’identifier à un putschiste ou un dictateur livré à son caprice, qui serait prêt à supprimer son peuple et à se supprimer avec en tant que dictateur (il n’y a pas de dictateur sans peuple) plutôt que de céder, plutôt que de se rendre et de passer la main. C’est l’agent Smith dans la saga Matrix, se soustrayant à son abolition, se démultipliant jusqu’à sursaturer le système. Le membre participatif et collaboratif du corps devient son adversaire et, par révolte auto-immune, signe son arrêt de mort. Nous citions Nietzsche et son concept à consonance tragique de « destruction créatrice ». Nietzsche également posait qu’« on peut mourir d’être immortel ». Il faut donc voir ici que l’immortalité contrainte de nos cellules signifierait la destruction inexorable – de nous. C’est aussi constater qu’en biologie autant qu’en politique, le mécanisme sacrificiel est une nécessité dont on ne peut se débarrasser d’un claquement de doigts. Raison pourquoi, en fait de meurtres historiques, nous observons des rites – des meurtres symboliques. HeLa les yeux révulsés S’il faut encore une preuve que des cellules humaines standards sont virtuellement capables d’immortalité, on la trouvera sans mal dans tout laboratoire de recherche en biologie sur la planète. La culture des cellules de la lignée « HeLa » constitue en effet un secteur à part entière de 184 l’industrie médicale. Précieux sésame à prolifération rapide, ces cellules tumorales ont pour insigne particularité d’être employées depuis maintenant soixante-dix ans pour la recherche et d’être toutes issues d’un seul et même donneur : Mlle Henrietta Lacks, décédée d’un cancer en 1951. D’où leur appellation in memoriam : « He. La. ». Une autre de leurs caractéristiques est leur absolue immortalité due à l’inter-stimulation de deux gènes corrompus : l’un présent en l’état dans le génome d'Henrietta, l’autre émané du papillomavirus responsable de sa maladie. Le fait, pour ce qui nous concerne, est que les cellules de la lignée HeLa nous offrent incidemment le premier témoignage irréfutable d’entités cellulaires potentiellement impérissables d'origine anthropique. L’éternité en acte est donc déjà entre nos mains. Stockée et raffinée dans une boîte de pétri. Ubique et sans limite. La transcendance de la matière animée, à la croisée de l’oncologie et de l’ontologie, de la physique et de la métaphysique. Preuve que la mort, preuve que le vieillissement, preuve que la dégénérescence des cellules somatiques humaines, bien que nécessaire à la survie de leur hôte, est tout sauf nécessaire à leur propre survie. Avec ce paradoxe de sinistre expression que si Mlle Lacks est bel et bien refroidie, ses cellules, elles, sont toujours pétulantes. Plus nombreuses que jamais, si l’on en croit l’estimation selon laquelle la masse pyramidale de toutes les cellules reproduites depuis le prélèvement princeps dans les années 1950 formerait une battelée de plus de 50 185 millions de tonnes38. On regrettera seulement que ces biopsies aient étés effectuées à l’insu de l’intéressée. La bioéthique, la « généthique » pour jouer sur les concepts, n’en était pas encore à son degré actuel de sophistication. On se situait encore dans la médecine de Claude Bernard : médecine qui réifie, « répare » les malfonctions, les avaries d’organes, soigne les maladies plutôt que les malades. Sans oublier l’ambiance un tantinet raciste de l’Amérique sudiste des années 1950. Henrietta ? Plus Noire, tumeur (comme aurait dit Desproges). Et pauvre comme un rat d’église. Pas sûr que son avis ait beaucoup inquiété les Mengele de services qui se sont enrichis sur la chair de sa chair. Au point que sa famille réclame des droits d’auteur, ouvrant à nouveau frais le débat sur la brevetabilité du vivant. Elle veut des royalties. Normal. C’est le patrimoine. Et génétique du reste ; ce qui rend la chose d’autant plus légitime. Mais abrégeons l’escale, mettons les voiles, en attendant que les tribunaux se prononcent pour des dédommagements, peau de zob ou la licence globale… Œdipe freudien et girardien Revenons à Girard. Revenons au schème du sacrifice comme élément résolutif des crises que l’auteur veut appliquer – et borne mal à propos – à la tragédie grecque. Pour varier sur la forme, le genre reste extrêmement 38 Ce qui, même pour une Américaine biberonnée au beurre de cacahouète, fait tout de même beaucoup. 186 conservateur pour tout ce qui touche au fond. Le schéma narratif des tragédies préserve à peu de choses près la même structure. Comme si chacune rejouait le même événement ; comme si chacune contait la même histoire rendue sous des mu(s)es différentes. Chacune s’engage par la présentation d’un ordre ; le héros transgresse l’ordre et par sa démesure (hybris) attire le mauvais œil ; coupable, il doit répondre de ses actes, il doit être châtié. Intervient la fatalité qui met à mort (qui sacrifie) le protagoniste ; qui, ce faisant, restaure l’ordre ébranlé, met fin à la stasis. La tragédie d’Œdipe relue sous ces auspices offre un exemple saisissant de la pertinence du modèle du bouc émissaire. Elle prête à l’œuvre une signification alternative à celle que lui assigne Freud. Freud prend au pied de la lettre le désir œdipien, le désir inconscient de sauvegarder le rapport fusionnel de l’enfant avec la mère ; ce désir primordial par lui sexualisé de recouvrer un état antérieur de l’être, brisé par la naissance, interdit par le père. Girard réinterprète ces mêmes vicissitudes à l’aune du scénario sacrificiel, comme un prétexte dramatique, un MacGuffin, dont use l’auteur en vue de légitimer la mise à mort du Labdacide. Œdipe, énucléé, meurt à Colonne. Légitimer sa mort par sa perpétration des transgressions les plus iniques : d’une part, le régicide doublé du parricide (Œdipe occit Laïos), qui était dans l’Antiquité ce que la pédophilie est à l’époque contemporaine ; de l’autre l’inceste trans-générationnel (Œdipe épouse Jocaste), un tabou structural universel théorisé comme tel par Lévi-Strauss. On remarque au passage que cette faute « irrémissible » est 187 encore dénotée par nos insultes les plus spontanées : « pédé » (pour pédé-raste, pédo-érastos) et « nique ta mère ». Comme annoncé par l’oracle de Delphes, la victime émissaire a seule commis le sacrilège et doit être punie pour le retour de l’ordre. N’est-ce pas sa faute si Thèbes est désormais en proie à une terrible peste ? La peste, fléau des dieux, exprime la crise comme elle est chez Camus l’allégorie de l’occupation ; l’exposition d’Œdipe comme assassin, usurpateur et incestueux, donne la raison de cette crise et la condamnation d’Œdipe par Œdipe en personne – le meurtrier qu’il cherche n’est autre que lui-même – renforce la conviction de tous en la justice du dénouement. Sophocle construit un personnage de parfait bouc émissaire autour duquel gravite toutes les inimitiés de Thèbes. Le fromager battu ; le blâme est unanime ; reste à concrétiser. Ce dont le protagoniste se charge très bien tout seul et Ponce Pilate de s’en laver les mains. Autres phénomènes sacrificiels À l’impossible nul n’est tenu. On ne peut que regretter, ceci étant, le choix de René Girard de confiner son champ de recherche à la mythologie, à la littérature et à quelques séquences marquantes de l’histoire européenne (chasses aux sorcières, persécutions, croisades). C’est comme forer une nappe d’hydrocarbures pour la boire à la paille. C’est au pipeline qu’il faudrait siphonner. Notre culture regorge au quotidien de phénomènes ou événements, communs autant qu’exceptionnels, vulgaires et sporadiques, qui seraient 188 justiciables de telles interprétations. Entre autres pistes éventuellement passées inaperçu de l’auteur, énumérons le sparagmos bacchique, la condamnation de Socrate, la SaintBarthélemy, le martyre de Damien, l’exécution de Louis XVI, l’humiliation de Quasimodo ou de Gwynplaine dans les romans d’Hugo, le cannibalisme de Hautefaye, l’immolation de Guy Fawks, l’épuration de 1945, le procès de Jérusalem, la « guerre contre le terrorisme » avec son jumeau politique : la « diabolisation », l’ire de l’Iran et des Rogue States, la crainte de l’islamisation, les maltraitances d’Abou-Ghraïb ; à quoi l’actualité récente nous enjoint d’ajouter l’étripage médiatique de Jérôme Kerviel, de Bernard Madoff, de DSK, de la Troïka, du « monde de la finance » (celui-là peu suivie d’effet), etc. Il n’est pas jusqu’à la persécution du « fayot de service », du « rouquemoute boutonneux » ou de la « tête d’ampoule », du geek, du nerdz dans les classes de collège – sinon du CPE dans les classes de lycée – qui ne soient justiciables d’une lecture au tamis de ce processus automatique de construction d’un « autre » fédérant, en quoi consiste le mécanisme du bouc émissaire. Fédérer dans la haine On pourrait égrener longtemps cette liste à la Prévert. Nous n’en sortirions plus. Suivons plutôt l’exemple du malade imaginaire qui se rendit médecin pour subvenir luimême à sa médication. On en appelle souvent dans cet esprit, sans rendre grâce à son auteur, à la formule forgée par Maïmonide dans son Mishné Torah, pour résumer le premier 189 niveau de Tsedaka (« justice », « droiture » ou « charité »), pilier du judaïsme39 : « Donne un poisson à un homme, il mangera un jour. Apprends-lui à pêcher, il mangera toute sa vie »… à condition de ne pas vivre aux environs de Fukushima Daïchi. On se tiendra pour dit que chaque fois qu’un collectif tente de se constituer ou de se rassembler, s’enclenche un mécanisme visant à l’expulsion d’un membre interne au collectif qui, par la haine redirigée sur lui, façonne le collectif. Sous condition que cette haine « objectivée » contre l’exclu soit motivée (même artificiellement) par quelque faute qui lui serait imputable et qu’elle présente un caractère de généralité. L’unanimisme est un critère non négociable, une pierre de touche de la réussite du processus. La purge n’a déficience qu’autant qu’aucune partie du collectif ne s’estime lésée par la disparition violente de la victime émissaire. On comprend mieux alors que les crimes imputés au condamné condamnent aussi l’ensemble de sa maisonnée : femmes et enfants, à Rome, le suivaient dans l’Hadès. Voir Maximus dans le chef-d’œuvre de Ridley Scott. Tout le paradoxe consiste en ce que le sacrifice humain, considéré comme l’absolu de la barbarie (e.g. la Tsedaka (le juste don comme amour du prochain), teshouva (la repentance comme recueillement, retour à soi) et tefilah (la prière comme aspiration et adhésion à la bonté 39 de Dieu) sont, dans le judaïsme rabbinique, les trois chemins qui rendent possible l’accomplissement de la promesse de Roch Hachana, la rémission des fautes pour une année nouvelle « écrite et scellée » dans le bien. 190 lapidation), se révèle en dernière instance être le premier terme et le régulateur ultime de la civilisation. Jeux olympiques rituels Retour au port. Retour au « sport », s’il s’agit d’éprouver la pertinence de la théorie sacrificielle pour l’analyse de ces simulacres de guerre tribalisés (« compétitions ») que sont les jeux olympiques. C’est encore brasser large. Même sans avoir donner de l’athlète, on ne sera pas indifférent au fait que la première mention écrite de jeux antiques succède immédiatement, au détour de l’Iliade, à la mort de Patrocle (chant XXIII) : ils sont des rites, « joués » dans un contexte de crise (les Grecs enterrent leurs frères tombés sur le champ de bataille), itératifs comme tous les rites (« pentétériques », ils s’organisent une fois tous les quatre ans), dramatisés et encadrés ; enfin, s’adressent aux dieux (Zeus olympien), fédèrent la Grèce entière (les jeux sont dits « panhelléniques ») et ont pour première conséquence la suspension momentanée de l’état de guerre. Les sports d’équipe qui s’y pratiquent et même les sports d’équipe en général se laissent loisiblement décortiquer au prisme de la théorie (on joue, au XXIe siècle, « à domicile » ou bien en « territoire ennemi » ; les hymnes nationaux fédèrent les supporters qui hurlent d’une seule voix – principe d’unanimisme). Nul besoin d’être expert au jeu des différences pour constater que la même logique régit les sports individuels. Les mythes de la Grèce antique mettaient 191 en scène des héros tutélaires, des demi-dieux poliades aux pouvoirs surhumains que les aèdes compilateurs coalisaient au sein de gestes épiques (Iliade, Argonautiques, etc.). C’est ici chaque cité qui présente son champion, chaque citoyen qui aboutit, par son truchement, à l’ « élimination » de l’adversaire bouc émissaire. Mythologique du catch Une recension de tous les phénomènes sacrificiels aperceptibles dans nos sociétés serait l’œuvre de plusieurs vies. Un travail de bénédictin qui demanderait plus de ressources – intellectuelles et financières – que nous n’en disposons. On peut toutefois, après avoir ouvert le ban sur les jeux olympiques, borner notre analyse à quelques nouveaux sports. Certaines parmi les disciplines qui ne cessent de se créer trahissent de manière éloquente leur dimension sacrificielle et cathartique. De manière plus obvie que d’autres. N’en citons qu’une : le catch. Le catch répond idéalement à toutes les conditions précédemment admises pour nécessaires au rite d’exécution de la victime émissaire. Ce que la plupart des sports accomplis sous le voile, le catch l’assume de façon ostensible et même ostentatoire. Tout y est manifeste ; si bien que la dernière chose que l’on découvre en s’y intéressant s’avère être également celle qui remplit l’espace. « To bigle or not to bigle ». Tel est poisson, aveugle par « né-cécité » qui perçoit tout sauf l’eau. Tel est l’économiste qui ne voit pas dans la « rigueur » la Pénitence 192 et dans la Dette, la Faute originelle. Nous frétillons dans le sacré que son omniprésence même nous rend indiscernable. Le catch est, comme le rite, le déploiement d’une storyline. Il se distingue des autres disciplines martiales par l’absence de compétition. L’issue du match est décidée par les bookers qui mettent en scène des trames scénaristiques se déployant sur plusieurs rounds, comme autant d’épisodes. Le catch est une fable morale, c’est l’évidence et rien n’est fait pour le dissimuler. Il n’y a donc pas « trucage » dans la mesure où il n’y a pas « tromperie » (ou pas de « tromperie » dans la mesure où le « trucage » se donne pour explicite). Le catch n’est pas un sport : le catch est un spectacle (show). Il raconte une histoire. L’histoire d’une lutte manichéenne mettant en lice, personnifiées, les forces du chaos et la vertu des humbles, d’abord tarabustée (le populo s’y reconnaît) puis, ultimement, triomphatrice. Histoire intemporelle délinéant des personnages mythiques et stéréotypés livrés à une joute moralement significative. Barthes, dans le recueil de ses Mythologies, relève l’analogie frappante entre le catch et le théâtre ; mettons pour plus d’exactitude, la tragédie, puisqu’il s’agit encore de rite sacrificiel : « les combattants affichent leur état d'âme [...] toutes leurs expressions sont choisies pour représenter au public populaire une lecture immédiate et comme exhaustive de leurs mobiles ». L’emporte non pas le protagoniste le plus talentueux, mais le plus apte à fédérer positivement le public. Nous y reviendrons. 193 L’espace sacré du ring Les différentes séquences s’enchaînent à l’intérieur et aux abords d’un espace bien délimité : le ring. Le ring, équivalent du « cercle » dans la langue de Molière, se découvre en latin un nombre impressionnant de synonymes parmi lesquels le mot templum. Templum, qui donnera « temple » – on s’en serait douté – étant lui-même une dérivation de la racine indo-européenne [tm], qui retranscrit l’acte de « découper », d’« opérer une césure ». En l’occurrence, le temple induit une démarcation entre l’espace profane et le domaine sacré. Circonvenu par les auspices, le tracé du templum démarque ainsi explicitement dans la culture étrusque une région hors du monde, du temps et de l’espace vécus. Il renvoie à la sphère extra-mondaine du mythe où l’origine est confondue avec la fin (de là l’idée de cercle). Le temple, avant d’être le lieu du culte, avant d’être – par extension – ce monument/sanctuaire abritant les mystères, est une « marge » dans tous les sens du terme ; il est l’abord et la frontière du spirituel. Scénographie du catch Jouer avec le tholos, c’est alors jouer avec le feu, l’autorisé et l’interdit. Mêler le temporel au spirituel, le hallal et le haram, diront les musulmans puisque le temple, le « cercle » revêt une symbolique universelle. Le profaner, c’est donc enfreindre une loi fondamentale du religieux. Attenter au sacré. Remettre en cause jusqu’à son existence 194 puisqu’il n’existe que de dissociation. Or c’est précisément ce que ne cesse de faire, au catch, la victime émissaire – vouée au sacrifice. C’est bien son moindre crime. Elle brouille la distinction entre les dimensions. Elle souille le saint des saints. Elle fait entrer, dans l’espace confiné du ring, du mobilier profane (armes, chaises), d’autres intervenants qui n’y ont pas leur place (jurés complices, speakers) ; elle fait entrer la femme (admiratrices, furies jalouses) là où la femme est un tabou prégnant ; elle fait entrer la dissension, la confusion dans le naos, de la colère, des nains… et cause ainsi la crise. Elle fomente le chaos et la contre-nature. Pareille à celle de Romulus, la transgression dramatisée de l’espace sacré par le « méchant » participe de sa prise de rôle en tant que cible à abattre – ennemi public numéro un. Le ring, nominalement, est le lieu du combat ; mais le combat autant que la construction des personnages appelés à s’affronter au cours d’une lutte axiologique du bien contre le mal déborde le lieu du ring comme il déborde le temps du round. L’identification du juste et de l’injuste culmine lors de leur entrée en scène. Une musique retentit, spécialement associé au caractère qu’on leur veut conférer. Leur démarche est violente ou au contraire modeste. Puis leur comportement confirme ce caractère tout au long du combat ; leurs traits (patterns) se creusent et s’exacerbent à raison de gimmicks. Les interviews provocatrices et autres soliloques grandiloquents qui scandent les différentes rencontres achèvent d’asseoir le statut heel ou face des deux protagonistes. 195 Le personnage du Heel Le personnage du heel assume le rôle ingrat de l’authentique salaud. Sa vocation est d’être haï, donc haïssable. À telle enseigne que son iniquité doit être manifeste, et s’adresser autant au personnage du face qu’aux différents acteurs du rite : le public, les arbitres et autres officiels de la fédération (manager général, président) ; voire, s’il y a lieu, au monde entier interpellé derrière la caméra. Le heel se tient lui-même en haute estime. Il s’aime, et cela doit se voir. Son narcissisme obvie n’ayant d’égal que sa félonie, son attitude sur scène doit refléter sa personnalité : « dirty », elle lui confère un avantage insigne sur son concurrent, respectueux des codes. Trop bon, trop con, dit le dicton. Le heel – abjecte tête à claque – est manifestement plus fort que son challenger. Fauteur de troubles, le heel s’emploie dès son entrée en scène à mépriser le plus de règles possibles. Il s’adonne sans vergogne à des attaques en traître, sous la ceinture, se sert des cordes pour immobiliser le face (toile d’araignée) ; n’hésite pas un instant à recourir aux armes contondantes ni à faire l’étalage de sa malice pour triompher de son adversaire. Il s’évertue (pour peu que le terme soit approprié) du mieux qu’il peut à donner à la foule toutes les raisons de se faire détester. Toutes les raisons de syndiquer leur exaspération. Il catalyse la haine des spectateurs pour les rallier à l’unisson dans la colère et le ressentiment. Tout cela sans se faire « prendre » (catch) par un arbitre excessivement distrait ou anophtalme. 196 Voilà légitimé l’accomplissement du rite. « Elle l’aura bien cherché ». « Elle ne l’aura pas volé ». La poêle est chaude et prête pour la cuisson. C’est en faisant toute la démonstration de sa déloyauté que la future victime appelle la contre-attaque dont elle va faire l’objet. Ayant ainsi objectivé sa faute, la défaite programmée de l’oblat sacrificiel ne sera plus concevable en termes de vengeance, mais bel et bien de châtiment. Son sort n’est que justice. Ainsi dans la tauromachie, la corrida, où l’on ne réplique qu’après avoir suffisamment manifesté la dangerosité de l’ennemi, sa supériorité physique. Munificence du juste : le mal doit être terrassé, mais ne l’est jamais plus foncièrement en obtenant sa grâce. Le pardon est la plus belle fleur de la victoire. Le personnage du Face La cohésion de la collectivité se réalise (pardonnez l’anglicisme) au détriment du transgresseur, fauteur de crise et germe de la dissension ; une unité de la rétorsion parachevée avec sa mise à mort par le héros et parangon de vertu, le « face ». Sous quelque plan, rapport ou perspective considérée, le personnage du face doit être aux antipodes du heel. Il est à la justice ce que le heel est à l’ignominie. Le face est populaire. Son attitude, dite « clean », l’enjoint à respecter ses adversaires autant que ses alliés, les officiels – mêmes corrompus – autant que l’arbitrage aveugle comme une taupe ; à saluer le public qui le lui rend avec les intérêts, et à toujours, pour sa plus grande satisfaction, rechercher la 197 difficulté plutôt que la victoire facile, tendre spontanément à se risquer aux prises les plus spectaculaires. Le face est admiré pour sa vertu sans faille au sein d’une lutte qui peut sembler perdue d’avance. D’autant plus acclamé qu’intègre, le face ne cède jamais dans son obstination à observer un règlement que son adversaire transgresse à qui mieux mieux. Parce que loyal, il part avec une jambe en moins. Et par ce handicap, attire la sympathie. Il est encore de ce point de vue tout ce que le heel n’est pas : un « redresseur de torts », un justicier masqué auquel chacun s’identifie puisque n’étant personne (du latin persona, « le masque »), il est tout le monde en général. Il est la Gewissen, la voix de la conscience, l’allégorie des Lois qui taraudait Socrate ; celui par qui l’ordre moral (donc politique) va se voir restauré. Le drame rejoue la tragédie, rejoue le meurtre fondateur. Le face est l’organe anonyme de la violence légitime. Le heel est le « cancer » qui mine l’homonoia, dont l’expulsion réconcilie le « corps » politique. Le catch est une trithérapie. Nous avons donc (a) une crise amorcée par la subversion de la raison morale (insurrection), (b) une victime émissaire clairement identifiée (c), une surface de projection idéal de vertu, bras des armées de la justice (diké), (d) une mise à mort allusionnelle dans l’unanimité de la catharsis qui (e) dissipe la dissension et rétablit la concorde sociale ( to heal : guérir). Rien autre chose, une fois démystifiée, que la transposition rituelle d’un mécanisme de bouc émissaire. 198 Le dupe décille et se rebiffe On a pu assister, depuis ses origines lointaines dans l’Europe du XIXe siècle, entre son renouveau télévisuel au début des 1960 et sa seconde naissance dans les années 2000, à une complexification graduelle du scénario auparavant simpliste et stylisé, sinon manichéen du catch (catch-ascatch-can, wrestling). Cette complexification, prenant à contre-pied la tendance arasante actuelle du cinéma hollywoodien, fait droit à de nouveaux enjeux, à des passions complexes et rompent l’association tropologique de la laideur et de l’immoralité. Le scarifié (tel Scar dans le Roi lion), le borgne (Crochet, dans Peter Pan) n’est plus identifiable à la vermine. Il peut un temps laisser accroire au bien-fondé de cette antique physiognomonie – jusqu’à ce qu’un événement crucial révèle son vrai visage… Surgit alors sous la peau du Silène un personnage que l’on n’attendait pas. S’opère une inversion, un « twist » à la stupeur de tous ; un moment de grâce, un temps d’épiphanie, une manière de révélation où l’on comprend que le « méchant » était en vérité le « bon » et le « bon » le « méchant ». Coup de force : le heel était un face ! Les émotions se bousculent. Sidération. Intégration. Colère. Loin d’éroder la pertinence de la lecture du catch au prisme de la théorie de Girard, celle-ci n’en sort alors que renforcée par cela seul que le heel est d’autant plus haï par son public qu’il l’aura abusé (il s’est « joué » de nous !) ; et le face d’autant plus soutenu dans son effort pour rendre la justice qu’on l’aura mal jugé. 199 L’alchimie des affects Un phénomène de surenchère que nous expérimentons parfois sous le rapport de la trahison ou, à l’inverse, de la reconnaissance « coupable » envers qui nous croyions avoir été notre ennemi. Démonstration psychologique par Spinoza dans Éthique III, pr. 38 : « Si quelqu'un commence d'avoir en haine une chose aimée, de façon que l'Amour soit entièrement aboli, il aura pour elle, à cause égale, plus de haine que s'il ne l'avait jamais aimée, et d'autant plus que son Amour était auparavant plus grand ». Inversement, ibid. pr. 64 : « La Haine qui est entièrement vaincue par l'Amour se change en Amour, et l'Amour est pour cette raison plus grand que si la Haine n'eût pas précédé ». N’en pas conclure que pour séduire, il vous faut rendre insupportable à la première rencontre. Ce stratagème infiniment pervers n’en a pas moins été considéré ordine geometrico par notre auteur, soucieux d’être entendu avant que toute méprise ne fasse passer l’Éthique pour une exhortation paradoxale au Vice… : « Bien qu'il en soit ainsi, personne cependant ne fera effort pour avoir quelqu'un en haine ou être affecté de Tristesse, afin de jouir de cette Joie plus grande ; c'est-à-dire personne, dans l'espoir d'un dédommagement, ne désirera se porter dommage à soi-même et ne souhaitera être malade dans l'espoir de guérir. Car chacun s'efforcera toujours de conserver son être et, autant qu'il peut, d'écarter la Tristesse. Que si, au contraire, on pouvait concevoir un homme 200 désirant avoir quelqu'un en haine afin d'éprouver ensuite pour lui un plus grand amour, alors il souhaitera toujours l'avoir en haine. Car plus la Haine aura été grande, plus grand sera l'Amour, et, par suite, il souhaitera toujours que la Haine s'accroisse de plus en plus ; et pour la même cause, un homme s'efforcera de plus en plus d'être malade afin de jouir ensuite d'une plus grande Joie par le rétablissement de sa santé ; il s'efforcera donc d'être malade toujours, ce qui (pr. 6) est absurde » (ibid, pr. 64, scol. 1). C’est néanmoins précisément le fait du masochiste. Le contresens du masochisme … réside dans l’amalgame entre l’objet de la jouissance et son passe-droit, son pis-aller. Le masochiste ne trouve aucune jouissance directe à sa souffrance : il paie par sa souffrance le droit de jouir. Il se dédouane préventivement par sa souffrance d’une culpabilité au jouir laquelle, sans cet acompte, sans cette conjuration première, serait inhibitrice. Le masochiste jouit comme tout le monde ; à ceci près qu’il ne peut jouir sans s’acquitter au préalable du prix de sa jouissance – de sa licence au jouir. La perversion du masochiste consiste en ce qu’elle inflige d’abord la punition qui autorise la transgression (par transgression, il faut entendre l’élément œdipien dénié donc affirmé dans l’acte proprement dit) plutôt qu’elle ne sanctionne – ou pas –, mais toujours après « coup » la jouissance de la transgression. 201 Croissance en Chine Un Chinois sur quatre est aujourd'hui obèse. Qui l'aurait (poisson) cru ? La solution ? L’acupuncture, rien de moins. Piquer les gros pour les faire dégonfler. Fucius a oublié d’être Con… La nature est bien faite « Les chiens sont pour l'ordinaire de deux teintes opposées, l'une claire et l'autre rembrunie, afin que quelque part qu'ils soient dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la couleur desquels on les confondrait ». « Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en famille. La citrouille étant plus grosse peut-être mangée avec les voisins ». Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, ét. XI, 1784, & Harmonies de la nature, 1814. … et les constantes universelles déterminées par une intelligence cosmique en vue de préparer l’apparition des hommes. C’est La fin du hasard. Les Bogdanov n’ont donc rien inventé… 202 La revanche des abeilles La ruche a beau col-laborer sous le régime de l’autogestion, le management des mouches à miel (apis mellifera) n’en est pas moins intransigeant que celui d’Orange/France Telecom. La « pro-police » ne laisse rien passer. Les grabataires, les impotentes, les tire-au-flanc s’exilent d’elles-mêmes pour mourir loin des leurs une fois leur corps usé. Non sans – pour leur défense – quelques consolations. Les ouvrières triment certes sans relâche ni prime ni syndicat pour satisfaire aux exigences des « ressources animales », mais à la différence des manutentionnaires d’Orange/France Telecom, cultivent au moins l’insigne satisfaction de refiler tous les matins leur déguelis en format tartinable à leur rentier de bailleur. Amis matutinaux des Minikeums (o-oh) et du club Dorothée, Smacks et Miel Pops vous ont enfarinés. Le miel ne coule pas du ciel : c’est du vomi d’abeilles. Bon appétit ! Pas nique à la ruche Tout le monde n’a pas la chance de payer son loyer avec ses excrétions. La reine aussi, paie son loyer avec ses excrétions. Elle paie deux fois : à l’exploitant – l’apiculteur – l’impôt de la cire et de l’alvéole ; aux ouvrières, sœur nourricières, le prix de sa maternité. Elle paie l’hôtel avec ses œufs, dont le contrat stipule qu’elle doit en pondre assez pour assurer l’avenir de l’entreprise. Pour renouveler le cheptel. Quitte à mettre les « couvées doubles » en cas 203 d’attaque ou de pillage. Après quoi, pas de quartier, pas de bras, pas de chocolat ; pas d’œuf, pas de dédommagement : expiration du bail. Bail-bail. C’est expédié dard-dard. Coup de pied au cul, hors de la ruche et sans pension de réinsertion. Dure loi de la flexibilité. Voilà qui n’aurait pas déplu à Pierre Gattaz. Aussi, chaque fois qu’une souveraine avette se laisse aller à une perte de compétitivité, accuse une baisse de performance ou faut à ses objectifs de rentabilité, la ruche élit une nouvelle larve appelée à prendre la relève. C’est la forme optimale du contrat de génération, au double sens du terme. Cette larve, nourrie à la gelée royale, moule à la louche une Vénus callipyge aux larges hanches propitiatoires. Celle-là devant ensuite, pour intégrer ses fonctions régaliennes, se prêter de bonne grâce à un rite d’intronisation dont les détails feraient frémir les âmes les moins sensibles. De l’importance de lire scrupuleusement, avant de signer, les petits caractères. Qui n’a jamais surpris un hexapode obèse se faire saillir à l’improviste par un essaim de phallus volants ignore ce qu’est un gang-bang. Qui n’a jamais guigné des abeilles mâles s’arracher le dard, littéralement, pour féconder une pauvre hyménoptère n’a jamais vu de gonzo. De quoi traumatiser durablement les plus frottés de porno trash. C’est en allant ainsi courir la semence de nuages vivants d’apidés kamikazes que la prétendante accède à sa fonction de pondeuse en titre. Une chance que cela ne se passe pas de la même manière sous notre ciel. La monarchie aurait fait long feu. L’état 204 d’esprit des holocaustes eût été moins gaillard au balcon d’Élisabeth II. Le gouvernement de ruche L’allégorie de la ruche est un recours intemporel de la réflexion politico-économique. Bernard Mandeville n’a fait que remettre à jour et sur ses pieds (de son point de vue) une image d’Épinal, impérissable comme le miel (raison de son abondance à la table des dieux). L’exploitation de la ruche comme paradigme, sinon comme « idéal » de l’organisation sociale, remonte à la plus haute antiquité. Elle ne cesse pas, depuis ces âges imberbes, d’être reprise et reprisée, raccommodée à toutes les sauces, tirée dans toutes les directions pour tapiner à tous les portillons. Toutes les chapelles l’ont tôt ou tard interprétée pour fonder en nature – donc en éthique, raison et religion – les conceptions les plus antithétiques de ce que doit être un « bon gouvernement ». Progressiste dimanche, lundi réactionnaire ; autant de ruches que de visions. Autant de visions que de constitutions. Si bien que l’accent a pu tantôt être placé sur l’une, tantôt sur l’autre de ses vertus fondatrices : qu’il s’agisse de la discipline (modèle légitimiste/royaliste), de la productivité (modèle capitaliste/industriel), du partage désintéressé (modèle communiste/hippie), voire de l’altruisme sacrificiel (modèle attalien : mort volontaire – des autres – avant le quatrième âge). La ruche a essuyé toutes les velléités de récupérations possibles. La ruche ne reflète jamais à cette enseigne que les obsessions qui nous animent. 205 Pareille au test de Rorschach, elle joue de la paréidolie. On n’a jamais que l’abeille que l’on sollicite. L’inspiration de l’avette L’abeille fascine. Elle émerveille les moralistes autant que les économistes, charme les éthologues autant que les conquérants. Les pharaons de l’Ancienne Égypte ne rougissaient pas de s’attacher l’insecte pour titulature : ils étaient « [Ceux] du jonc et de l'abeille ». L’abeille symbolisait alors l’ensemble du Delta éclairé par la Maât. L’union de la Haute et de la Basse-Égypte. Bonaparte, qui avait fait désert (plutôt que campagne) dans la vallée du Nil, choisit encore l’abeille avec l’aigle impérial carolingien, pour remplacer les semis de fleurs de lys des armoiries royales 40. Abeille dont on 40 L’historien tatillon s’insurgera, avec raison, contre cet àpeu-près calembourdesque qui n’en a pas moins fait carrière. Une confusion monnaie courante qui aboutit à faire de la « Flor de Loys » – ou « Fleur du roi Louis », en référence au septième héritier du titre –, la « Fleurdelys », puis « fleur de lys » par glissement phonétique. Comme l’expression de l’indique pas, « Flor de Loys » se référait à l’origine à l’iris des marées (iris pseudacorus), lequel ornait déjà du temps de Clovis la devanture des petits commerces. Fleur qui devint officiellement l’emblème de la maison royale en 1147. Le véritable lys ne fut introduit en France qu’ultérieurement depuis les sables de la Palestine actuelle (ou de ce qu’il en reste). 206 suggère qu’elle aurait pu servir d’emblème à la lignée salienne de Mérovée, ancêtre légendaire du roi Clovis – nom perpétué par les Bourbons sous la graphie de « Louis ». Abeille au cœur de l’architecture contemporaine, inspirant des générations d’ingénieurs visionnaires : des dissidents de Le Corbusier, cherchant l’inspiration de la nouvelle urbanité au creux des alvéoles, aux fourches des termitières ; revenant à pas feutrés du plexiglas pour investir le mur végétal et délaissant les transparentes enflures du design branchouillard pour l’habitat écologique. Abeille devenue célèbre en linguistique avec les théories de Benveniste sur le langage (combinatoire, générateur de sens) opposé au signal (conservateur, transmis ne varietur et sans éducation), sur l’invention et le stéréotype. Un organe aux-petits-mâles Mais il est d’autres phénomènes que le sociologue – en l’occurrence, que l’ethnologue des boîtes de nuit41 – pourrait 41 La sinistre ministre Geneviève Fioraso en charge de l'Enseignement supérieur et de la Recherche ayant statué que l’ethnologie française ne devait plus être considérée comme une discipline à part entière, mais « fondue » (liquidée) dans les maquettes de 2013. En d’autres termes, requalifiée avec le sport et la chorale sous l’étiquette d’ « ouverture transdisciplinaire ». Option complémentaire (bouche-trou) aux matières autrement plus nobles et 207 être tenté d’estampiller sur sa paillasse académique. Les boîtes de nuit sont aux promeneurs des villes ce que les coins à champignons sont aux flâneurs des bois. Quiconque cherche prétexte à diffamer le genre humain trouvera toujours son petit bonheur dans les night-clubs. Là où, les uns contre les autres, s’ébattent et se débattent des centaines d’ortolans sudoripares rendus visqueux par d’ineffables et lubriques gesticulations ; là où les énergies nubiles macèrent dans un bouillon roboratif d’alcool, de phéromones et de transsudations jusqu’aux « boues » de la nuit ; où la jeunesse dorée renoue le temps d’une transe mystique avec son ascendance simiesque. Shnektime, chantent les radios, passée l’heure fatidique ; la Grèce ancienne aurait parlé de raout dionysiaque. De la Villa dei Misteri au club, du club aux ruches, les mêmes rencontres fugitives ont les mêmes suites dans les black-rooms. C’est en ces grottes érotisées, en ces espaces limbiques de perdition, sous le claquage épileptique des luminaires que se révèle – comme leur néon l’indique – avec le plus d’éclat la parenté lointaine, pas si lointaine, entre les hommes et les abeilles. Nous avons survolé, sans nous appesantir (pour les raisons qu’on imagine), l’épreuve initiatique que subissait bravement la virginale hyménoptère. En manquant de préciser que l’abeille recourait à cette occasion à un organe étrange dévolu uniquement aux reines, parfois présent chez les mollusques, certains invertébrés et autres arachnides : la prestigieuses que sont, bien sûr, l’économie, l’économie et plus encore l’économie. 208 spermathèque. La spermathèque pourrait être décrite comme un ignoble sac à sperme permettant à son possesseur de puiser à loisir, parfois plusieurs années après l’accouplement, les brassées de spermatozoïdes requises pour la fécondation de ses ovocytes. Ce réceptacle séminal est appelé dans notre cas la « poche copulatrice d'Audouin », d’après le nom du naturaliste français Victor Audouin. Notons que baptiser de son patronyme une poche à sperme ne pouvait être qu’une idée française. La même avait illuminé Eugène Poubelle, préfet de la Seine en 1884. À relativiser, lorsque l’on sait que le terme « orchidée », du grec orchis, signifie « testicule ». Ainsi la poche copulatrice d'Audouin était-elle en capacité de receler et de pourvoir la reine en gamètes de conserve – une macédoine, en l’occurrence, puisqu’émanée de plusieurs mâles distincts. Il y a des cloaques qui se perdent. Retour en boîte. Retour sur le dancefloor où nous voyons se dérouler le cérémoniel nuptial de l’adolescence dorée. Les premiers pas en club sont souvent maladroits. La file d’attente y est le sursis de la vierge. C’est le préliminaire. Et plus la queue est longue, et plus le désir monte. Arrive enfin l’heure du « lâcher de salopes ». L’allégorie culmine avec les soirées mousses simulant l’éjaculation. Le tout accompagné de cocktails aphrodisiaques de kykéon coupés au GHB (vodka : connecting people). La première dame de la raie publique a le « verre solidaire ». Le fait est, pour ce qui nous concerne, qu’il suffirait de commuer la spermathèque en un iPhone (600 euros pour la version « low-cost ») et la copulation en la promesse de copulation (le numéro du mobile-phone) pour retrouver exactement, sous des atours 209 plus policés, a même dramaturgie que dans le dépucelage sauvage de la mouche à miel. La boîte de nuit serait une forme de bar à tapas où la jeune parthénos en prospection, butine. Son « cellulaire » amasse en une soirée plus de pollicitations que nécessaire aux dix prochaines années. Avec son lot de mauvaises surprises, de partenaires péraves ou propolis pour être honnêtes et de gniards trichineux « nées de paires inconnues ». Si c’est pas formidable, le sexe chez les abeilles… À méditer « Vraiment, la vie se termine par la mort. » Siddhārtha Gautama, dit Shākyamuni « sage des Śākyas » ou plus communément Bouddha (« l’Éveillé »), Tripitaka (les « Trois Corbeilles », canon bouddhique pāli), c. VIe-Ve siècle av. J.-C. Triste compromission On pourrait résumer un demi-siècle de retournements de veste et d’histoire politique constat que la gauche a accepté le Marché l’Europe et que la droite a accepté l’Europe Marché. 210 trahisons, de française à ce pour obtenir pour avoir le Fiat luxe ! La discipline allemande fascine les politiques français. La discipline, ça repose. C’est qu’il n’y a bien souvent qu’une aune – une « règle d’or » – pour départir la discipline de la docilité. Merkel, fille de pasteur, en est d’ailleurs si pénétrée, de sa « rigueur », qu’elle en fait grâce à toute l’Europe du Sud. Merci pour le cadeau. Mais toute médaille, même doloriste, a son revers. Ce serait ainsi cette même « austérité », cette même « intransigeance » coagulée dans la matrice de l’éthique protestante qui lui aurait permis d’atteindre aux apices de la qualité (deutch kalitat) en matière de confort automobile (la preuve par Lady Diana), d’exporter à gogo et de maintenir ses usines au bercail (un peu aussi le dumping social, l’immigration de travail et le cours de l’euro). L’austérité encore, couvée sous une éducation avenante, qui ferait le lit de la « bonne conduite » des teutons automobilistes sur les réseaux routiers. L’austérité qui permettrait enfin à nos cousins germains de se passer de tous ces sémaphores coûteux, limitations de vitesse, panneaux de signalisation et autres bitonios coercitifs ; de toute cette héraldique routière sur pilotis qui pousse comme du bambou le long de nos autostrades. L’Allemagne : astre polaire dans un ciel vide. L’Allemagne généreuse nous guide, nous brebis bègues paissantes en Arcadie. Suivons l’Allemagne, frères automobilistes, et nous serons sauvés. On peut sans doute tout reprocher aux pédophiles, mais eux au moins roulent doucement devant les écoles... 211 Et Wolkswagen ! Si peu de casse au royaume d’essieu force l’admiration. Vrai que nous avons du chemin à faire. La « prétention routière » en France frise l’efficacité sans n’y jamais atteindre. Nous autres Français, c’est évident, sommes en défaut d’autorité. Il est heureux que l’Allemagne en ait à revendre, de l’autorité, plus que son soûl. La chancelière (c’est très joli, tous ces mentons superposés) en garde plus sous le Capo que notre embrayage (pédale de gauche) présidentiel. Il y a longtemps que l’airbag s’est dégonflé. Sans excuser du pneu. Or « l’heurt est grave ». Un accident, en France, est si vite tarifé que les assurances elles-mêmes réclament « plus de rigueur », de la rigueur « à cor et à cric ». Parlons alors sans tortiller. Compatriote ! Reçoit ces lignes et tiens-le-t’en pour dit : nous savons bien qu’aucun radar pédagogique, mobile ou répressif, ne nous dissuadera jamais de nous emboutir régulièrement l’aile ou la carrosserie. Les tôles froissées subliment chez nous le paysage. Avec les taux de mortalité qu’on sait. Il faudrait donc laisser Merckel dresser la France comme elle dresse le budget. Dresser la France comme elle corrige déjà son thiase d’esclaves sexuels qui font « TINA » (There Is No Alternative) chaque jour sur Anal+ : Fiottentino, Bouzeu. Ce ne serait que péréquation. Ça ferait des morts sur les trottoirs, mais moins le long des routes. La chancelière a bien raison : la France a besoin d’une leçon. Dans l’attente d’une meilleure I.D., décapons-nous de nos certitudes, délestons-nous de notre morgue à la Falstaff 212 pour glaner quelques forces du côté de chez Goethe. De l’audace, rien que de l’audace ! Nous devrons y passer – Europe oblige – : inspirons-nous des chleuh ! À moins… À moins que nous n’ayons fait fausse route, et que l’Allemagne ne soit pas si prude qu’elle nous le laisse accroire. Décélérons, frères de la route. Surtout lorsqu’il s’agit de nous humilier sous le sabot des vaches. Il faudra voir à repasser le contrôle technique. Nous nous apercevrons peut-être à l’occasion que certaines comparaisons ne sont pas si favorables au « modèle » d’outre-Rhin. Si responsables que ça, les automobilistes allemands ? La question se pose lorsque l'on sait que la législation – tout en se donnant l’air de laisser couler – sanctionne les doigts d’honneur effectué au volant par une amende de quatre mille euros. Et ce n’est encore que la prune d’appel pour un délit « majeur ». Il se pourrait ainsi qu’en fait de capitaliser sur les excès de vitesse (d’où hausse des statistiques – la fin justifiant les moyennes – et concessions de bolides pour stimuler le marché), le Bundestag ait trouvé meilleure manne pour renflouer ses « caisses »… Élever le panoptique Le Washington Post estime à 278 millions de dollars le budget alloué par le gouvernement américain aux seuls programmes d’espionnage numérique – qualifiés d’antiterroristes – mis en place par la NSA (National Security Agency) pour l’année 2013. Budget qui n’a cessé de s’accroître depuis la mise en place des premières « grandes 213 oreilles » dans le cadre de l'accord Brusa passé par le noyau de l’Alliance en 1943 ; accord pérennisé puis élargi par l’UKUSA aux « grands » occidentaux rangés sous l’aile et le commandement de l’OTAN, pressés par la menace anthropophage de l’URSS. Accord qui prévoyait que les parties concernées bénéficient d’un accès limité au maillage planétaire d’Echelon (P415). Cet accès limité ayant pour (onéreuse) contrepartie l’ouverture exclusive à l’intelligence américaine (l’institution plutôt que la faculté) d’une passerelle pour leur propre réseau de renseignements. Pour une bouchée de pain. Et sans clause de retrait. Avis à ceux qui s’étonneraient encore que les caciques de l’UE se soient montrés si conciliants face au scandale des écoutes pratiquées au Parlement européen – si « scandaleuses », les Eurogates, qu’elles n’ont pas entravé d’un cheveu la marche inexorable de la zone d’échanges transatlantique. L’Amérique a, pourrait-on dire, le monopole de l’espionnage légitime. La peste soit sur qui leur dénierait ce droit. La NSA fournit ce qu’elle veut bien fournir. C’était un pacte léonin. Une carte blanche contre des miettes de pain. La France y a trempé, qui n’a jamais été très forte en matière de négociation (qu’on songe à la cession de la Louisiane aux USA par Bonaparte, devenu l'empereur Napoléon Ier). Ni de démocratie ; et 2005 restera pour longtemps ancrée dans les mémoires. Une manière policée d’admettre que les États d’Europe se sont une nouvelle fois prostitués pour mieux garder un œil sur leur population. Vendu leur âme au diable. Pour des capteurs, des satellites et des places de parking. Échelon comme arme politique, nous permettait ainsi de 214 pratiquer du terrorisme préventif tant à usage territorial (DCRI) qu’extraterritorial (DGSE), d’anticiper les crises, de marquer au pas les mallettes de cinq-cents, de dissuader les dissidents tout en donnant à l’occasion dans l’espionnage industriel. Echelon, enfant terrible de la Guerre Froide (pas pour les Vietnamiens), inaugurait une nouvelle ère de la suspicion dont le délire maximal ne serait véritablement atteint qu’au lendemain des événements du 11 septembre 2001. On peut toujours faire pire. Ce ne sont pas les idées qui manquent. Ayez confiance en l’Amérique. Nous aura-t-elle jamais déçus ? Le traçage numérique On ne saluera qu’avec plus d’étonnement la performance plastique de Ben Laden, expert ès taqiya, virtuose du camouflage ; son habileté à se dissimuler au nez et à la barbe des satellites américains suffisamment longtemps pour justifier les ingérences de Bush42. Pour le légitimer, lui et sa 42 Le fait, s’en explique Dabeulyou, est que « nos ennemis sont innovants et pleins de ressources, tout comme nous. Ils élaborent sans cesse de nouveaux moyens de nuire à notre pays et à notre population, et nous aussi » (George W. Bush, le 5 août 2004, à Washington D.C.). Sic, verbatim et tout ce que vous voudrez ; la messe est dite et restera dans les annales. Quatre mois plus tard, à savoir trois à peine après l’effondrement des tours jumelles (des tours triplées, si l’on adjoint à l’explosion des bureaux de la CIA l’écroulement 215 croisade blanche. Lui et sa politique dérogatoire conduite autant à l’international avec la « guerre contre le terrorisme » (« toc ! toc ! C’est la démocratie ! ») au mépris de la tiédeur de l’ONU qu’à domicile avec une galaxie de mesures liberticides dignes des meilleures œuvres de McCarthy : PATRIOT Act (sigle à traduire : « Loi pour unir et renforcer l'Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme »), NDAA, instauration des statuts vasouillards de « combattant ennemi » et « illégal », qui permettent au gouvernement de détenir ad libitum et sans inculpation toute personne « soupçonnée » de projet terroriste, installation de « radar corporel » dans les aéroports. L’on en est arrivé à interdire l’importation des œufs Kinder Surprise sur le territoire américain, précisément pour cette raison qu’on pouvait vérifier ce qui se cachait à l’intérieur (c’est le principe de la surprise). Le panoptique urbain, vous l’avez cauchemardé ? L’Amérique l’a voté. Elle l’a voté comme un seul homme ; faisant de sorte à ce que toute entreprise américaine (services d’hébergement inclus) soit désormais astreinte à mettre ou à soumettre ses propres petites fiches à la disposition de l’administration. Toutes ses « données sensibles » collectées sur le tas. Point n’est besoin de préciser que le consortium du mimétique de la tour 7), le président, juché à la tribune de la Maison-Blanche, dresse le bilan de sa première année présidentielle: « Mais après tout, ce fut une merveilleuse année pour Laura et moi » (ibid., le 20 décembre 2001). C’est au moins ça… 216 Web, ceux qu’on appelle les « Big Four » d'Internet – Google, Apple, YouTube et Amazon – ne se sont pas fait prier. Le « cabinet noir » de Washington déploie par leur maillage un filet d’or sur l’Occident. Ça plus l’iPhone, l’objet transitionnel par excellence qui vous balance votre agendaminute directement sur les serveurs de l’étoile noire à l’occasion de chaque mise à jour automatique vers 3-4 heures du mat’ ; plus les trackers, troyens et autres keyloggers Windows qui rafraîchissent en permanence l’état de vos activités auprès des fédéraux ; ça et le reste ne laisse que peu d’espace pour le précieux écrin de votre intimité. Mais les Bobby s’en foutent. Autant de la vôtre que de la leur, d’intimité. Les « patriotes » drogués à la terreur s’affirment pour 80 % prêts à la sacrifier pour leur sécurité. Nous sommes bien loin de l’état d’esprit qui animait, à ses débuts, la terre promise des Pères pèlerins. « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux » annonçait Benjamin Franklin. Exposé prophétique. D’une présidence à l’autre, on mesure l’entropie… Google is watching you Nous sommes en 2013. Douze ans auront suffi pour dégager la voie aux bâtisseurs du monde selon Google. La dystopie de la firme s’affirme ; elle numérise le livre Google Books/Prints, l’actualité avec son Google News, le monde avec son Google earth, vos mails avec Gmail, vos vidéos de 217 vacances avec YouTube ; elle scanne votre bureau avec Google Desktop, monopolise la recherche avec Google Scholar, confisque la morale : « Don’t be evil » est sa devise. L’hydre infernale de Larry Page et Sergueï Brin se prend très au sérieux. Déjà Google vous flique par satellite. Il a des vues panoramiques sur vos terrasses (même les nudistes bronzants n’échappent pas aux clichés) et dès demain, guidera vos Google-cars comme il pilote vos vies. Il verra par vos yeux grâce à ses Google-glass (la deuxième paire pour un dollar de plus). Rassurez-vous : vous verrez par les siens. Dans son optique chaussée au nez. Google vous fait de l’œil. Et ce n’est là qu’un début. Après le système d'exploitation (qui exploite qui ?) pour mobiles Android, la technopole californienne vous concocte un avenir à la mesure de sa démesure (le nom de la marque « Google » dérive de la notion mathématique « googol », qui signifie le plus grand nombre réel distinct de l’infini. Il y a donc une limite aux ambitions de Google… laquelle reste à déterminer). Dans l’heureuse perspective de l’ « Internet des objets » (Web 3.0), la firme aligne des prototypes de « semelles intelligentes ». Comme s’il ne suffisait pas de vous suivre à la trace, Google a décidé de vous coller littéralement aux basques. Big Brother embarqué ; Big Brother dans la peau grâce aux RFIDs ; Big Brother au cerveau et très bientôt Nano Brother son double miniaturisé, le transpondeur géolocalisable invisible à l’œil nu – déjà dans les tuyaux. Peut-être même déjà sur le marché. Si c’est pas formidable… 218 L’audace à deux vitesses Paranoïa ? Qui parle de paranoïa, quand une dizaine d’années de recherche en crypto-analyse ont suffi à ciseler un tel feu d’artifice de protocoles de surveillance électronique de masse dans la lignée de Tempora, Boundless Informant, Bullrun, XKeyscore, ou du clos-cul de la couvée, le fameux PRISM mis à nu par Snowden ?43 Snowden, whistleblower idéaliste à qui le « pays des droits de l’homme » (trente-huitième place au palmarès de la liberté de la presse d’après le barème 2013 de RSF) a refusé sa protection. On ne se refait pas… Mention spéciale tout de même à notre président fosbury-flop qui ne manque jamais – autant que son taux de cholestérol le lui permet encore – de bondir littéralement sur toutes les occasions de se compromettre. Et nous avec. Bravo Hollande ! Quand il s’agit de remettre les clés de la Ville Lumière aux Pussy Riots (litt. « émeute de chattes » : groupe musical punk-rock de féministes russes moins célébrées pour leur talent philharmonique que pour leur raptus irrépressible à s’enfoncer des poulets dans le vagin tout en hurlant comme des putois à poil sous les gargouilles des cathédrales pour donner à Libé matière à s’indigner contre la répression totalitaire du grand méchant Poutine), on est toujours d’attaque. Moins disposé quand il s’agit de faire preuve de courage politique, au risque de se 43 Pour un tableau plus exhaustif des projets de surveillance de masse à usage gouvernemental, cf. : http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_government_surveillan ce_projects 219 fâcher avec le shabbes goy de la Maison-Blanche en hébergeant chez soi un authentique martyr des libertés fondamentales. Donner des leçons de vertu au monde essorillé en pilonnant Assad ne l’empêche pas de dormir. Armer d’obus les coteries catins du Qatar passe encore pour de la témérité. Pour ce qui est, en revanche, d’ouvrir sa porte aux francs-tireurs en sursis des mémos Bybee, y’a plus personne. Une chose est de pilonner des fricassées de chiites aux côtés de shebabs moudjahidines ; une autre de décevoir le Pentagone. On n’est pas « Young Leader » pour rien. A tribute to Snowden Quand on nettoie un escalier, on commence par le haut. Hollande, pour sûr, a du ménage à faire. Et devrait commencer par retirer le manche à balai qu’il a coincé dans la rosette. Pas sûr toutefois qu’il en ait désespérément envie. On sait l’admiration que les élites françaises portent aux Américains depuis que leur « stage » à l’étranger est financé par le programme d’échange Rothschild. Il ne faut pas vingt ans à un bossu pour entrer dans un cercueil droit. La France aussi recourt à son assimilé de PRISM : INDECT. INDECT n’est pas loin d’être à PRISM ce que Burger King est au Jardin des Sens, ce que Nadine Morano est à Marie Curie, ce que la moumoute du mormon moite est à la blonde crinière du séducteur. C’est du niveau de la différence entre un tamagochi et un ordinateur quantique. Mais ce n’est pas une raison pour dénigrer le peu qu’on a. Pratiquant l’analyse systématique par balayage et par mots-clés des flux de 220 télécommunications (conversations téléphoniques, courriels, messages instantanés, etc.) sur le vieux continent, INDECT est demeurée jusqu’à présent assez confidentiel. Il serait trop dommage de ruiner tous ces efforts. Il ne faudrait pas que se sentant à l’abri, les hacktivistes franc-tireurs d’Anonymous, voire un quelconque mégalomane rangé des caisses en mal de médiatisation, se mette à balancer. Snowden, bouteille à l’encre, risquait de susciter des vocations. Si même les oies du Capitole se mettent à lever le camp, qui restera garder les vaches ? Il faut veiller au grain. Le galet de clore est un problème. Snowden est un problème. Pour Obama comme pour Hollande qui ne tiennent pas à dévoiler leur jeu. So bye, Snowden ! Son sort est arrêté. On ne peut, certes, l’attaquer de front sans attirer le regard et aggraver les choses. Ne pas remuer les braises. Ne pas lui faire de pub. C’est un fluide non newtonien. Plus on le brusque, plus il résiste, il faut s'y enfoncer doucement. L’action sera discrète ou ne sera pas. Attendre que ça se tasse. Trouver prétexte à l’écrouer – comme pour le « viol » d’Assange –, puis, l’heure étant venue, lui porter des oranges piquées de venin de kokoï de Colombie. Comme on l’a toujours fait. Déjà bien trop de logiciels espions dont les noms acronymes circulent auprès du grand public. Les plus connus ne sont bien sûr pas les pires. Les plus connus servent au contraire à occulter les pires, de même que les faits divers font divers-ion. Une belle noria de paillettes aveuglantes, vent de pollen d’armoise que les médias saupoudrent à l’occasion pour se refaire une crédibilité. C’est tout un art, l’art de la feinte. On ne nait pas 221 artiste. Il faut optimiser son jeu. Mettre à profit cette plantation d’étiques cyprès à dénuder pour mieux faire diversion ; mieux retomber dans l’agit-prop’ d’une brindille crépitante l’impénétrable breuil des systèmes bien plus invasifs alimentés en temps réel par les dupes bidochons que tous nous nous défendons d’être – et sommes par servitude, sinon par imprudence. Ainsi de la « carte de fidélité », curriculum de la ménagère consumériste ; ainsi de Facebook, totalisant plus d’un milliard de comptes actifs sur la planète. Facebook local mais également, combiné à l’iPhone, Facebook nomade, mouchard qui vous braconne par triangulation partout où vous mettez les pieds. Trop d’info tue l’info Un must. Le nec plus ultra en termes de marquage à la culotte. Edgar Hoover n’aurait pas rêvé mieux. On serait tenté de se dire sous ces auspices que PRISM n’est jamais qu’une goutte d’eau dans l’océan. Qu’au point où en sommes, ce n’est pas un dispositif de plus ou de moins qui rebattra les cartes. Et l’on aurait bien tort. Non parce que la database est saturée. Non parce que les recoupements permettraient une appréhension déjà très exhaustive de notre existence. Mais parce que le quantitatif déteint sur le qualitatif. La machine brasse, collige ; elle filtre et pointe des occurrences, des récurrences mais n’aboutit jamais qu’au prorata de la pertinence des critères d’analyse qui lui sont suggérés. Ces critères d’analyse sont à la discrétion d’esprits humains qui procèdent d’expérience et non de virtualité. Ils relèvent 222 d’intuitions blanchies sous le harnais, de moins en moins fréquentes à mesure que le renseignement de terrain (l’infiltration) se voit suppléé par le renseignement électronique ; de même que les G.I. du XXIe siècle seront bientôt infoutus de démonter leur glock à force de piloter des drones. On a eu dit que la « faille de sécurité » qui a conduit au 11 septembre – admise l’orthodoxie de l’attaque jusqu’à plus ample informé – avait été le fait d’une trop grande présomption des services concernés, obnubilés par le confort du numérique. Ils n’en sont pas revenus, dans tous les sens du terme. On pourra donc compter, pour nous sauver de cette transparence coercitive, sur la bêtise conjointe du technocrate et de la machine. L’autre éclaircie pourrait provenir de ce qui s’avise en première approximation comme le premier atout des big data : leur accroissement scalaire. Ce qui fait la force de ces banques de données accuse peut-être leur point faible. La loi de Moore qui régit l’amélioration exponentielle des microprocesseurs s’accorde avec celle de la production d’information en général. Or tout progrès a ses échecs, rien n’est gratuit. Le même obstacle qui fait du Web un magma de connaissances désordonnées pourrait ainsi bientôt faire des bibliothèques de renseignements un labyrinthe de Pan. La carte serait à l’échelle du territoire, et le chaos thermique à la mesure de la thésaurisation des vanités qui prolifèrent, fiche après fiche, dans des mémoires sursaturées. Si bien que localiser quiconque ou quoi que ce soit dans cet immense cyber-espace sera bientôt comme rechercher un ouvriersecteur sous les ors du Palais-Bourbon. Plus qu’une gageure, 223 une ineptie. Il se pourrait ainsi qu’après douze ans d’explosion cambrienne des bots automoteurs dans l’ombre de Google, la prolifération des bits ne précipite leur ruine. À supposer que la meilleure protection contre la mode totalitaire de l’espionnite à toute berzingue soit son insatiabilité, rien n’est besoin que d’attendre. Attendre que les choses périssent de leurs propres poisons. Attendre que la banque s’étoffe, s’étoffe et puis s’étouffe. Trop de data tue les data : fatal diabète de l’infobésité. Lors, les données d’INDEX, de PRISM et autres aspirateurs de vie privée connaîtront l’éclatement spectaculaire de la grenouille gloutonne de La Fontaine, victime d’une frénésie cumulative et mortifère. Lorsqu’on ne sait plus ce que l’on a, est-il écrit dans le Talmud (qui ne dit pas que des conneries), c’est que l’on n’a plus rien. Les ronces du président On s’est payé la rose pour dégager le chardon. On voulait l’aubépine, on en subit l’épine ; avec en prime le concours Lépine des taxes et le régime détox. Coupes claires dans les budgets, taille franche dans les dépenses, on exfollie, l’État décrète l’état d’illégitime dépense. Hollande portée aux nues perd déjà les pétales. Lourd, bredouillant, inexpressif, plus de suc, la tige est morte. À peine en pot le pouvoir fane. Si vite et si lâchement, le pouvoir chute directement de l’état de grâce à l’état de crasse et pour tout rêve, nous offre une politique de l’offre fixée en chambre froide par le Le Nôtre de la Cour des Cons. Pas de fleurs, pas de semailles ; le grand 224 radin de France traite à l’engrais. À son image. Il nous déprimerait presque, Hollande, avec sa mine de supplicié qui cherche la sortie de secours. On voudrait bien l’aider. Abréger ses souffrances. Rose il aurait vécu ce que vivent les roses, l’espace d’une homélie au salon du Bourget. Ne faisons pas semblant de découvrir le pot aux roses. Qui se dit de gauche en poste est de droite complexée. On ne pouvait clairement pas attendre grand-chose du successeur de Dominique Strauss-Kahn, émulsion médiatique dégoupillée dans la pa-nique (ou si, en sept minutes) du Sofitel. Avouons tout de même que le coup de grigou égruge les pronostics. Tout est dans la récolte. Rien dans l’investissement. Les charges se suivent et ne se ressemblent pas. Chaque fois qu’Hollande pointe son pistil andropausé dans la turbine à cons, c’est pour annoncer de nouvelles dîmes au détriment des travailleurs, et de nouveaux avantages pour les thiases fortunés des grands groupes défiscalisées. Cash-cash toujours au paradis fiscal. Et fiscfucking d’enfer pour les enracinés. La réduction des déficits leur tient lieu de pensée. Didier Migaud peut être satisfait. Suivez l’argent On pourrait s’en accommoder ; on le pourrait, s’il s’agissait de réduire les inégalités plutôt que les dépenses. Encore, si les impôts servaient à financer le service public ! Encore, s’ils étaient acquittés par ceux qui le prélèvent (l’impôt, tu l’aimes ou tu l’acquittes) ! Encore, si la gabelle 225 était redistribuée ! Mais de services publics, plus trace, passés à l’as par le credo de la concurrence. Tous se reconvertissent, happés par le « sévice privé ». Happé aussi, l’argent, par le « service de la dette », second poste de dépense après le démantèlement de l’éducation depuis la décision de Pompidou-Giscard de se financer sur les marchés privés (loi de 1973)44, nous exposant ipso facto à la voracité lupine des marchés financiers. La bagatelle de quarante-cinq milliards d'euros par an gobé par Moby Dick : une grosse baleine de plus de deux mille milliards d'euros, 93,4 % du PIB – en fait cinq mille milliards en intégrant les intérêts – qui ne cesse pas pour autant de se faire de la couenne. L’élite fera, pour ne pas faire comme les autres, comme elle a toujours fait. La main sur la couture du pantalon. Le courage au sanibroyeur. Avec quarante ministres dont une sarabande d’oies qui gardent le Capitole et ne le défendent pas. C’est la rupture tranquille. C’est le changement maintenant. C’est la justice sociale – qui doit avoir un foutu dos pour supporter sans lombalgie tout ce qu’on lui met dessus. Et le supportera pour encore four more years (Obama-twitt) pourvu qu’on fasse de la « pé-da-go-gie » et 44 Reprise par l’article 104 du traité de Maastricht, devenu dans l’intervalle l'article 123 du traité de Lisbonne. Décret qui interdit aux États membres de l’Union européenne et à toute administration publique de se financer directement auprès de la banque centrale, donc sans charge d'intérêt, et contraint tout ce petit monde à emprunter sur le marché aux taux prohibitifs déterminés par les agences de notation. 226 que l’on « donne le cap ». Parce que l’ennui, voyez, n’est pas que la pauvreté augmente plus rapidement en France depuis 2008 que dans tout autre État d’Europe (où elle augmente aussi, rassurons-nous ; en nombre et en intensité). Tout le problème n'est pas de se faire enfiler, seulement d'avoir une visibilité sur le diamètre. Le salaire de l'aigreur Revanche sotto voce du patronat sur le syndic’. Tout le génie du mind-fucking capitaliste du XXIe siècle est d’avoir réussi à imposer le terme « travail » en lieu et place du mot « salaire ». Avec toutes les implications en termes d’aliénation mentale qu’implique cette douce commutation dans le discours vendicatif du « capital humain » ; lequel en vient à croire qu’il veut bosser (« travailler plus ») là où son seul et authentique désir est d’être décemment rémunéré. Une erreur d’aiguillage. À preuve ceci – d’extraordinairement simple – que personne ne souhaite faire des heures sup’, « travailler plus », de nuit ou le week-end à l’œil, pour le roi de Prusse. Peu de vendeuses (« hôtesses de caisse ») chez Sephora accepteraient de tapiner telles des ergomaniaques pour le folklore et les beaux yeux de Madame Kim, la « Japoniaise » en deuil de melliflues fragrances pour rallumer le désir de son gigolo de minuit. Sans penthotal, les exploités marchent à front renversé. Ils seraient 70 % de Français, aux dernières statistiques, à vouloir l’ouverture des magasins le dimanche. Prudence 227 toutefois avec les chiffres ; seraient-ils ce qui nous rapproche le plus de l’écriture de Dieu. Les statistiques, analysait l’économiste Levenstein, sont comme les bikinis : « ce qu'elles révèlent est suggestif. Ce qu'elles dissimulent est essentiel ». Et notamment le fait qu’à sonder l’opinion sur la question de savoir si les Français accepteraient, personnellement, de travailler le dimanche, la courbe débande à 30 %. Le fait aussi qu’il suffit d’une dérogation pour générer une « distorsion de concurrence », annonciatrice d’une généralisation de l’exception et que les heures sup’, dans ce contexte, ne seront plus un choix, mais une condition d’embauche. À voir ainsi les forces vives de la nation, alertes et volontaires – mais surtout résignées –, soutenir le parti du revenu, le revenu du parti ; bref, le Medef et son « manqueà-gagner » (banque a gagné), on peut se dire que certains, vraiment, ont été finis à l’urine. Qu’il faut avoir des peaux de saucisses devant les yeux pour adhérer aussi fanatiquement à l’ecclésiologie de la mondialisation. Une vue si courte confine à de l’aveuglement. Quoi qu’on en dise, l’intelligence ne fait pas tout ; et elle n’est pas grand-chose dans le cas de ceux que Trotsky nommait « idiots utiles ». On guérit l’ignorance, pas la stupidité. Une dernière fois, est-ce du boulot que vous voulez ? Ou des augmentations de salaires ? Un Prince de Lu n’est pas un ours polaire. Ne pas se tromper de combat ! 228 L’artiste dans la cité L’artiste ? L’éponge qui boit l’esprit du temps, le filtre et le sublime. Passée l’ère de la mimésis, le véritable artiste n’a pas besoin de génie pour être la longue-vue de son époque. Victor Hugo le connaissait prophète : moins que celui qui transforme, moins celui qui dénonce que celui qui annonce, que celui qui dévoile (du gc. pro-, « devant », « avant » et phémi, « dire »). Il est le révélateur photographique d’un flux de conscience (« inspiration ») qui passe à travers lui, et nous indique entre les lignes où nous nous dirigeons si nous ne changeons rien. Ce peut être dans le mur, dans le décor, ou bien encore nulle part. Le rôle – et l’engagement – de l’artiste n’est pas de créer quoi que ce soit, d’impulser des tendances, mais de s’injecter les uns après les autres les venins d’une époque quitte à devenir malade de son époque pour trouver le remède. Clarum per obscurius « Or de même que la quoddité mineure de la faute, c’est-à-dire le fait relatif et la mauvaise initiative, contrefait la quoddité majuscule de la création […] de même le quid soucieux et flétri de l’intervalle empirique contrefait le statut métempirique de l’innocence citérieure supralapsaire ». Vladimir Jankélévitch, La mauvaise conscience, 1966. 229 Marmaille pour tous Démocratique, le mariage gay ? Plutôt clientéliste. On rappellera qu'une très large majorité de Français s'est déclarée hostile à l'adoption d’enfants par des couples « homoparentaux », dont le « mariage pour tous » n'est jamais que le cheval de Troie. Le mariage gay implique et comprend l’adoption, indissolublement. C’est un de ces cas, typiques, où l’aspect bioéthique de la question échappe à ses protagonistes et partisans qui se retrouvent, avec un temps de retard, tout étonnés des conséquences de leur prise de position. Quant à la GPA, la garde des sceaux ne s’est pas fait prier pour requérir des magistrats l’automatisation de la reconnaissance légale des enfants nés à l’étranger via ledit procédé. Soit le nihil obstat accordé de facto pour les ménages ayant bénéficié de la misère des ventres à louer dans une quelconque usine à pondre indienne ou de la charité d’une belge amie psychiquement dérangée. Bien moins choquant, c’est sûr, que la prostitution qui, elle, s’adresse d’abord aux pauvres. Et ne vous avisez pas de renvoyer Madame à ses contradictions : il est encore fécond, le ventre de la bête immonde… Droit de ou à l’enfant ? Jouer le droit à l’enfant des familles monoparentales ou des ménages homosexuels contre le droit de l’enfant (l’infans : in, privatif, fari, parler : « celui qui ne parle pas », et donc n’a pas voix au chapitre) à disposer de ses deux parents 230 revient à jouer le pot de fer contre le pot de terre. C’est forcément, au vu des forces en lice, mettre David aux prises avec Goliath. Le pâtre face au Philistin. L’enfant à concevoir (on repassera pour l’adoption, dont chacun sait qu’elle est en France un chemin de croix) n’a pas de lobby organisé pour prendre sa défense. Pas de « minorité vagissante » pour rallonger son espérance de vote. Ce qui ne veut pas dire – et tant s’en faut – qu’à l’incidence de son indigence électorale, il soit indifférent pour les Français que des enfants commencent leur vie mutilés d’un parent. L’enfant est un acte d’amour, pas un acte d’achat. Les sceptiques du « bébé d’en-verre » restent majoritaires dans les sondages, dans les manifs et dans les rues. C’est une bonne masse. La « masse attaque ». De quoi peser dans la balance, se disait-on, changer la donne. Mais comme diraient les vichyssois, compte là-dessus et bois de l’eau fraîche, l’élite est intraitable. Les décideurs ne sont pas moins résolus à n’écouter qu’un seul son de cloche : celui qui les arrange, eux et le capital ; celui qui met le couvercle ou la coquille cache-sexe sur les séquences ignominieuses du « pacte budgétaire » et de la « réforme du travail » (« flexisécurité ») dégobillées à l’ombre des jeunes actifs en pleurs ; celui carillonné par les cliniques privées qui fleurissent en Belgique, spécialisées dans les techniques de PMA et de GPA (pas de PMA sans GPA, prévient la cour européenne), et qui n’attendent rien d’autre que leur visa pour ouvrir des antennes en France. Nouveau marché, nouveaux consommateurs. « On n’arrête pas le procréé ». 231 Trafic et chantage libertaire Le mariage, passé de mode ? Dès lors que le mariage n’est plus institution sociale mais sociétale ; dès lors que le mariage n’est plus reconnaissance de la filiation mais sacre de l’« encouplement », on ne voit plus aucune raison de le leur refuser. Ni les gosses en option, qui restent au cœur de la démarche. Ce n’est plus alors changer le mot, mais la définition du mot, c’est réviser de fond en comble le sens de la famille. Famille fondée sur un mensonge nommé désir. Le dogme libertaire admet ainsi pour légitime n’importe quel désir, pour peu que celui-ci rapporte : « aime donc et fait ce que voudra ». Paradoxal tout de même, lorsque l’on sait que le Parlement français vient de faire passer un amendement visant à interdire les derbys de mini-miss (mélange d’exhibition canine et de prostitution infantile) dans l’Hexagone et son instance de curatelle, le Parlement européen, les courses de bébé, sport lituanien aussi prisé que le Paris-Dakar. Le mariage gay, consécration de l’amour ? Juifs en 40, pédés en 2013 ? Merci de ne pas confondre les bugnes et les chouquette. C’est assez mépriser les bugnes (casser les bugnes ?). Ce genre de sensationnalisme est à proscrire des yaourtières parlementaires. À tout le moins, si l’on souhaite échapper à ce turbide avenir que l’historien Dominique Borne augure être celui la « beauf génération », et que les déclinistes patentés (pas même un peu) n’ont eu de cesse que de dénoncer, sans se soucier d’en saisir les motifs. Économiques, s’entend, qui se disent sans se dire, qui se 232 voient sans se voir. Ne laissons pas de le rappeler, au risque de nous exposer aux foudres des Torquemada du marécage : sous l’adoption, le souk. Le bazar au marmouset. La revanche du marché sur les institutions. La cadence s’accélère. Le droits-de-l’hommisme égalitaire prend de l’erre à raison d’enjambées méthémérines. Le chemin parcouru sous son couvert par le libéralisme se mesure en enjambée. À condition d’entendre par « chemin parcouru » moins un progrès qu’une marche sur le mode de la comptine dansée : « deux pas en avant, trois en arrière ». Et le capitalisme de continuer, jour après jour, à dévider au grand dam des sans-nom, des impuissants, des peuples qui n’en peuvent mais, le fil rouge de ses conquêtes. Le pauvre est dans le besoin, ce qui n’émeut personne ; le riche est dans le désir. Si tout désir est légitime et rentabilisable (ou parce que rentabilisable), doit-on, à si peu de frais, rompre les digues entre l’inacceptable et le rentable ? Telle est la principale question que devrait se poser tous les « intellectuels » et autres « artistes » en promotion qui se réclament de cette moitié de l’échiquier, tout en bavant sur l’autre. Puéril dans la demeure Ici n’est pas le lieu ni le moment de nous lancer dans un concours « flippé » de la proposition la plus « obscurantiste » ou la plus « homophobe » pour endiguer, contre le « bien » et le « bon sens », la « marche de l’égalité ». Rien ne nous 233 empêche toutefois – puisqu’après tout, les opposants au mariage gay sont forcément « réacs’ » –, de suggérer, sous le signe du berceau, quelque « ignoble argument » à même de disserter de la manière la plus anachronique et obsolète qui soit sur cet énième projet de réforme sociétale : avec des arguments. « Père, mère : foutaises ! assurent les con/invertis, seul compte l’amour ! » C’est plutôt mioche ce que vous faites là : oblitérer « l’amour », diluer « l’amour » dans le bagage génétique. Mieux vaut deux pères (c’est-à-dire quatre) aimants qu’une mère mégère et un père alcoolique. Mieux vaut une mère, sinon un père seulement qu’une cognation de psychopathes aux mœurs goutteuses et cannibales. On ne réjouit pas vraiment la Caf dans la famille Adams. Ne craignez pas la « verge fiole ». Entre deux (mar)mots, il faut choisir le moindre. Admis. Pas de gonade dans la gamelle. On ajoutera à ces propos pleins de bon sens, que la paix vaut mieux que la guerre et que la santé a sur la maladie des avantages qu’on ne lui déniera pas. Mais est-il préférable de n’avoir qu’un parent (ou deux parents de même sexe, donc au moins trois parents : le géniteur, la génitrice, la mère porteuse) plutôt qu’une famille « ordinaire » ? – « Qu’en savez-vous ? » répondent, du tac–au–tac, les partisans de l’adoption pour tous, « qui sait si ce n’est pas effectivement le cas ? ». Et même que si ça se trouve, les cachalots seraient vachement plus heureux sur Jupiter. Mais, trêve de mauvaise foi, accordons-leur ce point. Comme le remarquait Hume, les faits de culture ne sont pas des vérités logiques, intemporelles, universelles, pensables a priori. L’on ne peut induire une loi, même statistique, que 234 sur la base du retour d’expérience. De quel recul disposonsnous ? De quel témoignage ? Aucun. Pour ce qui concerne les exemples les plus en vue de personnalités publiques issues de ces familles borderline, ni l’ex ministre Henri Gaino (crypto-gaulliste pisse-copie à la paupière fébrile) ni Lucas Magnotta (le trans-sexuel tuffler strangulateur de chat qui se repaît de ses colocataires chinois en direct sur YouTube) ; ni même Cartman (protagoniste de South Park) ne sauraient constituer des cas d’espèce. Jésus non plus n’a pas connu son père, né « in vitreaux », comme chacun sait. Marie demeura vierge, bien que le Fils ait eu des demi-frères. Or lui n’a pas si mal tourné (question de point de vue). Reste que refaire le monde en spéculant sur ces échantillons n’est rien moins pertinent que tenter d’établir la consommation de drogue d’une population humaine en l’étudiant dans une prison. Précaution à géométrie variable Beaucoup plus convaincants sont les rapports des ethnologues assermentés, ayant usé leur pagne auprès des viragos en terres aborigènes. Et les caciques du mariage gay de nous assommer avec leur argument massue : le fait demeure que ces cultures pratiquent depuis des siècles la famille homoparentale. Elles lui ont survécu. C’est donc que la structure est viable. Vrai de nouveau. Mais pas assez pour nous faire raccrocher les gants. À ce constat, d’aucuns pourraient répondre que les institutions ne sont pas des 235 termes isolées, des manières de plasmides mutables au gré des modes ou de gènes transmissibles d’un animal à l’autre. Les lois forment système. Écosystème, puisqu’influentes aussi sur ce qui les déborde. Elles se con-struisent (« s’élèvent avec ») comme des langages. Comme des êtres vivants. De façon différentielle ; en sorte que chacune assume une raison spécifique indissociable de l’ensemble. Certes, les lois changent, parfois pour le meilleur ; mais elles co-évoluent. De même que toute espèce co-évolue avec ses prédateurs, ses proies et ses symbiotes. On ne peut pas commuer tel et tel chromosome sans affecter l’ensemble de l’organisme. On ne remplace pas un foie de poulet par un intestin de chat. On ne pratique pas de greffes de moelle sans s’assurer d’abord contre les risques de rejet. On ne gave pas durablement les vaches avec de la poudre de cadavres de vaches, ni les housewives de l’upper-class américaine avec du surimi sans en payer le prix. Et bien plus tôt qu’on ne l’imagine. L’abeille déjà se meurt de butiner des champs poudrés de perturbateurs chimiques. Elle ne pollinise plus. C’est toute la chaîne écologique qui menace de céder. Et malgré tout, tel le nuage de Tchernobyl, le principe de précaution s’arrête à la frontière des sociétés humaines… Pourquoi ce qui vaut des OGM ne vaut-il pas a fortiori pour les institutions qui gouvernent nos vies ? Parce que, répliquent les vétilleux, l’analogie naturaliste ne préjuge pas des affaires culturelles. Elle est sans pertinence : le mariage, la PMA, la GPA ; bref, la culture n’existe pas dans la nature. Contre-argument s’impose : il y a autant de culture dans la nature que de nature dans la 236 culture, ladite nature étant elle-même une projection de la culture qui n’est que son prolongement. Pas de « sacrement » dans la nature telle que nous la pensons, pas de constitution à proprement parler ; mais de la transmission, de l’héritage, de la fidélité, de la cruauté, de la technique, de l’art voire de la politique, c’est chose acquise de plusieurs décennies. L’éthologie nous apprend plus en cette matière sur notre présomption d’extraction vétérotestamentaire d’exceptionnalité que sur les animaux eux-mêmes. Les animaux ? Mais nous en sommes aussi ! Mettons toutefois que l’analogie défaille. Restons fidèles à ces dichotomies livresques qui nous desservent tant : homme/animal, nature/culture, et pourquoi pas corps/esprit. Une ânerie de plus ou de moins ne changera pas la donne. Même à tenir cette position, l’on entrevoit bien des exemples de « conventions », des plus sommaires au plus sophistiquées, qui ne se sont pas sorties indemnes de leur colletage du troisième type. C’est bien la tentative de fusionner Platon avec la scolastique qui acheva de régler son compte à la révélation du Livre. Laquelle avait eu fort à faire précédemment avec la raison grecque. La tentative thomiste de fondre l’aristotélisme en douce dans le percolateur du christianisme introduisait déjà le sida dans la doctrine, qu’une simple bactérie suffit à expédier, comme on dit, ad patres. 237 L’alcool et les Indiens Ne soyons pas alarmistes : le mélange des cultures, l’importation de topoï ectopiques n’a pas produit que des atrocités. Loin de là. Nous lui devons toute la diversité de la musique, de la gastronomie, des sports et des loisirs les plus achalandés ; nous lui devons, sous un rapport philosophique, un certain nombre de remises en question indispensables au progrès véritable. Mais nous parlons de « mœurs », plus seulement d’« influence ». Et là, tout se complique. On ne sait que trop où a conduit l’introduction des habitudes buveuses des cow-boys d’Amérique auprès les autochtones. Les fiers chasseurs des plaines ont pris le pli en moins de temps qu’il n’en fallut pour parachever leur extermination – ce qui eut tout de même pour effet latéral d’en sauver quelques-uns. Exit la tradition. Adieu l’artisanat, les langues, les rites, la mémoire séculaire. Voilà nos giboyeux des steppes, redoutables guerriers, devenus d’inoffensifs clochards dipsomaniaques à temps complet. Voilà nos Mohicans tannés par la légende désormais confinés dans des enclos de la mort lente comme des kagous en voie de disparition. Quelques « réserves » éparses, juste ce qu’il faut pour cultiver ces zoos de la mémoire où l’Amérique en mal d’estime vient visiter parfois ses grabataires vaincus. Le folklore amérindien ? Pour ce qu’il en reste… Lorsqu’ils ne sont pas cuités comme des barriques et que leurs mains cessent de trembler, nos poivreaux rescapés sculptent des pipes à eau ; « et pour quelques dollars de plus », les taillent. C’est assez dire que toute médaille a son revers. Aux Suédois leur modèle. Gardons au moins ce qui fonctionne chez nous. 238 Jusqu'à ce qu'aujourd'hui devienne demain, on ne saura pas les bienfaits du présent. Il faut se garder de prendre à la légère ces grandes évolutions que nous impose le soi-disant progrès. Consulter les populations, chair à canon de ces expériences clientélistes, serait bien le moins que l’on puisse faire dans une démocratie. On ne change pas la famille, première cellule de la sociation, sans changer toute la société : au mieux, sans la dénaturer, au pire sans la détruire. C’est là encore trop demander. Au lieu de quoi nous nous voyons ramenés aux éternelles antiennes des cultural studies. Judith Butler : c’est un peu le point Godwin de la défense LGBT. « Baiser de la lune », l’idylle allégorique de deux poissons gitons l’explique expressément en vidéo dans toutes les classes de CE1 : la théorie du genre a démontré (où sont les preuves ?) qu’il n’y a pas de « sexe » : « père », « mère », ce sont des rôles, ce sont des prises de rôle. Ce sont des « jeux » auquel on joue jusqu’à se prendre au jeu comme le garçon de café dans la Nausée de Sartre. Des jeux sexuels sexualisants, stigmatisants. La preuve en est que le fait est désormais coulé dans les manuels et les programmes scolaires. En SVT ! En sciences, ami sceptique ! Cela ne peut qu’être vrai. En sciences s’est induré sous de nouveaux auspices l’imaginaire de la métamorphose prométhéenne, transformation des êtres par la transformation des corps, transformation de l’essence par l’accident – ceci au prix d’une simple xénogreffe (un tronçon de boyaux pour faire office de clitoris). Les sujets transidentitaires se réforment à l’envi. Lors tout est dit, et rien ne l’est encore. 239 Troubles de l'élection ? La « droite la plus bête du monde » serait-elle doublée par sa gauche ? Un sondage d’opinion commandité par le Fig-mag – donc aussi fiable et désintéressé que les courbes du GIEC –, révèle que 76 % des électeurs français sont mécontents des performances de François Hollande. 63 % des répondants déclarent en sus lui « préférer » Marine Le Pen. Et le journal d’en arriver à la fêlure du mur de nacre élevé par la droite mo(u)lle entre le FN et l’UMP (l’inverse du PMU : où gagne le perdant. Ne nous Fillon pas aux apparences). Mieux que ça : à « l’exaspération face au pouvoir des socialistes ». Un contresens révélateur. S’il y a bien exaspération, ce serait plutôt face à l’impéritie du « pouvoir socialiste » à s’imposer en tant que « pouvoir », en tant que « socialiste ». Devant, non pas sa propension à ne rien faire ou à faire pire, mais à ne pas faire différemment du précédent régime. Au royaume de l'espoir, il n'y a pas d'hiver. Socrate, dialogue et rite initiatique Une grande partie des dialogues socratiques (sokratikoï logoï) que nous aura légués Platon peuvent être interprétés sur le plan structurel comme des entes littéraires de rites initiatiques. Platon, Socrate, étaient tous deux très proches des cercles orphico-pythagoriciens, « cultes à mystères » pour renvoyer à l’expression de Burkert, à la croisée du 240 shamanisme ouralo-altaïque et de la tradition des Livres des Morts égyptiens (ou « Livres de sortir au jour », dont l’esprit transparaît dans les lamelles bachiques). La procédure de la réfutation, de l’élenkos socratique, opère la phase de purification, la catharsis qui « ensorcelle », qui « électrise » l’aspirant myste. Elle le « déstabilise ». En le mettant dans l’embarras (aporia), elle lui fait perdre ses moyens. Puis, au moyen seul de la parole (logos), produit l’effet de vertige du kikéon éleusinien. Il s’agit là d’une maïeutique, mais négative, d’une maïeutique du dépouillement. D’une cure thélestique (relevant des télétai) censément éprouvante, tel un pansement que l’on arrache. D’une expérience de mort à valeur protreptique, pareille à celle qu’endure l’homme libéré de la caverne (l’allégorie de la République étant ellemême mise en abyme du méta-rite d’initiation que constitue la République elle-même), marchant dans la lumière. Pour les élus, illuminés, il y a confrontation au numineux qui n’est pas sans douleur. Elle brûle les yeux de qui n’a jamais vu ; épreuve encore pour qui doit faire sa catabase et retourner, « désadapté », dans la caverne – matrice (de l’univers) –, pour initier ses pairs. Mort symbolique, mort spirituelle comme en comprend tout rite. Puis renaissance. Retour au soi d’avant la chute. Brève immersion dans l’arrière-monde des formes. Le char ailé du Phèdre s’élève jusqu’aux intelligibles avant de retomber, déchu, dans la matière. Ainsi dans chaque dialogue (ou peu s’en faut), lorsqu’à la purgation de l’âme polluée par la doxa succède le dévoilement qu’escompte – ou escalade – la dialectique. La dialectique est une apagogie ; la 241 dialectique est la courroie qui renvoie l’âme à son essence, à sa pureté première entraperçue par « réflexion » dans le regard de l’autre. Là perce le divin. Là perce le logistikon, daïmon, l’âme immortelle forgée par le démiurge. Là se dévoile le noûs comme héritage – ponction – de l’enfant Zagreus, qui lui rappelle que l’homme, s’il est son corps, s’il hait son corps, pressent que son âme est autre chose que lui. Se met alors en place une seconde maïeutique. Maïeutique positive cette fois, fertile puisqu’il n’est plus question de décaper l’erreur, mais d’accoucher d’une vérité. Cette vérité au-delà des mots n’est pas communicable (cf. Lettre VII). Elle ne peut être objet que d’une intuition intellectuelle, le fait miraculeux d’une saisie immédiate par la raison, des formes intelligibles. La connaissance. Non pas celle du sensible qui n’est qu’un simulacre. Celle du réel qui lui préside, la modélise, s’y dévalue. Le prétendant fait ainsi l’expérience de la révélation qui lui fait discerner les « figurines divines » et invisibles cachées dans le Silène (cf. Alcibiade). Socrate, l’oralité et l’écriture Socrate est le Silène, affirmait Xénophon dans sa piquante satire (Silène, mentor de Dionysos, occupe une position centrale dans le culte bachique – à noter par ailleurs que les satires étaient jouées dans le cadre des dionysies d’Athènes) ; mais il n’est pas que physiquement Silène, précise Platon dans son Banquet. Socrate n’est pas qu’un prédateur sexuel catégoriquement laid. Socrate n’est pas que 242 l’éraste pervers usant de son éloquence pour abuser de l’éroménos que la rumeur, s’enflant depuis les Nuées d’Aristophane, a voulu faire de lui. Le Silène est plus, bien davantage que sa bestialité : il est un dieu. Platon – par Alcibiade jaloux et aviné – divulgue sa nature d’homme démonique (théos anêr) celé par le secret de quelques initiés. Socrate conduit les transes. Il fait battre les cœurs « comme ceux des corybantes ». Lui-même est « habité » ; figure charismatique, préside au myein rituel. Socrate, écrit Platon, est inspiré par la théia moïra. Il ne sait rien lui-même, mais transmet une parole – Socrate condamne l’écrit – « reçue » médiatiquement ou non de la divinité. Il met l’outil nouveau de la dialectique au service de la tradition ; ce moyennant des habiletés de « secours » (boethein) portant sur le discours ancien (palaios logos) : la raison, la justice, la science, la loi, les valeurs mises à mal par la démocratie. Socrate, au reste, jamais ne s’attribue les mythes qui ne lui sont que « transmis », livrés par akoué. Par akoué. D’un maillon l’autre par une dialogique, une diégétique, une transmission de bouche-à-oreille. Par la puissance évocatrice d’une parole authentique. Ce qui fait toute l’ambiguïté de son élève Platon. Le livre apparaît en effet comme un médium paradoxal que le compositeur exploite tout en le condamnant. Platon dévalorise l’écrit (cf. Phèdre) ; puis il revalorise l’écrit (cf. Timée) à certaines fins particulières, dont celle de « contrôler » sur le long terme les distorsions possibles induites par le « téléphone grec ». On ne peut entendre quoi que ce soit à ces ambiguïtés sans se référer au contexte sociologique au sein duquel celles-ci sont 243 formulées ; savoir en réaction à une véritable révolution, un séisme médiatique amorcée dès le VIe siècle qui voit ici la transition sur tous les plans de l’oralité à l’écriture. Révolution voisine par bien des traits de celle que nous expérimentons avec la migration de l’écriture et de la lecture au support numérique (jugeons sur mise en pièces : sur les cinquante États américains, pas moins de quarante-cinq ont ratifié leur renoncement pédagogique à l’écriture cursive : les « apprenants » bien mal nommés s’éduquent sur le keyboard). On ne rappellera jamais assez combien, pour McLuhan comme pour Socrate, le « médium fait le message ». Socrate refuse qu’un tel message se substitue à la parole, et n’écrit rien. Platon s’y plie de mauvaise grâce et tente de l’encadrer. Avec toutes les réserves dont un artiste de sa trempe sera jamais capable. Platon et la révolution du livre Avec talent, d’abord. Avec prudence, surtout. En posant tous les garde-fous qui seront nécessaires pour éviter que l’hypomnèse, la « connaissance livresque », n’érode l’ascèse. Pour que l’écrit ne soit pas à l’âme ce que le diabète est aux organes, ce que la thrombose est aux artères. Qu’elle ne dissuade pas l’âme d’apprendre et de comprendre, de s’anoblir, de s’enrichir et de se surmonter ; sans quoi elle restera « vissée » sur terre au lieu de s’élever d’elle-même pour tendre à l’anamnèse. Et connaîtra le sort de ce dodo dyptère que sa paresse a rendu gourd, inapte au vol et vigoureusement mort. Le livre est en ceci pareil aux jardins 244 d’Adonis. Qui sème ses graines, ses spermata dans une terre éphémère obtient des fleurs aussi stériles que belles et périssables. Toute connaissance, en tant que réminiscence, enjoint à une praxis constante de la mémoire. Car la mémoire est tout. Car la mémoire est tout au regard de Platon, qui porte en elle l’empreinte d’une vérité originaire enfouie au plus profond de l’âme. L’écrit, prothèse de l’intellect, fait pièce au ressouvenir. Premier grief. L’écrit, ensuite, se perd et perd l’essence ; il perd les sens dans l’apparence et ses repères dans l’illusion d’un savoir psittacin. Superficiel, il est in-science. Nescience. Il est en retour une connaissance contre laquelle le livre butte. Le vrai ne s’obtient qu’en le cherchant en soi (« gnothi seauton ») par le détour d’une âme aussi polie que la surface d’un lac (psyché : c’est l’âme et le miroir) – d’où la dialektiké – : dans l’interlocution. Un livre n’a d’âme que celle que l’on lui prête. La science du vrai jaillit dans l’expérience vécue. Elle est épiphanie, révélation. Elle est le fruit d’une conversion (épistrophê), qui s’associe à des « pratiques de soi », et constitue le couronnement contemplatif d’un bios philosophikos. Il n’y a pas de raccourci. Pas de « traité » de sagesse, non plus que de livre de mystère pour sauter le pas et les étapes. Nous sommes très loin de l’exégèse « académique » (que d’ironie !) qui voulut faire du Maître un « dogmatique rationaliste » plutôt pédant que pédagogue ; non moins à contresens d’une critique postmoderne prompte à plaquer sur lui son propre vague à l’âme, faisant du girovague un être qui divague, vaguement cataleptique (cf. incipit du Banquet), penseur falot irrésolu d’une pensée qui se cherche 245 sans se trouver jamais. Socrate/Platon se disant « philosophe » (un terme de facture pythagoricienne), ne pouvait pas admettre ensemble posséder et rechercher ce dont il est épris, la sophia ; ou bien l’amour ne serait plus enfant de manque et maladie d’absence. Aucun discours ne peut instruire le vrai. Seul le désir s’en communique. Le vrai dans le discours est affaire d’implicite. Moins de raison que d’intuition (de là le mythe). Toute connaissance, à cette enseigne, s’arrache avec les dents – et tous n’ont pas les dents solides. Socrate/Platon parle à chacun – aux grosses pointures autant qu’aux roturiers, à l’esclave de Ménon comme à Gorgias, Lady Gaga de l’Agora-sur-scène – mais ne s’adresse pas à tous. Exotérisme, ésotérisme philosophique À qui s’adresse Socrate ? Platon, par le biais de Socrate ? À ceux qui, initiés, résonnent de la transe du Silène. Les appelés ne manquent pas, mais peu sont les élus. « Nombreux sont les porteurs de thyrses, rares les bacchants », s’exclame Socrate citant les vers d’Orphée, présence épaisse et lourde du Phédon. Il y a assurément un élitisme platonicien qui ne reconnaît qu’à une minorité, non pas le droit, mais la capacité d’entendre ce qui se dit dans le silence des mots. Seule la partie visible du sanctuaire demeure à la portée de l’auditeur anonyme. L’entretien socratique s’arrête pour le commun à la réfutation, au plaisir d’humilier. Le premier cercle seul est en mesure d’atteindre aux autres strates de signification. « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, 246 ni ne jetez vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les piétinent de leurs pieds, et que, se retournant, ils ne vous déchirent » (Mt. 7:6). Une recommandation d’apôtre, cela ne se refuse pas, même rétrospectivement. Socrate, n’eût-il été si entiché de la mort, eût été avisé de suivre le précieux conseil, qui lui eût épargné le bouillon de onze heures. Le fait est qu’un discours, si plurivoque soit-il, ne l’est pas pour tout le monde. Pas pour tous les publics. L'aréopage d'Athènes ne connaissait de Socrate que ce que Socrate voulait bien qu’ils en sussent. Ils en « sussaient » assez pour le faire condamner. Ultime leçon du maître pour l’élève. Platon n’en perdrait rien ; saurait, pour sa sauvegarde, faire œuvre de discrétion. Lui s’avancera masqué (larvatus prodeo, comme le clamait Descartes, avec tout l’à-propos du terroriste qui se balade en djellaba ceinturé d’explosifs), plus encore que Socrate, ne dévoilant qu’une part de sa doctrine à ses disciples triés sur le volet. Il y a, dans les dialogues platoniciens, entre l’occulte et l’explicite, des procédures de rétention. Une cryptographie tissée de signes et d’allusions, de schibboleths, et d’artifices inaperçus qui permettent à l’auteur de suggérer sans dire. Et tout ce qu’il ne suggère pas, de l’enseigner sans rien écrire, sans rien trahir de ce qui pourrait avoir été le faîte de l’édifice. Tout un système occulte brassant les thèmes de la Monade, de la Dyade et des Principes, péniblement reconstitué par la philologie de l’école de Tübingen à compter des fragments, d’indices et autres aphorismes fatalement ébruités par d’indiscrets mýoï (bénis soient les cafteurs). Tout ce savoir, point d’orgue ou névralgique de sa 247 philosophie, Platon ne le couche pas ; on pourrait dire (en jouant sur les mots) : Platon ne « l’accouche » pas. Tout ce savoir, Platon l’écarte de son fait exotérique pour ne divulguer à notre usage que le message essentiel, la « bonne nouvelle » (euangélion) : celle de l’eudémonisme. L’évangélisme orphique L’eudémonisme ? Une idée simple : « tout homme recherche d’être heureux ». Si l’expression est de Pascal, ce qu’elle exprime prend chez Platon valeur d’axiome. Le bien est un point de mire, se situant « au-delà de l’être ». C’est le message paroxystique de l’Euthydème, la toile de fond de l’ensemble des sokratikoï logoï. Non moins certain ceci que « l’homme désire naturellement savoir ». Nul plus à fond que le Stagirite, héritier spirituel du penseur au « front plat », n’a défriché ce thème. Reste à lier le savoir et l’agir. Ce sera chose faite dans le Protagoras : « nul n’est méchant de son plein gré ». Ce qui ne signifie pas que la nature du « méchant homme » le pousse à l’être malgré qu’il en ait (une interprétation plausible, quoique rarement considérée), mais que celui qui sait ne peut qu’être juste ; ou bien il ne serait pas juste, ou bien ne saurait pas (or pour savoir, il faut un maître, ce qui n’est pas pour déplaire au recruteur de l’Académie). L’eudémonisme affirme qu’il est possible pour l’homme juste, celui qui sait, de trouver le bonheur (eudaimonía), de s’affranchir du corps (soma), tombeau pour l’âme (sêma) ; de rompre pour jamais avec le cycle des métempsychoses pour vivre bienheureux parmi les 248 bienheureux dans les Champs-Élysées. Les lamelles d’or ne signifient rien d’autre. Platon se fait via Socrate ou Socrate via Platon, le porte-voix (prophète) de l’eschatologie d’Orphée. Il augure ce faisant la sotériologie chrétienne, dont il dessine tous les linéaments. « Platon, pour disposer au christianisme », préconisait Pascal. Ma très chère guerre Malice au pays des merveilles. Une devinette pour Machiavel : j’assure au méchant Prince le trône et la quiétude dans la déloyauté. J’enterre les doléances de ceux qui l’ont fait roi, m’assieds sur les promesses et résigne les peuples. Moi seul, en temps de crise démocratique, préserve encore aux yeux des électeurs floués la légitimité de l’État. Qui suis-je ? Réponse en mille (ou en coupons de deux-cent) : la guerre. La guerre qui paralyse. La guerre qui temporise. La guerre qui précarise et conduit le citoyen épris de sécurité à mettre en gage ses droits les plus fondamentaux pour un sursis de confort. À rendre toujours davantage de sa liberté conquise à l’arraché, lambeau après lambeau, comme on épluche un artichaut jusqu’à devenir passif et con jusqu’au trognon, paranoïaque comme un vieux schnock drogué aux faits de voirie et contes de faits divers du journal de Pernault. Et c’est reparti comme en quarante, tous azimuts : Libye, Mali, Côte d’Ivoire, bon gré mal gré Afghanistan, la France se cherche des guerres, quitte à les provoquer. Guerres extérieures, autant que faire se peut (Clausewitz en a pondu 249 les manuels). C’est l’ingérence, la préemption, la prévention ; c’est l’ « aide humanitaire », les « frappes chirurgicales » et tout le vocabulaire de l’horreur clinique revisité par les bons soins du Docteur Folamour Kouchner. Guerres intérieures, en désespoir de cause ; et c’est le plan Vigipirate ; et c’est la rixe dans les banlieues, couscous contre choucroute et falafel ; et c’est les skins face aux red-skins ; et c’est Marseille en flamme au bas des minarets. Les néocons veulent en découdre avec les djihadistes. Et c’est Fourrest et Ramadan sur les plateaux de Taddei. La guerre totale, la guerre civile. La débandade. La barbarie. C’est la reprise, après sept siècles d’armistice, de la huitième Croisade. Ma très chère délinquance L’homme politique, se sachant contesté, se grime en digue contre la barbarie. Il veille, pompier bon œil, sur les départs de feu, le briquet dans une main et l’extincteur dans l’autre. La peur entretenue maintient le Léviathan. La peur d’être livré tout frêle et sans défense à la violence recrudescente du petit peuple des capuches. Alain Bauer, « criminologue » de son état digne d’é-loges, ex-président du Grand Orient, ex-conseiller de Sarko, ex-père à C dans l’air, en faisait déjà son fion de commerce sous le précédent règne. On ne change pas une équipe qui gagne. Rien d’étonnant, dans un contexte où les « merdias » de l’audience se paient de subventions et de sensationnalisme, à ce que le sinistre le plus autoritaire, le plus liberticide de la Socialie soit devenue en un rien de temps la coqueluche des sondages. 250 C’est chose acquise qu’un État délabré, oligarchique, ne se conserve que par la terreur. Moins par celle qu’il inspire que par celle qu’il suggère s’il n’était là – un moindre mal – pour l’endiguer. Raison de plus pour un cartel putschiste soucieux de se refaire l’hymen, de ne surtout pas joindre le geste à la parole. Avec Valls en faction qui bande ses muscles et disperse les « racailles » comme Sarkozy passait le Kärcher dans les « enclaves perdues de la république », ça ne risque pas. La « tolérance zéro » a peu d’atomes crochus avec la loi Dati. Et moins encore avec la ligne wesh wesh du syndicat de la magistrature. Un politique habile doit savoir générer lui-même la vague qui le fera mousser. C’est la tactique de l’arme et du bouclier. Du marketing de base. Créer le désir ; imposer l’offre. Sapeur et sans reproche, Pyro le fou Manuel Valls a su dans cette affaire mettre les bûchers doubles. Embrasonsnous, folle ville ! Vivons au four le four. Et le ministre de nous offrir une autre piste, complémentaire de la « réduction des déficits publics », passible d’expliquer la ratification par les parlementaires de la « réforme pénale » : texte organique promu en toute bonne foi (c’est dans ses cordes) par la très talentueuse et magnanime garde des « sots » (que de talent gâché). Si après ça vous ne voulez toujours pas de votre caméra dans le fion… 251 Illégitime défense Série de braquages à Nice. Un bijoutier à quelques mois de la retraite fait feu sur l’un de ses agresseurs qui décède sur le coup. Il avait derrière lui dix-sept condamnations. Toutes de sursis – aucune exécutée. Le bijoutier quant à lui inculpé pour tentative de meurtre, doit désormais répondre de ses actes devant le syndicat de la magistrature. 1 700 000 mentions de soutien (likes) ont été exprimées en quelques jours par les seuls utilisateurs de la plate-forme Facebook. Les vols se banalisent. Les banques sont vides et le cours de l’or atteint des sommets historiques. La réduction des fonctionnaires dans les corps de police n’arrange rien à l’affaire. Première victime : les commerçants. Tragique ; mais l’exaspération ne constitue pas (encore) ; du moins, pas à elle seule un élément définitoire de la légitime défense. La Justice n’énonce pas le Vrai, le Bien et moins encore le Juste. Elle n’énonce que la Loi. Le statut révisable de la théorie Nul doute que la relecture sacrificielle du mythe, du rite et de l’émergence du politique avancée par Girard doit en partie son attractivité à l’étendue de son champ d’application. Peu de modèles peuvent décemment prétendre à expliquer une telle diversité de phénomènes, qu’il s’agisse d’œuvres littéraires ou d’événements sociaux, économiques et géopolitiques. Cet éclectisme ressortit à ce que l’épistémologie contemporaine qualifie d’ « envergure » 252 d’une théorie. C’est l’envergure, parallèlement aux critères de simplicité, de cohérence, de fécondité et d’élégance, qui rend possible l’élection de la meilleure théorie parmi l’infinité des théories passibles d’expliquer un même ensemble de « données observationnelles ». En gardant à l’esprit – pour ne pas être dupe de notions équivoques – que les « données observationnelles » sont déjà, foncièrement, lestées de théorie : aucun regard n’est neutre, les « faits » sont tendancieux. Il y a un « cercle herméneutique » qui fonde et dénature toute expérience du monde. L’apparition de ces critères dits « de choix rationnel » ou « valeurs de la science » à l’aube du XXe siècle – apparition concomitante à celle de l’épistémologie comme discipline – témoignent d’une difficulté jusqu’alors inédite de l’histoire des sciences. La science ne prétend plus décrire l’« essence » de l’être, l’être sans l’accident, l’universalité du fait, mais proposer une « représentation » du monde commode (Poincaré) et transitoire, une explicitation robuste et réfutable (Popper) des phénomènes appelée à être révisée. La vérité n’est plus en conséquence « adéquation » de l’être et du concept (adequatio rei et intellectus), mais « cohérence » interne du système d’axiomes de propositions qui œuvrent à « modéliser » l’être. Le contrôle expérimental n’a que faire des prémisses, des postulats et des présupposés métaphysiques qui nourrissent son axiomatique : les conclusions elles seules sont éprouvées sur le terrain de l’observation. 253 Les valeurs de la science L’essence est une ; la science ne pouvait être qu’une ; la théorie, à l’image de la science, ne pouvait être qu’une jusqu’à ce que, devenue représentation lorsque la science, revenue de ses illusions, s’est acceptée pour telle (conventionnalisme, constructivisme), elle mette en concurrence diverses représentations, donc plusieurs théories. À charge du scientifique d’élire la plus à même d’interpréter les faits. Si néanmoins une théorie peut être plus « féconde » qu’une autre, une autre peut être plus « simple » que la première et une troisième plus « élégante », une quatrième plus « cohérente », etc. Intervient en ce cas (en fait, dans tous les cas) un second niveau d’arbitraire : les critères seuls ne suffisent pas ; encore faut-il hiérarchiser la pertinence de ces critères. Lequel, lesquels doit-on privilégier ? Pourquoi ? Au nom de quoi ? Lorsqu’Aristote fait tourner le cosmos, et ses sphères cristallines, et sa sphère étoilée autour de la Terre fixe, il promeut la simplicité ; lorsque Kepler inscrit le monde dans le giron de polyèdres, il promeut l’élégance ; quand Copernic fait graviter la Terre autour de l’astre hélianthe, il promeut l’envergure (le même modèle est transposable aux satellites). Toutes ces visions – platonicienne, aristotélicienne, ptoléméenne, copernicienne, galiléenne, képlerienne et toutes celles qui suivront – rendent compte d’une seule et commune expérience du monde. Il est tout aussi vrai que le Soleil tourne autour de la Terre que l’orbe terraqué orbite autour de son étoile : il n’est question, pour faire la part des 254 choses, que de savoir – de décider – quel corps céleste, de la Terre ou du Soleil, choisir comme référence ultime à nos propositions. « La pluie, c’est Zeus qui pisse à travers un tamis », explique Strepsiade dans les Nuées d’Aristophane. Un moyen comme un autre, tout aussi bon qu’un autre du point de vue explicatif, d’aligner une « logie », voire une « étiologie » sur un constat. Mais pas aussi féconde que la météorologie actuelle. La théorie des précipitations permet ce que ne permet pas l’énurésie de Zeus : la prévision, la prédiction, l’achat du parapluie, qui prête un avantage adaptatif patent à notre théorie. Et Comte de résumer, à l’occasion de ses Cours de philosophie positive, que « science, d'où prévoyance ; prévoyance d'où action ». Tous les moyens sont bons, tous les chemins conduisent à Rome, mais tous ne se valent pas. À l’agora virtuelle Dire qu’Internet est un magma opaque où le commun s’exprime incognito peut sembler approximatif. Le Web 2.0 n'est pas le règne de l'anonymat, mais du « pseudonymat ». Le pseudonyme, en tant que dénomination postiche, répond d’un choix qui protège l’internaute tout en garantissant la permanence, la cohérence, la traçabilité de son discours. Ce n’est ni personne, ni la personne. C'est l'entre-deux de l'identité. Quant à la « clandestinité » prétendument offerte par les réseaux sociaux, c’est là sans doute un canular à pigeonner 255 les éditorialistes (le web les fauchera tous), d’autant mieux disposés à s’en laisser compter qu’ils voient d’un mauvais œil l’épinicie des pure-players (Médiapart, Rue89, Agoravox) ; sans doute aussi le moins crédible des éléments de langage après celui de la « guerre contre le terrorisme ». Mais qui pourrait prétendre y avoir jamais cru ? À vos souhaits « La grandeur est l’être-pour-soi sursumé ; le Un exerçant-la-répulsion, qui ne se comportait que négativement en regard d’autre-chose, est passé dans le rapport avec lui ». Hegel, Phénoménologie de l’Esprit (Phänomenologie des Geistes), chap. III, 1807. Stercorius et Crepitus Une anecdote fréquemment rapportée par les auteurs de l’Antiquité tardive prétend que les latrines de la Rome antique ont eu leurs propres (ou sales) divinités votives. En fait de canard-WC (notre concession au totémisme), un certain Stercutius, encore appelé Stercorius, aurait été le dieu des lieux d’aisance, seigneur du colombin (fumier) et de l’excrémentation. Ce Stercorius allait rarement aux selles sans son parèdre Crepitus, prétendument le saint patron des pets, vents de panique et autres flatuosités. Il n’y a pas de sous-métier. Les deux idoles trônaient ensemble sous la 256 forme de statues anthropomorphiques au ventre ballonné près des lieux adaptés. L’épigraphie nous manque qui pourrait établir l’extension de ce culte. Les doxographes précisent que la dévotion à ces lares scatophiles aurait été surtout le fait des enfants en bas âge et des personnes âgées en pénurie de pruneaux. Une convergence connue des proctologues derrière laquelle (se sub)odorent les deux segments de population « à risque », pour ne pas dire notoirement sujets à la constipation chronique. Rien de plus salutaire alors qu’une main secourable. Il n’est démon ni dieu qui ne tire ses origines de nos limitations. Puissent ceux du siège – sans siège dont on comprend l’urgence – accepter les offrandes des crispés du naos. Les délivrer du mal, lorsque la taupe cogne au guichet. Plus conséquente, peut-être, que leur traitement iconographique, est la question de savoir si Stercutius et Crepitus ont vraiment fait Église. Nous nous devons en l’occurrence de signaler que nous ne disposons sur ce dossier que de ouï-dires, de témoignages qui ne sont pas tous de première main ni de première fraîcheur. C’est un peu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, et a tout intérêt à faire savoir que l’ours rôde pour mieux lui faire la peau. On peut citer le cas clinique du maraudeur Voltaire (on dit que l’odeur attire les mouches à m…) plus que ravi de trouver en ces poilantes mascottes matière – fécale – à cracher son venin. Voltaire l’irréligieux, libre-penseur devant l’éternel, qui n’a pas son pareil pour débusquer les succulences secrètes que sue l’obscurantisme, les épices ravageuses qu’il traque dans les tréfonds des plus obscures cavernes, du rectum aux 257 basses-fosses ; Voltaire le pourfendeur gloussant du delirium tremens, toujours d’attaque lorsqu’il n’y a plus de danger ; Voltaire qui boue de broyer comme du bonbon les dieux de l’ancien monde, Voltaire a la dent dure et le maçon chevillé au corps. Alors ça tire. Ça canarde ferme. Haro sur les fétiches ! Pas de pitié pour Belzébuth ! De la superstition faisons notre festin !45 Voltaire contre l’idolâtrie Voltaire et les idoles, c’est toute une « épo-pet ». Terribles ou suaves, les dieux, il n’en fait qu’une bouchée. Il se les monte jusqu'aux papilles ; il se les ensalive, les croque, les brise, leur taille les croupes jusqu’au trognon puis les enfourne et se les digère avant de les remettre en terre. Y’a manne qui passe, on la ramasse. Voltaire s’en donne à cœur content. Quitte à forcer le trait, le nombre et les attributions. 45 Le tout, c’est d’assumer. Ce que Voltaire ferait à sa manière, fort d’une conception très personnelle de la vaillance intellectuelle. Le saint canonisé martyr de liberté de pensée mettrait tout son talent en œuvre pour persuader ses interlocuteurs épistolaires et maîtresses de salon qu’il n’avait rien à voir avec l’auteur du Dictionnaire ; que point du tout, coin-coin, ce n’était pas lui, coin-coin : il n’avait pas volé l’orange et cet ouvrage ne méritait pas de lui être attribué. Voltaire restait en cela fidèle à son premier principe, tourné selon ses soins : « Frappez, et cachez votre main ». 258 Quitte à remettre une louchée de fiel. D’un euphémisme, Voltaire abat des régiments de Golems de terre glaise. Par ordre d’apparition : « la déesse des tétons, dea Rumilia ; la déesse de l’action du mariage, dea Pertunda ; le dieu de la chaise percée, deus Stercutius [ou encore] le dieu Pet, deus Crepitus, ne sont pas assurément bien vénérables » (Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764). Pas vénérables ; mais à l’image de l’homme. Si l’on admet, à tout le moins, dans le sillage d’un Feuerbach (cf. L’essence du christianisme, 1841) moins rogue que son prédécesseur, que la religion n’est autre qu’une réflexion située de l’être humain sur, par et en luimême. Voltaire est pour sa part très loin de cet ordre de pensée, qui ne s’est jamais beaucoup intéressé à la philosophie. Quoique l’homme ne soit pas le mieux placé pour se gausser des manitous de latrines. Relevons, non sans surprise, ce fait que sa conscience satrapique n’est pas à l’occasion sans trouver quelques charmes au joug de moral qu’impose la religion. C’est que la conscience, comme dirait Marx, n’est pas fondée que dans une motte de beurre : « Il est fort bon de faire accroire aux gens qu’ils ont une âme immortelle et qu’il y a un Dieu vengeur qui punira mes paysans s’ils veulent me voler mon blé ». On ne lui fait pas dire. Voltaire s’oublie. Voltaire pâtit effectivement de cette vésanie consubstantielle aux cuistres, et qui consiste à retourner d’instinct son arme favorite – sa plume – contre lui-même. Ainsi est la branche qui le soutient. À se tirer une balle dans le pied (peut-être un mécanisme d’auto-élimination recruté par la sélection). Se vérifie à nouveau frais l’adage voulant qu’une citation vaille 259 mieux qu’un long discours. Une d’éloquente – de citation – qui prouve ici que cette croyance que l’écrivain a dans le collimateur n’est évidemment pas (que) la religion païenne ; et loin de lui le caprice de condamner la religion en général. De la condamner dans l’absolu. Bonne pour les serfs ; moins bonne pour les propriétaires, la religion peut être à l’évidence la pire et la meilleure des choses. La religion, y’a bon ! Elle est la pire pour les bourgeois, heureusement seuls destinataires de l’Encyclopédie comme de son Dictionnaire. C’est dit in extenso dans l’œuvre de l’intéressé (« intéressé » est un déterminant ici déterminant) : « Il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu'il soit instruit ; il n'est pas digne de l'être » (« Lettre à d'Amilaville » du 19 mars 1766, dans Œuvres de Voltaire, Voltaire, éd. Hachette, 1862, t. 31, p. 164)46. Prière de ne pas l’instruire (– c’est qu’il serait 46 Envoyez la purée : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple, que vous croyez digne d'être instruit. J'entends par peuple la populace, qui n'a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s'instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n'est pas le manœuvre qu'il faut instruire, c'est le bon bourgeois, c'est l'habitant des villes ; [...] Quand la 260 capable de lui voler son blé !). Sentence d’esprit très émancipateur comme l’on peut en juger. À quoi viendra répondre, sous le blanc-seing de Rousseau, la philippique célèbre de Robespierre l’Incorruptible ayant lui également compris bien assez tôt le caractère typiquement aristocratique de l’athéisme germinal des pécunieux. On ne peut nier que la morale et les affaires font rarement bon ménage. Voltaire le savait mieux que personne qui avait fait fortune dans le commerce triangulaire et la vente d’armes (ventes à l’ennemi, pour ne rien arranger). Ce qui n’empêcherait pas notre enrichi précieux, sentant le poids de la mort peser sur ses épaules… de changer son fusil d’épaule. De carillonner au prêtre pour se faire convertir in articulo mortis. C’est toujours beau, de voir un homme lutter pour ses valeurs… La question des fondements Un dernier acte qui résume tous les autres. Il est bien loin, l’« esprit critique », quand la Lumière s’éteint. Le souffle, ici, charrie tous les essoufflements. Dommage ; car pour une fois, Voltaire n’avait pas tort. Pas tort de moquer Stercorius, et Crepitus, et Rumilia, et tout le caravansérail du paganisme ancien. Tort cependant, d’avoir pris pour argent comptant (Voltaire = argent = content) ce paganisme, qui a populace se mêle de raisonner, tout est perdu (« Lettre à M. Damillaville », 1er avril (sans blague ?) 1766, dans Œuvres de Voltaire, Voltaire, éd. Lefèvre, 1828, t. 69, p. 131). 261 peu de chances, pour sa gouverne, d’avoir été pris pour argent comptant. Où sont les sources ? En ce même lieu, semblerait-il, où disparaissent, avec les gloires fugaces de la téléréalité, les chaussettes orphelines. Qui parle ? Des promoteurs du christianisme. Des chantres du monothéisme. Tiens donc ; que des gens fiables ! Le fait qu’aucun indice épigraphique de première main (polythéiste) n’atteste l’existence de semblables démons aurait dû régler la question. Tout laisse clairement à croire que ce breneux Panthéon n’a de réalité que celle que lui confient à point nommé ses détracteurs. Une manière insidieuse d’enguirlander Saturne (dit Stercutus), dieu présidant à la corvée champêtre, et sa progéniture Picus. Littéralement parlant, de bien les emmerder. En ces temps d’irénisme exsangue, il fallait bien se trouver un diable pour se faire les dents. Qui veut piquer son chien commence par se procurer un chien. Voltaire, pour ne pas changer, tapait sur des moulins à « vents ». Une triste gloire déchue C’est moins, en vérité, par le truchement de Voltaire ou des apologètes chrétiens que sont connus ces pénates. Ainsi Flaubert qui, lui, signe ses œuvres (et même ses personnages47) ne laisserait pas de faire tenir à Crepitus ce discours mémorable, extrait de La Tentation de saint Antoine : 47 « Madame Bovary, c’est moi ». 262 « Moi aussi l'on m'honora jadis. On me faisait des libations. Je fus un dieu ! L'Athénien me saluait comme un présage de fortune, tandis que le Romain dévot me maudissait les poings levés et que le pontife d'Égypte, s'abstenant de fèves, tremblait à ma voix et pâlissait à mon odeur. Quand le vinaigre militaire coulait sur les barbes non rasées, qu'on se régalait de glands, de pois et d'oignons crus et que le bouc en morceaux cuisait dans le beurre rance des pasteurs, sans souci du voisin, personne alors ne se gênait. Les nourritures solides faisaient les digestions retentissantes. Au soleil de la campagne, les hommes se soulageaient avec lenteur. J'ai eu mes jours d'orgueil. Le bon Aristophane me promena sur la scène, et l'empereur Claudius Drusus me fit asseoir à sa table. Dans les laticlaves des patriciens j'ai circulé majestueusement! Les vases d'or, comme des tympanons, résonnaient sous moi ; et quand plein de murènes, de truffes et de pâtés, l'intestin du maître se dégageait avec fracas, l'univers attentif apprenait que César avait dîné ! ». On ne lira pas celui-là dans le Lagarde et Michard… D’irrésistibles obus Parmi ces anecdotes qui ne risquent pas de figurer avant longtemps dans nos manuels d’orthopédie morale, la capitulation précoce de l’empereur Hirohito, qui ne dissuada guère nos « partenaires américains » de leur faire péter leurs 263 deux bombes à la gueule. Bilan : 340 mille tués. Le double en différé, dus aux cancers induits ; et c’est sans décompter les fœtus démoulés comme des Mr Patate. 95 % des morts d’Hiroshima et de Nagasaki furent des pertes civiles – cibles assez peu congrues d’un strict point de vue militaire. Nous savons désormais que les conditions expresses de la reddition du 10 août 1945 recomposèrent à l’iota près celles proposées plus tôt par le gouvernement nippon (l’empereur conservait notamment son trône). L’affaire eût été faite avec ou sans bombardements. Pourquoi alors Truman s’est-il tant acharné à déclencher les feux du ciel ? Il n’était pas question que de ressentiment. L’« attaque surprise » du Pacifique ne pouvait certes pas rester sans rétorsion ; mais l’on n’entreprend pas de si coûteuses expéditions à la seule fin de se faire plaisir et de profiter de la vue. Bien plus déterminante était la volonté de l’état-major d’apprécier in bello la valeur dissuasive de leur dernière acquisition. Bijou technologique, fleuron de l’industrie militaire et fruit de la collaboration des plus grands physiciens américains et exilés européens, la grosse Bertha du projet Manhattan n’attendait qu’une occasion pour foutre la pétoche aux Russes. Truman ne pouvait pas se permettre de différer l’envoi. Ni s’attaquer directement à l’empire communiste. Alors les Japs’ ont pris sur eux. Vae victis. Tant pis. Une démonstration de force qui, loin d’impressionner les rouges, n’a eu pour seul effet que d’accélérer la mise au point de leur propre atomiseur. Les USA, pionniers de la « 264 concurrence vertueuse », n’ont pas raté leur coup. Effet pervers de l’émulation, la Tsar bomba, fraîche émoulue des technopôles de l’ours, fut achevée en quatre mois (deux jours ouvrés chez Stakhanov), pour demeurer l’arme de mort la plus puissante jamais utilisée dans l’histoire de l’humanité. Le test eu lieu en terrain neutre. L’étron de Sakharov, largué dans l’Arctique russe, fut une sorte de réponse du tac-au-tac de son berger à la bergère. Histoire de se mettre au clair une fois pour toutes sur la question de savoir qui avait la plus grosse. Et les Français, avec un train de retard, suivront plus timidement, appelant leur propre bombe d’un nom de code à faire trembler ses concurrents : la Gerboise Bleue… D’irrésistibles obus (suite) Se souvenir toujours, toujours lorsque les USA parlent de « guerre contre le terrorisme », d’« États voyous » ( Rogue States) et d’ « armes de destruction massive », qu’ils sont les seuls à en avoir jamais utilisé de façon délibérée et stratégique, et finalement parfaitement contre-productive, contre d’autres nations. Se souvenir toujours, toujours lorsque les USA parlent de « ligne rouge » à propos des armes chimiques syriennes, que c’est Kennedy, le quetard belliqueux, qui a donné son autorisation pour l’épandage de l’agent orange, le défoliant cancérigène, au-dessus de la canopée vietnamienne, et que c’est à Bush que l’on doit – dans le cadre de « l’expansion de la démocratie » – le phosphore blanc saupoudré sur l’Irak. Pour ne rien dire de son alliance cabalistique avec l’une des plus dures théocraties 265 suprématistes coloniales que le Moyen-Orient moderne ait eu à se colleter. À chacun son Qatar. La querelle de l’iota Un pas en marge du champ de bataille pour ne pas risquer d’être assommé par une réflexion censée nous éveiller. Nous disions bien « à l’iota près » ; et l’expression n’est pas gratuite. Elle témoigna chèrement du caractère opératoire et hautement politique du langage religieux. C’est d’après lui, à l’aune de ce « iota », qu’ont été définies les normes et les déviances, fixées l’orthodoxie et l’hérésie (du gc. hairesis, « préférence », « choix ») en matière de credo. Iota qui coûta cher aux sectes dissidentes, anathématisées sous les auspices d’une voyelle dérisoire à l’occasion du concile de Nicée. Ce n’est en effet qu’en 325, à l’issue du synode œcuménique qui rassembla, en Bythinie (actuelle Turquie), sur la convocation de Constantin Ier, l’ensemble des délégations des évêchés des quatre grands épiscopats, que la formule « varier d’un iota » se vit porter sur les fonts baptismaux. La tenue du concile avait été hâtée par l’inquiétante efflorescence des interprétations qui confondaient les blancs et les couleurs dans le tambour de cette byzantine machine à blanchir l’âme qu’était alors l’inchoative théologie chrétienne. Au centre du débat, la nature ambiguë du Fils et son rapport au Père : homme, Dieu, un peu des deux, créé ou éternel, mortel (sinon comment ressusciter) ? Un vrai 266 gloubiboulga christologique dont il devenait urgent de se dépêtrer pour ne pas risquer le schisme. Les conciliaires avaient sans aucun doute de l’hostie sur la planche… La commission de tonsure Face aux « unitaristes », aux « ébionites » et aux « ariens » (émules d’Arius, pour qui le Fils n’est pas égal au Père, ni éternel, et moins encore divin), la position des Nicéens 48 était que la Personne ou « hypostase » christique, en somme, l’incarnation du Fils, était « de même substance » que le Père. Bien qu’elle ne soit pas le Père – le même problème ressurgira relativement aux Anges, émanations de la divinité. Un dogme élaboré sur un coin de table (un peu comme la virginité de Marie – treize ans, et toutes ses dents de lait –, dont on ne connaît pas moins des fils aînés de Jésus), coulée une première fois dans la profession de foi dite « symbole de Nicée », avant d’être réaffirmée moyennant quelques explicitations par le concile de Constantinople de 381 : « Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, Créateur de toutes choses visibles et invisibles. Et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, engendré du Père, c'est-à-dire, de la substance du Père. Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ; engendré et non fait, consubstantiel [homooussios] au Père ; par qui toutes choses ont été faites au ciel et en la 48 Ndla : oui, celle du missionnaire, on la connaît. 267 terre. Qui, pour nous autres hommes et pour notre salut, est descendu des cieux, s'est incarné et s'est fait homme ; a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, et viendra juger les vivants et les morts. Et au Saint-Esprit. Ceux qui disent : il y a un temps où il n’était pas : avant de naître, il n’était pas ; il a été tiré du néant ; il est d’une substance (hypostasis), d’une essence (ousia) différente, il a été créé ; le Fils de Dieu est muable et sujet au changement, l’Église catholique et apostolique les anathématise ». L’emploi délibéré du terme grec homooussios (homo pour « même », comme dans « homosexuel » (non pas pour « homme », comme dans homo sapiens), et ousia pour « essence », comme dans un autobus, ha ha) avait pour fonction doctrinaire d’opposer une fin de non-recevoir claire et définitive aux assertions des « subordinatianistes » subordonnant le Fils au Père et aux (semi-)ariens de France et de Navarre qui soutenaient que Père et Fils n’étaient que de « substance semblable » (homoiousios). Le petit « i » départissant la souche chrétienne orthopédique de ses rameaux infréquentables n’est autre que le fameux iota de la discorde (ou de Discorde, pour rendre hommage au mythe). La lettre est ici dans l’esprit et l’esprit dans la lettre. C’est la « lettre à l’Église » qui vous repêche ou vous excommunie. La foire au prône 268 Homoousiens et homoiousiens, s’ils monopolisaient le devant de la scène, étaient loin cependant d’être les seuls en lice. Si côté cour, Arius et les évêques se tiraient la bourre, côté jardin fulminaient d’autres sectes 49. Citons, par ordre de persécutions, les brigues origénistes (épigones d’Origène, ayant réinvesti les thèses platoniciennes sur la préexistence des âmes), les docétistes (du grec dokein, « sembler » : Jésus n’a pu souffrir qu’en apparence. Credo que se réapproprient les hérésiarques Satornil, Marcion et Valentin, puis les monophysites), les encratites (abstèmes et puritains, refusant toute concupiscence et condamnant le mariage. Leur mouvement se fragmente à compter du IVe siècle en adamites, apostoliques et autres apotactiques), les gnostiques (qui donnèrent bien du fil à retordre au christianisme primitif, niant le Dieu de l’incarnation et de l’Ancien Testament, imputant au démiurge la déchéance dans la matière), les ébionites déjà cités (peu convaincus par la divinité de Jésus), les montanistes (tenants d’une morale rigoriste, rejetant la hiérarchie ecclésiastique aux appendices ganglionnés de bijoux pour mieux porter aux nues l’idéal du martyre), les artotyrites (qui savaient vivre, et ne languissaient pas de célébrer la Cène, ou communion eucharistique, avec pain et du fromage), les novatianistes 49 « Cour » et « jardin », d’après les initiales de Jésus-Christ (J.-C., ça marche aussi avec Jean-Claude), désignaient autrefois les cloisons latérales ainsi que les deux entrées bordant la scène : gauche pour le J de jardin et de Jésus, droite pour le C de cour et de Christ. Sauf si vous regardez Jésus de dos ; alors vous vous êtes trompés de salle. 269 (disciples de Novatien, proclamée « antipape » en 251, qui s’indignaient que l’on réintégrât les relaps repentis – lapsi – dans le giron de la Grande Bavarde, et contestaient la commission de la cléricature au pardon des péchés : une rémission des fautes octroyée « par procuration » à la tête, et à la bourse du client, ceci au nom, c’est-à-dire à la place de Dieu). Citons enfin, petite chapelle d’irréductibles à l’ombre des clochers, les donatiens ou donatistes (départageant les évêques « radicaux » des évêques « réalistes », optant pour les principes plutôt que pour la casuistique, Donat et ses soutiens esquissent sur le plan religieux une première expression de la dichotomie entre éthique déontologiste et éthique conséquentialiste, entre morale kantienne et benthamienne) qui seront, avec les pélagiens (soutenant la possibilité d’un salut par les œuvres et par la volonté contre la doctrine de la grâce de la prédestination) les dangereux schismatiques contre lesquels l’évêque d’Hippone, Saint Augustin (ex-libertin casé remis de sa sympathie coupable pour le manichéisme50), conduira sa croisade. Ces hérésies comptaient parmi leurs membres des partisans d’autres tendances que strictement homoousiennes et homoiousiennes, soit dit respectivement orthodoxe et arienne. Les homéens posaient entre le Christ et Dieu un 50 On peut en dire autant de Pascal, pour ce qui ressortit au libertinage, ou d’Ardisson, dans le registre de l’antisémitisme. Il n’est de meilleurs garde-chasse que les anciens braconniers. 270 rapport de similitude non substantielle, rapport analogique, et les anoméens une différence irréductible entre les deux Personnes. Last but not least, les aétiens, aussi nommés exoucontiens, eunomiens, hétérousiens ou Pierre-JacquesEmmanuel selon lesquels l’Incarnation et l’Incarné ne sont pas non plus de même substance – mais ne le sont pas de la même manière qu’ils ne le sont pas chez les cousins 51. On vous épargne les nuances, les entre-deux, les cinq-à-sept et les écarts de sens (ou de traduction) faisant le lit d’autres franchises plus ou moins autonomes. Église pour ecclesia, « assemblée » ; catholique pour catholicos, « universelle ». On voit comme c’était bien barré… Rassurons-nous : cela irait de Pie en Pie (si l’on ose dire). Au point de nous en faire oublier que le christianisme ne fut jamais lui-même qu’une dérivation-dévianceaccomplissement (selon d’où vous jugez) du judaïsme antique. Fist and furious Notre ministre de l’intérieur (i.e. Manuel Valls), pressé par les relances chroniques des « victimes de la route », préconise l’abaissement de la vitesse maximale autorisée hors 51 On ne sait vraiment en quoi. Même les théologiens y perdent leur latin. On ne leur en voudra pas, ayant nousmêmes force difficultés à distinguer entre nos partis politiques. 271 autostrade à 80 km/h au lieu de 90. Décélérer de 10 km/h sur les routes départementales françaises épargnerait environ 450 vies – et beaucoup de frais pour la sécu (il n’y a pas de petites économies). C’est autant de macchabées de moins sur le macadam, et combien moins de familles en deuil. Le calcul est on ne peut plus captieux ; rassurez-vous, car la logique est pire. Plutôt que d’axer la prévention sur les infrastructures en engageant l’installation de glissières de sécurité et la réparation des voies, on mise plein pot catalytique sur la sanction/ponction des automobilistes. On ne dépense pas. On ne pense pas beaucoup non plus. On pénalise avec radar et bonne conscience ; avec prune et police ; avec en tête l’idée que rouler moins vite est un acquis dans l’absolu. À ce compteur-là, autant voir grand et mettre à l’agenda la bonne vélocité : 0. Zéro vitesse, zéro dégât. Pas de mort au frein. Autant tout de suite passer le point mort et sur les « i ». Pousser derrière, sans risque et sans malaise. Sûr, dirait Lapalisse, c’est tellement moins risqué… On peut assurément déraisonner comme cela, et continuer à faire fausse route jusqu’à rentrer dans le mur en klaxonnant gaiement comme un béni-oui-oui. Donner l’aval à Valls et se ranger des caisses. On peut aussi marquer le pas, faire un pas de clerc hors du kampflatz pour méditer quelques instants le judicieux conseil d’un certain président (Georges Pompidou, pour ne pas le nommer) : « Arrêter d’emmerder les Français avec leur voiture »… 272 Traités européens La séquence du « propagandum » sur la Constitution européenne (TCE) a été l’occasion de ressortir des vieux placards à mythes les eulogies ferventes de Victor Hugo sur les États-Unis d’Europe ; puis de nous présenter l’Europe comme le remède à tous nos maux. Le remède à la guerre ; le remède au chômage ; le remède à la crise, à l’inflation, à la vache folle, au naturisme, à la bêtise et le plus sûr bastion contre le spectre errant des totalitarismes. On a dit non. Ils ont dit oui. Ils ont dit merde à la démocratie. « Ils » en question, ce sont les artisans de notre bonheur futur que le même système qu’ils ont allègrement « conchié » (pour ne pas citer Rabelais) a propulsé « parlementeurs ». Une meute de hyènes dactylographes, caisse enregistreuse des décrets de l’OMC, visiblement peu concernée par l’opinion de ceux qu’ils représentent. Les « glands de ce monde », sous la houlette de Sarkozy, ont rattrapé notre bêtise en opposant à notre instinct de survie leur fin de non-recevoir. Au nom du bien. C’est passé juste, mais c’est passé : ils ont voté Lisbonne. « Therefore the Yes had won against the No ». Raffarin peut être content. Il avait ses défauts, mais le fait d’avoir tort n’en faisait pas partie. Mais alors quoi, d’où vient le mal ? « Unde malum ? », se demandait Leibnitz. De quoi nous plaignons-nous ? C’est pourtant fait. Nous nous sommes alignés. Nous sommes embarqués toutes voiles dehors, cap sur la « mondialisation heureuse (Minc). D’où vient alors que nos industries délocalisent à tour de bras ? D’où vient que nos 273 élus, si plein de bonnes intentions, collapsent comme des ballons d’hélium une fois goûté aux « saveurs du palais » ; et qu’une fois « Maquignon » conquis, pas un de nos ministres (du lat. minister, « serviteur ») ne soit rappelé à ses promesses ? – Montebourg ? Avec une sympathique et rabelaisienne exubérance, Montebourg – Maréchal Nouvoilà – nous vend son impuissance, dore la pilule. Sa prise sur le réel est comme la confiture de lait : moins il en a, plus il étale. Comment, sinon, comprendre que le « ministre du redressement productif » agite ses marinières à la criée comme un marchand de poissons, tandis qu’Hollande déballe son « choc de simplification » comme l’assistante du magicien, comme TF1, comme le dernier des pickpockets romanichels détourne l’attention des spectateurs tandis qu’on les ensuque ? Où sont nos politiques à qui il nous a bien fallu confier les clés, faute de constitution authentiquement démocratique (stochocratie) ? Ils avaient l’intention sans le pouvoir, ils ont pris le pouvoir et dans l’opération, perdu toute intention de pourvoir. Que faisons-nous sur les récifs, en attendant la vague qui nous en délogera ? D’où vient le mal, puisque l’Europe, nous l’avons eue (profond) ? Si tout est si parfait ? Et ils répondent, les lobbyistes, que tout n’est pas encore parfait. Qu’il faut aller plus loin. Que la réponse (Pilate), c’est toujours plus d’Europe, comme en URSS la solution passait par toujours plus de collectivisation. Voici alors l’Europe refaite en salle de classe avec ses « cancres » (la Grèce), ses « bons élèves » (l’Allemagne) et ses « agences de notations » ; avec ses « partenaires » tenus de respecter le « programme » de 274 redressement fixé pour leur salut par les recteurs de la troïka et de leur « Commissaires briseurs ». Il faut, clament les européistes, plus de contrôle de la Commission sur les budgets (two-pack, six-pack et « règle d’or ») ; il faut de la « convergence », récidivent-ils, de la « flexibilité », de l’« harmonisation fiscale ». Mais toujours vers le bas. C’est plus facile d’harmoniser lorsque c’est par le bas. Plus simple, lorsque l’on parle de parité, de baisser les salaires des uns que d’augmenter celui des autres. Ainsi de l’Europe et du dumping fiscal. OK, c’est un point de vue. Il est permis (?) d’avoir un autre diagnostic. Et maltraités Européens La crise ne nous tombe pas du ciel. Rappelons au moins cette vérité première que les experts triés de C dans l’air et d’Annal+ ont tant de mal à s’avouer : ils en sont responsables. Eux particulièrement dont les associations, think tank et clubs caritatifs commanditaires (Le Siècle, Davos, Medef, CFR, Bilderberg et Trilatérale pour n’en citer que les plus actifs) ont tant œuvré à l’émergence d’un monde qui leur ressemble. La crise n’est pas les autres. Elle n’est pas toute entière comptable de la faillite de Lehman Brothers, des CDS de Blythe Masters ou de la dissimulation par Goldman Sachs (de tous les mauvais coups) de l’ampleur de la dette grecque. Si ces vicissitudes de la cupidité de « la petite financée du monde » ont pu avoir le moindre impact sur nos pays, c’est bien que nous étions déjà compromis. La crise, c’est la compromission. Elle est d’abord et avant tout le fait de choix 275 politiques constants arrêtés en catimini depuis le Traité de Rome. Elle est le fruit d’une politique mise sous tutelle d’individus qui se régalent à malaxer la loi selon leur bon plaisir, comme de la pâte fimo. Ce sont les engagements que l’on a pris pour nous qui nous ont mis dans la panade. On sait que les arbitres de sumotori arborent symboliquement un poignard à la hanche pour se faire seppuku en cas de faute d'arbitrage. Songeons que notre classe politique serait bien clairsemée, eût-elle fait siennes certaines coutumes… On a cité le traité de Rome, le traité de Maastricht et le traité budgétaire. On a cité, surtout, le traité de Lisbonne. Lisbonne passait en douce. Soit la reprise du TCE (ou Traité Constitutionnel Européen) enclavé au chausse-pied par voie parlementaire à la constitution française. Pourquoi l’avoir voté ? Pourquoi l’« élite » a-t-elle voté ce texte qui détricote sa propre autorité ? Est-elle stupide, l’élite ? Là n’est pas la question. Même s’il est vrai que les ripoulitiques, surestimant l’impuissance relative de l’intelligence, négligent parfois de s’en servir. Traité de Lisbonne Lisbonne. Mesurera-t-on jamais ce que nous avons perdu ? Qué lo sabe... Rares sont les contempteurs de ce traité à pouvoir s’exprimer à la télévision. On compte les types sur les doigts de la main (et plutôt près du pouce), et dûment recrutés pour leur médiocrité. Trotsky parlait d’« idiots utiles », qui desservent leur cause en croyant la servir. Des panaris 276 aux pieds, on en ramasse toujours. Autant s’avouer que nous ne partons pas gagnants. Un défaut récurrent de nos eurosceptiques de bonne figure, souvent pointé par les sherpas de Bruxelles, réside presque immanquablement dans leur incapacité rédhibitoire à produire au barreau les éléments du crime. La controverse, lorsqu’elle a lieu, ne décolle pas du sol. La discussion en reste à l’état séminal de face-à-face logomachique. Vagues, flous, les deux partis se payent de mots, avancent des locutions ; leurs arguments semblent glisser sur des tapis volants et sur les téléspectateurs comme l’huile sur les plumes du canard. L’association alter-européisme = faâscisme prend alors le relais, redonnant l’avantage au plus sectaire des deux. On adapte Hans Jonas, l’« heuristique de la peur », à la sortie de l’euro, à la sortie de l’Union. On bat en neige une apocalyptique de la nation souveraine calquée sur le catastrophisme écologique des Verts, toutes deux solvables dans l’utopie de la Grande Europe et du Gouvernement mondial. Lisbonne. Pour un bougisme sans boussole, suprématiste et androctone. Pour une Europe des Commissaires dont l’intérêt profond ne percole jamais jusqu'au public mais dont le public soupe à la grimace. Dont le pouvoir sans légitimité taxe de « populiste » tous ceux qui lui font remarquer qu’elle n’est pas là pour décréter l’austérité – mais pour nous en sortir. Qu’elle n’est pas là non plus pour se remplir les poches (en vidant celle des autres). Le seul lobby du tabac à Bruxelles représente sept mille euros de royalties par députés par an. Multiplié par le nombre de lobbys (enregistré ou 277 non), ajouté au salaire, aux primes et aux dédommagements de rigueur et vous aurez une pâle idée du train de vie ordinaire d'un député européen. Vous comprendrez aussi pourquoi les choses ne changeront pas d’elles-mêmes. Une autre Europe ? Pas sans un bon coup de pied au cul. Du sang, des larmes, les Grecs en ont assez versé. D’où l’importance d’être plus fins que les autres. Précis. De frapper fort où le bât blesse. De ne pas se contenter d’irritations vides de contenu, dérivatives et exutoires du type Indignez-vous ! (et restez sage), mais de pointer scrupuleusement, texte après texte et pied à pied, les « raisons de la colère ». Peut-être estce viser bas ; au moins est-ce viser juste. Nous avons moins besoin d’intellectuels outrés que de juristes méticuleux. Petites closes, grands effets En bloc et en détail, comme dirait Cahuzac, levons les loups qui rôdent. À commencer par l’un des plus sauvages, l’article de la mort 28, lequel édicte que « l'Union comprend une union douanière qui s'étend à l'ensemble des échanges de marchandises et qui comporte l'interdiction, entre les États membres, des droits de douane à l'importation et à l'exportation et de toutes taxes d'effet équivalent, ainsi que l'adoption d'un tarif douanier commun dans leurs relations avec les pays tiers » (TFUE, art. 28, § 1). Un autre prédateur, l’article 63, décime en toute impunité notre bocage économique en stipulant que « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites » (TFUE, art. 278 63, § 1). Et puisqu’il faut aussi savoir « penser global », « s’ouvrir au monde », et surtout – surtout – ne pas léser « nos partenaires Chinois », le même article de préciser que « toutes les restrictions aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites » (TFUE, art. 63, § 2). Voilà le rêve réalisé de la cellule sans membrane. Du poisson freiné dans sa nage par l’épaisseur de l’eau qui tire la bonde de fond, enfin libre comme l’air mais… mort. Mort, où est sa victoire ? Où est la nôtre ? Un pays défini par ses frontières ne peut que disparaître lorsqu’on fait disparaître ses frontières. Plus de frontières aux flux ; plus de frontières à la stupidité. Les articles 28 et 63 de Lisbonne liquident les douanes tant entre les États d’Europe qu’entre l’Europe et les autres États. L’Europe détruit l’État, seule protection des peuples, ou instrumentalise l’État contre les peuples au service de « la dette ». Voilà pourquoi, étant acquis que le droit communautaire (européen) prévaut sur le droit national, tout « polititocard » qui prétendrait remettre à flot une industrie française « compétitive », privilégier les circuits courts de de l’agroalimentaire ou conserver un zeste de service public (contraire au pacte de libre concurrence) tout en restant sous la coupe de l’UE, ou bien n’a rien compris aux textes qu’il applaudit, ou bien fait le pari que vous n’y avez rien compris. 279 La seconde mort de Jean Jaurès Une parenthèse, un mot sur la « dissolution de l’État ». Nous sommes fin 2013. Nous approchons d’un an la date anniversaire du centenaire de la mort de Jean Jaurès (l’anniversaire commémorait naguère la mort avant de célébrer la naissance). « La nation, c’est le seul bien des pauvres » déclarait-il alors. Et le parlementaire futur assassiné (ce qui n’empêchera pas son assassin d’être acquitté cinq ans plus tard) de transformer l’essai. Avis à tous ces « socialistes » pâmé des « États fédéraux d’Europe » qui désespèrent encore de la souveraineté des peuples : « Je voudrais donc, écrit Jaurès, une fois de plus, préciser ma pensée sur ce sujet : je crois que l’existence des patries autonomes est nécessaire à l’humanité. Je crois notamment que la disparition ou la domestication de la France, serve d’une volonté étrangère, serait un désastre pour la race humaine, pour la liberté et pour la justice universelles ». N’est-ce pas encore Jaurès dont se réclame la gauche actuelle qui clamait haut et fort, dans Rallumer tous les soleils, que « c’est dans les nations indépendantes que l’internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles » ? Il y a, à l’évidence, plus de distance qu’entre la Faucille et le McDo qui départissent le socialisme originel de présente la « socialdémocratie ». 280 La stratégie des chaînes « Une troisième voie », suggèrent certains. Quelle troisième voie ? Il n’y a, pour Attali, que le « chaos » ou le « sot (périlleux) fédéral ». Mais laissons Attali fumer ses pronostics pour explorer plus sérieusement la faisabilité d’une option légitime : « changer l’Europe ! » Et ennoyer la truite. C’est un slogan vieux de trente ans. L’équivalent de la religion chez Marx, bonne pour opiumiser le peuple. On ne se remémore pas sans nostalgie l’usage de ce même cri de ralliement qui devait justifier les réformes de Gorbi. C’était avant l’effondrement du mur, dans le contexte d’une URSS finissante. En la matière, Glastnost (« publicité », « transparence ») et Perestroïka (« reconstruction », « restructuration »), c’est-à-dire très précisément ce qu’impliquerait de « changer l’Europe » ont fait jurisprudence. En fait de « changer l’URSS », elles ont signé son arrêt de mort. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur : les satellites de l’URSS entreraient à leur tour sur l’échiquier de la mondialisation. Et pour le pire : les technocrates européistes ont retenu la leçon. Chat échaudé craignant l’eau froide, ils se sont empressés de mettre en place des « digues diplomatiques » afin de prévenir tout risque d’implosion démocratique. Monnet, Delors, Schuman et toute la Sainte Famille, la flicaille de l’Union vendue à Washington, ne s’est pas ménagée pour concocter dans la cuisine des dieux les textes organiques conférant à leur créature un caparaçon de fer. Pour prêter à l’Europe son inertie technocratique, il fallait recourir à des ficelles plus ingénieuses et surtout moins visibles que celles qui avaient 281 prévalu. Comment ? À la chinoise manière, la plus perverse et la plus astucieuse qui soit. Ce qui n’est pas dire que les Chinois soient beaucoup plus retors que les Occidentaux. Plus inventifs, sans doute. Avant le XVIe siècle ; avant le réveil scientifique dont fut témoin l’Europe, la Chine surclassait tous ses concurrents en termes de développement technique. Qu’on songe à la poudre à canon, à la boussole, à l’imprimerie. À la poudre d’abord, qui ouvrit le banc aux guerres modernes, et donc à une nouvelle architecture et à un nouveau droit de la guerre (jus in bello) ; à la boussole ensuite, qui renversa le monde en modifiant l’orientation des cartes, naguère dirigées vers l’Orient (« orientation ») ; à l’imprimerie enfin – précisément, à la « xylographie » –, qui existait en Chine (VIIe siècle) bien avant Gutenberg (XVe siècle), dont Gutenberg lui-même s’est inspiré pour fondre ses poinçons typographiques mobiles et ainsi rendre la Vulgate accessible au tout-venant. Sans quoi la Réforme luthérienne, fondée sur le principe de sola scriptura, eût capoté in nucleo. Petite cause, grands effets. L’idée que le confucianisme de rigueur chez les élites instruites ait pu freiner la marche de l’investigation en sciences ou nuire à la curiosité des mandarins est aussi approximative que polémique. Nous devons plus, et pire, aux Asiatiques que le karaoké (karappo ōkesutora, « orchestre vide ») et les nouilles au ramen. Nous leur devons les formes de l’enseignement que les jésuites de Loyola ont diffusé partout de par l’Europe. Mais surtout, comme nous le disions, la plus belle martingale dont les Pères de l’Europe se soient jamais servie pour faire main 282 basse sur le pouvoir des parlements. Transposer ce traquenard en dissolvant le dépôt souverainiste des Étatsnations, telle est la tâche que se sont assignés les pontes de la Troïka. La chaîne et le réseau C’est en effet, non pas – une fois n’est pas coutume – dans les travées humides du Parlement de Bruxelles, mais dans l’histoire plusieurs fois millénaire de l’Empire du Milieu que nous trouverons la première théorisation du subterfuge antidémocratique (il faut se souvenir que la démocratie – la même qui avait fait assassiner Socrate – répondait à leurs yeux de l’avènement d’Hitler et de l’octroi des pleinspouvoirs au maréchal Pétain) réemployé par nos juristes pour empêcher tout arbitrage pris en Europe au nom des États membres. La Chine, perpétuellement minée par ses irrédentismes régionaux, nourrissait en son sein, au moins depuis les Han, des tacticiens hors-pair dont le renom s’est transmis à la postérité via notamment la plus célèbre pièce d’histoire qui nous soit parvenue : le roman des Trois royaumes (IIIe siècle). Des hommes de l’art dont l’héritage s’enseigne encore dans les écoles de guerre. Daté du Ve siècle après J.-C., le traité militaire des Trente-six Stratagèmes, probablement signé de la main du général d’armée Tan Daoqi, illustre éloquemment le niveau de sophistication auquel ils étaient parvenus. Décrite par le menu comme le plus sûr moyen d’amener l’ennemi à s’auto-saborder, la « stratégie des chaînes », trente-cinquième « stratagème », 283 permettait également au camp allié de préserver l’état-major contre la même erreur tactique. C’est une lapalissade que d’affirmer – et le dicton ne s’y trompe pas – que le bon général a remporté la guerre avant de l’avoir menée. Vaincre en amont, lier les mains de l’adversaire, c’est toute la vocation de cette intrigue politicienne tramée à nos dépens. De quoi est-il question ? À première vue paradoxale, elle préconise d’engager l’adversaire à s’associer un maximum d’alliés, puis d’associer chacun de ces alliés à part égale aux prises de décision. Le protocole doit être influencé dans le sens de l’unanimité. De telle manière qu’aucune initiative ne puisse être arrêtée sans vous emporter l’accord exprès de tous les membres de l’« alliance ». Un seul renâcle, et tous sont entravés – c’est-àdire enclavés – par le fait du veto (litt. « je m’oppose »). Plus on implique de « partenaires », plus on complique le processus, plus l’écheveau se complexifie ; il devient un carcan. On charge ainsi la mule jusqu’à ce qu’elle n’avance plus. On perd en potentiel d’action ce qu’on gagne en extension. L’illustration contemporaine la plus souvent pointée du doigt en ces temps de « guerres humanitaires » concerne l’ONU, rebaptisé « machin » par le général De Gaulle. On citerait volontiers encore l’exemple de Gulliver « cloué au sol » par les lilliputiens. Pour le folklore, on reliera le Bilbo de Tolkien ; plus particulièrement le passage où le Hobbit engage ses ogres d’hôtes jusqu’aux aurores dans d’oiseuses tergiversations, jusqu’à ce que l’aube naissante les vitrifie sur place. La parole fige. 284 L’« Union » européenne, cela ne date pas d’hier et ce n’est pas pour demain. L’Europe c’est la paie Les « pères de l’Union européenne » ont aussi bien compris que l’Union fait la faiblesse. Voilà pour quelle raison le « Grand soir » de ce grand cadavre à la renverse qu’est devenu l’empire européen, lubie de Charlemagne, de Napoléon, d’Hitler, ne sera pas pour demain. L’Europe moderne ne fut pas conçue pour le permettre. Elle est une impuissance économique, industrielle et politique qu’on sait maintenant, par les archives déclassifiées de l’administration Nixon, avoir été construite par les Américains (Monnet était agent de la CIA et la déclaration de Schuman faxée de la Maison-Blanche), afin de servir d’appât et de bouclier contre l’URSS (ou présentement, contre l’Iran et la Syrie). Un glacis géopolitique sous l’égide de l’OTAN, alimentant une classe moyenne à fort pouvoir d’achat apte à devenir, grâce aux Accords transatlantiques, le prochain marché de consommateurs pour les surplus de l’ « industrie culturelle » américaine (le capitalisme de consommation ayant, dans l’intervalle, pris le relais de son homonyme de production) une fois Bobby noyé sous les crédits et le cholestérol. En bref, le caniche-toy des USA, exerçant leurs oukazes en toute impunité par le truchement d’une (grosse) Commission de sherpa qui, elle, n’est pas soumise à la contrainte de l’unanimité (chaque Commissaire ayant sa chasse gardée). Aréopage d’usurpateurs qui tous les jours imposent pour plus 285 de cinq cents millions d’Européens la « contrainte libérale » qui, plus qu’un oxymore, est un poison lytique. Comme rien n’est jamais simple, au pays délictueux du droit européen, la même constitution qui fonde l’institution requiert effectivement que les décisions émanées des populations par le truchement de leurs représentants (les chefs d’État) soient prises à l’unanimité. Vingt-huit pays depuis l’entrée en 2013 de la Croatie (on se demande bien ce qu’elle vient faire là), doivent « raisonner » au diapason pour modifier la moindre (cata)strophe, la plus petite virgule des traités rédigés contre eux par les experts de la Troïka. Autant de décrets d’obédience ultralibérale, shumpeterrienne, fondés sur la finance (l’économie virtuelle) comme volonté et comme représentation, le profit à court terme, la plusvalue spéculative, les fonds de pension, les montages de Ponzi, les CDS, la rente du capital en perpétuelle augmentation ; plus simplement, sur la « croissance » au détriment du « développement » humain, des projets à long terme et de l’entreprenariat. Lorsqu’on sait que l’ « élargissement » tous azimuts (sauf vers l’Afrique : pas Maghreb, pas de Machrek, pas de Turquie chez les chrétiens ; ce serait faire pièce au « clash des civilisations »52), Un clash des civilisations prédit par Huntington ayant su se remettre à jour après la chute du mur en substituant, aux anciens blocs rivaux de la Guerre froide URSS/USA, « monde libre »/« communistes », le manichéisme paradigmatique de l’après 11 septembre : Israël/Palestine, « démocratie »/« islamisme », « droits-de-l’homme »/ « charia », « État de 52 286 vivement encouragé par le congrès américain, est l’un des objectifs catégoriques de l’UE, on est en droit de se faire du sang pour les lendemains qui chantent. Chaque nouveau tiers intégré dans l’Union désintègre un peu plus l’Union. Autant ne pas tortiller, et s’avouer sans se bercer d’illusions qu’une fois l’une de ces recommandations actée (obligation en étant faite aux Parlements sous peine d’amendes rédhibitoires), la marche arrière n’est plus à l’agenda. Briser les chaînes ? On ne peut changer ; on ne peut agir. On ne peut qu’attendre, durer et endurer entre les mains de ceux qui décident par la dette et le fait accompli. La stratégie des chaînes tient l’« hydre populiste » en laisse. Faut-il absoudre et se dissoudre ? Sombrer dans le fatalisme ? Vrai que la « tragédie grecque » telle qu’elle fut orchestrée par les agences de ranking n’a guère semblé témoigner une très grande estime aux ilotes de la dette. Une saignée jusqu’à l’os fut décrétée pour renflouer les banques qui allaient démanteler ce qu’il restait de leur économie. Le taux de suicide a bondi de 40 % depuis le commencement de la « crise », faisant renouer le genre littéraire avec ses origines : tragos oïda, le « chant du bouc » – en référence, croit-on savoir, à l’holocauste clôturant les concours de rhétorique. Et droit/théocratie » ou quelles que soient les flapées d’autres dénominations spécieuses qu’emploient les néocons pour justifier les guerres de l’Amérique. 287 cependant (avec une corde), se résigner n’est pas une solution. Fléchir la Commission ? Il suffira de tirer le trombinoscope de ladite Commission pour en tirer les conclusions. Les gens d’en haut ne sont pas des êtres anoétiques ; ils servent leurs intérêts : les intérêts de ceux qu’ils servent. Les chats ne font pas des chiens. La solution, si elle existe, ne peut passer par une réforme du cadre. Elle ne le peut que par une refonte du cadre. Et cette refonte implique de s’en affranchir : le forgeron ne se forge pas luimême. Sortir du cadre ? Est-ce réaliste ? Par quel chemin liquide le pourrions-nous jamais ? Aucun parti ne le propose. Curieux, avouerons-nous. On entend bien de-ci de-là Asselineau s’égosiller dans le désert, mais qui l’écoute ? Qui répondra à l’appel du prophète ? Plus en tout cas les pupilles de la république dont les programmes scolaires, après avoir jarreté les Capétiens, escamoté Clovis, François Ier, Charles Martel, Henri IV, et ramené Napoléon à sa juste mesure (Napoléon rétablit l’esclavage) ; relégué Louis XIV en fin de programme ; spolié De Gaulle de son rôle dans la guerre (indépendance et fierté nationale, notions honnies de la propagande européiste) ; passée cette fameuse guerre à l’essorage (« une guerre entre Européens et une guerre civile » disait Victor Hugo) pour concentrer le tir sur les nouveaux chapitres – indispensables – que sont le génocide arménien, la Chine des Hans, l'Inde des Guptas, un Empire africain au choix : Mali, Ghana, Songhaï ou Monomotapa (en réponse au Guaino/Sarko citant Aimé Césaire lors du discours de Dakar : « l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire »), et la traite négrière 288 bis (celle des noirs par les blancs ; les autres n’existent pas, cf. Taubira 1) ; en somme, après avoir décanillé l’abject « roman national » fait d’anecdotes et de chronologie pour l’histoire thématique, structuraliste et repentante, se sont faits forts, dans la foulée de la réforme Peillon de 2013, d’abolir toute référence au processus fort peu démocratique de la construction européenne. Objectif invoqué : « aménager » les programmes « surchargés » (de conneries ?) du secondaire. C’est réussi. C’est bien dommage. Ils y auraient pu apprendre, entre autres vices de forfaiture, l’existence bien dissimulée d’un certain article 50 du traité sur l’Union Européenne53, talon d’Achille de la Constitution, qui permettrait à tout pays en exprimant le désir de retrouver sa souveraineté et de se sauver la mise. Caricature de l’évolutionnisme La sélection n’est pas le fin mot de l’évolutionnisme. La théorie de l'évolution n'est pas soluble dans la sélection. La sélection elle seule ne peut rendre compte de la formation de 53 « Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union […] Les traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai » (§ 1-3 de l’Article 50 du Traité sur l’Union Européenne). 289 certains organes ou caractères complexes. Elle n’explique pas l’accouplement, l’ « encouplement » ; et n’explique pas la sexuation, si énergétiquement coûteuse pour l’avantage – le brassage génétique – qu’elle n’offre qu’à long terme sur la parthénogénèse (« autofécondation » ; dispositif toujours d’actualité chez certaines familles de reptiles tels le varan de komodo et le présentateur télé). La sophistication de l’œil – qui fut et reste l’objection bien connue des partisans de l’intelligent design – ne se laisse pas saisir dans les grosses pinces d’un spencerisme réducteur focalisé sur le principe de « survie du plus apte » (survival of the fittest). Parler, comme le ferait maladroitement Spencer (cf. Principles of Biology, 1864) de « survie du plus apte » confine au même degré d’ânerie que de prétendre que l’« homme descend du singe » lorsqu’il est son cousin (l’homme et le singe ont un ancêtre commun) ; voire pire, alors que l’homme lui-même est un « grand singe ». Les classifications, c’est pas pour les moutons. La sélection prise en ce sens ne rend pas non plus raison du tissage des modules et interconnexions complexes qui forment le système nerveux ; non plus que du langage, non plus que de la pensée, de l’imagination. La conception naïve de l’évolution pâtit bien plus de ses malentendus que des menées créationnistes. La sélection, d’abord, ne porte pas sur des individus, mais sur des groupes d’individus. Elle porte sur des espèces. La sélection, ensuite, est loin de ne spéculer que sur les vertus survivalistes (fuite ou domination) de la « jante » virile qui ne compte jamais que pour moitié dans la population de l’espèce. Où sont les femmes ? Plus trace dans les manuels. Les nanas passent à l’as tandis qu’elles trempent 290 à part égale dans la perpétuation de l’espèce. La sélection, écrit Darwin, « dépend de l’ardeur, du courage, de la rivalité des mâles autant que du discernement, du goût et de la volonté de la femelle » (De l'origine des espèces, 1859). La sélection, enfin, se joue aussi, pour ne pas dire surtout dans l’utérus, entre les spermatozoïdes. Chacun de nous représentons (à raison d’un demi-génome) l’animalcule triomphateur de millions d’autres adversaires. À méditer quand le cafard vous vient… Les autres mécanismes La sélection – mettons plutôt les sélections – demeure indiscutablement une composante irréductible de l’évolution ; mais au même titre que la mutation, qui rend raison de la variabilité, de la dérive génétique, de la recombinaison, des phénomènes de migration, des synergies inter- ou intraspécifiques, des coévolutions et collaborations, des symbiotismes (ainsi mitochondries qui dégradent l’énergie et chloroplastes responsables de la photosynthèse étaient des bactéries distinctes de nos cellules, assimilées par nos cellules pour devenir ses organites) et d’autres mécanismes ressortissant à l’épigénétique : département de la biologie en pleine effervescence, s’intéressant à l’expression différentielle de certains gènes en fonction de l’environnement. Rabattre l’évolutionnisme sur le seul fait de la sélection revient à accentuer l’aspect « compétitif » d’un mécanisme qui ne l’est qu’à la périphérie. Sa réception naïve par les acteurs du monde académique nous en apprend bien 291 plus en cela sur l’idéologie latente de ceux qui croient l’avoir comprise, sur les présupposés peu scientifiques des scientifiques, que sur l’évolution elle-même. Ne tirez pas sur le pianiste ! Pernaut(-ël) n’a pas grand-chose à dire. Mais lui ne prétend pas, au moins, dire autre chose que rien. Un journal sans information est un journal sans désinformation. Les trois âges de la mort L’enfant ne sait pas ce qu’est la mort ; il n’est mûr psychologiquement pour concevoir l’irréversible qu’à compter de cinq ans. L’adulte face à la mort vit dans la crainte, moins de sa mort qu’il ne vivra jamais que de la mort de ceux qu’il aime. L’adolescent plante au milieu du gué. Il n’est encore qu’à la moitié du chemin. L’adolescent sait sans savoir que la mort est un endroit dont on ne revient pas. Il sait la mort définitive ; mais ne conçoit pas qu’elle puisse le frapper lui. Il est, du reste, à l’âge où l’on prend possession de son corps. Où l’on doit, pour ce faire, éprouver ses limites. D’où ses fréquentes mises en danger qui le font passer pour téméraire et même casse-cou(illes) auprès de ses géniteurs. Faites ce que je dis… Un brave réformateur, il y a de cela trente ans, proposait très pertinemment que l’on euthanasiât les individus de plus 292 de soixante-cinq ans : « L'euthanasie sera un des instruments essentiels de nos Sociétés futures dans tous les cas de figure. Dans une logique socialiste pour commencer, le problème se pose comme suit : la logique socialiste, c'est la liberté, et la liberté fondamentale, c'est le suicide ; en conséquence, le droit au suicide direct ou indirect est donc une valeur absolue dans ce type de Société. Dans une société capitaliste, des machines à tuer, des prothèses qui permettront d'éliminer la vie lorsqu'elle sera devenue trop insupportable ou économiquement trop coûteuse [nous soulignons] verront le jour et seront de pratique courante. Je pense donc que l'euthanasie, qu'elle soit une valeur de liberté ou une marchandise, sera une des règles de la Société future, etc., etc. » (Jacques Attali, L'avenir de la vie, entretien avec le Dr. Michel Salomon, Paris, Seghers, 1981, p. 273, 274 et 275 ; reproduit dans le n° 664 de « Profils Médico-Sociaux », 28 janvier 1982). En novembre prochain, le vieux sot-mûr en aura soixante-dix. Mais qu’attend-il pour joindre le geste à la parole ? On sait pourtant que rien ne vaut un bon exemple… Transpositions de l’évolutionnisme Les théories les plus fécondes sont toujours transdisciplinaires, mais n’empruntent pas toujours les mêmes chemins pour le faire voir. On pourrait distinguer deux voies privilégiées : l’une procédant par extrapolation d’une théorie d’un domaine à un autre ; l’autre par effet de « conciliance » fortuite de théories ressortissant à des domaines distincts. L’une résultant d’une contamination, 293 d’une diffusion, d’un ensemencement mutuel de champs disciplinaires voisins comme le pollen d’une plantation irait s’échouer dans la prairie d’en face ; l’autre d’une émergence indépendante et spontanée, d’une germination propre et indigène de la chènevière. La théorie de l’évolution pourrait bien être un autre de ces paradigmes dont la fertilité n’a pas été envisagée à sa juste mesure. Tant s’en faudrait que la biologie, et l’éthologie et la culture (Spencer l’a contrefaite) fussent ses derniers labours. Il faudrait braconner d’autres garennes, ensemencer bien d’autres sciences pour percer ses limites. De crainte de nous mouiller ; peut-être par désintérêt ou par manque d’imagination, nous avons pilé net au seuil du Rubicon. Il est grand temps d’aller palper de la planche ! Le darwinisme rénové du XXIe siècle devra construire des ponts s’il veut survivre à sa sclérose en planque. Nous citions deux manières de révéler le caractère œcuménique d’une théorie. Le moins coûteux serait d’opter pour la seconde. Considérons sous ce rapport les mécanismes impliqués dans la diffusion de l’information, ou bien encore dans la structuration de la matière depuis ses constituants élémentaires (quarks) jusqu’à ses formes les plus complexes (système nerveux central) ; considérons plus largement tout processus qui semble aller vers l’accroissement de l’organisation et ainsi remonter provincialement la pente de l’entropie (néguentropie) : il se pourrait qu’aucun n’échappe au paradigme de la sélection. 294 L’insurmontable binarité de l’être Nous pensons tous en termes de binarité. Notre logique est bivalente ; notre logique contraint notre raison ; notre raison structure le monde. Le monde construit par la raison est d’emblée policé par la dichotomie. La différence entre la rationalité occidentale et les sagesses venues d’Asie ne réside pas en conséquence dans l’assujettissement ou dans l’affranchissement au schème de la binarité. Elle tient à la modalité selon laquelle une telle binarité se laisse appréhender. Les « opposés » seront plus volontiers conçus en Occident sous le rapport « agonistique » de l’opposition et de la hiérarchie. L’Extrême-Orient supplée à cette approche une conception plus « symbiotique » des « couples », faisant davantage droit à la complémentarité et à la parité. Pour nous, le froid dilue le chaud ; ailleurs, il le complète. La souffrance animale La bioéthique est loin d’avoir percé la bogue épaisse de toutes les sphères de la recherche expérimentale. L’autorité de Descartes alliée à celle de Claude Bernard cautionne toujours idéalement l’exploitation clinique de l’animal. Croyant vainement se défausser d’inavouables scrupules, les mêmes expérimentateurs qui tiennent absolument à ce que l’animal n’ait pas de conscience précisent encore que ce défaut de conscience les rendrait insensibles à la douleur. « Pas de conscience, pas de souffrance » se répètent-ils. Le « ressentir » – comme disent les philosophes – suppose la 295 représentation d’un corps identifié au « moi ». L’animal, intuitif, ne se « réfléchit » pas. Pratique. C’est le mantra de la spiruline, la méthode Coué du tortionnaire. On peut donc trépaner, piquer, et mutiler en gardant les mains propres. « Cela » crie, cela « grince » et parfois « casse » comme la chouette automate de la déesse Minerve ; « cela » réagit au « stimulus scalpel » ; « cela » ne peut souffrir. « Cela » ne peut souffrir puisqu’inconscient d’être souffrant, « cela » n’est pas conscient de souffrir. Argument de « fion » : l’impératif kantien, du reste, ne s’applique qu’aux « personnes »54. Sans aborder aucune des épineuses questions posées par l’existence, par la nature, par l’intension (à distinguer de l’intention/intentionnalité) et l’extension qu’on peut légitimement donner à une notion aussi énigmatique que celle de la « conscience », le sceptique que nous sommes aura au moins la politesse, avant que d’opiner, de tester formellement la cohérence interne du raisonnement mis à disposition. Il y a dans l’enchaînement logique de ces propositions comme un relent de sophisme que tous les parfums d’Arabie sont impuissants à conjurer. Voyons. 54 Dans notre droit français, les animaux sont en effet considérés comme des « biens meubles » : article 528 du Code civil. Hollande s’est engagé à réviser leur statut juridique au cours de son mandat, réforme qu’il ne semble visiblement pas pressé de faire appliquer. Sans doute a-t-il d'autres chats à fouetter… Comment disait déjà, ce perroquet bavard de Zazie dans le métro ? « – Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire ». 296 Mettons que la conscience soit le « propre » de l’homme. L’animal, « sale », ne pourrait pas mettre à distance le « stimulus scalpel » ; il souffrirait alors bien plus radicalement que l’homme, mille fois ce que l’homme souffre. Pas de conscience veut dire inaptitude à la dissociation. Si l’animal ne s’abstrait pas de sa douleur présente, il ne peut qu’être submergé par elle. Jusqu’à se fondre en elle. Devenir elle. Que l’animal n’ait pas de conscience ferait seulement que l’animal n’aurait simplement pas conscience d’être autre chose que sa douleur. Voltaire et la démocratie Les politiques ne parlent plus des « citoyens » ; ils parlent de « l’opinion ». Ils parlent des « électeurs ». Voilà à quelles aberrations conduit le modèle représentatif abstrait forgé, contre le peuple et la démocratie réelle – celle de Rousseau, de Montesquieu, de Robespierre –, par les Lumières françaises. Passons cette fois sur ces discours abstraits qui trop souvent fatiguent et ne font au mieux que nous effleurer une couille sans bouger l’autre. Cédons plutôt la parole aux intéressés. Qu’en pense Voltaire, du peuple et de la démocratie ? « À l'égard du peuple, il sera toujours sot et barbare [...] Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin ». « Lettre à M. Tabareau » (3 février 1769), dans Œuvres de Voltaire, éd. Delagrave, 1885, t. 69, p. 428. 297 Et de l’égalité ? Et de l’émancipation ? N’était-ce pas là le combat des Lumières ? Morceaux choisis : « Le système de l'égalité m'a toujours paru l'orgueil d'un fou ». « Lettre au Maréchal Duc de Richelieu » (11 juillet 1770), dans Œuvres de Voltaire, éd. Hachette, 1861, t. 33, p. 209. « Je ne connais guère que Jean-Jacques Rousseau à qui on puisse reprocher ces idées d'égalité et d'indépendance, et toutes ces chimères qui ne sont que ridicules ». « Lettre au Maréchal Duc de Richelieu » (13 février 1771), dans Œuvres de Voltaire, éd. Hachette, 1861, t. 33, p. 349. On regrettera seulement que la seule chose que Voltaire n’ait jamais dite soit également la seule des citations qu’on lui concède à tout bout de champ, les journalistes en tête ; à savoir : « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le dire ». Phrase apocryphe improprement réattribuées au personnage par Evelyn Beatrice Hall dans une biographie de 1906, The Friends of Voltaire, Evelyn Beatrice Hall, éd. Smith Elder & co., p. 199. L’auteur revient sur son erreur et s'en excuse dans une réédition de 1939 (voir la note 2 de l'article « Tolérance »). 298 C’est toujours mieux de savoir à qui l’on a affaire avant de panthéoniser tout et n’importe quoi. Une brève histoire de nez Petites causes, grands effets. « Le nez de Cléopâtre aurait été plus court, la face du monde en eût été changée » (Bl. Pascal, Pensées, fr. 162). Que dire alors de Cyrano, poète au barlong reniflant, souffrant héroïquement, dans l’ombre du dadais Christian, son idylle par procuration ? Ce « nez qui d’un quart d’heure en tout lieu [le] précède », d’après la formule de Rostand qui sait décidément, de ses personnages, « tirer les vers du nez » (E. Rostand, Cyrano de Bergerac, a. I, sc. 4) ? Ou de celui de Kovaliov dans la nouvelle du Nez de Nikolaï Gogol, l’auteur peignant le désarroi d’un héros mutilé de son appendice, anticipant d’un demi-siècle la castration paramentique qui deviendrait sous peu une obsession de la psychanalyse (N. Gogol, Nouvelles) ? Psychanalyse qui mettrait bien des choses peu catholiques sous le tarin télescopique de Pinocchio (sa « conscience » Lumignon, la loi du père assimilée, réprime ses érections), pantin articulé de Carlo Collodi. Que n’a-t-elle dit du reste, la psychanalyse, sur la typologie compensatrice ou viriliste de la moustache ? Sur les visages arcimboldiens superposant de manière obsessionnelle le nez, les yeux, et le service trois pièces ? Sur les analogies entre l’éternuement et l’éjaculation ? Il y a des nez qui vous trahissent comme des lapsus facies 299 (« lappe-suce », épelle Lacan). Des Salo-nez bibliques qui valent qu’on-damne-à-Sion. Pif aquilin ne profite jamais… Flairer la bonne affaire Qu’y f(l)aire ? Lim(i)er. Il faut chasser le camard sauvage. Comme rumi-nez Caton l'Ancien, delenda Carth(il)ago, le « Carth(il)age est à détruire ». Ce qui signifie passer sur le billard. À ceux qui donc s’imaginaient que la chirurgie esthétique était la fille de la chirurgie réparatrice (« Polémos, (n)ose Héraclite, est le père de toutes choses ») ; que cette chirurgie de confort et de réconfort se destinait à sublimer les gueules cassées, à remodeler les trognes d’anges rongés par les bubons, cette remontée aux sources aura au moins le mérite de rectifier quelques idées reçues. Redressons-nous dans la bonne courbe. Notre réalité dépasse de loin l’affliction. L’histoire qui nous concerne prend place dans une Autriche communément antisémite, au début du XIXe siècle. Elle prend naissance, avec la chirurgie plastique, au cœur des beaux quartiers de Vienne où les premières « cliniques » font leur apparition. Ne soyons pas naïfs au point de voir des philanthropes partout. Ce commerce florissant ne s’y établit pas d’abord pour relativiser les bavures génétiques commises par dame nature. Il s’organise pour des motifs moins admirables et, comme toujours, plus édifiants qu’on ne pourrait se l’imaginer. Non à l’instigation des couguars vérolées ou des jeunes tanches boudées des noces, mais à l’instigation des grandes familles 300 de la bourgeoisie juive rompues à la finance ; sous la pression des fesse-mathieux professionnels de père en fils qui se faisaient refaire le nez au tarif familial pour tromper la méfiance que suscitait viscéralement leur ashké-nase auprès de leurs partenaires. Il est certaines mensurations au-delà desquelles arborer « la gueule de l’emploi » équivalait à un délit de faciès. Les préjugés ont la peau dure – moins, heureusement, que les usuriers. Rien de tel alors qu’un coup de scalpel pour vous remettre en selle. C’est important d’avoir le nez creux pour réussir dans le business. Décri de la génétique : on vous avait dans le nez ; magie du bistouri : vous devenez fréquentables. Vous faites peau neuve les doigts dans le nez, au prix d’un ravalement de façade. Un nouveau-nez ? une renez-ssance ! Et un espoir, peut-être, pour Barbara Streisand… Veni vider vessie L’époque était jusqu’il y a peu friande de ces caricatures désinhibées concrétisant l’association du juif au nez crochu et de l’argent. Personne n’a pu rater l’image que donne Peyo de Gargamel, sorcier capitaliste avide au royaume socialiste des Schtroumpfs : un kabbaliste sournois, au dos voûté, Romain crochu, dont l’unique but est de pourvoir à l’ultime ingrédient requis pour le grand-œuvre de la pierre de la transmutation. Non moins frappante est la scène des Gobelins de la banque Gringott dans la saga Harry Potter, créatures nasillardes aux lorgnons poussiéreux, arc-boutées sur leurs registres comme des guivres arthuriennes couvant 301 leur tasseau d’or. Comme s’il fallait, faute d’imagination, mettre un visage ethnique sur l’expression « flairer le bon filon ». L’historiographe bien renseigné n’ignore pourtant pas plus que le trader que l’ « argent n’a pas d’odeur ». Il sait son origine romaine à la maxime « pecunia non olet ». Un mot de Vespasien, empereur de 69 à 79 de notre ère, célèbre pour avoir fait lever une double taxe : à la fois sur l’usage de la « boîte à selle », si l’on ose dire, et sur la collecte d’urine à laquelle s’adonnaient les teinturiers pour délaver draperies et toge à l’ammoniaque bio recyclable. Qui va à la chiasse paie ses « affaires coulantes » au creux des urinoirs. Raillé pour cet impôt, il aurait rétorqué, la colique inspirée, ce qui deviendrait le dicton des aigrefins de la finance libérale. L’empereur en serait quitte pour baptiser de son nom (plus si) propre les fameuses « vespasiennes ». Ainsi vécut et-vacua le saint patron des dames pipi. Le « problème rom » …nous remémore à point le mot de Jacobi : « sans Toi, le Moi est impossible ». On ajoutera, (Charles) martel en tête, que « sans Vous [les roms], le Nous ne serait pas ». Il faut une Différence, un Autre pour qu’il y ait Répétition (cf. Deleuze) ; il faut un Eux pour qu’il y ait à la marge, son négatif, l’ombre d’un Soi égal à Soi. L’altérité cultive le Même. Elle en dessine la bordure extérieure, la ligne d’effondrement. Fixe l’image virtuelle de ce qui passe loin en dessous de la 302 plage visible des communautés. Il faut de l’autre, quel qu’il puisse être, pour (re)construire l’identité. Surtout lorsqu’elle est nationale. Et a cessé, par décision fédéraliste, d’être sécurisée par une culture, par des valeurs, par des frontières, en somme, un territoire. Le sol s’efface : le sang reprend ses droits. Théologies de mauvaise foi C’est un mystère qui ne laisse pas de surprendre. Dieu serait-il cruel ? Indubitablement. Pour ne s’intéresser qu’à l’inspection formelle du raisonnement et non à son contenu (qu’importe ici que Dieu existe ailleurs que dans nos têtes), c’est un constat que la logique ne peut qu’entériner. (a) S’il faut pouvoir le mal pour décider le bien, il faut que Dieu puisse virtuellement le mal pour être appelé « bon » – « bien », « mal » étant des postulats éthiques indissociables de la liberté, de l’alternative et de la contrefactualité. (b) Si Dieu fait l’homme « à son image » et que donc l’homme est le miroir brisé de Dieu, il faut qu’aux qualités de l’homme répondent des attributs de Dieu. Il faut que l’homme, cruel par occasion, découvre en Dieu un approchant formel de sa cruauté. (c) Si Dieu est cause ultime, motrice ou efficiente de tout accomplissement, toute œuvre, bonne ou mauvaise, et que « rien dans l’effet qui ne réside dans la cause », il faut que Dieu, au-delà de « tolérer », « agisse » lui-même le mal commis par l’homme. (d) Ayant fait l’homme, l’homme ayant fait le mal, Dieu fit aussi le mal en faisant l’homme. Les chats ne font pas des chiens… 303 On ne peut tenir ensemble l’existence, la toutepuissance, l’unicité et la bonté de Dieu. Sauf à sortir de l’aporie par des sentiers jésuites. Ce n’est pas tirer sur l’ambulance que d’observer qu’on ne s’en est pas privé. Chiche donc ! (a) Les noms de Dieu, ses attributs, ne sont vertus chez l’homme que de manière analogique et équivoque. Dieu n’est pas bon : il est le Bien. C’est l’argument augustinien. (b) À combiner au précédent : la solution thomiste, surgeon du platonisme. Dieu exprime l’être et l’être est tout entier exprimé par le bien ; le mal en tant qu’absence de bien est une absence de Dieu, une absence d’être comme l’ombre est absence de lumière ; le mal n’existe pas. (c) Il y a plus d’un Dieu. L’un a fait l’homme – et la matière – par temps de pluie et par délégation. Mauvais démiurge qu’ignore, méprise ou subit l’autre. Dieu et sa Némésis s’affrontent dans une lutte fratricide (Dieu ne peut avoir « créé » le démiurge sans être aussi, par ricochet, l’auteur du mal commis par le démiurge) dont l’homme – tel Job sur son fumier – n’est qu’une victime collatérale. Explication gnostique revisitée, manichéenne, cathare. Point n’est besoin de recourir au « vœu de silence », échappatoire du myste : avec un peu de vaseline et beaucoup de « mauvaise foi », ça passe… Dix plaies d’Égypte Illustration biblique de la divine cruauté avec les dix (et non sept) plaies d’Égypte (cf. Ex. 7:14-25 – 12:29-36). Dix 304 plaies qui relatent, au passage, le troisième génocide notoire de la légende après celui du déluge de Noé et celui de Pharaon qui vint saluer la naissance de Moïse (« sauveur des eaux ») : « [...] Et tous les premiers-nés mourront dans le pays d’Égypte [...] » (Ex. 12:29-36). Viendra ensuite celui de Jéricho sous les trompettes de l’Éternel, la première ville de Canaan investie par Josué (Js. 5:10-6:5). Voire bien avant, si l’on aime chipoter, la vitrification par le soufre et le feu de quatre sur cinq des grandes « villes de la Plaine » : Sodome, Gomorrhe, Admah et Zéboïm (Gn. 18:20-21). Manière de suggérer qu’il pourrait être sage, avant de solliciter ad libitum, ad nauseam, ad maiorem Dei gloriam le pretium doloris, de balayer devant sa porte. Mais refermons cette parenthèse avant d’attraper froid55. Dix plaies d’Égypte (suite) Nous sommes à l’aube de la libération d’Égypte. Moïse, le prophète bègue élu par Adonaï 56, s’en vient trouver son frère de lait pour le convaincre de laisser partir son peuple. Kémet ayant été naguère la terre d’accueil du peuple hébreu, avait fini par devenir son geôlier, « maison de servitude ». Il 55 Rigoureusement parlant, le froid ne rend pas malade, contrairement aux virus. 56 On notera au passage que le mot Adonaï est un pluriel signifiant « mes Seigneurs », comme Élohim – « les dieux » –, bien que le verbe qui s’y conjugue s’accorde au singulier ; de quoi laisser perplexe plus d’un commentateur. 305 est de préciser, à cet instant de l’exposition, qu’il n’y eut bien sûr jamais en plus de trois millénaires d’histoire d’esclave ni d’esclavage en terre des pharaons. On regrettera de ne pas pouvoir en dire autant des cités grecques qui furent à maints égards aux fondements de notre civilisation. Une preuve, pour ceux qui en doutaient, que la barbarie se délaye parfaitement dans la démocratie. Comme le whisky-coca. Or, toutes les fois où Pharaon s’apprête à céder à Moïse, Yahvé retient son sceptre et l’en dissuade. Chaque fois que Pharaon se laisse atteindre et attendrir par la souffrance des siens ; chaque fois qu’il tend à accéder à la requête du peuple d’Israël, il nous est rapporté que « le Seigneur endurcit le cœur de pharaon, qui n’écout[e] pas Moïse et Aaron, comme l’avait dit le Seigneur à Moïse » (belle pétition de principe). Et Pharaon ne lâche pas l’affaire. Dieu fait en sorte qu’il ne lâche pas l’affaire. Pharaon persévère ; le Père sévère sévit encore ses vices envers ses pairs... Si bien qu’il semblerait, à s’en tenir au texte, que le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob » se complût de manière un tant soit peu perverse à la démonstration. À quoi rime cet acharnement ? Une récente exégèse voudrait voir dans cette opiniâtreté manifestée par le despote, dans son obstination à maintenir son joug en dépit du bon sens et de la défaite successive de chacune de ses idoles (une plaie = une victoire de Yahvé sur une figure du Dieu d’Égypte), la revanche symbolique des auteurs de la Bible sur le souverain Nékao II, lequel avait assassiné le roi Josias cependant même qu’il tentait de négocier la paix avec le pharaon57. Pas cool, Raoul, les Hébreux ont les boules. 57 Cf. I. Finkelstein, N.A. Silberman, La Bible dévoilée : Les 306 Le portrait de Pharaon (l’emploi du terme est ici générique) hérite ainsi latéralement de tous les attributs péjoratifs qui étaient jusqu’alors la chasse gardée d’Akhénaton – pas le rappeur (Philippe Fragione de son vrai nom ; la vie est pleine de cruautés), le pharaon maudit. Akhénaton, alias Amenhotep IV, devait effectivement cette sinistre réputation à son effort pour imposer la réforme amarnienne. Réforme traumatique réduisant à une unique représentation le polymorphisme synecdotique du Créateur (la religion de l’Égypte antique n’a jamais cessé d’être un monothéisme) : celle de Rê-Horakhty. Réforme qui déniait l’existence d’un jugement post-mortem, de l’existence prolongée dans la Douat, de la transfiguration du mort devenu Osiris-N. Réforme qui passa mal auprès de la cléricature. Les « officiants », les « ritualistes » (le pharaon lui seul est prêtre en son pays) et même les successeurs du pharaon l’eurent pour le coup suffisamment mauvaise pour que le nom d’Akhénaton soit martelé – à la manière dont un Staline galvanisé par la Grande Purge revisitait à l’effaceur les daguerréotypes sur lesquels figuraient les traîtres à la cause (dont certains membres de sa famille) –, tandis que son action allait être effacée de la geste d’Égypte. Akhénaton devenait un étranger, impie, usurpateur (tout comme « Pétain n’est pas la France ») que l’on n’évoquait plus qu’à demi-mot faute de pouvoir l’écrire ; une mémoire refoulée, mais dont le spectre menaçant servirait d’aune à tous les futurs rois tyrans. Dont « Pharaon ». Ce qui n’explique pas nouvelles révélations de l'archéologie, 2001. 307 encore pourquoi lorsque l’Horus galeux transcende sa complexion « séthienne », Yahvé s’acharne à le rendre inflexible. Il se pourrait que le divin YHWH ait conservé de sa prestation dans la Genèse une propension perfide à susciter lui-même les torts qu’il aime redresser. Il faut avoir l’esprit un tantinet sinueux pour repiquer au centre de l’Éden l’Arbre de l’interdit, telle la Croix du pêcheur. Non moins pour sanctionner un choix que ni Adam (ignorant du Bien et du Mal) ni Pharaon (victime de manipulation mentale) n’étaient à même de faire… Coquilles en Bible Assez bouffé de la « pomme d’Adam ». Pour recadrer certains errements rédhibitoires de traduction, rappelons qu’il est question du « fruit » (du lat. pomum) et non de la pomme, de la papaye ou de la poire Williams de l' « Arbre de Connaître Bien ou Mal » (non pas, encore une fois, de la Connaissance du Bien et du Mal). Les mots ne sont pas des ornements. Tous ont leurs places et leurs raisons. Le moindre son, la moindre lettre. La moindre métathèse est lourde de conséquences. Ainsi, « connaître bien ou mal » ne renvoie plus à la question de la morale ou du « mal radical », mais à celle de l’erreur. Le Dieu chrétien ne crée pas l’homme pécheur ; pécheur, il le devient, en mésusant de sa liberté. Lors, pour Platon non plus que pour Augustin, le mal n’est volontaire. Toute chose – écrit le Stagirite – tend vers sa fin (télos), qui est son bien et son accomplissement (entéléchia) ; vers le bonheur (eudaimonia) qui est le souverain bien ; vers 308 Dieu, ajoute Thomas d’Aquin qui fonde la scolastique, substitut du « premier moteur » que la créature imite (elle est « à son image ») autant par son effort pour persister dans l’être (si Dieu est éternel) que dans son mouvement (si Dieu est l’acte pur) que dans son œuvre de génération (si Dieu est créateur). Trois mots seulement, dont trois articles, et toute l’histoire de la théodicée eût été chamboulée… Adam perd sa moitié Notons que le premier « homme/hominidé » – parce que le prototypique – est androgyne. Adam (« le Glébeux ») était – comme Dieu – hermaphrodite avant la ponction d’Ève : « Élohim dit : “ Faisons Adam, à notre image et selon notre ressemblance, qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail et sur toute la terre : sur tout ce qui se meut à la surface de la terre. ” Et Élohim créa l’hominidé, à son image ; à l’image d’Élohim il le créa ; mâle et femelle il le créa » (Gn. 1:26-27). On lit encore en Gn. 2:21-22, d’après la traduction classique de L. Segond, qu’« alors l'Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit ; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. L'Éternel Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise de l'homme ... » Le mot hébreu tsêla ici rendu par « côte » se traduit également « côté » – l’équivalent de la « moitié ». Aristophane, dans le Banquet, était en cela plus proche de l’anthropogonie biblique que les exégètes chrétiens. Le commencement se confondant avec la fin, l’humanité est appelée à retrouver après la fin des temps 309 l’unicité de sa première nature : « lorsque l’on ressuscite d'entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans les cieux. » (Jésus « cité par » Marc dans Mc. 12:25). L’être angélique des bienheureux n’est pas différencié. Le Christ affirme, pour les élus, la réfection de la complétude originaire ; restauration du « corps glorieux » qui ne participe d’aucun des deux principes dès lors qu’il est les deux principes ensemble. Métamorphose du mauvais œil Nous voudrions que « mauvais œil » appartînt au passé. Mais le passé ne nous appartient pas, et moins encore de décider ce qui lui appartient. Le mauvais œil qui frappe et hante celui qu’il frappe ne s’est pas clos avec la parenthèse obscure de la superstition ; pas plus que la superstition ellemême n’est une parenthèse close. L’œil a su s’adapter. Il faut changer de focale, concevoir l’œil non pas comme origine, mais comme révélateur de la misère humaine. Non plus comme maléfice, tourment, fruit du ressentiment ; non plus comme sortilège – apanage du bouc émissaire – suscitant pauvreté, famine et affliction partout où porte le regard. Le mauvais œil s’inscrit bien comme jamais dans le folklore des marginalités. Il stigmatise toujours ces êtres parasites que l’on préférerait voir morts et dont la seule conscience que nous les préférerions morts nous donne mauvaise conscience : le mauvais œil, c’est la mauvaise conscience. « L'œil était dans la tombe et regardait Caïn ». 310 C’est la mauvaise conscience qui suscite moins la peur que la culpabilité. Parce qu’elle éveille en nous cette faculté originaire, éteinte par l’individualisme rampant de la société postindustrielle. Ce sentiment presque aboli en l’homme de la consommation, le « dernier homme » ; soit le bourgeois cossu dont toutes les vertus mâles et créatrices se sont vues liquéfier dans le tout-à-l’ego. La culpabilité, liée à la pitié au sens noble du terme. Non celle – chrétienne, dominatrice – que dénonce Nietzsche, qui se complaît à frapper l’autre à terre, mais celle qui donne comme à soi-même, sous un rapport d’égalité. Rousseau, de cette passion, faisait une « extension de l’âme » : le fait de se sentir soi chez l’autre. Elle est, pour Levinas, le propre du visage, porteur d’une exigence éthique. Nous y venons. Chaque siècle a ses démons. Le mauvais œil n’est plus celui que jettent les émissaires du diable : il est celui de la misère mendiante. Nous sommes taillés pour jouir. Élevés avec la fièvre acheteuse dans une culture qui a horreur du vide. Et sommes pourtant chaque fois saisis par une stupeur étrange lorsqu’accroche un regard rompu à l’infélicité. L’œil du paria, l’œil haïssable du pestiféré nous dépossède de l’illusion que le monde tourne rond. Il nous met « hors de nous », nous contraint à « changer d’orbite ». C’est l’œil accusatoire du « sans-foyer » que nous fuyons pour nous soustraire à l’expérience qu’il nous impose : celle de la sympathie (« souffrir avec »). Une expérience qui nous rappelle à notre humanité, restaure un bref instant ce sens anoxidée de la fraternité. Le mauvais œil frappe le passant de scrupules incompatibles avec son idéal de vie, et dont il ne peut se 311 délester que par le versement de l’obole. Une pièce pour soulager le prurit. Charon, alors, rend à son acquitté le droit d’aller son chemin sur « la laie des Champs-Élysées » (rive gauche). Lycanthropie et steak tartare « Quand on a goûté à des entrailles humaines, hachées parmi d’autres provenant d’autres victimes sacrées, il est fatal qu’on soit mué en loup ». Platon, République L. VIII, 565d ; voir aussi L. X, 566a, 571d. Turlutte sous la capote Les aspersions sous la soutane écornent régulièrement l’image d’une Église moribonde. Les enfants de cœur sont écœurés, les curés rendent l’étole, les lobbys gays du Vatican font démissionner le pape. Ah ma bonne dame ! il n’y a plus de morale ! Que de messes basses et de basses messes ! Que de scandales dont l’évocation seule dissuade les vocations ! Le catholicisme à ce train-là ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir. Souvenir de moinillons abstèmes qui, eux au moins, savaient se tenir (ou se débrouiller entre eux). Qui trop tire n’attire plus. La « Bonne Nouvelle » (euangélion) accuse un net recul sur la planète. Ce qui n’est pas le cas, semblerait-il, en Amérique latine et sur le continent noir où le christianisme progresse au pas du missionnaire (bien que 312 la pénétration soit en Afrique – c’est bien connu – plus longue et plus rigide qu’en Occident). Mais pourquoi Dieu le catholicisme serait-il la seule chapelle éclaboussée par les scandales de pédophilie ? Réponse par les intéressés : parce que les enfants juifs et musulmans sont moches. On a les alibis qu’on peut… L’indépendance des médias Coup de projecteur sur l’état de collusion de notre très chère presse. Napoléon soutenait qu’« un bon croquis vaut mieux qu’un long discours »… 313 314 Organigramme des détenteurs et actionnaires majoritaires des principaux canaux d’information français et de leur « franche-connexion » avec les industries de l’armement.58 À noter que chaque année, les holdings de Dassault, Rothschild, Bouygues et Lagardère ponctionnent plus d’un demi-milliard d’euros de subventions sur le trésor public pour faire tourner leurs rotatives. Le dernier rapport parlementaire en date sous-évalue bravement l’octroi à 516 millions versés en 2013. C’est le budget de la propagande. On aimerait se rassurer en rétorquant que les pisse-copie ne sont pas tous vassalisés. En oubliant peut-être que les pigistes travaillent en grande majorité sous CDD, sur un siège éjectable ; précarité peu compatible avec l’esprit de révolte. Quant aux éditocrates placés, aux journalistes en chaire, une niche fiscale (celle-là, peu dénoncée) leur offre de déduire 7650 euros de leurs revenus imposables. Chien « a » la niche qui ne mord plus. Qu’on cesse alors de nous vanter l’ « indépendance de l’information » – sauf à considérer qu’elle se rapporte aux faits. Source : Horizons et Débats (Zeit-Fragen) : « Journal favorisant la pensée indépendante, l'éthique et la responsabilité pour le respect et la promotion du droit international, du droit humanitaire et des droits humains ». 58 315 Draw me a sheep 80 % des dessins animés qui sévissent sur les chaînes spécialisées pour la jeunesse en France arborent des titres américains. Les génériques sont à l'avenant, entonnés en américain, entrecoupés de pub pour céréales américaines. Le phénomène touche également les productions françaises au désespoir du CSA et des associations de parents, exaspérés de cette incartade hebdomadaire de l’Oncle Sam dans le pignon de la chair de leur chair. C’est le pavois du dominant, l’éclat du soft power, l’éclipse de Molière. On pourra donc tout reprocher à Dorothée et à Bernard Minet ; au moins travaillaient-ils pour la francophonie… L’avariété française « De souche », la bobosphère chante en américain. « De greffe », l’émigration chante en français. D’une part, Daft punk, Woodkid, Lana Del Rey ; de l’autre, MC Solaar et Stromae. La scène pop rock du benêt bourge atlantolâtre tresse ses lyrics (type Nouvelle Star) avec des slogans de marques publicitaires. Ni plus ni moins que du lavage de cerveau. Il n’y aura bientôt plus que le slam et le rap noir né des ghettos pour (més)user du dictionnaire français. Les cariatides de la culture française ne sont pas toujours les plus prédestinées à l’être. 316 L’animateur (se) livre Untel, animateur télé, excrète un nouveau livre. Disons plutôt, le signe. L’animateur n’a pas son bac. Les gens célèbres ont heureusement cela de commun avec les politiques qu’on ne leur demande pas de savoir écrire pour faire écrire leurs livres. Le titre ? Entre la plainte et le clin d’œil complice, se demande « quoi faire de l’intéressé ». La réponse, affligeante, ne prend personne au dépourvu : cinquante années de carrière dans le théâtre de l’audiovisuel, une smala génétique placée aux plus hauts postes de France télévision, un best-seller. Un seul ouvrage, son « autobiographie » (l’a-t-il seulement ouverte ?), suffit à propulser le présentateur vedette sur le pyramidion bénéficiaire des trafiquants de papier. Syndrome du mobilier bancal (« beaucoup de table à caler, ventes à la clef »), la clientèle dégaine à perte. Les libraires mangent leur oreiller. Et ce n’est rien dire du principal bénéficiaire et artisan de ce superbe coup de Trafalgar : son éditeur, Robert Laffont. Dealer de contrefaçon qui peut encore une fois s’enorgueillir d’avoir tapé dans le palmarès avec quelque 311 569 œuvres écoulées. Même BHL, avec tous ses potos dans le business, ne dépasse pas le kilo annuel des exemplaires d’exposition. Encore n’est-il question que des estimations fournies par Edistat (équivalent de Médiamat en bibliometrie), établis sur la base des seuls formats poche et broché. Autrement dit, sans tenir compte de l’hémorragie des versions numériques. Ce qui porte la balance des comptes à 75 % des stocks 317 dilapidés depuis novembre 2007. La maison-mère qui prévoit large prévoit encore de nouveaux tirages. Succès d’estime pour le fumeux animateur ; 12 succès commercial, liquidation par caisses. La cavalerie fait des percées sans retour. Performance olympique qui n’est pas sans devoir aux efforts déployés par les distributeurs pour clapir au chausse-pied chez tous les Elzevir de France et de Navarre, quelques centaines pièces assorties de goodies et de tarifs préférentiels pour les plus volontaires. Un triomphe marketing ourdi à la faveur d’une promo au marteau-piqueur et d’un accueil dithyrambique de la part de la pige audiovisuelle. Tous les programmes. L’animateur les a tous faits. Tous les plateaux. Toutes les écuelles. A fait la quête à sous. Partout. Tous ont donné (il leur sera rendu) à hauteur de leurs ambitions. Et nous de subir, contraints mais résolus, ce saumâtre et poisseux téléthon à la catalane 59. Au point de se demander si l'utilisation d’une telle débauche d’intox en période non-électorale n'est pas contrevenante aux accords de Genève. Mais qui donc, à la fin, est ce curieux loustic ? At-on besoin d’un nom ? L’animateur (se) vend On n’arrête pas un train en marche. Pas sur de si bons rails. On ne conçoit pas que la locomotive express cale au premier virage. Tant que la logistique suit, aucune raison ne 59 Pardon… 318 saurait faire que la machine commerciale boulonne en rase campagne. On huile les cathéters, remonte les voitures et revoilà notre animateur frais comme une tanche, prêt à remettre ça. L’écran de fumier n’est pas encore levé que l’auteur bonimenteur déjà, repart comme en quarante. Voici donc l’homme aux mille casquettes qui récidive cette rentrée littéraire (octobre 2013) avec une seconde – et espérons dernière (la toxine botulique reste un poison violent passée une certaine dose lytique) – autofiction. Avec le choix très pertinent d’un titre plein d’espoir, une fois n’est pas coutume. Évocateur de l’affaissement de la célébrité qui frappe tel un éclair fugace déchirant le ciel noir et lourd de la nuit d’août. La lumière, puis l’oubli, écrit-il en substance. C’est tout le bien qu’on nous pourrait souhaiter. La foi, le doute et le salut Deux sotériologies de la foi et de la connaissance. L’une fidéiste, l’autre sceptique. – La plus anagogique, d’extraction sémitique, repose sur le canon du dogme. Le dogme, ou le credo, ou la doctrine, n’est pas une connaissance, mais une révélation. Elle est une vérité, écrit Pascal, sensible par le cœur. La conception chrétienne peint ainsi le « savoir » aux couleurs de l’orgueil et comprend le « dessaisissement » sous l’espèce de la grâce. L’inscience conditionne la révélation. Pas de croyance sans abandon. Pas de salut sans abandon. La chute caractérise la déchéance de l’homme ayant rompu d’avec son innocence 319 première en se laissant contaminer : moins par la faute, la macula, que par l’erreur. L’homme juge et dès alors, se trompe. Ainsi devient-il perméable au mal. Tel est le prix de son libre-arbitre qui dédouane Dieu du mal. Le diable ( dia bolos, celui qui rompt), l’a séparé de Dieu. « Croyez, vous serez éternels ! » L’Éden exprime l’adéquation parfaite entre puissance et volonté. L’homme entend Dieu selon sa volonté et vit dans la contemplation. Passif il reçoit sa lumière pour les siècles des siècles. « Cessez de croire, doutez en moi et vous serez déchus ! » L’homme cesse de croire ; désobéit ; parjure : il accuse Ève de l’avoir tenté. L’homme, agissant, en devenant libre, est devenu misérable. Il lui faut désormais, chassé du paradis, reconquérir sa première dignité en sillonnant l’histoire comme un chemin de croix, comme une résipiscence. Trouver la voie, pour les suivants de Pierre, sous la houlette (le bâton pastoral) de la cléricature. « Hors de l’Église, point de salut ». Parce que l’Église, plaide Augustin, est à l’imitation de la cité de Dieu. Ainsi, qu’ils soient plus largement chrétiens, juifs ou musulmans, pour les monothéistes, le mal gît dans le doute. – La plus philosophique, d’extraction hellénique, repose sur le principe de l’épochè. Celle-ci n’est pas une connaissance, mais un effort constant pour s’en sauver, en tant que toute connaissance porte les germes de sa dissolution. C’est en effet « parce que j’ai cru » que ma vérité s’est effondrée. Or dans le monde classique, jusqu’à Descartes et Kant, écrit Foucault, il n’est de sujet que « transformé » par son savoir. Pas de « substance » abstraite et détachée qui saisirait la vérité comment ob-jet distinct de son essence. 320 Tout est en lien, évolutif et co-nnaissant. Dissoudre une vérité – qui n’en était pas une –, et c’est un peu de soi qui meurt. Le scepticisme antique, aux antipodes du christianisme, rejette ainsi comme nulle et non avenue l’indexation du salut sur la foi. Il ne rend que plus obvie la rupture radicale que marque le monothéisme sur la sagesse antique. Se met en porte-à-faux vis-à-vis des « révélations ». Il y a bien dessaisissement ; mais de ses opinions, et non de son esprit critique. Croire ne sauve pas, mais bien plutôt expose. Le doute seul est témoin de stabilité, et le bonheur ne peut résider que dans le pyrrhonisme. Le mal gît dans la dogmatique. En théorie, serait-on tenté de dire. La position de l’absence de position n’étant, en fin des fins, guère plus tenable que la foi dans les mystères. Sceptique ou dogmatique, ces deux planches le salut ne passent pas l’épreuve de la pratique. Elles font, aussi bien l’une que l’autre, l’impasse sur un détail qui a son importance : on ne choisit pas de croire ou de ne pas croire. Il n’y a pas d’agenouillement qui, par conditionnement, accréditerait ce qui paraît impossible ; non plus que de volonté, si affirmée soit-elle, en mesure d’obtenir le sursis du jugement. D’où l’exigence d’une troisième voie, hors des sentiers battus, qui reste à déblayer. « Un enfant est battu » Connu pour ses postures aux antipodes de la « pédagogie de la négociation » ; adversaire déclaré des théories de l’éducation née dans les eaux turbides de soixante-huit à la 321 croisée de la doxa rousseauiste et de l’irénisme célébratif à la Dolto (que les lecteurs avérés de Rousseau et de Dolto auront du mal à reconnaître) ; fauteur de livres à contre-emploi de la proskynèse de l’enfant-roi dans une époque où le fantasme de toute-puissance originaire rencontre les deux messages emblématiques de la société de consommation : « vous pouvez tout avoir (où je veux, quand je veux) » ; « vous avez droit à tout » (le client est enfant-roi), le pédiatre Aldo Naouri vient ce matin encore, à la tribune de France Culture, d’indigner la rombière avec l’un de ses slogans rassis et pondérés dont il a le secret : « il faut brusquer l’enfant » ! « Brusquer l’enfant », une formule malheureuse qui signifie non pas sortir les martinets et les lanières de cuir, mais imposer des parapets. Dans un pays où un mariage sur trois finit par un divorce, dont un sur deux en métropole, la stabilité de la famille n'est plus bâtie autour du couple, mais autour de l'enfant. C’est à lui désormais qu’incombe la tâche de faire du lien. D’assurer l’unité. Lui qui n’est pas encore « construit » doit soutenir tout l’édifice. C’est une pression qu’un gosse sans parapets ne tient pas sur la distance. Des cadres, c’est la réponse de Naouri. Planter des balustrades sécurisantes de part et d’autre du grand pont suspendu de la vie. Au risque de venir s’y heurter. Quitte à plus tard, lors des retours d’angoisse, lorsque survient la crise d’adolescence, ré-éprouver la fiabilité de ces garde-fous pour voir s’ils sont aussi solides qu’ils en ont l’air. « Brusquer l’enfant », cela signifie d’abord, pour le pédiatre, sortir du 322 tout-démocratique qui crée plus de pathologies mentales que de citoyens « à l’aise » dans leur « moi-peau » (Anzieu). On mesure le défi aux faits d’actualité. « Un enfant est battu », titre la presse60 ; un père, en Suède, applique une fessée à son fils… et se voit condamné à une amende de 1500 euros avec sursis sur délation de son ex-femme, visiblement peu jouasse de s’être fait déposer avant les noces d’argent. Voilà où nous en sommes. Le père sévère sévit C’est l’histoire d’une mère qui attend son deuxième enfant. Elle a lu tout Rufo ; elle a lu tous les livres de pédopsychiatrie. Sa fille la sollicite un jour et lui demande ce qui se passerait si elle jetait son futur frère par la fenêtre. La mère, fort inspirée, lui retourne une explication la plus intelligente et la plus avisée du monde sur l’amour familial, les relations parents/enfants, frères/sœurs, sur la tendresse qui ne s’ampute pas, etc., etc. La fille retourne voir sa mère dès le lendemain et lui repose la même question. La mère reprend tout à zéro (pédagogie, quand tu nous tiens…) ; et le manège repart, et ça recommence, tous les matins comme en quarante jusqu’au jour fatidique où le père jusqu’alors exclu 60 Bon point d’érudition pour ce qui concerne la référence à Freud, à l’article éponyme du père de la psychanalyse. Dommage que Freud n’y parle pas d’éducation – mais de syndrome masochiste. C’est tout l’inconvénient, communément journalistique, de s’en tenir aux titres… 323 des discussions, est présent dans la pièce. « Qu’est-ce qui se passerait si je jetais mon frère par la fenêtre ? » Le père se lève et donne, du tac-au-tac : « je t’y jetterais avec ». La gosse n’a pas cru bon de rempiler. Quant au mari, il s’est évidemment fait incendier par son épouse. Traiter de tous les noms d’oiseaux. C’est qu’on n’a pas idée de « traumatiser » comme ça ces pauvres chérubins qui ne demandent qu’à « comprendre ». Tout se joue dans la latence. Exit l’éducation de papa. Exit papa, c’est encore mieux. Plus de « ravages de cerveau ». Comprendre, c’est essentiel à l’équilibre psychique. Mais le modèle démocratique est-il si pertinent en milieu familial ? Supposons un instant que le père ne soit pas intervenu. La fille aurait peut-être fini par « comprendre » d’elle-même. À la Rousseau, à la Dolto ou à l’usure. Mais aurait-elle compris, elle n’en aurait pas moins conçu en grandissant une culpabilité sourde à l’égard de son frère. Elle s’en serait voulue d’avoir aussi longtemps ne serait-ce qu’envisagé sa mort. S’en serait suivie une surcompensation semblable aux excès des mères poules qui s’éreintent à expier leur mépris post-partum de l’enfant surinvesti. Que retirer de cette anecdote ? Ceci que l’explication est nécessaire mais à soi seule, sans l’acte autoritaire, ne vaut pas mieux que l’acte autoritaire ôté de son explication. Ceci que la loi désincarnée ne permet pas d’élever à leur surmoi ce que Freud appelait des « pervers polymorphes ». Preuve que la « brusquerie » peut éviter parfois bien des années de psychanalyse. 324 Prison break Un brin de provocation pour le plaisir gratuit de syncoper nos lecteurs attiédis par de longues digressions. Face au problème de la surpopulation carcérale qui, faut-il le rappeler, a valu à la France une condamnation par la cour de justice européenne, ont été évoquées deux portes de sortie. L’une proposée par Manuel Valls, ministre de l’intérieur, consistait à inaugurer de nouvelles structures pénitentiaires en vue de ramener la proportion des places disponibles par habitant au niveau de la moyenne européenne. L’autre, parrainée par Christiane Taubira61 dans le cadre de la réforme pénale, visait à limiter les incarcérations au minimum minorum afin de désertifier les centres de détention. On a juste oublié de mentionner une tierce solution, naguère la plus courante avec l’exil : l’euthanasie. Comme quoi, quand on cherche bien… Hommes de culture « Les hommes sont sortis de terre comme les épinards ». 61 Parce qu'avec Valls en face, Fabius au Quai et à Bercy « Moscovichie », il fallait bien sortir l'artillerie lourde pour que la gauche qui rêve d'être toujours de gauche se persuadât qu'elle l'est encore. Et puisse passer en force et en dernier recours, en déployant l'antiracisme pare-feu de la contestation (cf. l’affaire « Y’a bon ! »). Jurisprudence Dati. 325 Empédocle, Ve siècle avant J.-C., cité par Varron, Fragments des Satires, fr. 27, Ier siècle av. J.-C. Quand y’en a marre… La mondialisation impose aux multinationales d’adapter leur image aux idiotismes de leur cœur de cible. Cela demande un peu de jugeote et pas mal de souplesse. Il n’y a qu’en France que McDonald’s vend des burgers avec du pain complet. Dans le même ordre d'idées, le célèbre chewinggum au conditionnement jaune, pour s’exporter, a dû se défaire de l'imagerie clivante du nazi baraqué qui avait cours depuis 1969 ; une perte sèche pour un chat tout pourri (tout le monde aime les lol-cats) affublé d’une cravate et de lunettes jaunes pisse. On dit adieu à Monsieur Malabar pour le matou Mabulle. Place aux nouvelles « mascrottes » : Avant Après Perso, je préférais le nazi… 326 Critères de la propriété On pourrait définir très simplement la propriété – en distinguant celle-ci du « droit d’usage » –, par la capacité que nous avons, non pas à garantir contre la perte, mais à détruire ce que nous possédons. Le suicide, les scarifications et les mutilations restent en ce sens la garantie que notre corps, donc notre esprit, nous appartiennent en propre. Par contraposition, ce qui résiste à notre pulsion de mort ne nous appartient pas. Une image postée sur Facebook reste à jamais sur les serveurs, quoique vous décidiez d’en faire. De même que la « réfutabilité » ou la « falsifiabilité » d’un énoncé atteste de sa valeur scientifique, l’ « effaçabilité » actuelle d’une chose témoigne de ce qu’elle est « accapararable » et par là-même, cessible. L’instinct de contrôle Il n’y a peut-être pas de hasard à l’inflation et au renforcement des dispositifs de contrôle de l’information qui s’observe actuellement sur Internet. Pas de hasard : une covariance. Moins les États-Unis ont d’influence sur le monde matériel – déclin oblige –, plus ils resserrent leur ascendant sur le monde numérique. C’est la logique de la compensation, de la clepsydre ou plus prosaïquement, des vases communicants : on regagne d’un côté ce que l’on perd de l’autre. 327 Les femmes et le droit de vote Si l’on en croit le cœur compact des vierges pédagogiques, il n’y eut jamais de toute l’histoire de la démocratie population si mal considérée que celle du deuxième sexe. Les choses sont claires (Chazal) : les femmes, sans appétence ni compétence, se serait vues, depuis l’Antiquité, réduites à leurs fonctions de mères. Celle d’allaitantes et celle d’économistes (oikos nomos : « gouvernance du foyer »). Les femmes n’auraient pas eu part au logos (« raison », « discours » ; rendu par Cicéron : ratio et oratio) ; pas eu leur mot à dire. Pas même à l’Ecclésia d’Athènes, fine fleur de la cité grecque, « le monde le plus bavard de tous », rappelait souvent Aubenque (citant clandestinement Burkardt) ; pas même à la Pnyx. Juste au lavoir ; à la limite, comme rien n’est jamais sûr. Les parthénoï devaient s’ennuyer ferme à la maison. De longs dimanches à ne rien faire ; rien d’autre que la tambouille, confinées dans leur box comme des truies en stabulation. Et ce depuis la nuit des temps. Voilà du moins l’image que l’on s’en fait. Une légende colportée par une frange féministe à courte perspective qui ne semble pas avoir connu le Moyen Âge. Car Simone a beau voir, elle n’entend pas grand-chose aux longues périodes. Les femmes pestiférées de la politique ? De quel bloc de bêtise chu d’un désastre obscur tire-t-on cette assurance ? On a beau dire et se faire plaindre, les femmes n’ont pas été, au moins en ce qui concerne le droit de vote, les galeuses du banquet. Il y eut bien sûr les étrangers ressortissants de l’Union européenne qui ne l’obtinrent qu’en 1992 avec la ratification de Maastricht, 328 bien qu’amputé du droit d’éligibilité. Il y eu aussi, vingt ans plus tôt, le péril jeune avec Giscard d’Estaing (non sans visées clientélistes ; démagogie : domaine dans lequel l’homme excelle – comme un certain tableur) et l’abaissement en 1974 de la majorité à 18 ans. Mais bien avant cela, comme on eut trop tendance à l’oublier, il y eut les militaires. Ce n’est qu’en 1945, à l’issue de la guerre, un an après l’octroi de la fameuse carte au deuxième sexe, que la « Grande Muette » pourrait enfin se délester de son sobriquet. Un soldat, jusqu’alors, « ne faisait pas de politique ». On ne pouvait pas tout à la fois élire l’exécutif et y appartenir – être « à sa solde » (anciennement « sel », denrée précieuse et chère servant de « salaire » comme les « épices » ont donné les « espèces »). Plus dirimant ceci que les femmes prenaient part au scrutin de façon coutumière jusqu’à ce qu’on les en congédiât. Les femmes et le droit de vote (suite) C’est là l’autre bémol, l’autre anicroche qui nous retient effectivement de considérer l’élargissement du suffrage faiblement universel aux femmes comme un acquis tardif : le fait qu’elles en aient disposé – ou disposer de l’équivalent – au moins depuis le XIVe siècle. Le roi Philippe le Bel se garda bien d’écarter les matrones de ses États généraux. Ses successeurs maintinrent la tradition, pour chaque session de convocation depuis 1302. Cela jusqu’au tournant marqué par la révolution. Jusqu’à l’infâme Sieyès, « Lumière » jusqu’au troufion qui partageait en grande partie les idéaux bourgeois 329 de ces artisans et partisans de la terreur ; jusqu’à Sieyès sa fameuse démarcation pédérastique du 20 juillet 1789 entre les citoyens « actifs » et leurs consorts « passifs ». « Actifs », les bons payeurs, les bons propriétaires. « Passifs », les femmes, les étrangers, les fils de la nation, ainsi que tous ceux – majoritaires – ne pouvant s'acquitter du cens électoral, les nue-propriétés. Le réservoir des élites et le bassin des pauvres – « bassin » prendra ici le sens qu’il vous siéra. L’humiliation n'est pas plus agréable, mais elle est maîtrisée, emballée dans du bruit avec un joli nœud. Les femmes propriétaires de fiefs furent dès alors conviées par les caciques de 1789 à se faire représenter par un ambassadeur de la gente masculine. Ce qui n’engage rien d’autre, en langage moins sophistiquée, que l’éviction expéditive des explétives du champ de la délibération publique : les hommes ne pesant que d’une voix (dénombrement par tête) ayant aussi, d’abord, leur voix à faire entendre. À Mélenchon qui se félicite ingénument du rôle joué par la maçonnerie française dans la révolution et l’émancipation des femmes, on pourrait rétorquer qu’il n’en a pas toujours été ainsi (– qu’il n’en est toujours pas ainsi : la maçonnerie traditionnelle n’acceptant toujours pas les femmes). Et pourquoi donc ne seraient-elles pas aussi « dignes des loges » ? Pourquoi cet ostracisme ? À cela deux raisons. Qui ne sont évidemment pas celles que présentent pour décisives les féministes adeptes de la lutte des sexes (misogynie, phallocratie, on ne varie pas les tons). Ne comptons pas sur les manuels pour remettre les pendules à l’heure. Les révolutionnaires n’étaient pas dupes 330 de l’autorité morale des paroissiens et des abbés de campagne sur les esprits flexibles de leurs ouailles. Les femmes pensaient comme les curés ; les femmes ne pensaient pas. Eussent-elles dû s’engager, ç’aurait nécessairement été pour la restitution « à qui de droit » des biens de l’Église, de ses propriétés foncières, immobilières et mobilières mises sous séquestre ou vendus aux chandelles. Nécessairement pour la restauration de l’autorité des ordres, à contretemps des acquis « égalitaristes » de la révolution. Quant au pari de l’éducation, il y n’avait guère que Condorcet pour faire semblant d’y croire. Olympe de Gouges serait liquidée sans sommation en place de Grève cette même année 1791 qui verrait proclamer notre Constitution. L’autre raison qui jouait contre leur chapelle était qu’elles n’étaient pas – tout du moins pas de la même manière que leur mari – engagées par la conscription. C’était encore l’époque où le « droit des gens » rendait ses comptes à l’Assemblée. La guerre est aujourd’hui devenue, selon toute apparence, une affaire trop sérieuse pour être abandonnée à ceux qui y prennent part. Conservatrices, réactionnaires et loyalistes ; planquées et casanières, les femmes étaient la rébellion qu’il fallait endiguer. Leur sort était scellé. Il leur faudrait attendre aux 1920 USA, et vingt ans de plus en France pour que leur pleine citoyenneté leur soit restituée. Comme disaient nos grands-mères, « quatre ans d’occupation, c’est long » ; alors pensez, un siècle et demi passé à ne rien faire, on est en droit de l’avoir mauvaise… 331 Des passions séculaires À chaque époque son idéal. Chaque siècle est mu par un certain Zeitgeist, reflet de son génie et de ses aveuglements. La grande valeur européenne du XIXe siècle postrévolutionnaire aura été, comme l’avait bien identifié SaintJust, celle du « bonheur » ; aspiration individuelle et non plus collective s’articulant autour de la famille bourgeoise et de la propriété. Le XXe siècle fut – pour citer Tocqueville – celui de la « passion de l’égalité ». Les distinctions sociales se résorbant dans les tranchées prendront alors avec le socialisme l’expression politique d’une idéologie. Au paradis privé (« pour vivre heureux, vivons cachés ») succède une utopie totalitaire sans concession, appelant a toujours plus d’homogénéité. Le XXIe siècle semble parti pour être celui de la « célébrité ». En soi, pour soi, autotélique. Célébrité venue pallier la désertion du sens dans une époque marquée par l’explosion des médias de communication. « L’identité malheureuse » Appelons les choses par leur vrai nom. Des immigrés légaux qui font des compromis avec leur société d’accueil, ce sont des intégrés, des citoyens et – s’il leur plaît – des nationaux. Des immigrés légaux ou clandestins qui vivent 332 sans concession leur langue, leurs lois, leur mode de vie, ce sont des colonisateurs62. Les bonnets rouges « La présidence prend acte des revendications des paysans bretons ». Il les a vus, il les a entendus. – Et quoi ? Entendre n'est pas écouter, voir n'est pas regarder. Renouvellement de la philosophie On dit que la philosophie traite de l’universel, de l’intemporel et en cela, ressasse toujours les mêmes pensées. Qu’elle brasse, rumine et régurgite comme un estomac de vache remue son herbe pour sécréter son lait. Ne cédons pas à ces refrains, à ces assertoriques dépréciations qui se prévalent d’être lucides quand elles sont juste molles et floues. Quiconque s’y penche sait qu’en philosophie, tout n’est pas kantien. Il y a aussi des choses nouvelles. Qui veut la guerre… Ce presque-rien qu’on a (juste) omis de préciser à propos de la seconde guerre mondiale ; ce que vous ne lirez jamais dans les manuels ; ce que vous avez toujours voulu savoir sur Paroles de parrhèsia. Au bon souvenir du temps jadis où l’on pouvait s’autoriser des sorties de route sans craindre le fossé… 62 333 les hostilités sans jamais oser le demander ; tout cela et pis encore, en somme – et en produit et en racine de neuf –, tout ce que vous auriez dû savoir et qu’on ne veut pas que vous sachiez ; tout cela n’aura de cesse, à l’heure de l’Internet, que d’être divulgué. Et caricaturé. Il faut sans plus tarder prévenir en enferrant l’abcès. Sans quoi les plaies d’hier ne se refermeront pas. Établissons clairement la part des traîtres dans l’hécatombe au 65 millions de victimes. La narration scolaire est trop partielle (partiale ?) pour satisfaire l’esprit critique de qui se penche avec un tant soit peu de sérieux sur la situation réelle du régime de Weimar. Il fallait voir l’Allemagne pillée, exsangue, anéantie par sa défaite. Comprendre ce qu’était l’Allemagne au lendemain de la « der des ders ». Un dominion. Un jardin d’Adonis rendu stérile par le glanage systématique de ses ardents vainqueurs. Une enclave coloniale en self-service. Une friche macabre pour les peupliers blancs de l’Hadès. Des nèfles. Hitler lui-même, triste rapin lourdé de l’académie des arts, usait ses braies sur les trottoirs en attendant que ça passe… Qui veut la fin veut les moyens ; mais les moyens ne poussent pas dans les varennes. Peut-être avez-vous flairé le loup. Et peut-être compris, déjà, que si le traité de Versailles fit l’essentiel pour attiser le ressentiment d’une Allemagne mise à sac, cette mise à sac – précisément – n’aurait jamais permis à notre Allemagne de financer l’effort de guerre, le réarmement et le sursaut technologique dont elle bénéficia. Des idées, certes, elle en avait. Les prix Nobel étaient de saison. Cafés philo, thés politiques et autres chocolats théologiques tenaient le haut du pavé. L’Allemagne se 334 prévalait d’artistes et de penseurs inspirés, mûris dans le ressentiment. Et d’une littérature qui n’était pas encore celle-ci qui crétinise et détruit les forêts. De la contrainte naît l’imagination. Or « le concept de chien ne mord pas » constatait Spinoza. L’Allemagne avait les crocs, mais elle était sans dents. Elle avait l’énergie ; lui manquait la ressource. Un petit coup de pouce était d’austérité (ou de rigueur, s’entend). Adsum ! Les créanciers, toujours d’attaque, ont répondu présents (l’argent n’a pas d’honneur…). Il est connu que les guerres, à l’instar des pandas, ne survivent que de perfusion de subsides. D’où la question que tout historien digne de ce nom aurait dû se poser : Qui est derrière ? Qui paye (/commande) ? À qui profite le crime (qui bono) ? « Je vais vers une finance complexe avec des idées simples », aurait songé De Gaulle. Certains « « détails » » (avec beaucoup de guillemets) ont une fâcheuse tendance à prendre toute la place tandis que d’autres, non moins considérables, bénéficient d’une amnésie (d’une amnistie ?) qui n’envie rien à l’infrangible immunité de tel patron du FMI. Il y a des noms qui grincent comme l’ongle sur l’ardoise. Ceux de Rothschild et Rockefeller ont « oublié » de figurer dans les manuels d’histoire… comme au procès de Nuremberg. S’il y avait bien pourtant deux patronymes qui, plus que d’autres, méritaient leur ticket, c’était bien ceux de ces dynasties bancaires. Comment se fait-il que ces deux grandes familles ayant proactivement et si diligemment contribué à l’extermination de leur peuple se soit vues épargnées par le retour de flamme ? Il faut, pour le comprendre, nous 335 replacer dans le biotope obscur de la realpolitik mondiale telle qu’elle se dessinait dans l’ombre du nazisme. Voyage dans l’enfer du décor… …prépare la paie Livrons-nous donc à l’analyse dont se dispensent ceux dont c’est le métier (vrai qu’une certaine loi ne les y incite guère). Posons quelques données de base englouties sous la cendre et les dépôts épais de désinformation. Sachons d’abord que l’Allemagne ne disposait pas en 1934 des ressources pétrolières qui lui auraient permis de se sortir de son marasme économique. En aurait-elle bénéficié, cela n’eut rien changé à son état d’émaciation, de cachexie technologique. Cela pour la raison très évidente que son appareillage n’était pas calibré pour exploiter l’or noir. Une Allemagne riche en naphte serait restée comme une poule devant un couteau. Appelé à la célébrité qu’on sait, son équipage industriel se payait de combustible arraché à la terre au prix de vies humaines : lignite, houille, anthracite. La pollution prêtait aux villes un air fuligineux 63. Si de Vinci songeait déjà aux chars à eau, pas sûr que les avions à vapeur auraient volé vers l’infini. Quant aux ballons d’hélium, ce n’aurait été que des poules pour le tir aux pigeons. Le choc 63 Ce qui induisit, pour l’anecdote, un avantage adaptatif pour les phasmes noirs mieux camouflés en territoire urbain que leurs confrères opalins. À quelque chose, malheur est bon ; pour peu qu’on sache tirer son épingle du jeu. 336 pyrique du dirigeable Zeppelin LZ 129 Hindenburg a définitivement mis fin à cet espoir gazeux. Avouons que pour une guerre moderne mécanisée, c’était plutôt mal engagé. C’est alors qu’intervient le savoir-faire et l’entregent de la Standard Oil, propriété des Rockefeller. La firme contracte dès 1930 des accords de jumelage avec la société IG Farben. Les deux holdings vont ainsi s’associer pour permettre à l’Allemagne de développer une essence de synthèse indispensable à toute machinerie de guerre qui se respecte, conçue par hydrogénation à la faveur du plomb tétraéthyle (ne cherchez pas). IG Farben, de pair avec la Standard Oil, ne laissera pas de s’illustrer pour d’autres découvertes de haute volée philanthropique. Son nom reste attaché au développement de nombreux produits chimiques tels que l’ammoniaque synthétique dont étaient dérivés des engrais azotés (Monsanto fut à bonne école), des explosifs et des biocides (gaz d'extermination) au nombre desquels le Zyklon B (à l’origine un pesticide, mis au point par les prix Nobel et « père de l'arme chimique » Fritz Haber) pour le service des chambres de la mort. Haber, de confession juive, ne se releva jamais de l’usage détourné qui serait fait de ses recherches. On pourrait dire qu’Einstein avec la découverte de la convertibilité de la masse en énergie ; Einstein incidemment à l’origine du projet Manhattan et architecte de la première 337 bombe (Trinity) saurait en exprimer toute l’ironie tragique : « Si j'avais seulement su, j'aurais fait serrurier »64. IG Farben était depuis longtemps déjà dans les petits papiers d’Hitler, connue pour avoir contribué au financement actif de sa campagne. Elle avait donné le ton ; d’autres cartels ont pris le train en marche. D’autres congrégations – américaines très majoritairement – affichent leurs ambitions. American IG apporte sa pierre à l’édifice en produisant les matériaux et les alliages pour l’arsenal de guerre. La firme Dupont raffine le plomb tétraéthyle pour la synthèse d’hydrocarbures. Le conglomérat ITT Industries développe les télécommunications ainsi que l’aviation allemande par le truchement de sa filiale Focke-Wulf. Ne doutons pas que General Electric trempe fougueusement les mains dans le bac. Mais aussi Ford et General Motors (GM), naguère premiers sur la commande de chars d’assaut et de transporteurs de troupes65. Le IIIe Reich n’est pas toutefois 64 Une ironie tragique qui ne fut pas étrangère à sa résolution de se convertir au mode de vie végétarien. Oui, comme Adolf. Être un boucher ne vous empêche pas d’être l’ami des bêtes. 65 Considéré comme l’un des plus zélés bailleurs de fonds d’Adolf Hitler, Ford serait distingué en 1938 pour ce soutien durable par la remise la « Grand-Croix de l’Aigle allemand », plus haute décoration nazie échue à des inationaux. Il clamera par la suite, malgré son philosémitisme notoire, que « [son] acceptation d’une médaille du peuple allemand n’impliquait aucune sympathie de [sa] part avec le nazisme ». 338 exclusivement épris de sa culture de sa puissance coercitive (du hard power). Il donne aussi dans l’adhésion, dans la psychologie des foules (le soft power de Joseph Nye). Quid de la propagande ? Avec Edward Bernays (neveu de Freud), c’est Ivy Lee, pionnier des « relations publiques », qui procure à Goebbels l’essentiel de son arsenal de manipulations. C’est d’Amérique qu’est importé le modèle de ce que Walter Lippmann rebaptiserait « fabrique du consentement ». Ivy – faut-il le préciser – était accessoirement un employé des Rockefeller. La boucle est donc bouclée. À deux, c’est toujours mieux Pas de préférentialisme. Ayons à cœur de n’oublier personne. Il faut à chacun rendre selon ses mérites, et ne faire l’impasse sur aucun nom. Pas même sur celui des Rothschild. Se demander, des Rockefeller ou des Rothschild, lesquels ont le plus œuvré à l’avènement d’un monde meilleur est un débat que nous laisserons en jachère pour d’ultérieures disquisitions. Quoique les seconds aient eu la bonne idée de se diversifier. Une stratégie qui leur aura permis dès le milieu du XIXe siècle de faire fortune dans le Médoc viticole, avec la production de l’un des plus fameux bordeaux de l’Hexagone. Château Mouton Rothschild se place au nombre des premiers grands crus classés (suivant la Effectivement, Ford produisait pour la Wehrmacht autant que pour l’armée américaine… 339 recension de 1885, instituée à la demande de Napoléon III en vue de l’exposition universelle de la même année) dont le prestige ou, tout du moins, l’image et l’étiquette, ne contribue pas peu au rayonnement mondial du savoir-faire œnologique français. Souvenons-nous, dans l’ombre des banquiers, de la branche française de la filiale qui sut mettre en bouteille une AOC qui force le respect ; qui met chiffon carpette les rouges californiens et transalpins. Et proprement inimitable. Encore un que les Chinois n’auront pas. Or qui prend plaisir à baiser le marché chinois ne peut pas être foncièrement mauvais. Le nom de Rothschild (diminutif de Zum roten Schild, ou « À l'Écusson rouge ») a beau faire baliser les agacés du Nouvel Ordre Mondial et crisper les paranoïaques des Illuminati de Bavière, on ne peut lui retirer d’avoir su tirer le meilleur de nos cépages régionaux. Soit-il au moins récompensé pour cela. Après, ça se complique. Rothschild a l’art et la matière. Mais au-delà du moût, il y a toujours la banque. L’établissement de crédit. Non pas celui dont Pompidou fut nommé directeur avant d’être sacré à la magistrature suprême, préfigurant le scénario avorté de Strauss-Kahn bombardé fromage président après son affinage au FMI, ou de Mario Monti en Italie, ex-advisor de Goldman Sachs ; non pas de ce comptoir-là, mais de celui fondé en 1871 par John Pierpont Morgan. JP Morgan, plus connue sous le nom de JP Morgan Chase depuis sa conversion en holdings financière ayant suivi son adsorption dans Chase Manhattan Bank, dont le président était… allez, trêve de suspense, un certain David Rockefeller (cf. infra). Morgan et Rockefeller, fusion tardive 340 ; mais nous ne sommes qu’aux prémices de la seconde guerre. Morgan se débat seule. Ce n’est pas encore l’heure des congrès (« congrès », pour l’anecdote, signifiait à l’origine « union sexuelle » ; vrai que les grands de ce monde, les grippe-sous particulièrement, ont toujours penché pour l’inceste. Voltaire n’était-il pas amant de sa nièce ?). Rothschild, Morgan, quel commun dénominateur ? Le même qu’entre Jeckyll et Hyde, qu’entre Clark Kent et Superman, qu’entre la face visible et cachée de la lune. Rapport d’identité – prodigue d’investissement, fort de travestissement – que l’on découvre à la faveur des huiles de la Morgan tous venus à résipiscence : Bill Still, Georges Wheeler, William Guy Carr, Fréderic Morton, Edwin C. Knuth, Richard Lewinson, John Gunther et Louis T. McFadden Morgan ont tous étés des employés de Rothschild. La cognation Rothschild, au fil des forfaitures actées par le truchement de sa société écran l’ancienne JP Morgan (l’actuelle n’est guère plus respectable, qui conduisit l’assaut final sur la Lehman Brothers – ouvrant ainsi le ban à la crise des subprimes – pourvut à l’édification de la pyramide à la Ponzi pilotée par Madoff ; mit en circulation des prêts hypothécaires toxiques et des actifs pourris. La plupart des holdings vivent et évoluent. Morgan, elle vit), nous aura gratifié de quelques millésimes de choix. Et c’est moins, cette fois-ci, l’arrière-pays français que les länder allemands qui en ont profité. Pour ne traiter que de son ingérence propédeutique à « la bataille du Reich », Morgan-Rothschild fut à l’initiative des plans de renflouement qui permirent à l’oligarchie de se requinquer financièrement et de prêter 341 main-forte au futur chancelier. Comme dans Star Wars. Les jalons de cette résurrection furent, fin 1923, l’imposition de Hjalmar Schacht par la Morgan au gouvernail de la Reichsbank. Schacht réunit les fonds pour border le Führer dont il devient le ministre des Finances. Charles Dawes et Owen Young émettent les bons obligataires qui permettent à l’Allemagne de se désendetter. Morgan et Schacht enfoncent le clou début 1930 avec la création de la BRI. À Paris même. Avec l’onction de la Banque d’Angleterre. Une BRI qui donnerait le meilleur d’elle-même – c’est-à-dire beaucoup de fric – pour satisfaire aux desiderata des nazis. Curriculum chargé. Le poids des morts, le choc du coffre-fort. Nous n’irons pas au-delà. L’échantillon suffit. Tace si vis vivere in pace. Rocky s’offre le monde Nous évoquions trop rapidement le cas d’une gloire et de sa clique dans une chronique qui nous vaudra ce qu’elle nous vaudra. Une mise au point s’impose. D’abord sur l’homme. Sur David Rockefeller, né le 12 juin 1915 au pied de la grosse pomme (le ver est dans le fruit). Un visionnaire assez entreprenant pour essuyer les plâtres d’institutions aussi philanthropiques que la Commission Trilatérale, le C.F.R. et le symposium annuel du Bilderberg. En quoi son œuvre a-telle compté ? Hauts-lieux du mondialisme (pas si dérégulé que ça), ces trois sanctuaires rassemblent nuitamment ce que l’Occident compte de plus fanatiquement voué au culte de 342 Mammon : magnats de la presse, grands financiers et chefs d’État ; comme aurait dit Saint-Yves d'Alveydre, il faut de tout pour faire une Synarchie. Trois occasions jamais manquées pour les élites conquises de témoigner de leur attachement sans faille au projet fondateur du « Nouvel ordre économique international » (sic). Conseils de guerre où l’on discute (« scute ! ») à froid des progrès de la « coopération entre les régions industrialisées démocratiques dominantes du monde, qui assument des responsabilités partagées dans la conduite d’un système international élargi » (re-sic). Parmi ces stratégies, le putsch qui permit à Mario Monti, patron de la branche européenne du CFR, de remplacer le Caïman sans l’once d’un commencement de germe d’embryon de papelardise démocratique. Parmi ces stratégies, ajoute David himself, le chaos maîtrisé, la politique du choc : « Nous arrivons vers l’émergence d’une transformation globale. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de la crise majeure et le peuple acceptera le Nouvel Ordre Mondial » (D. Rockefeller, discours au Council on Foreign Relations). On lui souhaite tous nos vœux de succès. C’est plutôt bien parti. Notre homme, quoiqu’un brin volubile, n’est toutefois pas ingrat au point d’en oublier de remercier ses actionnaires. Rocky s’offre la presse En spéciale dédicace à ses fidèles soutiens, David, au nom de la cause, ne laisse pas d’exprimer toute sa « reconnaissance au Washington Post, au New York Times, 343 Time Magazine et d'autres grandes publications dont les directeurs ont assisté à nos réunions et respecté leurs promesses de discrétion depuis presque 40 ans » (D. Rockefeller, discours à la Commission Trilatérale, Baden Baden, juin 1991). Le fait étant, poursuit le symposiarque, qu’« il nous aurait été impossible de développer nos plans pour le monde si nous avions été assujettis à l'exposition publique durant toutes ces années. Mais le monde est maintenant plus sophistiqué et préparé à entrer dans un gouvernement mondial. La souveraineté supranationale d'une élite intellectuelle et de banquiers mondiaux est assurément préférable à l'autodétermination nationale pratiquée dans les siècles passés » (ibid.). Adonc merci la presse. Du beau boulot, vraiment ! On apprécie tout de même la levée de l’omerta. Finie l’ère du soupçon. Les complotistes ont fait leur temps : le chef d’orchestre les court-circuite et vend lui-même la mèche : « Quelques-uns croient même que nous [la famille Rockefeller] faisons partie d’une cabale secrète travaillant contre les meilleurs intérêts des É.-U., caractérisant ma famille et moi en tant qu’internationalistes et conspirant avec d’autres autour de la Terre pour construire une politique globale ainsi qu’une structure économique plus intégrée – un seul monde si vous voulez. Si cela est l'accusation, je suis coupable et fier de l’être » (D. Rockefeller, Memoirs, 2002). Voilà le corbeau qui sort de l’ombre. Se met à table. Passe aux aveux et plaide coupable. On n’en demandait pas tant. De quoi jeter une lumière trouble sur la question de savoir de quel côté – celui des conspirationnistes ou des conspirateurs – s’agglutinent les malades mentaux… 344 Un changement d’uniforme Résumons-nous : Allemagne de 1930 = pas de pétrole, pas de technologie, pas de finances. Holdings américaines = pétrole, technologie, finance. On ne vous fera pas de dessin. Le plan Marshall que le congrès américain devait plus tard allouer à l’Europe libérée en échange de son ralliement exprès au modèle libéral concurrent de l’URSS ne serait qu’une redite du gigantesque plan de relance élaboré pour rebâtir et pour armer l’Allemagne nazie avant que celle-ci ne perde pied. Une objection fréquente consiste à relativiser les intérêts que les financiers et les industriels américains auraient pu concevoir à s’embarquer dans l’aventure du IIIe Reich. C’est méconnaître l’intrication de ces intérêts avec ceux de la géopolitique – la « Realpolitik ». Tandis que les premiers (les financiers et les industriels) misaient sur les Teutons pour l’emporter et rembourser leur dette rubis sur l’ongle, avec en sus les intérêts pris sur les territoires conquis, les politiques américains, rangés derrière l’étatmajor, comptaient sur la ferveur expansionniste allemande pour mettre à bas l’URSS. Les choses ne se sont pas passées exactement comme l’Amérique l’avait prévu. Le rêve pangermanique d’Hitler, celui de reconstituer le Saint Empire de Charlemagne, piqua 345 du nez, comme de coutume, devant les forces anglaises 66. L’Allemagne prise en étau vit peu à peu se renverser le rapport de force. Le camp des saints devint très vite celui des assassins. Dommage pour elle. Roosevelt voit le vent tourner. Roosevelt tire les conséquences. Il n’est jamais trop tard pour retourner sa veste. Le 11 septembre de Pearl Harbour lui offrit – comme Bush en Irak et en Afghanistan – toute latitude pour intégrer l’Alliance et prendre part de manière plus « démonstrative » à l’escarmouche finale. Cela, tout en offrant aux maquignons de continuer à endetter l’Europe en fournissant le matériel de guerre – mais au profit de leurs nouveaux alliés. On peut comprendre que d’aucuns, un poil moins aliénés que d’autres par une intarissable propagande, éprouvent encore quelques difficultés à célébrer ceux-là qui ont mis le feu au paillasson pour mieux uriner dessus… 66 Même les « vainqueurs » reconnaissants leur sauraient gré de la victoire contre Sauron, ainsi que le sous-entend Tolkien dans la dernière image de sa saga folklorique. Les royaumes reconquis de la « terre du milieu » (entendre, le continent) s’agenouillant avec respect devant les semihommes Hobbits de la Comtée (marge insulaire) figurent une Angleterre toute à son avantage. Le Seigneur des Anneaux, ou le travestissement mythologique du roman national. 346 L’Europe ou la nation La pseudo-gauche européiste n’est que morgue et mépris pour toute idée de nation. Une idée vénéneuse dont elle s’estime (et elle s’estime beaucoup) être en devoir de faire l’épouvantail d’un populisme d’exclusion qu’on pourrait croire lui-même élaboré pour les besoins de la cause. Sus aux nations ! Sus à Maurras ! Et toute la technoligarchie mondiale de ressortir l’artillerie lourde, arguant du « Front républicain » en agitant la muleta des années trente pour disperser les mouches. « Réac » devient avec « nationaliste » une arme de disqualification massive. Partant, on ne peut rien penser, on ne veut rien écouter ; ce qui est assez pratique quand on ne veut rien savoir. Dans le théâtre des petites alliances se constitue ainsi un discours terroriste, hanté par de nauséabonds vaudevilles dans les eaux troubles du cryptofascisme. Nation = racisme. Nation = sida. C’est l’équation du mal. L’Europe est sa trithérapie. La Commission, elle seule, clament les européistes, peut délivrer la société de ses maladies internes, par simple imposition des mains (mains invisibles du marché) et du grand capital. De la finance qui, elle, au moins, ne connaît pas de frontières, superstructure en suspension, monde du symbole déconnecté du monde de la production. L’Europe contre l’État. L’Europe pour nous sauver de l’État. Amen. 347 Le roi est mort : vive la nation ! Il y a, sous la frontière subodore-t-elle, cette « gauche gauche » des socio-libéraux, l’imaginaire des races qui n’est pas socialiste ; des races, ni donc a fortiori l’État stratège fédérateur. C’est oublier – ou ignorer –, d’abord que le fascisme était historiquement de gauche (le stalinisme, le fascisme, le maoïsme, et le franquisme aussi !) ; ensuite que la nation en tant que marqueur identitaire est dans son ADN, est par sa génétique ainsi que par sa genèse une création de la gauche. Qu’enfin, le clivage centralisation/décentralisation a toujours étrillé la droite dans une répartition complexe entre sa composante orléaniste libérale et sa faction bonapartiste autoritaire. Nous retrouvons ici le concept marxiste d'idéologie, comme représentation biaisée de la réalité naturelle ou historique dont l’ultime vérité ne réside pas dans ce qu'elle dit, mais bien dans ce qu'elle tait. Sans aller jusqu’à dire qu’une telle apostasie ressortit davantage à la psychopathologie qu’à l’étouffement infanticide (tactique de l’édredon) ou au syndrome du bébé secoué, on peut légitimement se demander si la sénestre n’est pas atteinte d’une forme d’amnésie antérograde supérieurement vicieuse, réécrivant l’histoire comme on décape un palimpseste, comme la craie crisse au creux de l’ardoise, oubliant à mesure les sentiers de la gloire et de la perdition qui l’ont conduit à son état présent. État critique, on nous l’accordera. Sans plus tarder, comblons ce déficit. Rappelons-nous donc à cette étiologie, aux origines françaises de la notion de nation. 348 Rappelons qu’avant la décapitation de Louis XVI, le corps royal de droit divin était l’ultime fédérateur, le liant symbolique d’une constellation de régions quasi-autogérées, aussi distinctes par les lois, les mœurs, les traditions et parfois même la langue que le sont aujourd’hui les dominions de l’Europe. Lorsque les députés de la convention ont arrêté 15 janvier 1792 la mort du renégat Bourbon, ils n’avaient pas su voir, pas su prévoir comme les Anglais, qu’ils s’apprêtaient à liquider celui qui demeurait le dernier dénominateur commun confédérant les territoires. De là la dispersion. Le morcellement, la diffraction. D’où les révoltes, les séditions, l’irrédentisme et la contre-révolution. D’où la Terreur. C’est dans ces affres, en proie à l’exigence de « refaire corps » que la nation fut inventée. En fait d’être excluante, sa vocation fut originairement de réconcilier le peuple autour d’une sacralité qu’il ne connaissait plus. La gauche de l’échiquier, ironiquement lige de la peine de mort, a forgé la Patrie pour destituer le Père. La « souveraineté », en droit, ne fut accordée au peuple qu’en devenant « nationale ». Qu’on nous l’arrache (on nous l’arrache), et l’unité chèrement payée du territoire français perdra le peu de sens qui lui restait encore. La fabrique du crétin Il y a de cela dix ans que Jean-Paul Brighelli, enseignant accablé (pléonasme), alertait les Français sur les dangers de la nouvelle pédagogie. La fabrique du crétin – intitulé de son manifeste (d’aucuns ont suggéré qu’il s’agissait d’une autobiographie) – allait connaître auprès des mass-media le 349 fulgurant succès qu’on sait être celui des quick-sellers… pour finir aussi vite aux oubliettes du ministère. Une bouteille à la mer qui n’atteint pas le rivage. Or le « crétin » dont fait état l’auteur, ne se bornait pas dans son esprit à l’ « apprenant » (par antiphrase), à ces 40 % d’élèves qui iront chaque année user leurs fonds de culottes sur les bancs du secondaire sans savoir lire, écrire ou calculer : il désignait d’abord leur professeur. S’il faut que l’école soit une fabrique, que les programmes soient des épures et les filières d’orientation des chaînes de production, alors l’élève – le matériau – doit être façonné par des manufacteurs ; et les manufacteurs euxmêmes formés par des porions pour honorer le carnet de commande. On ne naît pas idiot. La fabrique du crétin commence bien en amont, dans les IUFM67. Elle a ses contremaîtres : les pédagogues. Elle a ses objectifs : la massification. Elle a son fer de lance : la didactique. La didactique, c’est l’infini à la portée des cuistres. Moins l’art de « faire apprendre » que la meilleure manière de ne pas le faire. Moins l’art d’instruire que d’animer. Une didactique peu contestée ; moins parce qu’elle serait efficiente que parce que nul n’y entend goutte et que tout le monde s’en fout. C’est à la source que les gaves sont mazoutés. C’est à la source qu’il faut agir. Et dépolluer à la javel ce qui, faute de quoi, perpétuera encore longtemps, avec les préconisations de Bourdieu (niveler pour assainir), la culture systémique à deux vitesses que redoutait Bourdieu : 67 Ndla : supprimés depuis peu pour être remplacés par… par quoi, au fait ? 350 l’aggravation par l’élitisme culturel de l’élitisme social, le renouvellement des habitus de classe par le truchement de l’enseignement privé et du parascolaire. La reconquête du Soi Une pensée séditieuse, nous dirions « renversante » pour son époque, accompagna l’essor – ou le retour prodigue – de l’athéisme : l’homme créa Dieu qui le lui rendit bien. XVIIIe siècle. Nous entrions, à la faveur d’une inversion, dans l’ère de la modernité. Une ère de la « libération » et donc de la « déshérence » qui s’imposa dans la continuation du geste inauguré par l’humanisme des siècles précédents. Cet humanisme s’était vécu comme une réappropriation par l’homme de la position centrale qu’occupait Dieu dans l’univers. Par le truchement des philosophes antiques, il avait aperçu que les œuvres humaines étaient aussi œuvres divines. Les Écritures reproduisaient en lettres le « Grand livre du monde », dont l’exégèse correspondait aux prémices de la science. À la « contemplation » supplée la « production ». Cet humanisme renforcé par la révolution intellectuelle du XVIIe accomplissait par là, dans le domaine des arts et de l’ingénierie, une seconde déportation en l’homme des attributs de Dieu : l’artiste mimétique devient un « créateur ». À son image, faiseur de monde et d’autres automates. « Gott ist tot ! » Nietzsche prête à l’Insensé d’avoir entériné sa fin : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les 351 meurtriers des meurtriers ? ». « Dieu est mort ! » 68 À croire, « pour ainsi lire », qu’il avait existé. XIXe siècle. La « mort de Dieu » pénètre les consciences et Nietzsche pressent le nihilisme, le désespoir qui s’y déverse goutte à goutte, comme pour combler la faille : « si rien n’est vrai, tout est permis ». Or, rien n’est vrai ; et c’est déjà un préjugé moral que d’affirmer que les apparences seraient moins nobles que la vérité, parce qu’en deçà des vérités. C’est profaner la terre, et se leurrer pour qui sait bien que le monde est volonté et représentation (Schopenhauer), c’est-à-dire illusion. Rien n’est fondé dans l’illusion ; en conséquence, tout est permis. Plus de valeur instruite de toute éternité : il revient à l’artiste de façonner ses normes. En reprenant ses droits sur Dieu, l’artiste devenait créateur de monde ; il devient avec Nietzsche, un créateur de loi. Pourvu qu’il trouve en lui la force de cette Refondation. C’est ici tout l’enjeu. La mort de Dieu peut aussi bien préfigurer le « surhumain », auteur de sa morale, que l’avènement du « dernier homme », en quoi Nietzsche stigmatise la dolence du bourgeois confit. Très proche au demeurant de celle que Tocqueville, contemporain de Nietzsche, entrevoyait, lucide, dans son traité sur la Démocratie en Amérique. La mort de Dieu et donc moins une réalité de fait qu’un défi mis à notre portée ; elle peut être l’annonce d’une nouvelle Aurore comme celle d’un (… mais on ne sait jamais.) Cf. Le Gai Savoir, Livre troisième, aph. 125 : « L'insensé ». Cf. aussi ibid., aph. 108 : « Luttes nouvelles » et 343 : « Notre gaieté ». 68 352 Crépuscule. Il apparaît en tout état de cause que la naissance de l’individu, que l’individuation, que la conscience de soi que l’homme s’est peu à peu (re)découverte, l’homme n’aurait pu la découvrir sans l’avoir préalablement posée en Dieu. En Dieu, l’homme s’est miré comme dans un macroscope. En Dieu, l’homme s’est objectivé, lui et ses facultés (les Trois Personnes reproduisant Mémoire, Volonté, Imagination) pour mieux se « ressaisir ». Pour devenir « sujet ». La diastole religieuse Un glissement subreptice qui voit l’acheminement d’un Soi agi par des puissances à Individu actif auteur de ses puissances. Tout se passe comme si le Dieu factice monothéiste avait été ce en quoi l’homme s’était lui-même appréhendé. Un détour nécessaire, un « détour spéculaire » par le reflet, par l’iconologie qui n’est jamais que la répétition à l’infini d’une même image comme prise dans le tunnel de renvoi perpétuel entre deux glaces ; par l’extériorité d’un Dieu prenant l’homme pour objet, ce mouvement en retour ou « diastole religieuse » (Feuerbach) de la projection qui réfléchit (spécule) le projecteur, feedback du Créateur illuminant la Créature donnant incidemment quitus à l’idée hégélienne que la conscience de soi, pour advenir, doit en passer par le regard de l’Autre. Encore que l’Autre soit une projection de Soi. Sans nécessaire confrontation ou conflictualité. Ou pour le dire 353 avec les accents « enflammés » d’un Giordano Bruno, « l’homme se contemple dans le miroir de Dieu ». Remplaçons Dieu par le « Moi absolu », et l’homme se connaissant parmi les hommes par le « Moi empirique » ; convertissons la « foi » en exigence morale de faire coïncider le premier Moi pratique et le Moi originaire de l’aperception (Moi projeté ou imagé dans le « Moi idéal » tout comme le Fils est hypostase du Père, consubstantielle au Père) et vous forcez toutes les serrures de la philosophie à première vue cryptique de la Bildlehre fichtéenne, ou « doctrine de l’image » : « nous ne sommes jamais que l’auto-apparition de l’apparition ». L’ « apparition » étant ici « Erscheinung », pendant du phénomène kantien ; subséquemment, l’autoapparition, la construction (l’idéalisme transcendantal « forgeant » lui-même ses connaissances dans la rencontre du concept et de l’intuition sensible) de la conscience de soi comme projection de l’homo noumenon. L’aliénation en Dieu C’est, d’une certaine manière, une réduction à son noyau de la thèse de Feuerbach. Ce que Feuerbach avait compris, senti, mais n’avait pas laïcisé. Cette thèse qui se déploie dans son Essence du christianisme (1841), nous révélant que la conscience que l’homme religieux cultive de Dieu n’est en dernière instance que la conscience de soi de l’homme religieux débarrassé de ses limitations. Conscience que l’homme a de lui-même à l’exclusion de son être individuel, 354 sauvé de sa finitude. Un double symétrique de sa conscience de soi, déclinée à l’ « hyperlatif ». Une conscience aliénée, analyse Feuerbach, doublement aliénée dans la mesure où l’homme, d’une part, affirme en Dieu ce qu’il trouve nié en lui-même ; de l’autre, dans la mesure où l’homme ne se reconnaît pas dans le miroir qui le reflète : « car l’image est sur le miroir mais le miroir ne la voit pas », écrit joliment Fichte dans le § 4 de la Doctrine de la science (1814). L’œil ne se voit pas voir. Aussi l’œil est aveugle. C’est en cela, en conséquence de cette cécité de l’œil qui se regarde en Dieu sans se connaître en Dieu (sans « être Dieu en Dieu » comme le formule Eckhart) que l’homme s’est « aliéné » – s’est rendu « autre que lui-même ». L’homme qui regarde en Dieu ne se voit pas encore ; car il voit Dieu, non l’homme : Dieu n’est pas l’homme. Dieu n’est qu’une médiation. Médiation nécessaire comme le souligne Fichte : « l’acte de s’arracher n’est pas possible sans quelque chose dont on s’arrache », mais que le Soi doit dépasser pour retourner à soi. En Dieu, « Je est un autre » ; ainsi l’exprimait, sibyllin, le poète aux semelles de vent. L’aliénation consiste à demeurer, « irréflexif », en deçà de la réflexion ou bien, Narcisse, tel le mystique qui ne s’en distingue plus, captif de son reflet. C’est être morcelé. Faire l’expérience schizophrénique de la « diffraction de l’egoïté » ou, pour parler en termes moins alambiqués, « avoir le cul entre deux chaises ». Forger le diagnostic n’est jamais qu’une première étape. Vient la phase ultérieure de l’émancipation. Poser la bonne question : « qu’est-ce que sortir de l’aliénation ? » 355 Sortir de l’aliénation « Sortir de l’aliénation », c’est rapporter en l’homme sa conscience déportée en Dieu. Se réincorporer, pour se subjectiver, l’essence objectivée en Dieu. Mais c’est opérer là un déplacement plutôt qu’un dépassement, et suggérer entre les lignes que l’aliénation – en tant que la conscience de soi se constitue dans le rapport d’un soi à son image : Dieu en son Fils (Feuerbach), Moi absolu (Fichte), regard d’autrui (Hegel69), appareil idéologique d’État (Althusser) – est, 69 Rappelons que pour Hegel, la conscience de soi n’est pas « idiopathique » ou spontanée. L’esprit humain n’est pas d’emblée « pour soi » mais nécessite pour s’apparaître la médiation d’autrui. Il nécessite l’épreuve de la rencontre qui permet la reconnaissance. Cette thématique de la reconnaissance constate le fait que je ne puis prendre conscience de moi que confronté à l’image extérieure d’un soi qui me renvoie à mon image, me « réfléchit » et, ce faisant, me donne accès à cette conscience. Ce qui signifie encore que l’image ou le regard à l’aune duquel je prends conscience de moi opère lui-même comme une conscience de soi, qui ne peut se réfléchir elle-même qu’en se réfléchissant en moi. L’identité est donc une construction, un produit dérivé de l’intersubjectivité, l’efficace d’un rapport à l’autre et à soi-même avant d’être une celui d’une pure introspection auto-réfléchissante de la substance pensante (res cogitans) par la substance pensante, ainsi que l’affirmait Descartes. Pour devenir un, il faut être au moins deux. Le solipsisme n’est pas soluble dans la dialectique. 356 paradoxalement, constitutive de notre identité. Une première solution qu’envisage Feuerbach consiste à remiser son être subjectif sous l’hypothèque de la citoyenneté. Le statut générique de citoyen permet d’apercevoir une vie audelà des limites en de l’individualité sans être impersonnelle (il serait sinon égal que je sois ou que je ne sois pas dès lors que j’ignore que je suis), et de comprendre ainsi l’État comme une ultime métamorphose de la religion réalisée, c’est-à-dire accomplie, (par)achevée et réfutée à l’aune d’un athéisme « pratique ». Sur le papier. L’État = l’Église en moins chiatique (on s’y emmerde moins). On songe ici à la théologie politique de Karl Schmitt, à celle de Johann Baptist Metz, à la théologie de la libération ; voire aux concepts de transformation des matrices religieuses en matrices politiques et de « millénarismes sécularisés ». Une seconde solution consiste à concevoir son être individuel sous le rapport du genre. Comprendre « genre » au sens grammatical, et non sexualisant. En renonçant au mirage criticiste de l’autonomie de la volonté, au « fait-de-la-raison » (factum rationis) que Kant injecte au centre de sa philosophie pratique ; bien plus radicalement, au « moi transcendantal », extra-mondain, indifférent à son milieu, à sa communauté, à son cadre de vie. Cette hétérogénie constitutive de la conscience de soi est également ce qu’Althusser explore sous le concept de « redoublement spéculaire ». Nous ne naissons pas « individus », nous sommes « interpellés », « appelés » à le devenir, de la même manière que Pierre est appelé Pierre avant lui-même de s’appeler Pierre. 357 Le genre construit une collectivité. Il contribue dès lors à faire de la conscience un être collectif. La réflexion de Feuerbach ouvre en ce sens, bien malgré lui, la porte aux théories marxistes de l’émancipation : l’existence matérielle faisant le lit de la conscience (de l’idéologie), il n’est de transformation de la conscience (superstructure) possible sans modification des conditions sociales de production (infrastructure). C’est dans cette faille béante de la théorie de l’autodétermination que s’engouffre Althusser avec sa théorie de l’interpellation. Si le problème était toutefois de « sortir de l’aliénation », il n’est pas certain – et tant s’en faut – que le programme puisse être conduit à son terme. Si, en effet, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »70, il n’en demeure pas moins sous ces auspices que transformer le réel n’est pas encore sortir, mais transformer l’aliénation. Lors il n’est jamais sûr, comme l’expérience du communisme soviétique en aura fait la preuve, que ce ne soit pas prendre le risque de se précipiter praeceps de Charybde en Scylla, d’une 70 « De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée » (Marx, Engels, L'Idéologie allemande, Première partie, B). 358 aliénation l’autre. On ne sait jamais ce que l’on perd qu’après l’avoir perdu, et toute acquisition n’est pas nécessairement « progrès ». Mais ne débordons pas. Il ne s’agit ici que de comprendre comment, pour ne s’en tenir qu’à lui, le développement de la notion de « conscience de soi » permet d’accompagner, Fichte à Althusser en posant le pied chez Feuerbach, le renversement de l’idéalisme transcendantal en son double « chiral » : le matérialisme marxiste. Combien aussi de tels concepts pourraient se révéler précieux face aux actuelles pathologies de l’identité d’un homme contemporain livré pieds et poings liés à un capitalisme de consommation sans transcendance ni Dieu. La lettre à Élysée Pas besoin d’affranchir vos lettres lorsque vous signifiez vos doléances au président de la République. Le service postal prend tout en charge – et en décharge. Chacun son Père Noël. Faire de nécessité vertu Nous assistons sur tous les fronts à l’élaboration d’un discours apologétique faisant passer pour volonté ce qui ne cache en dernier ressort qu’une incapacité d’action. « Je dois » deviens « je veux ». Ce processus automatique de lessivage mental relève de ce que les psychologues appellent une « résorption de dissonance cognitive ». La résorption ballaie la frustration. Elle consiste à mettre en accord un événement 359 objectivement contraire à ses aspirations en reconfigurant in medias res l’enjeu originel de ses aspirations. Exemple (consternant) : « Apple ! (traduire : "mon Dieu !") j’ai égaré mon iPhone IV. C’est l’occasion de m’acheter un iPhone V ». Seconde illustration : « j’ai faim d’une clope ; je n’ai plus d’argent. En fait, je ne voulais pas de clope. Longue vie à moi ! ». Descartes parlait de « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». La « gouvernance » (qui n’est ni « présidence », ni même « gouvernement », mais « administration » – des chefs d’États européens n’a cessé d’attester de la pertinence de ce mécanisme. De déception en déception. De forfaitures en trahisons jusqu’à détestation, « délestation » des présidences qui nous ont mis dedans. Erreur de diagnostic. Ces gens ne se « trahissent » pas : ils font de la « résorption », ultime remède à la schizophrénie. Ainsi le pacte budgétaire imposé à l’Europe par la doyenne Merckel nous fut-il présenté comme une coproduction du « couple franco-allemand ». Et Mimolette, hérault de la croissance, de se faire tout beau pour opiner de la croûte. Ainsi de la plupart des textes de la Commission, relativement auxquels le Parlement n’a pas son mot à dire. Ainsi de la promotion de Strauss-Kahn à la gestion catastrophique du FMI, dont ni Libé, ni Le Monde, ni le Nouvel Obs ni moins encore le Figaro n’ont précisé qu’elle était l’œuvre d’Angela Merckel, de Romano Prodi et de Jean-Claude Juncker. Point n’est besoin d’être sorti premier de la botte avec le QI d’un Asperger pour s’expliquer la diligence d’un Sarkozy à faire ôter de la Constitution de 1958 toute référence aux crimes de « haute trahison » et de « complot contre la sûreté de l’État » 360 (art. 68, revisité par la loi constitutionnelle n° 2007-238). « Les événements nous dépassent, se désolait Cocteau, feignons d’en être les instigateurs »… La fabrique de l’esclave Un autre exemple de discours apologétique celant une impuissance ou une action contraire à l’intérêt des parties concernées peut être déploré dans le domaine de l’ « éducation » (substitut de l’« instruction publique ») ou de son prolongement : la « formation tout au long de la vie » (= formation continue). Cet alibi s’emploie autant pour disculper l’inanité des nouveaux contenus que des nouvelles méthodes d’enseignement mobilisées pour les véhiculer. Galvanisés tels des pervenches payées à l’acte par les impératifs de taux de réussite au bac ; soucieux de préserver la paix civile et de ne pas trop faire de vagues dans les quartiers à forte densité de population d’origine immigrée ; pressés par les rafales de directives démissionnaires émanées de l’UE, les professeurs du secondaire cessent d’aborder les histoires nationales (« clivantes ») pour un gloubiboulga édulcoré et thématique abstrait prédisposant à la « citoyenneté européenne » (mobilité de travail). Viviane Reding peut être satisfaite. Histoire désincarnée reprenant à son compte la plupart des recettes de l’école des annales (qui porte bien son nom). Démarche certes intéressante pour qui maîtrise déjà les bases de sa discipline ; mais désastreuse pour qui n’est pas foutu de 361 situer Paris sur une carte de France, la France sur une carte d’Europe et croit encore que Zadig et Voltaire sont une marque de vêtements (ex : Dominique Lefèvre, l’exemple vient d’en haut). On joue donc l’éclectisme désincarné de rubriques transversales, pouvant faire converger sur la même page la complainte des esclaves des anciennes cités grecques ; les tumulaire, les gémissants, les thrènes désespérés des Spartacus barbares forçats des voies romaines ; la traite des Noirs sous le XVIIIe siècle et ses implications ; la condition des femmes. Fil conducteur ? Le thème de l’oppression. À l’histoire qui structure dans son giron l’unité nationale succède une mémoire sélective peu propice au patriotisme. Il n’y a pas de hasard… Hydroponique. Culture hors-sol qui tout dé-frise. Qui désintègre pour intégrer. Pourquoi, demanderons-nous, albes et candides, pourquoi cette macédoine décontextualisée ? Les inspecteurs académiques feront alors visage de craie et les inquisiteurs de nous expliquer que nous ne sommes plus dans le coup. L’école a une mission qui n’est plus celle de la surrection d’esprits critiques et citoyens. Elle doit permettre avant toute chose (a) l’adaptation au monde de l’entreprise ; (b) le rodage des consciences au contexte de la mondialisation ; (c) la suppression des références chauvines nationalistes qui feraient pièce à cet élargissement. L’effacement des repères chronologiquesgéographiques s’inscrit ainsi dans l’utopisme libéral d’un monde enfin débarrassé de frontières et de marqueurs identitaires. À qui se désolerait de la faillite programmée de l’école républicaine, ses architectes rétorqueront sans se 362 démonter qu’un bon ilote doit être bénévole 71. L’Europe austère du capital ne se fera pas sans casse. Chasse au trésor Bref intermède ludique afin de vous exposer à quel point vous qui nous lisez êtes véritablement un être exceptionnel. Figurez-vous que la figure subséquente soit la vue aérienne d’un vaste bac à sable. Figurez-vous qu’un pirate en cavale, traqué par les corsaires de Sa Majesté, ait choisi dans sa fuite un 71 Parce qu’il est bien connu, comme l’écrivait Voltaire l'Illuminé français, qu’ « un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne ». 363 emplacement au sein de ce bac à sable pour y cacher son butin mal acquis. Munissez-vous d’un crayon appointé ou d’un stylo de votre marque favorite, et balisez d’une croix cet emplacement. Merci. Vous pouvez désormais tourner la page. 364 … et constater combien vous êtes uniques 72. Comme le hasard fait bien les choses, vous avez cru vous distinguer en vous demandant où retourner le sable, où inhumer afin que les corsaires ne mettent pas la main sur votre précieux magot. Par manque de chance, la grande majorité des sujets mis dans la même situation « choisissent » de planter leur pelle sur les mêmes axes. Chacun des points marqués sur le carré figure l’une des réponses à prétention unique données à l’expérience. Nous aimons croire que nous sommes exceptionnels ; la triste vérité est que nous sommes seulement exceptionnellement prévisibles. 72 (C'eut été, certes, censément plus impressionnant si le papier n'était pas transparent…) 365 Pater noster s’est égaré La prière canonique du « Notre Père » vient d’être refondue par l’Église catholique. Madame a pris son temps (Madame aime papauté). Après réexamen philologique en long, en large et en travers des parchemins originaux ; après la découverte de leur traduction fautive en haut latin répercutée au fil des siècles par de « palimpsestueux » copistes, les exégètes du Vatican entendent que l’imprécation « Ne nous soumets pas à la tentation » (gc. : Kaì mề eisenégkêis hêmâs eis peirasmón / lat. : Et ne nos inducas in tentationem) soit rectifiée en « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». La différence peut sembler dérisoire, des clopinettes ; elle est fondamentale. Monumentale. Le premier énoncé avait l’inconvénient de faire accroire que Dieu était lui-même le tentateur lorsqu’il n’était – comme avec Ève, comme avec Job – que le « spectateur » indifférent de la faillibilité humaine. La révision grammaticale de l’actif au passif reconnaît tout au plus que Dieu est « responsable, mais pas coupable ». Comme Georgina Dufoix qui, la première, usa de l’expression à l’occasion de l’affaire du sang contaminé. Dieu, désormais, permet le mal mais ne le suscite plus. Il laisse l’homme libre de ses choix, et, comme dit la kabbale, assombrit sa lumière pour ainsi rendre la morale possible. Les apparences sont sauves. Deux mots et, l’air de rien, une refonte radicale de la théodicée. 366 Pater Noster redévoilé Du moins est-ce la vaseline théologique dont s’est servie la secte vaticane pour faire passer le suppositoire 73. Avec une « mauvaise foi » qu’on ne lui soupçonnait pas. Avec, pour une meilleure pénétration, la collaboration de ses organes de presse spécialisée (sponsorisée)74 ainsi que des pigistes de l’Agence France-Presse qui ne bitent pas grand-chose de plus aux bulles papales que les proto-linguistes au proto-élamite. Voilà qui suffirait, se disait-on, à entuber concurremment les incrédules les foi-reux. Et ça n’a pas raté. Nous l’avons tous, 73 Apprenez au passage que le suppositoire s’insère avec l’extrémité convexe tournée vers l’extérieur de l’orifice (sphincter). Pas de quoi. 74 Ainsi le journal La Croix, dont le tirage du 15 octobre 2013 mitraille sur l’aggiornamento du « Notre Père » : « Une nouvelle traduction liturgique de la Bible, fruit de dix-sept ans de travail [!], a été validée par le Vatican avec une nouvelle version de la prière du "Notre Père". Et d’expliquer que « la formulation de 1966 laissait supposer une certaine responsabilité de Dieu dans la tentation qui mène au péché, comme s’il pouvait être l’auteur du mal ». Cette traduction pouvait, de fait, « prêter à confusion et méritait un approfondissement théologique ». Même si, concède le bien nommé Mgr Podvin qui ne manque pas de calotte, « il faut avoir envers les fidèles qui ont prié ainsi pendant des décennies beaucoup de sens pastoral ». Il nous excuse, moulte mercis. À qui la faute ? 367 ou presque tous, pris pour argent comptant. Pour parole d’évangile. Un temps. Le temps de nous pencher d’un peu plus près sur les détails. Le temps de glisser un œil dans la tanière du diable. – Et de lever le voile de la Vierge sur ce qu’il y a bien lieu d’appeler un authentique « viol sémantique ». Mais ne mettons pas, comme Nespresso (™), la mousse avant le café. Question de procédure pour le gnoséologue : comment connaîtrons-nous, nous autres béotiens, où consiste le vrai ? Comment nous qui, profanes, errons dans les ténèbres, trouverons-nous la lumière ? Réponse cynégétique : en tâtonnant de la truffe comme le trappeur indien traque l’antre de la bête. En remontant sa piste, allant de poils en crottes par l’odeur aiguillé jusqu’au repaire de l’ours. Dissoutes les métaphores, en régressant depuis la traduction la plus récente jusqu’aux moutures les plus anciennes, depuis le texte actuel ou imminent du Notre Père jusqu’à sa version copte originelle, dont on sait la fiabilité égale à celle de la Septante. Que donne l’extrait dans son contexte ? Coup d’œil rétrospectif. Back to the Bible Black. Le bigot-phone Janvier 2014. Date à marquer à la craie blanche. Janvier 2014 verra s’inaugurer en lieu et place de la stance « irrégulière » du Notre Père l’adjuration suivante : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal ». Version censée remettre à jour, pour les raisons susdites (cf. supra), la traduction « fautive » de 1966 : « Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal ». 368 Ce n’est pas Sophia Aram qui nous le disputera : jusqu’ici, tout va bien. Un premier loup se profile à l’horizon avec la traduction française de Louis Second, datée de 1873 : « Et ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du malin ». Attirons l’attention sur cette altération subtile quoique, pour ainsi dire, cruciale de la nature de la tentation. Il ne s’agissait pas tant auparavant – avant reprise en main par les experts ès codicologie – de délivrer du « mal » que du « malin ». Le « mal » peut être dit une création humaine ; il peut être pensé comme l’effet latéral mais nécessaire de la liberté humaine. Pas de liberté sans liberté de nuire. Le « malin », en revanche, existe par soi-même, se rapporte à une entité, à un sujet de prédication, à une substance personnifiée (du lat. substantia, de substare, « être en dessous » : ce qui se tient par soi, sans le recours d’autrui ou d’autre chose). Il ne peut être en cela qu’une création de Dieu. Ou bien, s’il n’est une création de Dieu, voire son émule débile affecté à la création de ce qui n’est pas Dieu (gnosticisme), son double inexpugnable. Frissons cathares, Mani dans la lorgnette. Une pente glissante qui refoule les curies. Premier loup donc. « Loup » est un euphémisme pour une version faisant autorité et consensus auprès des hommes d’Église depuis plus deux siècles. D’autant plus déroutant appert le toilettage à qui, jusqu’à présent, regardait cette version – celle de Second – comme la plus rigoureuse au regard du passage princeps traduit de la Vulgate (Bible latine) : « Et nos ne inducas in temptationem, sed libera nos a malo (litt. « Et ne nous conduis pas dans la tentation, mais délivre-nous du malin »). La mouture grecque alexandrine 369 (Septante) dont ce locus est inspiré n’est pas moins explicite : « και μη εισενεγκης ημας εις πειρασμον αλλα ρυσαι ημας απο του πονηρου » (litt. « Et ne nous amène pas vers l’épreuve, mais délivre-nous du malin »)75. Non moins catégorique. Donc non moins dérangeante. Quant à la tournure copte de notre obsécration, déprécation, prière controversée, celle-ci, translittérée « Óper enten eÈoun epirasmos alla najmen ebol ja pipetjwou » ne saurait mieux être rendue par la formule : « Ne nous amène pas à approcher de l’épreuve, mais préservenous du Corrompu ! ». Le loup est devenu meute. On apprécie le décalage qui, d’un Dieu tentateur livrant les hommes pieds et poings liés à l’Adversaire, « Prince de ce monde », fait un père bienveillant, tout disposé à prémunir ses fils contre leurs propres maladresses. C’est ce qu’on pourrait appeler, après le téléphone arabe, le téléphone chrétien. Mettre la main au culte Qu’apprenons-nous ? Ont-ils osé ? Et plutôt deux fois qu’une ! Ce ne sera certes pas la première fois, les types ont de la bouteille (eux qui l’ont inventée, les moines ne caillaient pas que du fromage). Chassez le spirituel, il revient au goulot… mais l’on aurait pu croire – ou du moins espérer – que le parterre des ouailles serait un peu moins dupe au siècle d’Internet. À croire que ledit parterre n’y est pas N.B. la forme εισενεγκης dérive du verbe transitif eisphérein, signifiant « porter vers ». 75 370 complètement, au siècle d’Internet. Cela expliquerait en grande partie le charme de l’institution, en dépit de Vatican II. L’Église : s'inadapter ou disparaître. L’Église, Étoile du Nord, « berger de l’être », séduit autant qu’elle ne va pas de l’Avent. Or voilà pas que sous prétexte d’en restituer l’esprit, l’Église se fend de déconstruire la lettre d’un des fondements du christianisme, de fusiller le Pater Noster, l’unique prière transmise ne varietur du Christ à ses disciples. Qu’elle se permet de détisser l’une des plus sacro-saintes « jaculations » pour dévoyer un vers des plus sollicités, cités et récités du monde en opérant elle-même clandestinement et à mussepot la distorsion qu’elle disait rectifier. Qu’elle fait obrepticement mentir le texte pour rhabiller le message aux couleurs de l’époque. Avec un beau ruban pour faire œcuménique. Rendre la chose plus émolliente. Moins hard. Moins islamique ? On n’ose y croire… En voilà un, de complot du Vatican, le seul peut-être que n’ait pas déliré Dan Brown (même les tarsiers fatiguent). Une érudite conspiration dont le succès verra très prochainement quelques 2,2 milliards de chrétiens nominaux réitérer sans s’en douter la même erreur coupable. Juste une aberration. Une de plus, une de moins, nuancerez-vous, l’Église n’en est pas à son coup d’essai… – Certes mais quand même ! Rien ne l’obligeait à aggraver son cas. Que Superman n’existe pas ne doit pas dissuader ses fans de déplorer qu’on le rhabille avec des porte-jarretelles (sait-on jamais, à chaque époque son type, le métrosexuel rôde. Les lobbys gays du Vatican ont déjà eu la peau de Ratzinger). Il est une logique propre à la fiction. Une vérité de la fiction. Une cohérence interne à 371 tout système qui garantit sa consistance, des postulats qu’on ne transgresse pas. Et puis, surtout, des questions sans réponse… Pourquoi maintenant ? Pourquoi si tard, et pourquoi si longtemps ? Pourquoi ces dix-sept ans (!) de labeur, ce travail de bénédictin ; pourquoi ces flux d’argent (le temple, c’est de l’argent) lavés-blanchis dans la grande lessiveuse de Babylone, recycleuse patenté de la pègre ; pourquoi tant pour si peu s’il s’agissait seulement de repriser deux mots ? C’est le sermon sur la montagne qui accouche d’une souris. Aux frais du pickpo-quête. Pour les réclamations, voyez l’attaché de prêche… Traîtrise de la traduction On serait d’autant plus disposé à croire – toutes choses étant égales par temps de pluie et par ailleurs – que seule une table de traduction automatique serait susceptible de rendre une traduction fidèle de textes aussi pesants d’enjeux, et lourds de conséquences. Un automate ne fait pas de sentiment. Un automate ne prend pas parti, autant qu’il est en lui de ne pas présupposer un sens aux termes qu’il traduit. Mais ce qui fait sa force – son impartialité – est aussi sa limite. Pour peu que la sémantique ne soit pas réorientée (au-delà des inflexions qu’implique la migration d’une langue à l’autre) pour taire ce que le texte dit ou lui faire dire ce qu’il ne formule pas, le risque est toujours bien présent de dégrader la véritable signification. On ne peut traduire par conversion ou par équivalence : le sens en serait simplement détruit. Traduire est une opération qui requiert du linguiste 372 une intuition préliminaire du message à traduire. Une précompréhension analogique, métaphorique et conceptuelle de sa signification. Un accès au contexte qui rend possible l’identification d’une acception particulière d’un mot au détriment des milles autres nuances que ce même terme enveloppe. L’ordinateur procède de manière univoque, sans point de mire ni horizon de compréhension. Il y a l’input, puis le traitement algorithmique de l’information, et puis l’output, le résultat – qui souvent laisse perplexe. « L’esprit est prompt, mais la chair est faible ». Pompeux adage, extrait des Évangiles (Mc. 14, 38 – Mt. 26,41) qui fournit un exemple emblématique de ces vicissitudes de traduction par ordinateur. Des logiciels automatiques du meilleur cru se sont attelés à restituer cette phrase dans différents idiomes européens, puis à la retraduire enfin dans la langue de Molière. Du français à l’anglais, puis de l’anglais au russe et du russe à l’anglais, le tout nous est revenu sous la forme suivante : « La vodka est bonne, mais la viande est pourrie ». Ravi de l’apprendre. La même sentence traduite en italien nous revient par l’Espagne légèrement modifiée : « Le fantôme court vite mais la viande est avariée ». Preuve qu’il importe de ne jamais sous-estimer le jet-lag. Les voyages à Metropolis ne réussissent pas à tous. Nous avons donc deux cas de figure : celui de la falsification, indissociable de la rouerie humaine et de ses intérêts catégoriels ; celui de la confusion, liée aux limitations du logiciel automatique, infoutu d’apprécier la teneur générale (ou sémantique) des énoncés qu’il brasse. À se prononcer entre la peste et le 373 choléra, gardons le choléra. Mieux vaut ne pas imaginer à quoi ressembleraient nos messes si l’on avait confié à Reverso la traduction française des psaumes et des cantiques. Constructivisme à la Jospin Les termes d’ « excellence », de « compétence », d’« autonomie » et de « démocratisation » ont été tant salis par leur usage improbe dans le milieu académique qu’ils en sont devenus des dépotoirs intellectuels. Ce sont les mots de maître renard. Fuyez. Qui didactise avec ce pédagol ne vous veut pas du bien. Un étiquetage à deux vitesses L’information n’est pas la transparence. Il faut en maîtriser les codes. Ce qui suppose de ne pas confondre la DLUO (Date Limite d’Utilisation Optimale) qui est une garantie assurée par l’industriel que le produit préserve intact l’ensemble de ses propriétés nutritionnelles et gustatives (texture, couleur, odeur, saveur, etc.) avec la DLC (Date Limite de Consommation) qui définit un seuil de péremption76. Un seuil plutôt malléable, avec une certaine 76 L’une, signalée par la mention « à consommer de préférence avant le… », relève de l’optimum gastronomique ; seule l’autre, identifiée par l’apostille « à consommer avant le… », stipule un risque en termes de santé. Si l’on s’autorisait à user d’une comparaison, la première date 374 marge de sécurité. Un jour… Deux jours… ? Combien de temps après le compte à rebours un plat industriel ou un produit laitier peut-il être ingéré ? Quel risque ? Quelle latitude ? À peu de choses près, la même qui nous permet de solder nos excédents de médocs aux petits Africains (c’est sûr qu’on voit moins les boutons). Preuve qu’il n’y a pas autant qu’on voudrait le croire, péril en la demeure. Certaines pratiques sont édifiantes qui nous renseignent au cas par cas sur la question. Longtemps fut pratiquée, à l’usage des DOM-TOM, un étiquetage en « double-DLC ». Le même yaourt à consommer sous trente jours en métropole acquerrait miraculeusement trente jours de longévité supplémentaire en outre-mer. Une vraie cure de jouvence. Question de fuseaux horaires, sans doute. L’air marin vivifie correspondrait à l’achèvement de la semie-vie d’une boisson gazeuse, à l’instant approximatif où une bouteille débouchonnée de Coca-Cola aura perdu plus de la moitié de son gaz carbonique. N’étant plus pétillante, même dégueulasse, elle reste consommable. Et puisque nous en sommes à évoquer Coca (incidemment, le terme le plus utilisé au monde), il peut être opportun de signaler aux esprits robinsons, qu’on ne connaît ni DLUO ni DLC au hamburger conventionnel de la fameuse franchise américaine. Un prototype placé sous cloche en 1999 s’avère ne présenter en 2013 aucune altération visible. Presque quinze ans : a pas bougé d’un grain de sésame. Hormis le cornichon central qui s’est ratatiné. Ce n’est franchement pas sérieux d’être aussi chiche en additifs… 375 les pots… Réveil des godillots : une proposition de loi parlementaire vient cette semaine de prononcer l’abrogation de ce qui apparaissait comme une intolérable « distorsion de concurrence » (cause toujours). Mais une question demeure : la bonne date – c’était laquelle ? Demandez à Leader Price, au finistère low-cost du toqué scatophile reconverti en homme-sandwich pour le tapin dominical de la (né)fast-food. La plupart des hypers se débarrassent de leurs produits deux à trois jours avant l’échéancier de la DLUO ; donc bien avant le terme indiqué par la DLC (si vous suivez toujours). Ne comptez pas sur elle pour amortir la casse en cédant aux « restos du cœur ». Même les clodos achètent à l’occasion. Or, un couscous donné est un couscous perdu. L’arithmétique ne fait pas de quartier : plutôt la benne que le manque-à-gagner. C’est l’analogue en marketing de ce que les militaires appellent, depuis la guerre des Gaules qui opposa, au Ier siècle avant J.-C., César à Vercingétorix (dont il était dans sa jeunesse l’un des contubernales, « compagnon de tente ») la « politique de la terre brûlée »… Le monde miroir du moi Le « stade miroir » selon Lacan. Où nous sommes renvoyés par le regard de l’autre à notre propre moi. Comme chez Platon, par la pupille où se découpe l’ombre de l’âme (que certains ne s’étonnent pas de n’y voir qu’un trou béant). Comme chez Hegel, par la reconnaissance. – Et non comme 376 chez Descartes, par l’intuition de la substance pensante. Cogito ergo sum. Si « je pense, donc je suis », ce n’est pour la psychanalyse, qu’en « étant réfléchi », c’est-à-dire reflété, que je deviens « sujet » distinct de ce qui me reflète. Penser suffit pour être, mais pas pour exister. Pour ek-sister, « sortir de soi », il faut s’apercevoir par un médium qui n’est pas soi, être objecté par un miroir vivant qui nous identifie de l’extérieur comme existant aussi à l’extérieur. Ou comme, déjà, l’exprimait Fichte avec la perspicacité qui le caractérise77 : « si en général il doit y avoir des hommes, il faut qu’il soit plusieurs » (J.G. Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre – Doctrine de la science, 179495). Passons sur Fichte (au figuré), le solipsisme est un abîme bien plus profond qu’il n’y paraît : il nie le monde auquel il appartient et ce faisant, il nie ce qui le nie. La vraie question n’est pas de savoir « comment serait le monde sans moi » (monde nouménal, à l’exclusion des « formes de la perception »), mais comment donc le moi pourrait-il exister sans monde. Le pari de Pascal version 2.0 Conditionnement Twitter, en moins de cent quarante signes : « Soit Dieu existe et il vaut mieux croire en lui, soit il n’existe pas et il vaut mieux croire en lui ». 77 Parce que les philosophes ne sont pas hommes à recuire des banalités. 377 Tout sauf l’indifférence Le « fardeau de l’homme blanc », comme le nommait Kipling, c’était jadis de darder sa lumière sur l’innocente humanité, d’essaimer l’ordre et les droits de l’homme sur son empire encore plongé dans les ténèbres de la barbarie. La catéchèse chrétienne s’était vue remplacée par le prosélytisme de la république, le Décalogue par la Déclaration. Puis vint la guerre, le deuil et la désillusion. Et les barbares ont changé de camp. L’« homme blanc » européen a pris sur lui tous les péchés du monde tandis que son « fardeau », qui était tout orgueil, s’est transformé en culpabilité. Sa nouvelle quête n’est plus mission, mais rémission. Un narcissisme d’expiation relaie son narcissisme de colonisation. Tout se passe comme si l’ultime perversité de l’Occident mourant, son dernier coup de Trafalgar, était d’avoir su coûte que coûte œuvrer de sorte à demeurer au centre de toutes les attentions. Avec une radicalité proportionnelle à son déclin. Qu’importe la manière dont on n’en parle, en bien, mal, pourvu que l’on en parle, qu’on la fasse exister. De l’héroïsme à la macération, le renversement, pour inverser le regard, n’a pas changé la perspective qui reste au moins aussi eurocentriste et universaliste qu’auparavant. L’œil ne se voit pas voir. Sous le vernis de l’égalité C’est l’hallali sur Depardieu, le traître, le déserteur. Le déchaînement des indignés de la crèche qui s’aiment aimant 378 les pauvres et se découvrent soudainement la fibre patriotique. Que Depardieu s’exile leur file le prurigo. Ne feignons pas de penser que ce soit moins l’envie, mesquine, que la « passion de l’égalité », son alibi, qui pulse à l’intérieur. Il est une insistante manière de dénigrer les riches qui déguise mal son désir de richesse. De même que l’orphelin n’abhorre rien plus que les foyers fermés (« familles, je vous hais » !). De même que le salarié honni le fonctionnaire et ses régimes spéciaux. C’est une posture. Une imposture. Il faut accroire profondément au bonheur des nantis pour reprocher leur fric aux gens heureux. Mieux vaut alors briser l’échelle que de rester en dessous : « Si l’on ne peut être aussi riche qu’eux, faisons au moins qu’ils le soient moins ; moins riches, et moins heureux ». La justice mise à nue n’est plus si belle à voir… Notre innocence Ni gloire ni repentir, pour aucun de nos actes. Nous avons peu de part à ce qui nous arrive, qui détermine la part que nous prenons à ce que nous faisons. Nous sommes pour l’essentiel, et peut-être uniquement, ce que la vie a fait de nous – façonnés par la vie. Du moins est-ce une pensée que la vie doit avoir mise en nous. Tel se traduit chez Nietzsche le mysticisme de l’amor fati, renouant avec le stoïcisme hellénistique (et même le radicalisant : encore les stoïciens distinguaient-ils les causes « procatarctiques » – les circonstances ou événements, les facteurs extrinsèques, hors de contrôle –, des causes synectiques – façons que nous 379 avons de les envisager, les facteurs intrinsèques, à notre discrétion78 –), le fatalisme latin et les doctrines monothéistes de la prédestination. Y adhérer ou non, voilà qui, typiquement, n’est pas de notre fait. Où ça noumène ? Le monde ancien s’éloigne. Nous avons survécu à pire. Nous nous en remettrons. Aller de l’avant peut être une bonne chose, mais cela seul ne saurait suffire à nous améliorer. Le progressisme autotélique qui scinde l’humanité entre ses partisans, « modernes », et ses toxines « réactionnaires » oublie trop facilement qu’il ne suffit pas de changer pour devenir meilleur. Voyez la Suède, si ça lui réussit… 78 Le déterminisme stoïcien opère sur la réalité physique, laquelle traduit la volonté du dieu ; elle n’a pas prise sur la raison ni sur aucune de nos dispositions. Cf. Florent Pagny : « Baisser mon froc j'en suis capable, mais vous n'aurez pas / Ma liberté de penser » (« Ma Liberté de penser », extrait de Ailleurs Land (album), Mercury, 2003). L’amor fati de Nietzsche se veut plus radical, il contamine la volonté, fait d’elle « un préjugé verbal » (Fr. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 19). 380 Le fardeau du pouvoir 88 kg. La masse moyenne du pénis de la baleine bleue. Surtout, et plus solennellement, celle du costume de sacre arboré par Louis XVI lors de son intronisation. C’est que les affaires d’État ne sont pas à prendre à la légère. C’est ce qu’on appelle le poids de la fonction… Conservatisme et packaging Récit plus qu’édifiant d’une des plus grosses fautes marketing de l’histoire des États-Unis. Nous sommes en 1985. Face à la concurrence embarrassante de son jumeau Pepsi, la firme Coca-Cola se met en tête de frapper un grand coup. La firme d’Atlanta développe une nouvelle recette qui, le 23 avril, remplace les boîtes traditionnelles dans les distributeurs automatiques et les supermarchés. Flop commercial dantesque pour le New Coke. Le soda fit pschitt sur les fonts baptismaux. En dépit des études effectuées en double aveugle qui révélaient chez les consommateurs une préférence sensible pour la nouvelle formule, l’effet de marque avait pris tant d’ampleur que le changement d’empaquetage avait suffi à exténuer le marché. Des tests du même genre ont été accomplis depuis qui ont montré une plus grande appétence de la cohorte pour le Pepsi, jugé meilleur en goût que son éternel rival. Fait remarquable : les statistiques s’inversent 381 chaque fois que les sujets ont un visuel sur le conditionnement ou savent à quelle boisson ils ont affaire. Nous avons là combinaison de deux phénomènes psychologiques : l’un connu sous le nom d’ « aversion à la perte » qui nous fait accorder plus de valeur à des objets disparaissant ; l’autre étant l’influence des images positives sur le traitement de la perception. Preuve par la catastrophe que ce n'est pas tout de faire du neuf. Encore faut-il qu'il y ait une valeur ajoutée (nous ne sommes pas tous clients d'Apple). La firme d’Atlanta ne se le fit pas redire deux fois. L’ancienne recette refit surface et grande surface deux mois plus tard. Coca était sauvé. C’était moins une… Black is beautiful Les boires et les déboires des industries gazeuses fournissent régulièrement de ces cas d’espèces de fiascos marketing, tous prompts à humilier les pronostics des études de marché. Autant d’échecs, autant de leçons pour les publicitaires qui n’ont pas su prendre acte de ce primat de l’imaginaire sur le physiologique. Il y a l’idée, il y a l’objet, et tout le reste qui bat entre. L’idée se vend, le produit suit. D’abord l’encart publicitaire ; ensuite la marchandise. Le matériel suit l’idéologique. Non pas l’inverse, comme l’ont soutenu à contretemps les partisans de la théorie marxiste. « Ce qui t’emballe, c’est l’emballage ». Quel que soit le niveau d’études. Le même slogan fédère l’ensemble des catégories sociales, s’appliquant aussi bien aux cracks de l’ Ivy league 382 qu’à nos frères trolls les footballeurs dont l’encéphalogramme défie celui du colin d’Alaska. Qu’importe le flacon, pourvu qu’il y ait l’ivresse. Qu’importe, si le corps est droit, que l’ombre soit tordue. Mieux valait caporaliser que s’adonner sans mousqueton à des ébullitions intellectuelles casse-cou, si mal récompensées. Coca, d’avoir sous-estimé la portée négative de ses audaces créatrices, a ramassé ses pertes. Mais ne soyons pas injustes. Coca est loin d’être la seule enseigne à s’être si mal renseignée. Aussi, après le traumatisme du New Coke dans les années 1980, ce devait être au tour de l’outsider Pepsi de ravaler ses glaires. À qui la faute ? L’infâme avait pour nom – Pepsi Crystal. Pepsi, dans sa recherche perpétuelle de nouvelles parts de marché, avait imaginé d’élaborer cette nouvelle gamme en vue de proposer aux plus écololâtres et réticents leurs clients une déclinaison aux allures moins « pétrochimiques » de la recette ronéotypée de base. Cette mise à jour fut présentée dès 1994… dans la plus grande indifférence. Boycottée aussi bien par les distributeurs que les débiteurs et les consommateurs. Pepsi redécouvrait à ses dépens le double voile de cette puissance aveugle qui l’avait transporté quelques années plus tôt : la chance. L’aléatoire d’une mauvaise pioche. Preuve que le sort et la fortune sont comme l'avers et le revers de la même audace. Apothéose et chute pour le conglomérat dont les actions s’effondrent donc au paroxysme de la bursite (inflammation des bourses). En fait d’être inconditionnelle, la clientèle fanatisée s’avérait extrêmement psychorigide. Des pétitions réclamaient non seulement le retour de la boisson princeps mais le retrait de 383 l’usurpatrice. Pepsi serait forcé de boire le calice jusqu’à la lie : on ne reconquiert ses cibles qu’en leur obéissant. Inutile de préciser que nous autres Européens, n’en verront jamais la couleur. Pour être plus précis, personne ne la verra jamais. Et pour cause ! Si à l’instar de ses ersatz, mise en abîme de la contrefaçon, Pepsi Crystal s’affichait décaféiné, la spécificité de ce soda nouvelle génération consistait entièrement dans l’apparence achromatique du liquide en question. Petite révolution dans le secteur des eaux gazeuses ! Cela changeait les sodas radioactifs qui pétillaient dans le noir. Pepsi brouillait les cartes ; il se peroxydait. La marque se démarquait en jouant la transparence. Et le meilleur, le plus révélateur : le fait que rien dans la formule conventionnelle ne se soit vu ôter ou altérer de la nouvelle miction – à l’exclusion, bien sûr, des colorants. C’en fut assez pour susciter l’ire des chalands, qui se désintéressent définitivement de ce breuvage trop clair pour être honnête. Papilles firent de la résistance. Quelques mois de mévente auront bientôt raison de cet ovni liquide. Le design évasé de la bouteille ne servirait plus éventuellement que de godemichet collector pour les plus téméraires. Adieu Crystal, « n’importe quelle couleur, proposait Henry Ford, pourvu que ce soit noir ». Les buveurs de soda préfèrent l’opacité. Avouons qu’ils n’ont pas tort. Pas sûr que vous continuerez à manger des nuggets si vous saviez ce qu’ils mettent à l’intérieur. 384 Hachette-moi ! Après celui des tablettes numériques, l’irruption sacrilège de la didactique dans le sanctuaire de l’enseignement primaire prouve qu’il existe bel et bien un marché noir de l’éducation périscolaire. Vendre le manuel Hachette et le cahier de vacances, c’est comme vendre à la fois le problème et la solution, la cigarette et le patch antitabac (les deux filiales sont de la même firme). Et remporter la mise sur tous les tableaux noirs. Le Lay, décerveleur Nous ne ferons pas l’injure de rappeler à Patrick Le Lay, ex-PDG et responsable de la programmation de TF1, que la moindre des choses, avant de pouvoir revendre aux annonceurs du « temps de cerveau humain disponible » 79, est de pouvoir capter des téléspectateurs qui en ont un. 79 « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective "business", soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […] Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à CocaCola, c’est du temps de cerveau humain disponible […] Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là 385 Les riches vous le rendront Le « ruissèlement ». C’était l’idée que plus les riches sont riches et se partagent de gâteau, plus le gâteau s’effrite et macule le plancher. Plus le gâteau est gros, et plus les pauvres sous la table ont de miettes à manger. Et plus il y a de miettes, et plus ils en aspirent. Et plus ils en aspirent, plus ils sont rassasiés. Les riches deviennent très riches, les pauvres deviennent riches. Cercle vertueux, gagnantgagnant, c’est imparable. Une foutue théorie. Ainsi se justifie, dans l’intérêt des pauvres, l’enrichissement des riches. Limpide. L’échec du ruissellement – Mais sophistique. La production de richesse a eu beau être exponentielle depuis que nous sommes entrés dans l’ère industrielle, les travailleurs, les salariés n’en ont guère profité autant qu’ils l’auraient dû. Et c’est un euphémisme. Avec de telles réserves, ç’aurait dû « ruisseler » sec. Avec un que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise. » (Patrick Le Lay, cité dans Les dirigeants face au changement, repris dans une dépêche AFP daté 9 juillet 2004 et par Libération, tirage du 10-11/07/04). 386 tel gâteau, une si belle pièce montée, peignée de plusieurs décennies de « croissance » positive, nul doute qu’il y aurait eu largement de quoi se crépir la peau du ventre, se décrépiter le sphincter, agoniser mille fois dans son vomi sursaturé de glucose – que sais-je ? –, finir en pâte à sucre. Au lieu de quoi les pauvres se paupérisent et les riches s’enrichissent. Les pauvres obèses côtoient les riches graciles et leurs femmes filiformes liposucées aux cuisses avec l’argent des pauvres. Tant la richesse augmente, tant s’élargissent les écarts de richesse. Où sont les miettes ? Allez savoir… Où sont les miettes ? Captées au tube par une minorité de rentiers : les actionnaires, les directions, l’économie spéculative qui tourne à plein régime quand d’autres y sont contraints – au plein régime – pour faire tourner l’économie réelle. La source, bien sûr, n’est pas tarie pour tous. La source débite mais n’arrose pas la plèbe. Peu ont cette chance, mais ceux qui l’ont ne l’ont pas qu’à moitié : on évalue de quatre cents à cinq cents fois le SMIC – autour de 7,8 millions d'euros par an – le salaire net des grands patrons européens. Nous parlons bien de « salaire », soit de la part fixe des revenus, abstraction faite du capital, des arrérages, des rentes, du patrimoine, des parachutes dorés, des bonus en rafale, des placements en action, des primes de bienvenue et des retraites chapeaux. Retraite chapeau s’élevant tout de même à 21 millions d’euros pour Philippe Varin, PDG viré de PSA pour contreperformance, resté quatre ans seulement dans ses mocs 387 italiens pour démanteler Aulnay, geler les gages de ses employés, précariser l’emploi, couler les primes à l’ancienneté, arracher aux syndicacas des concessions pour la compétitivité et déposer quelque huit mille agents sur le carreau. Il valait bien son prix : 2740 euros par jour durant vingt et un ans. 1108 années de SMIC, qui s'ajoutent en espèces à son chèque de départ (merci à Pierre et à Robert Peugeot)80. Voyez que la problématique n’est pas vraiment celle des ressources ou de la richesse produite. Miettes ou pas miettes, une entourloupe ripolinée n’en est pas moins entourloupe. Le ruissèlement nous tuera tous. À moins qu’on ne l’abatte en premier. L’économie, malade, aspire à son coup de grâce. Soyons au rendez-vous… « Être, c’est être perçu » Que les dépôts de plaintes soient en diminution ne signifie pas exactement que la délinquance soit en diminution. Seulement – et rien de plus – que les dépôts de plaintes sont en diminution : soit qu’elles ne soient plus enregistrées, soit qu’elles ne soient plus communiquées. Il n’est, de la même manière, pas tout à fait égal de dire que la prostitution a été divisée par deux, ou que les chiffres de la prostitution ont été divisés par deux. La Suède peut bien se prévaloir d’avoir limé ses courbes en taxant l’usager, elle n’aura fait que repousser le « mâle » hors de son champ 80 Ça valait le coup de se ranger des caisses. 388 visuel81. On peut en dire autant du baccalauréat, qui ne sanctionne plus grand-chose (les rapports de PISA – Margarita – relativisent les précieux 80 %). Triturer les indicateurs ou changer la mesure, casser le thermomètre ou revoir les critères n’impacte pas des masses sur la réalité. « On ne voit que ce qu'on regarde », reconnaissait, cynique, Merleau-Ponty. Esse est percipi. Fonction du mythe Rares sont les termes en (dé)mesure de rassembler en eux autant de significations que le mot « mythe ». Y recourir en présentant Michael Jackson, James Dean ou Sherlock Holmes comme des « mythes populaires » (comme s’il y avait des mythes « impopulaires ») ne signifie certainement pas user de la même signification, de la même acception du mythe que celle empruntée par tel expert économiste faisant état du « mythe du plein emploi », du « mythe du trou de la sécu » ou bien, plus conventionnellement, au sens obvie qu’il manifeste dans les récits traditionnels de Création – ainsi du mythe de la démiurgie par la déesse Nuwa dans le contexte de la civilisation chinoise, du mythe de la fondation de Rome, cité lacustre, par Romulus, etc. Le mythe convient à 81 Selon les résultats d’une enquête CSF datée de 2007 portant sur les populations des pays riches de l’OCDE, un homme sur quatre de plus de cinquante ans avoue avoir eu recours au moins une fois à la prostitution. Ce qui fait trois hypocrites pour l’heur d’une confidence. 389 tout. On le décline en tout. Or il faut bien que le mythe réfère à quelque chose pour ne pas être rien. « On ne peut pas être à la fois tout et quelque chose », écrivait Kundera, qui ne se prenait pas pour rien. On ne peut être, à moins de n’être rien, tout et n’importe quoi. On ne peut s’abstraire à si peu de frais, sauf à s’appeler Hegel, des exigences de cohérence logique, être A et non-A. Encore qu’une culture aux yeux de laquelle Donatello est une tortue ninja et Socrate un dispositif de réservation de billets pour touroperators par trafic ferroviaire dispose à la perplexité. Il est acquis que la science est créatrice de mythe. Citons seulement les épisodes de la baignoire d’Archimède, de la pomme de Newton, de la tour de Galilée ; citons la quête initiatique du mouvement perpétuel et du chaînon manquant, de la grande unification, des particules fantômes censées défaire le modèle standard et autres Graals de la recherche fondamentale. Une science n’allant jamais sans son bestiaire des antipodes : démons de Laplace et Maxwell, serpent de Kekulé, chat de Schrödinger, papillon de Lorenz et toute la ménagerie. Aussi, dire que la science « en train de s’écrire » et les récits qui lui donnent corps relèvent de la dramatisation « mythique » suppose que nous disposions préalablement d’une définition du mythe. Que nous l’ayons implicitement déterminé. Si cela ne peut être fait positivement par ce qu’il est, ou de manière apophatique, parce qu’il n’est pas, encore est-il possible de procéder par ce qu’il réalise. Par sa fonction. Lors, nous lui retrouverons toujours, derrière tous ses emplois, celle d’unifier les hommes autour d'une même approche de l’existence. Le 390 mythe est la présure de la fromagerie sociale ; l’agent coagulant de tout corps politique. Anus Mirabilis « Jésus mangeait et buvait, mais ne déféquait pas. La puissance de sa continence était telle que les aliments ne se corrompaient pas en lui, puisqu’il n’y avait en lui aucune corruption. » Valentin (Valentinius), L'Évangile de la Vérité, IIe siècle ap. J.-C. La ruée vers l'art Les contempteurs de l’art contemporain n’ont pas fini de s’égosiller. La foire aux vanités (dite aussi FIAC) a démarré sur les chapeaux de roues. Cependant même que l’État barré par les cochons de Bruxelles prélève sa dîme sur les assurances-vie, le « trafic d’art » ne s’est jamais aussi bien porté. Jamais les riches n’ont été aussi riches ; jamais les prix d’appel aussi prohibitifs. Les cours s’envolent, les rupins volent ; les côtes culminent à proportion inverse de la valeur des œuvres. L’erreur serait d’en attribuer la faute – ou le mérite – à la crise des subprimes, révélatrice de la toxicité des produits financiers. Il serait beau que le système se soit lui-même méphitisé. Grandiose que les « investisseurs », agents traitants de ce système, aient été échaudés par l’éclatement des bulles spéculatives de ces dernières années 391 et aient cherché dans le secteur culturel une niche fiscale (merci Moscovichie) pérenne, gavée d’actifs moins volatils. Il serait plaisant de penser que l’art, même marketing, soit devenu le nouveau champ de placement des 1 % de riches enrichis de Chine, d’Amérique et de Russie qui retiennent la richesse captive en bourse comme des toiles d’araignée. Le mécénat, se dira-t-on, est toujours plus utile et surtout moins nuisible que le courtage sur les matières premières. Il vivifie le tourisme et le tourisme profite aux petits commerces. Ce serait toujours ça de gagné. C’est toujours ça de gagné. Mais pas pour les raisons qu’on croit. Quoique les effets ne s’en trouvent pas changés, ce n’est à l’évidence nullement le déni de confiance en la finance spéculative qui alimente ce marché parallèle. D’autres motivations conduisent les Thénardier de la firme à s’investir dans cet égo-business. On peut toujours, bien sûr, se faire plaisir et dénoncer ces emballements grégaires (même pour les visiteurs : la FIAC reste tout de même 35 euros l’entrée). Fustiger l’indécence qui donne dans l’indigence, confine à la folie. Prendre à partie ce monde en proie au narcissisme et à l’exhibition. Sans avoir tort sur les principes, on serait à côté de la plaque. Avoir raison ne suffit pas pour garantir la consistance de nos raisons ; pour garantir que ces raisons soient bonnes. Dénigrer l’or de l’art sous le rapport de la cupidité n’aurait pas plus de sens que d’affirmer que Zorro (« renard ») n’existe pas – parce qu’il n’est autre que Don Diego de la Vega avec un masque noir. Pas plus de sens que d’alléguer, comme récemment encore, que la psychanalyse est fausse parce que son fondateur avait des accointances 392 avec Mussolini ou se tapait sa belle-sœur (la sienne, pas celle de Mussolini). Il se produit sur la planète gazeuse de l’art contemporain quelque chose d’analogue, exonéré de la pure spéculation, qui n’est pas saisissable au premier regard. Quelque chose d’invisible qui touche au symbolique, et serpente indépendamment de la rationalité comptable du calcul égoïste. Ce quelque chose, ce « je-ne-sais-quoi », dirait Jankélévitch, se joue dans un espace tissé de sous-entendus, d’obligations et de tensions palpables. D’humiliation aussi, symptôme le plus ostentatoire des hiérarchisations. Or qui dit hiérarchisation dit aussi jeu de pouvoir, prise de pouvoir ; dit alors légitimation de ces prises de pouvoir. L’originalité de l’egosystème de l’art consiste en que cette légitimation ne s’obtient pas par la conquête (d’un secteur de marché) ou la défaite (d’un concurrent), mais par le don. Le « don compétitif ». Le don compétitif oblige le receveur à rendre à qui lui donne ou, si le don excède le contre-don, à se soumettre à lui. Il faut, pour le comprendre, s’habituer à penser au-delà du dé-penser. Apprendre à surmonter l’écran breneux des œuvres elles-mêmes qui ne sont pour les demihabiles que des prétextes à l’agiotage, des ready-made (aujourd’hui centenaires) que les galeristes exposent avec leurs prix pour faire mousser leur canasson. Apprendre à nous défaire de nos automatismes marxistes (le marxisme étant l’ensemble des contresens ayant été commis sur Marx) pour concevoir la plus-value ailleurs que dans le portemonnaie. Il y a d’autres enjeux qu’exclusivement somptuaires, des enjeux de prestige. Bien déguisés – s’il faut 393 au moins leur céder cette agilité. Assez pour nous contraindre à convertir de la symbolique. C’est là qu’il faut faire entrer Mauss. Dépenser pour compter Quoi de commun entre la FIAC et Mauss ? À la fois rien – et tout. Tout ce que déploie la FIAC avec strass et paillettes est anatomisé dans Mauss. Dans l’œuvre phare de Marcel Mauss, parue en 1923. Dans l’Essai sur le don. L’auteur avait été frappé, à l’occasion de ses excursions dans le biotope amérindien, par la nature de certaines cérémonies grandioses au cours desquelles chacun des ayant-part se livrait fébrilement au saccage de ses propres biens. Tous ses objets, richesses, babioles ou provisions, fruit d’une thésaurisation pénible laborieuse y étaient consommés ou consumés de manière compulsive, pour ne pas dire hystérique. Tout y passait. L’anthropologue insiste sur le fait que « la consommation et la destruction y [étant] réellement sans bornes », le rite semblait être une invite à « dépenser tout ce que l'on [avait] et à ne rien garder ». Et d’en déduire que « c’était à qui [apparaîtrait] le plus riche et le plus follement dépensier ». Et tout cela, bien sûr, dans la joie et la bonne humeur. L’œil s’écarquille. À quoi rime ce carnage ? Rappelons d’entrée une loi fondamentale de la socialité : le don, lorsqu’il n’est pas rendu, valide toujours une supériorité de fait du donateur sur la personne du donataire. Le donataire « s’oblige » auprès du donateur. Le don fabrique 394 de la dette et la dette créée la soumission. Trois mots : « qui paie commande ». Qu’on songe au peuple grec, à genoux devant les banques, ou aux stimulations concussionnaires des lobbyistes qui votent à l’assemblée. À l’échelle du village, le don sans contredon génère du lien social et, simultanément, de la différence sociale. De la différence, dissymétrie, disparité qui n’est pas imposée de manière autoritaire par une puissance coercitive (chez Marx « classe détentrice des moyens de production ») au détriment des exploités, mais acceptée comme telle par les individus bénéficiaires du don. C’est-à-dire adjudicataires d’un don inamendable qui les enchaîne au nom du « rendre » à leur « état de service » dont ils ne sortiront – peut-être – qu’en cumulant suffisamment pour, à leur tour, offrir suffisamment pour triompher lors de la prochaine compétition. Identifiée dans de nombreuses ethnies de l'océan Pacifique, de la Polynésie aux Indes, la culture du potlatch – tel est le nom que lui donne Mauss – engage ainsi concurremment l’honneur de chaque participant, son rang social et le renom du groupe ou de la corporation à laquelle il est lié. Le vainqueur du potlatch est déclaré (ou reconduit) chef de tribu. En cas de coexistence de plusieurs tribus sur un même territoire, s’illustrera l’ethnie ayant, par l’entremise de son vainqueur, concédé à son homologue plus de richesse que ce dernier ne pouvait en rendre – l’ayant donc « obligé »82 à l’issue d’un potlatch d’envergure 82 Pour conserver l’exemple du prêt obligataire, le FMI pratique cette même forme d’usure à fonction de 395 régionale. Mauss offre de ce fait une analyse complémentaire à celle de Lévi-Strauss qui ne s’était arrêtée qu’aux échanges non compétitifs (le totémisme, l’exogamie, le troc muet ou la permutation des femmes prescrits par le tabou de l’inceste). Il se propose d’ériger cette modalité de l’échange en paradigme des prestations totales de type agnostique, et de faire du potlatch, par-delà sa pratique, un véritable concept anthropologique. L’amour est dans le prix Concept dont on peut soupçonner toute la fécondité, et toute la pertinence quant à l’objet qui nous concerne : l’art du gotha. Il est, certes, à la FIAC une pollution visuelle accaparante qui brouille notre regard, une défection de la critique qui ne voit pas que « le roi est nu » mais ne doit pas nous aveugler sur la tenue sous-cutanée de la compétition. Le Grand-Palais se fait l’espace de quelques jours un réservoir brûlant de volcans en sommeil. Remplaçant sacrifice et rite, foules pèlerinantes, masses piétinantes, le Cannes de l’élite délitée voit chaque année se dérouler un potlatch mirifique à la mesure et à la dé-mesure des riches. Cérémoniel exacerbé par sa retransmission mondiale, où les artistes et les acheteurs ensemble se dilatent tous les quarts d’heure pour remplir l’univers entier (à part cela, les matinées sont calmes). On finance en pure perte. On banque subordination entre l’Afrique et les États-Unis. Ce qu’on appelle plus couramment le néocolonialisme. 396 à fonds perdu pour les pandas de Murakami et les homards de Kuns. Non pas – on s’en serait douté – pour leur valeur future ou intrinsèque, mais pour la valorisation paradoxale que constitue la perte aux yeux de ceux qui ne peuvent s’offrir de perdre autant qu’ils le souhaiteraient. L’escompte est symbolique. Il entérine une fois pour toutes la supériorité de l’ultime enchérisseur sur tous ses concurrents. Les sociologues – qui ne disent pas que des séguélades – nous ont appris que le bonheur du riche n’était pas dû à la richesse du riche ; seulement à l’accroissement de sa richesse ou au surcroît de pouvoir qu’elle offre sur son entourage. C’est le concours de zizi du patronat du CAC 40. Le « qui pisse le plus loin » du classement de Forbes. Ce qui définit chez Spinoza la « joie » comme affection accompagnant l’augmentation de sa puissance d’agir. C’est viser à côté de ses pompes que de penser que la richesse serait un bien en soi pour qui n’en aurait pas l’usage. Appert incidemment tout l’intérêt d’un regard extérieur sur ce qui nous est le plus commun, et par là même, le plus insaisissable. Une édifiante leçon que nous dispense l’ethnologie de Mauss, où se révèle avec Brio, Maude et Ration, l’importance du « voyage » en tant que sortie de soi, exil révélateur de faits inaperçus. De même qu’on ne comprend sa langue – ses contingences, ses impensés, son idéologie de structure – qu’à l’aune d’une autre langue elle-même comptable de ses propres codes, de sa propre ontologie et « patrons d’objectivations » (cf. Quine), ce n’est qu’en s’« étrangeant » à soi, par un détour par la province, que l’on se permet d’appréhender la déraison 397 des actes que nous dilue notre incessant commerce avec les choses. Mourir pour la poterie C’est donc par la Polynésie, par le potlatch qu’il nous aura fallu passer pour comprendre la FIAC. La FIAC comme, mutatis mutandis, bien d’autres rites que leur familiarité occulte en tant que rites. En tant que forme du potlatch. Comme feindre de se colleter entre hommes – souvent entre beau-père et gendre – de la même famille pour éponger la douloureuse au restaurant : le don compétitif y prétend confirmer, en les départageant, lequel des deux est le plus légitime à honorer la coiffe du chef de la petite tribu. Comme se saigner aux quatre veines pour offrir à sa douce la bague ou le collier le plus carissime de la boutique à tsointsoin : le don oblige le donataire auprès du donateur, confirme le donateur dans son statut de dominant – c’est le principe de la charité chrétienne. Comme se payer la montre ou la voiture, le sac à main, l’iPad ou la paire de chaussures les plus inabordables, quitte à rogner sur les frais de bouche, la facture EDF ou GDF ; à raboter le nécessaire pour arborer l’inessentiel et déposer ses adversaires. Comme d’aligner sa carte au zinc en offrant à des inconnus la tournée générale. Comme de donner sa vie pour la patrie tout en sachant pertinemment qu’elle ne vous la rendra jamais. « Adieu, veau, vache, cochon, couvée » : le patriarche dépoche pour le roi de Prusse. Mais pas pour rien. L’homme ne fait rien pour rien. Rien n’est gratuit – le sacrifice moins que tout le 398 reste. Il s’agira, en toutes ces occasions, d’introniser le mâle alpha : celui qui se montrera prêt à convertir le maximum de son avoir en être, allant parfois jusqu’à mettre son être en gage pour conquérir cette position de surplomb qu’il convoite plus que tout au monde. « L’esprit qui toujours nie » Plus que son être même. Plus que son « être-au-monde ». Hubris hypothécaire qui, remisée sous une grille hégélienne, prendrait éventuellement l’allure de la « lutte pour la reconnaissance ». L’occasion d’aborder l’un des leviers de la phénoménologie allemande, trop souvent caricaturée. Rien moins que, pour Hegel, le moteur de l’histoire (c’est assez dire combien nous lui sommes redevables) : « la dialectique du maître et du serviteur ». Une dialectique qui prend naissance dans le pressentiment que tout individu a de son extranéité. Au commencement est l’intime conviction. Il n’est de conscience, aux prémices de la dialectique, qui ne se sache a priori et originairement comme puissance infinie de négation du monde. En cette puissance de négation consiste une certitude intime à laquelle manque encore, pour devenir objective, d’avoir été élevée au statut de vérité. La conscience sait, se sait être autre chose qu’un simple objet vivant ; elle s’éprouve davantage que la totalité de ses organes finalisés à sa perpétuation. Elle est esprit ; mais doit encore prouver qu’elle est esprit. Et pour cela, doit s’affirmer au-delà de son instinct biologique. Inscrire cette conviction à même le ciment de l’objectivité, tel sera donc l’enjeu 399 métaphysique de la « reconnaissance » ; tel le défi que va tenter de relever la conscience – en s’engageant dans l’expérience. En se posant comme « en dehors de soi », dans l’expérience, c’est-à-dire dans le monde en tant que fait extérieur au fait de la subjectivité. En s’ex-posant pour s’avérer. La certitude de sa différence, une telle conscience de soi, qui n’est encore à cette étape qu’une conscience « pour soi », sera tenue de la fonder, écrit Hegel, en s’érigeant elle-même « comme pure négation de sa manière d’être objective […], [en démontrant] qu’elle n’est attachée à aucun être-là déterminé, pas plus qu’à la singularité universelle de l’être-là en général […], [En démontrant] qu’elle n’est pas attachée à la vie » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, § 10). Ce qui, faute d’être limpide, signifiera pour elle exprimer son indifférence tant au regard de son existence particulière qu’au regard de l’existence en général, s’anesthésier quant aux choses de la vie et à la vie elle-même. Une telle conscience ne doit pas même se concevoir comme attachée au simple fait de vivre. Et l’unique voie, l’unique moyen pour se prouver cet abandon consiste dans l’engagement de son être même – pour rien. Pour le prestige. Pour la reconnaissance. Se distinguer de l’étant, c’est donc d’abord risquer sa vie et accepter la mort comme éventualité, envisager la perte de soi-même, ou, dans les termes Hegel, de « sa manière d’être objective »83. 83 Au-delà de toute étiologie ou causalisme branlant de facture psychiatrique, sociologique ou traumatique en 400 Pourquoi la lutte à mort ? Pour être nécessaire, cette condition ne saurait suffire à ériger la certitude de la conscience de soi en vérité factuelle. Car qu’est-ce qu’inscrire sa certitude dans l’objectivité ? Ce n’est pas seulement se démarquer de l’étant en niant l’être naturel. C’est encore être là, dans l’être, constatable par tous : somme toute, c’est « être pour un autre ». Le moment négatif de la position de la conscience de soi doit être complété par son moment affirmatif, lequel implique l’altérité. Il faut que l’autre soit pour que le soi puisse être. Il faut, pour que le soi puisse être, qu’autrui puisse réfléchir au sens optique du terme le soi qui s’y projette. On n’est jamais pour soi qu’en étant pour autrui pour soi. Dès lors que la certitude de la conscience, jusque-là subjective, devient une conscience pour autrui, elle passe dans l’élément de l’objectivité et peut alors s’inscrire dans son regard pour m’être renvoyée, et certifiée comme vérité. Je suis, nous sommes, en nous reconnaissant, en étant reconnus 84. général, une pareille négation du corps au profit de l'« esprit pur » n'est pas sans évoquer le diagnostic de l'anorexie mentale, avec son redoutable taux de mortalité avoisinant les 20 % à plus de dix ans. 84 Fait qui, probablement, motive en grande partie la pratique du « selfie ». Une vogue favorisée par la généralisation de l’iPhone, et qui consiste à se mitrailler soimême partout, sous tous les angles et à toute heure pour 401 poster ses photos sur les réseaux sociaux. À faire du selfbranding, disent les imprésarios. Et puis de collecter les « j’aime » comme on pétitionnerait son droit à l’existence. On laisse alors aux voyeurs aguichés le soin de jauger sa « valeur », de définir sa « cote », autrui participant ainsi par son appréciation à la constitution de cet être en devenir qu’est, étymologiquement, l’« adolescent ». Ce qui n’a rien d’antinomique avec le désir de popularité (le « quart d’heure de célébrité ») qui confine au tout-à-l’ego. Non plus qu’avec le narcissisme, ce grand mal-entendu de la psychologie moderne. Mal-entendu pour qui mesure combien profonde doit être une haine de soi capable de sacrifier l’individu à son reflet. Le narcissique n’est pas, en dépit de sa réputation, un solipsiste carabiné, un autarcique autiste. Le narcissique est par définition focalisé sur son image, et dépendant en cela de « ce » ou « ceux » qui la lui réfléchissent. Narcisse, dans les Métamorphoses d’Ovide, n’est ainsi rien sans son reflet – et c’est de quoi il meurt. Or le reflet ne peut s’incarner sans un support, un réflecteur ; et ce n’est pas lui-même que le narcissique aime, mais d’abord une image, l’image que lui renvoie autrui : c’est l’eau du lac, la nymphe Écho. Il fait primer l’image sur le modèle dans les mêmes termes que l’idolâtre, assimilant le dieu avec sa représentation. Il se laisse captiver par son image au point d’en oublier qu’il n’est pas qu’une image ; au point de s’abolir lui-même dans l’amour d’une fiction qu’il sait infiniment meilleure que la réalité. Narcisse se perd dans sa contemplation, s’oublie – peut-être même, se perd dans sa contemplation pour 402 Or, « être reconnu » déplace l’action hors du sujet luimême ; elle la pose « hors sujet ». « Être » exprime un passif, faisant d’autrui l’agent réel de la reconnaissance. Par où s’avère la dépendance envers autrui de la conscience de soi. Le miroir de l’ego, l’alter-ego lui seul est en mesure d’apposer son blanc-seing en marge de nos certitudes. Si bien qu’en combinant en un seul geste les deux moments constitutifs de l’affirmation de la conscience de soi – la négation de l’étant et la validation par la reconnaissance –, l’on n’en arrive à vérifier que ce n’est qu’en démontrant à l’autre, et non seulement à soi ou dans l’abstrait, son propre détachement à l’égard de la vie que la vérité de l’« être pour soi » pourra être fondée. Nous voilà donc aux prises avec le cas – logiquement insoluble – de deux consciences de soi poursuivant le même but – et ne pouvant atteindre ce but qu’à condition que l’autre achoppe dans son élan, renonce à être reconnue, en somme : cède à son instinct de vie au détriment de son aspiration à se prouver esprit. Le seul moyen d’atteindre à un tel but consistant à mettre sa vie en jeu, l’interaction entre ces deux consciences ne peut avoir d’autre modalité possible que celle de la confrontation. Confrontation entre absolus qui ne peut que mal tourner, pour peu qu’aucune des deux consciences ne soit disposée à désarmer. Confrontation qui prendra en ce cas l’allure agonistique d’une « lutte à mort ». s’oublier. Qui peut savoir si, tout au fond, Narcisse ne se haïssait pas ? 403 D’une « lutte » ; étant donné que la conscience de soi ne se substantialise qu’en s’opposant à l’autre, en se prouvant à ses dépens. Chacune des deux consciences doit en effet – pour se prouver – anéantir la prétention de l’autre. D’une lutte « à mort », théoriquement parlant ; car seule une lutte à mort, résolue à son éventualité, peut garantir la vérité de ce qu’elle met en jeu : l’indifférence de la conscience de soi, pour soi, à l’égard de la vie. « Théoriquement », précisions-nous, en cela que lutte à mort conduite jusqu’à son terme ne peut qu’être une impasse. Une conscience supprimée ne peut de fait – et pour cause – en reconnaître une autre. À rien ne sert de vaincre si l’adversaire n’est plus. Ce qui est recherché dans l’affrontement n’est pas tant la victoire que la soumission d’autrui, qui permet à celui des impétrants resté constant dans sa résolution de voir sa vérité réalisée hors de luimême. Il faut que tôt ou tard se produisent une dissymétrie entre les deux consciences. Une inégalité traduite en hiérarchisation. L’une d’elle prend peur, abdique : elle est le serviteur. L’autre s’obstine, triomphe : elle est le maître. Les rôles sont attribués. Le drame peut commencer. L’angoisse de la conscience servile Le « maître » chez Hegel est donc celui qui se découvre en tant qu’esprit pour soi, jusqu’au-boutiste dans sa négation de son élan vital, lorsque le « serviteur » dépose les armes, et paie de son « service » (et c’est pourquoi l’on traduit « 404 serviteur », et non « esclave »), par suite, de son « travail », la prévalence de son instinct de conservation. Il n’a pas su faire reconnaître à la conscience adverse son aptitude au détachement, élever sa certitude d’être « autrement » que les choses de la nature, au statut de vérité. A-t-il échoué ? Lui s’en est persuadé. Relativement, c’est effectif. Dans l’absolu, rien n’est moins sûr. Et du point de vue de la dialectique ? En aucun cas. Et c’est là tout le raffinement du processus qui se déploie souterrainement : celui de la conscience de soi rompant d’avec le monde et se prouvant ainsi qu’elle n’en fait pas partie, ou pas sous le même mode. Le serviteur accède à cette démonstration dans l’acte même qui le retient de conduire jusqu’au bout, jusqu’à la mort, sa négation de son être biologique. Parce qu’il fait l’expérience embryonnaire d’un arrachement au monde – qui le distingue du monde. Lorsque le maître s’est affirmé comme une conscience pour soi en niant jusqu’au bout son attachement à l’être naturel, le serviteur s’est découvert pour soi en éprouvant parallèlement la crainte de l’arrachement à l’être naturel. Le serviteur, en renonçant, s’est également – tout comme le maître – posé comme distinct de l’étant, mais – à l’inverse du maître – n’a pas encore conscience de s’être aussi prouvé sa distinction d’avec l’étant. Le moment de l’objectivation est déjà en puissance dans la conscience servile. Ne lui manque plus que de comprendre que ce qui est pour elle (et qu’elle voit dans le maître) figure d’ores et déjà en elle. 405 Ce germe présent en la conscience servile est moins le fait d’autrui que le dépôt métaphysique du « rien ». Du « rien » comme perspective, vertige de l’anéantissement, objet par excellence de la philosophie moderne (Hegel, Heidegger, Kierkegaard, Sartre). Ce « rien », le serviteur l’entraperçoit à travers la confrontation, en faisant l’expérience privilégiée de l’angoisse. L’angoisse est la tonalité phénoménologique à l’occasion de laquelle la conscience expulsée de son univers, de son domus, cesse de coïncider avec ce qu’elle n’est pas. Elle devient étrangère aux choses en même temps que les choses lui deviennent étrangères. Connaître ou éprouver l’angoisse, c’est se vivre arraché à la substance compacte et signifiante du monde. C’est donc se découvrir comme différent du monde. Se découvrant irréductible au monde, la conscience angoissée se représente concurremment comme une conscience sui generis qui ne peut plus s’identifier à ce vers quoi elle fait effort pour s’arrimer. L’angoisse remplit dès lors au sein de la dialectique du serviteur la même fonction d’accomplissement de la subjectivité que la reconnaissance par la conscience servile de la conscience du maître, au sein de la dialectique du maître. Tuis memorare novissima tua Hegel inspire et rebute Marx. Mais plus encore, distille en quelques lignes la quintessence de tout ce que la psychanalyse a jamais su produire de pertinent. Hegel, via son anatomie de l’angoisse, découvre avant la lettre le complexe d’abandon et l’aire de jeu, l’aire culturelle ou aire 406 transitionnelle en laquelle Winnicott pose l’origine de la subjectivation (« ça » devient « je », en se différenciant de « tu »), de la symbolisation (le « il » présentifie l’absent) et partant, du langage (système de classification fondé sur la départition de catégories). C’est dans la faille entre le moi psychique et le monde objectif que naît le symbolique. Mais l’essentiel, que nous apprend ici Hegel, est que pour s’« étranger » au monde, et s’avérer par cette scission, la mort comme possibilité de la fin de toute possibilité est un passage qui doit être vécu et survécu – ce pourquoi tout rite de passage inclut symboliquement la mort et la résurrection. Vivre la mort et lui survivre est la définition de l’angoisse. L’angoisse, épiphanie du « rien », manifeste à la fois que nous sommes autrement que l’étant tout en l’étant dans l’être. Ce qui, d’un point de vue logique, nous renvoie au néant, et d’un point de vue existentiel, à notre mort est en même temps ce qui nous rend esprit, au-delà de notre corps : « l’Esprit porte la mort en lui », écrit Hegel dans la Préface de la Phénoménologie. Nous ne différons jamais des choses que par ce que nous savons que nous allons mourir. Du principe des indiscernables Il se pourrait que le phénomène d’intrication quantique ne remette pas en cause tant les notions de localité, de temporalité ou de causalité, que celle d’individualité : deux particules ayant interagi ne sont peut-être plus, très justement, deux particules distinctes. Ou plus exactement, disqualifier l’emploi des notions d’espace et de temps à 407 l’échelle de l’infiniment petit n’est pas faire autre chose que récuser la distinction réelle ou numérique qui seule peut exister entre deux entités de mêmes propriétés. Les maladies sucrettes Subventionné dans l’après-guerre, le sucre de betterave s’est immiscé dans tous les plats industriels où il fait usuellement fonction d’exhausteur de goût. À raison de 15 kg par an et par Français il y a de cela cent ans, son cycle de consommation moyenne s’est élevée jusqu’à 40 kg, tous âges confondus (les divergences s’observent entre catégories sociales). Le sucre à moindre coût (le saccharose, précisément) sera peut-être à cette enseigne la cigarette du XXIe siècle. Avec, en guise de long et douloureux cancer, une explosion des diabètes de type 2. Un diabète incurable, faut-il le rappeler, et dont le seul « remède » est palliatif : les piqûres d’insuline. Coûteux sursis. Diabète ordinairement connu pour ne se déclarer qu’après 40-45 ans, favorisé par une mauvaise hygiène de vie, mais déjà dépisté aux USA chez des enfants non encore nés : diabètes induits in utero. Les pronostics le moins atrabilaires envisagent que trois quarts de nos homologues outre-Atlantique seront touchés avant la fin de leur vie. Ce qui n’est pas pour rassurer, lorsque l’on sait le rôle prescripteur de l’Amérique en matière de conneries. De la cibiche au Haribo en passant par les produits biochimiques introduits au forceps par le marché transatlantique, les maladies de consommation ont l’avenir devant elles. Nous, plus beaucoup… 408 « Adore ce que tu as brûlé » « Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. » Ainsi s’adresse l’évêque Rémi au roi Clovis, se délestant de ses racines païennes pour embrasser la foi du Christ en ce jour symbolique du 25 décembre 496. N’y a-t-il pas une même manière de paradoxe, pour une majorité des Algériens, à traîner sur la claie une France « colonialiste, raciste et xénophobe » (H. Bouteldja) tout en jouant des coudes pour obtenir un visa permanent en vue d’y résider ? On ne peut pas – soit dit sans calembour – avoir le « beurre », l’argent du « beurre » et le passeport de la douanière. Que sont ces flux en fuite ? Où était donc le FLN, ces cinquante dernières piges ? Tant d’arrivisme pour si peu d’arrivage. Ça valait bien la peine… Lacan-coillote « Mais l’artifice des canaux par où la jouissance vient à causer ce qui se lit comme le monde, voilà, l’on conviendra, ce qui vaut que ce qui s’en lit, évite l’onto-, Toto prend note, l’onto-, voire l’ontotautologie. » Jacques Lacan, séminaire du 1er janvier 1973 dans Autres écrits, 2001. 409 « Je saigne sur chaque phrase » On ne « guérit » jamais ni une, ni d’une pathologie mentale. La « Grande Santé » dont parle Nietzsche n’est jamais un retour à l’état d’innocence. C’est un réagencement, le fruit d’une nouvelle combinatoire psychique usant des compulsions, symptômes, angoisses qui sont autant de sources d’empêchement que d’auxiliaires de vie. On ne peut « annihiler » sa pente sans se détruire soi-même (nous sommes nos maladies) ; on peut seulement apprendre à dérouler sa pente, pourvu que ce soit en la montant. Il n’y a pas de « cure », pas de « rétablissement » des origines ; seulement des « stratégies ». La « sortie de crise » n’abolit pas la pulsion de mort, mais la retourne en puissance créatrice. Quelque chose s’est brisé, et c’est une chose définitive ; quelque chose s’est perdu à l’intérieur qui a créé un vide, un appel d’air que l’on projette en cri d’appel à l’extérieur de soi : dans l’œuvre, qui redonne sens et cohérence au vide, qui recompose comme on compose un texte, une pièce, une symphonie. Le créateur de Nietzsche est un malade de la mort de Dieu qui de son traumatisme a fait la moelle du surhumain : un homme radicalement nouveau. Phrase galvaudée, si mécomprise, et cependant si vraie : « ce qui ne tue pas vous rend plus fort ». Imaginez ce que la névrose de Woody Allen aurait donné s’il n’avait pas fait de cinéma… 410 Le miasme du sillon La vue cultive son registre idiopathique, irréductible, son nuancier de couleurs qui se conçoivent à l’exclusion de tout support d’objets. Une chose peut être rouge sans que le rouge réfère nécessairement à la chose rouge dont il est rouge. Rouge est un adjectif qui se laisse substantiviser. Les autres sens n’ont pas ce privilège. Nous avons si peu de mots pour les odeurs que nous pouvons nommer l’odeur d’une chose sans référer à la chose dont elle est l’odeur. On parle dans l’absolu du rouge et des nuances de rouge ; mais c’est toujours relativement à quelque chose que l’on évoque une fragrance : parfums de chien mouillé, exhalaisons de vanille, senteurs de musc : ce sont des compléments. Dissymétrie qui tient à ce que le champ visuel nous est plus nécessaire que le bulbe olfactif, à l’inverse des taupes et d’autres bombes sexuelles à phéromones que l’évolution a jugé bon de faire cohabiter. Mais il y a loin de peu à pas. Et les poètes nous ont légué maints substantifs propres à tonaliser les trésors du sinus. Parmi lesquels le « pétrichor » qui suit l’averse et la rosée de l’aube. Suture du singulier nominatif petros, la « pierre » et du terme médical ionien ichor, désignant la sérosité particulière du sang des dieux de la mythologie grecque (différant par nature de celui des mortels), le pétrichor renvoie précisément aux miasmes caractéristiques dégagés par les sols et roches argileuses humectés par la pluie. Le pétrichor serait donc au nez ce que le rouge est à l’œil, accusant au passage la richesse oubliée du spectre des odeurs dont nous jouissions jadis, avant que l’hominisation nous fasse perdre le flair. 411 Une occasion manquée Relance par la consommation ? Quel levier plus utile, plus équitable et plus incitatif sous ces auspices que celui de la TVA ? La TVA, c’est un oubli de la Commission : profitezen tant qu’il est encore temps. Divisez-la par deux, par trois, supprimez-la et vous l’aurez, votre relance… Les notions sans poignée L’on a eu trop souvent tendance à définir les notions importantes par leur périphérie. C’est en les limitant, en les délimitant que la méthode cartésienne entendait mettre à nue les vérités premières. Clarté et distinction en était la mesure : mesure de la pureté d’une intuition d’idée, mesure de l’évidence ; lors même que le philosophe ne devrait s’ouvrir au monde que sous le mode de l’étonnement qui n’est rien moins que son antipode. On croyait faire le tour des choses en traçant leurs contours, et c’était là peut-être le meilleur moyen de passer outre ce qu’elles avaient de significatif. De ne pas « comprendre » au sens de « prendre avec » ; de ne pas « appréhender » au sens de « prendre en main », ce qui ne pouvait l’être que comme un épicentre, un noyau de signification ou – comme le suggérait Deleuze –, comme un « rhizome », une dynamique de sens qui croît par le milieu. Les émotions ne sont pas des billes, l’amour ni l’amitié. 412 On ne peut s’en tenir à la bordure de notions aussi complexes que l’amour et l’amitié pour en percer l’essence. Parce qu’elles sont intriquées. La frontière floue se brouille, laissant paraître des interférences qui rendent toute détermination problématique : il est assurément de l’amour dans l’amitié, des amours amicales, des amitiés aimantes, des entre-deux, des chevauchements, des nuanciers, des incorporations, hybridations, croisement – pas de contours nets et délimités. Amour et amitié sont par essence impures. Elles ont un cœur mais pas de seuil ni de circonférence. Il n’en va pas différemment de la plupart des mots dont nous usons sans les interroger. Au-delà des sentiments, les mots du type « espèce », « vie » ou « personne », pour faire image (et souvent polémique), sont impensables en tant que « termes » – dans les deux sens du terme – : on ne sait quand les faire commencer, ni quand les arrêter. On ne s’en saisi que par l’aubier. Couche partagée 10 % du poids de votre oreiller, passé deux ans, est constitué de déjections et de cadavres d'acariens. Votre sommier abonde littéralement du polochon. Il y a les morts et, bien sûr, les vivants. On vous épargne la statistique. Le fait demeure qu’avec une production moyenne de vingt mille cellules à chaque seconde, vous produisez assez de peau morte pour nourrir plus d’un régiment (car qui dort est dîné). C’est presque un appel d’air pour les squatters qui n’en demandent pas tant, et n’ont que peu de scrupules à faire 413 leur lit du vôtre. Autant de colocataires qui vous restent sur les draps. Prenez les choses du bon côté. Sachez ainsi, si vous désespérez de l’âme sœur, que vous ne dormirez jamais seul… Pas de quoi. Mort à crédit Plus on vit, plus on meurt. Souhaitons de mourir longtemps. Engagez-vous, rengagez-vous ! La guerre, ça fait des morts, première nouvelle. Ça fait surtout de la casse psychologique. Vingt-deux soldats revenus des « busheries » du Moyen-Orient – du pilonnage du Golf ou de l’hécatombe afghane – se donnent volontairement la mort chaque jour en Amérique. Un sombre état des lieux que publiait, il y a de cela un an, l’office des statistiques affecté au département des anciens combattants. Rapport qui nous apprend que l'état-major avait toujours pris soin de garder sous scellés : que sur les deux millions d'Américains qui ont pris part à l’aventure depuis 2001, pas moins de un sur cinq, soit 20 % des G.I. en faction sur le terrain des opérations, présentent à leur retour des cas de syndromes post-traumatiques. 25 % des sans-abri aux États-Unis sont d'anciens militaires. 25 % des sans-abri sont des briscards inadaptés, souffrant de troubles 414 psychiatriques sévères ou de sociopathies. Le stage est cher payé. « Engagez-vous, rengagez-vous dans la légion, qu’ils vous disaient ! Vous verrez du pays ! » Du pays, certes ; de la pension, moins. Pour ne rien dire de la considération. C’est pas noël tous les midis. Pourquoi ? Pourquoi si peu d’estime ? Comment les héros reaganiens d'hier sont-ils devenus les parias d'aujourd'hui ? Comment le pays le plus paranoïaque, le plus impérialiste, le plus patriotique, le plus propagandiste et le plus belliqueux au monde en arrive-t-il à faire de la pulpe d’hommes de ses vétérans auquel il doit – tout de même – une grande partie de son hégémonie. Ne feignez pas de vous demander ce que vous savez déjà… La guerre, c’est autre chose qu’épandre du phosphore blanc sur les sentiers de l’avenir et se toucher la nouille entre hommes. C’est aussi cela. Mais quoi après Top Gun ? Comment se retirent les volleyeurs huilés ? Comment finissent les troufions effectifs ? En bouffe pour chien, pour huit mille des revenants, une balle entre deux yeux. Ça crée des SDF. Des intouchables. Des suicidés. On ne vous l’avait pas dit ? C’était un peu l’idée. L’aurait-on dit, l’auriez-vous faite ? Toujours lire l’astérisque au bas des tracts publicitaires. Le contrechamp des spots. L’image n’est jamais contractuelle : c’est une suggestion de présentation, comme sur les emballages de barquettes micro-ondables et les profils Facebook. Le discours militariste pénètre ainsi les âmes comme dans du beurre de cacahouète. On vous la joue castagne, cantine et drone d’assaut. De la testostérone et des 415 jeux-vidéo. On ne s’aperçoit qu’ensuite, de retour au bercail, qu’on s’est fait en-rôuler. Que le service après-vente laisse fort à désirer. On se rend compte avec Primo Lévi que le difficile n’est pas de survivre, mais de survivre avec l’idée que l’on a survécu quand d’autres sont tombés. Cilice du rescapé Survivre est une violence. Peut-être est-ce là la triste et authentique mélancolie du vétéran, coupable moins d’avoir tué que d’avoir vu mourir et de n’être pas mort. La France est-elle raciste ? 60 % de nos compatriotes français interrogés par BVA estiment que le racisme est en augmentation depuis les vingt dernières années. On ne relève pas assez que de tels chiffres peuvent être interprétés de deux façons radicalement contradictoires. Soit au premier degré, à la manière journalistique, pour en déduire que le racisme a augmenté ; soit de manière critique, en postulant que ce qui a progressé depuis les vingt dernières années n’est pas tant le racisme que la sensibilité desdits Français au phénomène raciste. Ce que nous prenons pour un regain pourrait bien être un chant du cygne. 416 Simiesque toi-même Y a-t-il un sens, pour un endoctriné du Dies Iræ (D.I.), à tendre à Taubira des peaux de banane en brandissant des portraits de singe tout en rejetant, Bible à la main, la théorie de l’évolution ? Lost, pétard mouillé Aussi frustrant que la canette au distributeur qui refuse de tomber, le cas d’espèce d’une série addictive qui avait tout pour réussir… et surpasser magistralement les pronostics en faisant mieux encore : ne pas y arriver. C’était pourtant mal engagé. Trop bien pour finir à vau-l’eau : un scénario complexe avec des trames multiples, chaque personnage constituant une porte d’entrée, une optique narrative ; des mystères qui s’échappent, buissonent dans tous les sens ; une inflation d’énigmes qui se renforcent les unes les autres ; d’un épisode à l’autre, une tension qui s’élève, sans bruit, comme un soufflé. Et la promesse insatisfaite de la révélation à chaque fois différée. Intelligent, prenant, on en avait pour son argent. On se laisse pas à pas prendre à la nasse, insidieusement et… pschiiit. Des clous. Rien à la clé. Rien qu’une boîte vide contenant une autre boîte et ainsi de suite, sans double fond, ad nauseam. Rien de plus qu’une gigantesque bulle spéculative, qui s’enfle et qui collapse. Le spectateur en sort comme il y est entré. À la certitude près que les plus perdus 417 dans Lost n’officiaient pas « devant » la caméra – mais bien dans la coulisse. Lost : Les Disparus, pourrait être relu comme une gigantesque allégorie de la détresse de scénaristes qui, faute d’être géniaux, n’avaient simplement pas la moindre idée d’où ils se dirigeaient. Cela étant, n’avoir aucune destination peut être aussi et paradoxalement le meilleur moyen de ne pas perdre… Aspects du mythe Tel une éphéméride écrite sur un coin de table, pareil au « test de personnalité » sorti des rotatives d’un centre de scientologie, pareil au « test de Rorschach », à l’horoscope fumeux du canard matinal jouant habilement de l’« effet barnum » afin que tous y trouvent leur compte (dont l’astrologue, premier servi), le mythe est un millefeuille de sens que chaque époque réinterprète au prisme de ses préoccupations. Le mythe cultive un flou apte à la projection, laissant sciemment accroire que ce que nous y mettons nous était adressé. – Ce qui n’est vrai qu’autant que nous nous l’adressons. De la même manière que le psychanalyste projette ses obsessions sur l’analyse qu’il plaque sur son analysant (patient), nous lisons dans le mythe l’histoire que nous lui consentons. Un même discours – éphéméride, ou test de personnalité, ou test de Rorschach, ou horoscope, ou mythe – ne sera donc pas reçu de la même manière selon qui l’interprète, quand, où et dans quel contexte. Protéiforme, il se construit une cohérence jamais achevée, variant du tout au tout au gré des circonstances. 418 Son sens est un non-sens. Son sens est une ligne de fuite. Le mythe est ainsi fait que chacun peut y refaire le monde – à son image. Il puise en nous sa matière symbolique. Nos craintes et nos aspirations fondent son imaginaire. Elles le cultivent, le taillent et le laissent croître et nous laissent croire qu’il a cru seul. De l’inconscient comme machine désirante, le mythe tire les figures, la symbolique, les personnages du « théâtre intérieur » qui voient se disputer nos intérêts contradictoires – acteurs qui nous ressemblent autant que nous les assemblons. Et les articulons, de part et d’autre d’une « trame nommée désir ». Il répercute, au creux de l’interprétation que nous nous en faisons, la part de bruit, synthèse polyphonique, schizophrénique, de nos aspirations. Il est l’argile informe qui voit en sa substance se métaboliser ce que nous nous refusons à voir comme étant notre fait. Nos craintes et nos désirs les plus profondément enfouis, c’est en autrui que nous les formulons. Autrui, objet de nos fantasmes, produit des mythes qui n’ont de consistance que celle que nous leur attribuons. Il n’est jamais de commentateur, ou d’exégète, ou d’interprète, ou d’analyste qui ne parle de lui en feignant les élucider. Lectures du meurtre de Caïn Reininger tenait que « notre image du monde est toujours aussi un tableau de valeurs ». Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’une réalité liquide traversée par des flux – 419 flux de capitaux, d’individus, de marchandises, d’informations –, flux de désirs en perpétuelle circulation, flux suspendus dans un espace virtuel où s’abolit le temps ; à ce qu’une telle réalité, via ses prophètes artistes et ses relais académiques, dé-lise dans les anciennes mythologies les spectres qui la hantent. Il y a bien sûr, à l’heure de la domination bancaire, le mythe de l’enlèvement d’Europe. Sous le joug de la dette, celui de la rédemption (littéralement « rachat ») imposant aux nations de s’acquitter par la souffrance (rigueur, austérité) de l’inconséquence fautive des patriarches. Le mythe de Prométhée, d’Icare et de Dédale, de Frankenstein – sa créature, Golem de foudre – revisité au prisme de Fukushima Daïchi à l’image du kaiju Godzilla tiré de son sommeil par la bombe atomique. Le mythe de Dracula, gérant le garde-manger comme la finance ponctionne les peuples, assez et suffisamment peu pour s’en repaître sans les anéantir. Plus riche encore nous apparaît, en termes de signification, celui du meurtre de Caïn. Caïn, Abel, le sacrifice, l’iniquité, l’envie, le fratricide, la coulpe, la fuite, la marque des maudits. On croyait tout savoir, avoir tout dit, tout dépiauté de cette antique choucroute, rien oublié du crime inaugural : ses causes, ses conséquences, ses origines. Avoir fait plus d’une fois le tour des interprétations, de toutes les interprétations possibles aussi bien littérales qu’allégoriques, tropologiques, ou bien anagogiques, conformément à la doctrine des « quatre sens de l'Écriture » théorisée au IIIe siècle par Origène, Père de l'Église. À tort. Quand y’en n’a plus, y’en a encore, la corne est d’abondance. Il n’y faut que le temps. Après une accalmie 420 qui constitue généralement l’indice de la fin d’une controverse, les herméneutes ont pris de court les pronostics en délaissant Homère pour épousseter la Bible. Ils ont repris le mythe lavé de sa naphtaline et relancé le débat, ardent comme un piment de 16 unités sur l’échelle de Scoville. Trois lectures inédites, témoins de leur époque, ont ravivé la flamme. Trois différents sous-textes rencontrent leur public et commencent aujourd’hui seulement à faire leur petit bout de chemin. Triomphe du sédentaire (a) L’une fait écho à la Grande Peur du déclassement qui traverse actuellement les classes moyennes des im-puissances d’Europe occidentale, dont les frontières se sont vues ventilées « façon puzzle » par les divers traités qui lui furent imposés au nom de la sotériologie de la concurrence sur la terre comme au ciel. Elle traduit le ressentiment de couches sociales précarisées, en proie à un dumping social et commercial de plus en plus déprédateur, de moins en moins humain, la convulsion épidermique de producteurs locaux concurrencés par les importations à marche forcée de matières premières et de produits manufacturés, assistant impuissants à la faillite de l’industrie, à la mort lente de l’agriculture et au démantèlement de l’État-providence du fait principalement des choix économiques politiciens (l’Europe, l’euro, la dette), mais éprouvé par ces mêmes nationaux comme étant l’exclusivité coupable d’une population criminogène d’ilotes mobiles et corvéables 421 d’origine immigrée, rémunérée aux normes salariales de leur pays d’origine (directive Bolkestein), elle-même drainée et régularisée de façon massive et concertée de sorte à satisfaire aux intérêts étonnamment conjoints du NPA (trotskysme internationaliste) et du Medef (blairisme mondialiste). On dit que les extrêmes se touchent. Cela confine au porno. C’est à cette aune, dans cette ambiance acrimonieuse taxée de « xénophobe » par nos élites les « citoyens du monde » qu’émerge du meurtre de Caïn une signification ad hoc, projetant dans la fiction biblique ce que la « France moisie » (Sollers) aspire être sa délivrance. Le tragique épisode devient de proche en proche la dramatisation d’un conflit plus ancien, conflit réel ayant brouillé les premiers peuples sédentarisés grâce à l’agriculture et à l’élevage, lors du néolithique, avec les peuples de chasseurs-cueilleurs. Soit l’empreinte relictuelle et théâtralisée d’une confrontation entre deux formes de cultures, aboutissant de fait à une valorisation tacite de la sédentarité au détriment du nomadisme. Caïn, agriculteur – Caïn enraciné, homme de la terre « qui ne ment pas », ayant « fait souche » – zigouille son frère Abel, pasteur itinérant. Comme de raison. Comme par hasard. La revanche du village sur le pillage des roms et la septicémie du plombier polonais. La vengeance franchouillarde du tortoreur de frites sur le routier bulgare qui peut retourner à ses yaourts. La Bible, otage de ses lecteurs, fait dire à ses protagonistes que la France d’en bas n’a nullement l’intention de prendre en charge toute la misère du monde : « suis-je donc le gardien de mon frère ? » 422 Défaite d’une civilisation (b) Autre interprétation, complémentaire de la précédente, celle – civilisationnelle – de la « substitution de population » (cf. Le camp des saints, de Jean Raspail). Lecture qui met en scène et répercute, grimée sous une panure éthologique de bon aloi, la crise identitaire et religieuse qui fragilise un Occident chrétien aux prises avec un monde arabe en expansion démographique. Crise boursouflée sous l’étiquette de « choc des civilisations » par les conservateurs américains pour justifier la « contre-attaque contre le terrorisme » (néocolonialisme, accaparement des ressources) et la croisade de la démocratie (libéralisation, ouverture des marchés) conduite avec maestria dans le Moyen-Orient (merci pour le cadeau). Vision essentialiste, identitaire, pour ne pas dire suprématiste, qui fait le lit d’une interprétation considérant ainsi l’opposition de Caïn et d’Abel – sur le modèle URSS contre USA – comme la transposition d’un authentique conflit ayant, en des temps archaïques, mis en bisbille non plus nomades et sédentaires (néolithique), mais deux espèces d’hominidés aux cultures irréconciliables, Néandertal et Cro-magnon (paléolithique)85, respectivement représentés par Abel et Caïn. Aussi sérieux que ses tenants peuvent l’être, les mythologues expliquent alors ex professo que le meurtre de Caïn aurait pour origine lointaine le remplacement d’un premier type d’hominidés par un second, 85 On ne parle d’ailleurs plus guère de l’« homme de Cromagnon », mais désormais d’« homme anatomiquement moderne ». Les ravages du politiquement correct… 423 venu lui chanter pouilles. Traduire : Néandertal (l’Europe chrétienne contemporaine) est envahi par Cro-Magnon (la nébuleuse arabe, contemporaine aussi – mais moins puisqu’arriérée). Au terme d’une période indéterminée de cohabitation locale qui voit croître exponentiellement le nombre des CroMagnon, s’amorce, il y a de cela 29 000 ans, l’extinction progressive des néandertaliens. On tient parfois que les CroMagnon auraient exterminé les néandertaliens, quoiqu’aucune volonté génocidaire de cette nature n’ait pu être attestée par l’archéologie – le remplacement pourrait avoir été la simple conséquence d’une submersion démographique et d’une raréfaction des ressources. C’est d’autant plus dommage que les néandertaliens disposaient d’un cerveau nettement plus volumineux que celui des CroMagnon, nos ancêtres directs. Une différence de l’ordre de 0,5 % du génotype qui ne semble pas avoir beaucoup servi à nos simiesques concurrents. On ne peut pas tout avoir, ni exceller sur tous les plans. Tel aurait donc été, en tout état de cause, le scénario que reprendrait la Bible, le camouflant inconsciemment sous la patine d’une affaire familiale. Un psychodrame que les caciques du « choc des civilisations » assimilent d’autant mieux qu’il est de leur chapelle. Croyant livrer les clés d’un récit millénaire, ils délivrent au grand jour une parole de prophète. Notons toutefois cette différence qu’il ne s’agit pas ici d’une lecture « optimiste » au terme de laquelle le sédentaire défait l’envahisseur, mais d’une version plus sombre, voyant l’envahisseur achever le sédentaire. La rétorsion ou la défaite n’en sont pas moins les 424 témoignages d’une seule et même « conquête », vue sous deux angles différents. Procès de l’appropriation (c) Bien différente est l’interprétation que fait du meurtre de Caïn la tourbe frémissante des digitals natives, génération biberonnée à l’humanisme libertaire du software open-source et du partage de fichiers pair à pair. Contreculture ou culture underground qui pense avec Rousseau – en témoin éclairé de la débandade des enclosures –, avec Proudhon – en précurseur de l’anarcho-syndicalisme –, que l’accaparement fonde l’exclusion, ferment de la violence. Caïn s’appropriant la terre déplaît à Dieu ; Dieu le lui fait savoir en dédaignant son bien. Abel est tué ; mais il est pur, et la morale est sauve. Caïn vs Abel, ce sont alors deux conceptions de la relation que les individus cultivent avec les êtres et les choses : d’une part celle prédatrice, délimitante et contractuelle héritée de la Révolution ; de l’autre celle, partageuse, des utopies de la Silicon Valley – hier liguées contre Hadopi, demain contre la Banque – : rapport d’usage et non d’usure au sein d’un espace de partage, lieu d’une pratique axée sur la circulation de l’information et de la création. En quoi se reconnaît l’antagonisme entre l’espace virtuel symbolisé par Internet et l’espace contrôlé, damé et cadastré de la réalité comptable. D’autres diront – en général, les possédants –, entre l’éthique de conviction et d’éthique de responsabilité, le principe de plaisir et de réalité. On ne leur reprochera pas de sauver les meubles. 425 Toujours est-il que d’une même scène biblique, d’une même confrontation, se profile une troisième lecture très éloignée des précédentes, ces deux discours se découvrant imbibés jusqu’aux os de l’imagerie des « Invasions barbares » (les Allemands disent plus volontiers « Grandes Migrations ») – que ces invasions (ou migrations) s’annoncent intraeuropéennes avec des retombées sociales (première lecture) ou bien extra-européennes avec des conséquences identitaires (deuxième lecture). Ceux-ci présagent la fin d’un monde ; celle-là le commencement d’un autre. Mais s’il est bien un élément commun à ces trois interprétations, une caractéristique qui fasse leur unité, c’est de mettre en regard et en opposition, donc « en proposition » des diagnostics de leur époque, toujours porteurs de leur thérapeutique. Des projets constitutionnels impliquant des ruptures, des fins de règne et des refondations, eux-mêmes portés par des récits d’envergure collective qui mettent à nu l’essence intimement politique de la mythologie. Le mythe ne fait donc pas que légitimer des états de fait. Il ne fait pas qu’avaliser une hiérarchie en la coiffant d’une mitre et d’un bâton de pèlerin. Le mythe, quoiqu’à la marge, peut également porter les germes de la subversion. Le mythe, aurait écrit Pascal, pour disposer à la révolution. Retrouver ses œufs de Pâques « La perception est intention », devisent les phénoménologues. Rien de plus vrai, et notre recension en 426 portera quittance. Nous avons effleuré trois gloses contemporaines du meurtre de Caïn qui donnent à voir que l’essentiel dans l’interprétation des mythes est moins le mythe lui-même (ce que le mythe nous dit) que son interprétation (ce qui est dit de lui). Trois projections qui vérifient que le mythe n’a rien d’interprétable que son interprétation, qu’il n’est de mythe sans interprétation, et d’intérêt pour le penseur que l’interprétation que le penseur peut faire de cette interprétation (et de son interprétation de l’interprétation, s’il aime à faire du zèle). Le philosophe est bien en cela celui qui, confronté au spectacle du mythe, se tourne vers les spectateurs. Celui qui porte son regard autant sur le récit que sur le regard porté sur le récit, et s’autorise à voir au-delà du récit le récitant se récitant dans son récit comme un chacun se peint un peu dépeignant les gens qu’il aime. Celui qui, dans sa volte-face, comprend que les préoccupations, tensions, aspirations que l’on découvre au mythe sont d’abord celles qu’on y projette. Le chien déterre son os. Léonarda vindicte Une pisseuse de quinze ans immigrée clandestine réexpédiée au Kosovo avec famille et mille euros après cinq ans de parasitisme, d’allocations, d’absentéisme scolaire, de procédures et de recours rejetés, c’est une allocution directe et liquoreuse de notre spongieux président. Même jour, révélation par le journal Le Monde de l’interception de soixante-dix millions de conversations de citoyens français 427 au cours du dernier mois par les mouches moissonneuses de la NSA : pas un mouvement d’oreille. On en connaît qui, pour moins que ça, auraient sorti le flingue à patate (Hasbro™). Ou tout au moins, fait mine d’en prendre ombrage. Un geste symbolique pour ne pas perdre la face diplomatique. Pas le bourricot. Pas « fraise des bois », muré dans son silence, qui préfère ménager le dromos pour les « grandes ouïes » de Sidi (peut-être en profite-t-il un peu aussi). Hollande, c’est sûr, ne congestionne pas de courage. Vrai qu’on ne puise pas dans un puits vide… Méfaits de l’armistice Nous expérimentons tous les effets – pervers et bénéfiques – que peuvent avoir sur les mentalités un demisiècle de paix civile. Cela fera bientôt trois générations que nous n’avons pas connu la guerre sur notre territoire. Pas de guerre, donc pas de service, pas de discipline, pas de conscription, pas de brassage social et culturel, pas de solidarité entre générations, régions et professions ; des liens plus lâches entre sujets atomisés ne se reconnaissant aucun ennemi (donc aucun intérêt) commun et rabattant toute leur identité sur leur appartenance ethnique. Donc Liberté, Egalité, Ventouse ? C’est bien le risque. C’est un tribut ; mais un tribut somme toute relativement léger pour ce dont il acquitte. Consolons-nous en nous rappelant que nous ne sommes jamais aussi altruistes qu’autant que nous sommes 428 menacés86. Plutôt les mesquineries, les crocs-en-jambe et la compétition que la franche (ou bosche) camaraderie sous les bombardements de Dresde. 86 Que la menace motive l’altruisme ; qu’elle pousse les plus obtusément avares, les moins dotés à se serrer les coudes, c’est bien ce que nous enseignent les statistiques records des dons alloués par nos compatriotes aux fondations et aux associations caritatives, en nette augmentation depuis le début de la crise. À rebours du discours que les prévisionnistes en titre dépositaires de la Pistis Sophia aiment à tenir sur les plateaux télés, la France profonde, quelque modestes soit ses revenus, donne davantage de sa personne et de son mil en période de précarité. Non que les donataires soient plus sensibles à leur prochain, au sort qui leur est fait – à leur prochain. Ils sont sensibles au leur, c’està-dire plus inquiets, plus concernés ; plus que jamais semblables à ces pauvres hères exhérédés qu’ils ne tarderont pas, au train où vont les choses, à rallier près des feux de bidon. Avec une explosion de plus de cent mille bénéficiaires supplémentaires des services des restos du cœur au cours de la dernière année (soit un total d’un million d’usagers pour novembre 2013), ils ont compris et bien tiré les conséquences du fait qu’ils étaient susceptibles aussi d’y recourir bien assez tôt. Si l’accident ne peut être évité, qu’au moins l’ambulance roule : « Aide le ciel – et tu t'aideras toimême ». 429 L’évhémérisme victimaire Une autre conséquence insoupçonnée de cette embellie, de cette parenthèse de notre longue histoire pavée de massacres et de dominations, porte indirectement sur les imaginaires. Dont plus précisément, pour donner un exemple, celui de l’héroïsme. Qu’est-ce qu’un héros pour qui n’a pas connu la guerre ? Qu’est-ce qu’un héros pour qui fut élevé dans l’ignorance de la propagande du roman national, loin des discours patriotiques et de la crainte obsidionale constante de l’agression ? Non plus le conquérant. Non plus le protecteur. Splendeur, puissance, noblesse, virilité, courage ; autant de valeurs qui ont cessé de l’être, et ne trouvent plus leur place au panthéon du XXIe siècle. Le héros d’aujourd’hui est devenu la victime. Le juif, le noir, le rom, le non-violent, le leucémique, le tétraplégique, le rescapé, l’otage, l’accidenté, le déporté, le boat-people, le réfugié. C’est l’agressé. C’est l’oppressé, figure martyre par excellence. Figure qui ne suscite plus l’admiration, mais la pitié. Non plus la dignité ou le respect, mais la condescendance. La compassion au-delà de la passion. Pour être ainsi porté aux nues, il fallait autrefois accomplir un exploit ; il suffit aujourd’hui de subir un préjudice. Toute forme de souffrance fonctionne comme pis-aller pour le « quart d’heure de gloire ». Pas un malheur, réel ou phantasmé, pas une racine qui ne serve de manteau de radiance. 430 Que ce virage de cuti marqué dans l’après-guerre nous ait rendu moins belliqueux, plus diplomates, c’est là chose indéniable. Mettons aussi que les deux grandes guerres ont pesé lourd dans la balance. Sans oublier l’arme atomique (merci De Gaulle), qui n’est pas roupie de sansonnet. La Realpolitik réfrène enfin le zèle sanguinaire des droits-del’hommiste. Il n’est pas dit toutefois qu’avec tout le recul dont nous ne disposons pas, nous ayons véritablement gagné au change. Qu’a-t-on fait d’autre que de substituer à une compétition martiale, chauvine et encadrée, une lutte communautaire de mémoires cannibales ? Une concurrence à ciel ouvert laquelle – témoin le feuilleton Fofana – n’est pas moins meurtrière ? L’anomalie vecteur de crise Nous héritons de T.S. Kuhn l’idée que toute révolution dans l’ordre du savoir, que tout « changement de paradigme » – pour emprunter ses termes – ressortissant à ce que Bachelard qualifiait de « rupture épistémologique », s’opère inexorablement par la brisure des systèmes clos n’intégrant pas la possibilité de leur propre dépassement. Plus simplement, tout progrès important de la connaissance implique la destruction complète de la précédente épistémologie. Cette destruction a lieu lorsque le cadre limitant d’une théorie, lequel fonde à la fois sa cohérence et sa clôture, se reconnaît en incapacité de digérer son lot de singularités. Apparaissent des anomalies que les scientifiques relèguent à la périphérie jusqu’à ce que ces dernières, 431 devenue trop importantes, affaissent les murs porteurs du paradigme en place. L’anomalie ruisselle et, goutte-à-goutte, devient torrent puis déborde son lit, fait exploser l’écluse. Tout saute avec : axiomes, postulats, définitions, notions, hypothèses, méthodes, protocoles expérimentaux, approches, mesures. Qui paie résiste Grillé. Tout saute comme dans un wok. Dont, en première instance, l’autorité des sages ayant fait leur carrière sur leur contribution au paradigme en passe d’être aboli. Des sages qui se retrouvent, légitimés par ce passif, maîtres des financements, investis du pouvoir de décider qui sera budgété et qui ne le sera pas. Aucun besoin d’avoir fait l’« X » pour entrevoir qu’ils feront tout pour ne pas tomber du piédestal. En pourvoyant exclusivement aux entreprises les moins dangereuses : celles-là qui ne risquent pas de les remettre en cause. Ou pas avant longtemps. Quand bien même tout dans les observations pointerait l’obsolescence du paradigme actuel, il resterait alors vivace, même perfusé, par le seul fait de ne pas avoir d’alternative. On ne détruit que ce que l’on remplace. On ne détruit pas ce qui n’a pas de relève. Or la relève ne peut s’élaborer qu’en marge du paradigme actuel, cela au prix (économique) d’une réflexion hétérodoxe qui s’enrichit de nouvelles hypothèses. Le moins que l’on puisse dire est que cette marge se connaît peu de mécènes. La gente des comités qui tient à son bout de gras 432 sclérose scrupuleusement tous les projets de recherche visant à prendre la tangente. Elle seule suffit à verrouiller la science. Les idées neuves sont là, mais sans soutien, stériles ; elles peuvent toujours, en attendant, pleurer les sycomores. Raison pourquoi il faut souvent attendre qu’une génération parte pour qu’enfin l’autre accède. Puis que celle-ci, sans conflit d’intérêts, débloque les fonds pour amorcer la transition. Il faut que vieillesse trépasse pour que jeunesse remplace. Prière de ne pas trop vivre. Le constat du processus n’est certes pas politiquement correct, mais candidate plus justement que tout au titre de ressort caché de la « rupture épistémologique ». Rares sont les grosses légumes à s’avouer cuites au seuil du Panthéon. On ne fait pas ratatouille aux portes de la gloire. Extension du domaine de la lutte Est-il besoin de préciser que ce qui vaut des sciences s’applique tout aussi bien aux dogmes économiques, philosophiques et politiques ? Ce qui nous incite en clair à ne pas compter sur ce qui nous ont foutu dedans pour nous en extirper. On ne résout pas le problème avec les raisonnements moisis de ceux qui l’ont construit. Sous réserve d’inventaire, ce ne sont pas les fabricants de diligence qui ont construit le chemin de fer. 433 On ira tous au paradigme Banquet sur les cadavres. Les dinosaures sont morts. Les temps sont mûrs. Venu le temps des crises, du grand chambardement. Les conditions sont alors réunies pour basculer sous un nouveau régime, brouiller les cartes et les redistribuer – différemment. Faire retentir une musique inédite. Changer de perspective, et donc changer les « faits », puisque les « faits » n’existent pas abstraction faite de la manière dont ils sont dits, c’est-à-dire définis, appréhendés, construits. Changer de perspective et donc, par transitivité, changer le monde, puisque le monde n’existe pas à l’exclusion des « faits » dont il est fait. La science se meurt aux anciennes friches intellectuelles pour naître à d’autres préoccupations. Certains problèmes perdent leur signification quand d’autres acquièrent une épaisseur qu’ils n’avaient pas, et qu’on n’attendait pas. C’est le sens radical de la révolution. Révolution qui n’abroge pas le révolu, bien qu’elle le dénature. Le savoir précédent n’est pas froidement dissous mais, réinterprété dans un nouveau registre, vient s’emboîter au creux d’une théorie plus vaste dont il devient l’un des segments. Une rognure de génome codant pour un détail, mais le codant tout de même. La physique de Newton peut donc rester opératoire et fonctionnelle aussi longtemps qu’on la considérera comme une application locale particulière de la physique dynamique. Les nouvelles théories, d’instruction dialectique, conservent les précédentes tout en les dépassant : elles les « provincialisent ». L’anomalie récalcitrante devient 434 concurremment un simple cas d’espèce d’une totalité d’ensemble. La théorie nouvelle étend ainsi le spectre de l’ancien. C’est ce qui justifie, et cela seul, la transition d’un paradigme à l’autre. L’ignorance éclairée Ici s’arrête le parallèle entre les instances politiques, philosophiques et scientifiques de la révolution. Nous gagnons toujours plus en sciences que ce que nous perdons. D’une part, car nous savons ce que nous perdons et mesurons le manque-à-gagner. Ensuite, car nous gagnons toujours à perdre. Que gagnons-nous à perdre ? Une connaissance ; et du seul type dont nous ne puissions douter : connaissance négative de ce comment cela ne se passe pas. La science ne nous apprend rien d’autre : rien d’autre que ce comment cela ne se passe pas. Savoir du non-savoir, mais savoir établi, et réfutable dès lors que réfuté, donc scientifique, ralliant la somme du savoir en sursis que constituent nos théories. Savoir qui s’interpole tel un chapitre au sein du grand feuilleton des sciences, qui n’est jamais que le feuilleton des erreurs de la science – ce que les scientifiques, au mieux, feignent ne pas savoir, et que les philosophes se chargent aussi souvent que nécessaire de leur remémorer. Nous ne savons vraiment que ce que nous savons n’être pas, et ce que nous savons ne pas savoir encore. Une blessure narcissique qui fait la signature des théories, par distinction d’avec les dogmes et les postures et impostures 435 philosophiques. Les théories sont transitoires, sont provisoires, sont révisables. Elles ne sont jamais vraies, elles sont corroborées. Elles n’expliquent rien, elles représentent. Ce sont, confessait Poincaré, des systèmes d’inférence « commodes » avant toute chose, opératoires pour ceux à quoi on les destine : forger des prédictions. Des appareils de détermination qui se succèdent les uns les autres dans un élan asymptotique, adaptatif et dynamique, progressant en compréhension autant qu’en extension dans l’ultime but de vaincre le hasard. Convaincre le hasard de raccrocher les gants. Visions du monde, elles fournissent des images virtuelles – ou modélisations – d’une réalité qu’elles ne font qu’effleurer. À supposer bien sûr que cette réalité existe, elle également, hors des systèmes qui cherchent à la représenter. Au fond du melting-pot Les communautariens critiques de la laïcité « liberticide » à la française montent en épingle le « modèle américain ». En oubliant, sans doute par distraction, qu’il est bâti sur un immense cimetière : celui du plus grand génocide de l’histoire de l’humanité. Si bien achevé, le massacre, que les pilgrim fathers furent contraints d’importer des Noirs pour construire leurs églises en lieu et place des autochtones amérindiens, moins collaboratifs, qui préférèrent la mort à l’esclavage. Rien de nouveau, dit Qohelet. On aperçoit plus aisément la paille dans l’œil de son voisin que la poutre qui est dans le sien… 436 Non médite donc ! « Chacun doit pouvoir, on l'espère, se penser soi-même. Il doit, on l'espère, se convaincre intimement, que lorsqu'on l'invite à se penser, on l'invite à faire quelque chose qui dépend de sa spontanéité, à un acte intérieur, et que s'il fait ce qui lui est demandé, il s'affecte par sa propre activité et ainsi agit » (J.G. Fichte, trad. A. Philonenko, Première introduction à la Doctrine de la science, 1797). Invitation typique de la philosophie moderne à se penser soi-même pensant plutôt que le monde et Dieu. La scolastique est ajournée pour investir l’individu au fondement d’une connaissance qu’il élabore, co-élabore. Et voilà bien pourquoi l’individu doit être avant toute chose, « capable de se penser ». Sans quoi il ne pourrait penser ce qu’il pense n’être pas lui – l’ob-jet proprement dit –, dès lors que ce qui n’est pas lui ne se saisit comme être indépendant de soi que par rapport (et donc opposition) à soi. L’identité instruit la différence. L’identité, par conséquent, anticipe logiquement et ontologiquement la différence. Et d’en conclure que l’appréhension de soi par soi est non seulement possible, mais encore nécessaire. Penser le soi irait de soi. C’est donc une évidence pour Fichte, pour Kant, Hegel, Descartes et tous les métaphysiciens de la subjectivité. L’introspection serait même, à les en croire, l’acte premier de toute pensée se déployant depuis la détermination la plus intime de la subjectivité jusqu’à l’universel. Tout doit pouvoir être déterminé, sinon déduit de cet « acte intérieur ». À se 437 demander pourquoi les Grecs ne l’ont pas compris plus tôt. Et les Latins ? Que ne s’y sont-ils attelés en fait de gâcher leur énergie, collés à leur lutrin, à spéculer sur le poids des corps à la résurrection ou sur le nombre d’anges pouvant tenir sur la pointe d’une aiguille ? Il se pourrait, pour risquer une réponse à cette sulfureuse question, qu’ils aient été plus pragmatiques que ceux qui nous la posent, et ainsi réellement tentés de se penser eux-mêmes. Peut-être, alors, auront-ils aperçu que l’ « acte de se penser » n’a pas plus de fondement expérientiel que l’identité, le temps, mon cul sur la commode et les universaux. Les philosophes modernes auraient été plus inspirés, auparavant que de nous « inviter » à nous penser nousmêmes comme s’il n’était question que de peler des patates ou de claquer des doigts, de songer d’abord à nous fournir le mode d’emploi. Avec un SAV de commentateurs dignes de ce nom qui ne se satisfassent pas de compliquer le complexe en continuant de bâtir des châteaux de sable sur des bulles de savon. Le dément de midi Comment sont faites les maladies de l’âme ? À peu de choses près, comme leurs consœurs physiologiques. Par construction sur une base statistique d’une mesure idéale, dont la déviance jugée trop prononcée caractérise l’état de morbidité. L’altération, en matière de pathologie mentale, diffère toutefois de la précédente en ce qu’elle n’est plus 438 seulement une transgression de la moyenne physiologique, mais avant tout de l’osmose politique jamais acquise – de l’affectio societatis. Les « modernistes » du siècle de raison ne s’y étaient pas trompés, qui reléguaient les fous avec les renégats. L’« aliénation », la « déraison » et tout ce qui justifie encore à l’heure actuelle la contrainte asilaire87 témoigne d’une atteinte, non pas au corps (sauf à parler de celui du patient – lat. patiens, « celui qui souffre ») mais au corps politique. La partition fondamentale d’avec la maladie physique tient à ce que la « normalité » (ou la moyenne) en matière de psychologie se mue très vite en « normativité ». Celle-ci n’a pas d’autre mesure que la morale véhiculée par une culture en un lieu spécifique, en un temps spécifique. La maladie mentale n’a pas, comme sa jumelle de chair, de souche microbienne ou bactériologique identifiée (ce qui ne signifie pas qu’elles n’en ont pas). Elle est produite par un regard : 87 Dopée outre-atlantique par la manne pécuniaire des assurances santé, engagées par contrat à financer les soins jusqu’au plafond de réserve. Les cliniques majoritairement privées ne se gênent pas pour tirer sur les clauses jusqu’au dernier sesterce. Ensuite de quoi, si le bénéficiaire n’est pas trop abruti par ses années de camisole chimique, elles vous le relâchent tout sec dans la nature pour siroter d’autres pigeons. On condamnera peut-être moins énergiquement certaines des réticences exprimées par les citoyens Yankees à se voir imposer l’« Obamacare » – dit également le Patient Protection and Affordable Care Act. 439 celui qu’on pose sur elle. Et à l’appréciation de la psychiatrie dès lors qu’un « équilibre mental » ne se mesure pas avec un tensiomètre, un stéthoscope ou une prise de sang. Il est un arbitraire en psychiatrie qui ne se rencontre pas – ou pas au même niveau – en soins conventionnels. La parole médicale en milieu psychiatrique jouit d’un statut sui generis : elle crée ce qu’elle combat. L’aune invisible Illocutoire, elle est aussi perlocutoire88 en cela qu’elle parque le patient dans une catégorie à laquelle il finit par être identifié (« le schizophrène de la 8 », « la Rett de la 42 », etc.), et par s’identifier lui-même au point d’en adopter tous les comportements, toute la symptomatologie, tous les dérèglements que l’aliéniste entend qu’il manifeste. Ce qu’il finit par faire, si ce n’est de gré ou pour complaire à l’aliéniste (« d’accord, j’étais malade ; mais je vais mieux »), à la faveur d’une chimiothérapie sur pièces. Nous ne sommes pas, en psychiatrie, ce que nous faisons ; nous sommes ce que l’on fait de nous. Ce que l’on décide que nous serons. La 88 Au vu de la démarcation que trace Austin entre le contenu intentionnel latent d’un énoncé et son effet produit sur l’interlocuteur. Ex : « restons amis » : fonction locutoire = exprimer son désir de préserver un lien de franche camaraderie ; fonction illocutoire = signifier son refus d’explorer plus avant cette chaste relation ; fonction perlocutoire = enjoindre son « ami » à cesser ses avances. 440 performance de la parole psychiatrique est en cela le premier lieu de sa performativité. Comme l’effet Pygmalion produit des génies en puissance, l’effet de diagnostic produit ainsi des aliénés à l’aune d’un étiquetage typologique qui déteint toujours plus sur la normalité. Un éventail de « troubles » qui resserre son emprise en grignotant toujours plus de terrain sur des pratiques de vie qui ne se souciaient pas encore, auparavant, d’être de maupiteuses « souffrances psychiques ». À rebours de l’infirme ou du tuberculeux dont la santé se traduit en constantes, raffermissements ou détériorations de ses fonctions biologiques vitales, la parole du « dément » n’est pas audible ni son avis valable, puisque derechef contaminé par sa « démence ». Le « déni » fait partie de sa maladie. Elle « prouve » sa maladie. Et s’il ne dénie pas, le séditieux fêlé, c’est bien encore la preuve qu’il est malade : aucun homme sain d’esprit n’accepterait de gaieté de cœur de s’infliger le traitement des fous. La parole psychiatrique, et c’est bien là ce qui fonde sa seconde caractéristique, est donc immunisée contre le désaveu de l’épreuve expérimentale. Nous voyons insensiblement se manifester tous les traits qualifiants d’une discipline non réfutable, de celles que Karl Popper rangeait sous le concept de « pseudosciences ». Performative, irréfutable, la psychiatrie clinique peut alors prendre toutes ses libertés pour ergoter sur de nouveaux syndromes sans risque d’être déboutée. Et les chercheurs, en la matière, ne manquent ni d’intérêt ni d’imagination. Soins psychiatriques ? Ce sont des mots qui hurlent d’être accolés. 441 In principio erat verbum Privilège rare que de pouvoir, par simple assignation de vocables à radicaux gréco-latins, créer des affections ad libitum dont l’existence ne se constate nulle part ailleurs que dans la tête des aliénistes ; nulle part qu’en un discours sponsorisé par les laboratoires qui les énoncent et les dénoncent. Des affections qui, curieusement, n’existaient pas avant, n’existent pas ailleurs et bientôt n’existeront plus – éradiquées, lorsque la molécule idoine sera épuisée ou bien tombée dans le domaine public. Alors naîtra une nouvelle molécule, allouée d’une nouvelle maladie – on vous dira le contraire –, et paraîtra en librairie une nouvelle édition du DSM. Pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de ce ténébreux ouvrage (les inepties bien implantées de la psychanalyse en France ayant au moins eu ce mérite de temporiser les ganacheries d’importation de la psychiatrie américaine), le DSM, acronyme lénifiant de Diagnostic and Statistical manual of Mental disorders, se veut la table de conversion des symptômes en syndromes, puis des syndromes en ordonnances. Le DSM est au psychiatre ce que la réforme du numérique est aux éminences grises du ministère de l’Éducation (– la « révolution grise », ou comment renflouer les consortiums de la techno-industrie en prétextant la « modernisation de l’école »). Il est, pour dire les choses en nudité, le carnet de commande de la psychopharmacologie. 442 Biopolitique du chiffre Un catalogue dont l’épaisseur ferait frémir les plus hardis constitutionnalistes, plus pagineux que le Code du Travail français. Un document qui, par sa prolixité même, ne laisse plus guère planer le doute quant à la collaboration des pourvoyeurs d’agents chimiques et de leurs prescripteurs. À chaque chercheur d’autorité est jumelé son lobbyiste monozygote. Les têtes d’affiche ayant paillasse dans les amphis, accès à la publication et jouissant d’une amibe de résonance médiatique sont stipendiées grassement avec primes et bonus. Les autres, les invisibles, soumettent d’autant plus volontiers leur pouvoir démiurgique au service des lobbys que ces lobbys concourent au financement de leurs projets de recherche (désengagement de l’État = pilotage budgétaire par les industriels ; cf. loi LRU en France). Un moindre mal pour bien potentiel, se consolent les intéressés. Qui sait si, parmi tous ces « troubles » conçus sur un coin de table, il n’en sera pas un, ne serait-ce qu’un, qui correspond à quelque chose de vrai. Et la communauté des cliniciens, rassérénés par cette pensée, d’user et d’abuser encore de la maladie mentale comme d’une variable d’ajustement au régal des industriels. Une dérive doriotiste ancrée dans les usages, si l’on en croit l’ampleur des conflits d’intérêts pointés parmi les rédacteurs privilégiés du DSM cinquième du nom. Jugeons sur pièces. Pour constater, non sans dépit, que sur cent soixante-quinze cosignataires du catalogue, quatre-vingt-quinze ont été convaincus de collusion avec la grande distribution. Ce qui ne laisse guère beaucoup d’espoir quant aux quatre-vingts autres. 443 Pratiques de concussion dont la généralisation engendre une dilatation graduelle du champ d’action des soins psychologiques. Le DSM, expliquera-t-on, se veut « athéorique ». Concédons-le. Il l’est. Il l’est assurément, pour ne répondre d’aucune logique interne. Il n’est pas pour autant sans intérêt, ses intérêts étant seulement moins ceux de ces « bénéficiaires » que de ses prestataires et de ses commanditaires. Qu’on ne s’étonne plus de voir la Bible des psychiatres se revigorer d’une édition à l’autre de quelques tours de taille. À l’exclusion des 421 troubles mentaux déjà répertoriés, 200 nouvelles pathologies psychiques ont été délayées dans la dernière version. Ceci pour un total s’élevant à près de 650 troubles – et autant de molécules –, aggravées par un abaissement tout aussi alarmant des seuils de diagnostic. Il suffisait déjà depuis le DSM IV de manifester deux semaines de signes indicateurs de l’état dépressif pour se voir proposer une gamme de psychotropes, quand les délais pour la même prescription s’élevaient auparavant à huit semaines bien arrondies. Un parent mort, un divorce douloureux, une leucémie surprise ? Deux semaines de RTT ; au-delà, prévient le DSM, et ce serait jouer à la roulette russe. Vous en serez quittes pour une consultation d’urgence. Aussi n’attendez pas : vos pilules, elles, ne vous attendront pas89. Et si vous n’avez rien à perdre 89 D’aucuns pourraient trouver logique qu’étant le peuple le plus déprimé au monde, les Français tiennent aussi la première position au palmarès des peuples aspirateurs de 444 – fors votre sens critique –, chaque jour perdu pour la clinique est un manque-à-gagner. Nous en sommes là. Situation qui n’est pas prête de s’améliorer, le gros des diplômés ès sciences de l’art n’ayant pas d’autre approche de la souffrance psychique que médica-menteuse. Hippocrate, Avicenne, est-ce là votre héritage ? Complexes partout Voici comment l’on arrive, à force de surenchère, à ce nombre improbable de 45 millions d’Américains se trouvant de facto, conformément aux critères énoncés par le DSM-V, atteints de troubles psychiatriques. Encore pouvons-nous relativiser cette statistique en rétorquant qu’il est question d’Américains. Dont acte. D’un battement d’aile, prenons de la hauteur pour faire l’état des lieux global de la santé mentale des pays de l’OCDE. Il en ressort que partout où se voit introduite la grille du DSM, la quantité d’enfants autistes connaît un regain de facteur vingt. La proportion des « bipolaires » explose pour atteindre quarante fois sa valeur nominale. Et ce n’est encore rien dire des « troubles envahissants du développement » (TED) qui ont fait leur entrée dans le DSM-IV au début des années quatre-vingtdix. Troubles infantiles qui nous conduisent sans qu’on y touche à parler de l’« hyperactivité ». Une maladie contemporaine, argumentent les licteurs, entretenue par la psychotropes. D’autres pourraient y voir, envisagé sur le long terme, quelque chose comme une contradiction… 445 culture du zapping permettant de réintroduire sous la blanche blouse de la médecine ce qui avait été exclu du marché libre : à savoir les amphétamines, les stupéfiants, la fameuse ritaline n’étant jamais qu’un isotope breveté de la méthylphénidate (MPH). Ce merveilleux traitement par « psychostimulation » ayant fonction de pallier les « troubles du déficit de l'attention » concernerait, aux dires des rapporteurs de l’OMS, de 10 à 12 % des petits Bob entre six et quatorze printemps. Une enquête publiée en 2013 accuse une inflation de 70 % des prescriptions de ritaline en France depuis 2008. Les plus demandeurs sont les parents. La ritaline, contre les évidences, dédouane au moins les tutelles défectueuses – bégueule manière de médicaliser l’échec éducatif. L’histoire s’emmêle Le canon sacré du DSM nous renvoie humblement à ces époques où la médecine à son heure sclérotique cessa d’être ionienne pour, d’acédie, devenir contemplative, astrologique, se fourvoyant dans les étoiles et les analogies ; lorsque les moinillons se livraient nuitamment à la cueillette des simples pour profiter des conjonctions clémentes et garantir les vertus curatives de leurs embrocations miraculeuses. Tel mal, telle plante à ramasser telle nuit sous tel décan ; à absorber à tel moment tel jour jusqu’à ce que mort s’en aille. C’est un peu notre idée, avec d’autres formules. Notre clinique de la folie. Quoique nous soyons, depuis que nous sommes « modernes » (Latour dirait que 446 nous ne le fûmes jamais), plus des penseurs verbaux que des penseurs visuels. Tels signes, tel trouble, telles molécules pour telle posologie, à prendre de telle manière, en extemporané ou à tire-larigot, avec un grand verre d’eau. Un électuaire, et vaille que vaille. Et ce sera bien le diable si le dérèglement persiste. Ce ne sera jamais, en tout état de cause, ledit médicament qui serait inadapté, ni le diagnostic faux ou la pathologie pathologisation d’un phénomène au demeurant normal encore que marginal (stress, dépression, voire excentricité, cyclothymie, homosexualité) ; seulement que la dose appelle sa réévaluation. Si cela fonctionne, c’est tout bénef. Si cela empire, c’est que cela fait effet. Toujours est-il qu’une fois sortie la pâte du tube dentifrice, on ne l’y fait plus rentrer. Vous êtes addict. Vous en redemandez. Vus sous cet angle, la prospective du DSM n’est guère encourageante. Mais la rétrospective n’est pas piquée des vers. C’est bien le propre de chaque époque de réécrire l’histoire à la lumière de ses préoccupations. Chaque discipline y extrapole ses « intérêts de connaissance ». Ainsi l’économiste interprète-t-il l’histoire sous l’angle de l’économie ; la féministe, sous l’angle de la guerre des sexes ; le religieux, sous l’angle de la spiritualité. Matérialiste, le philosophe l’explique au prisme des modes et des rapports de production ; idéaliste, elle devient celle de l’esprit-même s’apparaissant de figure en figure à travers l’expérience du monde. Qu’elle soit porteuse de sens ou n’en délivre aucun, cela est encore éloquent. Qu’elle fut progrès ou décadence, l’histoire fut téléologique jusqu’aux fours crématoires ; lors, elle cessa de « senser » – et c’est l’absurde qui s’en fit 447 l’interprète. Au nom de quoi la psychiatrie serait-elle exemptée de livrer sa propre mire ? Que ne remonterait-elle aussi le fleuve comme le saumon vermeil pour, à son tour, pondre ses œufs spéculatifs sous les galets de la grande histoire ? Le trouble psychiatrique, force motrice de la grande histoire ? Et pourquoi pas, poil au panda ? Si tout dans l’existence moderne est légitime à se voir médicalisé, on ne voit pas ce qui empêcherait les hellénistes d’y mettre leur grain de sel. Il ne suffit pas que les fous fassent bouillir la marmite, ils doivent encore tourner dedans. La nef des fous Des blouses, du punch caféiné et des Lavisse à ne plus savoir qu’en faire. La panoplie parfaite d’une soirée D-SM. On n’hésite plus, les yeux chassieux, pupilles lubriques, à épingler comme psychotiques les grandes figures du Panthéon. Tout le monde y passe. Diogène clochard ? C’était un sociopathe. L’homme avalait des poulpes, s’urinait dessus et s’abritait tel un bernard-l’ermite dans une amphore fêlée. L’auguste Kant et son système moral taillé comme une tringle à rideaux enclavé dans le rectum avait assurément tout du psychorigide. Le syndrome de Procuste vicié dans la prostate. Einstein ? Plagiaire de Poincaré. Ou Asperger, selon que vous habitez au-delà ou en deçà du Rhin. Parce qu’il aimait les trains, un signe qui ne trompe pas. Voilà le pionnier de la physique relativiste renvoyé dos à dos avec Mozart, Berlioz, Bobby Fischer et Satoshi Tajiri, le créateur de Pokémon. Les grands esprits se rencontrent. Et les 448 empereurs. Que n’a-t-on dit sur les empereurs – romains pour s’en tenir aux plus illustres ? Tacite, Suétone en ont écrit de belles sur l’hypersexualisme de Tibère, sur les paraphilies de Néron, sur l’hystérie maniaque de Caligula. Les conquérants ? Des névrosés. Voir Alexandre, César, Clovis, Napoléon. Les dictateurs ? Tous des mégalomanes. Staline paranoïaque. Mao érotomane. Mussolini cyclothymique. Franco compensateur, qui n’avait plus qu’un testicule. Hitler sadique, qui en revanche faisait bien la paire avec Pétain le masochiste. Khadafi bipolaire, pervers sexuel, buveur de sang. Et pour fonder la philosophie grecque (d’aucuns y croient), Socrate devait bien être un peu tout à la fois. « Voltaire, reviens, ils sont devenus fous ! » Que sont les féministes devenues ? « Beauvoir, revient, elles sont devenues folles ! » Exeunt les suffragettes. Exeunt les militantes avides de parité sociale et salariale. Nos beautés conquérantes 90 luttant sans concession pour l’émancipation du « deuxième sexe », nos égéries éprises d’égalité plutôt que d’identité des genres, ont joué les filles de l’air. Une perte sèche pour la pensée. Elles n’ont laissé en désertant qu’une échancrure béante où se sont engouffrées les activistes Femen. Tout comme l’antiracisme avait servi de dérivatif et d’alibi trotskyste à la gauche socialiste tendance Terra Nova pour mieux abandonner au 90 Car la conquête, sinon la conquérante, est belle quoi qu’il arrive. 449 patronat mondialisé la masse des ouvriers-secteurs et des travailleurs pauvres, un laïcisme prétendument hostile à la misogynie des « religions du Livre » s’est substitué au féminisme hégélio-marxiste. Aux revendications d’égalité devant la loi (droit à l'éducation, droit au travail, droit à la propriété, droit de vote, droit à l’autonomie) a succédé la quérulence haineuse des antifa de l’ovule. À la violence réelle le harcèlement sexuel, psychologique. Des Walkyries, des Erynies furieuses, camardes ou fossoyeuses, issues de la génération bourgeoise et fleur de nave consumériste, enterrant définitivement tout espoir d’alléger un peu les injustices – celles-là très substantielles – qui ne cessent de s’agrandir entre les hommes promis aux meilleurs soldes et la gente féminine victime du plafond de verre et confinée aux minima sociaux. À la pensée factieuse des martyres de la cause dans la lignée d’Olympe de Gouges et de Théroigne de Méricourt (l’une passé au billot, l’autre frappée de folie après avoir été suppliciée nue), a suppléé le degré zéro du slogan fanatique des Caroline Fourrest, bramé sur les plateaux de télévision avec une voix de rat jaune aux inflexions viriloïdes. Aux manifestes d’avant-garde des Mathilde Laigle ont succédé les vains écrits des écrit-vains, l’autofiction, la plainte spumeuse et racoleuse des cloaques à leuchorrées. Baise-moi ! se désespère Despentes. L'Inceste, agite Angot (subir Angot ; bouffer chez Flunch ; perdre une oreille. Unité du monde). Plus racoleur, tu meurs. De ce que signifie lire à l’ère de la vache folle… 450 Une régression nommée Femen La débandade. Et les Femen. La percée des Femen pour perpétrer le Grand-Oeuvre. Des ukrainiennes, visage engorgonné de mèches rousses coulant sur poitrine dénudée. Des hystériques peroxydées dont le modus operandi a surpassé jusqu’aux plus sombres pronostics de l’Ecclésiaste. On pourrait s’étonner qu’au vu des résultats, si peu se soient remises en cause (certaines, parfois, s’exilent par la grâce d’une épiphanie). N’importe qui pourrait comprendre que les moyens seuls et même, les seuls moyens utilisés desservent inévitablement les objectifs. On ne peut pas raisonnablement penser que pratiquer des raids tonitruants dans des pays à forte majorité de croyants pour cracher sur la foi de millions d’individus fera avancer la cause des femmes. C’est répondre au mépris par le mépris, exacerber le mépris. C’est radicaliser – pas rien qu'un peu – les préjugés que l’on veut exténuer. C’est exiger d’autrui l’estime et le respect dont il est chiche en lui bousant sur le tarbouche. N’importe qui l’aurait compris. N’importe qui n’est pas Femen. Les corybantes durcissent d’autant leurs happenings qu’ils sont inefficaces. Les excédés interdits de drague se disent déjà, sous la capote, qu’on entendrait peut-être moins parler des femmes battues si celles-ci n’étaient pas aussi mauvaises perdantes… Belle réussite. Et qui ne manque pas de moyens. Sottes ou manipulées, nos grognasses en bonnet phrygien n'ont rien trouvé de plus pertinent pour dénoncer la réification des femmes que de se réduire elles-mêmes à une paire de loches. Au moins, ça fait de belles images. Aussi, lorsque les seins 451 rencontrent les Saints, cela donne l’exploit unanimement salué par les médias français d’aller scier des croix des cathédrales. Mais pourquoi cette pudibonderie ? C’est du pâté pour les Inrock. Un peu d’audace, mesdames ! Quitte à choquer, allez-y carrément : investissez les synagogues plutôt que les églises sinistrées. Voyez à vous torcher avec les rouleaux de la Torah, si ça se passe aussi bien… Les Femen en action ; ou comment parachever, après la féminisation des termes épicènes (« auteure », « entraîneuse », « chauffeuse », « cafetière », etc., féministes modernes se sont acquis le droit de mettre leur sexe dans la langue – et vice versa) et le retrait de la case Mademoiselle sur fiches administratives, la transition du féminisme social au féminisme suicidaire. Souhaitons seulement qu’elles abrègent l’hécatombe avant d’avoir donné raison à tous les « misogynes »91 de la planète. L’économie de la réactance Les détracteurs de la téléréalité, du rap et des mangas shonen seraient bien avisés de se demander si ce ne sont pas très justement leurs anathèmes obsessionnels qui rendent ceux-ci si attractifs auprès de leurs adolescents… 91 Aux « misogynes », aux « phallocrates », aux « homophobes » et aux non moins fétides clos-culs de l’odieuse couvée, aux « LGBT-phobes ». Un mot nouveau pour dénigrer ceux qui ne se pâment pas devant la déferlante vindicative des invertis. 452 Morphologie du nez L’évolution n’est pas sans emprunter des chemins singuliers. Elle pistonne notamment des esthétiques curieuses, des phénotypes que l’on n’attend pas forcément. Nous savons désormais, pour ne prendre qu’un exemple, qu’il n’est en rien indifférent que les hommes arborent un nez en moyenne 10 % plus gros que celui des femmes. Cet excédent présent chez tous les groupes humains est en réalité fonction d’un particularisme anatomique faisant que la masse musculaire des hommes est supérieure – relativement parlant – à celle des femmes ; d’où une consommation en oxygène également supérieure – relativement parlant – à celle des femmes (injustement réputées pomper l’air des hommes). Ce qui implique, par voie nasale de conséquence, de plus gros orifices et une plus vaste cavité de décontamination. Les individus mâles qui présentaient un appendice plus long faisaient effectivement de meilleurs athlètes, de meilleurs chasseurs et de meilleurs fuyards – et transmettaient ainsi plus facilement leurs gènes. La nature pose, propose, expose, dispose au gré des mutations ; la sélection recrute. Ce qui est pourquoi les hommes de Neandertal et de Cro-Magnon, également plus râblés, plus musculeux que nous, avaient un nez bien plus volumineux que le nôtre. Songez au souffle du taureau. C’est ce que l’on appelle un avantage adaptatif. Quant à savoir si ça marche pour la b... 453 Les morts n’ont pas l’air con… La seconde mort existe. Il est un art de l’accommoder. Une fois n’est pas coutume, comptons sur les Anglais. Qui voudrait rendre hommage à Marx devra ainsi se rendre au cœur de l’un des arrondissements les plus huppés de Londres, la ville de la City – vibrionnants respects – ; devra, si ce n’était pas déjà assez lui pisser dans la bouche, payer son droit passage pour accéder à son caveau, et s’acquitter pour le coup de grâce et la photo souvenir d’un supplément de bakchich. La bourgeoisie capitaliste a l’ironie dans le sang, et la revanche décidément mesquine… Philosophie quantique Les seules réponses que l’on puisse proposer à des questions métaphysiques sont des réponses quantiques. « Où est le bien ? » « Qu’est-ce qui est juste ? » Nous n’en savons pas plus au XXIe siècle qu’au temps des cathédrales. Les solutions superposent sans qu'aucune ne soit vraie – ou fausse – dans l'absolu. Exactes ou fallacieuses, fondées ou pas, elles ne le sont que relativement à un observateur perturbateur de la mesure qui détermine, par son regard, ce qu'il observe, brise l’équilibre ; en termes de physique : « effondre » la fonction d’onde. Au point que l’on serait tenté de se demander si, au lieu que ce soit la métaphysique qui soit quantique en son essence, ce ne serait pas plutôt la mécanique quantique qui est métaphysique. 454 455 456 Table des matières Le contre-sens philosophique ...................................... 9 Réforme des sciences et des humanités ....................... 9 Qu’est-ce qu’un cyborg ? .............................................10 La transparence et l’obstacle .......................................11 Le progressisme du talion ............................................11 Tétraphobie nipponne .................................................13 La prophétie performative ..........................................14 Deux anthropologies de la peau ..................................16 Hasard et liberté ..........................................................17 Hasard et liberté (suite) ...............................................19 L’éthique et le déterminisme ......................................20 De l'importance de la virgule ......................................21 « Abus de faiblesse » ....................................................21 Branche ta ganja ..........................................................23 L’histoire est-elle une science ? ..................................23 Plotin sur la paillasse ...................................................25 Guerre et pet ................................................................25 Prison de l’inalternance...............................................28 Souffrir à l’adolescence ................................................29 Les vents du Schtroumpf-péteur .................................29 L’envers d’une apologétique ........................................33 Le « marchié » de l’art ..................................................34 Heureux qui pessimiste ...............................................35 Un jour sans faim .........................................................35 Les nourritures intellectuelles.....................................37 457 La promenade de Königsberg ......................................38 Chauve qui peut ...........................................................38 Une histoire de vainqueur ...........................................39 Les révoltes arabes .......................................................41 Should I stay ou should I go ? .....................................42 Poutine à la rescousse ..................................................44 Migrer sur Internet ......................................................45 La grippe du pigeon .....................................................45 La baignade interdite ...................................................46 Prière de vivre moins ..................................................47 Le phantômâton ...........................................................49 Faux contact du troisième type ...................................51 De l’hominiculture ......................................................51 La prise de la pastille ...................................................51 Des « contes d’apothicaire » ........................................53 Fascination du loft .......................................................55 Le rire, objet philosophique ? ......................................55 Attaque de botulisme ..................................................57 Des confettis de carrière ..............................................58 L’effet rebond de Wegner ...........................................59 L’effet rebond au quotidien .........................................60 Hacking de la pensée ...................................................61 L’effet rebond spirite ...................................................62 Pendule, ouija et tables folles ......................................64 Aux sources de l’engouement .....................................66 Médium et détective ....................................................68 L’effet rebond commun ...............................................69 L’offre présidentielle ...................................................71 La vie en boîte ..............................................................72 Morphing à domicile ...................................................72 458 Victime de l’évolution .................................................75 Psychique du rêve........................................................75 Physique du rêve .........................................................76 La « vallée dérangeante » .............................................78 La « vallée dérangeante » (suite) .................................80 No human’s land ..........................................................82 Une tératologie de la perfection..................................85 Bon et mauvais profil...................................................86 Entropie linguistique ...................................................88 Résistance linguistique ................................................89 Le gardien du sommeil ................................................89 Libet et la conscience rétrospective ............................91 La défaite de la volonté ...............................................92 L’expérience de Walter ...............................................93 Le bobard pour méthode .............................................95 Ontogenèse de la conscience.......................................96 Esprit, es-tu là ?............................................................98 De l’écriture automatique ...........................................99 L’heuristique de la panne ..........................................100 Être et Temps pis .......................................................101 En panne d’essence ....................................................102 Le braire et les odeurs................................................104 Typologie de la perversion ........................................105 L’hostilité guidant le peuple ......................................105 La loi de Hofstadter ...................................................106 La guerre des drones ..................................................107 L’alibi de la Libye.......................................................109 Tombolas chemise .....................................................110 Un slogan dissonant ...................................................110 Engagez-vous dans la narine .....................................112 459 L’œil de Sauron ..........................................................113 Le miroir singe ...........................................................114 Reprise du troisième cycle ........................................115 Puisqu’on vous le dit ! ...............................................116 Nés quelque part ........................................................116 Fabrique de la carcasse ..............................................116 L’oblat du saint prépuce ............................................117 L’adoration des mages ...............................................117 Savoir brouiller les pistes...........................................118 Le nombre de Dunbar ...............................................118 L’humour, propre de l’homme ..................................119 Blaguer avec un Sumérien .........................................124 Limites d’une archéologie .........................................125 L’informatique, fait accompli ....................................126 Répondre d’engagements ..........................................127 Déconvertir pour moins souffrir ...............................127 La mauvaise fourche ..................................................129 La cause est dans l’effet .............................................129 Nouvelle confidentialité informatique .....................129 Deux conceptions de la maladie................................132 Prière de fermer l’aorte .............................................134 Athée-vous lentement ...............................................135 Pas de science sans conscience ..................................136 Transfert de culpabilité .............................................137 L’affaire est dans le sacre ...........................................138 Le pavillon des incunables ........................................138 Les impensés de l’intégration ....................................139 Une émission coupable ..............................................140 L'aspiration à la téléréalité ........................................141 Le jeu de la représentation ........................................142 460 La trêve de l’incrédulité ............................................144 Trêves de simaghreb ..................................................146 La vie est un jingle .....................................................149 Le short en est jeté .....................................................150 « Nan mais allô, quoi ?! » ...........................................150 Bourgeois-bohème .....................................................151 L’Arbre du Ténéré .....................................................151 On a vite fait de se faire gober ..................................152 L’histoire sur la sellette .............................................153 Pacte des civilisations ................................................153 Faute de temps ...........................................................154 Quand il en a pour dix… ...........................................154 C’est le dixième qui rafle ...........................................154 Une climatologie sceptique .......................................155 Climat et inversion de la causalité ............................156 L’effet replié sur sa cause ...........................................158 La stratégie du gène ...................................................159 Cellules et gènes ........................................................161 L’enjeu de la biodiversité ..........................................163 Faux-nez environnementaliste .................................165 Ce qui remue les Verts ..............................................166 Têtes de gondoles racolent ........................................168 Sujet classique, sujet moderne...................................168 Querelle de voisinage ................................................170 « Faisons comme les Allemands » .............................172 Cap sur l’Allemagne ! ................................................173 L’allégorie de la convergence ....................................175 La France et le monde arabe .....................................177 Le jargon médical ......................................................177 La politique du sacrifice ............................................179 461 Sacrifices biologiques.................................................180 Mourir d’être immortel .............................................182 Jouer à kyste ou double .............................................184 HeLa les yeux révulsés ..............................................184 Œdipe freudien et girardien ......................................186 Autres phénomènes sacrificiels .................................188 Fédérer dans la haine .................................................189 Jeux olympiques rituels .............................................191 Mythologique du catch .............................................192 L’espace sacré du ring ................................................194 Scénographie du catch...............................................194 Le personnage du Heel ..............................................196 Le personnage du Face ..............................................197 Le dupe décille et se rebiffe .......................................199 L’alchimie des affects .................................................200 Le contresens du masochisme ...................................201 Croissance en Chine ..................................................202 La nature est bien faite ..............................................202 La revanche des abeilles ............................................203 Pas nique à la ruche ...................................................203 Le gouvernement de ruche .......................................205 L’inspiration de l’avette .............................................206 Un organe aux-petits-mâles ......................................207 À méditer ...................................................................210 Triste compromission ................................................210 Fiat luxe !....................................................................211 Et Wolkswagen ! ........................................................212 Élever le panoptique ..................................................213 Le traçage numérique ................................................215 Google is watching you .............................................217 462 L’audace à deux vitesses ............................................219 A tribute to Snowden ................................................220 Trop d’info tue l’info .................................................222 Les ronces du président .............................................224 Suivez l’argent............................................................225 Le salaire de l'aigreur .................................................227 L’artiste dans la cité ...................................................229 Clarum per obscurius ................................................229 Marmaille pour tous ..................................................230 Droit de ou à l’enfant ? ..............................................230 Trafic et chantage libertaire ......................................232 Puéril dans la demeure ..............................................233 Précaution à géométrie variable ...............................235 L’alcool et les Indiens ................................................238 Troubles de l'élection ? ..............................................240 Socrate, dialogue et rite initiatique ...........................240 Socrate, l’oralité et l’écriture .....................................242 Platon et la révolution du livre .................................244 Exotérisme, ésotérisme philosophique .....................246 L’évangélisme orphique ............................................248 Ma très chère guerre ..................................................249 Ma très chère délinquance ........................................250 Illégitime défense ......................................................252 Le statut révisable de la théorie ................................252 Les valeurs de la science ............................................254 À l’agora virtuelle ......................................................255 À vos souhaits ............................................................256 Stercorius et Crepitus ................................................256 Voltaire contre l’idolâtrie ..........................................258 La religion, y’a bon ! ..................................................260 463 La question des fondements ......................................261 Une triste gloire déchue ............................................262 D’irrésistibles obus.....................................................263 D’irrésistibles obus (suite) .........................................265 La querelle de l’iota ...................................................266 La commission de tonsure .........................................267 La foire au prône ........................................................268 Fist and furious ..........................................................271 Traités européens .......................................................273 Et maltraités Européens ............................................275 Traité de Lisbonne .....................................................276 Petites closes, grands effets .......................................278 La seconde mort de Jean Jaurès .................................280 La stratégie des chaînes .............................................281 La chaîne et le réseau ................................................283 L’Europe c’est la paie .................................................285 Briser les chaînes ? .....................................................287 Caricature de l’évolutionnisme .................................289 Les autres mécanismes ...............................................291 Ne tirez pas sur le pianiste ! ......................................292 Les trois âges de la mort ............................................292 Faites ce que je dis… .................................................292 Transpositions de l’évolutionnisme ..........................293 L’insurmontable binarité de l’être ............................295 La souffrance animale ................................................295 Voltaire et la démocratie ...........................................297 Une brève histoire de nez .........................................299 Flairer la bonne affaire ..............................................300 Veni vider vessie ........................................................301 Le « problème rom » ..................................................302 464 Théologies de mauvaise foi .......................................303 Dix plaies d’Égypte ....................................................304 Dix plaies d’Égypte (suite) .........................................305 Coquilles en Bible ......................................................308 Adam perd sa moitié ..................................................309 Métamorphose du mauvais œil .................................310 Lycanthropie et steak tartare ....................................312 Turlutte sous la capote ..............................................312 L’indépendance des médias .......................................313 Draw me a sheep .......................................................316 L’avariété française ....................................................316 L’animateur (se) livre ................................................317 L’animateur (se) vend ................................................318 La foi, le doute et le salut ..........................................319 « Un enfant est battu » ...............................................321 Le père sévère sévit....................................................323 Prison break ...............................................................325 Hommes de culture ...................................................325 Quand y’en a marre… ...............................................326 Critères de la propriété ..............................................327 L’instinct de contrôle.................................................327 Les femmes et le droit de vote ..................................328 Les femmes et le droit de vote (suite) .......................329 Des passions séculaires ..............................................332 « L’identité malheureuse » .........................................332 Les bonnets rouges.....................................................333 Renouvellement de la philosophie ...........................333 Qui veut la guerre… ..................................................333 …prépare la paie ........................................................336 À deux, c’est toujours mieux .....................................339 465 Rocky s’offre le monde ..............................................342 Rocky s’offre la presse ...............................................343 Un changement d’uniforme ......................................345 L’Europe ou la nation ................................................347 Le roi est mort : vive la nation ! ................................348 La fabrique du crétin .................................................349 La reconquête du Soi .................................................351 La diastole religieuse .................................................353 L’aliénation en Dieu ..................................................354 Sortir de l’aliénation ..................................................356 La lettre à Élysée ........................................................359 Faire de nécessité vertu .............................................359 La fabrique de l’esclave..............................................361 Chasse au trésor .........................................................363 Pater noster s’est égaré ..............................................366 Pater Noster redévoilé ...............................................367 Le bigot-phone...........................................................368 Mettre la main au culte .............................................370 Traîtrise de la traduction ...........................................372 Constructivisme à la Jospin .......................................374 Un étiquetage à deux vitesses ....................................374 Le monde miroir du moi ...........................................376 Le pari de Pascal version 2.0 .....................................377 Tout sauf l’indifférence .............................................378 Sous le vernis de l’égalité...........................................378 Notre innocence ........................................................379 Où ça noumène ? .......................................................380 Le fardeau du pouvoir ...............................................381 Conservatisme et packaging ......................................381 Black is beautiful .......................................................382 466 Hachette-moi ! ...........................................................385 Le Lay, décerveleur ...................................................385 Les riches vous le rendront .......................................386 L’échec du ruissellement ...........................................386 « Être, c’est être perçu » .............................................388 Fonction du mythe ....................................................389 Anus Mirabilis ...........................................................391 La ruée vers l'art ........................................................391 Dépenser pour compter .............................................394 L’amour est dans le prix ............................................396 Mourir pour la poterie ...............................................398 « L’esprit qui toujours nie » .......................................399 Pourquoi la lutte à mort ? ..........................................401 L’angoisse de la conscience servile ...........................404 Tuis memorare novissima tua ...................................406 Du principe des indiscernables .................................407 Les maladies sucrettes................................................408 « Adore ce que tu as brûlé ».......................................409 Lacan-coillote ............................................................409 « Je saigne sur chaque phrase » ..................................410 Le miasme du sillon ...................................................411 Une occasion manquée ..............................................412 Les notions sans poignée ...........................................412 Couche partagée ........................................................413 Mort à crédit ..............................................................414 Engagez-vous, rengagez-vous ! .................................414 Cilice du rescapé ........................................................416 La France est-elle raciste ? ........................................416 Simiesque toi-même ..................................................417 Lost, pétard mouillé ...................................................417 467 Aspects du mythe ......................................................418 Lectures du meurtre de Caïn .....................................419 Triomphe du sédentaire ............................................421 Défaite d’une civilisation...........................................423 Procès de l’appropriation ..........................................425 Retrouver ses œufs de Pâques ...................................426 Léonarda vindicte ......................................................427 Méfaits de l’armistice.................................................428 L’évhémérisme victimaire .........................................430 L’anomalie vecteur de crise .......................................431 Qui paie résiste ..........................................................432 Extension du domaine de la lutte .............................433 On ira tous au paradigme ..........................................434 L’ignorance éclairée ...................................................435 Au fond du melting-pot ............................................436 Non médite donc ! .....................................................437 Le dément de midi .....................................................438 L’aune invisible ..........................................................440 In principio erat verbum ...........................................442 Biopolitique du chiffre ..............................................443 Complexes partout .....................................................445 L’histoire s’emmêle ....................................................446 La nef des fous ...........................................................448 Que sont les féministes devenues ? ...........................449 Une régression nommée Femen................................451 L’économie de la réactance .......................................452 Morphologie du nez ..................................................453 Les morts n’ont pas l’air con… ..................................454 Philosophie quantique ...............................................454 468 469 470 Du même auteur Le Dernier Mot (2008) Kant et la Subjectivité (2008) Les Texticules t. I, II, III (2009-2012) Somme Philosophique t. I (2009-2012), II (2013-2014) Révulsez-vous ! (2011) D’un Plateau l’Autre (2012) Sociologie des Marges (2012) Le Cercle de Raison (2012) Platon, l’Égypte et la question de l’Âme (2013) Une brève Histoire de Mondes (2013) L’Apologie de Strauss-Kahn (2013) Les Nouveaux Texticules (2013) Platon. Un regard sur l’Égypte t. I, II, III (2014) 92 Les Valeurs de la Vie (2014) Anthologie Philosophique (2014) Jamais sans ma novlangue ! (2014) Des PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande) sont disponibles à l’adresse : http://texticules.fr.nf/ 92 Sur demande. 471 472 473 Version 1.0 Dernière màj : décembre 2013 Copyright © 2013 F. Mathieu ISBN : 979-10-92895-03-2 Frédéric Mathieu Contact : [email protected] 474