Avec le mondain, long poème philosophique publié en 1736, nous n

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Avec le mondain, long poème philosophique publié en 1736, nous n
Avec le mondain, long poème philosophique publié en 1736, nous n’avons pas encore affaire
à Voltaire en tant que conteur reconnu ; le futur auteur de Candide y est encore le philosophe
débattant volontiers avec Rousseau et tirant ses exemples des sujets antiques qu’il connaît bien et
qu’il réinvestit parfois dans ses diverses pièces de théâtre.
Dans l’extrait que nous avons il est bien question d’un mythe antique devenu le support de bien des
imaginaires et de bien des apologues aussi, à savoir l’âge d’or.
Dans quelle mesure ce dernier est-il le support d’une argumentation faussement traditionnelle ?
Comment prouver à ses contemporains que le luxe, contre toute attente, est un pur bonheur et que
peu importe la morale, dans la mesure où les certitudes qui guidaient notre conduite ne reposaient
que sur des mythes ?
Afin de démontrer l’efficacité et l’originalité de l’argumentation que Voltaire met ici en œuvre, nous
verrons dans un premier temps comment l’argumentation se fait de plus en plus offensive, puis en
quoi elle repose sur une énonciation étudiée, enfin il s’agira de montrer que cette argumentation
repose en fait sur une stratégie toute tournée vers la persuasion, subtile en ce qu’elle sait ménager
un bel effet de chute.
La portée morale de ce texte est évidente : Voltaire raisonne sur les limites d’une société du
luxe et se réfère, pour en pointer les défauts et limites, à une société idéale, se référant au mythe de
l’âge d’or. Le but est de convaincre son contemporain du 18e siècle que sa conception du bonheur
repose sur des postulats erronés (notamment que le luxe contribuerait au bonheur). Voltaire a le
goût de la provocation et de fait, ici, il provoque, relance le récepteur de sa démonstration.
D’abord, il le relance par des questions rhétoriques, comme « qu’auraient-ils pu connaître ? »
ou encore « est-ce vertu ? » mais aussi par d’authentiques interrogations, comme « voyez-vous pas
ces agiles vaisseaux […] ? ».
Ensuite il le « réveille » par des attaques de vers incisives, rapides, dures, en faisant souvent
appel et contrairement à l’usage, à des termes monosyllabiques, comme le « et » en anaphore,
comme « Moi, » ou « Ah ! » isolés et donc mis en valeur par la ponctuation qui les suit.
Enfin, le système des rimes tend à la radicalisation du discours : aux rimes embrassées du
début succèdent les rimes croisées, sur quelques rimes au milieu du poème, qui elles-mêmes font
place aux austères rimes plates facilitant le martèlement argumentatif.
Un apologue ne fonctionne que lorsque le locuteur s’est bien assuré de l’adhésion certaine
de son destinataire, qui peut alors le suivre dans ses récits merveilleux et se laisser persuader. Pour
cela, Voltaire met en œuvre une énonciation changeante, étudiée, qui va de plus en plus vers une
convocation que le lecteur ne peut éviter.
Malgré une distinction épisodique du « je » (présent surtout dans la première partie du
texte dans « je rends », « j’aime ») et du « vous » (dans « voyez-vous »), le but de Voltaire est bien
d’amener à lui les lecteurs de son exposé : il les inclut dans le « nous » qui permet de généraliser le
propos et de faire que tout le monde se sente concerné. De là découlent les déictiques qui
présentifient le discours sous nos yeux, nombreux et réguliers au fil du texte : « cet âge », « ici », « ce
monde », « ce monde », « ce siècle », etc.
A peine plus subtil est le ton employé par le locuteur, qui use volontiers de tournures
familières par le jeu des modalisations à l’aide d’adverbes « tant », « très », mais aussi
d’hypocoristiques : « bons vieux », « bons aïeux ». Sur un ton volontiers badin, familier et à l’aide
d’un lexique simple, Voltaire assume une argumentation qui fait dans le jugement de valeurs plus
que dans la démonstration étayée, et ses outils rhétoriques sont donc plutôt simples, comme
lorsqu’il mêle l’emploi de l’hypocoristique et le recours au principe de la connotation lorsqu’il
mentionne « nos pauvres docteurs », en dévalorisant tous les sages et tous les moralistes de son
époque en deux termes seulement : un possessif un brin trop familier (exactement comme quand
Stendhal s’entêtera à parler de « notre héros » en parlant de Fabrice) et un adjectif « pauvre » ici très
négatif.
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Enfin, avec le Mondain, la poésie est certes argumentative mais ne s’aventure pas sur le
terrain de la conviction ; Voltaire s’autorise même l’inverse d’une argumentation qui se voudrait
objective et convaincante par la force des ses arguments, en assumant un point de vue personnel
(« je ») et en affirmant davantage qu’il ne questionne ou ne prouve (« j’aime le luxe ») ; c’est par la
persuasion que veut passer l’argumentation ici. L’âge d’or est pris comme référence indépassable, et
plusieurs techniques sont là pour valoriser si ce n’est survaloriser ce temps… l’exagération relevant ici
de l’ironie. Pendant les trois quarts du poème, le lecteur se laisse en effet entraîner dans un éloge de
l’âge d’or, en se laissant endormir, pour mieux être surpris en fin de poème et se rendre compte que
l’éloge tourne au blâme.
D’abord les connotations sont toutes mélioratives quand il s’agit de décrire ce pays, quitte à
en passer par les adjectifs les plus abordables et les plus aisés à comprendre : « bons », « féconds »,
« heureux » où le discours sur le bonheur tient du cliché.
Ensuite le tableau idyllique de l’âge d’or doit imprégner le cerveau du lecteur, ne serait-ce
que par la fixation qu’impose l’imparfait à la fois descriptif et itératif qui gagne toute la seconde
moitié du texte : « la nature était », « vivaient », « ils n’avaient », « ils étaient ». Le cerveau du
lecteur est comme endormi par cette abondance d’imparfaits qui fait accéder le simple exemple au
rang de scène paisible et divertissante, donc réconfortante, donc acceptée par le lecteur.
Les exemples employés pour nourrir l’apologue sont empruntés à divers domaines de
croyances (monde musulman, monde judéo-chrétien, monde mythologique gréco-romain…) et lient
aussi espace sacré et univers concret (cf. la toponymie, cf. l’évocation du négoce vinicole…). Chaque
lecteur doit s’y retrouver, tout doit lui sembler familier, et cela doit endormir sa vigilance jusqu’à la
restriction finale qui vient en quelques mots détruire le long éloge. Certes, l’abus des clichés (et la
référence caricaturale au bon sauvage, forcément « nu » nous dit le texte), ou encore la
dévalorisation ponctuelle de ces bienheureux par quelques termes qui détonnent dans le poème
(« gosier », qui renvoie davantage à Rabelais qu’à la Genèse !) auraient pu nous mettre sur la voie. En
fait, c’est un seul terme qui achève de renverser tout le texte : « ignorance », dernier mot de
l’extrait, et dont on peut penser que dans la bouche d’un écrivain-philosophe, il est le pire mot qui
soit et qui en lui-même sonne comme une condamnation. Le bonheur tenait donc à l’ignorance et le
luxe n’est pas superflu pour qui peut en profiter !
Ce texte est une condamnation sans appel des « imbéciles heureux », défenseurs et
pourvoyeurs de morale (et de vertu) faute de mieux. Dans un 18e siècle qui fait la part belle au
commerce et aux échanges, Voltaire entend ici discuter d’un sujet d’une brûlante actualité : le luxe
est-il un obstacle ou une condition du bonheur ? A cette fin, il propose une argumentation originale
et marquante, qui relance régulièrement son destinataire, qui l’entraîne, et qui le surprend bien
entendu.
Ce ne sera pas la dernière fois que Voltaire donnera dans la provocation et dans le paradoxe :
ainsi quinze ans plus tard, dans son Traité sur la tolérance, il rédigera une prière tout sauf religieuse,
sa « Prière à Dieu », faussement dévote et réellement humaniste, qui tout en étant au service d’une
certaine idée de l’homme, ne manque pas d’accuser les hommes, là encore en jouant sur la
progression du texte et en ménageant un effet de chute.
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