Une petite douleur - La nouvelle compagnie

Transcription

Une petite douleur - La nouvelle compagnie
Une petite douleur
Harold Pinter
Personnages
Edouard
Flora
Le marchand d’allumettes
Décor
Une maison de campagne. Une table et deux chaises au centre de la scène, pour le petit déjeuner. Quand
elles seront enlevées, l’action se concentrera sur l’office à droite et sur le bureau à gauche, suggérés avec
un minimum de décors et d’accessoires. On devine un grand jardin soigneusement entretenu en fond de
scène : massifs de fleurs, haies bien taillées, etc. La grille du jardin, invisible du public, est au fond à droite.
On découvre Flora et Edouard assis à table pour le petit déjeuner. Edouard lit le journal.
Flora
Tu as remarqué le chèvrefeuille, ce matin ?
Edouard
Le quoi ?
Flora
Le chèvrefeuille.
Edouard
Chèvrefeuille ? Où ça ?
Flora
Près de la grille du fond, Edouard.
Edouard
C’est du chèvrefeuille ? Je pensais que c’était… des volubilis, ou quelque chose.
Flora
Tu sais bien que c’est du chèvrefeuille.
Edouard
Je te répète, je pensais que c’étaient des volubilis.
(Un temps)
Flora
Il est merveilleux, tout en fleur.
Edouard
Il faut que j’aille voir ça.
Flora
Tout le jardin est en fleurs ce matin. Les clématites. Les volubilis. Tout. J’étais dehors à sept heures. Je me
suis assise vers l’étang.
Edouard
Tu as bien dit - que les volubilis étaient en fleur ?
Flora
Oui.
Edouard
Mais bon Dieu, tu viens de m’affirmer qu’il n’y en avait pas.
Flora
Je parlais du chèvrefeuille.
Edouard
Du quoi ?
Flora, calmement,
Edouard - tu vois ce buisson près de la cabane…
Edouard
Oui, oui.
Flora
Ca, c’est les volubilis.
Edouard
Ca ?
Flora
Oui.
Edouard
Oh.
(Un temps)
Je pensais que c’étaient des camélias.
Flora
Seigneur. Jamais de la vie.
Edouard
Passe-moi la théière, s’il te plaît.
Un temps. Elle lui verse une tasse de thé.
Je ne vois pas pourquoi je serais censé distinguer entre ces plantes. Ce n’est pas mon métier.
Flora
Tu sais pertinemment ce qui pousse dans ton jardin.
Edouard
Bien au contraire. C’est évident que je n’en sais rien.
(Un temps)
Flora, se levant,
J’étais debout à sept heures. Je me suis assise vers l’étang. Cette paix. Et tout en fleurs. Le soleil était levé.
Tu devrais travailler dans le jardin ce matin. On pourrait monter le dais.
Edouard
Le dais ? Pourquoi ?
Flora
Pour te protéger du soleil.
Edouard
Il y a du vent ?
Flora
Une petite brise.
Edouard
Ce temps est traître, tu sais.
(Un temps)
Flora
Tu sais quel jour nous sommes ?
Edouard
Samedi.
Flora
C’est le jour le plus long de l’année.
Edouard
Vraiment ?
Flora
C’est le plein été aujourd’hui.
Edouard
Couvre la marmelade.
Flora
Comment ?
Edouard
Couvre le pot. C’est un frelon. (Il pose le journal sur la table.) Ne bouge pas. Reste immobile. Qu’est-ce que
tu fais ?
Flora
Je couvre le pot.
Edouard
Ne bouge pas. Laisse ça. Reste immobile.
(Un temps)
Donne-moi le journal.
Flora
Ne l’attaque pas. Ca va mordre.
Edouard
Mordre ? Qu’est-ce que tu entends par mordre ? Reste immobile.
(Un temps)
Il se pose.
Flora
Il entre dans le pot.
Edouard
Donne-moi le couvercle.
Flora
Il est dedans.
Edouard
Donne-moi le couvercle.
Flora
Je vais le faire.
Edouard
Donne-le moi ! Puis… lentement…
Flora
Qu’est-ce que tu fais ?
Edouard
Tais-toi. Lentement… calmement… Sur… le… pot ! Ha-ha-ha. Très bien.
Il s’assied sur une chaise à droite de la table.
Flora
Il est dans la mélasse maintenant.
Edouard
Exactement.
Un temps. Elle s’assoit sur une chaise à gauche de la table et lit le journal.
Flora
Tu l’entends ?
Edouard
L’entendre ?
Flora
Qui bourdonne.
Edouard
C’est absurde. Comment tu peux l’entendre ? C’est un couvercle en grès.
Flora
Il commence à s’affoler.
Edouard
N’importe quoi. Enlève-le de la table.
Flora
Qu’est-ce que je dois en faire ?
Edouard
Amène-le dans l’évier et noie-le.
Flora
Il va s’envoler et me mordre.
Edouard
Il ne va pas te mordre ! Les frelons ne mordent pas. De toute façon il ne va pas s’envoler. Il est coincé. Il va
se noyer là où il est, dans la marmelade.
Flora
Quelle mort épouvantable !
Edouard
Au contraire.
(Un temps)
Flora
Tu as quelque chose dans les yeux ?
Edouard
Non. Pourquoi tu me demandes ça ?
Flora
Tu n’arrêtes pas de clignoter, de les plisser.
Edouard
J’ai une petite douleur.
Flora
Oh mon chéri !
Edouard
Oui, une petite douleur. Comme si je n’avais pas dormi.
Flora
Tu as dormi, Edouard ?
Edouard
Bien sûr, j’ai dormi. D’un seul trait. Comme toujours.
Flora
Et pourtant, tu te sens fatigué.
Edouard
Je ne dis pas que je me sens fatigué. Je dis seulement que j’ai une petite douleur dans mes yeux.
Flora
Mais alors pourquoi ?
Edouard
Je n’en sais vraiment rien.
(Un temps)
Flora
Oh, mon Dieu !
Edouard
Qu’est-ce qu’il y a ?
Flora
Je le vois. Il essaie de sortir.
Edouard
Comment pourrait-il sortir ?
Flora
Par le trou. Il essaie de se glisser par le trou de la cuiller.
Edouard
Mmmm, oui. Il n’y arrive pas, évidemment. (Un court temps) Bon, tuons-le, pour l’amour de dieu.
Flora
Oui, tuons-le. Mais comment ?
Edouard
Prends-le avec la cuiller et écrase-le sur une soucoupe.
Flora
Il va s’envoler. Il va mordre.
Edouard
Si tu prononces encore ce mot, je quitte la table.
Flora
Mais les frelons mordent.
Edouard
Ils ne mordent pas. Ils piquent. Ce sont les serpents… qui mordent.
Flora
Et les taons ?
(Un temps)
Edouard, pour lui-même,
Les taons sucent.
(Un temps)
Flora, timidement,
Si on… Si on attend assez longtemps, j’imagine qu’il va s’étrangler. Il va s’étouffer dans la marmelade.
Edouard, sèchement,
Tu sais, j’ai du travail ce matin. Je ne peux pas passer toute la journée à m’occuper d’un frelon.
Flora
Alors tuons-le.
Edouard
Tu veux qu’on le tue ?
Flora
Oui.
Edouard
Très bien. Passe-moi l’eau chaude.
Flora
Qu’est-ce que tu vas faire ?
Edouard
L’ébouillanter. Donne-moi ça.
Elle lui tend le pot. Un temps.
Maintenant…
Flora, à voix basse,
Tu veux que je soulève le couvercle ?
Edouard
Non, non, non. Je vais verser l’eau chaude par le trou de la cuiller. Pile… par le trou de la cuiller.
Flora
Ecoute !
Edouard
Quoi ?
Flora
Ca bourdonne.
Edouard
Foutues bestioles.
(Un temps)
C’est curieux mais je ne me souviens pas d’avoir vu un seul frelon de tout l’été, jusqu'à maintenant. Je ne
comprends pas pourquoi, vraiment pas. J’entends par là, il y a nécessairement eu des frelons.
Flora
S’il te plaît.
Edouard
Ca ne peut pas être le premier frelon, si ?
Flora
S’il te plaît.
Edouard
Le premier frelon de l’été ? Non. C’est impossible.
Flora
Edouard.
Edouard
Mmmmnn ?
Flora
Tue-le !
Edouard
Ah oui. Incline le pot. Incline-le. Aah… juste dedans… en plein dedans… le rendre aveugle… c’est… fait.
Flora
C’est fait ?
Edouard
Soulève le couvercle. D’accord, je vais le faire. Le voilà ! Raide mort. Quel monstre. (Il écrase le frelon sur
une soucoupe.)
Flora
C’est une chose horrible.
Edouard
C’est une journée superbe. Superbe. Je pense que je vais travailler dans le jardin ce matin. Où est le dais ?
Flora
Dans la cabane.
Edouard
Oui, nous devons le sortir. Mon Dieu, regarde un peu ce ciel. Pas un nuage. Tu disais que c’est le jour le
plus long de l’année, aujourd’hui ?
Flora
Oui.
Edouard
Ah, c’est une belle journée. Je le sens dans mes os. Dans mes muscles. Je pense que je vais me dégourdir
les jambes dans un instant en direction de l’étang. Mon Dieu, regarde-moi ce massif tout en fleurs là-bas.
Les clématites. C’est un merveilleux… (Il s’interrompt soudain.)
Flora
Quoi ?
(Un temps)
Edouard, c’est quoi ?
(Un temps)
Edouard…
Edouard, d’une voix enrouée,
Il est là-bas.
Flora
Qui ?
Edouard, bas, murmurant,
Bordel de Dieu, il est là-bas, il est là-bas, devant la grille du fond.
Flora
Laisse-moi voir.
(Elle le rejoint pour regarder. Un temps. Avec désinvolture)
Oh, c’est le marchand d’allumettes.
Edouard
Il est encore revenu.
Flora
Mais il est toujours là.
Edouard
Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il fait là ?
Flora
Mais il ne t’a jamais dérangé, si ? Cet homme se tient là-bas depuis des semaines. Tu n’en avais jamais
parlé.
Edouard
Qu’est-ce qu’il fait là-bas ?
Flora
Il vend des allumettes, évidemment.
Edouard
C’est ridicule. Quelle heure est-il ?
Flora
Neuf heures et demie.
Edouard
Que fait-il au nom du Ciel avec une corbeille pleine d’allumettes à neuf heures et demie du matin ?
Flora
Il arrive à sept heures.
Edouard
A sept heures ?
Flora
Il est toujours là-bas à sept heures.
Edouard
Oui mais tu ne l’as jamais… vraiment vu arriver ?
Flora
Non, je…
Edouard
Alors comment sais-tu qu’il n’est pas… resté là toute la nuit ?
(Un temps)
Flora
Il t’intéresse, Edouard ?
Edouard, avec détachement,
S’il m’intéresse ? Non, non, il… il ne m’intéresse pas.
Flora
C’est un vieil homme très gentil, vraiment.
Edouard
Tu lui as parlé ?
Flora
Non, non, je ne lui ai pas parlé. Un petit bonjour de la tête.
Edouard, faisant les cent pas,
Voilà deux mois qu’il se tient à cet endroit, est-ce que tu te rends compte ? Deux mois. Je ne peux plus
sortir par la grille du fond.
Flora
Mais pourquoi pas ?
Edouard, pour lui-même,
Ca me plaisait vraiment, ça me plaisait tellement, de me promener à travers les hautes herbes, pour sortir
par la grille et rejoindre la route. Ce plaisir m’est maintenant interdit. C’est pourtant ma maison, c’est ma
grille.
Flora
Franchement, Edouard, je ne comprends pas.
Edouard
Merde. Et tu sais que je ne l’ai jamais vu vendre une seule boîte ? Pas une seule boîte. Ca n’est pas
étonnant. Il est sur une mauvaise route. Ce n’est même pas une route. C’est quoi ? C’est un sentier, qui
mène au monastère. Sans aucun passage. Même les moines prennent un raccourci pour se rendre au
village, quand ils veulent se rendre… au village. Personne ne monte par là. Pourquoi ne se tient-il pas sur la
grande route s’il veut vendre des allumettes, devant la grille de devant ? C’est totalement grotesque.
Flora, s’approchant de lui,
Je ne sais pas pourquoi ça te rend si nerveux. C’est un vieil homme calme, inoffensif, s’occupant de son
commerce. Il est parfaitement inoffensif.
Edouard
Je n’ai pas dit qu’il n’était pas inoffensif. Evidemment qu’il est inoffensif. Comment se pourrait-il qu’il ne
soit pas inoffensif ?
Noir fondu et silence.
.
La voix de Flora, au loin dans la maison, se rapprochant.
Flora, invisible,
Edouard, où es-tu ? Edouard ? Où es-tu, Edouard ?
Elle apparaît.
Edouard ?
Edouard, qu’est-ce que tu fais dans l’office ?
Edouard, regardant par la fenêtre de l’office,
Ce que je fais ?
Flora
Je t’ai cherché partout. Ca fait des heures que j’ai monté le dais. Et quand je suis revenu, je ne t’ai vu nulle
part. Tu étais sorti ?
Edouard
Non.
Flora
Où étais-tu ?
Edouard
Ici.
Flora
J’ai regardé dans ton bureau. Je suis même montée au grenier.
Edouard, d’une voix atone,
Qu’est-ce que j’irais faire au grenier ?
Flora
Je ne savais pas ce qui t’était arrivé. Tu sais qu’il est midi ?
Edouard
Ah oui ?
Flora
Je suis même allée dans le bas du jardin, pour voir si tu étais dans la cabane.
Edouard, d’une voix atone,
Qu’est-ce que j’irais faire dans la cabane ?
Flora
Tu m’as certainement vue dans le jardin. Tu peux le voir par la fenêtre.
Edouard
Juste un bout du jardin.
Flora
Oui.
Edouard
Juste un coin du jardin. Un tout petit coin.
Flora
Qu’est-ce que tu fais, enfermé là-dedans ?
Edouard
Rien. Je cherchais quelques notes, c’est tout.
Flora
Des notes ?
Edouard
Pour mon essai.
Flora
Quel essai ?
Edouard
Mon essai sur l’espace et le temps.
Flora
Mais… je n’ai jamais… tu ne m’en as jamais parlé.
Edouard
Je ne t’en ai jamais parlé ?
Flora
Je pensais que tu en rédigeais un sur le Congo Belge ?
Edouard
Je m’intéresse à la dimensionnalité et la continuité de l’espace… et du temps… depuis des années.
Flora
Et le Congo Belge ?
Edouard, sèchement,
Ne t’occupe pas du Congo Belge.
(Un temps)
Flora
Mais tu ne gardes pas tes notes dans l’office.
Edouard
Tu serais surprise. Tu serais très surprise.
Flora, regardant dehors,
Mon Dieu, c’est quoi ? C’est un bœuf perdu ? Non. C’est le marchand d’allumettes ! Seigneur, tu peux le
voir… derrière la haie. Il me semble plus grand. Tu le surveillais ? Il ressemble… à un bœuf !
(Un temps)
Edouard ?
(Un temps)
(S’approchant de lui.) Tu viens dehors ? J’ai monté le dais. Tu vas manquer le meilleur moment de la
journée. Il te reste une heure avant manger.
Edouard
Je n’ai pas de travail ce matin.
Flora
Et ton essai ? Tu ne comptes pas rester dans l’office toute la journée ?
Edouard
Va-t’en. Fous-moi la paix.
(Un léger temps.)
Flora
Vraiment Edouard. Tu ne m’as jamais parlé comme ça de toute ta vie.
Edouard
Mais si.
Flora
Oh, chipoteur. Sale petit chipoteur…
Edouard
Ne m’appelle pas comme ça !
Flora
Tes yeux sont injectés de sang.
Edouard
Je m’en fous.
Flora
Il fait trop sombre ici pour voir…
Edouard
M’en fous.
Flora
Il fait si clair au-dehors.
Edouard
M’en fous.
Flora
Et il fait noir à l’intérieur.
(Un temps)
Edouard
Je n’en ai rien à foutre !
Flora
Tu as peur de lui.
Edouard
Faux.
Flora
Tu as peur d’un pauvre vieil homme. Pourquoi ?
Edouard
C’est faux !
Flora
C’est un pauvre vieil homme inoffensif.
Edouard
Aaah, mes yeux.
Flora
Laisse-moi les baigner.
Edouard
N’approche pas.
(Un temps)
(Lentement) Je veux parler à cet homme. Je veux lui dire un mot.
(Un temps)
C’est totalement absurde, évidemment. Je ne peux vraiment pas tolérer quelque chose d’aussi… absurde,
juste devant chez moi. Je ne le tolérerai pas. Il n’a rien vendu de toute la matinée. Personne n’est passé. Si.
Un moine est passé. Un non-fumeur. Dans un vêtement lâche. C’est évident qu’il ne fumait pas mais peu
importe, cet homme n’a fait aucun effort. Il n’a fait aucun effort pour décrocher une vente, pour se
débarrasser d’une de ses foutues boîtes. Sa seule chance, de toute la matinée, et il n’a fait aucun effort.
(Un temps)
Je n’ai pas perdu mon temps. J’ai même touché du doigt la vérité. Il ne vend pas du tout des allumettes.
Cet enfoiré ne vend pas du tout des allumettes. Curieux que je ne l’aie pas compris plus tôt. C’est un
imposteur. Je l’ai observé de très près. Il n’a fait aucun mouvement vers le moine. Quant au moine, le
moine n’a fait aucun mouvement vers lui. Le moine suivait le sentier. Il ne s’est pas arrêté, il n’a pas ralenti,
il n’a changé son pas en aucune façon. Quant au marchand d’allumettes – comme c’est ridicule de l’appeler
comme ça. Quelle farce. Non, il y a une chose vraiment louche chez cet homme. J’ai l’intention d’aller au
fond des choses. Je vais bientôt me débarrasser de lui. Qu’il aille vendre sa camelote ailleurs. Au lieu de se
tenir comme un bœuf… comme un bœuf devant ma grille.
Flora
Mais s’il ne vend pas des allumettes, qu’est-ce qu’il vend ?
Edouard
Nous le découvrirons bientôt.
Flora
Tu vas aller dehors pour lui parler ?
Edouard
Certainement pas ! Aller vers lui ? Certainement… pas ! Je vais l’inviter à venir ici. Dans mon bureau. Et
nous irons… au fond des choses.
Flora
Pourquoi tu n’appelles pas la police et qu’on nous débarrasse de lui ?
l rit. Un temps.
Pourquoi tu n’appelles pas la police, Edouard ? Tu pourrais dire que c’est un danger public. Bien que je… je
ne peux pas dire qu’il soit dangereux.
Edouard
Fais-le venir. Flora
Moi ?
Edouard
Va dehors et fais-le venir.
Flora
Tu es sérieux ?
(Un temps)
Edouard, je pourrais appeler la police. Ou même le curé.
Edouard
Va le chercher.
Elle sort. Silence. Edouard attend.
Flora, dans le jardin,
Bonjour.
(Un temps)
Nous n’avons pas fait connaissance. Je vis ici, dans cette maison. Avec mon époux.
(Un temps)
Je me demande si vous pourriez… si vous souhaitez une tasse de thé ?
(Un temps)
Ou un verre de citron ? Il doit faire si chaud, en se tenant ici.
(Un temps)
Vous souhaitez venir à l’intérieur un petit moment ? Il fait beaucoup plus frais. Il y a quelque chose dont
nous aimerions beaucoup… vous parler, qui vous sera bénéfique. Pourriez-vous nous accorder quelques
instants ? Nous ne vous garderons pas longtemps.
(Un temps)
Pourrais-je acheter votre corbeille d’allumettes, dîtes voir ? Nous n’en avons plus une, plus une seule, et
nous en gardons toujours un très gros stock. Ca arrive, n’est-ce pas ? Bon, nous pourrions en discuter à
l’intérieur. Venez donc. Par ici. Allez, venez. Notre maison est pleine de surprises, vous savez. Mon mari est
un sacré collectionneur. Nous avons du canard à midi. Vous aimez le canard ?
Elle avance vers la grille.
Venez manger avec nous. Par ici. Voi… là. Puis-je vous prendre le bras ? Il y a beaucoup d’orties devant la
grille. (Le marchand apparaît.) Voilà. Par ici. Faites attention. C’est un temps magnifique, n’est-ce pas ?
C’est le jour le plus long de l’année, aujourd’hui.
(Un temps)
Voilà du chèvrefeuille. Et des volubilis. Ce sont des clématites. Et vous voyez cette plate-bande près de la
serre ? Ce sont des camélias.
Silence. Elle entre dans le bureau.
Flora
Il est ici.
Edouard
Je sais.
Flora
Il se tient dans l’entrée.
Edouard
Je sais qu’il est ici. Je peux le sentir.
Flora
Le sentir ?
Edouard
Je l’ai senti quand il est passé sous ma fenêtre. Tu ne sens pas la maison, maintenant ?
Flora
Qu’est-ce que tu vas faire de lui, Edouard ? Tu ne vas pas le violenter ? C’est un vieillard. Je ne suis pas sûre
qu’il entende, où même qu’il voie. Et il porte un très vieux Edouard
Je ne veux pas savoir ce qu’il porte.
Flora
Mais tu le verras toi-même dans un instant, si tu lui parles.
Edouard
Je verrai.
(Un léger temps)
Flora
C’est un vieil homme. Tu ne vas pas… le violenter ?
Edouard
S’il est si vieux, pourquoi ne se protège-t-il pas… de l’orage ?
Flora
Mais il n’y a pas d’orage. C’est l’été, c’est le jour le plus long…
Edouard
Il y avait un orage la semaine dernière. Un orage d’été. Il n’a pas fait un geste alors que ça tonnait autour
de lui.
Flora
Quand c’était ?
Edouard
Il est resté figé sur place alors que ça se déchaînait tout autour de lui.
(Un temps)
Flora
Edouard… tu es certain que ça vaut le coup de s’en inquiéter ?
Edouard
Dis-lui d’entrer.
Flora
Je…
Edouard
Maintenant.
Elle sort et va chercher le marchand.
Flora
Rebonjour. Vous voulez bien entrer ? Je ne serai pas longue. En haut des marches.
(Un temps)
Vous pouvez prendre un verre avant manger.
(Un temps)
Puis-je vous prendre votre corbeille ? Non. Très bien, gardez-la avec vous. C’est juste… en haut des
marches. La porte qui…
(Elle le regarde se mettre en marche.)
la porte…
(Un temps)
la porte en face. Je vous rejoins… plus tard.
Elle sort.
Le marchand reste sur le seuil de la porte.
Edouard, cordialement,
Je suis ici ! Où êtes-vous ?
(Un temps)
Ne restez pas là-bas, mon vieux. Entrez dans mon bureau. (Il se lève.) Entrez !
Le marchand entre.
Voilà. Faîtes attention où vous marchez. Voi… là ! Mettez-vous donc à l’aise. J’ai pensé que vous aimeriez
vous rafraîchir par cette chaleur. Asseyez-vous, mon vieux. Que prendrez-vous ? Un sherry ? Que diriezvous d’un double scotch ? Eh ?
(Un temps)
Je reçois chaque année les villageois, pour tout vous dire. Je ne suis pas châtelain, mais ils m’accordent une
certaine estime. N’allez pas croire que nous ayons un châtelain par ici, plus maintenant. Sais pas ce qu’il
est devenu. C’était un bon vieil homme. Grand joueur d’échecs dans mon souvenir. Trois filles. La fierté du
pays. Des cheveux rouges flamboyants. Alice était la plus âgée. Asseyez-vous, mon vieux. Eunice, je crois,
venait en second. La cadette, c’était la plus belle de la bande. Sally. Non, non, attendez voir, non, ce n’était
pas Sally, c’était… Fanny, Fanny. Une fleur ! Vous n’êtes sans doute pas du coin. A moins que vous ayez vécu
ici dans le temps, vous avez fait un long voyage et vous venez juste de rentrer. Vous connaissez les
environs ?
(Un temps)
Allons, allons, il ne faut pas… rester ainsi. Prenez un siège. Lequel vous aimeriez ? Nous avons le choix,
comme vous voyez. Supporte pas l’uniformité. Des sièges différents, des dossiers différents. Souvent,
quand je travaille, vous savez, je prends une chaise, je gribouille deux trois lignes, je la mets de côté, j’en
prends une autre, je m’installe, je réfléchis, je la mets de côté… (d’un air absent) … je m’installe… je la mets
de côté…
(Un temps)
J’écris des essais théologiques et philosophiques…
(Un temps)
De temps à autre je note quelques observations sur certains phénomènes tropicaux – pas sous le même
point de vue, bien entendu. (Un court silence) Oui, l’Afrique, par exemple. L’Afrique est depuis toujours
mon terrain de chasse favori. Fascinant, comme continent. Vous connaissez ? J’ai l’impression que vous
avez… pas mal bourlingué. Est-ce que vous connaissez les monts Membuza, à tout hasard ? Une grande
chaîne de montagnes au sud de Katambalou. En Afrique Equatoriale Française, si ma mémoire est bonne.
La plus incroyable diversité de flore et de faune. Surtout de faune. Je crois comprendre que dans le désert
de Gobi on tombe sur des sites très étranges. Personnellement, je n’y ai jamais été. J’ai quand même
étudié les cartes. Fascinant, les cartes.
(Un temps)
Vous habitez le village ? Je n’y descends pas souvent, évidemment. Ou vous êtes de passage ? En route
vers une autre contrée ? Eh bien, je peux vous dire que selon moi vous ne trouverez pas de plus bel endroit
qu’ici. Nous gagnons chaque année le premier prix, vous savez, du village fleuri. Asseyez-vous.
(Un temps)
Dites-moi, est-ce que vous m’entendez ?
(Un temps)
Je disais, dîtes-moi, est-ce que vous m’entendez ?
(Un temps)
Vous possédez un calme exceptionnel, pour un homme de votre âge. Mais ce n’est peut-être pas le mot
exact… le calme. Vous trouvez qu’il fait bon à l’intérieur ? Certainement plus frais qu’à l’extérieur. Je ne suis
pas encore sorti aujourd’hui, mais je vais sans doute passer toute l’après-midi à travailler dans le jardin,
sous mon dais, devant ma table, vers l’étang.
(Un temps)
Oh, je vois, vous avez fait la connaissance de mon épouse. Une femme charmante, vous ne trouvez pas ? Et
beaucoup de cran. M’a soutenu contre vents et marées, cette femme. Par tous les temps. C’était une
superbe plante dans sa jeunesse. Un port de reine, des cheveux rouges flamboyants. ( Il s’interrompt d’un
coup.)
(Un temps)
Oui, je… j’étais dans le même genre de situations que vous, vous comprenez. A me bagarrer pour faire mon
chemin. J’étais dans le commerce moi aussi. (En gloussant.) Oh oui, je sais comme c’est - le mauvais temps,
la pluie, ballotté entre murs et palissades, entre rocs et fondrières… de maigres récompenses… les hivers
dans les taudis… à bûcher toute la nuit sur sa thèse… oui, j’ai connu ça moi aussi. Laissez-moi vous donner
un conseil. Prenez-vous une gentille femme qui vous épaule. Qu’importent les rumeurs. Attelez-vous.
Attelez-vous aux brancards. Ca finira par être payant.
Un temps.
(Avec un rire) Il faut me pardonner de bavarder comme ça. Nous avons peu de visiteurs en cette saison.
Tous nos amis passent leur été à l’étranger. Pour ma part, je suis du genre casanier. Ne serais pas contre un
voyage en Asie Mineure, et vous, ou dans certaines régions inférieures du Congo, mais l’Europe ? Hors de
question. Bien trop bruyant. Je suis certain que vous êtes d’accord. Et maintenant que boirez-vous ? Une
bière brune ? Curaçao Orange Fockink ? Campari au gingembre ? Tia Marina ? Un Riesling Wachenheimer
Fuchsmantel Beeren Auslese ? Gin tonic ? Châteauneuf-du-Pape ? Un peu d’Asti Spumante ? Ou bien que
diriez-vous franchement d’un Piesporter Goldtropfachen Feine Auslese (Reichsgraf von Kesselstaff) ?
Aucune préférence ?
(Un temps)
Vous semblez avoir légèrement chaud. Pourquoi n’enlevez-vous pas votre balaclava ? J’aurais peur que ça
me démange pour ma part. En fait, j’ai toujours été pour la liberté de mouvements. Même au plus froid de
l’hiver je ne porte presque rien.
(Un temps)
Dites-moi, puis-je vous poser une question intime ? Je ne veux pas vous paraître indiscret mais vous ne
pensez pas être sur la mauvaise route pour la vente d’allumettes ? Il ne passe pas grand-monde, si ?
Evidemment, il faudrait supporter les gaz d’échappement et le bruit des voitures. Je comprends
parfaitement.
(Un temps)
Pardonnez-moi de vous lorgner mais c’est un œil de verre que vous portez ?
(Un temps)
Enlevez donc votre balaclava, laissez-vous faire, posez cette corbeille et mettez-vous à l’aise, comme on dit
par ici. (Il s’approche du marchand.) Je dois dire que vous avez plutôt un joli stock, n’est-ce pas ? Dîtes-moi,
de vous à moi, ces boîtes sont-elles pleines ou bien certaines sont-elles à moitié vides dans le nombre ? Oh
oui, j’étais dans le commerce moi aussi. Et maintenant, avant que madame ne fasse sonner le gong pour le
repas, voulez-vous bien vous joindre à moi pour un apéritif ? Je vous recommande un verre de cidre.
Attendez… juste une minute… je sais que j’en ai – faîtes attention ! Votre corbeille !
La corbeille tombe, ainsi que les boîtes d’allumettes.
Bon Dieu, qu’est-ce que… ?
(Un temps)
Vous avez lâché votre corbeille.
Un temps. Il ramasse les boîtes.
(Grognements) Hé, ces boîtes sont toutes humides. Vous n’avez pas le droit de vendre des allumettes
humides, vous savez. Beeeuuaaah ! Ca rappelle étrangement des champignons. Vous n’irez pas loin dans
les affaires si vous ne prenez pas soin de votre marchandise. (Grognements. Se relevant.) Bon, nous y
sommes.
(Un temps)
Votre corbeille.
Il met la corbeille dans les mains du marchand et se rassoit. Un temps.
Maintenant écoutez-moi, permettez-moi de vous parler franchement. Je ne comprends pas pourquoi vous
ne vous asseyez pas. Vous avez quatre chaises à votre disposition. Sans
compter le coussin. Je ne suis pas en mesure de vous parler si vous n’êtes pas assis. C’est à cette condition,
à cette seule condition, que je pourrai vous parler. Vous me suivez ? Vous ne m’êtes pas d’un grand
secours. (Un léger temps) Vous êtes en nage. Vous dégoulinez de sueur. Enlevez ce balaclava.
(Un temps)
Alors mettez-vous dans le coin. Dans le coin. Allez. Mettez-vous à l’ombre, dans le coin. Arrière. Marche
arrière.
(Un temps)
Reculez !
(Un temps)
Ah, vous me comprenez. Pardonnez-moi de vous le dire, mais je commençais à croire que vous aviez
autant de jugeotte qu’un bœuf. J’avais tort. Vous me comprenez parfaitement bien. C’est ça. Encore un
peu. Un peu à droite. Aaah. Vous y êtes. A l’ombre, à la bonne ombre. Super. Je peux en venir au fait. Je
peux ?
(Un temps)
Vous vous demandez sûrement pourquoi je vous ai fait venir dans cette maison. Vous pourriez penser que
j’avais peur de votre apparence. Mais vous feriez une grave erreur. Je n’avais pas peur de votre apparence.
Je n’avais pas peur de vous le moins du monde. Non, non. Rien en-dehors de cette pièce ne m’a jamais fait
peur. Vous me dégoûtez très fortement si vous voulez savoir la vérité.
(Un temps)
Pourquoi vous me dégoûtez à ce point ? C’est une bonne question, ce me semble. Vous n’êtes pas plus
dégoûtant que Fanny, la cadette du châtelain, après tout. Vous êtes différent en apparence mais pas en
essence. C’est la même…
(Un temps)
La même…
(Un temps)
(A voix basse) J’aimerais vous poser une question. Pourquoi vous vous tenez devant ma grille, du lever au
coucher du soleil, pourquoi vous faîtes semblant de vendre des allumettes, pourquoi… ? Ca veut dire quoi,
bordel ? Vous frissonnez. Vous vacillez. Venez ici, venez ici… votre corbeille ! (Edouard se lève et se place
derrière un fauteuil.) Venez, vite, vite. Ici. Asseyez-vous. Asseyez… Asseyez-vous là-dedans.
Le marchand trébuche et s’assoit. Un temps.
Aaah ! Vous êtes assis. Enfin. Quel soulagement. Vous devez être fatigué. (Un léger temps) Confortable,
cette chaise ? Je l’ai achetée dans une brocante. J’ai acheté tous les meubles de cette maison dans une
brocante. Au même endroit. Quand j’étais jeune. Vous aussi, peut-être. Vous aussi, peut-être.
(Un temps)
Au même moment, peut-être !
(Un temps)
(Bredouillant) J’ai besoin d’air. J’ai besoin d’un souffle d’air.
Il se dirige vers la porte.
Flora !
Flora
Oui ?
Edouard, avec une grande lassitude,
Emmène-moi dans le jardin.
Silence. Ils quittent le bureau pour une chaise sous le dais.
Flora
Viens sous le dais.
Edouard
Ah. (Il s’assied.)
(Un temps)
La paix. La paix qui règne ici.
Flora
Regarde nos arbres.
Edouard
Oui.
Flora
Ce sont nos arbres. Tu entends les oiseaux ?
Edouard
Non. Je ne les entends pas.
Flora
Mais ils chantent, tout là-haut, et ils battent des ailes.
Edouard
C’est bien. Laisse-les faire.
Flora
J’emmène ton déjeuner ici ? Tu pourrais manger en paix, boire un verre tranquillement, sous ton dais.
(Un temps)
Tu t’entends bien avec ton vieil homme ?
Edouard
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Flora
Comment ça se passe ? Vous vous entendez bien ?
Edouard
Très bien. Nous nous entendons parfaitement bien. Il est un peu… réticent. Plutôt renfermé. Ca peut se
comprendre. Je ferais peut-être la même chose si j’étais à sa place. Bien qu’évidemment, je ne puisse peutêtre pas me mettre à sa place.
Flora
Tu as découvert quelque chose à son sujet ?
Edouard
Une chose ou deux. Une chose ou deux. Il a vendu différentes choses, c’est certain. Son lieu de résidence
est flou. Ce n’est pas… ce n’est pas un buveur. Je n’ai pas encore découvert la raison de sa venue ici. Je le
découvrirai au moment venu… quand le soleil se couchera.
Flora
C’est nécessaire ?
Edouard
Nécessaire ?
Flora, s’asseyant rapidement sur l’accoudoir du fauteuil,
Je pourrais le ramener dehors maintenant, on n’en parlerait plus. Tu l’as vu, il est inoffensif, misérable…
vieux, c’est tout. Edouard – écoute - il n’est pas venu ici pour je ne sais quelle… manigance, ou Dieu sait
quoi, j’en suis certaine. J’entends par là, il pourrait tout aussi bien se tenir devant la grille que partout
ailleurs. Il s’en ira. Je vais… m’en occuper. Je te le promets. Pourquoi te torturer comme ça. C’est un vieil
homme qui n’a plus toute sa tête… c’est tout.
(Un temps)
Edouard
Tu te fais des illusions.
Flora
Edouard Edouard, se levant,
Tu te fais des illusions. Et cesse de m’appeler Edouard.
Flora
Tu as encore peur de lui ?
Edouard
Peur de lui ? De lui ? Mais tu l’as vu ?
(Un temps)
On dirait de la gelée. Une grosse masse de gelée de graisse de bœuf. Il ne voit pas droit. Je pense même
qu’il a un œil de verre. Il est sourd comme un pot… ou presque… pas vraiment. Il sent la mort. Pourquoi
me ferait-il peur ? Non, tu n’es qu’une femme, tu ne comprends rien. (Un léger temps) Mais il possède
d’autres facultés. La ruse. Cet homme est un imposteur et il sait que je sais.
Flora
Je vais te dire. Regarde. Laisse-moi lui parler. Je lui parlerai.
Edouard, calmement,
Et je sais qu’il sait que je sais.
Flora
Je vais tout tirer au clair, Edouard. Je te le jure.
Edouard
Et il sait que je sais.
Flora
Edouard ! Ecoute-moi ! Je peux tout tirer au clair, je te le jure. Je vais aller le voir et lui parler. Je vais aller…
au fond des choses.
Edouard
Toi ? Laisse-moi rire.
Flora
Tu verras - il ne va pas m’embobiner. Je vais le prendre par surprise. Il va… il va tout avouer.
Edouard, avec douceur,
Il va tout avouer, hein ?
Flora
Attends-moi et tu vas voir, tu vas Edouard, dans un sifflement,
Qu’est-ce que tu complotes ?
Flora
Je sais exactement ce que je vais Edouard
Qu’est-ce que tu complotes ?
Il lui saisit les bras.
Flora
Edouard, tu me fais mal !
(Un temps)
(Dignement) Je te ferai un signe par la fenêtre quand je serai prête. Tu pourras venir à ce moment-là. Je
vais aller au fond des choses, crois-moi. Tu as la main beaucoup trop lourde, dans tous les sens. Tu devrais
davantage faire confiance en ta femme, Edouard. Tu devrais faire confiance en son jugement et mieux te
rendre compte de ses capacités. Une femme… une femme peut souvent réussir, tu sais, là où un homme
échoue à tous les coups.
Silence. Elle entre dans le bureau.
Je peux entrer ?
Elle referme la porte.
Vous ne manquez de rien ?
(Un temps)
Oh, le soleil tombe droit sur vous. Vous n’aimeriez pas mieux vous asseoir à l’ombre ?
Elle s’assoit.
C’est le jour le plus long de l’année aujourd’hui, vous le saviez ? En fait, le temps s’est envolé. Je me
souviens de Noël et des grands froids comme si c’était hier. Et les inondations ! J’espère que vous n’étiez
pas dans les inondations. Ici, nous étions à l’abri du danger, bien entendu, mais je me souviens que dans
les vallées des familles entières ont été emportées par la crue. La région était un lac. Tout était suspendu.
Nous avons vécu sur nos réserves, en buvant de la piquette, en essayant d’autres cultures.
(Un temps)
Vous savez, j’ai le sentiment de vous avoir déjà vu, quelque part. Longtemps avant l’inondation. Vous étiez
bien plus jeune. Oui, j’en suis certaine. Entre nous, vous étiez braconnier ? J’ai fait une rencontre un jour
avec un braconnier. C’était un viol horrible, la brute. Tout en haut d’une colline, sur le chemin des vaches.
Au début du printemps. Je me promenais sur mon poney. Et là, sur le bas-côté, un homme se tenait
allongé - apparemment blessé, couché sur le ventre, je m’en souviens, probablement victime d’une
attaque meurtrière, comment pouvais-je le savoir ? J’ai mis pied à terre, je me suis approchée, il s’est
relevé, je suis tombée, mon poney s’est enfui, tout droit vers la vallée. J’ai vu le ciel à travers les arbres,
bleu. Dans la boue jusqu’aux oreilles. C’était une bataille désespérée.
(Un temps)
J’ai perdu.
(Un temps)
Bien entendu, la vie était dangereuse à cette époque. C’était ma première galopade sans chaperon.
(Un temps)
Des années plus tard, quand j’étais juge de paix pour le comté, je l’ai eu à la barre. Il était là pour
braconnage. C’est comme ça que j’ai su qu’il était braconnier. Les preuves étaient fragiles, irrecevables, je
l’ai acquitté, le relâchant avec un simple avertissement. Il s’était fait pousser la barbe, rousse, je m’en
souviens. Oui. Un vrai sale type.
(Un temps)
Dîtes-moi, vous transpirez. Puis-je vous éponger le front ? Avec ma mousseline ? C’est la chaleur ? Ou le
manque d’air ? Ou l’espace confiné ? Ou… ? (Elle s’approche de lui.) Le temps se rafraîchit pourtant. Il va
bientôt faire nuit. Il fait peut-être nuit. Vous permettez ? Ca ne vous dérange pas ?
(Un temps. Elle lui éponge le front.)
Ah, voilà, c’est mieux. Et maintenant vos joues. C’est à une femme de faire cela, non ? Et je suis la seule
femme disponible. Voilà.
Un temps. Elle se penche sur l’accoudoir du fauteuil.
(D’une voix intime) Dites-moi, vous avez une femme ? Vous aimez les femmes ? Ca vous arrive… de penser
aux femmes ?
(Un temps)
Ca vous est arrivé… d’accoster une femme ?
(Un temps)
Je suis sûre que dans le temps, vous deviez être très attirant. (Elle s’assied.) Plus maintenant, évidemment.
Cette odeur, c’est infect. C’est infect. C’est vraiment repoussant.
(Un temps)
Le sexe, je suppose, ne vous évoque rien. Est-ce qu’il ne vous vient jamais en tête que le sexe est une
chose absolument vitale pour d’autres gens ? Je pense vraiment que vous m’amuseriez beaucoup si vous
n’étiez pas aussi hideux. Vous êtes probablement très amusant dans votre genre. (D’une voix aguichante)
Expliquez-moi l’amour. Parlez-moi d’amour.
(Un temps)
Dieu sait ce que vous pensez en ce moment. C’est vraiment dégoûtant. Savez-vous, dans ma jeunesse,
j’aimais… j’aimais… j’adorais… Mais qu’est-ce que vous portez au nom de Dieu ? Un chandail ? Il est crotté.
Vous vous êtes roulé dans la boue ? (Un léger temps) Vous ne vous êtes pas roulé dans la boue, quand
même ? (Elle se lève et s’approche de lui.) Et qu’est-ce que vous portez sous ce chandail ? Voyons voir. (Un
léger temps) Je ne vous chatouille pas ? Non. Nom… de Dieu, c’est un gilet ? C’est très original. Très
original. (Elle s’assoit sur l’accoudoir.) Hmmmm, vous êtes un solide gaillard, je dois dire. Pas du tout de la
gelée. Il vous faut simplement un bon bain. Un bon bain bien moussant. Et un bon coup de brosse. Un bon
coup de brosse bien moussant. (Un temps) N’est-ce pas ? Ca va être un délice. (Elle jette ses bras autour du
cou du marchand.) Je vais vous garder. Je vais vous garder, affreux bonhomme, et je vais vous appeler
Barnabas. Il fait noir, Barnabas. Tes yeux, tes yeux, tes énormes yeux.
Un temps.
Mon époux n’aurait jamais deviné ton nom. Jamais. (Elle s’agenouille à ses pieds. Murmurant.) C’est moi
que tu attendais, n’est-ce pas ? Tu restais à m’attendre. Tu m’as vue dans les bois, cueillant des
marguerites, dans mon tablier, mon joli tablier à marguerites, et tu es venu et tu t’es tenu, pauvre animal,
devant ma grille, jusqu’à ce que la mort nous sépare. Mon pauvre Barnabas. Je vais te mettre au lit. Je vais
te mettre au lit et te veiller. Mais d’abord, tu dois prendre un énorme bon bain. Et je vais t’acheter de jolies
petites choses qui t’iront bien. Et des petits jouets pour jouer avec. Sur ton lit de mort. Pourquoi tu ne
mourrais pas heureux ?
Un cri depuis le hall.
Edouard
Alors ?
(Des pas en fond de scène.)
Alors ?
Flora
N’entre pas.
Edouard
Alors ?
Flora
Il est mourant.
Edouard
Mourant ? Mais il n’est pas mourant.
Flora
Je t’assure, il est gravement malade.
Edouard
Il n’est pas mourant ! Bien loin du compte. Il te verra incinérée.
Flora
Cet homme est au plus mal !
Edouard
Au plus mal ? Menteuse, marie-salope. Retourne dans ton auge !
Flora
Edouard…
Edouard, violemment,
Dans ton auge !
Elle sort. Un temps.
(Calmement) Bien le bonsoir. Pourquoi êtes-vous assis dans la pénombre ? Oh vous avez commencé à vous
déshabiller. Trop chaud ? Ouvrons les fenêtres, alors quoi ?
Il ouvre les fenêtres du bureau.
Baissons les stores.
Il baisse les stores.
Et fermons… les rideaux... une nouvelle fois.
Il ferme les rideaux.
Ah. L’air va passer par les fentes des stores. Et s’infiltrer par les rideaux. Espérons-le. On n’aurait pas envie
de suffoquer ?
(Un temps)
Ca va mieux ? Oui. Vous semblez différent dans les ténèbres. Enlevez vos fringues, si vous voulez. Prenez
vos aises. Mettez-vous à poil. Faîtes comme chez vous.
(Un temps)
Vous avez dit quelque chose ?
(Un temps)
Vous avez dit quelque chose ?
(Un temps)
Non ? Alors parlez-moi de votre enfance. Mmmm ?
(Un temps)
Qu’en avez-vous fait ? Course ? Nage ? Ballon rond ? Vous tapiez dans la balle ? Quel poste ? Arrière
gauche ? Gardien ? Remplaçant ?
(Un temps)
Je jouais aussi. Matches amicaux, essentiellement. Gardien de guichet et septième batte.
(Un temps)
Gardien de guichet et septième batte. Un certain – Cavendish, il me semble, était un peu dans votre genre.
Il lançait de la gauche par-dessus le guichet, gardait en permanence sa casquette, vraiment doué pour le
whist, préférait un bon robre par-dessus tout.
(Un temps)
Les jours de pluie, quand le terrain était trempé.
(Un temps)
Vous ne jouez peut-être pas au cricket.
(Un temps)
Vous n’avez peut-être jamais connu Cavendish et jamais joué au cricket. Plus je vous regarde, moins vous
ressemblez à un joueur de cricket. Vous viviez où à cette époque ? Bordel de Dieu, je suis en droit de vous
demander des renseignements ! Vous êtes dans ma foutue maison, sur mon terrain, à boire mon vin, à
manger mon canard ! Maintenant qu’on vous a bien farci, vous vous vautrez comme une masse, comme un
tas de moisissure. Dans mon bureau. Mon repaire. Je me souv… (Il s’interrompt soudainement)
(Un temps)
Vous trouvez ça drôle ? Vous êtes en train de sourire ?
(Un temps)
(Avec dégoût) Bon Dieu, c’est un sourire sur votre bouche ? (Avec un dégoût croissant.) C’est tout tordu.
Ca coule – tout d’un côté. Vous êtes en train de sourire. Ca vous amuse, c’est ça ? Quand je vous explique
comme je me souviens bien de ce bureau, comme je me souviens bien de ce repaire. ( Grommelant.) Ha.
Rien qu’hier c’était clair, clairement défini, si clair.
(Un temps)
Le jardin était net, lui aussi, lumineux, sous la pluie, sous le soleil.
(Un temps)
Mon repaire était net, lui aussi, arrangé selon mes besoins… ça me convenait.
(Un temps)
La maison était astiquée, elle aussi, toutes les rampes astiquées, et les tringles des tapis, et les tringles à
rideaux.
(Un temps)
Ma table de travail était astiquée, et ma vitrine.
(Un temps)
J’étais astiqué. (Nostalgique.) Je pouvais me tenir sur la colline et regarder la mer avec ma longue-vue.
Suivre le cours de la goélette à trois mâts, me sentant bien, parfaitement conscient de mes tendons, de
leur souplesse, les mains levées pour tenir ma longue-vue, fermement, facilement, sans trembler, ma cible
était parfaite, je pouvais verser de l’eau bouillante par le trou de la cuiller, oui, facilement, sans problème,
ma poigne ferme, mon pouvoir en place, mon existence avait sa raison d’être, j’étais prêt à faire mes
randonnées sur la falaise, descendant le chemin vers la grille, passant par les hautes herbes, pas besoin de
penser aux orties, mon avancée était fluide, après mes longs combats contre tous ces usurpateurs, tous
ces indésirables, des listes, des listes entières de personnes soucieuses de me nuire, de nuire à ma
réputation, mon pouvoir était en place, et pendant tout l’été je pouvais déjeuner, inspecter mes terres,
prendre ma longue-vue, examiner la ligne de mes haies, suivre le sentier au-delà du monastère, gravir la
colline, ajuster mon objectif (Il mime la longue-vue.) regarder l’avancée de la goélette à trois mâts, mon
avancée à moi était aussi certaine, aussi fluide…
Un temps. Il laisse tomber ses bras.
Oui, oui, vous avez bien raison, c’est amusant.
(Un temps)
Foutez-vous de moi ! Allez. Ne vous gênez pas. Pas de manières.
(Un temps)
C’est ça !
(Un temps)
Vous avez bien raison, c’est amusant. Je vais rire avec vous !
Il rit.
Ha-ha-ha ! Voilà ! Vous riez avec moi, je ris avec vous, nous rions ensemble !
Il rit et s’arrête.
(Cordialement.) Pourquoi je vous ai invité dans cette pièce ? C’est la question suivante, je suppose ? C’est
censé l’être.
(Un temps)
Mais pourquoi pas, pourriez-vous me dire. Ma plus ancienne connaissance. Mon plus cher et mon plus
proche. Ma chair et mon sang. Mais une correspondance nous aurait certainement tout autant satisfait…
voire davantage ? Nous aurions pu échanger des cartes postales, pourquoi pas ? Quoi ? Des prises de vue,
pourquoi pas ? Mer et terre, ville et village, bourg et campagne, automne et hiver… clochers… musées…
citadelles… ponts… fleuves…
(Un temps)
Vous voir planté devant la grille du fond, dans une telle proximité, ce n’était pas du tout pareil.
(Un temps)
Que faites-vous ? Vous enlevez votre balaclava… vous avez changé d’avis. Non, tout bien considéré, vous
ai-je fait venir dans cette pièce dans le but précis de vous demander d’enlever votre balaclava, pour
déterminer votre ressemblance avec – quelqu’un d’autre ? La réponse est non, certainement pas, ce n’est
pas ça, la première fois que je vous ai vu vous ne portiez pas de balaclava. Pas de coiffure d’aucune sorte.
Vous aviez l’air assez différent sans tête - je veux dire sans chapeau - je veux dire sans coiffure, d’aucune
sorte. En fait, chaque fois que je vous ai vu, vous aviez l’air assez différent de la fois d’avant.
(Un temps)
Même maintenant vous avez l’air différent. Très différent.
(Un temps)
Je reconnais que certaines fois, je vous observais à travers des lunettes noires, oui, et certaines fois à
travers des lunettes ordinaires, et d’autres fois à l’œil nu, et d’autres fois à travers les barreaux de la
fenêtre de l’office, ou depuis le toit, oui, depuis le toit, sous une tempête de neige, ou depuis le fond de
l’allée par un épais brouillard, ou encore depuis le toit sous un soleil aveuglant, si aveuglant, si chaud, que
je devais sauter et sautiller et faire des bonds pour rester en place. Ah, il y a de quoi rire n’est-ce pas, il y a
de quoi se payer un bon fou rire ? Eh bien, allez. Laissez-vous faire. Laissez-vous faire, pour l’amour… (Il
retient son souffle.) Vous pleurez…
(Un temps)
(Emu) Vous n’étiez pas en train de rire. Vous pleurez.
(Un temps)
Vous sanglotez. Vous tremblez de chagrin. Pour moi. Je ne peux pas le croire. Pour ma détresse. J’ai eu
tort.
(Un temps)
(Vivement) Allez, allez, arrêtez ça. Soyez un homme. Mouchez-vous, bonté divine. Dominez-vous !
Il éternue.
Ah !
Il se lève, éternue.
Ah ! La fièvre. Excusez-moi.
Il se mouche.
J’ai attrapé un rhume. Un virus. Dans mes yeux. C’était ce matin. Dans mes yeux. Mes yeux.
Un temps. Il tombe par terre.
Non pas que j’avais une quelconque difficulté à vous voir, non, non, ce n’était pas tant ma vue, j’ai une
excellente vue - l’hiver je gambade sans rien, avec seulement un short – non ce n’était pas tant une
défaillance quelconque de ma vue que l’air entre l’objet et moi – séchez vos larmes – les changements de
l’air, les courants qui se forment dans l’espace entre l’objet et moi, les ombres que ça lance, les formes que
ça prend, le tremblement, l’éternel tremblement – arrêtez de pleurer, s’il vous plaît – aucun rapport avec la
brume du soleil. Parfois, bien entendu, je me mettais à l’abri, à l’abri pour me reprendre. Oui, je cherchais
un arbre, une petite fente dans les buissons, pour monter mon dais et me faire un abri. Et me reposer. (Un
faible murmure.) Et alors je n’entendais plus le vent et je ne voyais plus le soleil. Rien n’entrait, rien ne
sortait de ma bulle. Je m’allongeais sur le côté en short, mes doigts touchant délicatement les brins
d’herbe, les fleurs de la terre, les pétales des fleurs s’écaillant dans mes paumes, au-dessus de ma tête la
grande voûte sombre du feuillage, mais je peux dire seulement maintenant qu’elle était sombre, les
pétales s’écaillant, alors je ne disais rien, je ne remarquais rien, les choses m’arrivaient d’elles-mêmes,
quand j’étais dans ma bulle, les ombres, les pétales se transportaient d’eux-mêmes, transportaient leur
substance et leur corps jusqu’à moi, et rien n’entrait dans ma bulle, rien n’en sortait.
(Un temps)
Mais alors le moment vint. J’ai vu le vent. J’ai vu le vent, tourbillonnant, et la poussière devant ma grille, se
soulevant, et les hautes herbes, se fauchant entre elles…(Lentement, avec horreur.) Vous êtes en train de
rire. Vous êtes en train de rire. Votre visage. Votre corps. (Il est secoué par une vague de nausée et de
terreur.) qui se balance… qui halète… qui se balance… qui s’ébranle… qui se balance… qui se hisse… qui se
balance… Vous êtes en train de rire de moi ! Aaaaahhhh !
Le marchand se lève. Silence.
Vous semblez plus jeune. Vous semblez incroyablement… jeune.
(Un temps)
Vous voulez visiter le jardin ? Il doit être lumineux au clair de lune. ( S’affaiblissant) J’aimerais me joindre à
vous… expliquer… vous montrer… le jardin… expliquer… Les plantes… quand je cours... mon trajet… pour
l’entraînement… j’étais le meilleur sprinter à Howells… quand gamin… rien qu’un gamin... torchais… des
hommes deux fois ma taille… quand gamin… comme vous.
(Un temps)
(D’une voix neutre) L’étang doit scintiller. Au clair de lune. La pelouse aussi. Je m’en souviens bien. La
falaise. La mer. La goélette à trois mâts.
(Un temps. Dans un immense et dernier effort– un murmure)
Qui êtes-vous ?
Flora, hors de scène,
Barnabas ?
(Un temps)
Elle entre.
Ah, Barnabas. Tout est prêt.
(Un temps)
Je veux te montrer mon jardin, ton jardin. Il faut que tu voies mes camélias, mes volubilis… mon
chèvrefeuille, mes clématites.
(Un temps)
L’été arrive. J’ai monté ton dais pour toi. Tu peux manger dans le jardin, près de l’étang. J’ai astiqué toute la
maison pour toi.
(Un temps)
Prends ma main.
Un temps. Le marchand se dirige vers elle.
Oui. Oh, attends une seconde.
(Un temps)
Edouard. Voilà ta corbeille.
Elle s’approche d’Edouard avec la corbeille d’allumettes et la met dans ses mains. Elle commence à sortir
avec le marchand tandis que le rideau tombe lentement.