HOMME DOMINANT, HOMME DOMINÉ

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HOMME DOMINANT, HOMME DOMINÉ
HOMME DOMINANT,
HOMME DOMINÉ
L'imaginaire incestueux au Maghreb
L' Harmattan, 1999
I S BN : 2-7384-8712-2
Mohammed El Bachari
HOMME DOMINANT,
HOMME DOMINÉ
L'imaginaire incestueux au Maghreb
L'Harmattan
L'Harmattan Inc.
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9
Collection Sexualité humaine
série Mémoire du temps
dirigée par Charlyne Vasseur-Fauconnet
Sexualité humaine offre un tremplin pour une réflexion sur le
désir, le plaisir, l'identité, les rôles féminin et masculin. Elle s'inscrit
dans un mouvement socio-culturel, dans le temps et dans l'espace.
La sexualité ne peut être détachée de sa fonction symbolique.
L'erreur fondamentale serait de la limiter à un acte et d'oublier que
l'essentiel est dans une relation, une communication avec l'autre, cet
autre fût-il soi-même.
Cette collection a pour objet de laisser la parole des auteurs
s'exprimer dans un espace d'interactions transdisciplinaires. Elle relie
la philosophie, la médecine, la psychologie, la psychanalyse avec des
ramifications multiples qui vont de la pédagogie à la linguistique, de
la sociologie à l'anthropologie, etc.
Déjà parus
Médecine et régime de santé, Madeleine TH1OLLAIS (2 vol.)
La jouissance prise aux mots ou la sublimation dans l'oeuvre de
Georges Bataille, Mona GAULTHIER
La vocation d'être femme, Ovida DELECT
Le défi des pères séparés. «Si papa m'était conté...», Philippe
VEYSSET
Dieu, l'adolescent et le psychanalyste, Odile FALQUE
Agressions sexuelles : victimes et auteurs, Evry ARCHER (dir.)
Sexualité et internet, Pascal LELEU.
La sexualité féminine en Afrique, Sami TCHAK
Le naître humain, Claude-Émile TOURNE.
À
la mémoire de Lalla Rgiya
en témoignage de son dévouement
et de ma profonde reconnaissance
PRÉFACE
Mohammed El Bachari a exposé les fantasmes des Arabes,
et en particulier des Marocains, qui envahissent leurs pensées
à propos de la femme. Des proverbes, des anecdotes, des
chansons, des histoires arabes mettent l'accent sur la
diabolisation de la femme. L'auteur de ce livre les met en
lumière en présentant de nombreux extraits, traduits par lui,
et en donnant des références. Il s'appuie pour cela sur un
grand nombre de phénomènes culturels qui, dans différents
pays musulmans, démontrent des tendances communes
représentant les désirs et les craintes de la plupart des hommes.
La femme est vécue comme une diablesse silencieuse et
elle cache derrière sa docilité des armes fatales qui attaquent
l'homme, là où il est le moins vigilant. Le proverbe suivant
explicite cette angoisse : «L 'artifice des femmes est fort et
l'artifice de Satan est faible. » Cette dernière utiliserait sa
séduction pour soumettre l'homme à sa volonté, c'est pourquoi
la société lui impose de la retenue, pour que l'homme ne reste
pas sous l'emprise de la passion.
Non seulement la femme est associée à Satan, mais en outre
elle maîtrise le pouvoir magique. Ainsi, elle paraît détenir les
clefs de la sexualité de l'homme et le pouvoir d'anéantir sa
virilité ; en lui enlevant celui de procréer, elle est castratrice.
La culture musulmane se protège de cette femme
fantasmatique dangereuse en donnant à la mère un véritable
prestige divin. L'homme lui porte des sentiments d'amour et
de vénération. Un clivage existe dans l'esprit arabe le côté
maternel de la femme est glorifié, mais l'aspect féminin et
sexuel est dévalorisé.
L'auteur parle du livre d'Anafzàwi La prairie pal-lamée qui
date de cinq siècles et qui se trouve dans toute bonne librairie
populaire. Ce petit livre expose le patrimoine érotique
oriental ; il montre les représentations contradictoires du
sexe féminin qui est un lieu de repos mais aussi un gouffre
sans fond ; pénétrer un vagin est soit goûter le plaisir du
paradis, soit descendre aux enfers. El Bachari montre cette
ambivalence en détail chez Anafzàwi mais aussi chez d'autres.
La richesse de ces émois et de ces fantasmes s'expriment dans
de très belles métaphores poétiques.
Cette culture arabe est éclairée par des réflexions
psychanalytiques de Sigmund Freud, de Mélanie Klein et
d'autres auteurs ; elles sont très bien situées pour donner
la profondeur inconsciente des sentiments vécus par les
musulmans par rapport à la femme. El Bachari présente des
textes brefs, très signifiants et assez clairs pour que les
lecteurs comprennent leur sens et apprécient d'autant plus la
littérature et les poèmes arabes.
Ni le divorce, ni le fait de tuer une femme qui a pris du
plaisir avec un autre homme ne peut réparer la honte du mari.
Un homme peut vivre exploité par un pouvoir politique, par
des étrangers, par un travail humiliant mais il ne peut
supporter d'avoir été trompé sexuellement. La maîtrise du
corps de la femme compense tout ce qui échappe à la maîtrise
du corps social.
Les histoires populaires sont pleines d'aventures de héros
qui vont à la recherche de palais cachés sous la terre ou
o
dissimulés dans des grottes, ce qui est symbole de la richesse
utérine. M. Klein évoque tout ce que cela représente dans
l'inconscient de l'homme et le caractère incestueux de ces
fantasmes, c'est-à-dire le bien-être prénatal et la recherche
phallique dans le ventre de la mère.
Dans ce livre, sont évoqués les personnages historicomythiques des pays méditerranéens qui possèdent ce sens
latent ; puis l'auteur va se concentrer sur la djinnya Aïcha
Kandicha, qui a un rôle si important au Maroc ; elle représente
la synthèse de la représentation fantasmatique de la femme :
elle est maternante, séductrice, castratrice et incestueuse.
L'auteur raconte en détail un cas clinique : le délire d'un
Marocain de soixante ans qui se croit poursuivi par la djinnya
Aïcha Kandicha ; celle-ci veut l'épouser en prenant
l'apparence de sa fille qui s'occupe de lui. Ces troubles sont
intéressants parce qu'ils prennent racine sur une croyance
culturelle, et c'est pour cette raison que le malade est soutenu
et aidé par sa famille dans sa souffrance.
Ce livre donne des éléments psychanalytiques qui
permettent de comprendre leurs conséquences culturelles. Cela
peut donner envie au lecteur d'approfondir ses connaissances
sur la relation du petit enfant avec sa mère, qui devient très et
même trop intense pour l'un comme pour l'autre, quand des
tiers n'interviennent pas dans leurs liens, dès le plus jeune
âge de l'enfant ; cette absence de triangulation précoce
produit des conséquences culturelles dans le comportement
de l'homme adulte par rapport à la femme.
Grâce à cet ouvrage, le lecteur peut voir où prennent racine
dans les domaines émotif et psychique, les mouvements
sociaux et politiques qui ont lieu, à l'heure actuelle, dans
certains pays arabes.
Béatrice Marbeau-Cleirens
Professeur émérite de psychologie clinique
Psychanalyste
11
INTRODUCTION
Comment se fait-il que la femme qui trône sur
l'inconscient de l'homme avec tous les prestiges d'une déesse
soit tant diabolisée dans la vie réelle ? Plus précisément,
qu'est-ce qui fait que la femme présentée comme une
diablesse dans le patrimoine culturel universel puisse paraître
dans les fantasmes de l'homme comme celle qui possède les
clefs de la richesse et du plaisir ? Comment expliquer que la
femme, réduite à l'ombre dans des situations différentes,
puisse apparaître toute-puissante, dans les fantasmes de
l'homme, à la fois gratifiante et castratrice ?
Dans le patrimoine culturel de tous les pays, la femme
s'interpose comme une énigme ; elle est simultanément
rabaissée, chosifiée et respectée, idéalisée. D'un côté elle est
diabolisée, de l'autre c'est une sainte. La femme considérée
comme le « sexe faible » dans le réel, ne correspond guère à
la femme maîtresse toute-puissante dans l'imaginaire
culturel. Il suffit d'observer dans différents pays les rôles
caricaturaux, opposés et excessifs attribués à la femme dans
le bien et le mal pour se rendre compte qu'il est important et
nécessaire de s'attarder devant l'analyse des différents
sentiments de désirs et de craintes suscités par la femme.
Le travail présenté ici est extrait d'un voyage à travers le
monde invisible, une aventure stimulée par l'envie de ne rater
aucune édification artistique de l'imaginaire. C'est une
plongée dans un monde de ténèbres peuplé par des créatures
de ténèbres et Satan. C'est d'abord une plongée épuisante et
déroutante. Puis, peu à peu, nous pénétrons dans un univers
périlleux et attachant à la fois. Et nous voilà en train
d'explorer un espace voilé où l'image parentale transformée
en démons, en saints et en magiciens, anime cet univers
simultanément voluptueux et angoissant. Des désirs et des
craintes projetés à l'extérieur, apparaissent hantés par le souci
de restaurer la situation que l'homme occupait dans le giron
maternel. Le travail de la culture semble, en partie, orienté
vers le milieu utérin ; tout se passe comme si l'être humain
vivait dans une dimension gérée par les lois du ventre, ratim.
La culture se présente comme « une prolongation de la
situation infantile » adaptée dans le temps et dans l'espace.
Seulement, le désir de retrouver l'ambiance utérine est
incessamment perturbé par l'accord collectif (l'ordre
paternel). Et les voilà, les représentations de l'emprise
maternelle, qui envahissent et trônent sur l'invisible. Et la
voilà, la femme toute-puissante qui surgit sous l'image d'une
djinnya terrifiante venant illustrer le portrait dressé, par
l'imaginaire collectif, de la femme de tous les jours. Femme
humaine ou femme djinnya, toutes deux apparaissent
malignes, méchantes, capricieuses et surtout libidineuses.
On connaît la relation qui existe entre le coït et la régression
au sein maternel. Le retour à l'état de volupté dont l'homme
jouissait avant la naissance, emprunte la voie de la conquête
amoureuse. Le patrimoine culturel maghrébin n'ignore pas le
sexe de la femme. Il fait tout pour découvrir les mystères et
les plaisirs qu'il contient. On va jusqu'à faire l'anatomie de
ce sexe et inventer toute une pédagogie de copulation pour
maîtriser le désir de la femme et gagner sa satisfaction. Pour
accéder à l'intérieur, l'homme doit déchiffrer les codes et les
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symboles du désir féminin. Il fait de la jouissance féminine
un « tout en soi ». Toutefois, la sexualité ne suscite pas que
la volupté, mais éveille également la crainte. Le sexe féminin
se montre énigmatique et inquiétant. Beaucoup d'histoires
démontrent l'angoisse de castration dont le sexe féminin est
chargé. On attribue à la femme un désir sexuel non seulement
débordant et inassouvissable, mais également bestial et
étouffant. L'appel charnel d'une femme fait peur, la tentation
féminine est comparée à celle de Satan. Le glissement de la
femme de son espace humain à l'espace démoniaque est fait
depuis des siècles ; la femme humaine est perçue comme une
diablesse. La séduction diabolique de la femme entraîne
l'homme, à coup sûr, dans une descente aux enfers.
Et nous voilà, au milieu de ce flot de représentations
utérines, appelés à mettre en lumière la portée réelle et
imaginaire de l'emprise maternelle dans la culture. Tout au
long de ce travail, nous analyserons les représentations que
les hommes se font de la femme. Nous suivrons, à travers
l'analyse de l'histoire d'un possédé en révolte, le lien qui
existe entre le désir sexuel projeté sur la djinnya Aïcha et le
désir incestueux de retrouver le sein maternel pour, à la fin,
souligner le rôle d'animation que joue la représentation
utérine dans l'agression pathogène. L'analyse des tendances
psychiques projetées sur Aïcha Kandicha permettra au lecteur
de mieux comprendre et mesurer la place que prend le désir
incestueux dans l'animation de certaines pathologies.
L'analyse thématique des témoignages nous apprend
davantage et nous permet de mieux comprendre le désordre
psychique appelé « possession ».
J'invite le lecteur à me suivre dans cette plongée
exploratoire. Ensemble, nous nous emploierons à dégager,
dans un contexte culturel bien précis, des tendances affectives
communes à toutes les cultures. Autrement dit, des désirs et
des craintes qui hantent l'inconscient humain depuis la nuit
des temps.
15
CHAPITRE I
HOMMES, CULTURE ET SEXUALITÉ
« Sois un lion et dévore-moi,
cesse de me faire peur comme une hyène. »
dicton maghrébin ] .
FEMME DIABLESSE
Dans son silence ancestral, la femme fait peur. L'homme
ne peut s'empêcher de représenter mille et un scénari de ce
charme indéfinissable et redoutable dissimulé derrière la
position soumise de la femme. Le caché, l'imprévu et le nondit de la femme préoccupent et activent le monde
fantasmatique de l'homme. De même que le djinn et Satan
restent constamment invisibles pour surprendre l'homme là
où il ne les attend pas, la femme se montre soumise parce
qu'elle cache derrière cette docilité ses armes les plus fatales,
et guette l'occasion de le piéger là où il est le moins vigilant,
pareil à une diablesse et encore pire, comme l'énonce
paisiblement ce proverbe : « L'artifice des femmes est fort, et
l'artifice de Satan est faible » (Iroydu 'annise gawlyitit WC/ kaydu
âsaytâni dasif)2.
Voilà enfin un être humain qui réussit à détrôner Satan, le
fameux ennemi de l'humanité. Cet humain puissant n'est pas
un homme, c'est une femme rusée et envahissante. L'homme
se défend mal devant Satan, et on le voit maladroitement
armé pour surmonter son handicap devant la terrible
malignité féminine. Il sait que la femme est capable de se
jouer de l'homme et de le « faire tourner en bourrique ». Il
sait qu'elle dispose d'un arsenal diabolique, qu'elle est
capable d'utiliser différents stratagèmes et réussit presque
tout : la séduction, la magie, la ruse et la toute-puissante
maternité. Il s'agit d'une « force de frappe » formidablement
montée et élaborée par l'imaginaire de l'homme profondément
impressionné par cette femme à la fois admirée et redoutée.
La séduction est considérée comme l'arme la plus utilisée
par la femme pour soumettre l'homme à sa volonté. Le
silence de la femme maghrébine apparaît comme un leurre
dans les jeux de la séduction. Si la parole de la femme
apparaît souvent muette dans différentes situations de la vie
de tous les jours, tout le reste de son corps parle, brise le
silence et envahit les fantasmes de l'homme. La fête, surs,
(mariage, circoncision) est l'une des occasions où la femme
peut se débarrasser de sa ernna (« retenue », exigée par la
société). Dans ce grand jour, la femme maghrébine bénéficie
d'une liberté suffisante permettant à son corps de parler sa
langue et de s'exprimer librement en dansant. Cette liberté
occasionnelle et échappatoire ne peut que favoriser le jeu de
la séduction. Le silence se brise par le langage des symboles.
Les gestes prennent signification et mettent l'homme sous
l'emprise de la passion. L'homme ne peut échapper à cette
attraction fatale exercée par la femme. Il ne peut ignorer ce
corps qui appelle en permanence à la relation charnelle. Cette
féminité révoltée éveille les craintes les plus archaïques de la
séduction.
On entend que dans son rôle à égarer et à inciter les gens à
faire le mal Satan trouve son meilleur complice dans la
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femme. On dit même que Satan a déposé ses armes devant la
puissante malignité féminine. La tentation satanique ne
trouvera guère mieux que le corps féminin pour préoccuper
l'esprit du croyant et l'induire en erreur.
N'est-ce pas une femme qui a causé, selon Wahb Ibnu
Manbah, l'expulsion d'Adam du paradis éternel ? N'est-ce
pas le corps diabolique d'une femme qui a fait chuter les
deux anges Hânat et Mârtît ? Les appels charnels de la femme
n'ont-ils pas été la cause de leur condamnation à la peine
terrestre maximale dans les puits de Babylonie ?
On raconte que, quand Adam fut expulsé du paradis, les
deux anges Hârtu et Ma-fût lui reprochèrent d'avoir rompu le
pacte de son Seigneur. Dieu répondit aux deux anges que s'ils
étaient à sa place, ils désobéiraient. Les deux anges se
demandèrent : comment cela se peut-il alors que nous louons
Dieu jour et nuit ? Dieu les soumet alors à l'épreuve. 11à-dit et
Mârtit furent descendus sur terre dotés des passions d'Adam.
Ils ne tardèrent pas à commettre le péché ; ils furent fascinés
par une femme, ils burent le vin, cédèrent à la tentation de la
chair et commencèrent à enseigner aux hommes la magie.
Ces anges furent châtiés, suspendus par les cheveux dans un
puits en Babylonie.
Si les anges géants, symboles de la foi et de la perfection,
ont chuté en succombant au charme d'une femme, à
l'homme, ce « géant en miniature », il ne reste que le
déploiement de ses énergies pour contrôler le corps féminin
miroir de la séduction. L'homme se voit dans la légitimité de
mettre à son service sacral tout un système de solutions et de
protections contre l'imprévu féminin.
Dans le patrimoine culturel marocain, différents
proverbes, anecdotes, chansons et histoires populaires
s'engagent dans la diabolisation de la femme. Nous
exposons ici quelques proverbes qui circulent encore au
Maroc et qui furent rassemblés et publiés dans les
années vingt par E. Westermarck, dans un livre intitulé
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Wit and wisdom in Morocco. Visiblement, les proverbes sur
la femme sont restés les mêmes. Aujourd'hui encore les
Marocains évoquent celui-ci : « La malveillance des jeunes
filles ne cesse que si elles griffent les joues, et celle des
vielles femmes, que si elles arrachent les cheveux blancs »
mayea'riii lutta- ynadbri âllvzikât , gàr 'agarfat
- mayrtiei
mannû tialtà yanatfd 'a§ba-t)
ou encore : « La malveillance de la
femme est un souci, et leurs tracas ne s'oublient guère »
'ansa ham, -wu-hamhum maytansa) 3 .
On crée un homme sans ou avec un peu de rancune.
Menaçant, voire violent mais « sans plus ». Cette violence,
considérée souvent comme nécessaire pour mettre les femmes
et les enfants sur le « droit chemin », est loin d'égaler la
rancune de la femme. Malheur à l'homme qui s'expose au cri
de la vengeance d'une femme. La riposte le suivra jusqu'à la
tombe ; et la femme ne trouvera la paix, comme d'ailleurs le
rappelle un dicton, qu'une fois ses menaces mises à exécution
et après avoir assouvi sa rancune : « Si les hommes jurent de
se venger de toi, tu peux dormir sur tes deux oreilles, si ce sont
les femmes qui jurent la vengeance, mieux vaut rester éveillé »
rida-
fik ârgai bât nains, wa idâ xilfûfik 'ansâ bât fjyaqt
Dans ce scénario ancestral, la méfiance de l'homme
apparaît comme justifiée et justifiable. L'homme, nous dit
Ahmed Ibn Souleiman, ne doit point placer sa confiance dans
ce sexe ; de là ce proverbe : « Ne compte point sur la femme,
ne t'appuie point sur l'eau. »
Et voilà Sidi Abderrahman Almajeb, ce poète du XVI'
siècle considéré par certains comme sage et par d'autres
comme saint, qui vient fixer en image cette méfiance :
Ne te fie pas aux femmes, ne te laisse pas berner,
Ne crois pas à leurs promesses car elles changent d'avis.
Le poisson a besoin d'eau pour nager,
Elles, nagent même en l'absence d'eau !
Ou encore :
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Pas d'oued indiqué dans une montagne,
pas de nuit tendre dans un hiver,
pas de coeur miséricordieux chez un ennemi
pas de promesse tenue chez une femme s
.
L'ironie du sort fait que l'homme reste impressionné et
emprisonné dans ses fantasmes. Il se montre dans une
dépendance fatale à la « femme diablesse » :
L'artifice des femmes, quel artifice
et de leurs artifices, ma peine.
Elle est sur le dos du lion
et dit dévorée par les agneaux6
.
Imperturbable, Almajetib continue sur sa lancée et enfonce
le clou, poussant la méfiance à l'extrême :
Les femmes sont les vaches d'Iblis (Satan)
Paissant dans les recoins broussailleux.
Elles induisent la tentation dans le chuchotement,
Et elles l'éparpillent dans un grand tintamarre.
Son infortune est qu'il est convaincu que la femme a des
pouvoirs incroyablement efficaces pour le soumettre :
La causette des femmes est distrayante
et éveille l'esprit.
Du vent, elles te dressent un étau
et te rasent sans eau7
.
Face aux artifices diaboliques de la femme, la méfiance
apparaît comme la meilleure arme préventive de l'homme. Il
ne doit pas se fier au conseil d'une femme, comme le
recommande ce dicton : « Consulte ta femme et fais ce que tu
vois juste, consulte ta femme et fais le contraire de son
opinion » (g.iwar mr Jtak wu-sural birayyak, ,e-dwar mràt- ak wu-bàlaf
ra'eyha-) 8 .
Pour mémoire, rappelons que les quatrains de Sidi
Abderrahman Almajdtib sont devenus à la mode ; on les a
intégrés dans des pièces théâtrales et dans des chansons.
Nombre de ses vers sont transformés en proverbes, répétés
souvent dans des situations qui font appel à la sagesse. Il
semble que ce poète, qui a enchanté les Marocains durant des
siècles, ait trouvé les raisons à la méfiance des hommes :
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Le commerce des femmes, quel commerce !
Si tu fais ton marché, fais-y bien attention !
Elles te font miroiter un profit mirifique,
et elles te grignotent ton capital.
Il présente son expérience comme preuve irréfutable de la
femme terrifiante et empoisonneuse :
Le commerce des femmes, quel commerce !
Et de leur marché j'arrive fuyant ;
ô vous qui vous ceignez avec les serpents,
et qui vous agrafez avec les scorpions 9 !
Est-ce de l'angoisse ou de la misogynie ? En tout état de
cause, les deux apparaissent comme le moteur d'une attitude
discriminatoire. On associe la femme à Satan, on voit en elle
une personnification parfaite de la tentation satanique : selon
le patrimoine culturel, suivre une femme et succomber un
instant à la tentation illicite, c'est suivre Satan (Swayen) vers
une descente aux enfers. Elle n'utilise pas que la séduction et
la ruse pour soumettre l'homme, elle maîtrise également le
pouvoir magique. C'est une incorrigible ensorceleuse
(seira). Il est fréquent au Maroc d'entendre les gens répéter
cette fameuse phrase : « Si tu connais ces femmes sorcières »
CallayyJna elà lagyàLe saffiara-t). Dans la ville de Rabat, la femme
apparaît comme la cliente la plus fidèle des ensorceleurs. On
juge sévèrement cette fidélité ; l'opinion publique voit ici en
la femme une vraie seira. Le jour du mariage, les parents
des mariés, et surtout les mères, appliquent souvent des rites
qui ont pour but de protéger le couple de toute tentation
d'ensorcellement. La femme est plus soupçonnée que
l'homme. Il n'est pas rare d'entendre une mère accuser la
cousine ou la voisine d'avoir ensorcelé sa fille ou son fils.
Bien que les fqihs i° qui pratiquent la magie soient des
hommes et que l'on trouve une majorité écrasante d'hommes
parmi les ensorceleurs, c'est la femme qui est considérée par
l'opinion publique comme la plus dangereuse. On voit en elle
l'alliée naturelle de Satan. Écoutons la chanteuse marocaine
Milouda qui vient justifier la peur et la méfiance :
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