Questions morales et rapports de l`homme à la nature à partir de la

Transcription

Questions morales et rapports de l`homme à la nature à partir de la
Université de Poitiers
UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS : MENTION PHILOSOPHIE
N° attribué par la bibliothèque
Année :
/_/_/_/_/_/_/_/_/_/_/_/_/
THESE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE POITIERS
Discipline : philosophie de la nature et de l’environnement
présentée et soutenue publiquement par
Blanchard MAKANGA
le 08 octobre 2008
Titre :
QUESTIONS MORALES ET RAPPORTS DE L’HOMME A LA NATURE
A PARTIR DE LA MORALE STOÏCIENNE : REFLEXION
PHILOSOPHIQUE SUR L'ENVIRONNEMENT
_________
Directeur de thèse :
M. Jean-Louis VIEILLARD-BARON,
Professeur à Poitiers
__________
Jury :
M.
Thierry GONTIER
Professeur à Lyon 3
M.
Bruno PINCHARD
Professeur à Lyon 3
M.
Christophe BOUTON
Professeur à Bordeaux 3
M.
Philippe SOUAL
Professeur à Limoge/ Poitiers
2
REMERCIEMENTS
Loin d’être le résultat de mes seuls efforts, cette Thèse est l’aboutissement des efforts
conjugués de plusieurs personnes, qui se sont impliquées de près ou de loin, à la réalisation de ce
travail.
Mes sincères remerciements vont donc particulièrement à Monsieur Jean-Louis
VIEILLARD-BARON, Professeur de philosophie à l’Université de Poitiers, qui a accepté de
diriger cette Thèse avec patience, rigueur et pédagogie. Comme toute œuvre humaine, ce travail
comporte des manquements qui relèvent de ma seule responsabilité.
Mes remerciements vont également aux membres du jury qui ont accepté de prendre part
à cette soutenance malgré leur emploi du temps déjà chargé. Les observations qu’ils porteront à
ce travail me seront donc d’un très grand intérêt pour la suite de mes travaux.
Je n’oublierai pas Monsieur Octave Nicoué BROOHM et Monsieur Mawulé Kuamvi
KUAKUVI, tous Professeurs au département de philosophie à l’Université du Bénin au Togo,
pour les précieux conseils prodigués pendant ma formation universitaire dans ce pays. Je
remercie Placide ONDO qui a lu ce travail, et avec qui j’ai eu des échanges constructifs. Je
remercie aussi Aymar IBONDZI-PANDZOU pour la traduction du résumé.
Une attention toute particulière est portée à mon fils Marvin Ethys MAKANGA pour
l’immense bonheur qu’il apporte à ma vie. Un sincère sentiment d’affection va à ma compagne
Carine SOHOUDJI-EDO qui a su s’investir dans mes tâches, sans distinction particulière avec
les siennes. Je ne saurais oublier ses multiples réconforts et encouragements lors des moments de
lassitude et de relâchements momentanés, dus aux difficultés diverses.
Je n’oublie pas mes amis et tous ceux qui ne sont pas nommés ici. Qu’ils sachent que nul
n’est besoin de le faire pour reconnaître leurs multiples qualités.
Enfin, Je remercie naturellement ma famille et plus particulièrement mes frères, mes
sœurs, mes neveux et nièces pour leur soutien, leur apport et leur contribution dans les tâches
qui sont les miennes.
3
DEDICACES
A la mémoire de ma très chère mère, à celle de mes grands-parents et à celle de mes
oncles disparus.
C’est la plus grande occasion qui m’est offerte pour saluer leur mémoire. Ces personnes
qui me sont très chères ont été pour moi, des magnifiques modèles d’indulgence, de
générosité et de persévérance. Qu’ils trouvent dans ce travail qu’ils n’ont pas pu
découvrir, toute ma Reconnaissance et tout mon amour.
Je dédie particulièrement ce travail à mon oncle Alexandre MOMBO, qui a
positivement influencé le cours de mes études par son apport moral, matériel et financier.
Ses encouragements répétés ont vivement contribué à l’aboutissement de cette Thèse. Il a
toujours su répondre à mes appels durant les moments les plus difficiles de ma vie scolaire
et universitaire, ou tout simplement de ma modeste vie. C’est un magnifique modèle de
générosité et de persévérance dans l’effort. J’espère qu’il trouvera en moi un être qui a su
écouter et profiter de son apport précieux. C’est vraiment un exemple vivant d’hommes
exceptionnels.
Merci grand homme !
4
TABLE DES MATIERES
REMERCIEMENTS ...................................................................................................................... 2
DEDICACES ................................................................................................................................. 3
Introduction générale............................................................................................6
PREMIERE PARTIE : La Morale stoïcienne et son rapport à la nature.....20
Introduction à la première partie ....................................................................................... 21
Chapitre I : Les Anciens et la nature...................................................................23
1-1 Qu’est-ce que la nature ?...................................................................................... 24
1-2 Qu’entendons-nous par nature ? .......................................................................... 30
1-3 La nature et les Grecs........................................................................................... 37
1-4 Naissance et compréhension de l’esprit scientifique grec ................................... 42
1-5 Les Stoïciens et la nature ..................................................................................... 51
Chapitre II : La morale stoïcienne et son fondement à la nature ..................... 62
2-1 La nature et les tendances originelles de l’homme .............................................. 63
2-2 L’homme et son inclination naturelle à la vie morale.......................................... 70
2-3 La nature comme instance rationnelle, intelligible, divine et vivante ................. 76
2-4 La nature est un Tout-vivant ................................................................................ 81
2-5 Histoire humaine, histoire naturelle..................................................................... 87
Chapitre III : Les Stoïciens et l’éthique d’un contrat ratio-naturel................. 93
3-1 La nature et les conduites humaines .................................................................... 94
3-2 La nature et l’humanité ...................................................................................... 102
3-3 La nature et la vocation de l’homme.................................................................. 108
3-4 Nature et responsabilité morale de l’homme : mesure, prudence et sagesse ..... 115
3-5 La nécessité de la raison pour la beauté morale................................................. 121
Conclusion de la première partie...................................................................................... 127
DEUXIEME PARTIE : Nature et rationalité ................................................129
Introduction à la deuxième partie..................................................................................... 130
Chapitre IV : La corrélation entre la nature et la raison ................................134
4-1 L’identité de la nature et de la raison................................................................. 135
4-2 La nature est logique et raison ........................................................................... 144
4-3 Penser la nature selon la raison.......................................................................... 153
4-4 La liberté et la raison : pour une nature sensée.................................................. 161
4-5 La liberté et la responsabilité, pour une conduite raisonnable........................... 168
Chapitre V : La philosophie et la nature...........................................................176
5-1 La philosophie de la nature et sciences.............................................................. 177
5-2 La philosophie comme source de compréhension de la nature.......................... 188
5-3 Montaigne, son humanisme et son attachement à la nature............................... 196
5-4 L’idée rousseauiste de la nature......................................................................... 204
5-5 Spinoza et son apport conceptuel sur l’idée de nature....................................... 211
5
Chapitre VI : La raison, la morale et la conscience : Pour une éthique de la
nature....................................................................................................................219
6-1 La raison, faculté primordiale pour une nature humanisée................................ 220
6-2 La morale, arme pour un respect de la nature : des Anciens à nos jours ........... 227
6-3 La conscience et la conscience morale : éléments essentiels à la compréhension de
la nature .................................................................................................................... 235
6-4 L’éthique, la morale, la conscience et la raison : quatre notions complémentaires
pour une nature vivante. ........................................................................................... 241
A/ La morale et la conscience .........................................................................................246
B/ La conscience et la raison ..........................................................................................247
6-5 Insuffisances de la morale, de l’éthique et de la raison dans la résolution des
problèmes liés à la nature. ........................................................................................ 249
A/Critiques de la morale et de l’éthique ............................................................................249
B/ Critiques et limites de la raison ...................................................................................252
Conclusion de la deuxième partie ..................................................................................... 259
TROISIEME PARTIE : La Modernité et la question de l’environnement 261
Introduction à la troisième partie ..................................................................................... 262
Chapitre VII : Les technosciences et la société.................................................265
7-1 Qu’est-ce que les technosciences ? .................................................................... 266
7-2 L’objet et les objectifs des technosciences ........................................................ 275
7-3 Les apports et les bienfaits des technosciences.................................................. 281
7-4 Les problèmes et les risques inhérents aux technosciences ............................... 286
7-5 Les technosciences et leurs limites .................................................................... 293
Chapitre VIII : La rationalité technique et le mythe du progrès ...................299
8-1 Les technosciences et l’alibi du progrès ............................................................ 300
8-2 Les excès du progrès technoscientifique et le risque de destruction du lien social
.................................................................................................................................. 307
8-3 La raison et les illusions du progrès................................................................... 312
8-4 La coopération nécessaire entre les technosciences et la raison ........................ 319
8-5 La primauté de l’acte rationnel sur le progrès technoscientifique ..................... 324
Chapitre IX : Le Politique et la question de l’environnement ........................330
9-1 La modernité et la nature ................................................................................... 332
9-2 Démocratie, citoyenneté et questions environnementales ................................. 338
9-3 L’homme et la protection de la nature : droit ou devoir ? ................................. 345
9-4 Philosophie, environnement et progrès de la pensée ......................................... 351
9-5 Les insuffisances du politique face au progrès .................................................. 358
Conclusion de la troisième partie...................................................................................... 365
Conclusion générale ..........................................................................................367
Références bibliographiques ............................................................................376
Bibliographie générale ......................................................................................376
Bibliographie sur l’Antiquité..............................................................................389
Ouvrages Collectifs..............................................................................................391
Textes, Revues et articles ....................................................................................393
Dictionnaires ........................................................................................................393
Sites en ligne .........................................................................................................394
Autres ouvrages ...................................................................................................394
6
Introduction générale
La relation multimillénaire entre l’homme et la nature est une réalité historique que nul
ne peut méconnaître ou nier. Elle a un caractère universel, parce qu’elle s’impose à tout être
vivant, qui est naturellement lié à cette réalité complexe et énigmatique qu’est la nature.
Toutes les pratiques humaines telles que les rites, le travail, les constructions et ce qui s’y
rattache, s’y réfèrent et en sont tributaires. Or, au fil du temps, cette relation entre l’homme et la
nature s’est progressivement modifiée de façon flagrante. Le rapport à la nature a changé
progressivement jusqu’à la modernité, suscitant depuis les débuts de celle-ci des crises
profondes, à tel point que l’action humaine nous semble parfois avoir définitivement créé un
abîme entre ce qui relève des compétences de l’homme et les lois qui fondent la nature.
L’idée d’une nature en tant que totalité cohérente, dont une organisation rationnelle
relèverait, a été ainsi mise à mal par l’homme. Désormais la nature tend à se présenter à lui
comme un pur ensemble de propriétés techniquement exploitables, si bien qu’elle ne serait plus
pour l’homme qu’un moyen sûr d’assouvir ses intérêts propres.
En ce moment, il est difficile de déterminer avec certitude l’idée que l’homme se fait de
la nature car, dans leurs rapports, les paradoxes et les surprises agréables ne cessent de se
succéder. Certains considèrent la nature comme un objet assujetti à l’action et aux entreprises
humaines, ou comme un prétexte des idéologies, tandis que d’autres la valorisent en la couvrant
des soins et de toutes les précautions nécessaires à sa sauvegarde. De manière contrastée, elle
continuerait cependant à faire office de mère, de divinité, ou de matrice de la Raison, et à être
considérée comme une providence dont dépendrait le destin humain.
A travers les débats et les réflexions qu’elle suscite quant aux modalités de sa protection,
elle interpelle diverses instances au point d’occuper une place importante au sein des systèmes
juridictionnels. De nombreuses initiatives sont prises, lesquelles se concrétisent par des
colloques, des conférences, des forums, des symposiums. Malgré tout, l’attitude humaine face à
la nature semble paradoxale, car d’un côté l’homme y voit le socle de son patrimoine
biogénétique, qui doit nécessairement être pérennisé sous la forme d’un legs aux générations
futures. Mais d’un autre côté, l’homme dévalorise la nature en la considérant comme un simple
objet d’investigation scientifique.
De fait, en s’affirmant comme exécutrice testamentaire, l’espèce humaine s’octroie le
droit de prendre la mesure de tout ce qui relève du concept et de la réalité du phénomène naturel.
Face aux diverses initiatives humaines dont elle est l’objet, la nature semble rester accessible,
7
docile, maniable et apparemment muette. L’homme prend donc la résolution d’agir à sa place, en
optant pour des décisions qu’il juge bonnes ou mauvaises selon ses propres intérêts. L’idée
majeure de l’homme « post moderne » serait donc, d’une part d’exploiter la nature, d’autre part
de l’explorer afin de mieux la comprendre pour ensuite en assurer la protection. Ainsi, au nom de
sa cohérence, aide-t-on la nature à se maintenir par des pratiques hasardeuses, sous prétexte d’un
progrès nécessaire, aussi bien au maintien de son équilibre qu’à la qualité de vie des espèces
qu’elle contient ?
A partir de son rôle d’homo faber, l’être humain s’est obstiné à produire davantage de
biens et s’est affirmé comme homo œconomicus. Grâce aux outils et techniques avec lesquels il
accroît sa puissance, il a cherché à s’imposer encore plus comme maître et possesseur de la
nature. En raison des abus aux conséquences parfois inquiétantes qui naissent des pratiques
humaines, s’élèvent désormais des controverses, lesquelles ne parviennent pas encore à occuper
positivement un espace de réflexion favorable à la prise en compte des valeurs morales. Les
débats accouchent souvent d’une souris, en effet, parce qu’en l’homme moderne l’homo politicus
prédomine, alors qu’un débat philosophique axé sur les vertus du logos recommanderait plus de
retenue et de mesure face à l’inconnu.
Agir sur la nature en son nom et pour son bien est sans doute une initiative pleine de
générosité de la part de l’homme, mais un doute subsiste généralement quant à la véracité du
caractère généreux de ses intentions. Sans cesser d’en tirer profit au mépris des souffrances qu’il
pourrait lui infliger, l’homme tend à exercer sa puissance sans partage et à substituer
systématiquement son rôle à celui de la nature.
En prétendant agir à son bénéfice il ne pense au fait qu’à lui-même. La puissance de la
nature que les Anciens divinisaient et que le XVIIIème siècle philosophique nommait fièrement
cosmos, aurait ainsi totalement perdu la place qui était la sienne au profit d’une espèce – l’espèce
humaine – que la nature aurait elle-même choisi parmi l’ensemble des espèces qui forment son
Tout comme nécessaire à sa sauvegarde. Il s’établit alors une relation paradoxale entre la
puissance de la nature, en tant que support nécessaire à la naissance et au maintien de la vie (y
compris celle de l’homme), et celle de l’homme en tant que force capable de penser et d’agir à la
place de la nature.
Souvent évoqué par divers esprits critiques, ce paradoxe de la puissance humaine face à
la nature a fait date. La philosophie de la première moitié du XIXème siècle l’a illustré à travers
Schelling et Schopenhauer. Mais c’est l’Ethique 1 de Spinoza, dont le siècle des Lumières s’est
1
Cf. Editions bilingues, Paris, Puf, 1999
8
fait largement l’écho, qui a le plus ébloui les esprits. Comme les Anciens, Spinoza accorde une
place primordiale à la nature. Dans l’Ethique, il ne fait aucune distinction entre Nature et Dieu,
d’où sa célèbre formule : Deus, sive Natura. La Nature, c’est la création, c’est Dieu ou la
puissance créatrice, non en tant que divinité, mais comme puissance et déploiement de ce qui fait
les êtres, c’est-à-dire la natura naturans 2 , d’où provient le nom des êtres qualifiés de nature
naturata 3 .
La réponse à la question de la puissance à accorder à la nature et à l’homme ne souffre
d’aucune ambiguïté chez Spinoza, puisqu’il fait une distinction claire entre les deux. Pour lui, la
Nature est en fait le nom de Dieu, même si celle-ci ne doit pas être personnalisée au sens
anthropomorphique du terme. Spinoza accorde donc la toute puissance à la Nature ; il reconnaît
la puissance de l’homme, mais pas à la même enseigne.
Selon lui, l’homme exerce certes sa puissance sur la nature, mais c’est d’elle qu’il la
tient, car elle maintient sa vie en le déterminant comme être fini. A ce sujet, Spinoza juge plutôt
que l’homme a tendance à se considérer comme puissance suprême et à s’accorder des pouvoirs
qui lui échappent, alors que la véritable puissance est la Nature, d’abord en tant que degré fini de
la nature naturée, puis comme mode de la puissance infinie. De manière ferme, Spinoza soutient
que la puissance et l’être sont des unités, mais il pose Dieu comme Nature, en opposition aux
êtres finis qu’il appelle simplement des modes 4 .
Pour Spinoza, les modes ont un caractère fini. Ils ont pour fonction de déterminer la
singularité des êtres. De ce fait, ils ne doivent pas être assimilés à la Nature. Loin d’incarner la
représentation de toute la réalité, le devenir n’est que le jeu de l’unité et de la pluralité, par le fait
que ce qui devient ne devient pas être, mais l’est déjà en réalité. Telle est la caractéristique
fondamentale de toute la tradition philosophique de la nature spinoziste, bien que la réflexion du
philosophe sur les fins de l’histoire humaine reste parfois problématique.
Le rapport de l’homme à la nature occupe également une place importante dans l’œuvre
de Jean-Jacques Rousseau. Celui-ci distingue l’homme dans son état naturel et l’homme en tant
2
La Natura naturans, ou nature naturante, est la substance elle-même en tant qu’elle produit activement et soimême les choses singulières. Elle est donc sa propre cause, c’est-à-dire qu’elle se suffit à elle-même. C’est une
nature agissante en tant qu’elle doit être considérée comme participe présent actif. Dans ce sens, elle est comparable
à Dieu en tant que cause immanente, puisqu’il est aussi la substance en tant que cause de soi, au sens où il est
dynamique et symbolise le principe d’intelligibilité.
3
La Natura naturata, ou nature naturée, est aussi une substance, mais considérée cette fois sous l’aspect de ses
produits, c’est-à-dire celui des choses singulières saisies comme telles et non dans leur rapports à leur cause
immanente et totalisatrice. C’est les modes et en même temps les idées ; c’est une nature limitée, par exemple les
hommes (Participe passé actif).
4
Comme les attributs, les modes sont des instruments conceptuels (quasiment axiomatiques) destinés à rendre
intelligible le rapport des choses singulières à la totalité substantielle dont elles sont des aspects élémentaires, mais
qui ne sont pas d’une autre essence qu’elle. Précisons toutefois que les attributs sont simplement les différents
aspects ou genres selon lesquels la substance se donne à l’intelligence humaine.
9
que sujet agissant au sein de la société. Sur cette question, il prend le contre-pied de Hobbes, qui
condamne la condition déplorable de l’homme à l’état naturel. Rousseau pose au contraire que la
société est entièrement responsable de l’agir humain. Il reste attaché à l’idée que la société
façonne l’homme en lui offrant une éducation fondée sur la puissance qui se déploie en lui.
Au même titre qu’elle traite de la liberté de l’homme dans tous ses états, la philosophie
classique traite également la question de la puissance humaine et de ses paradoxes. Très présent
dans la philosophie classique, le paradoxe de la puissance humaine et du pouvoir de l’homme sur
la nature traduit donc l’importance que la réflexion philosophique accordait déjà à cette question.
Prenant part à ce débat, Kant reconnut la puissance caractéristique de l’espèce humaine et
le rôle qui était le sien dans un espace cosmologique aussi grand que fini. Il nomme
« Providence » la puissance qui préside au devenir des hommes dans l’histoire, au sens où la
puissance divine a doté la nature humaine d’un double avantage. D’abord, elle met l’homme en
valeur, mais aussi, elle fait émerger les caractéristiques conditionnant le sens et la direction que
l’être humain en tant qu’espèce pourrait donner à sa vie.
Cependant, des caractéristiques jugées négatives par le philosophe conditionnent aussi un
autre aspect de l’homme et de la réflexion qu’il est susceptible de mener à propos du monde et
de son propre devenir. Kant décèle en l’homme une attitude ambivalente face au destin qu’il se
forge dans sa réalisation en tant qu’espèce vivante. Pour lui, l’anthropocentrisme qui place
l’omnipotence de l’homme au premier rang de tout, trouve évidemment ses limites dans les
prédispositions naturelles et providentielles d’accomplissement de son destin en tant qu’espèce
vivante et rationnelle.
De son côté, Schopenhauer a pensé la nature et la puissance qui la caractérise comme
volonté et comme représentation, estimant que l’essence de la nature est volonté, puisqu’avec
l’être humain, elle fait partie du monde considéré comme totalité. Là aussi, l’homme occupe une
place importante au sein du cosmos, mais il n’est en réalité qu’une partie du Tout. En fait,
Schopenhauer pense que c’est par les objets immédiats dont le corps fait partie que l’homme
prend conscience de son être, ainsi que de tous les phénomènes et de leur appartenance
commune à la volonté. La nature est préexistante à l’homme, et les sciences de la nature en tirent
tout leur profit au point d’en être héritières.
Les sciences pensent avoir inventé la nature, alors qu’elles sont en réalité les simples
bénéficiaires du dynamisme qui en découle. Schopenhauer concevait la nature comme un
organisme vivant, et non comme une inertie. Une telle vision ne rejoint que très partiellement
celle de Descartes, selon laquelle la nature serait un mécanisme aveugle soumis à la volonté
humaine, au sens où l’homme se proposerait de rendre sensible le décret divin, conçu comme
10
une forme d’artisanat portée à la perfection. Le paradoxe de la puissance de la nature n’a donc
cessé d’attiser des controverses qui alimentent encore les débats contemporains, qu’ils soient
alarmistes ou porteurs d’espoir.
Les Anciens avaient fait de la nature un lieu mythique et divin, mais avaient posé les
bases de sa compréhension. Les modernes en ont rediscuté sans pourtant s’émanciper de l’idée
d’une nature totalisante et qu’ils pensent finie. C’est dans cette logique que le XXème siècle a
essayé de briller par des prophéties parfois hasardeuses, lesquelles n’ont pas forcément éclairé ni
rassuré par leur caractère prospectif, en fait peu convaincant. Apportant la promesse d’un
renouvellement idéel par une compréhension plus prophétique que rationnelle de la nature,
Nietzsche pose la nature comme volonté et comme art. Il signe pour ainsi dire l’acte de décès
d’une opposition entre l’artificiel et le naturel.
Avec Nietzsche, l’art prend une dimension de première importance et devient l’un des
termes d’une opposition. Il n’est ni connaissance ni représentation, mais plutôt une position, une
ordonnance, une hiérarchie et surtout une méthode. Cet état de fait concerne évidemment la
nature, mais l’homme est tout aussi capable de méthode, d’invention et de hiérarchisation des
valeurs. Par conséquent, Nietzsche substitue finalement l’homme à la nature en le définissant
comme artiste, capable d’offrir par la praxis un devenir plus intelligible que la réalité naturelle,
dont les processus étaient chaotiques et dépourvus de méthode.
Le génie créateur de l’homme le met ainsi à la place de Dieu, dont Nietzsche annonce la
mort en une sentence irréversible. "Tuant Dieu" 5 , le philosophe redistribue les rôles et place
l’homme au sommet de la hiérarchie pyramidale caractéristique des êtres vivants. Il inaugure
ainsi une conception nouvelle de la nature, en récusant définitivement l’idée d’une attitude
« paresseuse » qui consistait à placer une « puissance inconnue » (Dieu) au centre de tout, alors
que l’homme doit se donner un destin par la force de ses idées. En invitant donc l’être humain à
prendre en main son destin, Nietzsche tourne le dos à la construction historique qu’il qualifiera
de « racaille du sens de l’histoire ». On peut en conclure qu’il se refuse à glisser de nouveau vers
une conception anthropomorphique de la nature qui la constituerait comme puissance créatrice.
Mais cette conception de la nature n’a pas trouvé une adhésion unanime.
Au XXème siècle, l’idée d’une nature cohérente ordonnée, unie et unique, tend parfois à
reprendre le dessus. Elle pose l’espèce humaine comme espèce vivante ayant un rôle
fondamental envers les autres espèces, mais dotée cependant d’un rôle limité au sein de la nature.
5
Signalons que l’expression "tuant Dieu" ne doit pas être prise au premier degré. "La mort de Dieu" évoquée dans le
texte ne doit en aucun cas réduire Nietzsche, penseur du surhomme, à la pensée d’un meurtrier de Dieu. Il est ici
question de mettre l’homme au centre des problèmes du monde.
11
En d’autres termes, l’espèce humaine ne serait pas la seule espèce capable de jouer un rôle
important à l’égard de la nature. De manières diverses, chaque espèce jouerait un rôle
prépondérant au sein d’un cosmos formant un Tout dynamique et vivant. Dans cette nouvelle
compréhension du réel, la nature est bon gré mal gré redevenue une instance très discutée et,
même, un enjeu quasi conflictuel entre des individus, des courants et des groupes de pression.
Plutôt que d’être considérée comme le fruit d’un hasard, la nature est de plus en plus reconnue
comme organisation rationnelle au sein de laquelle chaque élément est lié à un autre. Elle est
donc présentée comme un Tout cohérent, où chaque être vivant a sa place et dépend de l’autre,
dans le cadre non seulement des chaînes alimentaires, mais aussi dans celui des relations
d’interdépendances complexes qui garantissent la vie et, parfois même, la survie des êtres
vivants. En tout cas, le consensus actuel est que l’attitude humaine doit dépendre de la perception
que l’on peut avoir de la nature. Mais un tel principe suppose de clarifier préalablement le rôle
de l’homme et de redéfinir son statut, ainsi que celui des autres êtres vivants.
Reconnues aujourd’hui comme source de bonheur et de salut pour l’homme, les sciences
et les techniques constituent en effet un atout majeur pour celui-ci, en raison des solutions
qu’elles proposent tous azimuts. Elles sont devenues un moyen sûr en vue de la résolution de la
plupart des problèmes liés à la vie humaine, parce qu’elles récusent l’irrationnel et posent des
problèmes concrets qui demandent des réponses concrètes. Elles s’illustrent de ce fait comme la
clé du développement industriel et économique des sociétés humaines. Par leur objet et leur
méthode tout à fait particuliers, sciences et techniques offrent des approches nouvelles aux
questions complexes du monde. Leur démarche a largement contribué à trouver des solutions
fiables face aux menaces globales qui touchent l’humanité et son environnement.
L’avènement des sciences et des techniques a ainsi apporté, par la rigueur de leurs
méthodes, une prise de conscience quant à la nécessité de les considérer comme le moyen le plus
sûr d’engager le monde vers un développement équitable et durable. Or, il s’avère que dans le
même temps les technosciences semblent porter en elles des limites qui affectent leur réputation
salvatrice, notamment du fait que leur implication dans le quotidien de l’homme et dans son
environnement tend à prendre une ampleur inattendue, voire démesurée.
En effet, la véhémence, le caractère souvent autoritaire, sinon totalitaire, des initiatives
imposées par les technosciences, semble faire parfois de ses acteurs les « nouveaux barbares de
notre temps ». De fait, peu d’espèces vivantes échappent à l’agressivité de leurs interventions,
qui cachent mal le caractère absolu de leur volonté de puissance. En sont témoins de nombreuses
critiques en provenance d’organisations associatives. Même des savants tels que Galilée et
12
Descartes, qui sont des références scientifiques et philosophes incontournables de la modernité
n’y échappent pas.
En effet, ces deux grandes figures, étant à l’origine des sciences, de leur modernisation et
de leur vulgarisation, ont évidemment contribué chacune à sa manière au statut et au rôle actuels
des technosciences. Descartes comme Galilée considéraient la science comme une nécessité pour
le genre humain, en tant que moyen de parvenir à un mode de vie nouveau et porteur d’espoir.
Galilée, à la fois un philosophe et un grand savant, se présente comme le pionnier par excellence
de la science expérimentale. Théoricien et praticien, il ouvre la voie vers une science moderne,
notamment dans le domaine de l’expérimentation. Descartes6 , quant à lui, était à la fois géomètre
et philosophe. Précurseur de la modernité scientifique, il a exposé dans le Discours de la
méthode les grandes théories qui, sur le plan de la pensée, seront au fondement de la science et
de la technique modernes. Avec les apports de ces deux figures, apparaît et se met en œuvre
l’idée majeure de l’homme comme maître et possesseur de la nature.
Grâce à eux, la réflexion humaine s’est ouverte à d’autres horizons, qui ont donné un
nouveau but à l’action de l’homme : la conquête de la nature par l’expérimentation. Cette ère
nouvelle, basée sur une expérimentation à outrance, a rendu la nature à nouveau étrangère et
distante de l’homme. La science, qu’elle soit galiléenne ou cartésienne, a inauguré une filière qui
a malheureusement introduit un abîme profond entre ce qui relève des compétences humaines et
ce qui se présentait comme propriété exclusive de la nature. C’est ainsi qu’une dimension
inquiétante de la vision et de la compréhension de la nature va naître, car non seulement la
démystification scientifique, mais aussi l’ère du progrès irréversible, sont définitivement
enclenchées. Par conséquent, l’idée d’une dynamique classique et naturelle entre l’homme et la
nature a perdu de sa pertinence.
Avec les perturbations et les ruptures au sein des écosystèmes 7 au sens de Sir Arthur
George Tansley 8 , ce mode de pensée montre aujourd’hui ses limites, qui ont suscité une critique
incontournable, même si cela peut être réfutée par une partie de la communauté scientifique. Par
6
Bien que Philosophe, Descartes est aussi mathématicien mais aussi physicien. A ce titre, il est reconnu par la
communauté scientifique comme savant. Plus qu’un simple penseur moderne, Descartes était en son temps un
brillant observateur scientifique, il est considéré comme l’un des fondateurs de la philosophie moderne.
7
Le concept d’écosystème est relativement très récent. C’est tansley qui l’aurait employé pour la première fois en
1935 pour désigner l’ensemble d’une communauté végétale et de son milieu constitué en système unitaire. En
écologie, le terme écosystème désigne un ensemble de populations existant dans un même milieu et présentant des
multiples interactions entre elles, lesquelles sont considérées comme des relations de cohabitation normales entre
espèces vivantes.
8
Sir Arthur George Tansley était un citoyen britannique né en 1871 et mort en 1955, Botaniste de formation, il avait
une connaissance parfaite des plantes, il est le pionnier dans l’écologie des plantes. C’est dans cette logique qu’il
invente le terme écosystème en 1935.
13
le biais des sciences écologiques 9 et environnementales, la réflexion morale et rationnelle tend
donc à se donner peu à peu un nouvel objet, celui de l’attachement à la nature. Rappelons que
l’écologie est devenue d’une part un corpus de savoir, d’autre part une science qui étudie les
relations du vivant (faune et flore) avec son milieu, au travers notamment de la notion
d’écosystèmes.
Envisagé sous cet angle, l’environnement constitue l’ensemble des conditions externes
rendant possible et conditionnant l’existence des êtres vivants ou d’une population, d’une
communauté, y compris les sociétés humaines. En un mot, c’est un cadre de vie. Par l’ampleur et
la forte implication de ces disciplines scientifiques émergentes, le discours sur la nature a
progressivement fait peau neuve. Soudain, savants ou scientifiques de tous bords – juristes,
médecins, urbanistes, géographes, historiens, et aussi philosophes – sont entrés dans une
approche que nous pourrions appeler le « tourment de notre Ere », celle qui confronte le savoir
scientifique aux questions écologiques ou environnementales.
Le regain d’intérêt pour la nature trouve place dans le concert des nations, où par ailleurs
la science devient de plus en plus incisive et tente de s’imposer comme maîtresse de toute vie.
Serait-ce une crise des fondements de la doctrine scientifique ? Ou bien est-ce l’implosion
technoscientifique, ou encore les effets de l’implication de plus en plus forte des sciences
humaines, ou plutôt ceux de l’action de groupes organisés qui aurait pris une ampleur imprévue ?
Par ailleurs, les responsables politiques ont-ils été suffisamment ouverts à cette nouvelle donne ?
Ce bouleversement de la pensée suscite des interrogations, mais un peu comme si les problèmes
constatés et les solutions préconisées relevaient encore de questions purement hypothétiques et
théoriques. Cependant, ne faut-il pas au contraire penser que ce nouvel attachement à la nature
est le fait d’un choix rationnel, cherchant à juste titre à réorienter la pensée humaine vers une
réflexion morale ? Le bien-fondé de l’appel stoïcien à vivre conformément à la nature serait-il en
voie de réhabilitation ?
En réalité, toutes ces interrogations trouvent leurs origines dans la crainte de l’homme
face aux calamités et réactions de la nature qui pourraient menacer ses intérêts. Pour s’en
prémunir, l’homme tend de plus en plus à se référer au mode de vie des Anciens, celui qui, dans
son rapport à la nature, considère l’épicurisme et le Stoïcisme comme un art de vivre. En tout
9
Cf. Yvette VEYRET, Géo environnement, Armand Colin : VUEF, 2001, p. 11. L’écologie est l’une des multiples
disciplines qui traitent de la Nature. Elle serait née au XIXème en Allemagne. S’occupant des relations du vivant et de
son milieu à travers les écosystèmes, elle révèle que les espèces vivantes échangent de l’énergie entre elles et avec
leur milieu. Cette interdépendance énergétique, ainsi que les cycles biogéochimiques (cycles de l’eau, du carbone,
de l’oxygène, de l’azote etc.) sont à la base du fonctionnement des écosystèmes. Quant aux notions d’écosystème et
de biosphère, leur acte de naissance date probablement des années 1935 ; elle insiste surtout sur les aspects
énergétiques et fonctionnels de la relation entre les êtres vivants et leur milieu.
14
état de cause, un mode de vie nouveau semble être adopté bon gré mal gré, même si de
nombreuses hésitations des uns et des autres demeurent persistantes. Loin d’être une rupture,
cette attitude nouvelle rejoint de manière encourageante la volonté stoïcienne de faire coexister
en des rapports moraux et harmonieux l’homme et la nature. Mais quels rapports les Anciens, et
plus particulièrement les stoïciens, entretenaient-ils exactement avec à la nature ?
A l’époque troublée de l’histoire de la Grèce ancienne où il prend naissance, le stoïcisme
est d’abord un art de vivre, une quête d’ataraxie. Pour les stoïciens en général et pour Zénon en
particulier, la morale est inséparable de la nature (Physis). L’homme est avant tout un être de
nature. De ce fait, le monde dans lequel il vit doit être saisi et compris comme naturel. La nature
est pour l’essentiel un espace, une cité dont la structure rationnelle assure à la fois la cohérence
et le développement. Mais la notion de développement n’avait pas chez les stoïciens un sens de
même ampleur que celui que sous-entend la conception actuelle du développement, qui se
caractérise par la rentabilité et le gain, sans une réelle implication des valeurs morales. La
relation entre science et développement n’était pas étrangère aux Anciens, mais à cette différence
que l’accent était surtout mis sur un usage rationnel de la nature. Comme chez les Epicuriens
d’ailleurs, le point de départ de l’éthique stoïcienne est évidemment naturaliste. L’homme est
avant tout un être de nature, un vivant parmi d’autres, et son attitude est commandée par ce
préalable, peu à peu devenu une exigence et le point de départ d’un mode de vie.
Avec le stoïcisme, l’idée de « vivre selon la nature » s’intègre progressivement dans les
mœurs et les esprits des uns et des autres. L’expression signifiait suivre naturellement
l’impulsion instinctive de la tendance première à vivre ou à survivre, sans pour autant modifier
l’univers naturel. Dans le chapitre VII intitulé vies et opinions des philosophes 10 , Diogène
Laërce dit : « (…) pour eux, suivre la nature c’est se gouverner suivant l’inclination. Selon une
direction plus parfaite, la raison est donnée aux êtres raisonnables, et on dit bien que pour eux
suivre la nature, c’est vivre selon la raison ; la raison est comme un artisan qui s’ajoute à
l’inclination 11 ».
Diogène Laërce ne fait donc aucune distinction fondamentale entre l’homme et les
animaux en ce qui concerne cet attachement naturel à la nature. Il précise néanmoins que pour
les animaux, « suivre la nature, c’est se diriger selon la tendance naturelle », alors que pour
l’homme c’est « vivre selon la raison ». Autrement dit, même si l’homme manifeste son
attachement à la nature par le biais de la raison, et si l’animal ne le fait que par simple instinct,
10
11
Cf. Les Stoïciens, Vies et pinions des philosophes, (La doctrine morale, T1, Paris Gallimard, 2002, p.44.
Idem
15
tous deux ont un lien indéfectible à la nature, au même titre que les plantes, qui seraient
gouvernées par une « âme végétative ».
Pour Diogène comme pour tous les stoïciens, vivre selon la nature, c’est donc vivre
harmonieusement avec son milieu, selon ses tendances naturelles, dont la plus évidente chez
l’homme est la raison. Ce qui explique la forte responsabilité de l’homme sur le monde, parce
qu’à travers l’évidence de sa raison, il peut se réaliser en tant que conscience. Par analogie ou par
comparaison réfléchie, la nature comme la raison ont en commun une cohérence. Toutes deux
incarnent aussi l’universalité qui les caractérise mutuellement. La raison est aussi présente en
l’homme que la nature lui est inhérente. Comme il tient la raison de la nature elle-même,
l’homme ne peut s’en séparer parce qu’elle lui est intrinsèque. Il peut toutefois en faire divers
usages selon son libre-arbitre. Cette identification voulue du logos (humain) à la raison parfaite
(la Physis) fonde une communion naturelle et perceptible qui conforte finalement l’homologia,
c’est-à-dire la concorde et l’harmonie prédominant naturellement entre les deux.
Cette analyse résume celle de Zénon, cité par Stobée 12 , qui affirme que « vivre en accord
avec la nature, c’est vivre selon l’unique raison et en harmonie ; le malheur c’est la division. »
L’homologia trouve sens et vie au terme d’un raisonnement, et même d’une attitude, qui
concorderait avec les règles de l’action appropriée. Autrement dit, l’homologia suggère à
l’homme une attitude droite en toutes circonstances et lui impose ainsi la nécessité de vivre en
conformité avec la nature, c’est-à-dire en fait sans rupture de son aptitude à la raison.
Ce credo des stoïciens quant à la nécessité de vivre en harmonie avec la nature marque la
volonté, que les stoïciens proposent activement, de se conformer à l’ordre naturel ; dans le même
temps, ils suggèrent que la raison commande la forme de l’action à accomplir en conscience. En
termes clairs, les Anciens en général, et en particulier les stoïciens, n’étaient hostiles ni à l’idée
de développement, ni à celle de science, à condition que celles-ci soient en phase avec la
rectitude et la forme de l’action menée ou à entreprendre. Ils souhaitaient surtout conditionner les
résultats de toute action au principe que l’intention humaine soit rattachée à la dimension morale
de l’action. L’action rationnelle avait donc une valeur absolue chez les stoïciens, et c’était pour
eux à la lumière de l’idéal rationnel que devaient se déterminer les valeurs et la qualité d’un
quelconque projet humain.
A cet égard, la philosophie, comme science du savoir et comme discipline capable
d’apporter des réponses justes et justifiées en fonction du concept de raison, nous semble la
mieux outillée en vue de poser avec rigueur et objectivité la réalité générale des rapports entre
12
Les Stoïciens, Stobée, Eclo., II, 132, Paris, Puf, 1998, p. 87.
16
l’homme et la nature. De par sa maîtrise des concepts, la philosophie est capable de situer les
responsabilités de chacun, sans pourtant entamer la liberté des uns et des autres. Elle pourrait
également prouver par la force des mots, en somme par la preuve argumentaire, la corrélation
existant entre nature et raison d’une part, et entre la nature et chacun de ses éléments, y compris
l’humanité, d’autre part. De ce fait, elle est à notre sens une aubaine pour l’homme, un véritable
moyen de compréhension du monde et, partant, de la nature. Enfin, la philosophie se présente
aussi comme solution dans l’explication, tant de l’apport conceptuel de la pensée ancienne en
général, que de celle des stoïciens en particulier.
L’enjeu devient alors plus vaste, car la philosophie, en tant que savoir séculaire et même
millénaire, pourrait aller au-delà d’un simple regain du débat sur le problème de la nature. Elle
pourrait aussi proposer des solutions rationnelles à la sauvegarde et à la survie de l’homme et des
sciences dans le sens voulu par les stoïciens, c’est-à-dire en phase avec l’évolution historique.
Partant du fait que la philosophie est la discipline la plus apte à traiter les questions morales et
éthiques, elle serait une solution salvatrice du fait qu’elle est essentiellement réflexion. Elle
constitue en outre une possibilité réelle de solution en tant qu’elle se présente comme capacité à
réfléchir aussi bien sur les questions morales classiques, que sur les problèmes posés par le
développement issu des sciences et techniques contemporaines.
Etant fondée sur l’analyse et le débat contradictoire, on peut considérer encore que la
philosophie se trouve bien placée pour aborder les questions environnementales associées à
l’Ethique. Elle aurait donc la tâche de sonder la représentation du réel et, ensuite, de tenter de
retrouver l’équilibre idéel qui favoriserait une harmonisation des rapports entre l’homme et la
nature. L’un de ses devoirs serait alors d’aider tout homme à bien se connaître, mais aussi à
mieux comprendre le monde qui l’entoure. Elle aurait en outre pour fonction d’aider l’homme à
se situer par rapport à des problématiques métaphysiques, tout en s’impliquant de plus en plus
sur les questions essentielles qui concernent le monde, dont celles de la protection de la nature.
Retrouver un équilibre par le biais de la philosophie équivaudrait en fait à réconcilier l’espèce
humaine, mise à mal par l’hédonisme aliéné et l’effervescence inhérents aux pratiques nouvelles
induites par les technosciences, avec ce qui en dernier ressort permet de faire sens pour l’homme
dans ses rapports à la nature, c’est-à-dire la raison.
Vue ainsi, la pratique de la philosophie ne serait certes qu’une solution parmi tant
d’autres, et non la clé définitive faisant office d’accès exclusif à la Vérité en vue de la résolution
des problèmes qui minent aussi bien l’homme lui-même que la nature. Mais elle aurait
néanmoins le mérite de rendre explicite et pertinent le débat sur ces nouvelles préoccupations
sociétales. Car, avec les moyens de connaissance offerts par toutes les transformations issues des
17
sciences et techniques, elle serait capable de constituer et mettre en œuvre un langage apte à
réorienter toute relation humaine de façon sensée par le truchement de la raison. Du fait que la
philosophie est une discipline susceptible d’apporter des réponses de l’ordre d’un métalangage
par rapport au propos intrinsèque de la science en général et de la physique en particulier, elle
demeure une discipline particulière, essentielle, et même très actuelle par sa capacité à faire
dialoguer l’homme avec le réel. Ce qui est loin d’être négligeable, dans le sens où elle peut
devenir le lieu où discuter des problèmes nouménaux qui échappent à la connaissance immédiate
des sciences les plus éminentes, tels les mathématiques, la physique, la biologie, la géologie…,
du fait que de tels problèmes ne relèvent pas de leur moule disciplinaire.
En définitive, de la perception humaine de la nature dépendra la gestion de celle-ci. Les
relations entre l’homme et la nature prendront des visages différents selon l’intelligence et la
compréhension que chacun y mettra. Notre attachement au stoïcisme s’explique par son appel au
genre humain de vivre conformément à la nature en faisant preuve de responsabilité et, donc, de
raison. La pensée contemporaine et son savoir technoscientifique ont tendance à occulter les
valeurs utiles à l’équilibre de la vie. Par ailleurs, à la réflexion, il semble indispensable de
rappeler que la place de l’homme au sein de la nature demande à être clairement définie. Quel est
son statut au sein de son espace vital global ? L’homme doit-il être compris comme
essentiellement perturbateur et fossoyeur des écosystèmes ? Comment alors gérer la nature, et
quelle place accorder à sa protection ? Dans quel but ? Faut-il, de manière mécanique,
s’impliquer individuellement ou collectivement à sa cause ? La démocratie en tant que système
politique, qui valorise les libertés individuelles, a-t-elle à l’heure actuelle les solutions à ces
préoccupations ? Existe-t-il une solution globale pour gérer et protéger la nature ? Que
pourraient apporter les théories antiques, et particulièrement la morale stoïcienne, et la tradition
philosophique qui en découle quant au rapport de l’homme contemporain avec la nature ?
Toutes ces interrogations constituent l’ossature de notre problématique. Les réponses à
celles-ci s’articulent autour de trois grandes parties. La première, subdivisée en trois chapitres,
décrira l’essentiel de la morale stoïcienne et de son rapport à la nature. Le premier chapitre
expose le mode de vie des Anciens et leur rapport au monde. Le deuxième aborde surtout la
morale stoïcienne et le fondement en raison du rapport de l’homme à la nature. Le troisième
chapitre met en lumière l’orientation éthique des stoïciens et leur manière d’impliquer raison,
prudence et responsabilité dans la conduite humaine.
Notre deuxième partie met l’accent sur le rapport nature/rationalité en impliquant la
philosophie comme source de compréhension de la nature. Cette partie valorise surtout la
philosophie en tant que discipline autonome qui pose des questions essentielles sur le monde.
18
Bien que classique, elle demeure à notre sens pertinente parce qu’elle fonde l’essentiel de son
savoir sur des concepts cardinaux de notre recherche et en prend la mesure. Par la maîtrise des
concepts, la philosophie est à même de dialoguer sur des notions essentielles telles que la
responsabilité et la liberté, capitales dans la problématique du rapport de l’homme à la nature. De
ce fait, elle demeure à notre sens un authentique moyen de compréhension du monde et, partant,
de la nature.
La troisième partie de nos recherches nous plonge davantage dans la réalité
contemporaine, où se posent avec acuité toutes les questions alimentant le débat sur les
problèmes écologiques et environnementaux. Elle réfléchit au statut et au rôle du progrès
technoscientifique dans la société humaine, et suggère la primauté de l’acte rationnel en matière
de développement technoscientifique. Le deuxième chapitre de cette dernière partie interpelle la
démocratie en tant que système politique ouvert, en réfléchissant aux conditions d’initiatives plus
cohérentes dans le domaine des droits et devoirs de l’homme en tant que sujet pensant, mais
aussi dans le domaine des droits des êtres vivants dépourvus de raison – les règnes animaux et
végétaux –, qui semble-t-il doivent désormais accéder à un statut juridique les posant comme
véritables sujet de droit.
Disposée à s’interroger sur l’irrationnel en apportant des réponses aux questions
purement théoriques, la philosophie peut s’avérer particulièrement apte à réfléchir sur les
finalités recherchées par les hommes et les sociétés actuelles. Grâce à sa maîtrise des concepts,
elle est à même de s’interroger sur le rôle et l’intérêt des sciences et techniques, en réfléchissant
sur les conséquences économiques, écologiques, culturelles, et surtout humaines, issues des
connaissances du réel apportées par ces technosciences.
En somme, la philosophie saurait vraisemblablement reposer de manière intelligible
l’épineux problème de la modernité – l’industrialisation – et celui de la post-modernité, à savoir
la question de l’environnement. De ce fait, elle se replacerait au centre du débat et, face à
l’urgence d’une planète vraisemblablement en danger, saurait en appeler à la responsabilité
individuelle et collective de tout esprit épris de raison. Dans la plupart des propositions qui
seraient les siennes, il serait question d’interpeller tout esprit conscient et responsable en vue de
délimiter, de manière individuelle et collective, un champ du possible qui ne mettrait plus en
danger ou en péril l’ordre naturel voulu et souhaité par tous.
Avec le concours de la philosophie, les libertés et les responsabilités humaines pourraient
être redéfinies de manière claire et distincte, de telle sorte que les transformations liées au
développement technoscientifique trouvent leurs limites en référence à la raison humaine.
L’inventivité se trouverait alors en mesure de pallier les déséquilibres dus à l’exacerbation
19
irrationnelle des besoins et, dès lors, en mesure de s’appliquer authentiquement à éviter de
compromettre à jamais la possibilité d’accomplissement des fins de l’humanité les plus utiles et
nobles.
20
PREMIERE PARTIE : La Morale stoïcienne et son rapport à la nature
21
Introduction à la première partie
L’un des problèmes fondamentaux posés par les Anciens, et les Stoïciens en particulier,
est sans doute celui du bonheur. Les Grecs se souciaient de l’équilibre, du rayonnement et de
l’organisation de leur empire. Leur idéal était donc d’être au service de la cité, en demeurant un
citoyen juste et courageux (payer ses impôts, être fidèle aux dieux, etc.). Les Epicuriens
trouvaient leur bonheur dans la satisfaction de leurs plaisirs naturels et nécessaires, et bien sûr,
dans la recherche d’une tranquillité de l’âme (ataraxie ou absence de trouble). Tout cela avait
pour but l’accomplissement du devoir, l’attachement au juste et à l’honnêteté en tant que citoyen
vertueux. Mais prévalait surtout en eux le sentiment profond d’accomplir et d’agir dans le droit
fil de la nature et de la conscience universelle.
Dans leurs rapports à la nature, les Stoïciens, par le biais de leur morale rattachée à une
physis fondée par une théorie naturaliste pure, posent que l’univers est soumis à la nécessité
comme dans un système où le Tout est rattaché à la partie. C’est de là que naissent les règles
morales qui conduisent au bonheur. La première d’entre elles est celle qui concerne la relation de
l’homme à la nature. Elle recommande à chacun et à tous de vivre en harmonie avec ce Tout
dont ils ne sont qu’une partie. Autrement dit, l’homme doit vivre en conformité avec la nature, et
doit impérativement renoncer à ce qui ne dépend pas de lui. C’est en se soumettant à cette
nécessité qu’il trouvera la plénitude de sa liberté, accédant ainsi à la vertu, source du bonheur.
Toutefois, la morale stoïcienne ne doit pas être dissociée de sa physis et de la logique qui
fonde la solidité du système stoïcien. Le bonheur et la vertu stoïcienne n’auraient aucun sens si
leur conquête de la nature était contraire aux valeurs qui étaient les leurs, celles qui imposent la
cohésion et le respect dans leurs rapports au monde. Epris par ces principes cardinaux de leur
culture, les Anciens auraient manifestement choisi une science en totale cohésion avec la nature,
qui serait soumise à une prospection rationnelle de celle-ci. En effet, l’objectif était a priori de
pénétrer le cosmos, sans fondamentalement le contrarier de quelque manière que ce soit.
Tout semble montrer que cette démarche est celle qui a servi aux Anciens dans leur
conquête de la nature. Peut-être, la part des connaissances acquises par l’éducation, les
imitations, l’apprentissage ou par le vécu de l’expérience, aurait été essentielle à l’ensemble de la
pensée grecque. Elle serait aussi à l’origine de la bonne organisation de leur mode de vie, qui
exigeait prudence et cohérence dans leur rapport à la nature. S’intéressant à la question des
origines, ils ont essayé de déterminer le fondement sous-jacent à la diversité changeante des
phénomènes.
22
Thalès pensait que l’eau était la substance suprême dans la constitution du monde.
Héraclite au contraire, pensait qu’au fondement de toutes les oppositions et de tous les
changements se trouve le feu. De son côté, Anaximène considérait que la substance primordiale
par rapport à la question des origines est l’air. Enfin, Anaximandre, avec son idée de l’éternel
recommencement, situait l’originaire dans une sorte de matière encore indéterminée, l’apeiron,
sorte de « masse matricielle ». C’est dans cette perspective qu’Empédocle concluait qu’il y a
finalement quatre éléments dont la combinatoire est à la source de la diversité visible, à savoir :
l’eau, l’air, la terre et le feu. Il explique les choses de leur naissance jusqu’à leur destruction
comme un fait d’observation évident. Pour lui, la naissance combine les éléments, la mort les
sépare.
C’est donc la nécessité de l’ordre du monde qui serait le socle de la morale, qui impose à
l’homme de se défaire des plaisirs vains et de consentir ainsi à l’ordre de la nature, tel que voulu
par le sage. La morale stoïcienne est ainsi fondamentalement rattachée à la nature. Elle impose
des rapports harmonieux entre l’homme et la nature. La nature doit être à ses yeux une instance
rationnelle, intelligible, divine et vivante car, l’histoire humaine ne saurait être dissociée de celle
de la nature du fait qu’elle est le Tout qui engendre la partie.
La raison étant l’instance dominante chez l’homme, elle serait compatible à
l’accomplissement de l’action droite et vertueuse voulu par le sage. De cette attitude naîtra l’acte
conforme à la nature, traduisant ainsi la responsabilité de l’homme face à son destin. Toute
beauté morale suppose la reconnaissance de la raison comme valeur cardinale à
l’accomplissement du Bien. Le fatum stoïcien ou le destin, ne reposerait en fait que sur la
volonté humaine de mieux conduire son action. Par la raison, l’homme est capable de diriger le
cours des évènements par la seule liberté qu’il détient, sa liberté intérieure, celle qui lui permet
de penser le monde en tant qu’organisme vivant où tout se tient. La vraie liberté consisterait à
agir selon l’ordre de la nature qui forme ce Tout, et modifier cet ordre ne dépend pas de
l’homme. Il est alors nécessaire de savoir ce qui dépend de l’homme et ce qui ne dépend pas de
lui. La connaissance de ceci rend possible le progrès moral dont a besoin l’homme dans ses
rapports à la nature. Mais quels rapports prévalaient entre les Anciens et la nature ?
23
Chapitre I : Les Anciens et la nature
L’élément moteur des rapports qui lient les peuples, est d’abord l’homme. Il est celui qui
prend la mesure de toute chose selon sa nature et ses prédispositions à exercer sa raison. Parler
de sa nature, c’est nous permettre d’évoquer la question de la nature humaine. A notre sens, la
nature humaine est comprise à la fois comme acquisition naturelle de l’homme, ou comme
ensemble de données actuelles, c’est-à-dire, acquises au cours de son évolution. Cet ensemble est
souvent pris comme un équilibre instable qui fait parfois objet de réaménagements selon les
peuples, les interprétations et les différentes cultures. Dans ce sens, la nature humaine serait le
fruit de la culture, en opposition à la nature.
Toutefois, l’évidence d’une nature humaine unique et universelle est incontestable malgré
les diverses cultures car il y a chez l’homme des invariants biologique. Cette présence effective
de l’aspect biologique qui semble fondamentale, rappelle l’attachement de l’homme à la nature,
et fait de lui un être disposé à la pratique de la raison et par conséquent à suivre le Bien. Les
pratiques de la raison et de suivre essentiellement le Bien, sont des constantes humaines
reconnues par tous. Bien que diversement appliquées, ces invariants naturels dirigent l’homme
vers des pratiques qui lui permettent une vie sociale. Il y a peut-être en l’homme des
prédispositions sociales qui lui permettent d’être apte à recevoir une éducation. Les
connaissances par imitation et par acquisition favoriseraient l’éveil de sa raison, et le
prédisposeraient à la pratique de celle-ci. Souvent, le désir de connaître prédomine en l’homme,
et les Grecs s’interrogeaient déjà sur la question des origines, en dressant en leur temps, les
canevas de la science moderne.
Les Stoïciens en tant que modèle de notre réflexion, faisaient par ailleurs partie de cette
famille grecque totalement engagée à percer les secrets du cosmos. Ils marquèrent leur temps par
un attachement infaillible à la nature. « Il faut suivre la nature » disaient-ils, en affirmant que
toutes les choses sont soumises à une nature rationnelle et sage. Les Stoïciens semblaient
convaincus que la nature est une force qui prend part à la raison et à l’ordre. Elle est unique et
unie. Son ordre ne saurait être le fruit d’un hasard, mais plutôt le fait d’une force réglée par une
intelligence, une raison et, enfin, une providence.
Partageant cet avis, nous convenons avec les Stoïciens qu’il est indispensable de vivre
décemment dans un environnement autant rationnel que réglé par une intelligibilité
providentielle. Même s’il est vrai que vivre c’est agir, on doit comprendre que bien vivre c’est
faire de constants efforts par le biais de la raison pour donner à l’activité humaine une direction
sensée. En définitive, les Anciens Grecs, sont aujourd’hui reconnus comme les grands pionniers
24
de l’exploration du concept de nature. Mais parmi les Anciens, ce sont particulièrement les
Stoïciens qui ont fait du respect de la nature un mode de vie, un art de vivre. Mais en fait, qu’estce que la nature ?
1-1 Qu’est-ce que la nature ?
Avant de revenir à une analyse du paysage physique et mental de notre époque
technoscientifique, parlons d’abord du concept de nature dans sa globalité, mais aussi des
différentes approches de sa compréhension. En effet, l’idée de nature s’est élaborée à partir
d’une réflexion sur l’origine de l’univers et des causes qui l’ont rendu possible et relativement
compréhensible. C’est la question ontologique pourquoi, qui fonde toute la réflexion sur la
recherche des causes phénoménologiques de l’Etre, de la nature, et des éléments de sa
composition. Bien que cette question du pourquoi soit importante, l’objectif premier a surtout été
de chercher à comprendre la complexité de la nature par le biais de la raison, sans toutefois faire
fi de l’importance de l’expérience.
Le concept de nature est complexe et difficile à cerner avec précision. Cette difficulté
réside évidemment dans son caractère multidisciplinaire de son approche. On se trouve alors face
à un dilemme : définir le concept de nature pour en dégager une intellection objective, ou bien se
contenter de traiter la question en se servant des explications ou des diverses acceptions des
auteurs. Il existe donc de nombreuses définitions du concept selon les contextes d’étude, mais il
va falloir en retenir une qui réponde à notre préoccupation, c’est-à-dire la nature dans un cadre
conceptuel défini par notre champ théorique.
Au-delà des différences terminologiques et des rares nuances qui pouvaient les distinguer
sur certaines questions, les Stoïciens dans leur ensemble s’accordaient à désigner dans leur
globalité la « (…) nature, tantôt ce qui contient le monde, tantôt ce qui produit les choses
terrestres. La nature est une manière d’être (…) qui se meut d’elle-même selon des raisons
séminales produisant et contenant les choses qui y naissent d’elles dans des temps définis et
formant les choses semblables à celles dont elle a été détachée 13 ». Cette définition manque de
clarté et entretient l’ambiguïté. Toutefois, il ressort que la nature peut être comprise comme un
ensemble de choses, une attitude, un berceau, une mère. En un mot, la nature chez les Stoïciens
s’apparente à l’Un-Tout.
13
Cf. Les Stoïciens, textes choisis par Jean Brun, Partie II (Physique), tirée de l’introduction de cette partie, 10e
édition, Paris, PUF, 1998; p. 43
25
Le siècle des Lumières s’est également intéressé à la question de la nature. Tout comme
les Anciens, les philosophes des Lumières concevaient la nature au sens d’une Physique, ce qui
rendait la définition de la nature moins évidente parce que soumises à de nombreuses
interprétations. Rousseau est l’une des figures de proue de cette période. Par nature, il entendait
le monde physique et les dispositions naturelles ou innées de l’homme en tant que conscience
morale, ce qui paraît très moderne et très actuel. L’auteur du Contrat social a connu la campagne
et y a séjourné. En connaissance de cause, il se représente la nature comme campagne
verdoyante 14 . L’idée de nature a une connotation assez particulière chez Rousseau car, elle peut
aussi désigner la transparence originelle. Dans ce sens, il désigne par nature, ce qui est vrai,
c’est-à-dire ce avec quoi nous avons un rapport im-médiat, comprenons par là, ce qui est sans
médiation et qui rappelle à l’origine et à l’essence même des choses. Rousseau pense également
que la nature est un principe d’ordre, de simplicité et d’authenticité.
Rousseau est plus exhaustif dans ses tentatives de définition du concept de nature. La
précision de ses définitions et descriptions le démarque des autres par l’appel qu’il lance pour
l’implication de la conscience morale de chacun et de tous dans à l’action à conduire. Rousseau
appelle donc à la responsabilité individuelle et collective de l’homme en tant que conscience. Il
conviendrait de remarquer que Jean-Jacques Rousseau est le philosophe de l’ordre, de la
droiture, de la justice, en un mot, du droit. Il récuse donc toute forme de désordre ou d’injustice
et fustige le vice sous toutes ses formes.
De l’avis de Rousseau, traiter du concept de nature, c’est assurément porter une réflexion
sur la question des origines. La complexité du concept amène à penser que l’homme ne pourrait
se faire une idée objective de la nature qu’essentiellement, par ses sens et sa perception.
Autrement dit, la nature ne serait accessible à l’homme que par le biais des sens et de la pensée.
En clair, la nature ne pourrait relativement être comprise par l’homme que par le biais des
éléments constitutifs de la raison. De cette conception émerge une double difficulté. Celle-ci ne
permettrait pas à quiconque voudrait s’accaparer le monopole du concept de nature, d’en prendre
toute la mesure. Dans ce sens, Christian Godin 15 le souligne avec plus de vigueur dans son
ouvrage La nature. Quelle est donc cette double difficulté ?
La première difficulté, repose sur la polysémie du concept et les diverses acceptions qui
s’y greffent. En même temps, sa compréhension aussi extensive que flottante, lui récuserait tout
14
Même si Rousseau parle de la nature comme simple campagne verdoyante, il ne la définit pas comme telle. Il la
comprend surtout au sens où elle s’oppose à la culture, c’est-à-dire, à l’art, à la technique, à la loi, aux institutions, à
l’arbitraire et à la société en général.
15
Christian Godin s’explique longuement sur cette question dans l’introduction de son ouvrage intitulé, La nature,
Paris, Editions du Temps, 2000, p. 8
26
sens définitif. Du fait de la variabilité de sa compréhension selon les contextes et les cultures, il
est donc normal que la profondeur de cet espace symbolique change parfois selon le gré des
peuples et les périodes. En un mot, les cultures, les contextes, les écoles, les individus et les
groupes, se font chacun une définition et une compréhension propres de la nature. Tout semble
laisser croire que le concept de nature autorise une flexibilité définitionnelle, et que chaque
penseur a une définition ou une philosophie de la nature qui lui est propre, ce qui est un leurre.
La seconde difficulté, liée malgré tout à la première, évoque le caractère équivoque du
statut ontologique de la notion de nature. Cette deuxième difficulté se formulerait par le fait que
la nature n’est pas seulement une réalité objective donnée dans la perception, elle est aussi une
idée forgée par l’entendement. Cela revient à dire qu’elle serait également perçue comme valeur,
idée, ou comme objet de désir, voire un fantasme pour bon nombre de personnes. Cette nouvelle
acception serait plus attachée à une vision plus récente et mieux acceptée par les Modernes et les
hommes de notre temps.
Pour l’homme en fait, il n’y aurait pas de nature en soi, sinon une nature muette,
mystérieuse et énigmatique. Tout porte à croire qu’à leurs yeux, la nature ne serait que la
résultante du fruit de la pensée humaine. A travers cette conception de la nature, celle-ci ne serait
que la représentation idéelle et spirituelle de la pensée humaine. Elle ne serait donc qu’une
représentation rendue possible, à partir de l’expérience immédiate que l’homme en fait. Par
ailleurs, la nature est aussi comprise comme étant un produit de la culture, qui aurait une histoire
soit humaine, soit pré-humaine. Toutefois, nous pensons que le concept de nature tel qu’élaboré
par la tradition philosophique, vise à rendre compte dans leur totalité des phénomènes connus et
analysés, interprétés à un moment donné de l’histoire. La nature revêt ainsi un caractère
important, car elle s’affirme comme une réalité vivante.
Mais loin de notre époque, et au-delà de l’idée que l’on pourrait s’en faire aujourd’hui,
les Anciens avaient déjà su concevoir par-delà la multiplicité des phénomènes sensibles,
l’existence d’un ordre universel, nécessaire et spontané. Il s’agit d’un ordre dans lequel l’homme
a sa place parmi les autres, c’est-à-dire parmi les productions sans cesse renouvelées de cette
puissante nature aussi appelée Physis par les Grecs, et que les Romains nommeront Natura.
Selon Christian Godin 16 , Aristote serait le premier philosophe à s’appesantir très sérieusement
tant sur une analyse profonde que sur les multiples définitions du concept de nature. Godin ne
relèvera pas moins de quatre sens du mot Physis, dans La Métaphysique d’Aristote.
16
Op. cit., « Questions de philosophie »; Paris, Editions du temps, 2000, pp. 7-8
27
Attribuant la primeur des définitions du concept de Physis à Aristote, qui la désignait
comme « génération de ce qui croît », Christian Godin 17 , dans le même ouvrage souligne les
définitions suivantes de la Physis : « l’élément premier immanent d’où procède ce qui croît »,
« le principe du mouvement premier pour tout être naturel en lequel il réside par essence » ; « le
fond premier dont est fait ou provient quelque objet artificiel ». De ces multiples définitions,
Christian Godin précise que « la force, l’origine, le fondement et l’essence, seraient les quatre
notions qui dessinent la constellation aristotélicienne de la Physis ». Mais ces définitions ne
diffèrent pas fondamentalement du sens général que les Anciens, en particulier les Grecs et les
Romains, donnèrent à ces deux concepts.
En effet, le mot grec Physis et le mot latin Natura, signifient le pouvoir de croissance
spontanée et immanente à toutes choses. Ils désignent l’omniprésence, l’omnipotence, et même
la présence universelle ou la puissance d’émergence des choses. Rien n’indique cependant, si
l’homme s’y trouve déjà ou non. Par ailleurs, aucune précision n’est apportée sur son origine. La
seule certitude est l’évidence d’une nature complexe, constituée d’éléments étranges, visibles ou
invisibles, saisissables ou non, en un mot, une nature mystérieuse et changeante. C’est donc dans
cette nature totalement complexe, que naissent tous les contrastes et tous les contraires qui se
hantent et finalement cohabitent. Cette Physis très ancienne, englobait l’ensemble des
phénomènes naturels dont le monde est le théâtre. Des interprétations et des tentatives
d’explications viennent de toute part, de toutes les écoles, de toutes les sectes, mais son caractère
mystérieux reste intact.
Bien des définitions et des sens différents ont été donnés au concept de nature, et se sont
succédé en se chevauchant parfois. Sans vouloir s’opposer aux diverses définitions apportées par
les uns et les autres, notre compréhension de la nature concorde surtout avec le sens apporté par
Platon à ce concept. Attribué également à Aristote, ce sens platonicien se résume par cette
phrase : « Toute essence est dite nature ; la première nature, c’est l’essence ». Platon pose la
nature comme l’essence même des choses, c’est-à-dire comme origine des choses. Tous ces sens
donnés au concept de nature préservent en réalité notre idée fondamentale selon laquelle, la
nature est la cause des causes, c’est la cause première, et donc l’essence de toute chose. Il semble
que, c’est dans la même perspective que les Anciens ont majoritairement accordé une sorte de
normativité à cette nature, et l’ont trouvé fondamentalement bonne et naturellement organisée.
Pour eux, la nature ne pouvait en effet qu’être bonne du fait de sa cohérence et de son
indépendance. Cette bonté nécessitait obéissance et respect, du fait qu’elle offrait à l’homme et à
17
Idem ; pp. 7-8
28
tous les éléments constitutifs de la nature, les conditions nécessaires d’asseoir une morale. Cette
morale pouvait être inspirée de la raison humaine, qui dériverait quant à elle, de la puissance
naturelle et non explicitée, issue de la nature elle-même. Le mot d’ordre était de suivre cette
nature fondamentalement bonne qui n’existerait que parce qu’elle devrait être considérée comme
telle. Elle fonde donc la base de toute morale, et constitue la source de l’appel stoïcien de
« suivre la nature », et de s’imposer une « conduite convenable » vis-à-vis d’elle et de tout ce qui
s’y rattache. Dès l’origine, toutes les morales naturelles sont marquées de la même équivoque :
hymne à la vie et leçon de résignation à la condition humaine. C’est un double visage que
présente la nature qui devient pour certains, idée et forme. Ces deux visages sont une sorte
d’appel au bonheur et à la sagesse.
Nous retiendrons quoi qu’il en soit le clivage entre la nature comme force universelle, et
la nature comme essence platonicienne. Ces deux conceptions ne se rejettent pas, au contraire,
elles se complètent dans l’histoire de la pensée, s’imbriquent l’une dans l’autre et se complètent
finalement.
Devenue l’objet de tous les superlatifs pour diverses raisons, et non uniquement pour des
raisons de conformité morale, la nature redevient peu à peu un modèle et un idéal de vie. On
retrouve par ailleurs cet idéal chez les Stoïciens, mais pas pour des raisons similaires aux
hommes de notre temps pour qui tout est lié à l’intérêt économique et au gain. Dans le
panthéisme stoïcien et dans l’école épicurienne de l’ataraxie qui n’interdit pas forcément un
attachement à un intérêt lié aux désirs naturels et nécessaires, la nature était un art de vivre, un
idéal. Les Stoïciens et les Epicuriens accordaient une place de choix à la nature qui, d’ailleurs
avait été la base du monisme qui avait caractérisé toutes leurs productions intellectuelles et
spirituelles. Bien sûr, chacun s’y faisait son opinion puisque la nature représentait aussi pour
certains une source unique de vénération, et pour d’autres un tout constitué de plusieurs éléments
divins ou religieux.
Ainsi, l’idée de nature était la source d’une libre interprétation. Elle était une idée libre de
toute imagination, mais comportait surtout un caractère sacré et quasi divin, qui la rapprochait
des croyances religieuses. C’est le sens donné aux dieux grecs, source de vie, de bonheur, de
malheur, d’amour, etc. Enfin, l’idée de nature avait tout aussi bien trouvé sa place dans la pensée
ancienne à travers l’idée de création qui chantait la gloire de Dieu en tant qu’être suprême,
unique, immortel, maître et créateur de l’univers.
Cette nouvelle conception d’un Dieu unique occulte toute idée païenne de la nature, et
surtout instaure définitivement le caractère sacré de celle-ci. La nature serait alors la résultante
d’une volonté divine unique : c’est le monothéisme. Dans tous les cas, toutes ces croyances
29
séculaires mêlant à la fois nature et Dieu, ou Univers et Divinité, trouvaient toujours leur
harmonie dans la bonté de la nature même. La bonté, la grandeur, l’infinité et la splendeur de la
nature étaient sans nul doute chez les Anciens la base d’un attachement sans réserve à celle-ci.
L’attitude de l’homme était incontestablement directement inspirée par cette nature.
L’harmonie et la bonté dont elle était le modèle, conduisent même à inspirer l’homme
ancien dans son ambition première de rechercher le bonheur par une conduite convenable. Cela
orientait son attitude à se conformer à la nature. Il concentrait ainsi ses forces dans la quête de la
vérité, de la vertu, de la sagesse et du bonheur sans cesse recherché. Peut-être, était-ce de l’idée
que chacun se faisait de la nature, et de la forte croyance aux forces qu’elles généraient, qu’est
finalement née l’idée de la Physique elle-même, c’est-à-dire telle qu’elle a été construite et
structurée par Aristote. Finalement, l’orientation de notre cadre de réflexion, nous amène à nous
interroger davantage sur la question suivante.
30
1-2 Qu’entendons-nous par nature ?
La nature peut à la fois être conçue comme ensemble extensif de tous les êtres et
phénomènes déployés dans l’espace et dans le temps, puis comme ordre extensif qui fait de ces
êtres et phénomènes des réalités comprises dans la totalité. Ainsi, la détermination primordiale
de la nature est la totalité. De ce fait, les concepts de nature, Etre, Réalité, raison, et même celui
de Dieu s’imbriquent parfois les uns avec les autres.
Dans ce sens, l’homme est un élément du Tout, et les relations entre les sociétés
humaines et la nature sont conçues comme celles de la partie et du Tout. Alors, un même ordre
(la nature) gouverne notre monde et nos sociétés. Les réalités que l’on suppose au-dessus ou en
dehors de la nature sont peut-être des chimères. Tout semble si déterminé dans le système de la
nature que rien d’humain, semble-t-il, ne pourrait se produire sans elle ! Apparemment, il semble
difficile de faire fi du terme de Dieu sans évoquer le monde nature, ou plutôt le contraire. Ce
n’est pourtant pas forcément l’identité Dieu nature qui définit ce couple comme totalité, mais
plutôt l’assimilation faite entre la nature, la raison et la Morale.
Avec le criticisme, certains courants post-kantiens, se définiront par leur façon de
reconstituer cette totalité que Kant avait brisée en séparant le phénomène et la chose en soi.
Hegel par exemple, attribuera cette force à l’esprit, et Schelling au contraire à la nature. Bien que
variant au cours de son existence sur la place à accorder à Dieu et à la subjectivité dans son
système, Schelling demeura fidèle à la vieille formule héraclitéenne de l’Un et du Tout.
Or, la compréhension moderne de la nature pense cet espace plutôt comme champ
d’activité transformatrice et négatrice de l’homme. Elle est aussi comprise comme substance qui
englobe une histoire non encore achevée. Par le travail et la domination qui caractérisent nos
sociétés, elle est malheureusement soumise à une exploration sans limites. Ainsi, si le travail est
défini comme source de domination de la nature, nous ne devons pas toutefois perdre de vue que
l’être humain est doté d’une raison, et de ce fait, il se doit de s’en servir à tout moment pour en
faire bon usage. Cela l’amènerait à réaliser qu’il existe au sein de la nature des richesses
incommensurables, mais aussi des vies qu’il conviendrait de respecter et de protéger en tant
qu’espèces vivantes. Toutefois, cela ne voudrait pas dire que l’homme est radicalement opposé à
toute autre forme de vie. L’homme doit au contraire se souvenir qu’il ne se distinguerait pas
fondamentalement des animaux, si celui-ci n’était pas doté d’une raison comme instance
suprême de distinction par rapport à ceux-ci.
31
Répondant par ailleurs à la question de savoir si la nature est visible ou invisible, nous
disons que la réponse demeure énigmatique, car la nature incarne la dialectique du visible et de
l’invisible. Elle se dévoile dans son extériorité apparente et se voile dans son intériorité cachée.
Elle apparaît alors comme l’Etre heideggérien qui se dévoilerait en se voilant. De la période
présocratique à nos jours, nombre de philosophes ont cherché à comprendre la nature au-delà de
l’apparence de ses phénomènes et de l’objectivité de ses lois. Mais la confusion et
l’incompréhension ont toujours fini par prendre le dessus.
Nous voyons donc que la nature est assimilable à une sorte d’Etre invisible et amorphe,
qui reçoit tout et qui, peut-être, participe à notre quotidien de façon embarrassante mais sans se
laisser saisir. Enfin, par comparaison, nous pensons comme Plotin que la nature est comme une
« âme », elle-même produite par une « âme antérieure ». C’est une âme qui s’exerce sans forces
extérieures, mais s’accomplit pleinement par une puissance intérieure générée par elle-même.
L’aspect apparent de la nature l’expose malheureusement à diverses interprétations parfois
fallacieuses. Mais cachée sous une apparence souvent illusoire, elle pourrait tout aussi bien
n’être qu’une image trompeuse de laquelle on doit se méfier. Nous devons comprendre cette
relation nourrie par le visible et l’invisible, non comme une relation d’opposition, mais plutôt
comme une relation d’expression et de juxtaposition. Ce type de relations peut signifier que la
nature se dévoile par ses formes et ses forces, qui passent constamment d’un plan à un autre.
Ainsi la ressemblance d’une chose à une autre peut à l’évidence être un signal, par rapport à
l’ordre et l’unité qui existent entre les êtres.
Pour tenter de lever le doute qui subsiste dans certains esprits humains, il nous semble
important, sinon nécessaire de savoir si, malgré son aspect apparemment visible, la nature mérite
d’être considérée comme réalité objective. Cela semble pourtant être le cas, étant donné que
l’idée que l’on s’en fait part des sens, mais trouve réellement une explication au sein de la nature
elle-même. En effet, le découpage de la représentation que l’on en fait, ne saurait être
exclusivement l’apanage de la conscience humaine, il est aussi le fruit des origines même de la
nature. Par exemple, nous disons depuis toujours que chaque espèce animale et végétale vit dans
un environnement qui lui est spécifique. C’est ainsi que le poisson vit dans l’eau, les étoiles audessus de nous et les hommes sur terre, ou même ailleurs. Il y a en effet quelques réalités
apparentes telles que certains phénomènes, comme l’apparente immobilité de la terre et le
caractère réduit de la lune ou du soleil, le caractère infini du ciel et des océans etc. Il y a comme
une origine inexplicable, propre à chaque chose, et qui fonde son originalité. Tout semble
préalablement déterminé par la nature, qui prévoit un processus de fonctionnement à chaque
32
espèce formant une partie du Tout. La réalité d’une nature apparente, totalement accessible, non
maîtrisable et complexe, est donc un fait qui ne saurait être remis en cause.
Il arrive très souvent que certains faits soient pris pour des réalités, alors qu’ils ne
seraient finalement que le fruit de notre imagination, ou de l’illusion de nos sens. La seule
certitude qui s’impose à l’homme est d’admettre la réalité d’une nature existante, et très
insaisissable. La difficulté à la saisir se révèle bien évidemment à travers des phénomènes qui se
constatent ici et là. Pour accéder à certains de ces phénomènes cachés, l’on a souvent dû recourir
aux sens, à la perception, et d’autres caractéristiques de la raison humaine.
Depuis toujours, seule la nature apparente nous est accessible et connaissable, et c’est
bien là où résident toutes les merveilles de son fonctionnement énigmatique. Rien ne laisse
présager que l’homme, dans ''sa folie des grandeurs'', soit capable d’en prendre la mesure. Dans
le doute, il se doit de faire preuve de prudence face aux incertitudes qui se présentent à lui. Dans
ce cas, il devrait absolument recourir à sa raison pour en faire un usage rationnel. Par la raison, il
doit se forger un code de vie qui pourrait être inspiré de celui qui a donné naissance à la morale
stoïcienne par exemple.
A la question de savoir si la nature est un mécanisme ou un organisme, nombre de
personnes ont cherché d’abord à la définir, non seulement dans son organisation, mais aussi dans
son fonctionnement. Ainsi, la conception mécaniste qui sera par la suite spontanément adoptée
par la plupart des matérialistes part aussi bien d’une démystification de la nature, que de sa
désacralisation. Dans ce sens, René Descartes écrit ceci dans son Traité du Monde 18 : « (...) par
la nature, je n’entends point quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire,
mais, je me sers de ce mot pour signifier la matière même en tant que je la considère avec toutes
les qualités que je lui ai attribué comprises toutes ensembles, et sous cette condition que Dieu
continue de la conserver en la même façon qu’il la crée (…) ». Descartes veut dire par là que la
nature est bel et bien une initiative divine. Il reste persuadé que celle-ci est le fruit de la création
de Dieu, qui demeure le garant de sa permanence.
Seulement Descartes pense également que cette ''machine ingénieuse'' est dépourvue
d’âme, d’où l’importance d’une intervention de l’homme. C’est en effet sur cet aspect que surgit
l’un des actes de naissance de la Physique scientifique. Ainsi disparaissent donc et le
panvitalisme et le pananimisme si actifs durant la Renaissance.
Le mécanisme du VII
ème
siècle est de ce point de vue fortement inséparable de
l’épistémologie et de la technologie. Plutôt que de s’enfermer sur des conceptions médiévales, le
18
René Descartes, Le monde ou Traité de la lumière (1664), chap. VII, in Œuvres philosophiques, tome I, Paris, éd.,
F. Alquié, Garnier, 1963, pp. 349-350
33
nouveau slogan devient désormais : ''Seul ce qui peut être fabriqué est censé pouvoir être
compris et expliqué." Le nouveau credo de l’homme serait donc celui d’explorer la nature,
d’expliquer la vie, et même de défier la création (la nature) en voulant "fabriquer la vie", comme
la nature. L’homme mettra donc sa créativité, son intelligence, sa passion, ses fantasmes, ses
turpitudes, en un mot ses vices et ses vertus, au service de son besoin. Peu importe si certaines
des décisions prises, contrarient la raison humaine. Cette situation a suscité des interrogations
chez un certain nombre de personnes, qui ont fini par mettre en place un moyen de lutte contre
cette extravagance humaine.
C’est ainsi que naîtront des nouvelles sciences telles que l’écologie et les sciences de
l’environnement, qui ont toutes deux motivé nos recherches actuelles. Cette question sera
longuement évoquée et explicitée dans la troisième et dernière partie de notre travail.
Finalement, c’est à partir de ces évidentes limites de l’homme face à la nature que nous
avons tiré la conclusion que nous ne pouvons pas connaître tous les secrets de la nature, car pour
que ceux-ci soient à la portée de l’homme, il aurait peut-être fallu que le monde, ou mieux la
nature, eût été créé par l’homme lui-même. Or cette nature précède l’homme c’est-à-dire que
l’espèce humaine est apparue longtemps après les autres espèces vivantes. Il a bien sûr trouvé
une nature déjà constituée, ce qui lui semble incompréhensible et mystérieux. Ce caractère
mystérieux de la nature, disons-le, a de nombreuses facettes parce qu’elle serait elle-même la
seule à dévoiler ses véritables secrets, mais elle n’est ni sourde ni aveugle.
En fait, elle a l’exclusivité de tout ce qui pourrait être accessible à l’homme, c’est-à-dire
de tout ce qu’elle voudrait bien dévoiler. Elle gère elle-même son propre fonctionnement et agit
donc de façon autonome, grâce aux forces internes qui s’exercent en elle. Efficace dans son
organisation, elle agit rationnellement, c’est-à-dire qu’il y a en elle un usage régulateur que nous
appelons raison. La nature est donc raison.
Nous ne savons pas si au-delà de la nature se trouve autre chose que nous ne maîtrisons
pas encore, ou qu’elle ne nous a pas encore dévoilée. Mais notre inquiétude se fonde sur le fait
que l’homme s’octroie le droit de rechercher un mode d’explications à toutes les choses qui
constituent la nature. Il trouve des réponses parfois hasardeuses, sans mesure ni prudence. Cette
folie humaine outrepasse les exigences de la raison, et comporte des risques énormes. Malgré
son ingéniosité, l’homme a de moins en moins recours à son sens moral. En dépit de son sens de
l’imagination, et eu égard à sa créativité toujours impressionnante, il y a de fortes chances qu’il
se heurte à un obstacle insurmontable car le pouvoir de l’homme est limité. Il faut alors que
celui-ci fasse de plus en plus appel à sa raison pour limiter ses pratiques toujours soumises à la
démesure et à l’incertain. Par ailleurs, nous n’avons pas la prétention de diviniser la nature, ou
34
d’attribuer injustement à qui que ce soit sa création, mais nous demeurons dans l’incertitude face
à cette merveille. De là subsistent des interrogations dont celles de savoir si l’ordre de la nature
est illusoire. Est-ce donc un hasard ou un ''chaos'' se plaisait à s’interroger Nietzsche ?
Evidemment, le philosophe du Gai savoir 19 pense que « L’ordre du monde est illusoire (...), et
que la nature est un ensemble de volontés de puissance qui se livrent un combat éternellement
aveugle ».
Quoi qu’il en soit, nous restons persuadés que la nature est à la fois un ordre et un
processus. Elle est cette force intérieure qui agit sans recours extérieur, et cela de manière
cohérente et ordonnée. Elle est à notre sens un processus parce qu’elle est un principe ou une
cause capable d’expliquer dans le mouvement, la façon dont les choses en viennent à être ce
qu’elles sont. En d’autres termes, la nature est un principe en mouvement, mouvement
intrinsèque qui naît, qui croît, qui meurt et qui se régénère : le mot nature signifie à la fois la
génération et la régénération des choses ou des êtres qui naissent. Le caractère dynamique de la
nature est dû au fait que les êtres vivants naturels ont eux-mêmes le principe de leur existence.
Toutefois, avec les concepts de cosmos et de système avancés par les Stoïciens, le point
de vue statique l’emporte sur celui du dynamisme de la nature. Selon les Stoïciens, la nature est
bel et bien un ordonnancement maintenu en équilibre par une mesure universelle. Ils ajoutent par
ailleurs que des désordres locaux apparaissent au sein de cet équilibre, mais ces désordres, sont
aussitôt supprimés par une compensation qui s’effectue naturellement. Or, la métaphysique
chrétienne va entièrement changer les données du problème en faisant de la nature, la création de
Dieu.
Cette fois, la nature devient un principe infiniment puissant et indéterminé, idée à
laquelle nous adhérons, mais sans désigner Dieu comme étant l’origine de la création, car nous
ne pensons pas que l’ordre de la nature est l’ordre d’un Dieu mais plutôt celui d’une hiérarchie
naturelle qui possède en elle le principe de son mouvement. Cette force incréée et infinie, est en
fait une puissance autonome qui naît et achève elle-même son cours. Certes, le concept de nature
demeure englobant et incarne la totalité, mais il n’y a à notre avis aucune raison de diviniser la
nature. En fait, loin d’être athée, nous restons un être de raison, c’est-à-dire prudent et même
agnostique.
De notre analyse du concept de nature, découlent à la fois le changement et le répétitif.
Le changement parce que rien ne semble montré que tout demeure, car lorsqu’on coupe par
exemple un arbre, il repousse, et lorsqu’un séisme se produit, il y a une reconstitution des
19
Cf. Friedrich Nietzsche ; Gai savoir, Œuvre II, Paris, Robert Laffont, 1993
35
éléments constitutifs de sa réalisation, d’où la possibilité d’une réplique. Cela ne veut pas dire
que ce changement serait un mécanisme aveugle. Il est plutôt un dynamisme, un constant
mouvement qui connote la fragilité, l’ingéniosité. Quant au répétitif, il évoque l’unité de l’ordre,
il signifie également la constance et la stabilité de l’ordre dans le mouvement. Cette constance du
stable, du mouvant et du répétitif, est peut-être la confirmation d’une nature qui ne veut toujours
pas se dévoiler, mais demeure présente et visible.
De cette complexité à prendre l’entière mesure de la nature, la recommandation d’une
prudence et surtout un appel à la raison doit être de rigueur, notamment lorsqu’il s’agit d’aborder
la problématique complexe posée par la nature. L’intérêt d’une prise de conscience et d’une
responsabilité voulues par l’incertain, serait à notre sens une marque de sagesse. Lorsque nous
choisissons par exemple de faire éclipser la divinisation de la nature pour affirmer plutôt l’idée
d’une nature incréée et impersonnelle, nous voulons mettre au centre de la question, la
responsabilité humaine, c’est-à-dire l’homme face à son action. En un mot, nous souhaitons que
l’être humain s’interroge davantage sur ces mystères de la nature, afin que la raison prenne le
dessus sur les passions les moins utiles à ce dernier. Les multiples oscillations de la nature, sa
régénération, sa régularité et sa faculté créatrice, sont des signes d’une difficile définition de
celle-ci, d’où la quasi-impossibilité de l’appréhender avec certitude.
Dans son désir d’apporter une explication à cette question, Buffon 20 fut l’un des premiers
à introduire cette conception nouvelle d’une productivité, non pas seulement actuelle et
répétitive, mais aussi continue et créatrice de la nature. Ainsi, l’auteur de L’Histoire naturelle
conçoit la nature à la fois comme un "système" et comme une "puissance". Ce dernier pense
également que : « La nature est le système des lois établies par le créateur pour l’existence des
choses et pour la succession des êtres ; la nature n’est point une chose, car cette chose serait
tout ; la nature n’est point un être, car cet être serait Dieu ; mais on peut la considérer comme une
puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout, et qui, subordonnée à celle du
premier être, n’a commencé d’agir que par ordre ». Il ajoutera que la nature n’est « pas
absolument uniforme », mais celle-ci « admet des variations sensibles », « reçoit des altérations
successives » et « se prête même à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de
forme ».
Bien que la nature soit apparemment envisagée comme fixe dans son ensemble, elle est
cependant variable dans chacune de ses parties. Loin de contredire l’ordre, la succession et le
mouvement que nous avons évoqués ci-dessus, il est clair que Buffon réalise que tous ces
20
Cf. Buffon, Histoire naturelle, texte enrichi par rapport à une vue générale des progrès des sciences naturelles,
1829
36
processus sont évidemment soumis à des lois. A cela, nous pouvons ajouter qu’il serait mal venu
d’assimiler ces lois à un déterminisme strict qui pourrait mettre en doute, voire ébranler l’idée de
variation et de changement qui existent dans le fonctionnement de la nature. L’aboutissement de
notre réflexion trouve son sens dans le constat selon lequel la nature apparaît comme une
efflorescence d’imprévisibles nouveautés, dues à un bouillonnement de forces qui se manifestent
par des formes ou des matières. Les cataclysmes, le big-bang et d’autres calamités naturelles,
peuvent ainsi trouver leur explication.
La nature, nous l’avons déjà dit, est un processus, mais dans ce processus, il y a un
passage, une transition qui n’est autre que le présent, et son mouvement continu dans l’espace et
dans le temps. La nature peut ici être comparée à une vague qui naît, qui vit et qui meurt. Cette
vague donne l’impression de revenir tout le temps sans jamais être la même, cela nous ramène
bien évidemment à la célèbre pensée héraclitéenne selon laquelle « on ne se baigne jamais deux
fois dans un même fleuve. ». Cette image de la vague vient justement illustrer, non seulement
l’apparente réalité de la nature, mais aussi son ordre et son processus, ainsi que toute sa
complexité.
La nature est à nos yeux beaucoup plus une nécessité qu’un hasard ; son unité, son ordre
et sa cohérence nous interpellent sans cesse. La raison humaine, héritage inestimable de la
nature, est un outil qui permet à l’homme, mieux que tout autre être vivant, d’aborder des
questions existentielles, et de comprendre plus profondément le monde. Peut-être était-ce là le
secret des Anciens, qui parvenaient sans heurts à cette harmonie, comme modèle de vie. Lequel
modèle nous amène à découvrir, les rapports entre la nature et les Grecs.
37
1-3 La nature et les Grecs
L’histoire de la Grèce antique, a vivement enrichi aussi bien l’histoire occidentale
qu’universelle. Dans sa tentative de compréhension du monde et ce de qui l’entoure, le peuple
grec a certainement eu le mérite de poser les bonnes questions au bon moment ; d’où l’impact de
leur pensée sur la postérité.
Comme elle a su le faire sur bien des questions touchant le monde et ce qui l’environne,
la Grèce antique a réfléchi au concept de nature. C’est bien la Grèce antique qui a conféré à la
notion de physis, sa forme originale, au départ très différente de ce que sera la notion de cosmos.
Si la physique désigne aujourd’hui (pour le sens commun), la science de la nature conçue comme
corps matériels en mouvement, matière brute, inanimée, l’Antiquité concevait la nature comme
quelque chose de vivant. C’est ainsi que Physis vient de Phûo en Grec qui signifie croître, se
développer, terme emprunté à une signification végétale qui veut dire genèse, et qui peut par
extension signifier commencement ou devenir. Cela a été clairement évoqué dans nos lignes
précédentes, qui récusaient toute idée statique de la nature.
En s’appuyant sur sa dimension étymologique, il est juste de penser que la Physique est
née d’une conceptualisation de la notion de nature, conceptualisation héritée de l’histoire de la
pensée occidentale. Elle serait née d’une recherche des éléments constitutifs permettant de rendre
compte des phénomènes de la nature, et de répondre aux interrogations sur l’origine de celle-ci.
Les Grecs ont donc eu la présence d’esprit de constater qu’il y a nature partout où il y a une vie.
Cependant, ils ne garantissent pas qu’il y a forcément possibilité de vie partout dans la nature.
Du moins, cette idée n’est pas explicitement évoquée, mais elle subsiste dans l’ensemble
de leur œuvre par des explications diverses. Cependant, ils prennent conscience, soit par
étonnement, soit par expérience que toute vie a un sens, et qu’il serait bien pour l’homme d’en
prendre conscience. La Grèce antique constate tout autant que la nature est elle-même un
organisme vivant, auquel il importe d’attacher la plus grande importance, car cette vie a
évidemment un sens et a, de facto, un rapport indéfectible avec celui de toutes les autres vies. De
ce fait, ils exhortent l’homme à en prendre acte.
Dans la logique de son étonnement et de son interrogation, l’homme grec a éveillé son
esprit, interpellant ainsi sa conscience. Cela a certainement ouvert sa pensée à un savoir plus
large, et universellement admis. Par sa curiosité, le peuple grec explora la nature qu’il reconnut
étrange et pleine d’intérêts, et se rendit finalement compte de sa complexité. Par la réalité de
cette complexité, l’homme grec comprit très vite que la nature était un sujet intelligible. Il réalisa
38
de ce fait qu’elle était différente de celle qui se présente a priori à l’homme, et qui ne serait en
fait que le simple reflet de ses sens et de l’imagination de son esprit. Cette nature apparente et
visible par tous, serait profondément différente de celle que les Grecs choisissent de vénérer et
de choyer. Celle-là est tellement plus complexe qu’elle suscite respect et prudence. La nature fut
alors au-dessus de toute chose, du fait qu’elle cachait et révélait sans cesse des secrets
insoupçonnables et inespérés. Ainsi, le rapport de l’homme à la nature prit une tournure
nouvelle, et exigea prudence et bon sens.
C’est l’épopée d’une histoire hellénique à la fois solidaire et solitaire. Solidaire parce
qu’elle sera une et unique pour tout le peuple grec et son riche patrimoine historique. Solitaire
puisqu’à partir de cette histoire grecque, vont émerger plusieurs courants de pensée et des
intelligences individuelles diverses. Suscitant ainsi un engouement incroyable au savoir et à la
connaissance. De ce goût du savoir naquirent des constats, dont celui qui amena certains à
comprendre que la nature agissait finalement de l’intérieur, et se déterminait par conséquent du
dedans de son âme. En clair, elle porte les germes d’un organisme énigmatique, et refuse de
s’ouvrir ou de se dévoiler totalement à l’homme. Cela explique sûrement le fait que, le sens
profond du mot nature dans l’Antiquité a été de façon dominante celui de puissance. La
puissance dont il s’agit est celle qui marque et détermine les limites de l’homme par rapport à ses
capacités, et surtout son pouvoir d’actions sur lui-même et surtout sur la nature. Cette puissance
de la nature permet à l’homme de se méfier de toute prétention expansionniste sur la nature, mais
non sans conserver sa puissance d’indépendance, de liberté, de volonté, et de goût au savoir.
Pris comme tel, il y aurait eu chez l’homme grec, une sorte d’anéantissement non par
rapport au savoir, mais surtout par rapport aux objectifs qui auraient pu être les leurs, ceux de
considérer la nature comme simple objet d’étude et de curiosité. Désormais, un seul mot d’ordre
anima les Grecs : suivre la puissance et l’ordre de la nature. Car, il valait mieux pour eux, de se
soumettre à l’ordre de la nature que prétendre la maîtriser. Ainsi naîtront des expressions
exhortant la sagesse des hommes telle que "suivre la nature" ou "vivre conformément à la
nature".
De cette riche histoire naîtra simplement toute l’archéologie du savoir et de l’esprit
scientifique grec, qui trouva son origine dans le questionnement du monde ou de la nature. Nul
doute donc que, l’essentiel de ce savoir viendrait de la curiosité spirituelle à s’interroger sur les
questions essentielles de l’Etre. Il serait par ailleurs inexact de soutenir que ce questionnement
du monde par les Grecs n’a engendré que des réponses positives. Le plus important serait plutôt
de savoir que certaines déviations humaines étaient parfois dues à la prétention de certains Grecs,
39
à vouloir être au-dessus des forces de la nature et non l’inverse. Toute forme d’offense ou de
curiosité insensée et excessive avait un prix à payer, et chacun en assurait les conséquences.
Dans l’ensemble, l’attitude du monde grec vis-à-vis de la nature, était exemplaire, ce qui
a contribué à une meilleure organisation de la vie scientifique. Par cette représentation
scientifique, une attitude spécifique de l’esprit avait trouvé une place importante dans la
cohésion de leur cité, et même au-delà, puisque transmises jusqu’à nous. Tel est l’héritage
particulier qui nous parvient de l’histoire de la philosophie hellénique, laquelle continue
d’inspirer toute forme de connaissances. L’esprit de curiosité grec est en réalité la source, et donc
le fondement de la structure scientifique, non telle qu’elle se présente aujourd’hui, mais dans son
élaboration première. Et la nature est cette base, qui serait à l’origine de l’élaboration et de la
structuration de la science en tant que connaissance universelle.
Nous devons donc aux Grecs cet héritage inestimable qu’est l’accès au savoir par
l’étonnement et le questionnement du monde. Même si le postulat d’une possibilité pour l’esprit
de comprendre et de maîtriser la nature demeure mystérieux, la possibilité de l’interpréter
rationnellement semble désormais acquise. Or, nous semble-t-il, avec l’évolution des sciences et
des sociétés qui les valorisent, toute la contingence de nos attitudes culturelles se heurtent à
plusieurs difficultés, celles de parler le langage commun de la science Universelle. Entendons
par langage commun de la science universelle, l’exigence d’une unité et d’un effort commun
pour conquérir un savoir objectif et justifié, fondé sur les valeurs morales et les principes de la
raison agissante. Cette définition a pour mérite de distinguer la science Universelle de l’opinion,
et l’expérience simplement acquise qui court parfois le risque de transformer le sensible en
connaissances absolues.
Le caractère rigoureux et exigeant de la science moderne, conditionne toute appartenance
à celle-ci par son objet, mais aussi par sa méthode ordonnée par une visée objective. Cette visée
de l’objectivité caractérisée par l’exigence de sa méthode, est évidemment le fruit d’une longue
conquête mais avec une suite de rectifications d’erreurs. D’abord, la science moderne assure la
validité de son discours et de sa cohérence comme vérité formelle, condition de possibilité de
toute vérité. Ensuite, un tel effort assure la vérité matérielle du discours ou vérité du contenu, par
théorie et expérimentation. Ce qui, en principe, implique le recours aux principes de la raison et,
plus particulièrement au principe de non-contradiction tel qu’il est établit par la logique et la
mathématique.
En souscrivant à la loi de la non-contradiction, la science moderne s’inscrit dans la
logique de la science grecque, qui fondait tout sur la raison. C’est l’exigence de la raison qui
impose à celle-ci un discours vrai, c’est-à-dire ajusté à son objet. Aussi, si la science moderne
40
souscrit au souci de vérité recommandée par la raison, elle se doit par conséquent d’associer à sa
rigueur déductive et à sa fécondité inventive, une exigence essentielle de la raison qui n’est autre
que la morale. Or, contrairement à l’esprit scientifique grec, les sciences modernes ne semblent
viser que leur propre construction, elles s’éloignent de plus en plus de leur objet essentiel, celui
d’apporter un savoir objectif aux hommes, à travers un dialogue entre la nature et la raison. A
travers ses objectifs parfois superflus, elle tend à exclure l’implication de la nature comme
élément essentiel au savoir, et s’enferme dans sa méthode expérimentale qui s’est manifestement
imposée à tous comme facteur incontournable du progrès.
Dans ce contexte délicat, qui de fait s’écarte de l’esprit scientifique grec, la morale
semble exclue de toute implication liée à la science, et en rapport réel à la nature. L’élément
essentiel à l’élaboration de cette science est l’homme. Il doit nécessairement être impliqué en
tant qu’être à la fois conscient et social, eu égard à son action sur la nature. Même si la science se
targue d’avoir un objet et une méthode unique, il n’en demeure pas moins que certains
scientifiques ont prétentieusement des objets, et même des objectifs divers et inquiétants.
Ces objets qui deviennent souvent des objectifs personnels, se révèlent majoritairement
incompatibles avec la réalité, c’est-à-dire qu’ils divergent avec ce qui devrait être. Cet état de fait
contraste avec la forme de l’action compatible à la nature, celle qui suggère à l’homme de faire
preuve de rectitude dans la conduite de son action. De cette cacophonie née de la réalité
divergente du milieu scientifique, naissent parfois des suspicions.
On a souvent le sentiment d’être devant une multiplicité des sciences, ce qui, en fait,
récuserait l’idée d’un objet et d’une méthode commune qui la régulerait. Certes, la science pose
des bases de fonctionnement commun à tout son corpus, mais elle ne fait rien pour favoriser en
son sein, des intentions dignes et exigeantes, qui lui rendraient sa noblesse d’antan. Cette
noblesse faisait d’elle le meilleur espoir de l’humanité en tant que trait d’union entre la science et
l’homme d’une part, et entre l’amélioration de leurs conditions de vie d’autre part.
Pour réorienter les sciences dans le rôle qui doit être le leur, celui défini par les Grecs
anciens, c’est-à-dire l’imposition de la raison et de la morale dans la construction du savoir
humain, il faut nécessairement les ramener à un modèle unique. Doivent ainsi présider à leur
construction, un objet et une méthode auxquels tout le monde doit se soumettre sans conditions,
parce que préalablement définis par l’ensemble des acteurs. Peut-être faudrait-il recourir à la
méthode cartésienne qui exige de poser clairement et distinctement toute idée ! Une vraie science
ne doit pas être construite à partir de quelques idées éparses, qu’elles soient celles d’un
professionnel ou d’un spécialiste. Elle doit plutôt être le fruit d’une vraie problématique, fondée
41
par la constitution d’un corps de concepts avec ses règles de productions, en phase avec les
valeurs morales issues de la raison.
Ces deux éléments sont des facteurs déterminants, tant pour l’homme, qui en est l’acteur,
que pour la science et la nature, qui sont des facteurs de vérité. De toute évidence, c’est l’homme
qui a la lourde responsabilité d’assurer la survie de la nature. Cette survie ne pourrait être rendue
possible que si ce dernier crée des rapports vivants et rationnels entre la nature et lui. Ce qui
suppose la nécessité, non de rejeter le mode de vie des Anciens dans sa totalité, mais plutôt de
s’en inspirer, et chercher ainsi à comprendre la réussite de son élaboration. Telle sera peut-être la
clé de la construction d’une cité humaine saine, fondée sur des structures morales et rationnelles
fortes, qui feraient cohabiter à la fois la réalité d’une nature vivante et la nécessité d’un
développement scientifique dépourvu de toute méfiance. Cet aspect sera plus longuement évoqué
dans les chapitres à venir où nous montrerons l’ambivalence du développement scientifique,
fortement engagé dans la volonté de servir l’homme. Nous verrons aussi comment celui-ci reste
totalement attaché à son dessein irrationnel de se passer de ce noble objectif pour des raisons
purement matérielles et économiques.
Eblouis par la pensée des Anciens, nous attribuerons la paternité de la meilleure
compréhension de la nature à Thalès. Nous en reconnaîtrons la meilleure explication à Héraclite
et son hypothèse réaliste par rapport à l’existence d’un monde extérieur indépendant. Enfin, l’on
comprendra mieux notre raison profonde de considérer l’Ionie du VI ème siècle avant notre ère,
comme le lieu de naissance des premiers scientifiques, eu égard à leur attitude face à l’apparaître
naturel. La mise en place d’une telle société supposerait aussi une forte implication de la
rationalité humaine, mais aussi, des conditions qui ont rendu possible la naissance et la
compréhension morale et rationnelle de l’esprit scientifique grec.
42
1-4 Naissance et compréhension de l’esprit scientifique grec
Loin de postuler que les Grecs détiennent le secret d’une compréhension exceptionnelle
de la nature, disons plutôt qu’ils ont le mérite d’avoir ouvert cette voie à l’homme. Nous
excluons l’hypothèse qu’il leur avait été possible de prendre la mesure d’une compréhension
absolue de la nature, mais ils avaient néanmoins la maîtrise rationnelle de sa compréhension. La
conception d’une nature au fonctionnement complexe, qui mérite dextérité, finesse et prudence,
était l’une de leur vision essentielle du monde. C’était une conviction relative à la raison ellemême, laquelle n’autorise pas à la science toute expérimentation prétentieuse et osée sur la
nature, réduite en objet d’expérimentations scientifiques.
Prétendre comprendre la nature dans sa totalité, revient à affirmer son accessibilité,
autrement dit conduire l’homme à une recherche accrue et mal orientée sur celle-ci. Les Anciens
grecs, ont effectivement laissé un héritage commun à partager. Leur contribution était une
avancée considérable, et même essentielle pour une relative compréhension de la nature. Avoir la
conviction que la nature pouvait être comprise est compréhensible, mais cette compréhension
n’était que sensitive et analytique, et donc soumise à l’interprétation.
Dans ses études consacrées à la nature, Thalès (625-545 av. J.C.) a essayé de déterminer
le fondement sous-jacent de la diversité changeante des phénomènes. Héraclite fondait ses
espoirs sur l’idée du devenir qui, selon lui, assurait l’unité de la permanence du réel, et affirmait
qu’une seule substance serait la base de toute chose. Cette substance primordiale, l’école de
Millet pensait la trouver dans la matière dont les choses sont faites. Pour Thalès, cette substance
est l’eau. Il explique effectivement que toutes choses se nourrissent d’humidité, matière vivante
qui renferme en soi un principe de mouvement qui n’est autre qu’une âme.
Avide de connaître le fonctionnement de la nature, Thalès se lance dans des calculs qui
lui ont valu le fameux théorème dit des proportionnels, encore enseigné aujourd’hui dans nos
écoles modernes sous le nom de théorème 21 de Thalès. Ce qui nous importe dans sa pensée est sa
manière de décrire et d’expliquer la genèse et l’organisation du monde selon les lois immuables
de la nature de la matière, exprimant une certaine relation de dépendance entre des quantités
déterminées. C’est tout à fait derrière sa pensée scientifique en germe que la réflexion
philosophique, déjà en éveil, s’efforce de distinguer l’apparence et le réel. C’est aussi grâce à
elle qu’une variété des apparences phénoménales, aperçoit l’unité de la substance ou la régularité
21
Le théorème de Thalès sert à calculer des longueurs dans un triangle, à condition d’avoir deux droites parallèles.
Par exemple : Dans un triangle ABC, si I est un point de [AB], si J est un point de [AC], et si [IJ]est parallèle à
[BC], alors AI/AB = AJ/AC = IJ /BC. Si IJ et BC sont parallèles, alors les longueurs des côtés du petit triangle sont
proportionnelles aux longueurs des côtés du grand triangle.
43
de la loi qui proclamait déjà que la nécessité qui gouverne le monde selon sa loi inflexible, la
pénètre aussi d’intelligence et de raison.
Héraclite (567-480 av. J.C.) est l’un des philosophes incontournables de cet éveil de la
pensée grecque. Il soutient qu’au principe de toutes les oppositions et de tous les changements se
trouve un feu éternellement vivant » 22 dont l’incessante agitation manifeste l’universelle mobilité
du devenir : tout coule. Cela a été marqué par sa célèbre formule selon laquelle « On ne se
baigne jamais deux fois dans le même fleuve » 23 . Cette pensée met bien en évidence le caractère
réel, existant entre ce qui demeure et ce qui change. Elle explique un flux qui fait ressembler tout
l’Univers à un fleuve constamment détruit et reconstruit par un élément primordial qu’est le feu.
Ceci ne s’explique que grâce à un cycle perpétuel qui naît et qui meurt, qui se constitue et se
décompose perpétuellement. Ce n’est plus l’espace qui se trouve privilégié, mais plutôt le temps.
Rien n’est stable, puisque la chose qui nous paraît rester la même, change en réalité et est
finalement soumise à une altération.
Héraclite a ainsi constaté que ce qui semble être un repos à nos sens, est en réalité
changeant, et que tout dans l’Univers est mouvement même si nous ne nous en apercevons pas.
Sa loi est celle du heurt permanent des contraires, engendrant par conséquent la variété, la
différence, des oppositions avérées ou apparentes ; ce qui explique que chaque force a besoin
d’une force antagoniste pour subsister. Par exemple, doivent s’affronter en permanence, les
couples feu/eau ; jour/nuit ; bien/mal, parce que le conflit est père de toutes choses. Du conflit
naît l’harmonie obtenue à travers des luttes incessantes, et toujours contenues dans l’antagonisme
vital. Il y a en réalité une succession d’évènements contraires à travers laquelle se crée une
cohésion.
De l’enseignement d’Héraclite, nous retiendrons qu’il n’y a d’unité que dynamique, et
que la véritable unité est l’harmonie des éléments opposés. Si les contraires ne sont pas
identiques, ils sont néanmoins en étroite corrélation. De l’opposition des éléments naît la
condition du devenir des choses, qui sont à la fois principe et loi. Notre intérêt pour ce
philosophe se justifie par sa reconnaissance du logos comme étant la puissance qui gouverne le
cours des choses et non Dieu, contrairement à ce qu’affirmaient certains de ses contemporains.
En tant qu’existant, l’homme a sa place dans une nature aussi vaste que cosmopolite, il fait donc
partie des éléments importants nés de cette harmonie des contraires. Mais son affirmation en tant
qu’être pensant suppose que ce dernier doit agir à travers l’exercice de sa raison.
22
Plutarque rapporte sur l’E de Delphes, 388 DE que contre le feu se change toutes choses et contre toutes choses le
feu, comme les biens contre l’or et l’or contre les biens.
23
Fragment 12, Arius Didyne dans Eustèbe, Préparation Evangélique, XV, 20.2. Cette pensée d’Héraclite peut se
comprendre ainsi : A ceux qui descendent dans les mêmes fleuves surviennent toujours d’autres et d’autres eaux.
44
Ce penseur grec montre que la loi qui régit le flux des contraires d’une manière
harmonieuse, se manifeste selon des rapports nécessaires et immuables d’équivalence et de
reconstruction. Ce qui revient à dire que tout dans l’univers se produit clairement et revient sur
soi, et la vertu viendrait donc du fait d’agir conformément à cette loi commune qu’est celle de la
nature.
Sans doute, Héraclite a été l’un des premiers à percevoir très tôt l’existence de la qualité
même des choses, même s’il est vrai que tout dans la nature ne se réduit pas seulement à la
qualité. Les actions mécaniques de condensation et de dilatation dans lesquelles s’expriment les
transformations du feu primordial, ne sont pas les causes mais les effets du changement de
substance. Toutes ces transformations impliquent en effet un changement qualitatif de cet
ensemble formant le tout, qui constitue ses parties. Le mécanisme n’est ainsi que la mise en
œuvre d’une fin, de l’opération d’une sagesse, d’harmonie ou de justice, qui gouverne le monde
suivant une nécessité intelligente. Il faut donc penser le feu toujours vivant, qu’Héraclite 24 place
à la racine des choses, comme une intelligence produisant l’accord des êtres, l’accord des
contraires sans pour cela les identifier ni les confondre comme le fait de la pensée humaine.
L’homme participe à ce principe universel par le biais de son âme 25 , qui est un souffle
ardent de même nature que le feu auquel Héraclite fait allusion. L’effort de l’homme dans son
rapport à la nature, doit tendre à maintenir en lui ce feu vivant qu’est la raison. S’il ne saurait se
prendre pour l’égal du Dieu des chrétiens, l’homme en tant que manifestation certaine de la
rationalité, doit par le biais de son intelligence et de sa conscience, se distinguer par son agir.
En conformité avec son époque, la logique moniste visant à définir la vie et l’existence
du monde par un élément ou plutôt par la jonction de plusieurs éléments, était de rigueur, et
chacun s’y essayait. Dans cet exercice Anaximène (586-526 av. J.C.) était loin d’être le moins
pertinent car il révéla déjà en son temps que la substance primordiale à la construction de
l’univers fût l’air. Pour ce dernier, l’air produit toute chose par un double mouvement de
condensation et de raréfaction. Cette idée était chère à Anaximène, et de ce fait, il conclut de
manière absolue que l’air fut à l’origine des vibrations des vivants qui respirent. Pour
Anaximène, si l’on croit Plutarque 26 , toutes choses seraient le fait de l’air, c’est ainsi que« Tout
vient de l’air et tout y retourne ». Aussi, Anaximène pensait l’air dans une diversité de
24
Il est parfois difficile pour le commun de mortels de comprendre la pensée d’Héraclite. Comment des contraires
peuvent s’harmoniser ? La réalité est pourtant frappante car, du jour, survient la nuit, le bien implique le mal etc.
25
Contrairement à l’âme animale qui se caractérise par une manifestation instinctive, l’âme humaine peut être
comparée à la raison humaine, et s’exerce par la qualité et la satisfaction de l’action consciente.
26
Cf. Plutarque, Œuvres morales, Livre XI, de Placitis philosophorum (opinions de philosophes), Paris, Belles
Lettres, 1972
45
modulations de ses degrés. Il allait du feu subtil au vent déjà plus dense, puis au nuage où déjà il
prend corps de l’eau qui en tombe, à la terre qui l’absorbe et enfin, au minéral qui le solidifie.
D’après lui, l’air a des degrés de condensation variés, même si la substance elle-même qui la
régule demeure invisible. Nous en relèverons l’intelligibilité de cette explication du cosmos.
Mais l’intérêt d’entrer dans une bataille idéelle caractéristique à une époque précise, nous semble
inadapté. Néanmoins, nous en retirerons la portée et la complexité spirituelle nées de ces savants,
dont la pensée demeure aussi flottante qu’intéressante.
Par ces explications aussi complexes que métaphysiques, l’on constatera qu’Anaximène
fait preuve d’une grande capacité de raisonnement. Il y a dans sa logique explicative, un réel
dynamisme de la nature, lequel se constate par un mouvement qui se caractérise par une
succession de choses imbriquées les unes aux autres. Il y a en quelque sorte une âme dans cette
substance qu’est l’air, cette âme contient en elle une force qui régule à son tour toute la chaîne
des vivants. En identifiant l’air avec l’âme, Anaximène admet que l’air, aussi bien que l’âme, est
source de vie et anime le corps humain. Par conséquent, toute âme doit toujours être en harmonie
avec la nature, et s’exercer pleinement par le truchement des divers éléments constitutifs à
travers lesquels elle s’exerce en chaque corps.
De Thalès à Héraclite, en passant par Anaximène jusqu’à Anaximandre, l’idée du
monisme reste omniprésente dans l’explication de l’univers. C’est pourquoi, demeurant dans la
lignée de ses contemporains, Anaximandre (611- 547 av. J.C) fut également impliqué dans la
"querelle", et mieux, dans la recherche d’une explication des origines. Il ne désigne pas un seul
élément comme explicatif du réel. Anaximandre pensait plutôt que, que ce soit l’air ou le feu,
l’eau ou la terre, aucun de ces éléments n’est primordial, puisqu’ils s’engendrent mutuellement et
s’entre-détruisent sans cesse sous nos yeux. Il resta donc convaincu que, loin de pouvoir être l’un
des termes contraires, la substance ne pouvait être que quelque chose de plus profond d’où
naissent les contraires, et dans quoi ils se résorbent.
Anaximandre fondait donc son explication de l’originaire sur une sorte de matière encore
indéterminée, l’apeiron, sorte de « masse matricielle 27 » qui engendre en son sein la nature et la
régit à la façon d’une divinité immanente. Naître pour une forme de la nature, c’est se séparer de
ce fond, et mourir c’est y retourner, affirmait-il.
Ainsi se trouve restituée par Anaximandre, l’idée de l’éternel recommencement 28 et de la
fin toujours réitérée de tout ce qui apparaît. Bien des Ionistes ont travaillé sur cette question
essentielle à la constitution du monde à travers un ou plusieurs éléments. Sans tous les citer, nous
27
28
Expression propre à Anaximandre, tirée de ses fragments
Cette expression nous est inspirée par Nietzsche, faisant allusion à son célèbre‘’éternel retour’’
46
avons sollicité l’engagement d’Anaximandre à la curiosité déjà visible chez ses contemporains.
Traitant de l’harmonie des contraires pour se faire à son tour une idée précise sur la question des
origines, il situe sa compréhension du monde en un élément qu’il trouve plutôt déterminant à
l’explication de celui-ci. Ne s’opposant pas comme les autres au caractère spéculatif d’une
compréhension de la nature, il fait pour l’essentiel appel à la raison pour y parvenir. Il s’inscrit
dans la même logique, celle qui valide l’idée d’une régénération de la nature fondée sur des
origines toujours recherchées. Dans cette recherche de la vérité par rapport à la question de
l’origine, la pensée présocratique présente des limites, car sa vision du monde basée
essentiellement sur la recherche spéculative et mythologique du réel, ne parvient pas à épuiser
toutes les interrogations liées à cette question.
Cependant, nous reconnaîtrons qu’il y a chez tous ces Anciens, la gestation d’une pensée
cohérente sur la nature, qui affirme irréfutablement la raison en tant qu’outil privilégié du savoir
scientifique. C’est bien le signe que la science est plus que nécessaire à tout homme. Or, l’usage
que l’on en fait détourne l’homme des objectifs pour lesquels elle a été faite. De l’usage qu’en
faisaient les Anciens, elle consistait à l’éveil de l’esprit, tout en recherchant la vérité sur le
monde. Or, les sciences modernes suscitent au contraire des craintes, eu égard aux incertitudes
toujours présentes dans sa recherche de la vérité, ce qui aboutit parfois à des résultats peu fiables.
Les Anciens ayant ouvert la voie de la recherche scientifique, auraient certainement
laissé des failles qui auraient servi à leurs successeurs ; ce qui expliquerait que les successeurs
détournent la science de ses missions les plus essentielles. Reposant l’essentiel de leur savoir sur
la raison spéculative, les Anciens ont montré le chemin utile à une pratique scientifique portée
par la sagesse.
Par ailleurs, la science grecque représentée par les physiologues 29 de l’école de Millet en
Ionie, avait également pour objet, la nature. A travers des moyens rationnels, ils avaient opéré
une véritable révolution intellectuelle par la projection dans un cadre spatial d’une genèse
cosmique, comprise essentiellement à travers les sens. Certes, ils ne se servaient pas de leur
raison comme instrument exclusif, mais ils libérèrent la pensée du mythe en ouvrant pour la
première fois, le champ naturel à son exercice illimité et sans passion. La pensée grecque prit
ainsi une envergure plus grande, puisqu’elle se situait dans l’antichambre des sciences modernes.
29
La physiologie est la science qui étudie les fonctions et les propriétés des organes et des tissus des êtres vivants, et
même leurs fonctions. Elle touche en effet tous les êtres vivants. Ce terme aurait été d’abord employé pour désigner
les phénomènes externes, et de ce sens premier, il serait passé à un second désignant le substrat qui se trouve à la
base de tous les phénomènes, et qui leur est intimement uni. Ce qui révèle son rapport direct avec la nature. Dans
son rapport à la nature, la physiologie explique mieux le concept de nature. En cherchant la substance primitive qui
se trouve à la base de toute chose, les physiologues dans leur ensemble reconnaissaient le processus universel de
croissance ou de formation de toutes choses.
47
Mais si des reproches étaient souvent adressés à celle-ci, c’était simplement dû au caractère trop
abstrait de sa démarche vouée à l’acquisition du savoir scientifique. Aussi limités à une
connaissance du monde par l’abstraction, ils se sont malgré tout affirmés en tant que forces
spéculatives utiles à une compréhension du monde portée sur le bon sens.
Si les qualités d’observation de la nature ont souvent été déniées aux Ioniens, c’est
sûrement parce qu’il leur a été reproché le recours à la pure spéculation pour tenter de trouver
l’origine radicale des choses. Selon les scientifiques modernes, les Ioniens n’auraient pas
dépassé le stade préliminaire d’une science d’observation, ce qui fait qu’ils n’auraient pas atteint
le stade de l’expérimentation. Sans modèle apte à se prêter aux manipulations que requiert la
science moderne, le savoir des Ioniens était par conséquent chargé de velléités. Ce reproche
n’efface cependant pas leur rôle dans la construction des sciences actuelles. On demande
simplement aux Ioniens une certaine rigueur expérimentale caractéristique des sciences
modernes. Néanmoins, nous devrions reconnaître à ces derniers le mérite d’être les véritables
ancêtres de la compréhension du réel.
Attaché à cette culture ionienne, Empédocle d’Agrigente (490-435 av. J.C.) pensait qu’il
n’y avait pas un élément nouveau en dehors de ceux cités par les uns et les autres, pour trouver la
substance primordiale qui serait à l’origine de la création. Convaincu qu’il parviendrait à une
explication plus objective du monde par les sens, il tenta au moyen de combinaisons d’éléments,
afin de construire une physique qui rende compte des changements d’ordre phénoménal. Il
chercha alors à prouver que la base de toute chose est le témoignage des sens. De ce fait, le
philosophe d’Agrigente pensait en réalité qu’il y avait exclusivement quatre éléments dont la
combinatoire est à la source de la diversité visible : l’eau, l’air, la terre et le feu. Il essaya à sa
manière de donner une explication de la naissance et de la destruction des choses, qui s’imposent
comme un fait d’observation évidente. Il conclut par cette analyse que la naissance combine les
éléments, et la mort les sépare.
Pour expliquer ce double mouvement de combinaison et de séparation, Empédocle
reconnut deux forces opposées qui se livraient dans l’univers un combat qui n’aura pas fini de
régir le monde : l’amour et la haine. De son explication du monde, L’Un et le Multiple se
métamorphoseraient éternellement l’un en l’autre. Comme chez la plupart de ses contemporains,
il y a chez Empédocle ce caractère intelligible et rationnel d’une tentative d’explication de la
nature par la désignation d’un ou de plusieurs éléments. Il s’en suit également le caractère
poétique de ses généalogies qui témoignent du sens du mystère et de la volonté de réduire ce
mystère, en accédant à une intelligence de l’être.
48
Fidèle à l’idée éléate de l’unité des choses, Anaxagore (vers 500-428 av. J.C.) soutient
que les matières dont sont faites les choses ne sont pas séparées, tout est dans Tout, tout participe
à Tout, et chaque chose comprend les éléments du Tout. Bien sûr, cette unité de la nature a déjà
été perçue par ses prédécesseurs, mais l’originalité d’Anaxagore est d’avoir pu joindre aux
considérations relatives à la matière élémentaire, un principe d’organisation et d’information qui
est l’intelligence.
Pour Anaxagore, c’est l’intelligence qui a tout ordonné, c’est elle qui est la vraie cause de
toute chose, puisque c’est elle qui a disposé la matière selon des lois d’harmonie. Avec lui, les
idées de forme et de matière sont désormais nettement dégagées, et disponibles pour la pensée
rationnelle. Cette idée nous touche à tel point que, nous la mettrons à la base de ce qui devrait
être le nouvel essor vers lequel doit s’orienter la raison humaine. Nous retenons que s’y révèle
une raison tellement supérieure que tout le sens mis par les humains dans leur exploration du
monde devrait en être un reflet.
De ces caractéristiques propres à la pensée grecque, favorables aussi bien à la quête des
origines qu’à l’explication de la nature, apparaissent des limites évidentes. Il ressort grosso modo
que la représentation scientifique du monde grec consiste en une attitude spécifique de l’esprit
humain vis-à-vis de la nature. Cette attitude qui vient des Grecs et qui nous a été transmise, ne
saurait être niée ou méconnue.
Au-delà de cette attitude grecque favorable à une vie conforme à la nature, la pensée
hellénique reste limitée à une explication non pragmatique du monde, des énigmes restent à
explorer et à comprendre ; d’où la nécessité de la science moderne d’offrir à l’esprit, la
possibilité de comprendre la nature a posteriori. N’est-il pas permis de penser que la curiosité
scientifique et intellectuelle de la pensée grecque a suscité au sein de la communauté scientifique
moderne, un désir insatiable et démesuré pour la recherche ?
L’idée d’une nature maîtrisable viendrait peut-être des Anciens qui avaient déjà ouvert la
voie, en offrant aux scientifiques modernes l’espoir et la possibilité d’une compréhension totale
de la nature. La science ancienne portait en elle les germes d’une connaissance prétentieuse
porteuse d’illusions, parce qu’elle n’avait pas su circonscrire les limites de son champ d’actions.
Ce qui a donné aux Modernes cet appétit démesuré de continuer leur œuvre, car une telle attitude
serait conforme à la curiosité intellectuelle et scientifique grecque. Aussi, le caractère quelque
peu simplificateur des procédures que ces derniers utilisaient lorsqu’ils avaient entrepris de
décrire et de comprendre la nature, n’offrait aucune fiabilité des résultats obtenus. Cette manière
quelque peu simpliste de comprendre la nature était bien évidemment loin d’être la meilleure
pour une exploration plus aisée.
49
Une telle attitude peut favoriser des antinomies qui apparaissent très souvent, lorsqu’on
tente de se repérer soi-même dans la représentation. Cette objection pourrait bien être faite aux
sciences anciennes, même si leur vision du monde reste malgré tout respectable, car le monde tel
que perçu par les sciences modernes, c’est-à-dire comme objet d’étude, a engendré les plus
lourdes conséquences sur la civilisation humaine. L’attitude scientifique moderne consistant à
considérer la nature comme objet et non comme sujet, récuse toute objectivité sur celle-ci. En
posant la nature en objet, l’homme s’extirpe des responsabilités qui sont les siennes en se
réalisant comme sujet agissant hors du monde. Or, s’exclure c’est au mieux favoriser un
sentiment d’indifférence face à l’action, au pire, c’est s’opposer au bon sens car être utile, c’est
agir et décider selon la raison et les vertus humaines.
Diogène Laërce 30 dit de l’indifférence « qu’elle ne conduit ni au bonheur ni au malheur,
car certaines choses seraient dignes de prix et d’autres non 31 ». Agir ainsi c’est poser au passage
des actes qui n’interpellent nullement la conscience. Cet état d’esprit est présent chez l’homme
moderne, à l’origine de la morale technoscientifique. La science serait-elle, elle-même
indifférente face à ce qu’elle propose comme savoir ? Cette interrogation naît de son attitude à
proposer à l’humanité nombre de choses positives d’un côté, et de l’autre, elle fournit quantité
d’informations factuelles et périlleuses pour celle-ci. Certes elle confère à notre expérience un
ordre magnifiquement cohérent, mais elle est tout aussi horriblement perverse et silencieuse au
sujet de tout ce qui interpelle véritablement la raison, tel que le respect de la nature.
La science agit comme si l’homme n’était pas concerné par la question de la nature. Elle
s’exerce comme si au contraire l’homme était plutôt en dehors, c’est-à-dire comme simple
spectateur, alors qu’il en est le véritable artisan. C’est bien ce dernier qui fait de la nature, un
objet infiniment grand aux richesses inépuisables. Son extériorité face aux questions de la nature
est loin d’être un héritage grec, puisque les Grecs pensaient la nature, plutôt comme un bien
commun nécessitant attention et respect.
L’indifférence qui caractérise la compréhension moderne de la nature a amené l’homme à
imaginer que la totalité du déploiement de la nature, pouvait s’identifier à un mécanisme
d’horlogerie, mécanisme qui pourrait continuer à fonctionner indéfiniment sans que la
conscience, la volonté, l’effort, le plaisir, la douleur, la responsabilité et surtout la raison, y
soient liés. Toutes les valeurs éthiques sont ainsi bafouées pour laisser place à l’insouciance, à
l’inconscience, aux perversions, à l’égoïsme et aux passions. Par cette attitude irresponsable, il
30
Dans l’ouvrage intitulé Les Stoïciens, Diogène Laërce définit les choses indifférentes comme étant ni des biens ni
des vertus, ni utiles ni nuisibles. Diogène Laërce, VII, 94-1005, Les Stoïciens, Op. cit., Paris, PUF, 1998, pp. 92-93.
31
Idem
50
convient de s’interroger sur le regard de l’homme face à la nature. Il semble que l’homme porte
un regard froid sur la nature, et devient la cause de la grande dérive de la science par rapport au
grand projet cartésien. Ce projet dresse l’arbre de la connaissance, qui culmine et couronne son
déploiement dans la plus haute et la plus parfaite de toutes les sciences : la Morale.
Etrangère aux valeurs morales, cette œuvre de l’homme qu’est la science, est également
réticente lorsqu’il est question de traiter de l’Unité 32 de la nature dont l’homme fait partie, et à
travers laquelle il se doit d’être indéfectiblement lié. La distinguant de toute croyance religieuse,
l’homme moderne la qualifie d’athée. Or, si la personnalité incréée qui serait l’essence même de
tout commencement et que certains appellent Dieu, est exclue par convention, comment la
science moderne pourrait-elle contenir l’idée la plus sublime qui doit se présenter à l’esprit
humain, celle de vivre conformément à la nature à travers le sacré ? Sur quoi reposait la réussite
des Anciens ? Quels sont les véritables rapports qui prévalaient entre les Stoïciens et la nature.
32
Nous faisons allusion à l’Un parménidéen
51
1-5 Les Stoïciens et la nature
Dans leur ensemble, les Stoïciens 33 « entendent par nature tantôt la force qui contient le
monde, tantôt celle qui fait pousser les êtres vivants sur la terre ». Ils disent que « la nature est
une force stable qui se meut d’elle-même, qui produit suivant les raisons séminales et contient ce
qui vient d’elle en des temps déterminés, faisant des êtres pareils à ceux dont ils se sont
détachés 34 ». Selon les Stoïciens, la nature vise l’utile et le plaisir. Par plaisir, ils n’entendent pas
valoriser la passion et le désir de s’opposer à l’ordre naturel, ils veulent au contraire montrer
qu’il y a un art naturel pour lequel l’homme doit se régaler. Ils affirment ainsi l’importance du
destin en partie dans le respect qu’on a de la nature et sa divination. De la nature, tous pensent
que toutes les choses sont soumises à une nature consciente et sage, et c’est en la suivant que
l’on se rend compte que toutes les choses sont soumises à celle-ci, et que ces choses ont en elles
le « plus beau des gouvernements 35 ».
Pour certains Stoïciens, la nature est une force sans raison qui imprime aux corps des
mouvements nécessaires, et pour d’autres au contraire, elle est une force qui a part à la raison et
à l’ordre, car elle progresse avec méthode. Elle dévoile les effets de la cause, et de quoi elle est la
conséquence, sans qu’aucun art humain ne soit impliqué. Aucun artisan, aussi compétent soit-il,
ne peut parvenir à un tel degré de perfectibilité, ou d’imitation. Mais dans leur ensemble, ils
s’accordent sur le fait que, malgré l’habilité de l’être humain, ses compétences ne sauraient
atteindre l’état de perfection de la nature. Cicéron 36 compare la force de la nature à celle d’une
semence. Cette « semence est telle que, si petite qu’elle soit, pourvu qu’elle ait rencontré un être
qui la reçoive et l’enferme et qu’elle ait eu une matière pour pouvoir se nourrir et grandir, elle
façonne et produit chacun des êtres en sa propre espèce, de manière que les uns se nourrissent
seulement par leurs racines, tandis que les autres peuvent de plus se mouvoir, sentir, désirer et
engendrer leur semblable ».
Pour sa part, Epicure identifie toute chose du nom de nature, sauf qu’il précise dans sa
classification propre que la nature de tout ce qui est, ce sont les corps, le vide et leurs accidents.
Mais lorsque les Stoïciens disent que le monde subsiste par la nature, et qu’il est gouverné par
elle, ils ne veulent pas dire que cela se fait à la manière d’une motte de terre ou d’un rocher, d’un
château de cartes ou de choses de ce genre qui n’ont aucune force de cohésion. Ils le disent à la
33
Nous tirons cette définition du T1 de l’ouvrage les Stoïciens, Textes traduits par Emile Bréhier, édités sous la
Direction de Pierre-Maxime Schuhl, Paris Gallimard, 2002, p. 63-64.
34
Idem
35
Expression tirée de Les Stoïciens, De la nature des Dieux, Idem p. 437
36
Cf. Cicéron : De la nature des Dieux, II, tirée de la partie Toutes les choses sont soumises à une nature consciente
et sage, Les Stoïciens, T1, op. cit, p. 438
52
façon d’un arbre, d’un animal, où rien n’est laissé au hasard, où transparaissent l’ordre et l’image
de l’art naturel. Pour eux, le monde est gouverné par la nature, et les êtres qui y vivent s’y
enracinent, ce qui fait qu’ils vivent et se développent grâce à l’art de la nature. La terre ellemême est certainement conservée par l’action de la même force, puisque c’est elle qui, fécondée
par des graines, enfante et fait sortir d’elle-même toutes les plantes. Enserrant leurs racines, elle
les nourrit et les fait croître, tandis qu’elle reçoit elle-même à son tour sa nourriture des êtres
d’en haut qui lui sont extérieurs. Cicéron poursuivra en affirmant que ce sont « des exhalaisons
de la terre que se nourrissent l’air, l’éther et tous les êtres d’en haut ». Toute cette chaîne montre
effectivement à quel point les Stoïciens soutiennent que tous les éléments de la nature sont liés
les uns aux autres, et que cette liaison confirme une imbrication forte des maillons d’une longue
chaîne constitutive de la nature.
A travers Cicéron 37 , l’école stoïcienne formule que « (…) si la terre est conservée par la
nature et tient d’elle sa vie, il en est de même dans le reste du monde ; en effet, les racines sont
fixées à la terre ; les êtres vivants sont soutenus par la respiration de l’air ; c’est l’air qui voit
avec nous, entend avec nous, parle avec nous ; il se meut avec nous, chaque fois que nous
marchons, chaque fois que nous bougeons, il paraît en quelque manière nous céder la place. (…)
enfin ceux qui se meuvent du centre à la région supérieure, enfin ceux qui opèrent une révolution
circulaire autour du centre constituent un monde continu et unique ; et comme il y a quatre
genres de corps, le monde se continue grâce à leurs échanges mutuels ; car de la terre vient l’eau,
de l’eau naît l’air, et de l’air l’éther ; ensuite, par retour au sens inverse, de l’éther vient l’air, de
l’air l’eau, et de l’eau la terre qui est au plus bas, au-delà et en deçà, de cet élément dont tout est
composé, est assurée l’union des parties du monde ».
Le monde est pour les Stoïciens une force gouvernée par la nature, qui est à la fois une
force unie, éternelle et infinie. La démonstration stoïcienne d’une nature gouvernée par les dieux,
se justifie lorsque Cicéron encore une fois, stipule que les parties du monde étant gouvernées par
la nature, elles ne peuvent donc pas former un tout si ce tout n’est pas gouverné par des dieux. Il
conforte cette idée en affirmant 38 : « de toutes les choses gouvernées par la nature, le monde est
selon lui, le créateur, le semeur, ou le père qui les élève et les nourrit, les alimente et les contient
comme ses propres membres et ses parties ». Or, si les parties du monde sont gouvernées par la
nature, le monde est nécessairement gouverné lui-même par la nature, et ce gouvernement n’a
rien en lui qui soit à reprendre par qui que ce soit, puisque venant des dieux. C’est pourquoi il est
le meilleur possible. Emerveillés par l’ordre et la cohésion de la nature, les Stoïciens étaient tous
37
38
Op cit, pp. 438-439
Idem XXXIV, P. 439
53
d’accord sur le fait que la nature ne pouvait être le fait d’un hasard, mais plutôt réglé par une
intelligence, une raison, une divinité ou une providence.
La nature force l’admiration, et l’être humain ne doit pas rester indifférent. C’est
pourquoi il doit chercher les vraies raisons des choses. En leur temps, les Stoïciens
s’interrogeaient déjà sur des objets mis en mouvement par certains mécanismes tels que la
sphère, l’horloge et autres. Cette curiosité leur avait permis de croire que ces phénomènes étaient
l’ouvrage d’une raison, et méritaient par conséquent une explication rationnelle.
De nos jours, nous hésitons encore à croire que la nature, cet ouvrage si fini et finalement
fragile, pourrait en effet être l’œuvre d’une raison supérieure que d’aucuns qualifient de divine.
L’attitude de l’homme moderne qui consiste à penser la nature autrement qu’une perfection
naturelle née de la raison, fausse son rapport à celle-ci. L’on ne doit jamais se défaire des
sentiments, car ils exhortent à aimer autrui. Les ignorer est dommageable à une bonne
compréhension du monde, car les sentiments sont un critère complémentaire important de
distinction entre le bien du mal. Y faire abstraction serait contraire à l’idée que tout homme est
porté à s’attacher à ce qui est naturellement conforme à la raison. Le sentiment ou l’affection, est
une chose bonne et naturelle, qui ouvre la voie à une conduite raisonnable.
Il n’y a donc pas de contradiction entre affection et conduite raisonnable, puisque les
deux sont conformes à la nature. Omniprésents dans l’esprit des Anciens, les sentiments auraient
donc contribué à renforcer leur idée devenue célèbre, stipulant qu’il faut vivre en accord avec la
nature.
Dans leur étude sur la morale, les Stoïciens subdivisent cette partie de la philosophie en
plusieurs études, à savoir : une étude de la tendance, une étude des biens et des maux, une étude
de la vertu, une étude du souverain bien, une étude de la valeur première, une étude des actions,
une étude des conduites convenables, des encouragements et des discussions. Cette division est
l’œuvre des disciples de Chrysippe, d’Archédème, de Zénon de Tarse, d’Apollodore, de
Diogène, d’Antipater et de Posidonius. Ce sont surtout les plus anciens de ces disciples, à savoir
Zénon de Citium et Cléanthe, qui se sont attachés à faire cette distinction entre la logique et la
physique.
Les tendances sont omniprésentes en tout animal. Seulement, elles peuvent influer sur la
qualité de son action, et les Stoïciens pensaient justement que la qualité la plus fondamentale
dans tout animal est l’instinct de conservation, car la nature le lui a donné dès l’origine. C’est
pourquoi, tout animal possède a priori, une connaissance spécifique de ce qui convient à sa
structure fondamentale. Il n’est donc pas permis de dire que l’animal se comporte comme un
ennemi vis-à-vis de lui-même, ni qu’il n’est pas celui qui connaît le mieux ce qui lui convient.
54
De toute évidence, la nature l’a disposé à être attaché à lui-même, et c’est ainsi qu’il fuit ce qui
lui est nuisible, et recherche toujours ce qui lui est utile.
Distinct des autres animaux, l’homme est doté d’une raison qui a une fonction plus
parfaite, parce qu’elle lui permet de vivre droitement, c’est-à-dire selon la nature, puisqu’elle
serait en fait l’artisan de la tendance. Dans son livre sur La nature humaine, Zénon était sans
doute le premier à admettre que la fin suprême de l’homme consistait à vivre conformément à la
nature. Selon lui, vivre conformément à la nature était vivre selon la vertu, car de l’analyse tirée
de sa raison, une telle attitude conduit à la vertu.
Dans son livre sur le Plaisir, et dans le premier livre de son ouvrage intitulé Des fins,
Chrysippe va dans le même sens, mais apporte une nuance. Il soutenait que vivre selon la nature,
c’est la même chose que vivre selon l’expérience de ce qui s’accorde avec la nature, car nos
natures ne sont que des parties du Tout. C’est pourquoi la fin suprême, c’est de vivre selon la
nature, c’est-à-dire selon sa nature et celle du tout, en ne faisant rien de ce qui est interdit par la
loi commune. La droite raison répandue à travers toute chose appartient à Zeus qui, par elle,
gouverne et gère toutes choses.
De manière globale, l’idée de vivre conformément à la nature ne doit à aucun moment,
être dissociée des valeurs morales et rationnelles. Aussi, la plupart des Stoïciens confient le
gouvernement de toute chose à Zeus, ce qui est une caractéristique propre à leur temps. Ils
expliquent cette attitude par le fait que la vertu de l’homme heureux et le cours bien ordonné de
la vie, naissent de l’harmonie du génie de chacun avec la volonté de celui qui organise tout,
c’est-à-dire Zeus. Diogène reste dans la même logique en soutenant que la fin suprême de tout
homme est d’agir avec prudence dans le choix des choses conformes à la nature. Vivre de la
sorte, c’est vivre en accomplissant toutes les actions convenables envers la nature, c’est vivre en
conformité avec celle-ci. Il attire l’attention de tous, en précisant qu’il faut suivre la nature en se
méfiant de nos natures particulières, surtout lorsqu’elles sont semblables aux passions.
Diogène exhorte donc les uns et les autres à toujours faire usage de la raison pour mieux
conduire sa pensée, attitude favorable à une meilleure connaissance de la nature. Ne se bornant
pas seulement à assembler les éléments du jugement pour accorder ou refuser son assentiment, la
raison cherche également à les atteindre par sa propre activité.
Dans un premier temps, l’âme prend connaissance par la représentation des objets qui
nous environnent. Ensuite, au fur et à mesure qu’elle les connaît, il y a comme une attraction
vers les uns et une répulsion vers les autres. En d’autres termes, l’âme sait aimer et détester, en
même temps qu’elle perçoit la réalité des choses.
55
Une fois encore, l’amour et le sentiment ne peuvent être mis en marge, car toute
connaissance doit toujours s’accompagner d’amour pour une conduite rationnelle et
compassionnelle de l’action. Aimer un objet, c’est en quelque sorte prononcer intérieurement
qu’il est bon, avant de consentir à un jugement.
En effet, pour consentir ce jugement, il faut se soumettre à un examen qui aura pour objet
unique la distinction du vrai et du faux. Le développement propre de la tendance est un
mouvement de l’âme qui cherche à posséder l’objet aimé. En fait, la connaissance et
l’assentiment sont des conditions essentielles et restent des préalables à toute action humaine sur
la nature.
La tendance n’étant qu’un simple mouvement de l’âme, elle ne pourrait pleinement se
déployer que grâce à la raison. Est-il besoin de rappeler que, dès sa naissance, l’être vivant peut
aimer ou dédaigner certaines choses. Souvenons-nous que chez les Epicuriens, l’objectif de tout
homme était de vivre en toute ataraxie, c’est-à-dire n’éprouver ni trouble dans son âme, ni
douleur dans son corps, en un mot, être exempt de toute forme de souffrance. Tel est peut-être
l’un des meilleurs cris universels des Epicuriens pour la nature. Toutefois, même en étant doté
d’une raison, on sait que l’être vivant est, dès sa naissance, animé aussi bien par son instinct que
par des tendances de toute sorte. Mais pour répondre à cette difficulté, les Stoïciens disent que
pour bien le comprendre, il est nécessaire de se rappeler que l’être vivant n’est pas simple, car il
provient d’une raison séminale au sein de laquelle repose une riche diversité de parties et de
facultés.
Se développant simultanément, ces parties prennent des formes et des tensions diverses
en occupant certaines positions, et entretiennent entre elles des rapports déterminés. Ces rapports
caractérisent la constitution de l’être, à travers lesquels s’unissent toutes les parties distinctes qui
forment l’être vivant. Cette constitution est pour chaque partie de l’être, ce qu’elle est pour toutes
les autres. Elle joue un rôle important et remplit une fonction utile parmi les activités multiples
dont l’accord total produit et conserve la vie. Cette constitution se réalise dans le sein maternel
par la force expansive du germe, par une végétation sourde comme celle de la plante. Mais dès
que l’être se dote de mouvement et de vie, la conservation, l’amour et surtout la raison,
deviennent évidemment l’intérêt suprême de la nature. A cet instant précis, il se produit en lui
des choix, des règles, des bonnes tendances et des sentiments qui doivent déterminer sa bonne
conduite envers la nature.
Nous l’avons dit, l’être vivant, dès sa naissance, ressent pour lui-même et pour sa
constitution, un amour semblable à une recommandation faite par la nature. Or, pour s’aimer, il
faut évidemment que l’animal ait conscience de lui-même. Il est pour cela nécessaire qu’il ait de
56
sa constitution, quelques connaissances pour tendre à la conserver. De notre constat, il semblerait
que le plus vil animal sait nettement ce qu’il est, et l’observation faite des comportements
humains, imposent des interrogations. Appeler justement ou non, animal social, l’être humain
semble très embarrassé à donner une définition objective de sa véritable place en tant qu’espèce
vivante parmi tant d’autres. On a le sentiment qu’il préfère plutôt accroître sa domination sur les
autres espèces vivantes et les sentiments naturels positifs qui caractérisent tout animal, semblent
mis en veilleuse. Pourtant, dès la naissance, tout animal sait clairement pour quel usage sont
appropriées toutes les parties de son corps. Il sait naturellement à quoi lui servent ses mains, ses
pieds, sa bouche etc.
A travers son évolution, il éprouve une propension plus ou moins vive à faire trouver à
chacune des parties de son corps, sa fonction spécifique. Tous les faits et gestes sont exécutés
avec ardeur et habileté. Le plus impressionnant est que, dès son bas âge, un nouveau-né est à
même d’exécuter tous les mouvements nécessaires pour absorber sa première nourriture. Après
quelques hésitations et maladresses, il parvient toujours à ce qui lui est naturel, tel que choisir
instinctivement les fonctions de chacun de ses organes.
Au-delà des explications scientifiques souvent exigées, ne faudrait-il pas admettre enfin,
que l’animal tient ces aptitudes de la nature elle-même ? Cette conscience que l’animal a de sa
propre constitution, et la tendance primitive qui lui fait considérer la conservation de cette
constitution comme son intérêt propre, explique aussi bien l’adaptation du mouvement des
organes à la satisfaction des besoins, que le choix que l’animal fait entre les objets extérieurs
avec lesquels il en est en relation. En même temps que la tendance qui suppose la conscience de
la constitution, l’animal reçoit encore avec la vie, la faculté de percevoir la sensation qui lui
révèle l’existence d’autres êtres que lui. Comme par intuition, tout être vivant sait naturellement
que telles choses lui sont favorables, et telles autres le sont moins.
Comme chez l’homme, tous les organismes vivants agissent de manière surprenante.
Autant l’animal peut faire preuve d’une agilité déconcertante par le biais de son instinct, autant
l’homme peut agir de manière imprévisible et surprenante dans sa réflexion. Tout cela ne peut
être que l’œuvre de la nature elle-même, et non le fruit d’un hasard ou d’une nécessité. En faisant
un rapprochement entre les autres êtres vivants et l’homme, l’on pourrait dire que, comme
devant la lumière du soleil, l’éclat des lampes polit et s’efface.
De même, quand la proportion et l’harmonie apparaissent à la raison, elles la détachent
de tout le reste et fixent son choix. Dès lors, la raison connaît ce qui est pour elle le souverain
bien, l’accord et l’harmonie sont en outre la fin de l’activité dans les actes qui forment la vie. Le
bien est dans la raison même, il assure la continuité et exhorte à la préservation de la nature dans
57
la rectitude inflexible de l’action. Autrement dit, le bien par excellence est la droite raison, parce
qu’il est conforme à la fonction première de la raison qui le recommande.
Toute raison excitée par l’amour du bien acquiert une intensité particulière, elle devient
plus forte et se montre ferme dans le discernement de l’action convenable. La raison ayant une
fonction principale en l’homme, elle exhorte sa conscience à la vertu proprement dite. L’âme
humaine étant essentielle à la force de sa pensée, elle détermine par conséquent la direction que
celui-ci donne à sa vie. Une âme vertueuse, diront les Stoïciens, produit une vie parfaite, c’est-àdire une vie dont tous les actes s’accordent avec la nature, et qui par conséquent est heureuse.
L’accord avec la nature et la bonne conduite de l’homme envers elle correspondent au
bonheur de ce dernier. Ainsi, la fin suprême de l’homme est de vivre selon la vertu, et pour
conforter cela par une formule équivalente, nous dirons plutôt que pour vivre heureux, l’homme
doit vivre conformément à la nature. Une telle attitude, lui permettrait probablement d’être en
accord avec lui-même. Etant donné que l’accord des actes et la vertu ne sont que l’effet de la
tendance inflexible du principe dirigeant. Il pourrait ainsi s’exprimer en toute ataraxie, et
admettre enfin que la fin suprême consiste à suivre la droite raison. De même, il serait aisé de
dire que bien vivre, bien agir, c’est aussi obéir à la nature, et selon la terminologie stoïcienne,
c’est obéir au dieu intérieur.
Réfléchir sur une telle attitude, c’est interroger son existence propre, et choisir un mode
de vie qui consiste à se demander, quelle est la fin suprême poursuivie par l’homme. Orienter
une réflexion portée sur ces questions existentielles, serait alors s’interroger sur le sens et l’usage
que l’on pourrait faire des facultés actives, employées à différencier l’espèce humaine des autres
espèces. L’accroissement des connaissances humaines à travers le progrès scientifique, devrait
pourtant être un atout de plus à l’amélioration de son comportement.
En faisant fi des avantages qu’apporte le progrès scientifique, l’on se demande alors à
quoi servent de telles connaissances, si ce n’est pour modifier des conduites ! A quoi serventelles si celles-ci ne se traduisent pas par des actes convenables ? Vivre c’est agir, mais bien vivre
c’est en effet faire de constants efforts par le biais de la raison, afin de donner à l’activité
humaine une direction sensée.
Tout homme qui appliquerait à la direction de sa vie la loi qui préside au gouvernement
du monde, a inévitablement dans ses décisions, une conduite convenable. Il imprime ainsi à ses
tendances, un bonheur que rien ne peut courber, parce que guidé par la droite raison. La fin
ultime de l’homme étant d’atteindre le bonheur, celui-ci se doit de chercher à se perfectionner en
améliorant la somme quotidienne de ses actes. Le bonheur est le dernier terme auquel se
58
ramènent toutes les formules par lesquelles nous exprimons notre objet principal, qui est celui de
dominer toutes nos mauvaises tendances par le biais de la raison.
Dès que l’être humain aura définitivement choisi d’user de cette disposition ferme qu’est
la raison, ses tendances et ses actes seront meilleurs, et sa capacité à user de sa raison activera de
ce fait sa conscience, et aspirera ainsi à une vie heureuse. Tous les plaisirs et les vices qui
pourraient par hasard accompagner cette conscience seront très vite canalisés par la raison.
Il y a évidemment des choses bonnes et d’autres considérées comme mauvaises.
Cependant, toutes ne se prêtent pas avec la même facilité à l’usage que pourrait en faire la raison,
car il y en a qui sont d’un usage commode par l’esprit, et d’autres très difficiles. Pour pallier à
cela, la bonne intention est d’une importance capitale, car elle contribue à l’examen de chacune
des manifestations extérieures, et consiste également en un choix raisonnable fait parmi les actes
conformes à la nature. Ceci parce que la fin suprême consiste à vivre en n’accomplissant que des
actes convenables.
Les Stoïciens eux-mêmes établissaient une séparation entre l’action convenable et
l’action vraiment vertueuse conforme à la droite raison, qu’ils appelaient action droite. La
nuance apportée est que l’action droite est un bien alors que l’action convenable peut aussi être
une chose indifférente. De même que le bien n’est qu’une chose parfaitement conforme à la
nature, et dont la valeur, à force de grandir, a atteint la limite suprême.
De même, l’action droite n’est qu’une action parfaitement convenable. Voici ce que dit
Diogène Laërce 39 sur le convenable et sur les choses indifférentes : « On appelle l’action qui,
une fois accomplie, peut se défendre raisonnablement, par exemple l’action conséquente dans la
vie ; le convenable s’étend aux plantes et aux animaux, en qui on voit des actes qui conviennent.
(…) sont convenables tous les actes que la raison nous persuade de faire : honorer ses parents,
ses frères, sa patrie, être assidu auprès de ses amis ; sont contraires au convenable les actes que la
raison nous persuade de ne pas faire : négliger ses parents, être indifférent à ses frères, ne pas
s’entendre avec ses amis, mépriser sa patrie et choses semblables. (…) En outre les convenables
sont les uns toujours convenables, les autres ne le sont pas toujours : il est toujours convenable
de mener une vie vertueuse, il ne l’est pas toujours de discuter par demandes et par réponses, de
se promener, et choses du même genre ».
Ainsi, chez Diogène Laërce, la conduite convenable est ce qui, chez le vivant, est
conforme à la nature ; elle est un acte fondé et justifié par la raison. Par contre, le non39
Diogène Laërce, Les Stoïciens, Op. cit., Vies et opinions des philosophes, VII : De celles qui ne sont ni l’un ni
l’autre. Elle a trait, selon Chrysippe, à ce qui signifie et à ce qui est signifié. Le Convenable VII, T1, Paris, Editions
Gallimard, 2002, pp. 50-51
59
convenable est ce qui n’est évidemment pas justifié par la raison. Mais le convenable se retrouve
aussi chez les êtres privés de raison, car ils sont aussi capables de vivre conformément à leur
nature. Mais chez les êtres raisonnables, le convenable est ce qui est naturellement conforme à la
vie. Sur les choses indifférentes, deux sens différents émergent, et Diogène 40 donnera
l’explication selon laquelle « (…) indifférent se dit en deux sens : en un premier sens, c’est ce
qui ne concourt ni au bonheur ni au malheur, comme la richesse, la réputation, la santé, la force
et choses semblables ; car on peut être heureux sans elles, et on en fait usage de manière
différente, pour son bonheur ou pour son malheur.
En un autre sens, indifférent veut dire ce qui ne met en mouvement ni l’inclination ni la
répulsion, comme d’avoir sur la tête des cheveux en nombre pair ou impair, d’étendre le doigt ou
de le plier. Telles ne sont pas les choses indifférentes au premier sens ; car elles sont capables
d’éveiller l’inclination ou l’aversion ; c’est pourquoi on les choisit, tandis que pour les choses
indifférentes au second sens, il est égal de les rechercher ou de les fuir. Les choses indifférentes
sont, les unes, préférables, les autres non préférables ; sont préférables celles qui ont une valeur,
non préférables, celles qui sont à dédaigner »
Malgré l’explication du concept d’indifférence dont nous fait part Diogène Laërce, nous
disons que l’indifférence ne saurait être une bonne chose lorsqu’il s’agit de traiter des questions
aussi délicates que celle de la nature, car, quand il faut accomplir un acte vertueux, l’on devrait
en principe fuir l’indifférence telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire être ni intéressé ni
désintéressé. L’on dit souvent qui ne dit mot consent, et c’est pour cette raison que toute
indifférence doit être proscrite lorsqu’il faut prendre des décisions importantes. Lorsqu’on est
indifférent devant une situation donnée, on donne notre accord sans le savoir et si l’acte posé par
un tiers a des conséquences graves, l’on est censé être pris pour complice, parce qu’une
implication franche peut éviter le pire. C’est pourquoi, nous ne pourrons nous accorder sur ce
point avec les Stoïciens en général et avec Diogène en particulier.
Ce qui est conforme à la nature c’est d’accomplir rigoureusement les actions droites et
convenables car, seules celles-ci consistent à suivre les prescriptions de la raison dans la
poursuite des choses conformes à la nature. Il s’en suit que de telles actions, à la différence des
actions indifférentes qui ne relèvent que du bon vouloir de chacun, sont le privilège exclusif des
êtres raisonnables et vertueux. Placées entre le bien et le mal, les actions indifférentes et même
40
Idem Les choses indifférentes, VII, P. 49
60
les actions convenables 41 au sens des Stoïciens eux-mêmes, peuvent avoir des valeurs diverses
qui n’excluent aucune dangerosité.
Dans tous les cas, l’homme doit obéissance à la droite raison, car l’obéissance à celle-ci
transforme nos actions en bien, et notre résistance à celle-ci change évidemment nos actions en
mal. Il n’y a de possible dans la vie que des actions droites et des fautes. Mais dès que l’homme
possède la vertu, et malgré sa petite tendance à faire des fautes, il ne peut faire que des actions
droites, car la vertu est pour l’âme, non pas une qualité accidentelle, mais plutôt sa perfection, en
clair, sa droite raison. Quand bien même il subsiste en l’homme des imperfections, sa partie
dominante demeure sa raison.
Les Stoïciens pensent à cet effet qu’il y a dans les sociétés humaines, deux types
d’hommes : d’un côté, il y a les hommes vicieux qui font le mal consciemment ou non. De
l’autre, il y a les vertueux qui visent le bien, c’est-à-dire qu’ils ne visent que les actions droites 42 .
Toutefois, nous sommes plutôt tentés de croire que, lorsque les Stoïciens parlent
d’actions convenables, ils pensent en fait aux actions commises par des êtres encore dépourvus
de raison, tels que les enfants. Mais lorsqu’ils attribuent à l’homme raisonnable des actions
convenables, ils les appellent actions parfaitement convenables.
L’action convenable à accomplir est l’action droite, car toutes les deux sont gouvernées
par la raison elle-même. L’homme vicieux, par cela même qu’il n’a point en lui les mêmes
intentions, fait des fautes à chaque fois qu’il agit, et partant, pose des actes contraires au
convenable et va à l’encontre des tendances naturelles. Ces explications et ces principes établis,
peuvent être déterminants pour comprendre comment, dans l’activité humaine, certaines actions
qui ne sont pas des actions convenables, encore moins droites, peuvent heurter notre sensibilité
sur la question de la nature. Pour donner plus de précision à notre explication, prenons les
exemples du clonage humain qui implique directement la question des technosciences, et
interpelle nos consciences pour certaines dérives dont elles sont la cause.
L’homme vertueux fait bien tout ce qu’il entreprend en appliquant la tension de la vertu
aux actions les plus insignifiantes. Il leur donne une valeur absolue, et en fait des actions droites
et des biens. Ainsi, l’action droite est toujours intégralement bonne, parce qu’elle résulte d’une
disposition infaillible s’appliquant aux choses les mieux conformes à la nature : la raison et la
responsabilité.
41
Les Stoïciens disent des actions convenables qu’elles peuvent être des choses neutres et indifférentes, car ils font
également une différence entre les actions convenables et les actions parfaitement convenables qui doivent se
trouver entre les actions simplement contraires à ce qui convient, et les actions absolument contraires au convenable
qu’ils appellent des fautes.
42
Une distinction doit être faite entre action droite et action convenable car l’action convenable au sens des
Stoïciens, peut aussi impliquer la notion d’indifférence.
61
Vivre conformément à la nature était pour les Stoïciens plus qu’une recommandation
abstraite, c’était en fait un mode de vie. Cet art de vivre devrait être un modèle pour tous les
scientifiques modernes, qui ont bien sûr hérité de cette curiosité grecque. C’est d’elle que naquit
le désir d’une morale qui trouve son fondement dans un indéfectible attachement à la nature.
62
Chapitre II : La morale stoïcienne et son fondement à la nature
Bien que lointaine, la morale stoïcienne a des fondements sûrs. Elle repose sur des bases
solides qui aident à accomplir toute action droite 43 , à condition de suivre la nature, c’est-à-dire
de se conformer à ses exigences et de s’y accommoder. De cette morale, l’homme tient des
principes de vie qui conditionnent la forme de ses actions. Ces principes de vie l’aident à se
débarrasser de la laideur morale qui gangrène sa vie.
Loin de prétendre affirmer que la morale stoïcienne est la seule valable face aux
questions de la nature, nous estimons cependant que celle-ci demeure la base d’une meilleure
compréhension des problèmes qui y sont liés. Par les mécanismes et les règles que cette morale
véhicule, elle permet à tout homme qui en fait bon usage, d’avoir une conduite prudente et
responsable dans ses rapports à la nature. De cette réalité connue, les Stoïciens dans leur
ensemble restent les véritables dépositaires du savoir ancien, porté très souvent sur la morale et
le respect de la nature. Tout exemple éthique tiré de la conduite morale des Stoïciens, demeure à
notre avis toujours actuel et doit gouverner toute action. Par l’exigence d’une conduite
convenable, les Stoïciens cherchaient surtout à interpeller l’homme au premier chef, dans le but
de l’exhorter à suivre la voie de la sagesse, celle qui impose un attachement indéfectible à la
nature. Ils recherchaient ainsi à initier un genre de vie ou une forme d’existence en conformité
avec la raison, et chargée de contrôler tous les faits et gestes de l’homme.
Considérées comme devoir de l’homme vis-à-vis de la nature, les tendances originelles
de l’être humain devraient vraisemblablement le conduire sur la voie sûre d’une conduite
convenable, recommandée par la raison. Or, le fait que l’être humain soit par nature un être de
désirs, complique certaines recommandations de la raison, et expose parfois l’homme à la
démesure. La véritable grandeur d’un homme se caractérise tant par sa capacité à vivre en
société que par sa foi dans le contrat naturel qui le lie à autrui. La nature étant a priori inconnue
et insaisissable, sa compréhension exige de l’homme, la rigueur d’une âme élevée, c’est-à-dire
une âme guidée par la raison. Ce qui lui permettrait d’être toujours apte à mesurer avec certitude
et discernement, la somme de ses actes. En tant que bénéficiaire d’une entité suprême qu’est la
raison, l’être humain se doit de protéger la nature grâce à laquelle il tient tout ce dont il a besoin.
Il a pour cela le devoir d’y veiller, tout en conservant le droit d’en tirer profit. Tel est le contrat
qui en principe les lie, et qui est de ce fait recommandé par la raison. En se pliant à ces
43
Les Stoïciens en général, et Stobée particulièrement, entendent par actions droites, toutes actions justes et
conformes aux lois, et qui attestent une bonne tenue, ou des bonnes mœurs.
63
exigences, l’homme accomplirait ainsi sa tâche qui ferait de lui un être situé au-dessus des autres
espèces vivantes, parce qu’il exercerait sa raison au profit de tous. En réalité cette attitude n’est
pas nouvelle, car elle était celle qui favorisait la cohésion entre la nature et les tendances
originelles de l’homme.
2-1 La nature et les tendances originelles de l’homme
Nous avons déjà remarqué que les Stoïciens montrent que, les diverses espèces vivantes
forment une hiérarchie entre elles. Dans cette hiérarchie, l’homme appartient à une espèce située
au-dessus de la chaîne, car distingué par un attribut particulier qu’est la raison. De ce fait,
l’homme a une place primordiale dans la nature parmi d’autres espèces vivantes. Et comme les
autres espèces, il cherche à perpétuer la sienne par la reproduction. Mais la grande
caractéristique de l’être humain est qu’il participe à la raison universelle, et possède en lui une
étincelle de lumière naturelle de l’esprit, qui lui garantit une place de choix parmi les autres
espèces vivantes.
Toutefois, ce statut ne lui octroie nullement un pouvoir absolu sur les autres espèces, qui
semblent fatalement se substituer à ce que leur impose l’homme. Une telle attitude ne se justifie
pas car, en réalité, l’homme n’est que le maillon d’une chaîne existentielle voulue par la nature.
Mais ses tendances originelles le poussent à s’attacher à sa vie propre uniquement, et rarement à
celle des autres. Situé au-dessus des autres espèces vivantes, l’homme a le pouvoir d’agir
rationnellement sur les autres espèces, mais il a tout aussi le devoir d’y veiller en tant que
conscience. Bien qu’il ait une place importante parmi les autres espèces, l’homme se doit de
reconnaître qu’il est d’abord une partie de la nature, et que seule la loi commune de cette nature
le gouverne. S’il est maître de son destin, il n’a cependant pas les pleins pouvoirs sur toute chose
car, souvenons-nous, il y a des choses qui dépendent des hommes, et que d’autres sont soumises
à l’appréciation de la nature.
L’attitude de l’homme qui tend à vouloir tout diriger proviendrait de son droit de nature,
puisqu’on la retrouve également dans l’histoire complexe de la civilisation humaine. Une bonne
intellection sur les notions de droit naturel et de loi naturelle permettrait peut-être de mieux
cerner cette problématique. En effet, la théorie antique du jus naturale a connu son apogée avec
les pères de l’Eglise et Saint Thomas d’Aquin. Ces derniers soutenaient que le droit de nature44
44
Rattachée indéfectiblement à l’histoire humaine, la notion de droit de nature a toujours été radicalement opposée à
celle de loi naturelle, mais l’on pense que la notion de droit naturel est désormais liée à un changement de sens par
rapport à celle de loi naturelle. A partir du XII ème siècle, le droit de nature est conçu par Descartes et Grotius comme
64
en tant que loi non écrite est immuable, et de ce fait, elle a une dimension plus grande que la loi
humaine, parce qu’elle ne serait que le fruit de la subjectivité de l’esprit humain. Le droit de
nature aurait ainsi une origine divine, alors que la loi de nature serait le fait de la raison humaine.
La tradition aristotélico-thomiste pense que l’homme, doué d’intelligence et de liberté,
doit réaliser sa nature et sa destinée en fonction de ses finalités propres. Si l’homme social par
essence ne peut s’épanouir que dans la société, lieu naturel de son existence, et dans les relations
multiformes qu’il entretient avec autrui, alors il existe des droits fondés sur les exigences de la
nature humaine. Le droit naturel consiste ainsi en un ensemble de principes régissant les
conditions de toute société, parce que correspondant à la nature identique en tout homme 45 .
Comme Saint Thomas, l’on est porté à croire à l’existence d’une loi, par le fait qu’elle est fondée
en raison sur la nature ou sur l’essence des êtres. Le choix de la loi de nature s’avère donc le
meilleur, puisqu’il restitue de manière universelle et identique les droits humains, et se présente
comme un principe de raison à géométrie non variable.
Même si l’idée d’un droit de nature non écrite et immuable est soutenue par les pères de
l’Eglise et Saint Thomas d’Aquin, cette conception du droit divin avait déjà été formulée par
Héraclite. Avec Platon, la signification ontologique de la loi naturelle vient expliciter les notions
de norme et de normalité qu’il dégage, en liaison avec sa théorie des idées 46 qui affirme que :
« une chose est en liaison avec la nature, lorsqu’elle réalise la conformité à son archétype ».
Avec Aristote, « la nature intelligible ou essence, devient immanente à l’individu qu’elle informe
dans sa structure et dans son agir. La normalité est désormais normativité, elle consiste à
répondre aux exigences de la nature en tendant droitement vers les fins qu’elle implique » 47 .
Le désir de transformer la nature de manière intelligible est omniprésent dans l’œuvre
d’Aristote, qui recommande cependant de l’approcher avec mesure et retenue. C’est pourquoi il
propose dans son ontologie dynamique, un modèle biologique sensé et rationnel. Il précise que
toute nature doit être soumise au changement que l’homme, par sa science biologique, doit
opérer selon sa propre fin qui est aussi sa perfection. Soumise à l’analyse du vivant, la question
de la finalité peut susciter plusieurs interprétations. Pour Aristote, la finalité de tout vivant
consiste à accomplir sa « fonction propre » 48 . Il soutient que toute réalité existant dans la nature
étant une pure et grossière invention arbitraire attribuée à Dieu. Ils estimaient qu’une loi dérivant de la divinité
comme législateur, ne peut être clairement et définitivement posée comme système immuable et achevé. Pour ces
derniers, le droit de nature ressemblerait ainsi à un code écrit et applicable à tous les hommes.
45
Cf. Leclerc Jacques., Leçons de droit naturel, in Encyclopædia Universalis, Dictionnaire de la philosophie,
Préface d’André Comte-Sponville, 1. La tradition aristotélico-thomiste, Paris, Albin Michel, 2000, p. 1229
46
Cf. In Encyclopædia Universalis, Op. Cit., p. 1230.
47
Cf. Idem
48
Cette expression d’Aristote signifie l’existence du vivant comme nature vivante, par opposition à ce qui est mort,
et qui n’a plus ni nature ni fonction, c’est-à-dire celui qui est désormais déchargé de toute fonction.
65
possède une normalité de fonctionnement. C’est la manière avec laquelle les êtres doivent
réaliser leur nature, leur fonction, leur fin ou leur bien, qui fait la différence entre eux. Par
exemple, la nature du vivant est de se mouvoir et de se reproduire selon son espèce, mais celle de
l’homme (en plus de ces possibilités) est en principe de se distinguer en exerçant sa raison. Cet
exemple montre à plus d’un titre à quel niveau se situe la différence entre les autres êtres vivants
et l’homme qui, par sa raison, doit avoir des devoirs et des fonctions éthiques contrairement aux
autres vivants. L’homme, être vivant différent parce que libre et doué de raison, ne peut en fait
prendre son sens éthique qu’en prenant conscience de cette entité supérieure qu’est la raison,
sans omettre de prendre en compte toutes les autres espèces vivantes.
Par ailleurs le droit de nature n’étant une garantie pour personne, il importe donc de le
circonscrire, dans le but d’améliorer les rapports de l’homme avec autrui et avec le monde dans
lequel il se réalise. Or, l’être humain, bien que doté d’une raison, demeure énigmatique dans ses
rapports à la nature, parce que la raison à laquelle il doit se référer à toute occasion est orientée à
d’autres fins. C’est dans cette logique qu’elle peut se manifester en l’homme comme calculatrice
d’intérêts partisans. L’être humain est donc ainsi doté du désir de menace et de force. Une telle
orientation de la raison est un obstacle, et même un danger pour autrui, puisque la raison
calculerait ainsi l’intérêt, non pour viser le bien mais pour brandir la menace de la liberté
d’autrui. Thomas Hobbes 49 formule savamment cet état de fait et pose que, pour ce qui est de la
force corporelle, l’homme le plus faible en a assez pour tuer l’homme le plus fort. Cette
éventualité est possible, soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent
le même danger que lui.
Ainsi imprévisible pour l’homme, le droit naturel déterminé par la puissance ou le désir
de chacun en vertu du fait généralisé du conflit et d’incertitude qu’il engendre, doit être anéanti.
C’est dans ce désir de mettre fin à cette vie de menaces perpétuelles que la loi de nature viendra
supplanter le droit de nature, car le droit de nature se trouve déchiré par une contradiction. D’une
part, il isole chacun dans sa singularité, et d’autre part, il exige de rechercher la paix en
autorisant la guerre, puis requiert l’union qu’il interdit. Il est clair que, entre la guerre et l’ombre
harcelante de la mort et la réprimande du désir, un choix doit impérativement être fait. C’est
ainsi que la raison s’affirme en privilégiant le désir humain à survivre, grâce à la loi civile. La loi
civile, véritable produit de la raison, met pour ce faire en question le droit de nature, et restreint
le pouvoir de chacun sur tout et sur tous.
49
Thomas Hobbes, Le Léviathan, intr. (trad. Et notes de F. TRICAUD), Paris, Sirey, 1971.
66
Considérés comme radicalement opposés, le droit naturel et la loi de nature se distinguent
alors clairement. Le droit de nature correspond au pouvoir que possède chacun d’exercer sa
force, sa puissance. C’est en d’autres termes l’affirmation de l’individu dans sa singularité. Une
telle liberté que s’offre chacun d’user de son plaisir, son désir, sa jouissance, et même de son
pouvoir sur autrui, est dangereuse pour l’intégrité de la personne humaine. Prise ainsi, la liberté
serait pour chaque homme, un pouvoir sans limites qui lui permettrait d’étendre son empire pour
vivre, détruisant par conséquent son prochain.
Cette théorie longtemps débattue a fait école, et a suscité de nombreuses réactions. En
résumant la nature humaine de la sorte, il ressort évidemment que l’homme à l’état de nature
serait naturellement doté d’un instinct de violence. Or, cette théorisation des concepts de droit et
de lois de nature, est en réalité le fruit de l’imagination de certains philosophes du contrat, pour
justement canaliser certaines pulsions négatives de l’homme. Notre objectif était justement de
faire une rétrospective de cette réalité mythologique pour essayer de mieux comprendre la
question de la nature et les tendances originelles de l’homme, en rapport aussi bien avec son
histoire qu’à son mode de vie communautaire. En faisant cette rétrospective de l’histoire
humaine, on constate que celle-ci n’est finalement qu’un fragment de son histoire naturelle. Pour
mieux la comprendre, il suffirait de retenir que l’histoire humaine doit être saisie dans son
enracinement à la nature et dans sa connexion avec l’univers. Il est normal de la comparer à
l’histoire des autres organismes vivants tels que les plantes ou les animaux, qui demeurent
originellement attachés à la nature. Cet attachement originel de l’homme à la nature explique la
résistance qu’éprouve ce dernier à l’application de son intelligibilité, à dégager tous les mystères
qui y sont inhérents. Ce qui remet en cause la fameuse idée sur l’efficacité de l’homme machine
de La Mettrie, qui ne serait en fait qu’un automate infidèle, privé d’âme, fonctionnant de manière
mécanique, et qui trouve ses limites sans l’intervention incessante de l’homme.
A la différence des machines, les êtres vivants se caractérisent par leur comportement,
c’est-à-dire par leur conduite. Le parallèle tiré entre la machine et les êtres vivants, consiste à
montrer la différence comportementale entre ce qui se présente comme outil indispensable pour
l’accomplissement des tâches humaines, et les êtres vivants qui sont des organismes vivants
ayant une origine plus complexe. Autant la machine doit s’exécuter aux ordres de son maître, à
savoir l’être humain, autant les êtres vivants doivent obéir aux ordres de la nature, à travers
laquelle ils tirent leur essence. La conduite de chaque partie marque les limites et les différences
comportementales par rapport à l’exécution des tâches qui sont les leurs. Les machines ont pour
point de départ l’homme, et les êtres vivants ont pour point de départ les premières tendances à
la nature, qui sont les conduites convenables et les actions droites. D’ailleurs, la sagesse elle-
67
même trouve inévitablement son départ de ces premières tendances. Dans la partie sur la morale,
intitulée Les conduites convenables 50 , Diogène Laërce 51 apporte des nuances sur la
compréhension que l’on doit avoir des conduites convenables. En cohésion avec toute l’école
stoïcienne, il admet que l’expression conduite convenable s’applique à tous les êtres vivants,
c’est-à-dire qu’elle s’étend jusqu’aux animaux et aux plantes. Néanmoins, il rapporte que Zénon
est le premier à se servir de ce terme pour signifier ce qui convient à la nature particulière du
vivant. Pour reprendre ses propres termes, il dira que "ce qui convient est pour des organismes,
l’acte accompli selon une nature propre".
En effet, l’école stoïcienne dans son ensemble s’accorde à reconnaître que toute conduite
convenable se rapporte inévitablement à l’acte raisonnable, et doit être en conformité avec la
nature. En clair, l’acte convenable est une exigence ou une recommandation de la raison.
Toutefois, Zénon pense que parmi les actes accomplis par l’instinct, il y en a qui sont des
conduites convenables et d’autres non. Par l’exigence d’une conduite convenable, les Stoïciens
voulaient interpeller au premier chef l’homme, pour l’exhorter à suivre la voie de la sagesse,
celle qui impose un attachement indéfectible à la nature. Ils recherchaient à initier un genre de
vie ou une forme d’existence en conformité avec la raison. Cette raison était censée contrôler
tous les faits et gestes de l’homme. Considérées comme devoir de l’homme vis-à-vis de la
nature, les tendances originelles de l’être humain devraient vraisemblablement le conduire sur la
voie sûre d’une conduite convenable, elle-même recommandée par la raison. Or, le fait que l’être
humain soit par nature un être de désirs, complique certaines recommandations de la raison et
par conséquent, expose l’homme à la démesure.
Malgré ses prétentions démesurées à vouloir tout prendre à son compte, et malgré ses
insatiables prétentions à vouloir tout posséder, l’homme reste un être de désir. Liés les uns aux
autres, tous les êtres vivants sont indispensables au bon fonctionnement de la nature, et l’idée de
nature devient inévitablement liée à l’idée de détermination. Comme chez les Epicuriens, le point
de départ de l’éthique stoïcienne est naturaliste, à la différence que la description épicurienne est
aussitôt corrigée, puisque le mouvement premier ne vise pas le plaisir, mais tend à conserver et à
développer sa propre constitution. Comme pour tout vivant, ce qui détermine l’homme est son
caractère primitif à la nature, ainsi que la conscience qu’il est censé en avoir.
Ainsi, la constitution primitive de l’homme est irréfutablement liée à la nature qui l’aide a
priori à repousser ce qui lui est hostile, lui suggérant alors ce qui lui est convenable. Ce qui lui
50
Par « conduites convenable s », Diogène Laërce entend ce qui pousse par quelque force, à un acte raisonnable tel
qu’il soit en conformité avec la vie.
51
Diogène Laërce, VII, 107-110, Les Stoïciens textes choisis par Jean Brun, Paris, PUF, 1998, p. 109.
68
est convenable viendrait naturellement de sa raison, parce qu’elle commande les actions droites
et justes, conformes aussi bien aux lois naturelles que communautaires. C’est l’une des
conditions de la recherche du bonheur car, comme le souligne Stobée 52 , « toutes actions droites
sont des actions justes, conformes aux lois, attestant une bonne tenue, de bonnes mœurs, arrivant
heureusement, avec bonheur, avec à propos ». Dans la même logique, le philosophe stoïcien53
considérera les conduites convenables comme étant des actions droites et parfaites. Mais
l’homme est-il capable de vivre selon ces principes naturels ? En principe oui, car tout être
humain a la chance de bénéficier d’un libre arbitre qui lui offre des possibilités de choix, et lui
dicte grâce à sa raison, ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire. Grâce à la bonté de la
nature, tout vivant est censé avoir un entourage qui lui convient et un milieu qui lui est
naturellement approprié pour vivre décemment. Il suffirait seulement à l’homme de se laisser
guider par certaines de ses tendances naturelles, qui l’exhortent à un indéfectible attachement à la
nature pour ensuite se soumettre aux exigences de sa raison qui se charge de réguler sa conduite.
Normalement, tout se passe sans anicroches, pourvu que ce dernier s’exécute au bon respect des
règles qui s’attachent à celle-ci.
Ces règles sont les normes fixées par la raison qui exige à tout homme d’attacher à son
existence une conduite convenable utile à la vie. Autrement dit, tout être vivant doit se
conformer à la nature, en posant des actes justifiés par la raison. D’aucuns pensent par ailleurs
que l’acte convenable n’est pas seulement inhérent à l’homme, puisqu’il serait aussi présent au
sein de certaines espèces vivantes, même privées de raison. Dans leur ensemble, les animaux
suivent instinctivement leur nature, et vivent selon leurs besoins naturels. C’est donc à juste titre
que Stobée 54 , parlant des conduites convenables, dira justement que : « La conduite convenable
est ce qui chez le vivant est conforme à sa nature, un acte fondé et justifié par la raison ; le nonconvenable c’est au contraire ce qui n’est pas justifié par la raison. Ce convenable se retrouve
même chez les êtres privés de raison, car eux aussi sont capables de vivre conformément à leur
nature ; chez les êtres raisonnables, le convenable est ce qui découle dans la vie ». L’être humain
est donc naturellement porté à suivre ce qui lui est convenable, parce que ce qui lui est conforme
vient directement de la nature elle-même. Elle dicte toutes les tendances naturelles à tous les
êtres vivants, dans l’intention que ceux-ci suivent leur nature, c’est-à-dire s’attachent à ce qui est
bon et juste.
52
Stobée, Les Stoïciens, Eclo., II, 7, p. 110.
Idem, Stobée, Eclo., II, 7, 8, p. 110
54
Idem
53
69
L’unité organique et sa finalité étant le propre de la vie, chaque espèce vivante doit
nécessairement abandonner l’individualité qui le caractérise encore, pour être au service de la
nature. Mais l’espèce humaine est la seule capable de jugement rationnel, qui pourrait l’aider à
réfléchir et à agir efficacement sur la nature. C’est toute la différence avec les autres espèces qui
en sont dépourvues. L’homme est le plus actif de tous, ses tendances et ses sentiments naturels se
transforment finalement en a-sentiment, en passion, en un mot, en vice. Il est incompréhensible
et inconcevable qu’il ne tende pas vers ce qui paraît convenir à sa nature, c’est-à-dire aux besoins
de la raison. Vivre selon la nature ou selon l’exigence de la raison est pour tout animal
raisonnable, suivre l’impulsion instinctive de la tendance première, c’est-à-dire suivre la nature
et sa bonne conscience. Le plaisir n’est qu’un épiphénomène qui peut à la fois être le signe d’un
épanouissement positif ou négatif de l’esprit humain.
Ce comportement nous laisse pantois au point de penser que l’homme est à peine
conscient des actes qu’il pose, et de ce qui pourrait advenir à son cadre de vie s’il persiste à
exclure la raison de son action. La nature a donné à l’homme de quoi survivre sans trop de
peines, en suivant spontanément les impulsions innées que Sénèque appelle conatus, ou impetus.
L’homme au contraire y ajoute la raison qui est peut-être source de technique et de "valeur
surajoutée", qui devraient pourtant l’aider à mieux se comporter. Mais hélas, ce n’est pas
toujours le cas, puisque sa conduite sur la nature laisse à désirer. De ce fait, il doit
nécessairement substituer son adhésion instinctive de la nature à une adhésion consciente, preuve
d’une manifestation évidente de la raison. Cette adhésion est la preuve que l’homme serait le
seul à faire un choix pensé par rapport à son attitude envers la nature, il peut réfléchir sur son
ordre harmonieux, sur son respect, sur son avenir, et bien sûr sur les conséquences de ses actes.
Cela est tout à fait possible, puisqu’en réalité, l’homme a naturellement une inclination à la
raison, et donc à la vie morale.
70
2-2 L’homme et son inclination naturelle à la vie morale
La nature a doté tous les êtres vivants, d’inclinations naturelles. De ces acquis, ils
peuvent instinctivement se conserver eux-mêmes, éviter tout ce qui leur est nuisible, et sont à
même de rechercher tout ce qui leur est nécessaire à la vie. Chez les êtres vivants apparaît
également ce penchant commun à s’unir et à survivre, pour pérenniser leur espèce, même si une
différence majeure subsiste entre toutes les espèces, surtout entre l’homme et la bête. Il apparaît
que la bête s’adapte et est mue uniquement par ses sens, elle n’a aucune conscience de soi et n’a
aucune conscience du devenir. L’homme par contre est dépositaire de la raison, il a pleine
conscience de la notion du temps et de l’espace, c’est-à-dire du passé, du présent et de son
avenir. Il a par conséquent la responsabilité de veiller à tout ce qui relève de ses compétences, y
compris son cadre de vie.
Doté de raison, l’homme a donc cette capacité de mesurer les causes et les conséquences
de ses réalisations, il n’ignore pas ce qui peut se révéler dangereux pour lui et pour les autres. En
un mot, il peut facilement voir le cours de la vie et peut ainsi préparer d’avance ce qui est
nécessaire pour sa survie et celle de tous les autres êtres vivants. La nature se rattache à l’homme
par le langage de la raison qu’ils ont en partage. Ils partagent aussi une communauté de vie qui
fait naître en eux un amour particulier, parce que l’un a nécessairement besoin de l’autre. Pour
cette raison, l’homme travaille à préparer ce qui est indispensable à l’amélioration de ses
conditions de vie, mais aussi de celles de toutes les autres espèces vivantes. De ce fait, l’homme
a le devoir de protéger tout ce qu’il aime, comme il le ferait pour les membres de sa famille.
Aimer étant aussi agir, l’homme doit donc entourer de soins tous ceux qu’il aime.
La recherche de la vérité est une qualité et un objectif propres à l’homme. On comprend
que cela accroît sa curiosité à vouloir tout comprendre, ce qui le conduit parfois à certains excès.
Une telle attitude n’est pas forcément néfaste, puisqu’elle peut contribuer à éveiller certaines
curiosités indispensables à son instruction. Par celle-ci, l’homme parvient à apprendre davantage,
et cet apprentissage lui permet une meilleure compréhension du monde, l’exhortant ainsi à un
respect pour la nature. C’est l’une des clés d’un accès au bonheur toujours recherché, surtout s’il
le conçoit comme absence de trouble spirituel. Vivre heureux c’est donc comprendre qu’il n’est
pas nécessaire d’adopter des comportements susceptibles de porter préjudices à autrui. La nature
ne doit donc pas être considérée comme étrangère à l’homme, elle ne doit pas être forcée et
menacée sous prétexte d’apporter à l’homme des conditions de vie encore meilleures. En
essayant de découvrir à tout prix ce que la nature ne souhaite pas lui révéler, l’homme court le
risque d’hypothéquer sa propre vie et s’exposer ainsi aux colères imprévisibles qui pourraient le
71
désintégrer. C’est pourquoi, comprendre la nature par la simplicité rationnelle et morale,
conviendrait mieux à l’homme lui-même et à la nature.
Au désir de curiosité de l’homme se joignent parfois les passions de domination et de
désobéissance, qui sont effectivement cause d’insouciance ou de mépris vis-à-vis d’autrui. Obéir
à la nature c’est probablement garantir un futur peu effrayant. Or, l’intervention humaine souvent
jugée imprudente, et même brutale, n’offre aucune sérénité à l’espérance d’un futur sans danger.
Dépositaire d’une raison qui lui offre une conscience des choses, l’homme est à même de choisir
le bien parce que sa raison lui montre la voie de ce qu’est l’ordre, de ce qu’est la mesure, de ce
qui est convenable dans les actes qui pourraient être utiles, aussi bien à son espèce qu’aux autres.
Admettre une telle vision du monde, c’est faire preuve de discernement et être sûr d’assurer le
maintien des sociétés humaines, animales et végétales. De toute évidence, la grandeur d’un
homme ne peut se caractériser que par sa capacité à vivre en société, et par sa foi dans le contrat
naturel qui le lie aux autres espèces vivantes. La vigueur de l’âme humaine jugée élevée et
invincible, peut faire la différence dans sa capacité à mesurer les actes qu’il pose, qui doivent
nécessairement être distincts de ceux des êtres dépourvus de conscience et de raison. Par âme
élevée, on pense à la sagesse et à la prudence humaine. L’homme est de toute évidence celui qui
distingue le mieux cet aspect de choses, il est sans aucun doute celui qui peut avoir le plus de
pénétration et d’efficacité à développer la raison. C’est de cette raison qu’il peut tenir
légitimement une attitude prudente et sage, favorable au maintien d’une communauté de vie
entre espèces vivantes.
Maintenir la communauté c’est maintenir toute forme de vie. Faire émerger l’excellence
et la grandeur de l’âme, c’est sans conteste favoriser l’accroissement des richesses morales et
d’autres avantages allant dans ce sens. C’est également acquérir pour soi et pour les autres, des
connaissances qui permettent une reconnaissance d’autrui. L’ordre, la modération et toutes les
qualités semblables sont le fait de la raison, dont seul l’homme dispose. Conscient de cette
réalité, il lui faudrait recourir à l’action droite. Une action droite est une action pensée, c’est-àdire guidée par la droite raison. Elle exige une application de la mesure et de l’ordre dans sa
recherche de la vérité et du maintien des vies sous toutes leurs formes. C’est ainsi que l’être
humain a des chances d’accéder au bonheur et à toutes les convenances qu’exige sa raison, dont
celles qui l’exhortent à suivre l’unité et l’ordre de la nature.
Naturellement, chaque être humain a une dignité à défendre, celle qui établit sa liberté et
l’affirmation de sa raison. Pour mieux illustrer ces atouts inaliénables, l’homme doit prendre
conscience de lui-même, en se réalisant comme citoyen d’une communauté qui n’a pour seul lieu
de résidence que la nature.
72
Par ce statut, il se doit d’intégrer dans son mode de vie, une dimension d’amitié aux
sociétés humaines, et une considération digne de la réalité cosmique. L’égalité jadis reconnue par
Aristote aux seuls hommes libres, s’élargirait ainsi aux autres castes sociales, considérées
comme sous-catégories de la population, qui devraient être exclues de la société grecque. Tel
était le cas pour les esclaves, pour les étrangers et bien d’autres personnes considérées comme
tel. Pour échapper à ces inégalités, l’homme doit élargir son humanisme, et de ce fait, les autres
espèces vivantes doivent impérativement gagner leur place au sein de cette réalité cosmique qui
englobe toutes les vies. Ceci s’explique par le fait que l’espèce humaine, ainsi que les autres
espèces vivantes. Autrement dit, toutes les espèces vivantes ont une même provenance, celle qui
sert de siège à ce qui constitue toute la réalité cosmique, pourvoyeuse de la loi de la nature.
En ce sens, la loi de la nature peut être comprise comme étant une loi éternelle, puisque
l’homme est au sein du cosmos, le seul animal pensant, telle une instance rationnelle agissant
consciemment dans un Tout cosmique. Dans ce rapport de partie et de Tout, l’homme s’affirme
en s’insérant dans un Tout cosmique sur lequel doit être bâtie une société rationnelle. C’est
seulement dans ces conditions que s’entremêlent la notion de loi naturelle et la notion juridique
de loi propre à la communauté politique qui doit mettre en œuvre la raison, et donner lieu au
droit essentiellement humain (Jus gentium). La loi de nature se trouvera ainsi définie comme la
vraie loi, celle que l’on pourrait considérer comme participant à la droite raison, toujours
d’accord avec elle-même. Cette loi a un enjeu moral parce qu’elle appelle au devoir. L’appel au
devoir c’est éviter le mal en accomplissant le bien tout en préservant ses droits les plus
immuables qui sont la liberté de pensée selon la droite raison pour l’espèce humaine, et le droit
de vivre ou d’exister pour les autres espèces. Les droits des unes et des autres espèces sont
immuables et respectables en tout temps parce qu’ils sont justement issus de la nature.
Etre humain c’est avoir des sentiments, et la caractéristique première d’un être humain
est de vivre en communauté. Adopter ce mode de vie exige des sentiments et de l’affection entre
les hommes d’une part, et entre l’espèce humaine et les autres espèces d’autre part. Privilégier sa
propre espèce au détriment des autres est une injustice à proscrire, car agir ainsi c’est comme
revenir au droit de nature. Les profits des uns au détriment des autres sont très nuisibles pour la
vie en société. C’est pourquoi, il est nécessaire d’avoir des intérêts communs entre membres
d’une même communauté, sans omettre la possibilité de cohabiter avec d'autres communautés
qui composent les autres espèces. De tels rapports peuvent favoriser un climat d’égalité et de
justice entre pairs et entre sujets ayant en partage la nature comme espace commun sans lequel
aucune espèce ne peut survivre. Lorsque les avantages et les inconvénients sont presque les
mêmes, et les inégalités très réduites entre espèces vivantes, l’action morale est plus présente en
73
l’homme. Elle fait de l’homme un être de raison, car il engage sa responsabilité en favorisant une
vie harmonieuse avec autrui.
Contraire à la raison et à ce qui s’y rattache telles que les valeurs morales, la conscience
et la responsabilité individuelle et collective, la conduite humaine doit servir de modèle pour les
autres espèces vivantes. Les penchants naturels de toutes les espèces vivantes doivent toujours
être en phase avec leur nature propre. Pour ce faire, toute conduite indécente face à autrui, peut
être jugée volontaire, donc contraire à la nature même des êtres. L’équité et l’égalité entre les
espèces vivantes sont la preuve d’une nature, non seulement généreuse, mais aussi juste et
ordonnée. Les sauts d’humeurs constatés chez certains sujets humains, s’expliquent par leurs
désirs de passer outre, les exigences morales qui fondent leur être.
La communauté humaine, nous l’avons dit, a naturellement des sentiments envers la
nature, mais il existe toutefois en elle de sentiments nouveaux, totalement contraires à la vraie
nature de l’homme. C’est ainsi que certains hommes avides de pouvoirs et de biens matériels,
sont amenés à agir de manière insensée, cherchant à dévaloriser ce qui leur semble différent, rien
que pour augmenter leurs aises, aux dépens d’autrui. Tout homme disposé à dépouiller et à léser
son prochain dans l’optique de valoriser son propre être, altère la qualité des relations existant
entre l’homme et les espèces appelées à partager un espace qui appartient à tous. De même, si
chacun des hommes tire à lui tout seul ce qui sert aux autres, il leur enlève ainsi ce qu’ils ont de
plus précieux pour garantir leur vie. Le fait que l’on préfère tout acquérir pour soi, plutôt que
d’accorder à autrui la gestion et la responsabilité de son patrimoine, n’est pas en soi un acte
conforme au bon sens, mais aussi aux sentiments naturels que chacun devrait avoir vis-à-vis
d’autrui. Conçu pour vivre avec son prochain, l’être humain a intérêt à se réconcilier, d’abord
avec lui-même, puis avec l’autre avec qui il n’aurait pas certaines valeurs en partage. Se référant
à chaque fois aux valeurs morales qui le distinguent des autres espèces, il se doit de reconsidérer
les idées qu’il se fait d’autrui. Son désir insatiable de vouloir augmenter sa puissance pour des
ressources dépourvues de valeurs morales, telles que la richesse matérielle, la rente et l’adhésion
aux désirs non naturels et non nécessaires, fait de l’homme un être totalement insensible aux
injonctions rationnelles qui interpellent sans cesse sa conscience.
Fonder sa puissance sur l’acquisition incommensurable des biens matériels et financiers
ne serait pas a priori une mauvaise chose, si ceux qui en possèdent faisaient preuve de rationalité
et d’humilité vis-à-vis de ceux avec qui ils cohabitent. Il n’est pas raisonnable d’accroître ses
richesses dans le seul intérêt d’exercer une puissance sur autrui. Consciemment ou
inconsciemment, une telle attitude a pour conséquence la destruction de ce qui lui sert de
support, à savoir son cadre de vie. La raison humaine et les valeurs morales issues de celle-ci,
74
répugnent ce type de comportement parce que contraire à la droite raison. Pour éviter toute
désillusion face à la réaction inopinée des forces de la nature, l’espèce humaine doit
impérativement se remettre en question en interpellant sa raison, qui est la seule à même de
rétablir les sentiments naturels qui l’inviterait à vivre à nouveau en conformité avec la nature.
L’élévation et la grandeur de l’âme humaine sont des exigences qui déterminent son être. Cellesci contribuent activement à apaiser certains de ses désirs, autant que ses passions les moins
utiles. Pris comme tels, ces désirs et passions sont considérés comme des maladies de l’âme, ils
sont donc contraires à la raison. De là, il résulte que l’homme qui récuse ces maux et obéit à sa
raison, ne peut être nuisible à lui-même ni à autrui.
Tenues par une seule et unique loi, c’est-à-dire celle de la nature, il serait dommage que
certaines espèces vivantes cherchent à prendre le dessus sur les autres, allant même jusqu’à
l’anéantissement complet de leur existence. La raison humaine, par les nobles recommandations
qu’elle dicte à l’homme, interdit d’attenter aux droits d’autrui parce qu’aucune espèce n’en a
réellement le droit. Toute personne qui agit contrairement à cette loi naturelle s’expose aux
dangers des forces de la nature, parce qu’elle refuserait ainsi de tisser des liens avec autrui, afin
d’établir des rapports justes et équilibrés entre espèces. De tels agissements rompent
définitivement les sentiments naturels caractéristiques à l’espèce animale. Ces sentiments
naturels propres à l’espèce animale, n’existent que parce que cette espèce a naturellement une
inclination à la vie communautaire. A la différence des animaux, les hommes, par l’exercice de
la raison, parviennent à transformer et à réorienter ces inclinations communes à l’espèce animale,
vers une direction favorable au développement des valeurs morales. Par la force de la raison, des
liens étroits naissent entre hommes, et accroissent leur pensée. Ils éveillent leur conscience et
engagent par conséquent leurs responsabilités face à ce qui dépend d’eux, c’est-à-dire ce qui
relève de leurs compétences. L’homme en tant qu’espèce vivante faisant partie d’un ensemble
d’espèces inhérentes à la nature, n’a aucun intérêt à agir contre les principes de celle-ci. En
s’opposant à ses inclinations naturelles, il s’expose davantage aux dangers qui peuvent advenir
s’il s’obstine à défier la nature.
La loi naturelle qui observe et maintient l’homme à la nature, décide en temps voulu, des
sanctions qu’elle réserve à l’ensemble des espèces qui la forme. L’être humain a donc intérêt à se
ressaisir, en se soumettant aux inclinations naturelles desquelles naissent les principes moraux
qui caractérisent l’homme bon et sage.
Tout être humain qui n’interpelle pas sa raison, est considéré comme "bête féroce" à
figure démoniaque et monstrueuse. Il doit être amené à comprendre que de ses actes, dépend la
vie de toute une création, et que le salut de tous dépend tout autant du rôle qui est le sien face à la
75
nature. Tout homme raisonnable et conscient des responsabilités qui sont les siennes est censé
reconnaître ce que la nature lui apporte, et doit en retour s’interroger sur ce qu’il apporte à la
nature, sans perdre de vue que la nature le gratifie de tout ce dont il a besoin. C’est par cette
moralité que nous allons essayer de comprendre comment la nature peut être comprise comme
une entité intelligible, rationnelle et même divine.
76
2-3 La nature comme instance rationnelle, intelligible, divine et vivante
Il n’est point besoin de rappeler que les Grecs en général et les Stoïciens en particulier,
attribuaient à la divinité tous les bienfaits du monde ou de la nature. Le fait que le monde ou la
nature soit une entité vivante, elle était pour cela considérée comme une œuvre divine. De ce fait,
Dieu était devenu le principe premier de toute chose. On le désignait comme l’Etre créateur de
tous les êtres. Ebloui par l’art et la beauté de la nature, mais aussi par son ordre et par sa
cohérence, Zénon 55 disait d’elle qu’elle était « pleine d’intelligence et de vie ». Il l’avait ainsi
définie comme étant un feu artiste (ignem artificiosum) qui agissait avec tact et méthode à sa
propre régénérescence. Pour lui, la nature « procédait avec méthode à la génération des choses »,
ce qui voudrait dire qu’il reconnaissait en elle une puissance autorégulatrice.
Pour Zénon, le monde était vivant et pourvu d’intelligence, et le feu qui l’enflammait
n’était pas un feu destructeur mais plutôt un feu intérieur, artisan par lequel naît une croissance
vitale. Il admet néanmoins qu’il existe deux sortes de feu dont l’un d’entre eux est dépourvu de
tout art, celui-là est un feu qui entame et consume les forces mêmes de sa propre existence. A
contrario, le feu animé d’intelligence est celui qui nourrit et favorise l’art, parce qu’il est
croissance et vie. Toute vie serait issue de ce feu qui enflamme et éclaire le monde, tel un artiste
qui tisse une toile, ou encore un sculpteur qui taille avec minutie des objets tels qu’une pierre, un
arbre, ou tout autre outil susceptible d’un tel usage. Convaincu de cette intelligibilité de la nature
et des éléments qui la constituent, Zénon plaçait l’éther au-dessus de toute chose. Selon lui,
l’éther était le Dieu suprême qui assurait la gouvernance de toutes choses, parce que doué
d’intelligence.
De notre avis, à défaut d’argumenter sur la réalité d’une nature créée par Dieu, tout porte
à croire que ce stoïcien était en réalité émerveillé par la beauté et la puissance des astres dans
leur ensemble. De ce fait, il pensait indéfectiblement que ceux-ci étaient doués d’intelligence, et
avaient un caractère divin. Voici ce que Stobée 56 , nous rapporte à ce propos : « Zénon dit que le
soleil, la lune et chacun des autres astres sont doués d’esprit et d’intelligence et enflammés par
un feu artiste (…) ; car il y a deux sortes de feu : l’un sans art et consumant en lui-même ce dont
il se nourrit, l’autre artisan favorisant la croissance et observateur, tel qu’il se trouve dans les
plantes et les animaux, celui-ci est la nature et l’âme, la substance des astres est composée d’un
tel feu ».
55
Cf. Les Stoïciens, fragments de Zénon, rapportés par Cicéron, De natura deorum, II, 22, tirée de La Physique,
intitulée Le monde est un vivant intelligent, animé, divin ; p. 55
56
Op. cit, fragments rapportés par Stobée, Eclo., I, 25, 3. Dans la partie La Physique « Le monde est un vivant,
intelligent, animé, divin », p. 55.
77
Soulignons que pour tous les anciens Grecs et les Stoïciens en particulier, le monde avait
forcément une origine ou une explication fondée sur un ou plusieurs éléments. Cette vision du
cosmos a fait date, et le monde ou la nature trouvait son fondement dans l’un ou plusieurs de ces
éléments grâce auxquels une explication rationnelle ou mythique de la nature était apportée.
Zénon était l’un d’entre eux. Il fondait l’origine du monde sur l’éther. Les Stoïciens dans leur
ensemble étaient d’ailleurs dans cette même logique car, peu après Zénon, son disciple Cléanthe
pensait justement que, c’est le soleil qui régissait et gouvernait toute chose. Cela a conforté cette
tendance ancienne à donner une explication du cosmos par des croyances monistes. Tel était
l’esprit des Anciens en général, et celui des Stoïciens en particulier, pour qui l’origine du monde
était le fait d’un élément fondateur, même si celui-ci n’était pas forcément le même pour tous.
Pour Zénon, la nature en tant qu’instance supérieure, intelligible et divine, était
nécessairement douée de raison. Ce qui supposait que tous les éléments constitutifs de cette
nature, pouvaient également être doués de raison, à l’exception d’une certaine catégorie
d’espèces, tels que les animaux et les végétaux. Quant aux êtres dits supérieurs, c’est-à-dire les
êtres humains, ils font partie de la grande catégorie des êtres qui en sont pourvus, et c’est de la
raison qu’ils tiennent leur sagesse. Zénon pense que tous ceux qui possèdent cet avantage sont
supérieurs à ceux qui n’en possèdent pas. C’est pourquoi il pense que le monde est Dieu luimême, puisqu’il n’est pas privé de sens. En un mot, Zénon pense que tout ce qui est doué de
raison est supérieur, il en est de même pour tout ce qui contient des natures raisonnables.
Contenir des natures raisonnables c’est en fait être doué de raison, Sextus Empiricus le
pense, et l’exprime en ces termes : « (…) Il faut que ce qui contient des natures raisonnables soit
dans son ensemble doué de raison ; car le tout ne peut être inférieur aux parties ». Pour Sextus
Empiricus 57 , le monde étant lui-même raison, il ne saurait en être dépourvu. De la nature,
naissent des êtres raisonnables tels que les êtres humains. Il serait de ce fait impossible que la
nature soit elle-même privée de raison. Sextus Empiricus 58 ajoute : « ce qui émet la semence du
rationnel est lui-même rationnel, or le monde émet la semence du rationnel donc le monde est
rationnel ce qui entraîne l’existence de celui-ci ».
La nature dans son entièreté est faite de plusieurs parties rationnelles qui forment un
Tout, et ce Tout devient in fine l’Un-Tout que l’on pourrait aussi nommer nature. Elle est ainsi
considérée comme instance suprême rationnelle qui dirige le monde. Du fait qu’elle soit la
résultante des parties d’elle-même, la nature se présente comme principe directeur pourvu de
rationalité et d’intelligence. Ce principe régule le monde et ce qui le constitue, il est alors le
57
58
Sextus Empiricus, Adv. Math. ; IX, 85, Les Stoïciens, textes choisis par Jean Brun, Paris, PUF 1998, p. 56
Idem, p. 101
78
principe premier de ce qui est. Au premier abord, la nature semble facile à saisir et à maîtriser,
elle offre même les possibilités d’être comprise. En réalité, elle est plutôt une nécessité complexe
qui gouverne l’ensemble des êtres par des principes qui sont les siens, c’est-à-dire qu’elle
échappe à tout esprit, même celui pourvu de raison. Sa puissance et sa domination sur le monde
sont le fait d’une cohésion naturelle, rationnelle et quasi divine, héritage logique de ses parties
constitutives.
Sa cohésion naturelle est redistribuée à tous les êtres qui sont sous sa gouverne, d’où la
cohésion et l’intelligence révélées chez tous les êtres vivants, c’est-à-dire les plantes, les
animaux et bien sûr les hommes. Toute cette intelligence des êtres vivants ou des choses du
monde, vient du principe directeur digne de raison, et qui règne sur toute chose. Cicéron 59 ,
reconnaît en effet qu’il y a une nature qui, non seulement contient le monde, mais aussi le
gouverne. Selon Cicéron 60 : « (…) Il y a donc une nature qui contient le monde et qui le dirige
tout entier, et elle n’est pas privée de sentiment ni de raison ». L’on constate qu’au-delà du fait
que Cicéron s’inscrit sans réserve à la reconnaissance d’une nature qui gouverne, il affirme que
cette même nature est raison, et donc douée d’intelligence.
Cicéron affirme en outre que : « (…) En effet, il est nécessaire que toute nature qui n’est
ni une ni simple mais qui est jointe et liée à une autre, possède en elle quelque principe directeur
(principatum) : dans l’homme c’est l’intelligence, chez les animaux quelque chose de semblable
à l’intelligence qui les dirige dans leurs désirs. (…) c’est pourquoi il est nécessaire que ce en
quoi réside le principe directeur de toute la nature soit le meilleur et le plus digne par sa
domination et sa puissance sur toutes choses ». Evidemment, Cicéron est solidaire du propos de
Zénon, qui semble accorder une place de choix à l’homme dans la hiérarchie des êtres naturels,
mais pour lui, la nature reste au-dessus de tout. Il évite soigneusement d’attribuer aux animaux
cette qualité humaine qu’est l’intelligence, mais reconnaît néanmoins en eux des similitudes
quant à leur comportement.
S’agissant justement des animaux, Zénon estime qu’ils sont comme tous les autres êtres
vivants, mais ils sont malheureusement dépourvus de la qualité première qui les distingue des
êtres supérieurs c’est-à-dire la raison. Même si Zénon n’utilise pas ce terme, il évoque le concept
d’intelligence à travers lequel l’on reconnaît tout être doué de raison. C’est en effet la raison qui
permet toute intelligibilité à l’être humain en tant que puissance pensante, consciente et
responsable. Zénon accorde donc la toute puissance dominatrice à l’homme, alors qu’il attribue
aux animaux quelque chose de semblable qu’il aurait pu appeler instinct. A la différence de
59
60
Cicéron, De natura deorum, II, II, Les Stoïciens, textes choisis par Jean Brun, Paris, PUF 1998, p. 57.
Idem
79
l’intelligence, l’instinct est une faculté naturelle et non le fruit de la raison telle qu’elle se
manifeste en l’homme.
Zénon place la nature au-dessus de tout. Il la considère comme puissance suprême, car
c’est d’elle que provient l’intelligibilité du monde. Autrement dit, elle est l’ensemble des
éléments intelligibles qui forment la chaîne des valeurs constitutives du monde. Telle est la
volonté de la nature elle-même, qui a soigneusement procédé à une classification significative
des choses. Cela revient à dire que, autant l’homme a des désirs, autant les animaux et les plantes
en ont également, ce qui forme l’ensemble des vivants et régule la vie de la nature, ainsi que la
logique et l’ordre qui la caractérise. Toute chose est faite pour une autre, et c’est cette
complémentarité qui forme la chaîne des valeurs nécessaires à toute forme de vie. Chaque
maillon de la chaîne occupe ainsi une place prépondérante.
Dans cette perspective, Chrysippe pensait que toute chose n’existe qu’en vue d’autres
choses, ce qui explique que le monde soit aussi ordonné et complémentaire. La perfection est une
qualité de la nature, et l’homme est un des éléments constitutifs de la nature. Il est donc
nécessairement un être doté de cette qualité, mais à un degré moindre. Il en est de même pour
tous les autres êtres vivants qui sont aussi des éléments importants dans la composition de la
nature et le renforcement de son intelligibilité. Des écrits de Chrysippe, il nous est rapporté par
Cicéron que toutes les choses étaient nécessairement liées avec d’autres, parce que leur utilité
était telle, qu’elles servaient inévitablement aux autres.
Comme pour la chaîne alimentaire, chaque vivant a un rôle dans la nature, il prend autant
qu’il donne. C’est bien là que réside toute l’intelligibilité de la nature, qui a soigneusement tissé
cette hiérarchie qui est nécessaire à son autorégulation et sa régénérescence. Cité par Cicéron 61 ,
Chrysippe dit : « (…) toutes les autres choses ont été créées en vue d’autres choses : par
exemple les grains et les fruits qu’engendre la terre, ont été créés pour les animaux, les animaux
pour l’homme, le cheval pour porter, le bœuf pour labourer, le chien pour la chasse ou la garde.
L’homme lui-même est né pour contempler le monde et vivre en accord avec lui (ad mundum
contemplandum et imitandum), il n’est nullement parfait mais il possède quelques parcelles de
perfection ».
Comme nous l’avons déjà souligné, toute chose a un sens et n’existe que parce qu’elle est
utile pour elle-même, pour autrui, mais aussi pour la force sur laquelle il fonde sa vie, c’est-àdire la nature. L’homme n’échappe pas à cette règle. Zénon le rappelle en précisant que
l’homme, être au-dessus des autres êtres vivants dépourvus de raison, est au service de la nature.
61
Cicéron, De natura deorum, II, 8, Les Stoïciens, pp. 55-56
80
Il est un contemplateur de la nature et non un destructeur de celle-ci car, comme les autres êtres
vivants, il se doit d’être en harmonie et en cohésion avec son milieu. En clair, l’homme doit en
principe être le gardien, de la nature. Le monde selon les Anciens, serait rigoureusement ordonné
et parfait, et contient la totalité des êtres. Toute perfection doit provenir de lui, car rien n’existe
en dehors de lui. Cela revient à dire que toute chose serait la résultante de ce monde qui est en
fait, le produit de la nature elle-même. La perfection incarnée par la nature diffuse la vertu à
toutes les parties qui la constitue et à l’homme en particulier, parce qu’il serait le meilleur parmi
ses pairs.
Il conviendrait de retenir que la nature incarne l’intelligibilité, elle est la raison même,
elle est vecteur de vertu. Cependant, cette vertu n’est accessible qu’aux êtres pourvus de raison,
et particulièrement l’être humain qui, par nature est à même de valoriser son être par une attitude
vertueuse. Or, l’homme, malgré cette possibilité d’accéder à la vertu, est loin d’être parfait, mais
il est voué à l’être par la direction qu’il pourrait donner à son action. Par la qualité de son action,
ou par sa volonté de vivre en accord avec la nature, il pourrait aussi tendre vers cette vertu. La
nature étant parfaite et bonne, elle transmet à l’homme rationnel une partie de sa perfection qui
contribue à faire de lui, un homme sage. Ces qualités particulières héritées de la nature même,
font de lui une espèce supérieure, comparable à un Dieu par sa fonction inventive et créative.
Vue ainsi, il nous semble évident que la nature, par son ordre, son intelligibilité, ses qualités
divines léguées à l’homme, demeure totalement unie et unique, et se présente indubitablement
comme un Tout vivant.
81
2-4 La nature est un Tout-vivant
Affirmer que la nature est un Tout-vivant, c’est la comprendre comme « nature Gaïa »,
c’est-à-dire au sens où James Lovelock 62 la pose dans son hypothèse 63 comme Terre-mère. Prise
ainsi, la nature est sacrée car elle offre la vie. De ce fait, elle doit être considérée par tous comme
une mère qui enfante, et qui en retour doit bénéficier d’un statut particulier vis-à-vis de sa
progéniture. Dans la mythologie grecque, Gaïa est une Déesse qui s’identifie justement à la
Terre-mère en tant que génitrice et force divine. Le chercheur britannique James Lovelock en fait
une hypothèse appelée « hypothèse Gaïa ». Celle-ci affirme que la totalité de la matière terrestre
vivante sur terre ou sur toute surface ou se trouvent des vies, fonctionne comme un organisme
vivant appelé Gaïa. Déesse sacrée, Gaïa est une force qui s’autorégule grâce à une interaction
avec les parties de son Tout. Les parties qui la constituent trouvent la satisfaction de leurs
besoins en elle, et participent au maintien de la vie.
Affirmer que la nature est un Tout-vivant, c’est donc reconnaître que toutes les choses
sont intimement liées entre elles. Par son fonctionnement, les contraires se rejettent et finissent
par s’accorder, formant ainsi un système cohérent et solidement ficelé. Considérer que la nature
est un Tout-vivant, c’est aussi réfléchir sur la question d’une dialectique ontologique du sujet et
de l’objet. Une analogie sur la question de l’identité dialectique 64 du sujet et de l’objet peut donc
être faite pour mieux appréhender notre affirmation selon laquelle la nature est un Tout-vivant.
Dans La phénoménologie de l’esprit, Hegel 65 soutient que la liberté ne consiste pas dans la
dérogation au mécanisme de la nature mais dans son intellection. L’identité dialectique du sujet
et de l’objet s’effectue justement lorsqu'’il y a passage de l’un à l’autre, à l’image du processus
qui caractérise tant le vivant que la nature elle-même. C’est ainsi que la compréhension
rationnelle d’une chose ne peut pas se faire en apportant de l’extérieur une raison à l’objet pour
ensuite le transformer. En réalité, l’objet observé est en lui-même rationnel. Ce qui fait que
62
James Lovelock est un scientifique britannique, spécialiste des sciences de l’atmosphère. Il est considéré par la
communauté scientifique et écologistes comme un environnementaliste indépendant. Il est l’un de ceux qui ont parlé
avec insistance des effets néfastes de l’activité humaine sur la couche d’ozone. Lors de son voyage en Antarctique, il
a découvert l’omniprésence des chlorofluorocarbones (CFCs), qui sont des gaz issus de l’activité humaine, très
préjudiciables à la couche d’ozone parce qu’ils contribuent à sa destruction, favorisant ainsi l’infiltration des rayons
ultra-violets, préjudiciables pour la vie sur terre.
63
L’hypothèse Gaïa est attribuée à James Lovelock, mais Lynn Margulis, microbiologiste américaine, l’a
approfondie et en a fait une théorie appelée « théorie de Gaïa », dans laquelle elle soutient que la terre n’est pas
homéostatique mais plutôt homéorhétique. En d’autres termes, Gaïa serait un Tout, c’est-à-dire une symbiose vue de
l’espace.
64
L’identité dialectique est une sorte d’harmonie des contraires, qui consisterait à réconcilier le sujet et l’objet. Ce
type de dualisme est validé par Kant. Ce type de raisonnement peut être utilisé pour expliquer une idée ou un
concept. D’ailleurs, Kant l’utilise pour sauver justement son concept de liberté.
65
Tome I Flammarion, 1998
82
l’esprit humain dans sa liberté est en fait le plus haut sommet de la raison consciente de soi qui
se donne la réalité, et se produit comme existant.
La dialectique de la nature se ramène donc à la dialectique purement conceptuelle du
sens, par conséquent, il serait aisé d’affirmer qu’il y a plutôt une dialectique naturelle et non pas
une dialectique de la nature, car la nature est en soi un Tout-vivant. On pourrait ainsi l’appeler,
paradoxe humain universel, puisqu’il conforte la similitude dans l’existence humaine. Autrement
dit, l’être humain est le même ici et partout comme le serait la nature. Mais contrairement à la
nature, la mort parvient à s’interposer entre l’homme et son existence, délimitant par conséquent
son processus naturel. Ainsi, tous les êtres vivants, et surtout l’homme, ne pourraient se réaliser
que dans leur existence immédiate, d’où la nécessité pour le plus conscient et le plus rationnel
d’entre eux (l’homme), de faire usage de sa raison pour assurer des meilleures conditions de vie
à sa postérité. Tout cela ne pourrait être rendu possible que si l’homme en tant qu’être rationnel,
décide de se plier à la recommandation stoïcienne de vivre conformément à la nature.
On peut donc retenir que la question de la dialectique de la nature est en fait une question
de sens, car si certains pensent que la nature ne se résume qu’à ce que nous voyons ou à de
simples phénomènes, c’est un leurre. Il faudrait plutôt comprendre que la complexité de la nature
n’autorise à quiconque de la maîtriser totalement ou définitivement. Pour cela, le bénéfice du
doute nous autorise à affirmer que la nature étant infinie, donc insaisissable dans son processus
existentiel, ne peut totalement s’ouvrir aux connaissances humaines. Elle est un Tout-vivant qui
ne saurait être maîtrisé, ni par les seuls sens ni par les expériences scientifiques, car elle cultive
le mystère tout en préservant sa cohérence et son unité. Dans cette logique, elle mérite d’être
traitée avec beaucoup d’égards. Mais qu’est ce qui permet d’affirmer que la nature est réellement
unie ?
Disons que la nature visible, c’est-à-dire celle qui se dévoile à nous, est loin d’être une
réalité absolue, parce qu’elle a cette capacité de "se dévoiler en se voilant". De ce fait, elle est
difficilement saisissable. Loin d’être une entité statique, la nature est un processus au sens du
développement et de la régénérescence. En principe, son caractère infini n’autorise aucune
définition définitive à son égard. Toute explication définitive de ce qu’elle est réellement, relève
d’un leurre parce qu’elle deviendrait alors ce qu’elle n’est pas. Seule une tentative d’explication
par le biais du langage et de la raison, c’est-à-dire par la simple spéculation, peut être possible.
En un mot, la nature est un perpétuel revenir qui s’effectue grâce aux différentes parties qui
forment son Tout. Elle est partout présente, cette omniprésence fait qu’elle est finalement oubliée
et négligée par tous. C’est la familiarité, l’habitude et la lassitude de cette omniprésence qui
distrait l’esprit humain, au point qu’il finit par ne plus se rendre compte de sa présence, et même
83
de son existence. Elle est devenue si banale et si habituelle que personne ne la remarque. Tout
s’explique par la complexité qui empêche une maîtrise parfaite de la réalité qui forme son Tout.
Eu égard à toutes ces difficultés, la sagesse humaine recommande une attitude prudente et
intelligente à l’égard de la nature.
Par la complexité qui forme son Tout, la nature peut se comprendre comme étant un
système d’interdépendance, c’est-à-dire un organisme dans lequel chaque partie est solidaire du
Tout constitutif de son unité. En d’autres termes, aucun évènement en elle n’est réellement isolé,
car un évènement isolé n’est rien s’il est en dehors de ce Tout grâce auquel il reçoit la vie et la
partage avec ses parties. Cette nature à la fois magique et énigmatique, viendrait justement
rappeler à tout être rationnel qu’il y aurait au-dessus de tout, une superpuissance, mieux, un
"premier moteur 66 ". Partant du constat que tout évènement a une explication et que celle-ci
échappe parfois à l’homme, il va de soi que ce dernier puisse avoir recours à des connaissances
métaphysiques qui, seules, pourraient apporter des réponses provisoires aux préoccupations
humaines.
Chaque phénomène de la nature devient pour l’homme un évènement auquel il importe
d’apporter une explication rationnelle ou scientifique. Or, le constat qui se dégage est que chaque
évènement semble indéfectiblement lié ou relié à d’autres. Peut-être serait-il possible que ces
évènements puissent être accessibles à l’homme, c’est-à-dire que ce dernier puisse finalement
apporter une explication définitive. Mais pour l’instant, il semble plutôt impossible à l’homme
d’en prendre la mesure, c’est-à-dire d’appréhender avec certitude les mystères qui s’y rattachent.
De même, il est tout aussi difficile pour l’homme de comprendre avec exactitude cette solide
imbrication de la nature avec son Tout. Ce qui complique la cohabitation entre les deux, parce
que cette difficulté accroît encore plus l’impuissance de l’homme face aux limites accablantes de
son intelligence. Ces limites devraient en principe conduire l’homme à comprendre que la
maîtrise de la nature est si complexe, qu’il serait prudent de recourir aux explications rationnelles
du monde. La raison reste, à notre sens, la seule faculté capable d’explications recevables de
certains phénomènes.
En somme, tout esprit épris de raison, devrait comprendre que l’unité de la nature résulte
de la relation de dépendance mutuelle de tous les corps, qualités, états, etc. La nature est
l’expression de l’invariance de l’univers et de la continuité de ses parties. Elle doit donc être
considérée comme un Tout-vivant dont les éléments ne peuvent être dissociés. C’est dans ce sens
qu’il paraît tout aussi difficile de dissocier le physique et le psychique de l’homme, car l’homme
66
Par l’expression "premier moteur", nous pensons évidemment à Aristote qui, faisant allusion à l’Etre suprême,
incréé et omniscient, a utilisé cette expression, pour signifier sa puissance. Peut-être était-il question de Dieu.
84
est lui-même une partie de la nature. Loin d’être indépendant du corps, l’esprit humain est
totalement inséparable de celui-ci. Imbriqués l’un dans l’autre, tous les deux inscrivent l’homme
dans la nature. L’esprit humain est par conséquent la partie invisible de l’espèce humaine.
Par ailleurs, il serait absurde de penser que l’agencement des parties de la nature qui
forment son unité, est le fruit d’un hasard. De même, nous réfutons les considérations selon
lesquelles cette unité s’explique par la seule volonté d’un Dieu créateur et unique, responsable de
cet ordre que nous savons naturel. Riche de sens, la nature est constituée d’un ensemble
d’éléments qui assurent son fonctionnement et sa régénérescence. Elle ne peut être appréhendée
que de manière métaphysique, mais elle s’ouvre aussi à la réflexion par le biais de l’expérience
scientifique, qui apporte son savoir-faire pratique. Toutefois, l’expérience scientifique ne doit
pas échapper à un minutieux examen rationnel grâce auquel, toute opération risquée serait
proscrite ou bannie. Dans sa volonté d’explorer le monde, l’homme ne doit pas donner à son
action une direction contraire au bon sens. Il serait donc mieux pour lui de comprendre et de
considérer que, chaque évènement dans le monde, est une occasion de réfléchir encore plus sur
ce qu’est la nature et ce dont elle a besoin. Se contenter simplement d’admirer la nature, serait
évidemment un recul par rapport aux connaissances humaines déjà obtenues sur celle-ci. Il est
alors juste de l’explorer, mais non sans une prise de conscience suscitée par l’intelligence et la
raison. Face à l’inconnu, la raison doit toujours être interpellée, parce qu’elle peut apporter des
solutions aux préoccupations humaines nées des problèmes de la nature. Mais comment mettre
fin à ces sempiternelles préoccupations ?
La solution la plus simple serait plutôt de s’en remettre aux multiples qualités dont nous a
doté la nature, à savoir la faculté de voir et d’apprécier les évènements, le sentiment de
reconnaissance et surtout notre capacité d’agir selon la raison. En impliquant fortement cette
entité indispensable à l’homme qu’est la raison, il serait plus facile à ce dernier de comprendre
que, c’est la nature elle-même qui est ainsi faite. Elle aurait volontairement choisi d’adopter ceci
plutôt que cela, en plaçant minutieusement chaque chose à sa place. Comme des maillons d’une
chaîne, elle a su disposer toutes les parties du Tout en les imbriquant les unes aux autres, afin
que chacune de ces parties se complète mutuellement par le jeu logique d’une harmonie des
contraires.
L’arrangement même des parties dans le Tout est une œuvre totalement achevée, et donc
parfaite. C’est la résultante d’une œuvre qui s’est construite elle-même par l’art de la nature. Cet
art de la nature est de loin supérieur à celui de l’homme, puisque l’homme ne fait qu’imiter la
nature dans ses réalisations. De la nature naissent et proviennent toutes choses. L’on ne sait pas
si cela est le fait d’une nécessité, ce qui semble sûr cependant, est que celle-ci est l’effet d’une
85
intelligence et d’une raison naturelle qui se manifestent également en l’homme, par la grandeur
de son âme.
En observant de plus près tous les mouvements et tous les évènements de ce monde, il est
normal d’affirmer qu’ils sont déterminés et uniformisés. Aussi, il y a nul doute qu’ils sont réglés
selon un ordre fixe, et avec un accord invariable selon la volonté créatrice de la nature.
Comprendre qu’il y a dans cet ordre une demeure céleste et divine, relève de la conscience de
chacun, pourvu que l’ordre et le respect de la nature soient reconnus par l’homme. Que la
divinité surveille toute chose ou que la nature elle-même en assure la surveillance et le contrôle,
cela n’a aucune importance. Que la divinité soit à l’origine du monde ou que la nature
s’autogénère importe peu. Ce qui compte finalement, c’est l’action de l’homme sur la nature et la
garantie de son devenir.
Comme indiqué plus haut, la nature est un Tout-vivant parce qu’elle est une matière qui
possède une âme, et c’est d’elle que l’être humain tient toutes ses qualités. Tout est lié et se
complète, c’est pourquoi aux choses qui naissent succèdent celles qui meurent, et des choses qui
meurent, viennent celles qui naissent. Il y a là la réalité d’un enchaînement naturel harmonieux et
magique, impulsé par la nature qui en assure la maîtrise et le contrôle. De ces faits naturels et
physiques, Marc Aurèle 67 en tirera une évidence, celle qui pousse à croire que : « Les choses qui
succèdent à d’autres, ont toujours, avec celles qui les ont précédées, un rapport de famille : ce
n’est point, en effet, comme une suite de nombres sans rapport entre eux, et qui ne contiennent
que la qualité qui les constitue ; c’est un enchaînement harmonieusement réglé. Et de même qu’il
règne dans ce qui est, une coordination parfaite, de même il y a dans les choses qui naissent, non
pas succession pure et simple, mais une évidente et admirable parenté ».
Marc Aurèle met en évidence le caractère rationnel et intelligible de la nature. Il est
admiratif de la discipline organisationnelle dont elle fait preuve, et montre à quel point la nature
ne saurait être le fruit d’un hasard. C’est la preuve qu’elle est l’expression d’une volonté pensée
et harmonieusement conçue par une essence qui se meut de l’intérieur. Ses apparents désordre et
caractère imparfait dans la répartition des parties qui la constituent ne sont qu’illusion. Revenant
pour illustration sur le cas des calamités naturelles qui font parties de son mode de
fonctionnement normal, celles-ci ne sont en fait que l’expression magique d’une coordination
parfaite et non maîtrisable par certaines parties de ce Tout-vivant, en particulier l’homme. La
nature a des capacités insoupçonnables, certaines d’entre elles se retrouvent dans l’esprit humain.
Ces quelques qualités présentes chez l’être humain se justifient par la fécondité de son esprit à
67
Op. cit, p. 77
86
réfléchir et à ordonner les choses par le biais de la raison. L’esprit humain renferme lui aussi des
ressources incommensurables qui classent les choses telles qu’elles doivent être, selon ses
besoins et ceux utiles à autrui. Ces qualités humaines héritées de la perfection de la nature,
trouvent leur refuge intelligible dans la raison humaine. La raison permet à l’homme de tirer une
partie de cette perfection, tout en préservant à ce dernier l’avantage de son libre arbitre. En en
faisant un mauvais usage, il peut faire émerger certaines contradictions humaines dues à une
mauvaise application des ordres dictés par la raison.
En définitive, comprendre que la nature est un Tout-vivant et que celle-ci est la même
parce que subdivisée en plusieurs parties, elles-mêmes unies les unes des autres, uniques,
singulières et plurielles à la fois, revient à comprendre que la nature mérite le respect.
Comprendre cela, c’est admettre que l’histoire humaine n’est qu’un fragment de l’histoire
naturelle.
87
2-5 Histoire humaine, histoire naturelle
Dans son ensemble, l’histoire humaine a souvent été marquée par une existence
tumultueuse et instable, totalement assujettie au temps. Les guerres, les épidémies et d’autres
choses de ce genre, n’ont pas amélioré son sort, bien au contraire, elles l’ont davantage rendue
difficile. Totalement liée à l’histoire humaine, l’histoire naturelle a également été le théâtre d’une
existence chaotique, née du droit naturel. Sujet à un désordre dû aux inégalités existantes entre
les êtres vivants, l’état de nature était chaotique. Ces inégalités étaient le fait d’une absence
d’organisation pensée et rationalisée, des sociétés humaines. En clair, l’absence des lois
communautaires et sociales avait engendré entre les hommes, une violence gratuite et
permanente. La cohabitation entre histoire humaine et histoire naturelle à travers l’espace et le
temps, impose à cette dualité historique une trajectoire similaire, par le fait que tout est
naturellement immergé dans la nature elle-même.
Etant source de toute vie, la nature a dès l’origine imaginé et ordonné le monde, en vue
d’obtenir une relation parfaitement harmonieuse entre espèces vivantes. Au premier rang des
espèces se trouve l’homme parce qu’il est pourvu de raison. Par son libre arbitre, l’homme
devrait nécessairement se conformer aux recommandations de sa raison. Il n’est pas rare que
l’homme abuse de son libre arbitre. De ce fait, il s’octroie tous les droits au profit des autres
espèces. Or, dans le fonctionnement normal de la nature, chaque espèce vivante à un rôle
important à jouer au sein de cet espace. Par exemple, elle a prévu que le végétal naît de la terre ;
que les bêtes soient douées de sens et d’instincts ; que certaines espèces nagent et habitent les
eaux ; que d’autres volent et rampent ; et enfin qu’il y ait également d’autres espèces qui
marchent, etc.. Ainsi, chaque espèce reste dans sa catégorie et garde sa fonction propre. Telle a
été la volonté des lois de la nature.
De la même manière, chaque espèce a été dotée par la nature de traits particuliers, et une
âme 68 a été attribuée à chacune des créations. Il y a une âme intellective pour l’espèce humaine,
une âme sensitive pour l’espèce animale et enfin une âme végétative pour l’espèce végétale. Or,
de toutes ces qualités naturelles, la plus élevée et la plus noble serait celle attribuée à l’homme,
68
Pour Aristote, l’âme et le corps sont des organes totalement distincts. Il marque une rupture totale avec la
conception platonicienne de l’âme et du corps, qui ne forment qu’une seule et unique chose. Aristote substitue plutôt
à un schéma instrumentiste, celui dit hylémorphiste selon lequel l’âme est la forme du corps. Dans le Traité de
l’âme, Aristote distingue justement les différents degrés de l’âme. Il dit que l’âme humaine n’est pas seulement
végétative comme celle des plantes, ni sensitive comme celle des animaux, mais elle est aussi intellective. Toutefois,
Aristote refuse de manière absolue de parler de trois âmes distinctes. Il fait plutôt état d’une intégration des âmes
végétatives et sensitives au niveau supérieur de l’âme intellective, sans qu’il y ait réduction d’un niveau à l’autre, et
sans que l’émergence d’un nouvel ordre rende les précédents inopérants ou superflus. In Dictionnaire des
philosophes, sous la Direction de Dénis Huisman, Préface de Ferdinand Alquié, Introduction de Marcel Coche, T1
(AJ) Paris, PUF, 1984, p. 117.
88
puisque l’âme humaine au-delà du fait qu’elle soit intellective, n’est pas forcément distincte des
autres âmes dites sensitives et végétatives. La raison est parfois instinctive, ce qui offre à
l’homme une valeur ajoutée par rapport à toutes les autres âmes, et de ce fait, elle confère à
l’homme un statut particulier. L’âme intellective génère en l’homme une intelligence capable de
lui apporter toutes les qualités possibles, à condition d’en faire bon usage.
Même entachée de tumultes historiques tels que les guerres, l’histoire humaine n’a pas un
schéma naturel d’éternel retour. C’est l’être humain en tant qu’être de raison qui a la totale
responsabilité d’une gestion juste de son action, afin de donner un sens positif à son histoire et
maintenir intact son cadre de vie, parce qu’il fait partie de son histoire. Malheureusement, la
grande particularité de l’être humain est de ne réagir que lorsqu’il est en difficulté, ou s’il a déjà
été victime d’une situation qui le contrarie. Même certains grands évènements de la nature
parfois dramatiques qui ponctuent sa vie et son existence, ne l’interpellent guère, encore moins la
souffrance infligée à celle-ci. L’histoire humaine est indéfectiblement liée à une temporalité
ordonnée à partir d’une origine connue : la nature. La suite des évènements naturels qui
ponctuent l’histoire humaine, fait partie de son histoire en tant qu’elle ne pouvait exister que
comme telle. Loin d’être fataliste, il serait juste de penser que la nature est faite pour agir selon
sa propre conception et selon son bon vouloir. Et toutes les espèces vivantes qui s’y trouvent,
sont amenées à subir ses colères. En même temps, l’ordre et la cohérence de la nature sont un
atout nécessaire pour toutes les catégories d’espèces vivantes, pourvu que celles-ci s’y
accommodent.
A contrario, la volonté humaine de toujours produire sans cesse et sans limites, sans tenir
compte des conséquences de ce qui pourrait advenir, contribue à la destruction de la nature. C’est
ainsi que les différentes œuvres humaines sur la nature sont parfois absurdes parce que l’homme
vise surtout son intérêt propre. Par exemple, les immenses constructions humaines telles que les
buildings qui servent de logements, de bureaux, d’usines ou d’industries diverses, sont à
l’origine de certains désastres subis par la nature. Certains travaux tels que les barrages
électriques contrarient le fonctionnement naturel des rivières et des fleuves, et privent la flore et
la faune d’une bonne alimentation en eau. Les usines et les grandes industries favorisent la
pollution de l’air, contribuant à la destruction de la couche d’ozone.
Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, toutes les catastrophes naturelles ne
visent pas la destruction de l’espèce humaine ou celle des autres espèces vivantes. Lorsqu’elles
proviennent de la propre volonté de la nature, ces catastrophes sont nécessaires à son
autorégulation. Par exemple, certaines calamités naturelles telles que les éruptions volcaniques
ou les séismes, sont surtout le fait d’un dynamisme intelligible voulu par la nature elle-même. Ce
89
dynamisme s’impose du fait d’une régénérescence de la nature, comme initialement programmée
par le tréfonds de son âme. La nature n’agit que pour le bien de ses parties constitutives, c’est-àdire dans l’intérêt de tous les êtres vivants. Marc Aurèle reconnaîtra même que « c’est pour un
bien que la nature est forcée d’agir comme elle fait ». Dans sa volonté d’apporter aux êtres
vivants la récompense due à la forme de leur action, elle agit selon un ordre de successions
marquées par une redistribution juste et méritée des choses. Confortant cette analyse, Marc
Aurèle, dans la partie intitulée La providence et l’homme, ira jusqu’à le suggérer à tous.
Marc Aurèle 69 était persuadé que l’ordre de la nature imposait justice et bien, et de celuici dérivait une redistribution rationnelle des choses selon un mérite soigneusement classifié par
la nature. Il affirmait à cet effet que « Tout ce qui arrive, arrive justement : c’est ce que tu
reconnaîtras si tu observes attentivement les choses. Je ne dis pas seulement qu’il y a un ordre de
succession marqué, mais que tout suit la loi de la justice, et dénote un être qui distribue les
choses selon le mérite. Prends-y donc bien garde, comme déjà tu as commencé ; et tout ce que tu
fais, fais-le dans la vue de te rendre homme de bien ; je dis homme de bien dans le sens propre
du mot : que ce soit là la règle constante de chacune de tes actions ».
Dans cette logique, Marc Aurèle exhorte tous les êtres humains, de se débarrasser des
maux qui ruinent leurs valeurs intrinsèques, c’est-à-dire celles qui sont contraires au bon sens.
En clair, il suggère aux hommes de prendre des décisions conformes à ce qui leur est
fondamental, c’est-à-dire la raison. Toute offense à la raison serait de facto une offense à la
nature, ce qui serait totalement contraire à ce que souhaiterait la réalité qui, en principe, impose
sens et devoir à la forme et à la qualité de l’action. D’où ce conseil du philosophe Empereur 70 ,
qu’il formule en ces termes : « (…) N’aie jamais des choses l’opinion qu’en a celui qui t’offense,
ou celle qu’il veut t’en faire concevoir : mais vois-les comme elles sont dans la réalité ».
Imaginer que la nature aurait une histoire totalement différente de celle de l’homme
reviendrait à nier sa propre existence, c’est en fin de compte se nier soi-même en tant que
matière et esprit. Le philosophe empereur 71 recommande alors ce qui suit : « représente-toi sans
cesse le monde comme un animal composé d’une seule matière et d’une âme unique. Vois
comment tout se conforme à son seul sentiment ; comment tout se fait par son unique impulsion ;
69
Marc Aurèle, Les Stoïciens, livre. IV, 9-10, textes choisis par Jean Brun, « La providence et l’homme », texte tiré
de « la Physique stoïcienne », Paris, PUF, 1998, p. 77.
70
Op. cit.
71
Par l’expression "philosophe empereur", nous voulons juste rappeler pour mémoire que, tout en étant philosophe,
Marc Aurèle a régné en son temps comme Empereur.
90
comment tout est la cause coopérante de tout ce qui se produit ; enfin quels sont l’enchaînement,
la solidarité mutuelle et toutes choses 72 ».
La nature étant fondamentalement raison et liberté, elle est de ce fait intelligence et
harmonie. Ayant fait de l’homme l’être vivant le plus élevé et le plus élaboré parmi tant
d’espèces, la nature l’a également gratifié d’une liberté d’esprit et de pensée qui lui permet de
perfectionner ses qualités morales et intellectuelles. Des similitudes entre la nature et l’homme,
émergent leur caractère imprévisible. Une liberté d’agir se manifeste en eux à travers les
mouvements qui permettent leur régénérescence. C’est pourquoi, la liberté est pour l’homme,
une qualité inaliénable au même titre que sa raison. Telles sont des qualités particulières que
l’homme tient de la nature, lesquelles contribuent à la fertilité de son esprit. L’histoire humaine
reste donc totalement rattachée à l’histoire de la nature. La liberté de mouvements qui caractérise
la nature est aussi présente en l’homme. Cette liberté constitue la marque d’autonomie de
chacun, donnant ainsi volontairement une orientation libre à leur existence.
Epictète 73 , dans ses Entretiens, conforte notre analyse en ces termes : « puisque l’homme
libre est celui à qui tout arrive comme il le désire, me dit un fou, je veux aussi que tout m’arrive
comme il me plaît. - Eh ! Mon ami, la folie et la liberté ne se trouvent jamais ensemble. La
liberté est une chose non seulement très belle, mais très raisonnable et il n’y a rien de plus
absurde ni de plus déraisonnable que de former des désirs téméraires et de vouloir que les choses
arrivent comme nous les avons pensées. Quand j’ai le nom de Dion à écrire, il faut que je
l’écrive, non pas comme je le veux, mais tel qu’il est, sans y changer une seule lettre. Il en est de
même dans tous les arts et dans toutes les sciences. Et tu veux que sur la plus grande et la plus
importante de toutes les choses, je veux dire la liberté, on voit régner le caprice et la fantaisie.
Non mon ami : la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais
comme elles arrivent ». La dernière phrase d’Epictète montre que la liberté peut être
indissociable de la fatalité, mais elle peut aussi être l’expression d’une volonté capricieuse de
l’homme.
Les choses doivent être faites et exécutées de manière juste, honnête et sage. Tous désirs
absurdes et déraisonnables doivent être proscrits, parce que contraires à l’idée naturelle de la
liberté. Cette précision montre en effet qu’il pourrait y avoir une nuance sur la liberté telle que
comprise par l’homme, et la liberté telle que l’exige la nature. Celle de l’homme est parfois le
fait d’une folie des grandeurs, et celle de la nature est le fruit d’une rationalité indéfectible, c’està-dire basée sur la cohérence, l’ordre et l’unité qui la fonde. D’où l’appel lancé par les Stoïciens
72
73
Op. Cit., p. 77
Cf. Epictète, Entretiens, I, 35, Les Stoïciens, Op. Cit., p.76
91
à vivre conformément à la nature, de la suivre ou de l’imiter, parce qu’elle serait libre,
rationnelle et parfaite. En suivant cet appel, l’homme pourrait parfaire ses désirs parfois
extravagants, et pourrait ainsi se nourrir de la sagesse qu’elle offre. En se conformant à ces
exigences, l’homme a plus de chances d’augmenter ses capacités morales et spirituelles, qui
pourraient lui permettre de perfectionner son mode de vie.
Afin de rapprocher davantage son histoire à celle de la nature, il importe à l’homme en
tant que volonté libre de s’affirmer en tant que conscience et responsabilité. Parce que doué de
raison et en tant qu’artisan de son histoire, l’homme se doit de réaliser très vite, et cela par sa
seule conscience, que la nature est une réalité vivante d’où il surgit. Il doit aussi comprendre que
c’est elle qui rythme sa vie et rend agréable ou non son existence. Elle lui apporte tous les
matériaux nécessaires à son maintien dans cet espace. En réalité, la véritable condition de
l’espèce humaine sur terre est d’échapper à tout moment à la précarité de sa vie, toujours en
perpétuel sursis face à la mort. En tant qu’être désirant, l’homme doit chercher à perpétuer son
espèce en évitant de vivre de manière étrange dans un espace qui lui offre la possibilité de vivre
en toute quiétude, pour peu qu’il s’y conforme. Il n’y a pas de permanence dans les rapports qu’il
entretient avec la nature. Toutefois, des rapports de familiarité et de tranquillité sont possibles
entre l’homme et la nature. Ces rapports dépendent essentiellement de la volonté humaine de
faire émerger sa conscience, et de se montrer responsable face à son action. L’absence de
conscience dans ces rapports qui les lient, serait de nature à entamer l’intime relation séculaire,
ou plutôt millénaire, qui a toujours existé entre la nature et l’homme.
L’histoire humaine doit être pour l’humanité et toutes les espèces vivantes qui
l’accompagnent une histoire qui repose sur une vraie relation. Mais le refus de l’homme de
cohabiter harmonieusement avec la nature fausse la relation entre la nature et lui. Il serait bien
qu’il interpelle une fois de plus sa conscience. Par la conscience qu’il a de son existence propre,
et de son esprit, l’homme doit ressentir la nature comme un organe qu’il accepterait comme
prolongement de ce corps qui lui appartient. S’il considère la nature comme une instance distante
et sans vie, il lui sera très difficile d’avoir un attachement digne d’intérêt à celle-ci. Par la force
de la raison, l’homme a toutes les possibilités de se réaliser comme conscience. C’est pourquoi il
devrait se déployer à en faire bon usage, et placer ainsi sa puissance dominatrice parfois
insensée, dans les tiroirs de l’histoire en tant qu’actes manqués. Tout son intérêt serait de
comprendre que la vie et l’histoire de la nature, sont aussi les siennes. De ce fait, sa propre
histoire doit être coextensive à celle de la nature, comme le serait celle de son propre corps.
Comme pour son propre corps, la nature doit être pour l’homme un lieu privilégié et sacré, qui
héberge des maux de nos âmes, mais aussi les vertus provenant de toutes les âmes pures. Exister
92
c’est être en rapport avec la nature, c’est appartenir à celle-ci, c’est y résider pendant et après
notre exil définitif qu’est la mort. Nous devrions pour cela, vivre en accord avec la nature, c’està-dire être en communion permanente avec elle.
En tant que réalité existante supérieure et en tant qu’intelligence, l’homme doit
concentrer ses efforts, non pour asseoir son pouvoir de liberté sur la nature, mais plutôt pour
exercer une domination rationnelle sur les décisions qui gouvernent sa vie. L’histoire humaine
étant un fragment de l’histoire de la nature, l’homme y est naturellement enraciné et partage
aussi bien les avantages et les maux qui en découlent. Pour mieux comprendre l’histoire de
l’homme en tant que fragment de l’histoire de la nature, l’homme doit être saisi dans sa
connexion avec l’univers. Autrement dit, l’histoire humaine doit être comprise en tant qu’histoire
des formations culturelles. A travers la culture, l’homme s’émancipe et accroît le développement
progressif de la raison. L’espèce humaine est comme une plante naturelle qui se réalise comme
l’espèce animale, toutes les deux rythmées par une vie physique, en liaison avec leur âme pour
les uns, et leur vie morale et spirituelle pour les autres.
Du rôle et de la force de chaque espèce vivante, il est aisé d’admettre que toute vie
physique a toujours un rapport direct avec la vie spirituelle, telle une efflorescence de la vie
organique. C’est ainsi que dès l’apparition du vivant, l’homme a affaire à des modes
d’organisation de plus en plus complexes. Toutefois, il y a des phénomènes physiques (visibles
ou invisibles) qui pourraient lui échapper, mais que les animaux pourraient mieux maîtriser. Ces
phénomènes parfois vitaux résistent à l’intelligibilité humaine, efficace pour percevoir la qualité
des relations et des structures que la nature accepte de dévoiler à nos sens. Telle est la rationalité
née de la volonté de la nature, source d’inspiration des Stoïciens, lesquels ont su concevoir une
sorte de contrat que nous appellerons : éthique du contrat ratio-naturel.
93
Chapitre III : Les Stoïciens et l’éthique d’un contrat ratio-naturel
Les Stoïciens appréhendent la nature comme une force autonome agissant dans le
cosmos. Elle est unie et unique et de ce fait, elle est l’origine de toutes les activités qu’exercent
les différentes espèces vivantes au sein de cet espace. La nature est en fait le principe des
processus et de leur devenir. Tous les penseurs d’Ionie (pour la plupart physiologues) affirmaient
que la matière sous la diversité de ses éléments était la cause des phénomènes. Et à la succession
des filiations qui tentaient de rendre compte du devenir, se substituait la recherche du stable, du
permanent et de l’identique.
L’indivisibilité de la nature est indiscutable pour les penseurs grecs qui, de manière
unanime, trouvent que la cohésion de la nature est une évidence. Les Stoïciens y trouvaient
l’expression même de la raison qui s’exerce en l’homme, en tant qu’être intelligible et voué au
Bien, c’est-à-dire à la sagesse morale. Tout homme qui applique à la direction de sa vie et de son
action la loi qui préside au gouvernement du monde, c’est-à-dire la raison, accède au bonheur.
L’acquisition de cet état d’esprit est conditionnée par la précision que chacun pourrait apporter à
ses décisions, lesquelles décisions devraient être en phase avec une conduite convenable qui
offre aux tendances humaines, les clés du bonheur. Tout esprit rationnel est censé vivre ces
moments, parce qu’il s’attelle à poser essentiellement des actes vertueux. Pour tout dire, la
pensée rationnelle ne se détourne jamais du Bien, c’est pourquoi elle recherche toujours l’action
morale comme essentielle à l’équilibre de la vie.
Il est juste d’affirmer que la fin ultime de tout homme est d’atteindre le bonheur. Le
recherchant, l’homme doit se perfectionner, non sans tenir compte de la qualité de ses actes.
Admettre cette vision du monde, c’est accepter la mise en place d’un contrat naturel qui pourrait
favoriser des meilleurs rapports entre l’homme et la nature, par une reconnaissance de la
rationalité de la nature. Vivre de manière contractuelle avec la nature, c’est s’accorder avec les
Anciens qui pensaient que la nature était en réalité une force rationnelle. La même attitude était
partagée par les Stoïciens qui parvenaient à une vie sans trouble avec la nature parce qu’ils
estimaient que, le bonheur à travers la nature était le dernier terme auquel se ramène la
tranquillité de l’âme. Les tendances contraires à la conformité des rapports de l’homme avec la
nature, étaient le fait d’une maladie de l’âme. C’est par l’acquisition du bonheur que les
Stoïciens dominaient toutes les mauvaises tendances qui affectent la raison.
Une telle attitude, souvent prise pour exemple, avait servi à rétablir un climat harmonieux
entre l’homme et la nature. De ce fait, il est normal que les hommes et les écoles de pensée de
94
cette époque se sont inscrits dans cette logique et ont fait le choix de suivre un tel mode de vie
qui leur permettait de vivre en harmonie avec eux-mêmes et avec autrui. L’harmonie avec euxmêmes, mais aussi avec autrui, leur permit d’accomplir des devoirs qui étaient les leurs. Cette
harmonie se justifiait par le fait qu’une telle attitude préservait aussi bien les relations que la
cohésion dans les rapports qui les liaient les uns aux autres. En acceptant ce contrat nécessaire à
l’amélioration des relations entre espèces vivantes, un lien fort naît naturellement entre l’homme
et la nature, car l’homme est porté à vivre selon les exigences de la nature, mais aussi selon la
raison qui préside sa conduite.
3-1 La nature et les conduites humaines
Généralement défini comme animal rationnel, l’homme a aussi bien le pouvoir que le
devoir de distinction des choses. Il a le droit de décider de la direction à donner à sa vie, mais il
doit aussi être capable de faire des choix conformes à sa raison, lesquels l’exhorte à comprendre
qu’il existe aussi d’autres espèces vivantes que lui. La raison est un héritage naturel aux qualités
inestimables dont l’être humain est le seul bénéficiaire. Il se doit donc de la valoriser par son
attitude. Le choix d’un mode de vie conforme aux valeurs nées de sa raison, doit clairement
émerger en lui à travers un contrat social rationnel, qui pacifie sa relation à autrui. Conduit par la
raison, l’homme a des capacités réelles, lesquelles peuvent le libérer du joug des passions dont il
est parfois victime. Combattre les passions c’est choisir de vivre selon la raison en se libérant du
joug des désirs vains considérés comme non naturels et non nécessaires à ce dernier. Fruit de la
raison, les conduites convenables que les Stoïciens recommandent à l’homme, doivent
indéfectiblement conditionner ses rapports à la nature. Les conduites convenables ont
nécessairement un rapport à la nature. Elles peuvent se comprendre comme une sorte de contrat
de bonne conduite qui demande à l’homme de vivre harmonieusement avec le monde. C’est une
exigence importante puisqu’elle est utile au maintien et à l’équilibre de la vie sous toutes ses
formes. Aussi définies par les Stoïciens comme étant ce qui pousse par quelque force à un acte
raisonnable, les conduites convenables exigent de l’homme l’acte raisonnable, c’est-à-dire qu’il
est censé adopter une attitude exemplaire dans ses rapports à la nature.
Reconnues comme grande exigence de l’école stoïcienne, les conduites convenables
étaient vraisemblablement un impératif à la pacification des rapports homme/nature. C’est
Zénon 74 qui en premier, avait fait usage de cette expression pour signifier ce qui convient. Selon
74
Zénon, cité par Diogène LAËRCE, VII, 107-110, Les Stoïciens, Op. cit., p.110
95
Zénon, ce qui convient est pour tout organisme, l’acte accompli selon une nature propre. Cité par
Diogène Laërce, Zénon 75 dit : « (…) Les actes convenables sont ceux que la raison nous
commande de faire, comme d’honorer nos parents, nos frères, notre patrie ou secourir nos amis ;
les actes en marge de la conduite convenable sont ceux que la raison ne recommande pas comme
de négliger ses parents, de ne pas s’occuper de ses frères, ne pas s’entendre avec ses amis,
mépriser sa patrie, etc. ». Cette vision de Zénon indique à juste titre que la raison reste pour
l’homme, l’élément indispensable à la régulation de sa conduite. Elle offre une direction juste et
droite à son action. Seules les actions convenables sont recommandées par la raison, ce qui
signifie que toute action contraire n’est pas du ressort de la raison. Les conduites convenables
doivent donc être comprises comme un ensemble d’actes conformes à la raison humaine. Elles
sont pour ainsi dire une exigence à la justice, à la responsabilité et aux actions droites. Stobée 76 ,
dit que « toutes les actions droites sont des actions justes, conformes aux lois, attestant une
bonne tenue, de bonnes mœurs, arrivant heureusement, avec bonheur, avec à propos ».
Bien que voué aux nouvelles exigences telles que les sciences et techniques qui ne sont
parfois que des effets de mode et des épiphénomènes, l’homme constate bien que seule la réalité
d’une nature vivante lui est réellement indispensable. Il a donc intérêt à revoir sa conduite et à la
rendre conforme aux exigences de la raison, qui recommandent de se réaliser en tant qu’être
conscient et responsable en toute situation. Par la prise de conscience, l’homme est censé avoir
une conduite convenable, c’est-à-dire favorable à la rectitude de l’action. Selon Stobée, « La
conduite convenable est ce qui chez le vivant est conforme à sa nature, un acte fondé et justifié
par la raison ; le non-convenable c’est au contraire ce qui n’est pas justifié par la raison. Ce
convenable se retrouve même chez les êtres privés de raison, car eux aussi sont capables de vivre
conformément à leur nature ; chez les êtres raisonnables, le convenable est ce qui découle dans la
vie ». Chez Stobée, les conduites convenables parfaites ou actions droites, sont les actions justes
et conformes à la raison que l’être humain doit entretenir dans ses rapports à la nature.
De l’avis de Stobée, les êtres dépourvus de raison sont aussi capables de vivre
conformément à leur nature. Mais la conformité à la nature dont il fait état n’est autre que
l’orientation naturelle de tout être par rapport à son essence. Cette orientation naturelle suit
toujours une trajectoire précise, et ne vise que les actions droites et parfaites. Cela revient à dire
que certaines espèces vivantes privées de raison, tels que les animaux et les plantes, sont malgré
tout en parfaite harmonie, aussi bien avec leur nature propre qu’avec la nature elle-même. Ces
espèces suivent en réalité, une trajectoire vitale semblable à celle de l’espèce humaine. Cette
75
76
Idem, p.110
Idem, Eclo, II, 7, p.111
96
trajectoire détermine naturellement l’action à suivre tout au long de leur processus existentiel. Et
leurs rapports au monde sont parfaitement harmonieux, soit instinctivement soit par des
mécaniques naturelles dont la nature détient l’exclusivité du mystère.
Au-delà du sens que l’école stoïcienne accorde aux conduites convenables, sa
compréhension n’est pas contraire à celle des hommes de notre temps. En effet, les conduites
convenables étant un mode de vie ou une attitude, elles pourraient donc être adaptées aux mœurs
ou aux lois qui gouvernent le monde moderne. Vu l’impossibilité de dissocier conduites et lois
établies, toute société organisée est censée relier conduites humaines et devoirs. Toute action
correctement menée dans le respect des règles établies contient en elle des germes de vertu,
parce qu’elle est construite sous le contrôle de la raison. Ce qui revient à dire que les tendances
humaines construites sous quelques formes que ce soient, doivent être régies par une
organisation de la vie, et une forme d’existence non contraire à la raison elle-même.
Dans le contexte de la rationalité grecque où le logos est posé comme voie royale d’accès
au vrai et au juste, les conduites convenables ne sauraient s’accomplir si elles échappent à sa
gouverne. Même s’il est vrai que la pensée humaine est parfois source d’erreurs, et est livrée aux
passions et aux contradictions, il faut toutefois à s’en défaire lorsque la raison les juge
préjudiciables à la forme et à la qualité de l’action. La célèbre dialectique platonicienne qui
permet à l’âme de s’élever progressivement des réalités sensibles, changeantes et illusoires, ou
des essences intelligibles, stables et véritables, le montre bien. Par subdivision et par
rapprochement, Platon adopte en effet une démarche qui consiste à s’extirper du monde sensible
pour accéder à la nécessité du monde intelligible, source de vérité. Recourir à la vérité, c’est
quitter le monde illusoire pour celui des Idées, c’est être gouverné par le logos. S’affranchir de
l’utopie pour faire corps avec le logos qui désigne à la fois dianoia, c’est-à-dire la pensée
discursive ou la raison, et le noesis, qui signifie connaissances intuitives des essences, c’est
s’accorder avec la rationalité.
La dialectique platonicienne vise donc la saisie intuitive des essences qui sont les idées
régulatrices du savoir scientifique en même temps que la mesure du vrai. Platon montre à juste
titre que sans la noesis, la dianoia est un logos aveugle. Il serait donc incapable de reconnaître le
vrai du juste. Il est de ce fait impossible d’éluder l’une ou l’autre, parce que cela pourrait altérer
les vertus du logos. C’est pourquoi l’homme doit nécessairement se former à un logos
entièrement constitué de la dianoia et de la noesis, au cas où il s’en serait détaché de l’un ou de
l’autre. Toute vie humaine sans formation pratique à la connaissance et au goût pour le logos,
aurait du mal à partager son amour pour la nature. Il importe donc à tout homme de s’offrir une
éducation aux questions écologiques et environnementales gouvernées par le logos, et qui doit
97
compléter toute formation humaine à une conduite convenable par rapport à la nature. Cette
éducation aux valeurs fondamentales de la création doit toucher toutes les couches sociales à
savoir : élèves, étudiants, professeurs, politiques et professionnels, pour faire connaître et faire
accepter la raison comme pouvoir irréfutable dans la régulation des conduites humaines.
L’absence d’éducation et de formation aux questions de la nature et aux civilités qui s’y
rattachent est un manquement grave à la compréhension de la nature. Ne s’agirait-il pas d’une
aversion pour le bon sens ? La valorisation de la raison ne peut-elle pas favoriser un regain de
sentiments pour les questions écologiques ? L’homme considère-t-il la raison comme valeur
cardinale à la modification des comportements humains ? Y a-t-il des causes objectives à cela,
ou est-ce la dictature des sciences et techniques qui oblige l’être humain à s’en détourner ?
L’attitude humaine qui tend à s’attacher sans réserves aux sciences et techniques, peut
effectivement être jugée inquiétante par tout être gouverné par la raison. De même, construire le
progrès humain en faisant fi des sciences et techniques, est un leurre ! Rejeter la raison dans la
construction d’un monde progressiste consiste à faire preuve de misologie (mîsein), au sens où
Platon la décrit dans le Phédon, c’est-à-dire la haine de l’âme. Envisager un progrès
technoscientifique qui échappe au contrôle de la raison revient à soumettre l’humanité et la
nature sur laquelle elle trouve ses ressources, à des risques dus aux déviances de l’esprit humain.
Dénonçant fermement l’attitude qui consiste à rejeter la raison dans la construction d’un
monde technoscientifique rationalisé, au profit d’une surévaluation des bienfaits des sciences et
techniques dépourvues de toute valeur éthique, caractéristique de nos sociétés actuelles, on
propose une alternative synthétique satisfaisante pour toutes les espèces vivantes. Cette
alternative prévoit une valorisation des connaissances nouvelles qui tient compte de toutes les
synergies, pourvu qu’elles soient en phase avec les catégories de la raison. La réussite d’un
modèle progressiste acceptable place clairement la raison dans son sens inspiré par le contexte de
la rationalité grecque, où le logos est posé comme seule voie d’accès au vrai et au juste.
L’émergence de nouvelles disciplines intégrant la raison comme référent à tout acte est
nécessaire. De ce fait, l’apprentissage et la formation à la valorisation des pratiques rationnelles à
travers la philosophie ou les sciences morales, doivent à notre sens reprendre leur place.
Les sciences aussi bien que la philosophie, prises de manière isolées, ne tiennent pas
compte de cette démarche qui valorise une synthèse des connaissances humaines. L’analyse et
certaines idées transcendantes n’apparaissent aujourd’hui que dans l’âme du philosophe qui sait
où diriger son regard. Elles ne doivent pas être écartées dans les démarches qui conduisent à un
développement industriel, économique, moral et spirituel du monde. Eduqué à la dialectique, le
philosophe sait mieux que quiconque qu’une âme non encore formée ou éduquée à ce type
98
d’exercice, peut faire face à une mauvaise application de la raison. L’usage de la philosophie ne
contribue pas seulement à un progrès de la connaissance, il est aussi un progrès dans la
réalisation même de l’être humain, parce que favorable à une conversion positive de l’âme, c’est
le sens même du terme grec d’anabase 77 .
De même, privilégier le seul raisonnement au détriment de la vérité est un sophisme qui
irrite gravement la rationalité humaine, parce qu’elle est de ce fait vidée de sa substance la plus
essentielle, c’est-à-dire la recherche de la vérité. Le rejet de la raison par les sociétés
technoscientifiques ne saurait être un simple quiproquo, mais plutôt une volonté délibérée des
empires capitalistes et individualistes de tuer les valeurs morales qu’elle véhicule. Ce rejet serait
également motivé par l’incapacité de la rationalité en tant que concept humaniste à satisfaire les
aspirations de l’être humain englouti par l’attrait des sociétés nouvelles, devenues plus
complexes et plus exigeantes par leurs besoins. D’où la nécessité, non d’agir en cherchant à avoir
raison, mais plutôt avec la raison et les valeurs qui vont avec, telles que la morale, la
responsabilité et la conscience des choses. Ces éléments moteurs concourent à la régulation des
conduites humaines et réduisent certains types de passions dévastatrices qui hantent l’esprit
humain.
Comme toute chose, la raison doit être cultivée non pour la jouissance et la misologie 78 ,
mais pour avantages qu’on en tire. Kant 79 signale justement ce problème en affirmant ceci :
« Plus une raison cultivée se consacre au projet de jouir de la vie et du bonheur, plus l’être
humain s’écarte du vrai contentement. C’est pourquoi chez beaucoup, et à vrai dire chez ceux qui
ont tenté de mener loin l’usage de la raison, survient (...) un certain degré de misologie, dans la
mesure où après évaluation de tous les avantages qu’ils retirent (...) ils trouvent qu’ils se sont
attirés plus de peine qu’ils n’ont obtenu de bonheur ». Toutefois, le philosophe de Königsberg
souligne que le problème n’est pas tant la légitimité de la recherche effrénée de la jouissance,
que la légitimité de la croyance selon laquelle, la raison aurait été donnée à l’homme pour
77
Nous donnons à ce terme le sens de progresser ou d’évoluer dans une logique favorable au développement de
l’esprit humain, en parfaite cohérence avec son logos.
78
Misologie vient du grec miso qui signifie haine et de logie qui veut dire raison. Il signifie donc littéralement la
haine de la raison. Platon en fait usage dans ses dialogues, en parlant des Sophistes. Il oppose le philosophe
préoccupé par la recherche de la vérité à travers la rhétorique et la dialectique, au sophiste qui use de la rhétorique
pour chercher à convaincre sans avoir forcément raison, c’est-à-dire qu’il cherche à l’emporter absolument sur son
adversaire. Il rejette de ce fait l’idée d’une vérité universelle au détriment du relativisme. Platon l’illustre bien dans
l’apologie de Socrate, dans lequel il montre comment les arguments de Socrate s’avèrent insuffisants pour le sauver
face à la rhétorique triomphante des sophistes. Par ailleurs, Descartes parle de la misologie en établissant un rapport
avec les préjugés. Il estime que si les préjugés ne disparaissent pas même après une démonstration rationnelle et
munie des preuves palpables, c’est la faute à la misologie, car conclut-il, un être doué de raison ne peut ignorer d’où
elle vient.
79
Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, Trad. Victor Delbos, 1ère section, éd.. Delagrave
Paris, 1959, p. 92
99
accéder au bonheur. C’est plutôt l’impuissance de la raison à satisfaire le désir de bonheur de
l’homme qui est à l’origine de la misologie, laquelle pousse l’homme à certains excès de la vie.
Kant pense que croire que la raison procure le bonheur à l’homme est une erreur car, déçus par
celle-ci, certains ont pu sombrer dans la misologie.
Pour Kant, plutôt que pour atteindre le bonheur, c’est en réalité pour atteindre la vertu
que la raison a été attribuée à l’être humain. Dans Les fondements de la Métaphysique des
Mœurs, il illustre cette idée en ces termes : « La fin de leur existence est toute autre et d'une
dignité beaucoup plus élevée, que c’est à cette fin et non pas au bonheur que la raison est tout
spécialement destinée » Kant fustige donc la conception épicurienne et stoïcienne du bonheur.
Or, il ressort que le rapport vertu/bonheur n’est nullement un rapport analytique. Kant remet
donc en cause les idées épicurienne et stoïcienne, qui admettent que l’on peut être vertueux et
être malheureux, comme on peut être malhonnête et plein de prospérité. La vertu et le bonheur
naissent de la volonté humaine d’une conduite digne et bonne en soi-même, et non comme
moyen en vue d’une réalisation des actions contraires à la raison. La raison humaine trouve son
apothéose dans l’action droite, c’est-à-dire conforme à la raison pratique. Le faux discours, la
fausse science et la misologie proviendraient d’une fausse interprétation du rôle de la raison et,
plus précisément, d’une méconnaissance du primat de la raison pratique.
La jouissance à l’état pur n’est que source de malheurs, la raison absolue est totalitaire, et
la rationalité technoscientifique peut être source de graves dangers dans la mesure où les
bénéfices qu’elle procure en matière de bonheur, sont aussi décevants que provisoires. C’est
pourquoi, l’absence d’une conduite convenable occasionne chez l’homme des errements de la
raison et des valeurs morales. Méconnaître le primat de la raison pratique, c’est accepter de vivre
dans un état de misère morale qui freine la réalisation effective du sujet raisonnable. La bonne
raison calculatrice est celle qui est conforme à la bonne conduite, c’est-à-dire celle qui s’accorde
avec les valeurs communes parce qu’elles visent l’intérêt général. Ces valeurs conduisent
l’individu à choisir le Bien. Considéré comme valeur absolue au détriment du Mal, le Bien est ce
qui doit être activement recherché, il s’obtient de la volonté de faire émerger la raison pratique.
C’est à ce prix que l’être humain parvient à prendre conscience sur le mode du dépit, en
distinguant de son esprit, la simple jouissance occasionnée par les passions de l’âme et la vraie
jouissance née d’un esprit rationnel, apte à produire des actions droites et parfaites.
Tout homme qui agit rationnellement en toutes circonstances, fait valoir son intelligence.
Il est donc apte à comprendre les nouvelles sociétés humaines et ses obligations, non comme une
entreprise libératrice visant à affranchir l’homme du joug de la raison, mais comme une société
qui comporte aussi des vices. L’acceptation aveugle, surabondante et abusive des sciences et
100
techniques jugées trop dominatrices et indifférentes aux aspirations de l’homme, est le signe
d’une fracture encore présente entre l’homme et la nature. Cette situation chronique accroît la
"crise de la raison" et la dépravation des valeurs morales constatées aujourd’hui dans nos
sociétés modernes et contemporaines. Ces sociétés avec leurs impératifs, ont dévalorisé les
pratiques rationnelles, et par là même la morale, au nom de la nouvelle donne mondiale qui
valorise la rentabilité et le gain. Le goût du gain et du profit a fortement dénaturé les rapports de
l’homme à son monde, ce qui n’a pas laissé les romantiques allemands sans voix.
En dénonçant cette attitude humaine qui consiste à valoriser son bonheur propre au
détriment des valeurs nobles qui devraient caractériser l’être humain, les romantiques allemands
trouvent que le rationnel se voit dévalorisé au nom de la coupure qu’il introduit entre l’homme et
la nature. A cet effet, Hölderlin 80 dira : « Oui je suis devenu bien raisonnable auprès de vous ;
j’ai parfaitement appris à me distinguer de ce qui m’entoure ; et me voilà isolé dans la beauté du
monde, exilé du jardin où je fleurissais ». Hölderlin déplore avec vigueur la nature des relations
absurdes et ambiguës entretenues par l’homme et son monde. L’avidité de la connaissance et du
savoir excessif, est de nature à mettre en mal la relation de l’homme à son environnement.
Coincé entre son désir d’intégration au monde et son avidité à le dominer, l’homme moderne et
contemporain semble donc perdu entre l’utile et l’agréable.
Il importe donc à l’être humain de s’affranchir de la cécité intellectuelle qui emprisonne
l’épanouissement de son esprit. Sa préférence pour les biens matériels et financiers emprisonne
ses capacités à réfléchir objectivement sur les questions qui exigent un examen rationnel des
faits. S’il est évident que les sciences et techniques procurent un bonheur palpable et immédiat,
elles ne permettent cependant pas d’entretenir une relation harmonieuse avec la nature. La
tentation humaine de privilégier l’action présente au détriment du bien futur, sa préférence au
plaisir immédiat plutôt qu’au bonheur futur, ou encore son choix pour l’agréable plutôt qu’à
l’utile, reste l’une des raisons pour lesquelles l’homme tarde encore à renouer avec les valeurs
morales. Faire le choix de la raison n’altère à aucun moment le libre arbitre, car l’homme a bien
sûr le pouvoir de refuser ou d’accepter toute forme d’évidence. Mais la raison devrait être audessus de toute volonté de puissance, tendant à élever le libre arbitre malgré l’évidence d’une
réalité urgente qui l’exhorte à privilégier les choix de la raison comme étant les plus
indispensables à l’action droite.
80
Hölderlin, de retour d’Allemagne, écrit dans Hypérion à son ami Bellarmin le récit de sa vie. Il en profite pour
dénoncer le comportement de l’homme qui a littéralement faussé son rapport à la nature, parce que déchiré par le
fervent désir de la dominer pour en tirer le maximum de profit.
101
Dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645, Descartes 81 écrit : « (…) Lorsqu’une
raison très évidente nous porte d’un côté, bien que moralement parlant, nous ne puissions guère
choisir le parti contraire, absolument parlant néanmoins, nous le pouvons. Car il est toujours
possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité
évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre ». Il
ressort donc que malgré l’évidence, l’homme est à même de nier ou de refuser la réalité, dans le
seul but de manifester la puissance de son libre arbitre. Toute évidence doit donc être en
adéquation avec l’assentiment humain qui juge de la nécessité de l’admettre ou pas. Cette
capacité du refus de l’évidence est caractéristique à l’espèce humaine, définitivement attachée
aux sciences et techniques. Au nom de son libre arbitre, cette attitude peut inciter l’homme à
refuser le Vrai et le Bien au profit du Faux et du Mal. Dans ce sens, Descartes nous met en garde
contre cette tentation propre à l’être libre, qui le pousse à affirmer sa liberté en se détournant de
l’évidence. Au nom du libre arbitre, l’homme peut de manière cynique préférer le Mal plutôt que
le Bien. Une telle attitude étant déplorable dans des sociétés humaines régies par des lois
construites de la raison. Dans ces conditions, est-il possible de faire cohabiter nature et
humanité ?
81
René Descartes, Lettre au père Mesland du 9 février 1645, Trad. Alquié, Œuvres philosophiques, tome III,
Garnier, 1989, pp.551-552
102
3-2 La nature et l’humanité
La modernité et la postmodernité ont une compréhension atypique de la nature. Elles
semblent formelles dans leur refus de concevoir la nature comme un Tout organisé, hiérarchisé
ou finalisé. Ce refus est davantage accru chez l’homme par l’idée d’accéder à un monde meilleur
proposé par les sciences modernes et contemporaines, qui auraient pour objectif de mettre fin
aux souffrances humaines, grâce à une parfaite compréhension du réel. Obnubilé par cet
enthousiasme, l’esprit humain, s’y est totalement attaché au point d’en être prisonnier. Or, tout
au long de son histoire, l’humanité a toujours entretenu des rapports étroits avec la nature, même
pendant les époques les plus archaïques qui ont marqué cette histoire. Du mode de vie des
Anciens, rien ne laisse penser que ces derniers avaient une vie misérable ou même calamiteuse,
du fait qu’ils firent le choix d’avoir des rapports harmonieux avec leur milieu naturel.
Plaçant la nature et sa beauté au sommet des croyances humaines, les Anciens
accordaient une place importante à celle-ci, au même titre que leur propre statut au sein de la
cité. Or, plutôt que de considérer la nature comme un tout organisé et finalisé, la pensée moderne
choisi de s’interroger sur la possibilité de redonner un nouveau sens à l’idée de nature. La beauté
et la complexité de la nature offrent alors des nouveaux objectifs à l’homme, ceux de tuer les
dieux, et même Dieu, pour se placer soi-même au centre de toute chose. L’homme moderne a
ainsi choisi d’autres objectifs plus concrets et plus ambitieux : explorer les représentations
cosmiques par un savoir plus concret. Ce projet avait pour objectifs de répondre aux besoins
pratiques de l’homme, ce qui s’oppose au savoir théorique des Anciens, fondé sur la simple
contemplation cosmique.
La conception moderne de la nature est comprise comme dépassement de celle des
Anciens, reléguant au second plan l’idée désintéressée du savoir théorique. Ce qui signifie que la
seule contemplation libérée des besoins et des désirs ne peut plus être un idéal de vie pour les
sociétés actuelles. Dans cette logique, la connaissance par la contemplation connaîtra une
rupture, car l’homme est désormais tenté de trouver son expression la plus achevée dans la
satisfaction des nouveaux besoins humains inventés par les sciences et techniques. Les mythes et
les croyances non porteuses feront désormais place à la praxis qui va s’implanter dans les esprits
de chacun et de tous. La recherche de la sagesse et du bonheur par l’ataraxie ne fascine plus, car
la modernité a pris la décision de mettre la connaissance humaine au service du travail, du gain
et du progrès. C’est la naissance d’une intense activité humaine qui se manifeste par la
transformation de la nature pour la satisfaction immédiate des besoins matériels et financiers de
l’homme. Valant pour lui-même et ne devant rendre compte à personne, même pas à sa raison,
103
l’homme a ainsi choisi la rupture plutôt qu’une continuité non réaliste de la vision antique de la
nature.
De ce point de vue, la pensée antique qui avait inventé et valorisé l’idée d’une raison
universelle partagée par tous les hommes est abandonnée au profit de la satisfaction du besoin
matériel immédiat. Le nouveau projet du savoir humain sera celui de la transformation de la
nature par des moyens technoscientifiques. L’homme aura ainsi pour nouveau credo la promesse
à l’humanité, d’une accession sans failles à la satisfaction immédiate du besoin, et à l’accession
au bonheur irréfutable par la transformation de la nature. Toutefois, des difficultés demeurent
face à ce nouveau projet car, même si cette nouvelle vision du monde semble relativement
satisfaisante, celle-ci n’arrête pas de susciter des interrogations, et des polémiques. Parmi ces
préoccupations, il y a le doute de la capacité des Modernes à trouver des solutions définitives et
fiables aux problèmes liés à l’homme dans ses rapports à la nature. Même s’il faudrait donner un
sens à l’idée de la pensée moderne dans son nouveau rapport à la nature, pourrait-on pour cela
affirmer que le savoir technoscientifique moderne a pleinement rempli sa nouvelle mission de
porter l’homme vers un véritable bonheur ?
On aurait du mal à répondre de manière affirmative à cette interrogation, car les besoins
de l’homme sont démesurés. Il serait donc illusoire de laisser croire qu’une telle possibilité
puisse être envisageable. Libérer l’homme du besoin, c’est mettre fin à ses désirs, à ses loisirs et
aux autres nécessités de ce type. Plutôt que de libérer l’homme de certains de ses besoins les
moins importants, l’avènement des sciences et techniques a au contraire fait surgir d’autres
besoins qui s’ajoutent aux inégalités nées de la société capitaliste. Les moyens de satisfaire ces
besoins ont certes changé, mais ils n’ont pas forcément apporté les réponses escomptées. Le
nouveau savoir humain imposé par les sciences et techniques au nom du progrès est en fait le
signe qu’une puissance dictatoriale a pris le règne d’un monde nouveau qu’elle tente de diriger
sans partage ni contre-pouvoir.
Ce nouveau mode de savoir humain a clairement modifié les rapports entre l’homme et le
monde, puisqu’il s’agit désormais de satisfaire les besoins humains par tous moyens possibles.
Sans doute, le but final fixé par les sciences et techniques serait d’imaginer un progrès sans
limite ni fin, quitte à occasionner des inégalités, signes évidents d’une société déshumanisée. La
question pourquoi, qui était celle qui réhabilitait la theoria antique, est de ce fait abandonnée au
profit de la question comment. Jugée inefficace par les modernes, la theoria se trouve
définitivement abandonnée au même titre que Dieu qui était l’Etre suprême grâce auquel
l’homme s’efforçait de perfectionner son comportement terrestre par peur des sanctions, ou dans
l’espoir d’obtenir une vie céleste meilleure en guise de récompense. Ce qui forçait un brin
104
d’humanisme en l’homme, favorable à une vie harmonieuse avec autrui. Avec la science
moderne, la question comment a donc supplanté la question pourquoi. Cela a vraisemblablement
contribué à l’agression de la nature. La religion et son dieu ont donc été désavoués et
désacralisés au même titre que le primat de la raison, au profit d’une survalorisation des
solutions à la question technoscientifique comment. Il y a à coup sûr une perte de sens de la
question pourquoi, question ontologique qui permettait aux Anciens une meilleure
compréhension du monde par les sens. La compréhension du monde et de sa complexité, reposait
essentiellement sur cette question aussi bien chez les modernes que chez les Anciens, même si
leur manière de l’explorer varie radicalement.
Les pratiques nouvelles envisagées par la science moderne ont engendré une perte de
sens de la question ontologique pourquoi. Cette perte de sens a effectivement contribué à la
déshumanisation de la société moderne, caractérisée par la perte des valeurs intrinsèques de
l’homme. Ce malaise révèle le paradoxe comportemental de l’être humain, qui est censé être audessus de toutes les autres espèces vivantes. Paradoxalement, l’insatisfaction humaine par
rapport à la promesse technoscientifique d’un monde meilleur, qui s’était pourtant donné pour
tâche d’éradiquer les maux humains, reste présente. La vie de l’homme ne semble pas pour
autant être meilleure, car des problèmes d’un autre ordre, nés de la technique et des sciences, se
superposent à certains problèmes anciens qui subsistent encore, ou réapparaissent. Ceux qui
rêvaient d’un monde meilleur, réalisent parfois la supercherie. Certains continuent à espérer
malgré tout, d’autres se mettent plutôt à rêver aux retrouvailles d’un mariage de raison entre
l’homme et la nature. Pour beaucoup d’êtres humains, la nature et les sociétés humaines méritent
d’être humanisées parce qu’il y aurait une infinité des rapports qui les lient. Des voix s’élèvent à
travers des groupes de pression et des associations œuvrant à la protection de la nature, en
soutenant justement que la sagesse humaine pourrait être le seul refuge d’une nouvelle idée
salvatrice du monde et de l’humanité. L’idée est de concilier la sagesse antique fondée sur la
raison, au savoir moderne trop porté vers la valorisation de l’individu.
Sans renoncer aux désirs acceptables des sociétés anciennes et aux bienfaits de la société
industrielle, il importe malgré tout de s’interroger sur ces nouvelles sociétés humaines. Il est du
ressort de l’homme de savoir si elles peuvent lui fournir des réponses justes sur les problèmes de
son temps, en réfléchissant à la possibilité de construire un monde nouveau dans lequel un mode
de vie sensé et authentiquement humain, succéderait à celui qui nous est proposé aujourd’hui.
Les manquements révélés par les sociétés technoscientifiques nous conduisent à reconnaître que
l’homme n’est finalement pas la mesure de toute chose, même s’il convient d’admettre que ces
sociétés ouvrent des perspectives d’une vie meilleure. Les sciences et techniques doivent se fixer
105
des normes, car réfléchir à la problématique de la nature impose des exigences et des normes, qui
permettraient de ne pas franchir certaines limites. De ce fait, la conduite humaine demeure au
centre du problème, car elle doit garantir la qualité des décisions à prendre face aux situations
urgentes qui s’imposent à l’homme.
Comme cela a été souligné, les sciences et techniques sont à l’origine des technologies de
plus en plus sophistiquées, mais souvent problématiques par leurs conséquences sur les sociétés
humaines. Elles contribuent à la dégradation de l’espace vital des espèces vivantes. Même s’il est
désormais difficile de se passer des sciences et techniques, l’on pourrait tout au moins s’en
méfier ou limiter leur usage. Malgré leurs méthodes bien élaborées, les sciences et techniques ne
proposent pas un savoir définitif et fini, c’est pourquoi une compréhension complète de la nature
leur échappe encore. Et de ce fait, la nature leur reste étrangère, d’où leur volonté absolue de la
conquérir toujours davantage. Etant donné qu’elles semblent incapables de connaître ou de
préciser leurs fins par rapport aux objectifs qu’elles se fixent sur la nature, elles doivent alors
reconnaître leurs limites à réfléchir objectivement sur celle-ci. Connaître et penser vont de pair,
mais de ce mariage ne naissent pas nécessairement des résultats définitifs, capables de
solutionner tout problème.
Penser la nature nécessite une réflexion globale de toutes les composantes scientifiques, y
compris la philosophie comme savoir scientifique, parce qu’elle fait partie des compétences
pouvant construire une hiérarchie des savoirs objectifs. Elle s’appuie, mieux que d’autres
disciplines, sur une connaissance mesurée et constructive du réel, et peut de ce fait œuvrer à
apporter son savoir légendaire sur le cosmos. Par ailleurs, revient-il exclusivement aux hommes
de penser la nature ? A cette question, nous répondons sans hésiter par l’affirmatif car, l’homme
a un double avantage par rapport aux autres espèces vivantes à savoir, la raison et la conscience.
De cet avantage non négligeable, il devient totalement responsable de son action sur le monde,
c’est pourquoi il doit s’imposer une ligne de conduite précise. Parce qu’il est raison et
conscience, l’homme a le droit mais aussi le devoir de réfléchir sur certaines questions
essentielles de son existence, et à celles des autres espèces.
L’homme doit œuvrer à la mise en place des moyens d’une maîtrise véritable des
sciences et techniques, afin de prévoir et de réduire les conséquences néfastes qu’elles génèrent.
Leur prétention de maîtriser ou de décider le bon et le mauvais, le bien et le mal, est loin de
convenir à un modèle scientifique souhaité unanimement par tous. C’est pourquoi, à défaut de
recourir aux autres disciplines pour réfléchir à ses limites, elles doivent procéder à une
introspection. Au sortir de celle-ci, elles seraient amenées à comprendre que les décisions qui
découlent des résultats qu’elles tirent de leurs expériences doivent être soumises aux décisions
106
libres et rigoureuses qu’exige la vérité. La vérité étant toujours éloignée du savoir humain, il
importe donc de mettre en évidence les conditions nécessaires qui permettraient à la morale
d’être au fondement de l’action humaine. Telle est l’exigence majeure qui s’impose à
l’élaboration d’une science moderne humanisée et conforme aux impératifs de notre ère, trop
fragilisée par le déséquilibre des éléments constitutifs de notre planète.
De notre point de vue, une synthèse des pratiques humaines pourrait être la source d’une
orientation nouvelle du savoir humain. Faire cohabiter la réflexion moderne issue de la
"puissance" des sciences expérimentales, et le savoir théorique qui impose une valeur morale aux
résultats obtenus, est l’une des possibilités envisageables. Ces valeurs morales se donneraient
pour fin de penser les limites de l’action humaine librement entreprise, afin de lui trouver un
véritable sens. L’idée d’une nature qui ne doit sa survie que parce qu’il y aurait des normes et
des valeurs qui limiteraient l’action humaine, pourrait offrir une signification morale à
l’existence humaine. Et, comme le veut toute morale, celle-ci sera au cœur de la forme de toute
action envisagée par les sciences et techniques, en déterminant ce qu’il faudrait faire et
désapprouvant ce qu’il ne faudrait pas faire. Acceptée comme telle, l’idée d’une nature vivante
pourrait retrouver un sens plus noble dans la pensée moderne dominée par l’hégémonie des
sciences et techniques parfois trop envahissantes, et dépourvues de valeurs morales. Concevoir
une telle idée des technosciences, c’est réhabiliter d’autres disciplines qui ont longtemps été
écartées de la construction du monde, du fait de leur caractère abstrait, et c’est le cas de la
philosophie qui souffre de ces critiques.
Associé à ce défit universel qu’est la protection de la nature et en apportant leur savoirfaire sans hypothéquer le développement technoscientifique, la philosophie, ainsi que les
sciences environnementales et écologiques, pourraient se fixer comme objectif, de constituer un
savoir philosophique de la nature différent et digne d’intérêt. Un savoir qui irait au-delà de la
simple connaissance de la nature par les seules sciences expérimentales. C’est dans ces
conditions que la raison, la science expérimentale et les hommes pourraient œuvrer à la
construction d’une science nouvelle, qui enseignerait un mode de pensée qui tiendrait compte de
tous les aspects importants au maintien et à la survie de tous les organismes vivants.
Un nouveau type de savoir né d’une unification des connaissances diverses et variées
servirait de référent aux recherches qui doivent être envisagées par l’homme. La nature aurait
ainsi une place primordiale dans l’esprit de chacun, en permettant à l’humanité de la reconnaître
comme système global et très complexe, qui n’a pour fonction que de maintenir des vies. La
présence de l’espèce humaine partout où elle permet des vies, n’est pas une mauvaise chose en
soi, mais le caractère envahissant qui favorise la disparition des autres espèces, est
107
malheureusement inquiétant car, il rend difficile les rapports entre l’homme, les autres espèces
vivantes et la nature. L’harmonie naguère établie entre l’homme, la nature et les autres espèces,
se trouve totalement modifiée, ce qui rend difficile leur coexistence. Des nuisances et des
agressions visibles des uns vis-à-vis des autres, conduisent à une rupture visible des liens jadis
sacrés entre espèces. Il y a, à notre sens, une sorte de guerre entre elles, car d’un côté, l’homme
ne fait aucune économie de ses ambitions et empiète le territoire d’autres espèces. De l’autre
côté, la nature réagit par des catastrophes et d’autres effets imprévisibles et inattendus qui
menacent toute forme de vie.
Le contrat naturel jadis existant entre l’humanité et la nature se trouve donc fragilisé.
Tous les accords naturels qui favorisaient des rapports harmonieux entre eux sont ainsi mis à
mal. Le contrat établi étant tacite, il reste fragile et l’homme en profite pour le modifier, et même
pour s’y dérober définitivement. L’allusion faite au contrat est fondée sur la comparaison entre le
mode de vie mené par les Anciens et celui adopté par l’homme actuel. La cruelle réalité des
signes inquiétants sur notre monde dus à l’activité humaine vient conforter l’évidence d’une
modification comportementale entre ces deux peuples. L’espèce humaine a définitivement
hypothéqué la pérennité de certaines espèces vivantes, tout en menaçant sa propre existence par
l’exercice de son activité.
Même si l’humanité et la nature ne parlent pas le même langage, il y a de toute évidence
une forme de communication entre les deux. Convaincu de cette réalité, il serait alors temps de
réinventer un autre type de contrat entre l’homme et la nature, un contrat qui aurait la raison
comme repère ultime. Les sciences et techniques modernes et toutes leurs applications, ainsi que
d’autres disciplines vouées à la même cause, doivent déployer tous leurs efforts pour faire
aboutir le projet d’un monde nouveau. Se vouer à une cause d’un type rationnel et moral, serait
plus digne et plus sage pour l’humanité. De même, réorienter son savoir vers un type nouveau de
connaissances obtenues par un contrat rationnel, est une victoire pour la raison humaine. Des
considérations plus humaines et plus intelligentes portées sur la nature et voulues par un contrat
rationnellement établi entre parties, naîtra une attitude humaine utile au maintien de la vie. Telle
pourrait être la véritable vocation de l’homme sur la nature.
108
3-3 La nature et la vocation de l’homme
L’une des caractéristiques de notre temps est l’acharnement de l’homme sur la nature.
Certes, il pourrait encore exister des milieux naturels qui seraient à l’abri de certaines curiosités
humaines, mais ceux-ci sont devenus rares. Il se pourrait que, même les contrées les plus
reculées et les moins connues semblent déjà avoir reçu au moins une fois la visite de l’homme. Il
fut pourtant un temps où ce dernier était un allié naturel sincère de la nature, et celle-ci
permettait une cohabitation raisonnée, en lui offrant ce dont il avait besoin. Mais les nouvelles
activités humaines engendrées par le travail et les loisirs ont malheureusement modifié cette
harmonie naturelle. Tels des tyrans tout puissants, les humains ont unilatéralement rompu le lien
sacré qui caractérisait cette relation admirable.
A l’origine, l’être humain n’avait ni les idées, ni la témérité, ni les moyens scientifiques
et techniques actuels, qui permettent de défier et d’affronter la nature avec autant de férocité. Il
était au contraire rempli d’une crainte respectueuse à son égard, et se contentait de la sacraliser
en lui payant un constant tribut de reconnaissance à chaque offense. Conscient que la nature était
effectivement vivante et qu’elle imprimait dans son esprit une quantité inégalable de faits et de
choses, l’être humain était totalement voué à sa cause. Autrement dit, il acceptait sans hésitation
ni méfiance, d’être gouverné par la nature. Même l’homme moderne qui se croyait à l’abri du
besoin, est conscient qu’il lui est difficile d’échapper à l’étreinte de la nature, même si elle ne
l’effraye plus. Aujourd’hui encore, il la façonne et nourrit l’espoir de la modifier, voire de la
conquérir sans crainte d’être inquiété et interpellé par quiconque. Mais au fur et à mesure que la
nature réagit par des signes inquiétants ou par d’autres formes de mécontentement préjudiciables
à l’homme, ce dernier prend conscience de la force qui est la sienne. Il arrive parfois que
l’homme réagisse favorablement, mais très souvent, il se remet à ses activités souvent
défavorables au bien-être de cet espace. C’est ainsi que naît souvent le cercle vicieux des
relations tumultueuses qui compromettent des lendemains meilleurs.
Contrairement à l’homme antique qui était totalement voué à la nature, l’homme
contemporain a une vision nettement plus agressive vis-à-vis de celle-ci. Il conditionne sa
conduite non par des superstitions ou des velléités, mais par une praxis soutenue par des lois
dites positives. Cette situation a fondamentalement modifié les relations entre l’homme et la
nature, parce que l’homme a fait le choix de compter désormais sur la science et les lois qui la
régulent, plutôt que de fonder des espoirs vains sur une nature des croyances et des mythes jugés
d’un autre temps. Avec la science, des résultats probants existent. Par exemple, un séisme, un
volcan ou un tsunami, peuvent désormais être détectés à temps, et expliqués scientifiquement.
109
Aussi, une meilleure interprétation peut être faite avec des preuves expérimentales, alors
qu’avant, de tels évènements avaient des explications divines, religieuses ou mythologiques. Par
ces avancées scientifiques, des vies peuvent être épargnées, et des explications objectives sont
apportées aux populations. L’homme se donne donc une vocation nouvelle, celle qui accorde une
place importante à la recherche, à la prévention et à l’explication objective des faits.
L’homme moderne devient le véritable artisan de son destin qu’il a définitivement
arraché à la seule volonté décisionnelle de Dieu ou de la nature. Désormais, il peut totalement
compter sur la science plutôt que sur Dieu, lequel a froidement été exécuté par Nietzsche 82 . Les
lois sociales vont succéder à l’organisation instinctive, archaïque et superstitieuse des Anciens.
L’impact de ces lois sera plus convaincant que celui des lois de la nature. Les lois de la nature
sont désormais remplacées par les lois sociales dites positives, lesquelles relèguent
l’environnement historique ou antique au second plan. Ces rapports de type nouveau entre
l’homme et la nature faussent leurs relations jadis harmonieuses. Ces relations sacrées posaient
des limites dans l’action à mener, ainsi qu’à la conduite à tenir vis-à-vis d’autrui. Or, les
Modernes les ont récusées, ce qui obstrue tout rapport avec la nature et justifie peut-être le
manque de conscience et de responsabilité constatées aujourd’hui. Ce manque de conscience
voire de responsabilité individuelle et collective de l’homme est si présent, que même les limites
qu’il est censé s’imposer deviennent très rares.
Malgré toutes les nouvelles inventions techniques et scientifiques par lesquelles l’homme
tente de se mettre en valeur, il ne parvient toujours pas à dominer totalement la nature. Que la
nature soit considérée comme finie ou infinie, elle impose à tout homme doué de bon sens, des
limites à respecter. Faire preuve de retenue c’est tenter d’entretenir de manière permanente des
liens nouveaux qui pourraient conduire à une définition nouvelle des relations entre l’homme et
la nature. Il conviendrait toutefois d’admettre que le degré d’émancipation de l’homme est si
avancé, qu’il lui serait très difficile de s’accommoder des contraintes antiques jugées obsolètes et
d’un autre temps. La réalité montre que l’homme est parvenu à s’affranchir des contraintes
rationnelles et morales qui limitaient sa pensée, mais l’évidence que celui-ci demeure un simple
élément limité par la nature est de notre point de vue irréfutable.
Le fait que l’homme ait à sa disposition des outils de plus en plus performants qui ont un
impact considérable sur la nature, n’est plus à démontrer. Mais la réalité usuelle et la force de
production de ces outils, sont une menace pour la nature, d’où la différence entre les Anciens et
les Modernes. Les conceptions anciennes qui ont toujours considéré la nature comme une
82
Nous faisons allusion à l’expression connue de Nietzsche qui affirmait la mort de Dieu, dans l’optique de mettre
en valeur l’homme et l’homme seul, devant son destin.
110
essence immuable et déterminée par Dieu, sont désormais révolues, et donc dépourvues
d’intérêts. A la place, les penseurs modernes ont développé la théorie d’une nature souple,
évolutive et infinie, qui cacherait des trésors encore inexplorés par l’homme qui doivent être à
tout prix explorés.
Fut-il réaliste, ce mode de pensée est inquiétant parce qu’il redéfinit la nature humaine
non comme une essence immuable, mais il la conçoit comme volonté de puissance. Il reste à
prouver qu’une telle volonté de domination valorise l’homme, considéré comme sujet rationnel
par rapport aux autres espèces. L’esprit du XVIII ème siècle pensait la nature humaine immuable
et uniforme à tout homme. Même si les Modernes la présentent comme souple et évolutive, la
nature préserve cependant sa valeur cardinale qui la considère comme qualité ontologique, c’està-dire comme qualité essentielle et immuable de l’homme. Mais la pensée moderne, même si elle
admet le caractère fondamental et essentiel de la nature humaine, semble récuser son caractère
déterminant sur nos comportements. A en croire les Modernes, la nature humaine n’intervient
pas dans certains domaines tels que la valorisation des possibilités économiques d’un pays, et de
la mise en place des facteurs déterminants et stratégiques de celui-ci. Cela relèverait plutôt de
l’intelligence, et non plus des facteurs humains reconnus et communs à tous, telles que la raison
et la morale.
L’homme moderne serait arrivé à un tel point de l’évolution qu’il n’aurait plus l’intention
de porter sa réflexion sur certains processus naturels qu’il réfute de plus en plus. Les sciences et
techniques sont désormais au centre de ses préoccupations, parce qu’elles promettraient gaieté et
bonheur. Elles font même à l’homme la promesse d’une meilleure maîtrise de la nature et des
processus qu’elle déclenche. L’homme serait alors capable de tout, c’est-à-dire qu’il serait la
mesure de toute chose. C’est dans ce contexte que les connaissances techniques et scientifiques,
ont promis de lui offrir l’espoir de vivre et d’exister dans des conditions meilleures et
rassurantes.
Mais la nature étant un ensemble de conditions de la nature humaine, de son émergence
et de sa possibilité de subsistance, elle mérite à notre sens plus d’égards. Même si nous sommes
à une époque où l’homme semble sacrifier sa raison au profit des avantages que lui offre sa
société, il doit néanmoins comprendre la nature comme un principe naturel sans lequel il est
appelé à disparaître. Elle est de ce fait une donnée dont il a le devoir de responsabilité, non en
tant que propriétaire de cet espace, mais en tant que conscience. L’homme doit donc la
sauvegarder comme il l’aurait fait pour sa propre mère par exemple, car il y a entre les deux, une
"relation familiale". C’est en ayant une telle considération de la nature que l’homme pourrait
prendre conscience de la véritable vocation qui est la sienne, celle de s’accorder un devoir
111
d’amour et de protection, à ceux qui lui sont proches. Cela le conduirait à plus d’attention qui
l’aiderait à limiter son activité jugée trop intense, et dont l’action échappe parfois au contrôle de
la raison.
L’homme doit prendre conscience de ces graves manquements, qu’il n’est qu’un être
habitant parmi tant d’autres, et que la nature mérite beaucoup plus d’attention qu’autre chose. Se
manifestant par un répertoire infini de signes et d’éléments que nul ne peut saisir avec certitude,
la nature s’ouvre relativement à l’homme par le canal de la vie sur terre. Les liens séculaires
entretenus entre l’homme et la terre, sont un signe fort de son existence et de son importance.
C’est pourquoi ils ne devraient pas être rompus par l’homme, par des motivations irrationnelles
qui le conduisent à la surexploitation des richesses qu’elle comporte. Bien au contraire, l’homme
doit nécessairement en prendre grand soin afin de la préserver, dans son intérêt propre, de celui
des autres espèces vivantes, mais aussi dans celui des générations futures. Comme l’est une mère
pour sa progéniture, la nature est généreuse, féconde, elle élève et prévoit les conditions
favorables à la mort. Autrement dit, elle prévoit toutes les conditions nécessaires au bon
déroulement de la vie, de l’élaboration des conditions indispensables à son maintien, jusqu’à
l’avènement de la sentence irréversible qui scelle sa fin : la mort.
Or, plutôt que de se caractériser par une action entourée de précautions, plutôt que de
privilégier les actions tirées de la raison gracieusement offertes par la nature, l’homme a
malheureusement choisi d’agir de manière peu recommandable. Il sait également que la raison
fait de lui un interlocuteur privilégié dans les rapports entre la nature et le Tout qui la compose.
Mais la relation qui les lie repose essentiellement sur la seule volonté humaine de la respecter ou
pas, elle est de ce fait précaire et fragile. L’idée serait donc de chercher à comprendre comment
les Anciens avaient pu conforter leurs rapports à la nature par l’usage de la raison. Poser le
problème ainsi ne doit pas être interprété comme un souhait de revenir à un mode de vie ancien.
Il s’agit simplement de rechercher à travers la raison, les secrets qui ont favorisé leur réussite.
Par cette volonté de se référer à un mode vie ancien fondé sur les valeurs morales, l’on souhaite
faire naître en chacun de nous, une autre relation au monde dont l’intérêt est de contrôler et
d’encadrer nos désirs les plus osés, nés de l’industrialisation démesurée de nos sociétés.
Notre attitude consistant à se servir d’un modèle sociopolitique (grec) qui a fait école, se
justifie par le fait que celui-ci pourrait encore servir d’instrument de mesure face aux limites que
l’on devrait donner à l’action. L’idée de vivre dans un monde totalement vidé de l’activité
industrielle est une chimère, il conviendrait donc de s’en débarrasser. Mais la référence ou le
recours à l’attitude des Anciens dans leur approche au monde ne laisse personne indifférent, c’est
pourquoi nous sommes portés à penser autrement le bonheur humain. Celui-ci doit absolument
112
être lié à son rapport à la nature, tout en gardant la lucidité de penser la réalité qu’offre le
nouveau monde. Mépriser et ignorer cette nouvelle donne serait faire preuve de stupidité, mais
l’adopter sans mesure serait par contre un déluge pour l’homme et la nature, ce qui rendrait
encore plus difficile leurs rapports.
Une rupture des rapports entre l’homme et la nature ne pourrait en aucun cas être
bénéfique à l’homme. Une telle scission lui serait préjudiciable, parce que le combat entre les
deux serait très inégal. L’homme aurait ainsi un "ennemi" à la fois visible et invisible, qui le
combattrait partout où il se trouve. Ne pouvant pas connaître objectivement des limites à l’espace
géographique de son adversaire qui d’ailleurs lui sert de support, il serait ainsi dépourvu de tout
moyen de défense. Même si l’homme prétend avoir le dessus sur la nature par rapport aux
résultats visibles de son activité transformatrice, il reste un simple élément de la nature, et de ce
fait, il demeure vulnérable. Pour cette simple raison, il se doit donc d’être prudent et humble, car
l’imprévisibilité de la nature peut dangereusement surprendre.
Pour échapper à cette hypothèse non souhaitable, l’homme doit impérativement accorder
une place aux autres espèces vivantes, parce qu’ils contribuent à leur manière à la régulation de
la nature. Il doit au contraire s’impliquer à les maintenir en vie parce qu’il en tire inévitablement
des bénéfices. Il doit cesser de s’impliquer absolument dans tous les domaines, surtout ceux qui
ne relèvent pas de ses compétences telles que concevoir artificiellement les vies ou modifier
génétiquement des organismes vivants. S’impliquer dans une action, c’est d’abord s’informer sur
son origine, c’est aussi prendre connaissance des faits qui l’ont rendu possible. Autrement dit,
l’homme doit d’abord chercher à comprendre le fonctionnement de la nature. S’il en avait la
capacité, il devrait d’abord en avoir la maîtrise, avant d’entreprendre une quelconque action sur
celle-ci à travers les éléments qui la constituent.
Aussi considérables que la domination que l’homme exerce sur la nature, les
connaissances humaines sont d’un apport important plus grand que sa volonté de domination.
D’ailleurs, toute domination n’a pas toujours un sens péjoratif puisqu’elle peut s’exercer de
différentes manières. Prenant pour exemple le cas du savoir primitif ou Ancien, celui-ci ne visait
pas une domination néfaste de l’homme sur la nature, il recherchait plutôt la cause des choses par
le moyen des interrogations fondées essentiellement sur la raison. A contrario, le savoir technicoscientifique moderne se montre agressif à travers ses pratiques. L’absence de domination dans le
savoir primitif résidait dans le fait que celui-ci était fondé pour l’essentiel sur la contemplation. Il
était fondamentalement idéel, alors que le savoir technico-scientifique va au-delà de la
contemplation. Il valorise plutôt la transformation, ce qui voudrait dire que la nature est moins à
admirer qu’à transformer. Dans ces conditions, l’homme cherche à transformer le destin de la
113
nature en essayant d’intensifier son action sur elle. La volonté de connaître chez l’homme a par
ailleurs conduit à la désacralisation de la nature, ce qui l’incite à plus d’initiatives risquées pour
l’intégrité de la nature. La révolution technico-scientifique a donc définitivement enterré les
croyances anciennes, c’est-à-dire les mythes, les contes et les superstitions qui avaient leur
importance en tant que pouvoir de dissuasion.
La science moderne et son désir d’industrialisation ont de manière unilatérale le
monopole du langage de la connaissance, cherchant ainsi à vouer la nature au silence le plus
strict. La science moderne voudrait montrer que la nature est réellement inerte et soumise à la
volonté de l’homme. Par conséquent, seules les puissances techniques et scientifiques
conditionneraient donc son salut. Le désir humain de connaître sans détruire a finalement été
remplacé par le désir et la satisfaction du besoin immédiat. Ce qui est une menace pour la nature
car, cette situation favorise une augmentation de ses désirs. L’accès au bonheur étant pour
l’homme la condition de possibilité d’une réelle ataraxie, l’accomplissement de son existence au
sein d’une nature saine, lui est donc indispensable. En tant qu’espace commun à tous, la nature
n’est plus seulement le réel, elle est aussi bien le lieu idéal et le lieu de l’idéal. Cette réalité
évidente a inspiré l’injonction stoïcienne qui recommande de suivre la nature. En exhortant
l’homme à suivre la nature, les Stoïciens, et Cléanthe 83 en particulier, recommandent de suivre
plutôt la nature commune à tous, et non la nature particulière, c’est-à-dire celle qui est
particulière à chaque être.
Christian Godin 84 explique avec aisance les diverses interprétations de ces expressions. Il
explique que suivre la nature peut aussi avoir un sens négatif, c’est du moins la compréhension
d’un passage de Cicéron qui le souligne également. En clair, suivre la nature pourrait à la fois
signifier « vivre conformément à la nature universelle, et vivre conformément à sa propre
nature ». Néanmoins, suivre sa nature ne voudrait pas dire ici qu’il faudrait se laisser conduire
par ses penchants ou par des bas instincts, car rappelons que l’éthique stoïcienne est une éthique
de discipline et de sagesse. Cette éthique de la sagesse est bien évidemment celle qui interpelle
l’homme, et le conduit à suivre la voie de la sagesse qui pourrait l’aider à avoir une vocation
83
Rappelons que chez les Stoïciens en général, vivre heureux ou vivre selon la nature revient au même. Toutefois,
les interprétations de cette expression divergent parfois, elles n’avaient pas toujours été univoques à tous les égards.
Diogène Laërce nous révèle par exemple que vivre heureux ou suivre la nature donna lieu à deux interprétations
différentes. Alors que Chrysippe accordait un double sens au mot nature, qui selon lui supposait une nature
commune à tous, et une nature particulière, c’est-à-dire propre à chacun, Cléanthe quant à lui, donna un sens unique
à ce mot. Il estimait qu’il n’y avait qu’une nature à suivre, celle qui est commune à tous, et non la nature
particulière. Dans l’analyse qui nous intéresse, c’est cet apport de Cléanthe qui nous interpelle plutôt. Sénèque, De
la vie heureuse, VIII, 1-3 ; in La nature, (Suivre la nature), par Christian Godin, Paris, Editions du temps, 2000,
p.114.
84
Cf. Christian Godin, La nature, Paris, Editions du temps, 2000, pp.114 -115
114
autre, malgré son attachement aux sciences et techniques nouvelles. En admettant de vivre
conformément à la nature ou de la suivre, l’homme pourrait refuser de se laisser séduire par les
forces extérieures, par les honneurs, les plaisirs vains, et d’autres choses de ce genre. Suivre la
nature ne saurait être un abandon de sa liberté ou de son autonomie. Au contraire, c’est faire une
synthèse entre son attitude en général, et la conduite à tenir vis-à-vis d’autrui. C’est faire preuve
de sagesse. C’est aussi s’accorder avec Zénon de Cithium qui reconnaît que vivre conformément
à la nature, c’est vivre selon la vertu puisque la nature conduit l’homme à la vertu parce qu’elle
est bonne, parce qu’elle est raison.
Au final, il apparaît malgré tout que les relations entre la nature et l’homme ont toujours
été harmonieuses malgré des passages à vide. L’avènement des sciences et techniques est
l’élément nouveau qui a fini par s’interposer avec véhémence entre eux. Certes, tous deux
peuvent en tirer profit, mais ce profit apporterait plus à l’homme qu’à la nature, d’où
l’importance pour lui de se donner une nouvelle vocation utile à la nature. La tyrannie technicoscientifique mérite d’être condamnée et d’être bannie, car une telle situation pourrait causer un
anéantissement de toutes les espèces présentes au sein de la biosphère. Il importe donc à l’être
humain de rechercher une nouvelle vocation, laquelle doit être accompagnée par une double
prise de conscience : celle qui impose un équilibre naturel exigeant une circonscription du savoir
humain, et celle qui impose une mise en place des limites transformatrices et excessives de la
nature. Haïr ou maltraiter la nature revient évidemment à accepter de s’en séparer définitivement,
et cela par la seule faute de l’homme parce que son orgueil et sa stupidité le conduisent à cela. La
nature reste malgré tout un énorme organisme vivant imprévisible, mais la responsabilité morale
de l’homme demeure la condition sine qua non de sa destinée. Celle-ci dépend du changement
d’attitude que l’homme pourrait adopter dans un avenir proche, lequel changement exigerait de
lui mesure, prudence et sagesse.
115
3-4 Nature et responsabilité morale de l’homme : mesure, prudence et sagesse
La relation naturelle entre l’homme et la nature laisse penser à un contrat tacite entre les
deux. Cette relation a progressivement connu des modifications dues à l’agir humain, mais
l’espoir de reconstruire une nouvelle relation forte entre l’homme et la nature demeure. Pour
cela, une signification éthique et juridique doit accompagner et surveiller l’action de chacun.
Mais comment parvenir à réconcilier nature et homme, lorsqu’on sait que la nature s’exprime
essentiellement par des signes, des évènements, des actes, et surtout un langage parfois
inaccessible à l’homme ? La différence du langage entre les deux peut modifier les
interprétations des signes envoyés par la nature, ce qui ne permet pas à l’homme de
communiquer de manière compréhensible avec elle. Que faut-il faire par rapport à une telle
relation ?
Grâce au bon usage de sa raison, l’homme a la possibilité de prendre conscience de la
complexité de la nature en tant qu’être significatif dans le système global de celle-ci. Il est tenu
d’offrir à son action une signification éthique et juridique. En d’autres termes, l’homme doit
s’interdire toute forme d’agression sur la nature. C’est un contrat tacite naturel dicté par la
raison, lequel doit être considéré par lui comme devoir. C’est une démarche de prudence et de
sagesse qui n’aurait pour seul support que la raison humaine. Il n’y a que la volonté humaine qui
peut rendre possible cette réalité contractuelle tacite.
Des normes juridiques doivent être élaborées pour protéger ce contrat, qui doit accorder
un statut particulier à la nature. Ces normes juridiques seront la condition nécessaire d’une
reconnaissance à la nature en tant que sujet d’un contrat réel et indispensable. Rappelons que
l’esprit de responsabilité de l’homme vis-à-vis de la nature est une sorte de pouvoir causal, qui le
place comme principal investigateur des faits. L’homme devient ainsi le principe actif de ce
contrat, parce qu’il est issu de l’espèce majeure dans la hiérarchie naturelle de toutes les espèces
vivantes. L’être humain est donc tenu d’assumer la plus grande responsabilité parce qu’il est
capable de réaction et d’anticipation face à ce qu’il pourrait percevoir comme relevant de son
pouvoir. De plus, il est considéré comme l’unique être capable d’avoir un droit de regard sur
tout, parce qu’il est conscience. Hans Jonas 85 disait à ce propos : « (…) un bien de premier ordre,
dès lors que et pour autant qu’il se trouve dans le champ d’action de notre pouvoir et
particulièrement dès lors qu’il se trouve dans celui de notre activité qui effectivement et de toute
85
Cf. Hans Jonas dans, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique ; traduit de
l’allemand par Jean Greisch, 3e édition ; § II. Théorie de la responsabilité : Premières différenciations ; Les Editions
du Cerf, 1995, p.137.
116
façon se produit déjà, engage notre responsabilité sans avoir été choisi et n’admet pas qu’on en
soit déchargé. La responsabilité qui a été au moins choisie à titre secondaire, la responsabilité
pour ainsi dire contractuelle de la mission qui a fait l’objet d’un accord (ou qui a été imposée)
n’a pas pour objet immédiat un tel bien contraignant et elle est irrévocable ».
Il ressort de ces lignes que la responsabilité de l’homme est toujours engagée du fait de
son action sur la nature, surtout que celle-ci est souvent dans le champ de son activité. C’est
pourquoi l’homme doit toujours avoir une attention particulière vis-à-vis de la nature. Or, il se
trouve que l’homme semble se dérober de cette charge qui doit être la sienne. L’homme doit
avoir une mission de protection de la nature et de tout ce qui forme son Tout, parce qu’il est
conscience. En tant que patrimoine commun de premier ordre qui nécessite la sagesse humaine,
la nature mérite d’être traitée avec plus d’égards. L’homme n’a pas les pleins pouvoirs sur celleci, il lui faut donc poser des limites à ses ambitions toujours grandissantes.
Même s’il est vrai que l’exercice de l’homme sur la nature relève d’une responsabilité
volontairement choisie, il doit néanmoins la respecter dans son exercice. A ce propos, Hans
Jonas 86 dit : « (…) il y a encore le cas éminent où un bien de premier ordre et de dignité
inconditionnelle qui ne se situe pas de lui-même déjà dans la sphère d’action actuelle de notre
pouvoir, pour lequel nous ne pouvons pas encore être responsables, peut devenir l’objet d’une
responsabilité choisie de sorte que le choix vient d’abord et qu’ensuite, pour le bien de la
responsabilité choisie, elle se procure seulement le pouvoir qui est nécessaire à son appropriation
et à son exercice ».
Au sujet de la responsabilité et du pouvoir parfois excessif de l’homme, Hans Jonas 87 tire
un parallèle avec ce qui se passe en politique en général. En effet, fustigeant cette attitude, il
s’inspire du cas paradigmatique de « l’homme politique qui convoite le pouvoir afin d’avoir des
responsabilités et qui convoite le pouvoir suprême afin d’exercer la suprême responsabilité. (…)
l’estime, le prestige, le plaisir de commander, d’avoir de l’influence, de prendre l’initiative, de
graver sa propre trace dans le monde et même la jouissance d’en avoir simplement conscience
(sans mentionner les avantages bassement matériels) et les motifs de l’ambitieux qui convoite le
pouvoir sont sans doute toujours mélangés ». Il estime qu’une réelle tyrannie s’exerce par les
hommes politiques au détriment de ceux qu’ils dirigent. Cela est souvent dû au fait que l’homme
est toujours à la recherche de la gloire, du prestige et bien sûr du pouvoir.
Hans Jonas le dit : « mis à part la tyrannie la plus crue et la plus égoïste qui relève à peine
encore de la sphère politique (si ce n’est sous la prétention hypocrite qu’il y va du bien public) la
86
87
Cf. Idem
Cf. Idem
117
responsabilité liée au pouvoir, rendue possible par lui, est voulue en même temps qu’est convoité
le pouvoir, et elle est voulue en premier lieu par l’authentique homo politicus ; et l’homme d’Etat
authentique estimera que sa gloire (qu’il peut très bien rechercher) consistera précisément en ceci
qu’on peut dire de lui qu’il a agi au mieux des intérêts de ceux sur lesquels il exerçait le pouvoir,
pour lesquels donc il le détenait ». A partir de cette comparaison, nous avons pour objectif de
dénoncer les désirs insatiables de l’être humain, qui est parfois mécaniquement attiré par le
pouvoir. Ce pouvoir qu’il exerce sur autrui est le même qu’il exerce sur la nature et les autres
espèces vivantes. Or, même si l’homme est crédité d’un statut particulier par rapport aux autres
espèces vivantes, il n’en demeure pas moins qu’il peut faire preuve de retenue et surtout de
responsabilité.
Par le pouvoir de décision et par la détermination qu’il a sur l’ensemble des êtres vivants,
il semble s’octroyer le droit de perpétrer tel ou tel autre acte, jugé parfois irrationnel et
irresponsable pour un être de son envergure. De ce fait, il est entièrement responsable et de son
comportement, et des conséquences qui en découlent. Sa responsabilité est donc engagée par la
qualité de son action présente et par le projet qui détermine son action future. Obnubilé par sa
puissance, l’homme pense avoir pris définitivement le contrôle de son destin sans pourtant tenir
compte de celui de la nature. Il oublie que son existence et son pouvoir n’ont de sens que si la
direction de son action découle des exigences morales nées des injonctions de la raison. Toutes
les actions ayant une cause humaine, ne pourraient commander toutes les autres que si celles-ci
sont soumises à une obligation morale, c’est-à-dire accompagnées d’un sentiment de
responsabilité. La connaissance de toute bonne action ne devrait en principe pas échapper à
l’homme parce qu’il est pouvoir et raison.
En le situant au-dessus de tous les êtres vivants, la nature a avant toute chose couvert
l’homme de qualités incomparables, y compris celles qui lui permettent la reconnaissance du
Bien intrinsèque des choses. L’humiliation, l’égoïsme et la conquête absurde du pouvoir sont par
contre des caractères non garantis par la nature, et relèvent par conséquent du seul libre arbitre de
l’homme. Ce libre arbitre est une qualité non aliénable de l’existence humaine. Il lui est offert
par la nature, à condition que ce dernier engage sa conscience et sa responsabilité, toutes deux
encadrées par la raison.
Toutes ces démarches font parties intégrantes du contrat naturel et tacite qui lie l’homme
à la nature, et qui exige des droits et des devoirs associés à une éthique. Mais comme il est
parfois difficile de discerner le bien ou le mal, le bon ou le mauvais, la raison et la morale qui
sont des attributs humains deviennent de ce fait nécessaires à l’homme, car elles lui suggèrent
prudence et sagesse. C’est une démarche qui tire son fondement au sein de la nature même, parce
118
qu’elle est l’une des parties du contrat mutuel qui donne droit à la tranquillité et au bonheur,
c’est-à-dire à une vie heureuse. Ce type d’accord singulier basé sur un contrat tacite est bien sûr
fragile, parce qu’il repose simplement sur la volonté, ou sur la confiance mutuelle qui
garantissent la réalité du contrat et les normes rationnelles et éthiques qui le fondent. Nous
l’avons dit, seuls la confiance et la bonne volonté de l’homme peuvent faire perdurer cet accord
souvent fragilisé par lui-même, parce qu’il ne repose en réalité sur aucun impératif catégorique.
Par conséquent, la raison et l’éthique qui lient l’homme à la nature, sont en elles-mêmes une
sorte d’obligation pour l’homme de faire aboutir ce contrat, et le considérer ainsi comme un
devoir.
En tout état de cause, l’homme devient une fois de plus l’élément principal à
l’aboutissement du contrat ou à son échec. Il tient cet avantage de la raison qu’il hérite de la
nature et qui lui apporte tout ce dont il a besoin. Conforté dans cette logique, l’homme a eu
l’intelligence, et surtout la présence d’esprit d’inventer le droit positif qui lui octroie des droits,
mais aussi des devoirs. Ce droit positif consiste donc à définir et à déterminer les limites à ne pas
franchir. Autrement dit, il permet de maintenir les rapports d’équilibre pouvant protéger le
contrat. Or, les lois humaines demeurent aussi fragiles que celles de la nature, puisqu’elles
comportent des injustices et des inégalités qui entament certains droits du contrat. Ces inégalités
sont en réalité le fruit de la volonté de puissance de l’homme, qui aurait choisi de mettre en place
des lois taillées à sa mesure, non favorables au droit de protection de la nature. D’abord, il élude
de sa vision du monde la dimension éthique qui conditionne la réalité du contrat. Puis, il agit
sans tenir compte de toutes les lois d’équilibre, de prudence et de sagesse qui conditionnent sa
pérennité.
De toute évidence, un déséquilibre se crée dans les relations contractuelles entre l’homme
et la nature. Des rapports désormais faussés ont complètement pris le dessus sur l’accord
préalable. Par ces faits, on peut dire que la raison humaine héritée de la nature n’a pas su rendre à
la nature ce qu’elle lui a donné ? Peut-être, mais nous sommes tentés de dire que c’est plutôt le
libre arbitre et le manque de volonté humaine qui ont pris le dessus sur sa raison. C’est la raison
qui crée en l’homme le sens de l’équilibre, mais la volonté humaine a un rôle important à jouer.
La volonté contribue à accroître le pouvoir de la raison parce qu’elle encourage l’homme à en
faire un bon usage. Mais c’est la raison qui est au centre de l’équilibre sur lequel repose l’idée du
contrat, lequel n’a de sens que s’il comporte une dimension éthique.
Pour faire perdurer le contrat, l’homme devrait essayer de revisiter le droit afin de donner
une place plus importante aux devoirs, qui méritent d’être encadrés par une juridiction
raisonnable fondée sur une éthique de responsabilité. L’éthique de responsabilité exige justement
119
la bonne foi et non l’ingratitude, la justice et non l’injustice, l’impartialité et non la partialité.
Cela signifie que l’homme doit être à même de donner une place importante aux devoirs, dont
l’un d’entre eux serait de préserver la nature. La générosité de la nature trouverait ainsi un regard
compensatoire qui aurait son importance, dans la mesure où la nature pourrait retrouver tous les
mécanismes de son fonctionnement normal. Il est du devoir de l’homme de se rappeler dans la
mesure du possible que la nature n’est pas inépuisable, elle a forcément des limites et donc une
fin comme l’est tout organisme vivant.
Le plus grand devoir de l’être humain, serait d’engager sans retenue sa responsabilité
morale pour maintenir le plus longtemps possible les règles du contrat qui le lie à la nature. Au
contrat naturel qui lie les deux parties, succédera un contrat social chargé de fortifier encore plus
la relation déjà existante. Le contrat naturel ne serait pas forcément remis en cause, mais il
servirait de référence au contrat social, mieux adapté à réguler les conduites humaines. Victime
d’une histoire humaine tumultueuse causée par son goût démesuré à connaître et à marquer sa
puissance sur autrui, l’homme a, par sa conduite, tracé le chemin de la misère morale et
spirituelle au détriment du bien matériel. Sa nécessité de recourir à un monde toujours meilleur, a
accru sa désinvolture à l’égard de la nature. Mais le chemin du non-retour ne semble pas être
atteint, pourvu qu’il prenne conscience des errements idéels qui ont favorisé cette situation.
Etant donné que la nature est un bien commun, il revient donc à chacun de contribuer à sa
survie par l’enracinement d’une conscience collective. Le maintien d’un équilibre entre l’homme
et la nature repose entièrement sur l’homme, parce qu’il a le pouvoir de construire des modèles
de vie favorables à tous les organismes vivants. Par le truchement du droit positif, il peut assurer
leur protection sans pour autant hypothéquer sa propre chance de survie. Mais emprisonné par le
besoin et victime de ses désirs les moins nécessaires, l’homme se trouve confronté à lui-même,
c’est-à-dire qu’il semble bâtir l’édifice qui servirait à sa propre déchéance. Trompée en
permanence par l’éveil croissant de ses désirs les plus pervers, l’espèce humaine fait désormais
face à une situation qui semble de plus en plus préoccupante. C’est pourquoi elle s’active
désormais à coopérer avec une catégorie de spécialistes qui annoncent des lendemains difficiles,
voire apocalyptiques à son espèce, surtout si une dose de rationalité n’accompagnait par son agir.
Toutefois, nous restons persuadés que cet éveil de l’homme dû aux réalités difficiles de
son temps, n’est pas forcément chargé de mauvaises intentions. C’est pourquoi, l’homme est à
même de prendre des décisions qui valorisent sa qualité d’homme rationnel. Sa prédisposition
naturelle à la conservation de soi est un aspect auquel il doit avoir recours pour adapter sa
conduite à un nouveau mode de vie, qui exigera sans doute des sacrifices bien plus importants.
De l’usage que l’homme pourrait faire de sa conscience, dépendront le sens et la direction qu’il
120
pourrait donner à sa vie. Les contrats évoqués ci-dessus reposent sur des bases totalement
précaires et demeurent malgré tout fragiles, surtout si l’être humain ne se défait pas de son idée
qui consiste à considérer la nature comme un objet soumis à sa curiosité intellectuelle. En
considérant la nature comme sujet de droit et non comme objet de curiosité de toute sorte, elle
aurait de fortes chances de se réaffirmer à son tour comme contractant indéfectible.
Nous n’avons cessé de rappeler que l’enjeu n’est pas de retourner aux cultes anciens qui
valorisaient le mythe ou la magie, mais de refonder le savoir humain, qui doit désormais être bâti
sur un support moral. Des signaux qui nous parviennent, la nature serait sous oxygène, et il y
aurait inéluctablement un processus dramatique qui menace la planète terre. Même s’il convient
de dédramatiser la situation, il semble clair que nos vies restent menacées si une mobilisation
collective tarde à arriver. La volonté humaine de désacraliser la nature a peut-être conduit au
mépris de celle-ci, d’où l’importance d’entretenir le mythe comme forme de savoir. Il ne
servirait pas à dévaloriser le savoir scientifique, mais à le valider comme moyen indispensable à
l’accession d’une forme de savoir purement rationnel et non nocif à la vie. Rappelons que
Platon 88 a su mettre en valeur le mythe, à la fois dans l’ensemble de son œuvre et dans le
répertoire des grandes connaissances humaines.
Les exigences de notre temps imposent de prendre des décisions plus courageuses qui
auraient la raison comme seul référent, car elle restitue à l’intelligence humaine une manière plus
prudente de penser le monde. Loin de reposer notre savoir sur des liens magiques ou mythiques
ancestraux, nous portons plutôt un regard critique sur l’attitude humaine dans ses rapports à la
nature, qui justifie les craintes liées aux réalités de notre temps. Soucieux de ne pas léguer aux
générations futures une nature sans vie, il nous semble nécessaire, sinon important d’éveiller les
consciences qui tardent à apporter leur contribution à cette préoccupation. L’intérêt de tous serait
vraisemblablement de garder une nature digne, saine et vivante à notre progéniture. Etre fils de
son temps, c’est comprendre son monde, c’est scruter le réel, c’est diagnostiquer ses maux, pour
ensuite anticiper sur les conséquences à venir. Gérer un patrimoine, c’est savoir le conserver sans
l’endommager, afin de passer le témoin aux générations qui doivent en tirer tous les bénéfices.
Une telle vision du monde suppose une implication forte de la raison dans les décisions à
prendre, d’où la nécessité de la valoriser à tout instant, pour s’assurer d’une véritable beauté
morale.
88
Nous faisons allusion au mythe de Sisyphe de Platon
121
3-5 La nécessité de la raison pour la beauté morale
Les explications que l’on pourrait apporter sur la raison sont aussi importantes que la
définition de ce concept. Chercher à montrer son importance et sa nécessité, qui sont des
conditions de possibilité à la régulation la conduite humaine sur la nature, c’est accorder à la
raison une place importante qui va au-delà de sa seule définition. De ce point de vue, il nous
semble indispensable de montrer que la raison, en tant que faculté exclusivement réservée à
l’homme et à l’homme seul, est à la fois le guide d’une vie cohérente et le fil conducteur de sa
pensée par rapport à son agir. De ce fait, la raison doit à tout instant s’impliquer dans toutes les
décisions que l’homme est amené à prendre. Tout au long de son existence, l’être humain est
censé abandonner, sinon réduire son instinct animal pour être gouverné par la raison à travers
l’éducation et la culture.
Nécessaire à l’épanouissement de son esprit, la raison est pour l’être humain une faculté
qui lui donne les jugements nécessaires pour mieux conduire sa pensée. Innée ou acquise, elle se
manifeste différemment chez chaque individu, selon l’usage qu’il pourrait en faire. La pratique
de la raison permet des jugements justes et nécessaires, utiles à la qualité de l’action à accomplir.
Ces jugements justes et nécessaires ne sont pas a priori à l’homme, a priori, ils sont le fait d’une
élévation de l’esprit par la pratique intense de la raison. Les connaissances par expériences
accroissent davantage la raison qui finit par agir suivant des lois diverses et variées. Ces lois sont
celles de la société qui impose des règles par l’éducation et d’autres formes de savoirs propres
aux sociétés humaines. Elles permettent à l’homme de s’organiser dans le but de trouver des
réponses sur la cause des phénomènes. Cette attitude découle d’un processus naturel
préalablement acquis, mais qui trouve un écho favorable par l’exercice et la pratique d’une
raison active.
La raison devient alors un ensemble de lois de l'esprit, parce qu’elle conditionne et
détermine le fonctionnement moral des sociétés humaines. Au fil du temps, la raison s’exerce en
l’homme et gouverne l’ensemble des conditions de l’expérience, en s’affirmant progressivement
comme conditions d’accès à une connaissance véritable des choses. Les jugements qui en
découlent prennent sens, et donnent un caractère universel à la raison. La logique caractéristique
de la raison s’active, en chassant de l’esprit humain toute forme de contradiction. Dans ce rôle, la
raison s’affirme en l’homme comme faculté offrant des vérités nécessaires, qui sont des
jugements n’autorisant aucune séparation des termes, parce qu’elle impose la clarté qui freine
tous les antagonismes capables de contrarier l’esprit. Tous les jugements inhérents à la raison
deviennent ainsi cohérents et favorisent les qualités morales de l’être humain social. Par la
122
cohérence et la justesse des jugements qu’elle permet au sein des sociétés humaines, il devient
normal que la raison s’exerce en l’homme comme un ensemble de lois logiques de son esprit.
Imprégné de logique, l’esprit humain offre une orientation juste de la pensée, et par
conséquent de la conduite à tenir. En revanche, toute décision ne doit être prise que si elle est en
parfaite harmonie avec les lois de l’esprit, c’est-à-dire celles dictées par la raison. Admise
comme telle, la raison développe une qualité indispensable à l’homme : l’intelligence. Ce qui fait
de l’homme un être capable d’adaptation. De ce fait, il devient également le reflet de la nature et
reste un élément idéal pour l’organisation de la société. L’intelligence n’a d’autres causes
extérieures que la conjonction du désir croissant à connaître sans cesse. Penser que l’intelligence
humaine proviendrait de causes extérieures autres que la nature, c’est récuser l’idée que celle-ci
soit le reflet d’une entité supérieure de notre être, à savoir la raison. Elle est l’expression même
de la manifestation de la raison humaine en tant qu’élément commun à l’homme et à la nature.
S’exerçant en l’homme comme principe de détermination, la raison offre à la pensée
humaine une direction juste de son action. La pensée développe l’entendement humain comme
faculté intellectuelle permettant de juger, et donc de distinguer le vrai du faux. L’entendement
humain devient un principe de détermination favorable à l’élaboration d’un développement
moral permettant à l’homme de s’éloigner des plaisirs vains au profit de l’utile. Et comme le dit
Marc Aurèle 89 « l’utile, pour chacun, c’est ce qui convient à son organisation, à sa nature ».
Dans son intention de mettre la raison au centre de toute action humaine, mais aussi comme
valeur cardinale de la régulation des conduites au sein des sociétés humaines, Marc Aurèle 90
s’exprime en ces termes : « (…) ma nature est celle d’un être doué de raison et né pour la société.
J’ai comme cité, une patrie Antonin, c’est Rome ; comme homme, le monde. Il n’y a donc
d’autres biens pour moi que ce qui est utile aux cités dont je suis ».
Pour Marc Aurèle, l’importance de la raison permet de réguler les conduites humaines,
tout en reconnaissant que c’est au sein de la société que la raison prend sens et forme. Il dira en
outre que « sa nature est celle d’un être doué de raison et né pour la société. » L’intérêt qu’il
porte à la raison est si important que celle-ci n’a de sens que si elle s’exerce au sein de la société,
ce qui est capital à son organisation. Dans la société imaginée par Marc Aurèle, la raison doit
servir de guide à l’homme social, et doit l’aider à modifier sa conduite. La raison doit faire une
distinction entre les sociétés humaines, et la communauté animale portée elle aussi à vivre
harmonieusement avec son milieu. On consent que la nature n’exclue nullement les animaux à
vivre au sein d’une organisation qui renforce leurs liens, et accroît leur chance de survie.
89
90
Cf. Marc Aurèle, Les Stoïciens, VI, 44 ; textes choisis par Jean Brun ; 10e éd. ; Paris, PUF 1998, p. 79
Cf. Idem
123
Convaincu de cette réalité, Marc Aurèle 91 reconnaîtra alors que « si l’intelligence nous
est commune à tous, la raison nous est aussi commune, qui fait de nous des êtres raisonnables. Si
la raison, cette raison aussi nous est commune qui prescrit ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut
pas faire ; cela étant, la loi est commune à tous ; par conséquent nous sommes citoyens. Si nous
sommes citoyens, nous vivons ensemble sous un même gouvernement ; enfin le monde est
comme une cité : de quel autre étant en effet pourrait-on dire que le genre humain, pris dans son
ensemble, suit les lois ? Mais c’est de là, de cette cité commune, que nous viennent et
l’intelligence elle-même, et la raison, et la loi qui nous régit : sinon, d’où viendrait-elle ? Car, de
même que ce qui est terrestre en moi, est une partie empruntée à une certaine terre, ce qui est
humide à un autre élément ; de même que le souffle que j’exhale vient d’une certaine source,
comme aussi il y a une source particulière d’où me viennent la chaleur et les parties enflammées,
car rien ne vient de rien, comme rien ne se réduit à rien ; de même l’intelligence est aussi le
produit de quelque cause ».
Communes à l’homme, l’intelligence et la raison sont évidemment des principes qui
dictent les conduites utiles à la vie communautaire. C’est donc à juste titre que Marc Aurèle
pense que la cité humaine est la véritable source de provenance de l’intelligence et de la raison.
Ces deux éléments jouent un rôle infiniment important dans les conduites de l’homme social,
parce qu’ils font de lui un sujet conscient non seulement de lui-même, mais aussi de la cité dans
laquelle il vit. La société est le symbole d’une vie organisée et dépourvue de comportements
réfractaires qui seraient sanctionnés par des règles conçues à cet effet. Soumis aux passions et à
leurs excès, l’homme est parfois tenté de passer outre ces recommandations sociétales qui
l’amènent à se déterminer par rapport aux principes jugés contraires à la raison, et donc à la
société. A travers la loi, la raison prescrit des ordres et exige des devoirs, tous deux déterminants
pour le bon fonctionnement de la société. Cela interpelle la liberté humaine dans le sens où celleci cherche toujours à s’exercer sans parfois se fixer des limites. Etre un sujet pensant ne signifie
pas que l’on doit être au-dessus des lois, ni qu’on soit porté à vivre en dehors de la société. En
d’autres termes, toute autonomie humaine n’existe que parce qu’elle est régie par des lois. Cette
compréhension de la liberté détermine l’homme comme sujet important au sein de la société, et
accorde une place non négligeable aux autres espèces vivantes avec qui il partage un espace
commun.
La raison n’éclaire la pensée humaine que si l’homme opère des choix qui s’accordent
aux principes qui la fondent. Ces principes sont les valeurs morales et éthiques qui exigent de
91
Idem, pp. 79-80
124
l’homme de s’élever au-dessus des intérêts personnels, et de ne pas se laisser emporter par
certains de ses penchants les moins utiles au maintien de la vie. C’est pourquoi il convient de
suivre sans résistance le chemin que propose la raison, car vivre selon la raison c’est se servir des
supports qu’elle offre pour réguler sa conduite. Même si la liberté suppose des choix, ces choix
doivent néanmoins répondre aux exigences éclairées de la raison qui propose de conformer sa
vie à un attachement aux valeurs morales, dans le sens où elle interpelle le sens commun. Mais
qu’est-ce que le sens commun ?
A cette question, Epictète 92 répondra en ces termes dans ses Entretiens : « Il y a dans tous
les hommes une ouïe générale et commune, qui fait qu’ils discernent également les voix et qu’ils
entendent toutes les paroles que l’on prononce ; qui discerne et note les tons. Il y a de même dans
tous les hommes un certain sens naturel qui, lorsqu’ils n’ont pas quelque défaut marqué dans
l’esprit, fait qu’ils entendent également tout ce qu’on leur propose, et cette disposition est égale
dans tous les hommes ; c’est ce que l’on appelle sens commun ». Le sens commun joue un rôle
important dans la cohésion d’une vie communautaire. C’est dans le tréfonds de l’être qu’il est
possible de puiser le sens commun car, celui-ci est en tout homme et lui est donné a priori. Le
sens commun est en réalité une disposition naturellement acquise par l’homme, mais celui-ci est
parfois enfoui en lui ou caché par les passions qui proviennent souvent d’une maladie ou d’un
dysfonctionnement de l’esprit. Ce défaut spirituel se manifeste très souvent par une cécité
intellectuelle qui récuse tout appel venant de la raison, c’est à notre sens une disposition rebelle
de l’esprit humain qui préexiste en lui, mais qui peut être canalisé par une pratique soutenue de
la raison.
On comprend donc que cette disposition rebelle de l’esprit humain est souvent à l’origine
des passions, des désirs vains, et d’autres affections du même ordre que l’on constate parfois
dans les conduites humaines. Ce qui in fine se manifeste par une forme d’idées multiples souvent
confuses, conduisant à une imagination dangereuse et hostile à la raison. Conscient de cette
réalité, l’homme est donc amené à les transformer en affections positives, en s’imposant une
conduite qui empêche de se livrer à l’expansion de leurs réalisations. En se donnant la possibilité
de marcher sur des chemins plus agréables, c’est-à-dire ceux qui offrent une résistance aux
plaisirs immédiats, l’homme emprisonne ainsi tout ce qui pourrait altérer le bon fonctionnement
de sa raison.
Se déterminer en fonction de la raison est un exercice relativement difficile pour les uns
et les autres, mais l’on y parvient toujours si l’on manifeste le désir d’y arriver. Or, se détourner
92
Op. cit., textes écrits par Epictète, Entretiens, III, 8, Paris PUF ; 1998 ; p. 79
125
de cette exigence peut contribuer non seulement à faire émerger les passions, mais favoriser
aussi la ruine de la raison. Les recommandations de la raison proposent de valoriser l’intérêt
général plutôt que l’intérêt partisan, car l’homme tend souvent à privilégier ses propres intérêts
au détriment de ceux des autres. Et comme le reconnaît Spinoza, « les hommes agissant par
intérêt, sont mus par la crainte et l’espérance ». Si l’être humain ne vise que ses intérêts propres,
s’il ne vise qu’à satisfaire ses intérêts les plus fous, les plus démesurés, alors la raison peut se
révéler impuissante, puisque l’homme se décharge de toute volonté pouvant l’interpeller par
rapport aux actions jugées justes ou non. Débarrassée de tout ce qui pourrait servir d’obstacles à
son fonctionnement optimum, la raison offre des choix favorables à la vie morale dont a besoin
la société. Ainsi, elle ne peut pas être réfractaire à la liberté humaine, parce qu’elle s’exercerait
alors comme volonté contractuelle entre sujets rationnels consentants.
De cette manière, la raison s’exercerait pleinement en tant que force intérieure au service
de la morale. Elle devient conseil, et interpelle la conscience humaine sur des questions graves
nécessitant un jugement qui ne vise que le bien. Dans ce rôle formidable, la raison, à travers la
conscience, devient libératrice des passions humaines et offre un mode de pensée plus structuré
et plus logique tout en garantissant la liberté humaine. La valorisation de la raison minimise
l’importance des passions et propulse l’homme vers ce qui lui est essentiel à la vie convenable.
Faire le choix d’une vie convenable c’est asphyxier les passions destructrices des valeurs
morales. Incorporer les valeurs morales dans l’agir humain fait surgir des synthèses nouvelles
qui seraient favorables à une pacification des rapports entre nature et sociétés humaines. Obéir
aux exigences de la raison humaine dont le dynamisme ne cesse d’être entamé par la réalité d’un
monde transformé par la rentabilité et le gain, c’est accepter d’intégrer des valeurs morales au
sein des sociétés humaines. Même si la fertilité de l’esprit humain veut nécessairement être en
phase avec la manifestation de notre temps, elle peut trouver à travers la raison, des orientations
plus mesurées. La conscience de l’existant serait ainsi habitée par des idées nouvelles qui
feraient cohabiter liberté et morale parce qu’elles ne doivent être séparées ni du besoin de
l’homme, ni du rationnel qui conditionne l’action de l’homme.
Le fatalisme né de la dictature technico-scientifique, devrait donc laisser place à
l’espérance de la construction des sociétés humaines plus attachées aux valeurs morales. Tout
fatalisme n’est possible que si l’homme se résigne à lutter contre cette réalité envahissante de
notre ère, qui a une grande part de responsabilité dans la dépravation des valeurs morales. Est
donc fataliste celui qui croit uniquement à cette nécessité fatale qui accorde l’exclusivité du
bonheur aux sciences et techniques. Sont aussi fatalistes, tous ceux qui autorisent la liberté
humaine à refuser ce qui pourrait aliéner sa personne en s’imposant irrémédiablement des
126
valeurs contraires à la raison. La compréhension du sens commun dit que le fatalisme désigne la
croyance en la détermination des évènements par des causes indépendantes de la volonté
humaine. Or, se plier aux exigences de la raison dépend totalement de la volonté humaine. Et
exprimer sa liberté est une volonté qui émane de son propre choix. Par conséquent, liberté et
fatalisme peuvent cohabiter, réfutant ainsi l’argument qui accuse le stoïcisme d’affirmer que la
liberté humaine est incompatible au destin humain. Toute fatalité, pensent les Stoïciens, ne
contraste pas forcément avec la liberté de l’action humaine ou sa responsabilité du fait que
l’individu échappe à la nécessité, en tant qu’il réagit à l’impulsion du destin en fonction de sa
nature. Autrement dit, l’impulsion donnée à sa pensée ou à la forme de l’action exprime les
représentations sensibles ou l’ensemble des circonstances qui obligent l’homme à s’engager à
donner ou à refuser son assentiment. De ce fait, il préserve sa liberté, laquelle se manifeste
d’ailleurs par la nature de ses rapports au monde, d’où la nécessité d’accorder une place
privilégiée à une rationalité évidente.
127
Conclusion de la première partie
La première partie de notre travail montre pour l’essentiel à quel point les Stoïciens ont
su systématiser le mode de vie humain, en montrant l’intime relation qui existe entre l’homme et
la nature. La morale stoïcienne trouve son fondement dans la nature, et l’homme en tant qu’être
de raison a vocation à la prudence et à la sagesse, outils nécessaires à la cohésion avec le monde
dans lequel il vit. Ce monde, c’est la nature en tant qu’elle fonctionne de manière cyclique et
active. Elle englobe donc toutes les choses, parce qu’elle est un Tout-vivant qui réconcilie toutes
les choses avec elles-mêmes. Sur la nature repose l’éternel recommencement des choses, car tout
semble différent tout en étant identique, ce qui laisse penser que l’histoire de la nature s’identifie
à celle de l’homme parce qu’elle est commandée par un atout commun qu’est la raison.
De ce fait la nature doit être pour l’homme une instance ou une force qui garantit l’unité
du monde grâce à la raison contenue en elle. Parmi tous les êtres vivants, l’homme semble être le
mieux nanti grâce à la raison. Par cette qualité, il se place au centre de tout pour exprimer sa
liberté. Mais en tant que conscience, il a le devoir de responsabilité. L’une de ces responsabilités
est d’avoir un regard respectueux vis-à-vis de la nature, qu’il doit impérativement considérer
comme un Tout-vivant ordonné et cohérent. Cela revient à dire que l’homme se doit, à travers sa
conscience libre, de réaliser que tout ce qui arrive est conforme à la nature universelle. Ceci
parce que la nature agit suivant une cause totale qui lie toutes les causes entre elles.
C’est le sens donné à la nature stoïcienne, indissociable de sa morale, et en parfait accord
avec les principes de vie de tout homme vivant conformément à la nature. La leçon à retenir
serait que toute attitude humaine générée par l’accomplissement de son action, doit avoir une
justification raisonnable, et doit donc être en rapport avec la nature. Cette recommandation est le
fondement même de l’éthique stoïcienne qui définit les fonctions propres de l’homme comme
étant celles qui conviennent à l’action à accomplir. Le Bien doit être l’une des valeurs
importantes à poursuivre pour atteindre la vertu, car le Bien absolu se suffit à lui-même.
Le Bien se suffisant lui-même, il est donc rationnellement découvert ou reconnu par
l’assentiment spontané de l’homme et à ses inclinaisons, qui ne doivent trouver leur plein sens
que dans une réelle considération de la nature universelle, en tant que volonté totale à se
régénérer et à se conserver. Telle est la solution pour comprendre le Bien comme raison
universelle, mais aussi comme moyen de percevoir le bien-fondé de son identité avec la vertu.
En somme, nous retiendrons que tout homme qui vit harmonieusement avec la nature est
heureux, et la satisfaction d’une action non conforme à la nature est à proscrire. Vivre
contrairement aux recommandations de la raison est une attitude qui contrarie la raison
128
universelle, laquelle se traduit par la rectitude de l’action. L’action humaine et ses inclinations
doivent être sous le contrôle de la raison, parce qu’elle parvient à canaliser les passions les plus
inutiles à l’homme. Certaines passions n’étant pas forcément mauvaises, elles sont donc
omniprésentes en l’homme et s’exercent comme utiles à son esprit. Il arrive qu’elles fassent
diversion à certains moments d’inattention. Lorsque les passions prennent provisoirement le
dessus sur la raison, elles sont décrites comme étant une raison égarée. A l’inverse, la raison peut
également se présenter comme passion droite, parce qu’elle se serait servie de certaines passions
positives pour s’affirmer de manière droite. L’homme doit alors faire preuve de volonté dans sa
prise de décisions, en se fixant pour mission de définir un modèle parfait de conduite, incarné par
l’homme sage parce qu’il lui est réellement possible de faire cohabiter nature et rationalité.
129
DEUXIEME PARTIE : Nature et rationalité
130
Introduction à la deuxième partie
Souvent définie comme ensemble du réel, c’est-à-dire des êtres et des choses qui
constituent l’univers ou le monde physique, la nature pourrait aussi se comprendre comme
ensemble des caractères fondamentaux définissant la personnalité physique ou morale d’un être.
Le mot nature pourrait ainsi avoir le sens de raison en tant qu’essence, c’est-à-dire comme réalité
existentielle saisissable ou non. Du mot raison naît le concept de rationalité et par définition, la
rationalité est le caractère de ce qui est conforme à la raison humaine. Aucune autre discipline ne
donne une définition plus explicite que celle donnée par la philosophie, car cette notion est
fondamentale dans l’histoire et la construction de la philosophie en tant que savoir rationnel.
Certes avec l’éclosion des sciences (humaines, sociales et exactes), ce concept a connu des
fortunes diverses.
Dans son usage le plus rigoureux, la raison ne s’oppose nullement à la nature en tant
qu’espace vital, déterminant pour la survie de l’homme et de tous les vivants. Emmanuel Kant
résume la raison dans son usage théorique et pratique. Il est à notre sens l’un de ceux qui en
donnent une explication plus complète. Il distinguait déjà en son temps cette richesse de la raison
qui s’ouvre à tous, dans son application par rapport au savoir humain. Kant faisait cette
distinction pour différencier l’ordre du savoir théorique et le domaine de l’action. Il considérait
la science comme domaine par excellence de la rationalité, et l’idée même de raison reste
étroitement liée à la démonstration logique et à la qualité de l’argumentation, elle est donc
corrélative à la logique.
Il préexiste une relation naturelle entre nature et raison. Leurs similitudes telles que le
libre arbitre et la nonchalance confortent leur relation légendaire. Il est de ce fait possible
d’établir un rapport d’identité entre nature et raison. D’ailleurs, cette hypothèse est confortée par
le fait que les deux concepts se présentent comme réalités existentielles complexes et abstraites
dans l’exercice de leurs fonctions respectives. La nature en tant qu’instance qui gouverne tous les
êtres, reste et demeure le lieu de référence des éléments qui la constituent. Elle est cohérente
dans sa réalisation et logique dans son déploiement car, elle est pourvue de raison intérieure.
C’est pourquoi elle est raison. Or, cette logique n’est pas celle de l’homme puisqu’il n’en fait pas
forcément une application responsable. L’obsession humaine à vouloir tout posséder pour soi est
l’une des principales raisons des difficultés qui entachent cette relation. En d’autres termes, ses
désirs démesurés sont la source de ses propres malheurs.
En effet, lorsque des désirs irrationnels prennent une part importante dans la vie humaine,
ils se transforment en passions. Pourtant l’homme a toutes les dispositions naturelles et
131
nécessaires pour faire valoir ses qualités d’être particulier, des qualités qui lui permettent
justement de dominer ou de circonscrire ses passions. Ces qualités font de lui un être de
conscience différent des autres êtres vivants. Par un simple calcul logique, l’homme est à même
de prendre le dessus sur toute forme de passion, parce qu’il est censé penser selon la raison.
Penser la nature selon la raison, c’est en prendre conscience, apprendre à la connaître et agir en
tant qu’être responsable. En affirmant son humilité, l’homme peut quelquefois renoncer à l’idée
de se considérer toujours comme supérieur à toute chose. Il pourrait ainsi accepter la nature
comme source d’inspiration pour exercer sa raison. Ainsi, la raison qui les lie servirait d’élément
de référence à la direction qu’il pourrait donner à son action. Loin de conditionner toutes ses
décisions en se référant mécaniquement à la nature, il doit néanmoins garder son pouvoir de
décision et de choix en exerçant rationnellement sa liberté. Une telle attitude fait de lui un sujet
totalement libre de son action, tout en étant responsable de ses actes.
Parler de raison, c’est aussi considérer la liberté humaine comme étant un attribut naturel
inaliénable. La grande différence entre raison et liberté est que la liberté, à la différence de la
raison, nécessite d’être normée par les lois sociétales. Liberté et raison sont des atouts vitaux,
aussi bien pour l’équilibre de l’homme que pour la cohérence de son attitude envers la nature. La
liberté est une propriété naturelle inaliénable propre à tout homme. Elle doit s’exercer en lui à
tout moment et en tout lieu, car l’homme n’existe que parce qu’il est essentiellement pensée. La
pensée c’est la libre expression, mais elle doit cependant s’exercer par un agir sensé, c’est-à-dire
conforme aux lois qui régissent la société. Par sa liberté, l’homme agit sur la nature sans
pressions extérieures, mais toujours en cohésion avec sa conscience qui devrait à tout moment
interpeller son sens de la responsabilité. De cette attitude dépend la qualité de l’action à mener,
laquelle doit toujours être conforme à une conduite raisonnable, prudente et sensée de l’homme
dans son rapport au monde. La loi telle que voulue par le droit positif est donc nécessaire à
l’homme, car elle sert à limiter l’extension d’un exercice excessif de sa liberté.
De manière naturelle, le problème de la liberté surgit chaque fois que la raison humaine
cherche à s’interroger sur la représentation du monde. Ainsi naît une complicité entre l’homme
rationnel et la nature, car la raison met à la disposition de l’homme en tant que sujet libre,
conscient et responsable, des réalités intelligibles qui le dirigent. Ces différentes réalités
intelligibles interpellent l’homme et mettent à contribution son intellect, à savoir le recours à la
conscience, à la morale et à la responsabilité. Comprise comme telle, la liberté offre alors à
l’homme des possibilités de choix. Il lui est alors possible d’apprendre à être libre par des
moyens institutionnels, qu’ils soient juridiques ou moraux. Il ne suffirait plus simplement d’être
soi-même pour être libre, car être libre ne consiste pas seulement à obéir à soi-même, c’est aussi
132
accepter d’obéir aux lois et aux règles établies par la société. Par la loi, l’homme devient un être
de devoir et manifeste tout autant sa liberté par des droits. Bien que coercitif, le droit positif
détient néanmoins le pouvoir de faire respecter les lois en vigueur. Il instaure des règles
institutionnelles qui s’exercent par des normes régulatrices de la société. L’obéissance aux lois
devient alors synonyme de devoir accompli. C’est cet aspect de la liberté qui démontre qu’il y a
en l’homme, un sens enfui de responsabilité qui l’incite de temps en temps à une conduite
raisonnable.
Sans doute, la philosophie s’inscrit dans cette vision de la liberté qui restitue et pose sans
ambiguïté la responsabilité de chacun et de tous. La liberté humaine se manifesterait encore plus
par la pratique de la philosophie qui permet à l’être humain, d’acquérir une sagesse et de
s’imposer une rationalité. En effet, la pratique de la philosophie en tant que discipline purement
cognitive, favorise une compréhension plus profonde du monde. Des notions telles que celles de
liberté humaine, de responsabilité individuelle ou collective, et de raison sont mieux
appréhendées par la pratique de la philosophie. Elle ouvre un ensemble de possibilités qui aident
l’homme à s’affirmer de manière sensée, face aux tâches qui sont les siennes.
A travers la direction donnée à son action (parfois décriée), l’homme est de plus en plus
diabolisé parce qu’il tend à affirmer un peu plus sa liberté plutôt que d’exercer sa raison à bon
escient. Certaines de ses inclinations l’exhortent à privilégier des choix de vie jugés moins
nécessaires, du fait qu’ils ouvrent la voie aux passions. Pourtant, en faisant bon usage des atouts
dont il dispose, l’homme pourrait à tout moment interpeller sa raison et faire valoir ainsi sa
sensibilité dans ses rapports à autrui. Souvent mal perçue, la morale retrouverait ainsi une place
de choix, et les rapports homme/nature pourraient ainsi connaître une amélioration, grâce à une
pratique saine de la raison. Il est clair que rien ne relève de la fatalité, nous pensons plutôt que
les solutions aux problèmes humains résident dans l’attitude de l’homme lui-même. Il est
l’artisan de son destin.
Certes, il est possible que le destin arrive par la force de la nécessité (Démocrite,
Héraclite, Empédocle, Aristote étaient de cet avis), mais l’aspect volontaire de chacun devrait en
réalité déterminer la forme de l’action. Le stoïcisme nous apprend en effet à accepter la
nécessité, c’est-à-dire ce qui ne peut pas ne pas être. Pour mémoire, rappelons que pour cette
école fondée par Zénon au IVe siècle avant J.-C., et jusqu’à Epictète et Marc Aurèle, être libre
c’est adopter de bon cœur le déterminisme inéluctable. Cependant, il conviendrait toutefois de
remarquer qu’accepter n’est pas se résigner. Encore une fois le fatalisme n’a pas pour but ultime
d’enfermer l’homme dans une passivité insensée mais, au contraire, de l’amener à admettre
qu’accepter c’est comprendre et consentir à la nécessité. Etre libre c’est donc accepter la nature
133
et suivre le cours des choses, mais non sans y mettre du sien, car c’est l’effort personnel qui doit
être récompensé. L’homme ne peut véritablement être libre que s’il limite certains de ses
besoins. Du fait de son attitude à vouloir tout pour soi, il tend toujours à se détourner de
l’essentiel, oubliant par conséquent que certaines choses échappent naturellement à ses
compétences, et donc ne dépendent pas de lui. Comprendre cet état de fait, c’est sans nul doute
mettre en place les conditions de possibilité d’une corrélation non seulement entre l’homme et la
nature, mais aussi entre la nature et la raison.
134
Chapitre IV : La corrélation entre la nature et la raison
Reconnue comme espace vital des espèces vivantes, la nature possède aussi d’autres
atouts, dont celui de transmettre. Par sa capacité à agir sans force extérieure, la nature a légué à
l’homme la qualité la plus importante à sa vie voire à sa survie, à savoir la raison. Tous les
vivants ont des qualités certaines, mais l’homme a une particularité supérieure : la raison. Bien
que variable selon les individus, la raison est en réalité une propriété naturelle de l’homme
dérivant de la nature elle-même. De ce fait, il existe des similitudes entre nature et raison. La
première de ces similitudes réside dans leur essence même, c’est-à-dire ce qui est à la base de
leur fonctionnement. Il y a une multitude d’attributs et de propriétés qui régulent l’homme et la
nature de l’intérieur. Pour la nature, c’est l’ensemble des éléments vitaux qui contribuent à la
cohérence et à la dynamique de son fonctionnement à savoir l’air, l’eau, le feu, etc. Pour
l’homme, il s’agit des éléments constitutifs de son entendement tels que la conscience, l’intellect,
la responsabilité, etc. Tous ces éléments essentiels au fonctionnement de la nature et de
l’homme, sont en fait le principe d’une cause première qui est la raison. Cela revient à dire que la
raison serait en réalité l’élément moteur ou le principe premier grâce auquel la nature et l’homme
trouvent leur force vitale.
La raison est dans ce sens la marque d’une réalité fictive et omnipotente issue de la
nature, et se sert de l’homme comme support matériel. La manifestation de la raison en l’homme
mais aussi à la nature, justifie en elles les idées de permanence et de liberté qui leur sont
caractéristiques. Cette spécificité propre à la nature et à l’homme justifie la corrélation qui
caractérise leurs rapports naturels. De leurs rapports naturels ressortent également des
similitudes, lesquelles sont marquées par des principes justifiant l’ordre, la logique, et la
cohésion de leur fonctionnement. Comme la nature, l’homme agit grâce à la raison, et celle-ci
est, par sa rectitude, le lieu où se décide toute action droite. Malgré son aspect métaphysique, la
raison est le lieu duquel découle toute vérité, dans le sens où elle ne vise que le vrai. C’est
pourquoi, tout être humain guidé par la raison est inévitablement celui qui conduit des actions
issues d’un calcul mental bien élaboré. De la même manière, la nature agit de manière
calculatoire, d’où l’inspiration pythagoricienne qui stipule que la nature serait écrite en langage
mathématique.
On devrait peut-être considérer que la nature est une mécanique rationnelle que l’on
pourrait finalement comprendre par des formules, des signes, et des symboles. Elle serait dans la
compréhension pythagoricienne, une sorte de mécanique cohérente et complexe mais accessible
et déchiffrable par l’homme grâce à ce qu’ils ont de commun : la raison. Dans son apparence, la
135
nature paraît désordonnée, mais la raison parvient à percevoir l’ordre caché par cette apparence.
Se régulant de l’intérieur comme le fait la nature, la raison s’autorégule par une force intérieure
qui restaure son ordre et son unité, d’où sa cohérence. En tant que patrimoine commun partagé
par l’homme et la nature, la raison s’affirme comme caractéristique humaine qui s’autorégule et
est capable de percevoir le désordre apparent de la nature. Elle exhorte l’homme à conduire
droitement sa pensée, en donnant une direction sensée à son action. L’homme rationnel suit
naturellement la même logique que celle de la nature, parce qu’il est simplement celui que la
nature a doté d’une raison, laquelle impose la rectitude de l’action. La nature impose à l’être
humain doté de capacités rationnelles, de penser selon la raison sans toutefois aliéner sa liberté.
Contrairement aux idées reçues, raison et liberté ne s’anéantissent pas, elles sont plutôt
complémentaires et se réalisent pleinement dans la responsabilité de l’action à mener. Toute
conduite responsable n’est en fait que le fruit d’une action pensée, menée librement, et
soigneusement calculée par la raison. Ce mode de fonctionnement est celui qui révèle au mieux
la corrélation entre la nature et l’homme, unis par une rationalité qui affirme aussi bien leur
complexité que leur particularité. Du fait de leur aspect abstrait favorisant par ailleurs la
spéculation et l’ambiguïté, la nature et l’homme suscitent encore des interrogations et invitent à
l’analyse et à la prudence. Tout compte fait, si la nature et l’homme présentent des similitudes
dues au partage d’un patrimoine commun qu’est la raison, ne serait-il pas juste de penser qu’il y
a finalement une identité entre nature et raison ?
4-1 L’identité de la nature et de la raison
Pour mieux aborder cette question, il aurait été plus simple, mais peu convaincant,
d’appuyer simplement notre affirmation sur l’idée selon laquelle, toutes les choses nées de la
nature sont unes et semblables. Cela ne suffirait certainement pas, car il semble indispensable de
se demander dans quelles conditions deux entités peuvent être dites identiques. De notre avis, il
est essentiel de fonder cette affirmation sur une argumentation plus solide et rationnelle. Ainsi,
l’élucidation des conditions qui rendent possible les critères d’identité, pourrait prendre sens.
Dans cette logique, il importe de revenir à la définition du concept d’identité.
En effet, le terme identité a une origine latine : identitas, idem, qui signifie le même. Il est
dans ce sens le caractère de deux objets de pensée identique, on peut ainsi parler de similitude ou
de ressemblance. C’est ainsi qu’il est alors possible de parler d’identité entre une chose et une
autre. Ceci dit, quel rapport le concept de nature a-t-il avec celui de raison ? Cette interrogation
136
nous renvoie à nouveau à cet exercice socratique qui impose de définir les termes avant toute
discussion. Ce préalable nous amène à poser que le terme raison 93 vient du latin ratio qui
désignait à l’origine calcul, pour prendre ensuite le sens de faculté de compter, d’organiser et
d’ordonner. On pourrait donc dire que la raison est en fait la faculté de calculer avec ordre et
cohérence, ayant pour fin, le vrai. A partir de ces deux définitions, est-il possible d’établir un
rapport entre les deux concepts ?
Il y a en effet un rapport entre nature et raison. Mais ce rapport repose surtout sur le
facteur identitaire. Comme en logique et en mathématiques, c’est le raisonnement et la cohérence
des propositions et des théories qui justifient leur validité. Ce qui détermine donc le rapport
identitaire entre les concepts de nature et celui de raison, est sans doute leur cohérence et leur
caractère logique, dans le sens où toutes deux visent le vrai. Dans l’état actuel des connaissances
humaines sur la nature, seule sa cohérence et sa dynamique semblent perceptibles. Il en est de
même pour la raison qui est parfois décriée parce qu’abstraite, mais dont la cohérence fait
toujours l’unanimité. Cette seule similitude montre clairement qu’il y a bien des traits communs
entre nature et raison. Outre cette caractéristique commune, il y a également celle qui concerne
leur complexité.
En effet, la nature comme la raison échappent à une maîtrise totale. Elles sont
imprévisibles, non comprises, et préservent la liberté de chacun. Même si chacune d’entre elles
révèle sa singularité tant par sa constitution que par sa place dans la nature, leur manifestation
par rapport à l’homme reste identique. Selon la rigueur des connaissances tirées de la philosophie
(ontologie), il ressort qu’il est totalement impossible que deux choses soient fondamentalement
identiques. Par essence, chaque chose serait en principe unique, si grandes soient les
ressemblances. En fait, chaque chose est naturellement unique en son genre et possède en
fonction de sa nature, un devenir qui lui est propre. Mais certaines similitudes entre les choses
sont si frappantes, qu’il est possible d’affirmer qu’il existe des choses qui sont identiques.
Dire d’une chose qu’elle est identique à une autre est risqué, surtout que la science offre
désormais des possibilités de vérification des faits par le biais de la génétique, qui dégage avec
précision les gènes propres à chaque individu et restitue la place de chacun par rapport à sa
provenance ou sa filiation. Toutefois, il arrive que la répétition, la constance 94 et la cohérence
des perceptions permettent de détecter et d’attribuer aux choses, certaines similitudes avérées, ce
93
Cf. Encyclopædia Universalis, Dictionnaire de la philosophie, Préface d’André Comte-Sponville ; Paris, Albin
Michel, 2000, p. 1563
94
L’accent est mis sur la constance à cause des ressemblances et des impressions relatives à ces choses, en des
moments différents.
137
qui conduit parfois à imaginer que des ressemblances s’enracinent dans une seule et même
chose.
Par un raisonnement déductif, le rapport d’identité entre nature et raison laisse penser que
les deux entités auraient une essence commune. Malgré les changements de l’une ou de l’autre
qu’exercent sur eux les facteurs espace-temps, leur permanence demeure cependant. La
comparaison des propriétés montre qu’il existe malgré tout, une unité de la ressemblance et une
constance des représentations. Certes, il demeure des qualités intrinsèques propres à chaque
entité, eu égard à leur spécificité individualisante 95 qui caractérisent chacune d’entre elle. Mais
la constance d’un même ensemble de propriétés entre ces deux entités, leur confère une identité
qui est une sorte d’unité d’être. Peut-être existe-t-il entre la nature et la raison, des différences
fondamentales ! Mais celles qui touchent à la fois leur unité qualitative et fonctionnelle semblent
minces, ce qui nous permet de dégager aisément la permanence qui les caractérise.
Soulignons aussi que l’un des sens les plus forts de l’identité associe constitutivement
unité et invariabilité. A travers la manifestation de la raison en l’homme, nature et raison
dégagent la même force et visent un même but, atteindre le vrai. D’aucuns nous auraient sans
doute objecté qu’il n’y a identité si et seulement si, en toutes circonstances, une entité reste
qualitativement égale et numériquement une. Cela est totalement vrai. Parménide 96 , par exemple,
partagerait cette acception de l’identité en se plaçant aux deux branches symétriques d’une même
variation. Mais il ressort aussi que notre évaluation de l’identité peut être rendue possible grâce
au fait que toute identité ne se limite pas nécessairement à un type d’identité numérique, mais
qu’elle est aussi une identité selon le logos, à savoir par le biais de sa définition et de son
essence. L’identité reposerait aussi sur des principes logiques, et donc de cohésion. D’ailleurs,
les modalités du pneuma 97 stoïcien en sont l’illustration la plus élaborée dans le cadre de la
philosophie grecque.
Notre analyse de l’identité nous est donc rendue possible, non par l’unité d’une forme
identique (physiquement) entre la nature et la raison, mais par la réalité de leur force intérieure
qui autorégule leur fonctionnement. Cette analyse ne saurait se faire par le biais d’une identité
numérique parce qu’il nous semble impossible de quantifier avec exactitude, ni les éléments
constitutifs de la nature, ni ceux qui caractérisent la raison. De la même manière, il nous semble
impossible de quantifier toutes les molécules d’eau qui forment un fleuve ou toutes les molécules
95
La qualité individualiste est l’une des catégories stoïciennes.
Afin de préserver l’identité de l’être, Parménide nie et réfute toute diversité et tout changement.
97
Pneuma est un terme grec qui signifie à la fois vent et esprit. Dans ses multiples dialogues et en particulier dans le
Phédon (112b), Platon l’utilise de manière indifférente comme vent du monde et comme souffle d’un être vivant.
Mettant une fois de plus son maître, Socrate, en scène, il laisse entendre qu’il y a une similitude entre le corps dont
l’homme est dépositaire, et le corps cosmique dans lequel il vit.
96
138
d’air qui circulent dans la nature. Toutefois, la persistance du substrat qui les caractérise demeure
un facteur important de similitude car, comme la nature, la raison a un caractère universel et
grâce à elle, l’humanité devient conscience et désir.
Dans sa spécificité, la raison est une propriété naturelle propre à tout être humain. Elle est
une disposition naturelle qui devient plus importante avec la culture et tout ce qui caractérise
l’homme telle que l’éducation, la formation et le désir de vérité. La raison est pour l’homme une
sorte de berceau naturel qui serait la chose la mieux partagée par l’humanité. Lorsque Descartes
affirmait dans son Discours de la méthode que le bon sens était la chose au monde la mieux
partagée, c’est parce qu’il lui était certain, qu’il ne saurait y avoir de bon sens sans l’existence de
la raison en l’homme. En réalité, seule une subtilité langagière parvient à distinguer raison et bon
sens. Néanmoins, il conviendrait de préciser que même si la raison est présente en tout homme,
le bon sens est l’application méthodique des possibilités qu’offre la raison. L’usage méthodique
de la raison suscite l’intelligence qui permet en retour, de la conduire méthodiquement en
mettant en valeur sa puissance de jugement. C’est bien là qu’intervient le bon sens.
L’être de raison, guidé par le bon sens, a la capacité de distinguer le vrai du faux. Nous
savons que même pourvu de raison, l’homme conduit diversement ses idées, mais il semble que
tous les hommes dotés de raison doivent logiquement avoir un but commun : la recherche du
Bien. Viser le bien est un acte naturellement imprimé en l’homme parce qu’il est
fondamentalement raison. Rechercher le Bien c’est servir la nature, c’est être en cohésion avec
elle. Cette capacité humaine de s’épanouir à travers l’exercice de la raison, est un aspect très
important qui marque avec force les traits communs qui caractérisent l’identité nature/raison.
L’élément moteur de cet épanouissement interne repose sur leur capacité à s’autoréguler sans
forces extérieures. La nature s’exécute par une force intérieure matérialisée par le fait d’une
harmonisation des contraires, alors que la raison accède à cette autorégulation par l’acquisition
de la culture.
En somme, nature et raison forment dans leur individualité de véritables forces
cohérentes et vivantes. Elles sont en quelque sorte des totalités dynamiques et vivantes douées de
subjectivité, de spontanéité et de liberté. En elles, l’homme fonde son idéal de vie qui lui permet
de sortir d’une certaine ignorance, par rapport à son état de connaissances sur la nature. Par la
lumière intérieure de la raison, l’homme est capable d’actions hautement raisonnables. Même s’il
est vrai que tout homme raisonnable n’échappe pas aux erreurs, il est cependant capable de les
réduire considérablement par le truchement de la raison.
Un choix effectué par un homme raisonnable, reste le meilleur choix possible par rapport
au but poursuivi car la raison lui permet de s’affranchir de toute forme d’aversions morales et
139
spirituelles. L’état actuel des connaissances humaines, tant sur la nature que sur la raison ellemême, nécessite une critique sur l’action à mener, afin de lutter contre l’inertie de l’esprit et les
préjugés scientifiques, ainsi que leur conformisme totalitaire. Toute action raisonnable doit être
fondée sur la correction des erreurs du vécu de nos expériences, et des pratiques susceptibles
d’éveiller l’esprit humain. L’action raisonnable doit donc être motivée par des faits concrets,
inspirés par le goût de la vérité. La nature en tant que raison est raisonnable, parce qu’elle est
indubitablement le siège de la vérité cachée. Le raisonnable se constate en l’homme par la
recherche de l’action droite voulue par son bon sens. L’esprit humain doit être le siège du bon
sens qui s’active naturellement par la pratique et le développement de la raison.
Par leur manifestation et leur impact sur l’homme, la nature et la raison sont des valeurs
absolues qui favorisent des conduites humaines saines et responsables. Ces valeurs créent en
l’homme une sorte d’idéalité, de déterminisme et de nécessité. Elles sont absolues parce qu’elles
sont le recours et le fondement ultime de tout ce qui est, et de tout ce qui s’énonce, en
l’exprimant de façon équivalente. Chacune d’entre elles manifeste la polarité constitutive des
couples subjectivité/objectivité, liberté/nécessité, et idéalité/réalité. Elles suscitent le rêve et
promettent le bonheur, elles ont été le siège du mythe et réhabilitent le juste.
Des deux, la nature se présente comme la valeur cardinale parce qu’elle est à la fois
identité du sujet et de l’objet, du fini et de l’infini, de la liberté et de la nécessité : c’est l’absolu
dans sa plénitude. Ce statut lui est conféré parce que la nature est le fondement de toute chose,
c’est-à-dire de tout ce qui est. La nature englobe donc la raison humaine, mais s’exprime de
façon équivalente dans la recherche du Bien et du Vrai. Dans ce sens, la nature doit être
comprise comme élément moteur, c’est-à-dire comme unité indifférenciée et comme
détermination. Elle est pour ainsi dire le lieu de la manifestation de toute chose puisqu’elle se
réalise comme étant la source d’inspiration de la raison. Mais comment se manifeste-t-elle en
l’homme comme raison ? Il semble juste de penser que c’est par son omnipotence qu’elle pénètre
et se dissimile en l’homme. La nature se révèle en lui comme condition indispensable de ce qui
est. Dissimulée dans l’esprit humain, elle éclaire l’homme et se manifeste par la lumière de la
raison. C’est ainsi que la raison devient une sorte de nature invisible et par conséquent, la nature
se pose comme manifestation d’une raison visible. C’est donc un même sujet qui se pose en des
lieux et à des puissances différents, d’abord comme nature, ensuite comme moi. Il y a ainsi une
nature commune à ces deux entités, qui se caractérisent par une auto-affirmation. La nature peut
donc être considérée comme fondement de toute chose, car elle établit des liens indissolubles
avec la raison qui devient alors la condition indispensable à sa compréhension.
140
La réalité identitaire entre nature et raison semble manifeste, car en prenant pour
illustration les initiations rituelles qui marquent le passage à l’âge adulte chez certains peuples
africains tels que ceux du Gabon et d’Afrique du Sud, les forces en présence ont toujours été la
nature et la raison humaine qui se manifestent par l’esprit. En effet, lorsque s’effectue un
exercice ésotérique et spirituel, les forces mises à l’épreuve sont la nature et la raison (ainsi
qu’une bonne dose de croyances animistes) comme instances supérieures. Sur le plan matériel,
l’essentiel du savoir et des outils utilisés proviennent plus des secrets tirés des forces de la
nature. La pratique initiatique se fait de manière consciente ou inconsciente, du fait d’une
collaboration permanente entre les entités sollicitées, flirtant ainsi avec le fini et l’infini.
Originairement unies dans l’absolu, la nature et la raison sont comme des parties d’un
organisme, qui n’ont d’existence que dans un Tout-vivant, mais s’exerçant dans leur singularité
rationnelle.
Cela dit, la question d’identité entre nature et raison ne saurait avoir un pôle totalement
objectif opposé à un autre totalement subjectif. Cela s’explique par le fait que la nature et la
raison sont dans leur particularité, et forment ensemble l’unité du subjectif et de l’objectif. La
nature c’est l’infini représenté comme fini aux yeux de certains, et c’est le fini portant la marque
de l’infini pour les autres ; d’où les inépuisables interprétations qui justifient son caractère
mystérieux. Soumise à des interprétations diverses, et même diabolisée pendant longtemps, la
raison se manifeste en l’homme comme source incommensurable de subjectivité et d’objectivité.
D’un côté, elle s’enferme sur elle-même et cherche à s’affirmer comme sujet incontournable, elle
est dans ce sens subjective. De l’autre, elle appelle au bon sens et interpelle la conscience
collective, elle devient dans ce cas objective.
Un tel fonctionnement de la raison humaine ne peut trouver son explication que dans la
nature elle-même, car la nature en tant que source inspiratrice de la raison humaine, met à la
disposition de l’homme tous les outils nécessaires pour une manifestation optimale de la raison.
La nature fait de la raison humaine, le lieu de la manifestation immatérielle de sa supériorité
parmi les êtres vivants. La raison devient alors le lieu par excellence de la manifestation
métaphysique de la nature. La nature étant la source absolue de la manifestation rationnelle, elle
devient par conséquent la source d’inspiration de la pensée humaine. Pour peu que l’homme la
comprenne et tente de sortir de son enclos égoïste, il pourrait ainsi partager ce pouvoir rationnel
avec elle. Se posant comme symbole de la vie, la nature impose respect et compréhension.
L’appel au bon sens trouve donc une justification rationnelle, car, face à l’attitude de l’homme
qui ne parvient pas à mettre en accord ce qu’il observe et les décisions à prendre, on est tenté de
conclure que ce dernier est certes doté de raison, mais qu’il semble dénué de bon sens.
141
Par le biais de la conscience, il n’y aurait en principe aucun domaine pratique dans lequel
l’homme devrait occulter le bon sens. La nature lui envoie des signaux d’alarme. Face au danger,
l’homme doit agir selon le bon sens. C’est en filigrane une attitude sobre et saine voulue par la
raison. Il y aurait en fait un manque de volonté de l’homme à exercer pleinement sa raison. Dans
l’intérêt de tous, il doit nécessairement chasser cette sorte de cécité qui le pousse à l’illusion
permanente. La nature aurait du mal à s’ouvrir aux technosciences si elle se sent régulièrement
agressée par l’homme. Toute approche technoscientifique doit se faire selon la raison, seule
capable de communiquer avec la nature, et apte à repousser toute forme d’illusions. Faire
cohabiter nature et raison, c’est maintenir les liens entre les peuples par l’omniprésence de la
nature, qui se caractérise par la présence des vies partout présentes en son sein. De sa complicité
avec la raison, la nature s’ouvre à l’homme à travers la raison. L’homme en tant que représentant
rationnel de la vie sur terre, devrait normalement décrypter ce message. C’est à travers la nature
que l’homme parvient à s’ouvrir aux autres civilisations, ce qui est important dans le maintien
des liens qui unissent les hommes entre eux d’une part, et entre la raison humaine et la nature
d’autre part. Nature et raison ont pour particularité, la possibilité de s’épanouir partout où
existent des vies. Autrement dit, elles peuvent s’adapter aux différents milieux et aux différentes
cultures sans perdre leur valeur intrinsèque.
Par ailleurs, bien qu’ayant des sens multiples, le mot nature dans son sens cosmologique
a un rapport immédiat avec la représentation que l’homme s’en fait. Autrement dit, du regard et
de la considération de l’homme sur la nature dépend assurément la qualité de son action sur
celle-ci. Autrement dit, de ce regard pourrait surgir aussi bien son instinct animal que la raison
qui le caractérise. De la même manière, de la nature peut réciproquement provenir un danger,
une colère ou un bienfait quelconque. Mais lorsque la nature est perçue comme une entité
totalisante, vivante et équilibrée conditionnant la pérennité de toute forme de vie, elle cesse
d’être une chimère ou une menace pour l’homme. Elle devient un ensemble d’éléments
cohérents, nés d’une mécanique régulée par elle-même et non par la science et ses hypothèses
toujours revisitées. De son côté, le mot raison, du moins dans son sens philosophique, est
fortement lié aux notions d’entendement, de logique, d’intelligence, de compréhension ou
comme dirait Descartes, de bon sens 98 . De notre avis, aucune rupture, aucune distinction radicale
ne doit être faite entre nature et raison.
Nous l’avons souligné, Pythagore posait déjà que « la nature est écrite en langage
mathématique ». Cette affirmation de Pythagore serait peut-être motivée par l’ordre logique et
98
Cf. René Descartes, Discours de la méthode ; Première partie, Texte intégral ; précédé de Descartes inutile et
incertain ; par Jean François Revel ; éd.. Livre de poche ; Librairie Générale Française, 1973. P. 91
142
naturel de la nature, permettant ainsi à la raison de soutirer la vérité par simple lecture de l’esprit.
Comme Pythagore, nous pensons que le raisonnement mathématique est certainement la forme la
plus convenable pour la raison dans son rapport à la nature. Ceci s’explique par le fait que les
vérités découlent nécessairement de certaines règles logiques. C’est en imitant la constitution
logique et cohérente de la nature que la raison parvient à des calculs cohérents et logiques. Elle
parvient à des démonstrations qui, semble-t-il, découleraient de l’intelligibilité de la nature,
réalisant ainsi les équations les plus complexes. La raison et la nature sont donc associées grâce à
leur capacité à se réaliser de manière parfaitement logique. Ce rapprochement est à notre sens
éclairant et très significatif, car autant la raison naturelle que la nature rationnelle, toutes deux
calculent et tirent leurs conclusions des mécaniques internes qui sont à la base de leur
fonctionnement.
Loin de prétendre épuiser l’analyse sur la question d’identité entre nature et raison, il
nous semblait indispensable d’évoquer ces quelques aspects. Ce n’est pas en relation avec
l’égalité et la substituabilité que l’identité est ici élucidée, mais c’est en s’accordant
intuitivement à notre étude comparative de l’identité que nous arrivons à des explications et à des
déductions logiques. Pour illustration, prenons pour exemple la phrase suivante : a est identique
à b si a est une partie de b et b une partie de a. Par analogie, l’on peut conclure que la nature
étant la substance première et que la raison est une partie de cette substance, alors nous
déduirons que celle-ci demeure liée à la source de son existence qu’est la nature. La nature étant
fortement liée à la raison, et que la raison n’étant qu’une entité propre à l’homme, lui-même
constitutif de la nature, alors la nature et la raison ont un rapport d’identité. Il y a comme une
égale valeur de vérité entre les deux. Cette valeur de vérité se traduirait par la substituabilité des
signes communs qui nous conduisent à dire qu’il y a au moins un principe d’identité (sinon des
similitudes) qui les caractérise. Ce principe d’équivalence se justifie par la coïncidence des
extensions et des valeurs de vérité, qui se manifestent parfois par leur forte teneur logique qui
permet la signification fondamentale des faits.
Mais en dernière analyse, il ne saurait être question ici d’une identité absolue entre les
deux. Chaque chose étant identique à elle-même, il n’est donc pas possible qu’un rapport
totalement identique puisse être établi de manière absolue entre nature et raison. En toute
rigueur, ce rapport d’identité se verrait ébranlé si on lui accorde le sens que Leibniz donne à cette
notion. Que préconise Leibniz à ce propos ? Par sa loi, il pose en effet que x = y si et seulement
si x a toutes les propriétés de y et y a toutes les propriétés de x. Or, la nature n’a pas toutes les
propriétés de la raison, et la raison n’a pas toutes les propriétés de la nature. Cela n’annihile pas
notre raisonnement précédent, car, nous estimons qu’il peut y avoir aussi la possibilité d’une
143
identité se rapportant relativement à un prédicat, mais non à tous les prédicats. Ce qui signifie
que l’un des termes peut donc avoir une propriété que ne possède pas l’autre. Ainsi, un rapport
d’identité qui ne se réfère seulement qu’aux seuls critères d’identité qui pose la relation x = y
comme critère exclusif, serait à notre sens incomplet car, l’identité relative se propose également
de résoudre efficacement notre question. Ce qui nous permet de penser que la nature est logique
parce qu’elle est une équation logique privée de contradiction, mais elle est aussi raison car elle
conforte l’identité dialectique entre le subjectif et l’objectif. D’où le lien avec la nature, qui
illustre bien que la nature est bel et bien logique et raison.
144
4-2 La nature est logique et raison
Dans son essence, l’humanité est d’abord nature, puis elle devient conscience et morale.
Elle est aussi raison par la capacité que possède la conscience humaine à s’interroger sur ellemême et sur le monde. L’humanité est nature parce qu’elle est raison. Par le truchement de la
raison, l’homme prend conscience du monde qui l’entoure, et à travers la conscience des choses,
il recherche ce qui lui est inné en se rapprochant de la nature. Par une attitude et une méthode
conforme aux exigences de la nature, l’humanité vise un idéal : la conformité à la nature. La
raison, faculté humaine, s’identifie alors à la faculté de penser logiquement, clairement et
distinctement, grâce à un discours méthodique 99 . La nature devient alors un idéal pour
l’humanité. C’est pourquoi, un engouement pour la nature tend à renaître, car il y a en chaque
homme une attirance inexplicable pour le naturel. Ce qui explique par exemple la tendance de
rechercher à s’alimenter aux produits biologiques, rejetant ainsi tout ce qui serait génétiquement
modifié.
On assiste à un retour de ce qui a échapper à l’homme, à cause de son attitude parfois
irrationnelle 100 qui a conduit à des déviances certaines. L’irrationalité du comportement humain
naît de plusieurs causes dont l’émotion, les sentiments, les loisirs, plutôt que de la raison. L’être
humain étant doté d’un libre arbitre, il reste donc imprévisible. Son attitude demeure parfois
ambiguë et insaisissable. Non innée, son irrationalité lui serait néanmoins propre non par sa
constitution, mais par son vécu101 . A l’origine, l’homme n’a pas une attitude irrationnelle, mais il
présente un comportement non normé lorsqu’il ne fait pas partie d’une société organisée. Même
s’il vit dans une nature jugée logique, cohérente et rationnelle, l’homme n’aurait pas a priori
toutes les propriétés qui lui permettent de s’affranchir de son instinct animal qui lui est inné.
Même s’il est vrai que les sociétés humaines cherchent de plus en plus à s’identifier à la
nature en essayant d’éclairer la vie sociétale par des tours quelque peu rationnels, il subsiste
malgré tout des manquements dans l’attitude humaine qui consiste à faire fi de la raison, comme
référence à un mode de vie conforme à une vie en société. Vivre en société en se réalisant
comme être rationnel, c’est pacifier la société en récusant tout ce qui peut altérer le bon
fonctionnement de celle-ci. C’est d’ailleurs en ce sens que la raison se manifeste comme un
99
Par cette expression, nous faisons allusion au titre de l’ouvrage de René Descartes : Discours de la méthode pour
bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, commenté Par Dénis Huisman, préface de
Geneviève Rodis-Lewis, Collection Les Intégrales de Philo, Nathan, 1981
100
Nous entendons par irrationnel, tout comportement non inspiré par le calcul rationnel, ni par une logique
évidente, c’est dans cette optique qu’on oppose traditionnellement raison et passion.
101
Par vécu, nous voulons parler de tout un ensemble de conduite et comportement allant de l’éducation familiale,
en passant par l’éducation scolaire, et enfin par les connaissances et habitudes acquises, tant dans la vie conjugale
qu’au sein de la société.
145
moyen pour atteindre un idéal. Certes, le fonctionnement des sociétés humaines diffère
fondamentalement de celui de la nature, parce que l’une et l’autre ont une constitution différente.
Néanmoins, la complexité de l’esprit humain et celle de la nature ont une logique quasi similaire.
L’esprit humain est changeant et peu saisissable, et le caractère complexe et énigmatique de la
nature continue à susciter des interrogations. Mais la raison comme moyen suprême de
jugements dérivant de la nature même, rétablit le principe selon lequel la nature demeure logique
et cohérente. Le principe de l’unité de la nature se trouve alors présent, sous une forme implicite
mais logique. C’est la raison qui saisit par analyse progressive les liens par lesquels les divers
éléments constitutifs de la nature s’intègrent mutuellement. C’est par un principe abstrait que
cette opération analytique s’effectue, parce qu’il est le principe naturel grâce auquel chaque
chose est rapportée à elle-même. C’est à notre avis, l’une des premières formes de la
connaissance qui est l’appréhension des choses en soi. Cette réalité ne signifie en aucun cas que
tout être serait en dehors de tout rapport avec autrui. Bien au contraire, la raison par sa capacité à
s’imprégner de la réalité immédiate, implique tout de suite une relation avec autrui à partir de la
simple conscience de soi.
Ainsi, la raison favorise la saisie des relations logiques dans le système complexe de la
nature. Cette relation établie par la raison, identifie les points de divergences et de convergences
qui caractérisent la nature, afin de mettre à jour son dynamisme. A la fois statique et dynamique,
la nature s’accepte en se niant, ce qui permet à la raison de comprendre que cette opposition
n’est en fait qu’une relation complexe, mais dynamique en réalité. La raison détecte donc toute
forme de difficultés ou d’obstacles à son fonctionnement. En elle se construit alors une logique
permettant de répertorier, puis d’unifier tous les éléments nécessaires à la bonne marche de ses
opérations logiques. Suite à ces opérations logiques, la raison parvient par le truchement du bon
sens, à se défaire des mécanismes de l’illusion qui sont parfois en intelligence avec tout esprit
distrait. Souvent en étroite collaboration avec la raison, le bon sens se déploie sans anicroches
dans l’esprit humain, l’exhortant de ce fait au bien. Apparaît alors un processus où toute chose
complexe (la nature) dévoile ses secrets à l’esprit humain. C’est à cet instant précis que la raison
humaine s’accorde pleinement avec la nature. Il subsiste néanmoins des secrets et des
contradictions non résolus, qui opposent dans un dynamisme indescriptible la nature à la raison.
Des changements s’opèrent, des différences se manifestent, des variations se substituent,
mais tout demeure identique dans le fonctionnement interne de la nature. Par ce dynamisme, la
raison perçoit ces moments comme logiques et nécessaires dans l’unité et la cohérence de son
fonctionnement et de son devenir. Il arrive parfois que la raison soit perturbée ou dispersée dans
sa lucide collaboration avec les passions, qui ont toujours fait partie d’elle. En fin de compte, la
146
raison finie toujours par prendre le dessus parce qu’elle est conçue ainsi. Pour demeurer
cohérente dans l’unité de son devenir, elle se sert de sa relation avec la nature, donnant parfois
l’impression de se nier par ses contradictions apparentes. De ce mouvement dynamique, la nature
recherche en fait sa stabilité, renforçant ainsi sa capacité à agir de manière aussi logique que
confuse. Ce fonctionnement dualiste de la nature opposant parfois le chaud et le froid, le bien et
le mal, fait partie de l’ordre normal de sa logique. Ces moments sont nécessaires pour son unité
et son affirmation, comme puissance vivante et cohérente.
Pour tenter une compréhension de ce phénomène, seule la logique, science ayant pour
objet l’étude des normes de la vérité, peut nous éclairer, car elle permet une analyse formelle de
la connaissance et favorise des jugements et des raisonnements considérés dans les formes où ils
sont énoncés. Notre définition de la logique s’accorde avec notre idée de la nature qui serait
écrite en langage mathématique mais demeure cependant insaisissable dans sa structure
fondamentale. En apparence, la nature comme la logique seraient facilement connaissables par
leur caractère formel. En réalité, une bonne compréhension de celles-ci relèverait d’une
connaissance expérimentale forte, ce qui suppose une analyse profonde qui relève du domaine du
raisonnement et de l’hypothético-déductif.
Bien que fortement rattachée à la philosophie comme discipline, la logique est la science
du discours ou du raisonnement, elle recherche la cohérence et l’évidence. La connaissance de la
logique en tant que science formelle et cohérente permet à l’esprit humain un meilleur
raisonnement et surtout, l’absence de contradiction. De nos jours, toutes les disciplines s’en
servent, surtout les sciences dites exactes. Toute discipline soumise à la rigueur scientifique, doit
impérativement faire usage de la logique, et la postmodernité s’en est probablement rendu
compte, car, les nouvelles technologies par le biais de l’informatique, tirent leurs racines dans
cette discipline. Quant aux mathématiques, toutes les démonstrations qui fondent ses théorèmes
sont le fait de la logique. Toutes ces disciplines se créent un langage formel spécifique à leur
fonctionnement. Une fois établis, des énoncés, des axiomes, des théorèmes et bien d’autres
formules de ce genre, deviennent les préalables d’une véritable connaissance de ces disciplines.
Sans nul doute, la nature qui serait écrite en langage mathématique n’échappe pas à cette rigueur.
Nous sommes même tentés d’affirmer que c’est plutôt les mathématiques qui seraient par
inspiration directe, écrites en langage de la nature parce qu’elles tireraient leur savoir dans leurs
rapports à la nature. Toutes les déductions, aussi bien que l’unité axiomatique d’Euclide luimême, faisaient également appel à l’intuition humaine. On le sait, l’intuition humaine est propre
à tout animal et susceptible de vérité ou de fausseté. Telle est donc l’héritage humain de la
nature. La logique de la nature a suscité une convoitise certaine, et c’est à travers celle-ci que
147
l’homme, par le biais de la raison, établit une logique, outil nécessaire à la conduite de l’action
droite.
Tirant leur logique de la nature, les sciences exactes à travers les mathématiques, fondent
leur analyse et leur raisonnement sur le modèle de la nature. Chez Descartes 102 par exemple, la
déduction mathématique 103 fait partie du raisonnement, ainsi que la célèbre méthode qui porte
son nom et pose les idées claires et distinctes, comme préalable d’un accès à l’évidence. La
géométrie sur laquelle il fonde ce raisonnement n’est elle-même qu’un raisonnement logique
soutenu par des équations algébriques, aptes à apporter la preuve géométrique des figures.
Toujours est-il que toutes les disciplines se créent un lexique ou un langage indispensable à la
rigueur et à la clarté qui conditionne leur compréhension. Pascal 104 ne fondait-il pas la rigueur
des mathématiques sur le langage ? Il reconnut que c’est par le langage que se construisent les
règles, les axiomes et toute forme de démonstrations mathématiques. Là encore, il y aurait pour
référence la nature pour laquelle le langage était déjà connu de Pythagore, certainement
émerveillé par l’ordre logique qui la caractérisait.
Comment faire l’impasse sur Leibniz qui serait sans nul doute le père d’une formalisation
de ce langage mathématique ? En effet, de ce qui est de l’histoire du raisonnement, surtout celle
qui révèle le caractère calculatoire du langage informatique, Leibniz reste la figure de proue et
pose sans ambiguïté que, toutes les opérations logiques sont le fait de calculs variant
indéfiniment entre 0 et 1. La nature est la représentation visible des symboles qui traduisent sa
logique et sa cohérence, lesquels contribuent à sa permanence, elle-même construite par des
contradictions apparentes. Entièrement définie par des lois et des règles de déduction d’un
système infiniment formel et complexe, la nature s’autorégule sous forme d’équations et se
manifeste sous forme d’écriture lisible par tout être doué de raison et guidé par le bon sens.
L’entendement humain n’est en fait que déduction logique, c’est la raison pour laquelle il serait
le moyen le plus sûr pour déchiffrer le langage de la nature. Bien que constituée de façon parfois
inaccessible à l’homme, la nature s’ouvre à ce dernier par la puissance algorithmique qui
compose la raison humaine.
Définie comme puissance calculatrice, la raison est alors la réalité expressive du codage
et de la déductibilité formelle qui conduisent à la lecture d’un langage chargé de symboles et
102
René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Œuvres, Tome XI, Règles deuxième, éd.. F.G. Levrault,
Paris, 1826
103
Selon Descartes, La mathématique à travers l’Arithmétique et la Géométrie, sont entièrement exemptes de
fausseté ou d’incertitudes car, l’on parvient à la connaissance des choses par deux voies qui sont l’expérience et la
déduction. L’expérience peut être trompeuse mais la déduction n’est jamais mal faite, même par l’esprit le moins
accoutumé à raisonner.
104
Cf. Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, sous la direction de Dominique Lecourt, article de
Giuseppe Longo intitulé Logique et informatique, PUF, Paris 2003, p. 586.
148
d’équations algébriques. La force calculatoire de la raison est en fait le fruit d’un héritage légué
par la nature, permettant ainsi une harmonie ponctuelle de celle-ci. Tout l’édifice de la nature
n’est que l’expression d’une construction arithmétique, d’où la volonté de Frege 105 de bâtir son
système mathématique sous l’inspiration de cet exemple arithmétique. Retenons pour l’essentiel
que la nature a un langage, et celui-ci est parfois lisible pourvu que l’on dispose des mécaniques
qui le permettent, mais seul l’homme en est capable parce qu’il est un être de raison. L’homme
est capable de bon sens qui se manifeste par le choix d’une action cohérente et logique.
Cet exercice spirituel voulu par la raison permet une meilleure intellection de la nature.
L’esprit humain devient ainsi un esprit universel parce que régi par une règle commune, celle de
la logique comme moyen de compréhension. La logique considérée comme esprit universel,
serait pour ainsi dire le processus grâce auquel l’esprit humain parvient à sa propre
compréhension et à celle de la nature. L’esprit universel engendré par la logique sera par voie de
conséquence, celui par lequel l’être humain parvient à la compréhension relative de la nature.
Pour une bonne compréhension de la mécanique de la nature, l’homme doit faire usage de la
logique pour être en phase avec celle-ci. Par l’usage de la logique, l’esprit humain étudie les
liens nécessaires et universels qui existent entre l’homme et la nature, et s’accommode à son
mode de fonctionnement.
Cette analyse ne pourrait trouver son fondement que parce qu’il existe l’idée de la réalité
d’une conscience en l’homme. Nous sommes convaincus que tous les éléments logiques mis en
place par la raison, concourent à l’éveil de la conscience qui, à son tour, permet une analyse
rigoureuse en procédant à une inspection méthodique qui évacue les divers moments
d’incertitude morale et spirituelle. A travers cette inspection se développe et se construit
nécessairement une harmonie dans les rapports de l’homme à la nature, minimisant ainsi les
incompréhensions qui sont à la base des relatives divergences qui fondent leur spécificité
respective. Mais fondamentalement, il subsiste en eux un principe essentiel où l’unité se trouve
toujours présente sous une forme implicite et voilée. C’est un principe qui lie étroitement les
deux entités et se manifeste malgré tout comme si elles n’étaient rattachées par aucun lien. Or,
ces deux éléments apparemment divers et opposés, s’intègrent mutuellement à travers la raison.
Le dynamisme de la raison ne saurait se distinguer de la générosité de la nature, et la
nature conçue comme œuvre d’art, s’exprime par ce même dynamisme qui révèle la beauté
naturelle du monde qui nous entoure. Sa complexité est l’expression même de sa beauté, et sa
105
Idem, (in la crise de la géométrie : de Gauss à Hilbert), p. 587
149
beauté suscite des convoitises, d’où l’intérêt porté à son égard. Par le biais du dasein 106
heideggérien, elle s’ouvre au monde, transmettant ainsi par le biais de la raison, des informations
toujours utiles à celui-ci. Semblable à l’œuvre d’un artiste, la nature est belle et parfois mal
comprise, seule la raison pourrait percevoir sa cohérence, et permettre une intellection de celleci. Cette compréhension est rendue possible par le fait que la nature se dévoile par moments
selon son bon gré, et se manifeste comme produit soumis à l’interprétation des consciences
particulières. Elle impose néanmoins que chaque chose (être vivant) soit à sa place, et n’autorise
aucune intrusion trop osée et non mesurée de la nature, fut-elle une intrusion humaine !
Dans sa volonté de comprendre encore plus la nature, l’homme a toujours eu recours à sa
raison, mais sans doute de manière moindre ! La raison fait partie de l’homme, elle lui est donc
toujours présente, c’est pourquoi l’homme peut à tout moment s’en servir, mais l’oriente-t-il
toujours dans le bon sens ? Il est impossible que l’homme quel qu’il soit, ne puisse pas ne pas se
servir de sa raison. Le fait qu’il choisisse une chose plutôt qu’une autre, ne veut pas dire qu’il est
dépourvu de raison, mais la raison a besoin d’être mise à l’épreuve pour s’affirmer droitement.
Tout porte à penser que la raison a besoin d’être à tout moment convoquée pour qu’elle agisse
efficacement car, en la sollicitant à toute occasion, elle se révèle nécessairement plus efficace.
C’est à ce prix qu’elle lutte contre elle-même pour éradiquer tout ce qui pourrait se révéler
contraire au rétablissement d’un jugement juste. La raison, rappelons-le, est toujours appelée à
faire face à d’autres forces spirituelles tels que les passions. Et comme la nature, elle est faite de
contradictions apparentes, c’est pourquoi elle se manifeste dans un premier temps comme
puissance abstraite et négligeable. La raison sous son caractère abstrait (entendement), demeure
pour l’homme un outil redoutable de distinction et de jugement de l’action. Elle se manifeste en
l’homme comme une boussole qui l’aide à orienter toute forme d’actions dans une direction
conforme à sa fonction véritable : viser le Bien à travers l’acte moral
Selon les convoitises et les sollicitudes diverses auxquelles elle fait face, la raison doit
toujours se surpasser afin de permettre à l’homme de prendre les bonnes décisions. Elle présente
de temps en temps des faiblesses, ce qui parfois occasionne des manquements par rapport au but
à poursuivre. Mais très souvent, elle finit toujours par surmonter tout type d’obstacles en
106
Le mot Dasein vient de l’allemand Das qui signifie Etre et Ein qui voudrait dire là. Etymologiquement, Dasein
signifie donc être-là. Mais le vocable heideggérien lui offre plus de richesse et lui accorde une intellection différente
dans le sens de son existentialisme. Il signifie Etre-là mais implique totalement l’homme comme existant promu aux
rangs des dieux. L’Etre est là en tant que raison et esprit prolifique. Il justifie la raison de l’homme d’être-là en
s’imposant comme sujet pensant et hautement important. C’est pour Heidegger une manière de positionner
l’anthropocentrisme comme valeur absolue au détriment des dieux. Par Dasein, Heidegger met en valeur l’Etre
humain et affirme sa proximité avec l’Etre suprême incréé qu’il n’identifie nullement à Dieu en tant que créateur. Le
Dasein sera alors la courroie de transmission entre cet Etre suprême qu’il ne nomme pas Dieu mais nature. Il fait de
l’homme la représentation matérielle du Dasein à qui il offre tous les attributs.
150
s’affirmant comme outil incontournable par rapport au choix à effectuer. Rigoureusement
conduite, elle imprime sans ambiguïté la forme de l’action à mener, et agit toujours par rapport à
une échelle précise des connaissances humaines. La raison ne s’exerce pleinement en l’homme
que par rapport à son degré de culture, parce qu’elle agit différemment en fonction de l’âge, de
l’expérience et du niveau de connaissances de chaque individu. C’est ainsi que son efficacité ne
peut pas être la même chez un enfant de moins de 6 ans, chez un professionnel assermenté, ou
chez un quinquagénaire exerçant un métier quelconque. De même, de la qualité des informations
détenues par chaque être, dépend la forme de son action.
La raison n’est plus simplement un moyen par lequel l’homme recherche la sagesse, elle
peut aussi être la résultante d’une orientation imposée par l’ignorance ou par un niveau de
connaissance défaillant. Dans une telle situation, l’esprit humain s’exécute simplement et
procède à une application mécanique de l’ordre reçu. Ce qui explique que la raison se présente et
s’accomplit sous divers aspects, car elle peut se révéler efficace ou non, selon l’expérience et le
bon sens de chacun. C’est à travers cette manifestation multiforme de la raison (abstraite et
concrète), que se perçoit sa véritable collaboration avec l’homme. De cette collaboration dépend
vraisemblablement le type de relations que l’homme pourrait avoir avec autrui, et même la
direction qu’il est censé donner à son action dans ses rapports à la nature. La manifestation
multidimensionnelle de la raison et les apparentes contradictions de la nature, peuvent paraître
comme des obstacles à leur fonctionnement. C’est loin d’être le cas, car, les choses sont faites de
telle sorte que leur force intérieure dissipe tout ce qui pourrait se présenter à eux comme
obstacle, de façon à ce que l’ordre et la logique qui s’exercent en eux, président et concilient tous
les contraires.
Toute conciliation ne provient pas forcément d’une quelconque logique, mais la
conciliation logique née de la raison influe forcément sur la forme et la qualité de l’action à
mener. De ce fait, un raisonnement purement déductif et formel, prend place et dresse des
canevas par rapport au but à poursuivre. Dans cette logique, la raison est capable de clairvoyance
car elle s’active et est capable de démonstrations semblables à celles exercées par les sciences
exactes telles que les mathématiques, ce qui lui confère un caractère plus concret. Parfois décriée
pour son absence des connaissances pratiques, la raison est cependant capable de précisions
concrètes et parfaites en terme de démonstration. Malgré son caractère abstrait, la raison est par
excellence le modèle de cohérence revendiqué par les sciences dites exactes. C’est pourquoi ces
sciences, à l’instar des mathématiques, s’en inspirent énormément. Même si les démonstrations
logiques issues de la raison restent purement abstraites, elles sont incontournables lorsqu’il s’agit
d’asseoir un raisonnement cohérent. La double fonction de la raison humaine (abstraite et
151
concrète) la rapproche encore plus de la nature dans son état le plus complexe qui la révèle
d’abord comme abstraite, ensuite comme concrète et logique par la cohérence qui la caractérise.
De l’association raison abstraite et raison concrète, nous voulons tirer un parallèle entre la raison
et la nature, et montrer ainsi la force logique qui les caractérise et qui se manifeste en l’homme.
La force logique contenue en l’homme lui est essentielle pour prouver par des moyens
spéculatifs, l’ordre formel et la cohérence de ses décisions qui devraient en principe converger
vers l’attitude qui doit être la sienne dans ses rapports à la nature. Son modèle de fonctionnement
est similaire à celui qui détermine la dynamique de la nature et la logique qui la caractérise.
L’unité dynamique de la nature et de sa logique de fonctionnement est la preuve qu’elle a
en elle, une raison déjà préexistante. En principe, la raison qui s’exerce dans la nature est
difficilement dissociable de la nature elle-même. La manifestation de ces deux forces en une
seule, est la base même du mouvement qui permet la conciliation de leurs différences. Cette
unité dynamique permet d’opérer le dépassement des différences apparentes qui opposent
certaines forces naturelles. C’est par ces mêmes moyens que la raison parvient à une explication
cohérente des phénomènes complexes et isolés qui échappent à la science, qui fonde l’essentiel
de son savoir sur l’expérience, alors que la raison se détermine surtout par son caractère
spéculatif et abstrait, fondé sur la réflexion et le bon sens. Un crédit particulier est donc accordé
à la raison, parce que le savoir qu’elle véhicule a un caractère moins dangereux que l’est celui
des sciences expérimentales, lors de la construction et de l’application de leurs hypothèses.
Toute raison bien utilisée conduit nécessairement au bon sens, et c’est à travers celui-ci
que des résultats plus rationnels sont obtenus grâce à un jugement minutieux, qui naît d’une
analyse soigneusement inspirée par la raison elle-même. Par cet exercice purement rationnel
entretenu dialectiquement par des contradictions apparentes, la raison vise essentiellement
l’action droite. Ce jeu de l’esprit est éminemment indispensable au bon fonctionnement de celleci, puisque c’est seulement après ces différentes étapes que la raison concrète se construit. Ainsi
disparaissent les différences et les oppositions apparentes qui se dressent sur la voie initiale de la
raison, permettant ainsi à l’esprit de chasser logiquement toute forme de parasites nuisibles à la
qualité de l’action.
Dans ses opérations complexes et logiques, la raison s’exerce toujours par analyse, peutêtre change-t-elle de méthode, mais le but à atteindre reste le même : le vrai. La recherche d’une
solution juste l’exhorte à concilier et à réconcilier les contraires. Elle procède à une conciliation
entre forces opposées, mais totalement unies par la même source. Cette capacité à percevoir et à
dépasser toute forme de contradictions est une particularité de la raison générée par la nature
elle-même. Cette opération rationnelle dévoile le caractère logique de la nature, et met à jour la
152
cohérence qui prévaut au sein de celle-ci. Quoique fondamentalement abstraite et spéculative, la
raison parvient malgré tout à obtenir des résultats positifs, dans l’explication des phénomènes
complexes de la nature. Grâce à sa capacité de jugement, elle offre une meilleure compréhension
de la nature, et réhabilite le caractère logique de la nature dans son fonctionnement intérieur.
Construite par une dialectique confortée par des interrogations permanentes, et grâce au
doute méthodique élaboré par Descartes, la raison trace clairement et distinctement la voie à
suivre par des opérations logiques. Ces opérations de l’esprit offrent une médiation favorable à
une partielle compréhension de la nature. De celles-ci s’ouvrent alors des possibilités de
communication et de compréhension entre la nature et tout homme exerçant sa raison de manière
intelligible. Cependant, cette brèche légèrement ouverte à l’homme, ne constitue pas un
fondement ultime pour une connaissance parfaite de la nature, puisqu’il faudrait associer à cette
compréhension théorique de la nature, des connaissances plus concrètes que seules les
technosciences peuvent apporter. Malgré ses capacités immenses à cerner les choses, la raison
humaine ne saurait être la mesure de toute chose, car elle ne saurait être capable de comprendre
par la seule abstraction, toutes les déterminations intrinsèques de la nature. Certaines choses qui
semblent être connues, au fond, elles ne le sont pas, c’est ainsi que la pure abstraction trouve ses
limites dans la recherche d’une véritable connaissance de la nature comprise dans sa plénitude.
Quelles sont alors les conditions de possibilités qui permettraient de penser la nature selon la
raison ?
153
4-3 Penser la nature selon la raison
Se définissant comme puissance calculatrice, puis comme faculté de compter et
d’ordonner, la raison est une propriété humaine qui s’appuie sur des arguments fondés selon un
calcul logique. Bien qu’ayant des fortes ressemblances avec la nature par rapport à son mode
opératoire, la raison ne peut de manière rigoureuse se substituer à la nature, car, contrairement à
celle-ci, la nature se révèle aux parties de son Tout par son aspect physique, matérialisé par la
présence des vies sur la biosphère 107 . Or, la raison en tant que concept n’est en réalité qu’une
pure production de l’esprit humain. Elle est parfois qualifiée de mythologique parce qu’elle est
essentiellement immatérielle, donc abstraite. De cette comparaison, quelles sont donc les
conditions de possibilités permettant de penser la nature selon la raison ?
C’est par l’exigence d’un calcul rationnel que la raison elle-même trouve une réponse
objective à cette interrogation. Mais poser une telle question conduit à la suivante : que peut la
raison face aux problèmes de la nature ? A cette question, Spinoza 108 est rationaliste par la
réponse qu’il apporte dans l’éthique car, il interpelle la raison elle-même en mettant à jour les
illusions naturelles de la conscience. L’illusion naturelle n’est autre chose que l’illusion du libre
arbitre, laquelle place la volonté humaine comme étant la cause des choses, et pose que toutes les
choses existent en vue d’une certaine fin. Spinoza évoque explicitement l’idée d’un finalisme qui
pousserait l’homme à la superstition avec toutes les formes d’aliénation qu’elle comporte, et
propose une autre norme de vérité que le finalisme. De ce fait, il s’intéresse à l’essence même
des choses, et non à la simple fin de celles-ci, ce qui était totalement nouveau.
En s’attaquant aux causes des choses plutôt qu’à leurs conséquences, Spinoza s’intéresse
donc aux racines du mal par le moyen de la connaissance, parce que toute connaissance suppose
un moyen vers un but. Or, la connaissance humaine n’est que le fruit de l’esprit humain, et par
conséquent, le but ne peut être atteint que par le moyen de celle-ci parce qu’elle fournit les
moyens nécessaires de contrôle pour faire aboutir l’action raisonnable. S’attaquer aux causes du
mal, c’est interroger sans cesse la raison en la maintenant en liaison permanente avec la nature,
et c’est sans doute dans cet exercice spirituel que la raison devient indispensable à une meilleure
connaissance de la nature.
107
Dans ce sens, le terme biosphère doit être compris comme ensemble des êtres vivants qui peuplent
essentiellement la planète Terre.
108
Spinoza, l’Ethique, Livre IV, paris, Seuil, 1999
154
L’explication rationaliste apportée par Spinoza, n’est pas la même que celle exposée par
Hegel 109 dans la préface des Principes de la philosophie du droit. Dans cet ouvrage, il pose que
la raison, loin de proscrire la contradiction, se nourrit plutôt de l’unité des contraires. Hegel
adopte ainsi une attitude purement rationaliste, en mettant au même pied d’égalité le rationnel et
le réel. Il y a donc dans sa conception rationaliste un caractère d’équivalence entre ces deux
concepts liés fortement à l’histoire et réglés par le langage. Cette acception de la rationalité,
même si elle ne concorde pas avec celle prônée par Spinoza, révèle naturellement l’importance
de la raison humaine dans l’explication du réel. Cependant, une telle conception de la rationalité
ne semble pas être liée directement à la connaissance, mais à la nature même de ce qui est. Dans
son rapport à l’homme, le rationalisme hégélien 110 par le fait qu’il est inséparable de la raison
elle-même, demeure essentiellement pensée, parce qu’il conforte la raison en tant que certitude
de la conscience d’être une réalité.
Dans tous les cas, on retiendra que, chez Hegel, la raison s’exerce pleinement comme
activité primordiale de la pensée humaine, en vue d’une explication rationnelle du réel par les
sens. Par cette fonction, elle exprime le mouvement réel des choses et exhorte l’homme à suivre
sa conscience. Par ailleurs, la dialectique hégélienne explique que toutes ces opérations
s’effectuent à travers la pensée, ce qui revient à dire que toute vérité est rythmée par un combat
rationnel entre négation et détermination, afin d’accéder à une synthèse, qui est la résultante d’un
exercice spirituel qui s’obtient par la succession des concepts. C’est ainsi que de la thèse succède
l’antithèse, et des deux naît la synthèse comme issu d’une dialectique chargée de sens.
Vue sous cet angle, la raison contribuerait à détourner l’homme de l’illusion destructrice.
Les passions, l’illusion et d’autres variantes non essentielles de la raison, demeurent malgré tout
présentes en l’homme, et gravitent constamment autour de la raison. Mais la synthèse en tant que
résultat d’une pensée réfléchie, interpelle la conscience et permet à l’homme d’avoir une
meilleure connaissance des choses. La connaissance tirée de la dialectique, est en fait une
garantie offerte à tout esprit doué de raison, parce qu’elle permet d’adopter une attitude saine et
utile à la construction d’une vie harmonieuse avec la nature.
109
Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1972
Avec Hegel, l’attitude philosophique adopte un caractère rationaliste totalement nouveau. En effet, Hegel institue
la thèse d’une équivalence entre le rationnel et le réel, c’est-à-dire lié à l’histoire et réglé au langage. Hegel
réconcilie donc l’Idée et le réel, car l’Idée est ce qui se réalise dans les faits, alors que les faits sont toujours
commandés par des structures idéelles. Chez Hegel, la rationalité ne porte donc pas sur un mode de connaissance,
mais sur la nature même de ce qui est, ou même de ce qui devient. La raison se présente chez Hegel comme la
certitude qu’a la conscience d’être toute réalité, en tant qu’elle s’effectue dans la pensée et en tant qu’activité. Dans
ce sens, la raison en rapport à l’action humaine, devient une opération conforme au but fixé. C’est ainsi que
l’activité et l’opération se posent comme catégories rationnelles de la pensée, consistant à reproduire dans le
langage, le mouvement de concepts, qui exprime le mouvement réel des choses.
110
155
Malheureusement, être traité de rationaliste aujourd’hui, c’est comme être cloué au pilori,
du fait de l’implantation de l’empirisme logique ou du néopositivisme qui ont su s’imposer plus
efficacement. Par leurs prétentions à tout maîtriser par la connaissance empirique, ils posent que
tout peut être connu scientifiquement, pourvu que l’on accepte de sortir de l’illusion de la raison.
La seule connaissance rationnelle ne conduit pas ici au savoir réel, c’est plutôt le savoir-faire
scientifique qui serait apte à dévoiler la nature profonde des choses, enfuies ou cachées sous des
phénomènes a priori indéchiffrables. Par la connaissance de lois qu’elles proposent, les sciences
dites exactes permettent une meilleure compréhension des phénomènes. Mais parvenir à une
explication de certains phénomènes, est-ce accéder à la vérité ?
En la recherchant de manière isolée par les différentes disciplines, la vérité est totalement
inaccessible au savoir humain, c’est-à-dire que ni la connaissance empirique, ni la connaissance
théorique, ne peut apporter un savoir fini. Seul un savoir conjugué peut offrir la possibilité d’une
vérité provisoire. La vérité étant inaccessible à l’homme, il lui est donc important de sortir des
dogmes qu’offre l’état actuel des connaissances humaines. Dans sa contribution, la philosophie a
une prise de position qui se démarque de tout dogme dans la recherche de la vérité, car elle
repose l’essentiel de son savoir sur l’analyse. Elle est loin d’être un handicap à la recherche de la
vérité. Bien au contraire, elle offre divers choix d’interprétations qui permettent à l’homme de se
réaliser comme être cohérent, c’est-à-dire apte à raisonner. La pratique de la philosophie éveille
l’esprit et de ce fait, elle apporte des solutions fiables aux problèmes inhérents à l’existence et à
la vie. A cet égard, le philosophe peut rationnellement contribuer à rechercher la vérité en
réfléchissant sur le monde et les problèmes relatifs à son temps. Même si la raison à travers
laquelle elle s’exprime trouve des limites dans son explication du réel, la philosophie s’applique
néanmoins à rechercher des solutions indispensables à la construction d’un monde juste et
égalitaire.
Parfois indispensables à l’homme, les passions font parties intégrantes de la nature
humaine. Dans son état de veille, la raison est parfois amenée à cohabiter avec les passions
(utopies, opportunisme etc.) et les illusions (rêves). Elles gravitent autour de la raison, en
troublant par à-coup son fonctionnement normal. Dans son fonctionnement optimal, la raison
transcende tout type d’obstacles, pour saisir les mécanismes de leur fonctionnement, et en
prendre le contrôle. Mais les passions étant naturellement constitutives à l’homme, elles résistent
et agissent sans gravement influer sur la raison, parce qu’elle les considère comme inoffensives,
et donc sans dangers réels. Dans son Traité des passions et de l’âme, Descartes 111 s’emploie à
111
Descartes distingue cinq passions à savoir l’admiration, la haine, l’amour, la tristesse, la joie (ou désir).
156
étudier les mécanismes de l’union de l’âme et du corps, dans l’optique d’une meilleure
compréhension de la manière dont se produisent les passions. Il constate que les passions ne sont
en fait ni bonnes ni mauvaises, mais parmi elles, il y en a qui sont plus utiles que d’autres.
C’est à travers la pratique de la philosophie qu’une explication claire peut être faite à ce
sujet, car la philosophie est capable de réfléchir en profondeur sur les concepts, notamment celui
de passion. Elle est incontournable pour l’analyse qui permet de les répertorier, de les analyser
pour en donner une explication fiable. Elle renseigne mieux sur les passions les plus utiles à
l’homme, et celles qui lui sont totalement hostiles parce qu’elles servent de trouble à la raison.
Par l’analyse rationnelle, la philosophie démontre qu’il est impossible à l’homme de se libérer
totalement des mécanismes des passions. Elle se place ainsi comme incontournable à l’accès au
savoir.
Les sciences empiriques ne s’intéressant qu’aux hypothèses expérimentales, elles restent
en marge d’une connaissance réelle du fonctionnement complexe de la raison. Elles ignorent
donc que les passions sont toujours présentes en l’homme, et qu’elles agissent en lui par
intermittence. De même, la connaissance de la raison en tant que force active à partir de laquelle
la morale se réalise, est loin d’être une préoccupation majeure des sciences empiriques. En
revanche, la philosophie a conscience de la force de la raison, et parvient ainsi à se transcender
de ce qui est contraire à celle-ci. Elle peut donc échapper aux déterminations passionnelles qui
perturbent le cours normal du fonctionnement de la raison. Les passions sont parfois jugées trop
envahissantes. Considérées comme telles, il est donc indispensable de réduire certaines passions.
Mais comment y parvenir ?
Dans leur combat perpétuel, raison et passion contribuent ensemble à la fertilité de la
pensée humaine. Mais certaines passions méritent d’être éradiquées du système idéel qui forme
la totalité de la pensée humaine. Pour réduire au maximum une manifestation grave et
dangereuse de certaines passions considérées comme maladie de l’âme, il est nécessaire sinon
important de s’en remettre au vécu ou à l’expérience pour en faire le tri. En effet, notre rapport à
la nature nous apporte les outils nécessaires à l’éveil de notre conscience. La raison a pour rôle
de réduire tout excès, car ils sont la manifestation des passions dans l’esprit humain. Dans leur
déploiement, les passions doivent être sous le contrôle de la raison pour éviter la surabondance
de leur présence dans l’esprit humain. De la pensée humaine peut vraisemblablement naître des
passions, et d’ailleurs n’est-elle pas le siège de celles-ci ?
La volonté humaine est en principe inséparable de la raison, parce qu’elle doit toujours
motiver l’homme à s’accomplir comme sujet pour la nature. Penser la nature selon la raison c’est
donc faire preuve de bonne volonté. Par le jugement que pourrait lui assurer la raison, l’homme
157
doit impérativement s’armer d’une volonté qui faciliterait l’accomplissement de l’action juste.
Un bon jugement doit être construit en toute objectivité, c’est-à-dire débarrassé de la subjectivité
issue d’un excès de passion. Omniprésentes en l’homme, les passions émergent toujours dans
l’esprit humain. De ce fait, l’homme doit faire preuve de volonté pour transcender sa capacité à
les repérer. L’association raison/volonté transcende le mal et instaure l’harmonie entre l’homme
et la nature, c’est-à-dire des relations non faussées. Mais la rectitude de l’action s’obtient par un
exercice interactif né de la raison et de la volonté humaine. La raison propose le meilleur
jugement face à l’action à conduire, et l’homme apporte sa contribution par la volonté de s’y
associer. Cependant, la bonne volonté ne peut pas venir à bout des passions. Elle est néanmoins
importante dans la forme et à la qualité des décisions à prendre car, penser la nature selon la
raison c’est aussi collaborer avec elle dans l’intention de prendre des décisions plus justes et
sages.
Toutefois, nous nous interdisons de penser que l’homme sage est celui qui est débarrassé
de toute passion, car, malgré tout, la sagesse 112 humaine ne se débarrasse pas toujours de ces
premières tendances. Les passions sont comparables à de simples caprices connus par la raison
elle-même, c’est pourquoi la raison est comme la nature, c’est-à-dire sage mais capricieuse. Un
tel parallèle montre que la nature ne peut pas être pensée en dehors de la raison, c’est pourquoi,
penser la nature selon la raison est un appel fait à l’homme de raison chargé de volonté. C’est
aussi une occasion de montrer qu’il n’y a en réalité aucune fatalité. L’homme peut par son
vouloir, adopter une attitude prudente vis-à-vis de la nature. La raison invite tout homme qui en
est tributaire, à s’interroger sur son existence et celle d’autrui. Elle l’exhorte à un
questionnement sur lui-même et sur son action. L’homme de raison doit absolument se défaire de
certaines de ses certitudes pleines de subjectivité, pour s’attacher à la raison. La foi en la raison
n’avait-elle pas permis au siècle des Lumières de sortir l’homme de ses stupidités les plus
honteuses ? Quoi qu’il en soit, la raison a joué un rôle important dans la libération de l’esprit
humain. Elle a restitué à l’homme sa liberté naturelle. Reconnue en l’homme comme valeur
universelle et inaliénable, la liberté humaine, bien que naturelle, n’est pas d’emblée acquise. Elle
est parfois la résultante d’un rapport de force répugnant, ignoble et même sanglant, entre sujets
passionnés.
Source de richesse héritée de la nature, la raison est manifestement le cordon ombilical
entre l’homme et la nature. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle était le support le plus
important de la pensée ancienne et Médiévale ! Penser la nature selon la raison était le secret des
112
Les Stoïciens Textes choisis par Jean Brun, AETIUS, Placita, I, Prooem 2 (ARNIM, II, No 35), Paris, PUF, 1998,
p. 18. La sagesse est définie comme science des choses divines et humaines.
158
Anciens, c’est pourquoi leurs rapports à la nature étaient sans heurts majeurs. Platon ou Epictète
avaient d’ailleurs tendance à identifier la raison à la vérité, le bien ou la nature des choses. S’ils
avaient une considération aussi forte pour la raison, au point de la substituer à la vérité, c’est
certainement à cause de sa capacité à convaincre. Telles sont peut-être l’une des causes pour
lesquelles la raison a toujours été admise comme faculté de calculer. Descartes ou Leibniz,
donnaient justement à ce concept la même compréhension. Ils considéraient la raison comme
faculté de calculer. La raison fut ainsi reconnue comme base à la construction des sciences
modernes.
Ayant pris part à la réflexion sur le concept de raison, Kant 113 , dans la Critique de la
raison pure, estime que la raison est simplement une réflexion sur les principes généraux et
abstraits de la pensée. Elle ne saurait en aucun cas être ni le bien suprême, ni la vérité. De ce
point de vue, Kant établit des limites strictes et infranchissables à la puissance de la raison, qui
reste toutefois pour lui, une valeur cardinale à la construction du savoir. Cependant, elle doit
nécessairement se joindre à l’expérience pour espérer s’affirmer comme source véritable de la
connaissance. Il l’explique d’ailleurs très bien dans sa théorie de la connaissance.
Cette position kantienne est divergente de celles des Anciens et de certains de ses
contemporains. Mais son analyse reste à notre sens valide car, la raison dans sa singularité, ne
pourrait pas apporter des solutions totalement satisfaisantes, elle peut cependant nous donner des
principes généraux de raisonnement. Elle a donc sa place mais en corrélation avec l’expérience.
Kant pense qu’isolée la raison, c’est la réduire à un statut strictement métaphysique, de ce fait,
elle doit être comprise comme simple capacité d’abstraction, ce qui n’apporte rien de concret sur
le plan de la connaissance. Certes, par un simple jeu de calcul logique, elle est capable d’apporter
la cohérence et la logique nécessaire au raisonnement et à la connaissance abstraite qui est aussi
importante à la connaissance. La connaissance abstraite trouve en fait ses limites parce qu’elle
révèle de manquements sur les connaissances pratiques tirées de l’expérience. Par des abus de
langage et par la ruse de l’esprit, la raison est certes capable de transcender les difficultés par la
magie du verbe, puisqu’elle est apte à affirmer sans ambiguïté une chose et son contraire. Mais
elle s’éloigne malgré tout de la vraie connaissance qui a besoin de l’expérience. En fait, la raison
est capable de convaincre sans avoir raison, cela sans se soucier du contenu qu’elle véhicule,
c’est une attitude qui ne valorise pas la connaissance humaine.
113
Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Ferdinand Alquié, Gallimard, 1986. Dans cet ouvrage, Kant
considère la raison comme faculté à réfléchir suivant les règles de l’esprit, et de penser avec des concepts abstraits.
Dès l’introduction de la dialectique transcendantale, Kant, il souligne que les idées de la raison pure sont issues de
syllogismes. Or, le syllogisme n’apporte pas de nouvelles connaissances, il ne vise pas non plus à produire de
nouveaux objets, mais plutôt à déterminer une connaissance particulière en la subsumant sous un concept général.
Dans ce sens, le syllogisme n’est donc pas productif malgré son caractère logique.
159
Vue ainsi, la raison semble répugnante, mais elle a plus de qualités que de défauts. La
raison fait mieux que de faire valoir ce côté peu glorieux, hérité essentiellement de son pouvoir
logique et formel. Mais toutes ces considérations sont des épiphénomènes puisqu’elle va au-delà
du simple discours pour se substituer au Bien. Son pouvoir à réfléchir sur les phénomènes
demeure cependant plus fort que son incapacité à résoudre les problèmes concrets. Penser la
nature selon la raison recommande une foi en celle-ci, et de ce fait, la raison doit être acceptée
comme attribut important qui influer sur l’attitude humaine, car elle est le lien principal qui la
rapproche de la nature. User de la raison comme attitude pour la rectitude de l’action, éloigne un
peu plus l’homme des illusions trompeuses. Tout esprit rationnel refoule naturellement toute
forme d’illusions, et recule toujours plus loin certaines erreurs humaines.
Penser la nature selon la raison, c’est également s’éloigner du mensonge et de la
mauvaise foi, considérés comme vice, donc contraire au but poursuivi par la raison. Agir
rationnellement c’est rechercher la vertu, et toute vertu n’exige que le bien moral. Tout comme le
mensonge, la mauvaise foi n’est pas souhaitable, car elle est ennemie de la raison. Le mensonge
par exemple est forcément lié à la duplicité de la conscience de soi. Penser la nature selon la
raison, c’est donc s’efforcer de dominer ses sens en substituant la vérité au mensonge, c’est
réduire autant que faire se peut toutes les erreurs humaines, ce qui minimise considérablement sa
marge d’erreur.
Ne pouvant pas échapper à l’erreur, l’homme se trompera toujours, mais se tromper ce
n’est pas mentir parce qu’on ne le fait pas sciemment, il est donc naturel de se tromper. Mais se
tromper parce qu’on aurait expressément occulté la raison de son champ d’action, devient une
tromperie : c’est plutôt tromper que se tromper ! Doit-on s’accorder avec Descartes que si l’on
ne veut pas se tromper, on ne se trompe pas ? Même si Descartes estime que tout homme est
responsable de ses erreurs puisqu’elles dépendent de la volonté humaine, nous disons que se
tromper relève de la nature humaine, ce qui signifie que l’on peut se tromper sans chercher à
tromper. Dire que l’on doit recourir aux seuls jugements ou à la volonté pour ne pas se tromper,
c’est ne pas admettre que les jugements peuvent être sources d’erreurs.
Or, tout jugement est subjectif puisque l’homme est face à lui-même pour se déterminer.
Les jugements peuvent être source d’erreurs parce qu’ils peuvent être précipités pour diverses
raisons, par manque de temps par exemple ou par la pression d’une obligation de résultats. Dans
ces cas précis, les résultats obtenus ne sont pas le fait d’un manque de volonté, mais de la nondisposition de l’esprit à décider sereinement. Les faux jugements sont souvent source d’erreurs
graves. Ils sont à l’origine des fautes telles qu’elles sont commises par l’homme. Cependant, les
fautes ne sont pas l’apanage de la raison, elles relèvent plutôt d’un mauvais usage de celle-ci.
160
C’est pourquoi, la nature doit être pensée dans des conditions sereines qui favorisent un meilleur
épanouissement spirituel de l’homme agissant. En prenant conscience de sa raison et de son
application par un simple calcul logique, l’homme pourrait mieux affirmer sa liberté, et
l’exprimer de manière sensée dans son rapport à la nature.
161
4-4 La liberté et la raison : pour une nature sensée
Le concept de liberté implique une série de seuils qui ne coïncident pas nécessairement
avec la conception classique de la liberté qui est l’absence de contrainte. Pour la modernité et le
progrès technoscientifique auquel elle est liée, la liberté implique d’autres concepts, notamment
celui de nature. Donner une définition définitive au concept de liberté serait en occulter
beaucoup d’autres qui contribuent à une compréhension plus large de ce concept. De ce fait, le
concept de liberté doit donc être compris par rapport au cadre théorique dans lequel il s’inscrit.
La notion de liberté revêt plusieurs acceptions, mais trois d’entre elles retiennent notre attention
parce qu’elles établissent une relation avec la raison et la nature.
En effet, le mot liberté convoque le concept de raison qui implique un réseau de notions
dont ceux de causalité, de nécessité, de déterminisme, de contingence ou de possibilité, dans
leurs rapports à la nature. Dans le langage courant, le mot libre va au-delà des normes
institutionnelles, c’est-à-dire qu’il transcende les lois établies. Or, libre est un adjectif qui
caractérise fortement certaines actions humaines dont celles dites intentionnelles. Ce qui
malheureusement classe cet adjectif dans une catégorie d’actions présentant des traits contraires,
c’est-à-dire qu’il exclue du même coup toute contrainte extérieure.
La liberté renvoie aussi à la liberté morale et politique, qui désigne une tâche, une
exigence et des valeurs. Elle repose sur une mission, celle de réfléchir sur les conditions de
réalisation des êtres vivants par rapport aux institutions. Mais lorsqu’on parle de liberté au
pluriel, elle fonctionne dans un réseau de connexion différente. C’est ainsi qu’on en vient à
parler des libertés civiles, politiques, économiques, sociales et culturelles, elles-mêmes
rattachées au devoir. Sous ses formes diverses s’exprime en fait le concept de liberté en luimême, celui qui ne trouve son sens qu’en se définissant par rapport aux droits et aux devoirs. Sa
liaison avec les institutions est si forte, que des devoirs lui sont substitués dans le but de
rationaliser la société.
Le troisième sens de la liberté est d’ordre métaphysique. Celui-ci porte sur une question
fondamentale, qui consiste à situer l’homme par rapport à sa liberté d’action sur la nature.
Naissent alors des interrogations et des questions d’ordre ontologique : qui est l’homme par
rapport aux autres vivants ? L’homme est-il le plus libre des êtres vivants parce qu’il est
conscience et raison ?
En effet, l’homme est le plus conscient de tous les êtres vivants, c’est pourquoi il doit se
poser comme sujet responsable. Si être libre c’est vivre au sein d’une société régit par des lois,
l’homme peut de ce fait être reconnu comme étant le plus libre de tous les êtres vivants. Si la
162
liberté peut également s’accomplir sous des formes diverses, il est donc possible qu’elle ait un
rapport avec des existants autres que l’être humain. Prenant le cas des animaux, nous savons
qu’ils expriment librement leur existence de manière organisée. Désignant aussi le mode d’être,
le mot liberté peut donc s’étendre aux autres espèces vivantes qui se caractérisent également par
un mode de vie communautaire. Vivre en communauté ce n’est pas forcément être libre, car la
liberté est une réalité de l’action libre, et de ce fait elle est souvent exprimée par le langage, mais
aussi par l’intention et le devoir. L’intention désigne l’agir humain, elle caractérise le domaine
des comportements et des conduites humaines. Mais dans quelles intentions l’être humain agitil ? Quels sont ses projets, et à quelle fin ?
Ces deux interrogations se résument à une seule dans le sens où elles invoquent un motif.
C’est la raison d’agir de l’homme cherchant une explication de l’origine des choses qui en est la
cause. En un mot, c’est la question d’origine pourquoi qui accentue à la curiosité humaine. Les
réponses nées de cette curiosité ne garantissent ni le bien ni le mal, qui peuvent se substituer
mutuellement. C’est pourquoi l’action humaine doit revêtir un caractère positif et désirable. Elle
doit être évaluée par la raison pour être marquée et intéressée par des intentions chargées de
conséquences non préjudiciables à la nature. Pour cela, il faut donner un sens à sa liberté et
accorder un motif noble à la direction donnée à l’action. Agir c’est tenter de donner une
signification susceptible d’être communiquée à autrui, et comprise par lui. Toute raison d’agir
doit imprimer un sens à l’intention, de telle sorte que l’action ait un caractère raisonnable,
rattachée à un ordre de significations morales et sociales, profitables à tous. En somme, faire
preuve de bonne intention c’est aussi clarifier toute action vis-à-vis de soi-même et pour autrui.
Le rapprochement fait entre liberté et nature, résulte en substance d’une analyse portée à
la fois sur l’intention et sur l’action humaine face à la nature. Nous pensons qu’une action ne
pourrait être reconnue comme libre que lorsqu’elle prévoit la possibilité de préserver la nature,
c’est-à-dire lorsqu’elle est rattachée à un motif imprimé par la raison. Cela revient à dire qu’une
action ne doit être reconnue comme libre que si l’on peut en rendre compte à autrui. A contrario,
une action qui s’éloigne de cette exigence serait dépourvue de toute signification rationnelle, et
serait donc insensée. A cet égard, liberté et contrainte cessent d’être considérées comme
incompatibles. Elles ne doivent être séparées que par rapport à leur sémantique, car dans la
pratique et dans l’accomplissement de la liberté, elles s’accordent en réalité. Unies pour la même
cause, liberté et contrainte font de l’action humaine deux pôles qui ont pour seule référence la
raison. C’est à travers ces deux pôles apparemment opposés par leur définition, que se révèle
l’intelligibilité du philosophe qui parvient à les accorder tout en percevant sans ambiguïté les
163
degrés de nuances qui les caractérisent. Du libre, du contraint ou du rationnel, ressort la subtilité
de leurs accointances.
Pour penser la nature de manière sensée, il importe à l’homme de moderniser sa vision du
cosmos en donnant une orientation nouvelle à son action, c’est-à-dire que celle-ci doit être
conforme à la raison, à la liberté et aux devoirs qui s’y rattachent. Vivre dans une nature saine,
c’est d’abord vivre de manière sensée avec celle-ci, c’est-à-dire savoir combiner liberté
circonscrite et raison sensée. Une liberté circonscrite est une liberté conditionnée par le respect
des institutions, et une raison sensée est celle qui prend le dessus sur les passions. En clair, toutes
deux trouvent leurs limites dans le domaine du droit. Le droit conditionne le succès ou l’échec
d’un projet, et demeure la clé de la réussite d’un processus, même mené de manière rationnelle.
Le droit, mieux le système du droit, est le lieu de réalisation de la liberté chez Hegel 114 , car les
institutions occupent une place importante chez Hegel, parce qu’il pense que c’est par le
truchement de celles-ci que la liberté cesse d’être un simple sentiment intérieur, pour devenir une
réalité ou une œuvre qu’il nomme seconde nature.
Thomas Hobbes 115 parle de la liberté dans Le Léviathan, ouvrage dans lequel sa pensée
politique est exposée. Dans celui-ci, Hobbes pense également comme Hegel que les institutions
doivent limiter la liberté par une solution politique. Illimitée à l’état de nature, la liberté humaine
devient un véritable danger pour autrui. De ce fait, il faut la circonscrire par des règles
rationnelles. A l’état de nature, l’homme exerce sa liberté comme il l’entend, et devient de ce fait
égoïste et réfractaire. Il est ainsi comparable aux animaux sauvages les plus féroces, car son
mouvement vital est porteur d’un unique projet : se perpétuer le plus longtemps possible au
détriment des autres. En d’autres termes, Hobbes conclut que l’homme à l’état de nature exerce
sur autrui, une liberté qui se caractérise par la force physique, et l’instinct animal est manifeste
dans son comportement. S’exerçant dans son état naturel, la loi de la jungle s’impose à chacun et
à tous, autrement dit, « l’homme à l’état de nature est un loup pour l’homme ».
Pour sortir de cette situation inhumaine et chaotique, Hobbes propose de substituer le
droit de nature 116 à la loi de nature. Hobbes pense trouver la solution dans le droit positif 117 , car,
être régi par le droit positif, c’est bannir le sentiment bestial préexistant en l’homme, c’est donc
mettre fin à la lutte pour la conservation de soi, favorable à la guerre fratricide de chacun contre
114
Le système du droit désigne chez Hegel, l’ensemble des institutions juridiques, économiques, politiques et
morales qui fondent la société.
115
Cf. Le Léviathan, trad., F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971
116
Le droit de nature c’est la liberté qu’a chacun d’user de ses facultés ou de sa liberté comme il l’entend, c’est-àdire sans contraintes extérieures.
117
Le droit positif offre à l’homme, la possibilité d’exercer sa liberté par le biais des lois établies, c’est-à-dire à
travers des lois institutionnelles.
164
chacun ou de tous contre tous : Bellum Omnium contra Omnes. Grâce à un accord lié par un
contrat volontaire et commun, chaque homme accepte donc de réduire sa liberté au profit
d’autrui pour éloigner le danger permanent qui prévaut entre individus. Mais un accord qui n’a
pour seul support que la raison n’est pas un acquis parce qu’il demeure fragile, et peut être remis
en cause à tout moment, il ne peut donc pas être un gage de sécurité.
La précarité dans les relations entre individus étant toujours présente, un nouvel accord
qui reconnaît à autrui la jouissance d’une autre forme de liberté voulue par le bon sens préféré à
la violence, doit être conclu car, le bienfait doit être préféré à l’ingratitude et à la violence. La
cruauté, la vengeance et l’orgueil, tous produits de la passion, feraient ainsi place à la clémence,
la modération et l’équité, générées par la raison. Ceux qui devraient en prendre conscience,
devraient être conduits par une attitude tolérante, sage et raisonnable. Une telle attitude suppose
une implication éthique à l’action, mais là encore, la raison se trouve fragilisée par la prétention
de chacun, d’où la nécessité de construire une société plus civilisée et gouvernée par une
instance supérieure appelée Léviathan. Ce dernier doit tirer sa force des contractants qui le
placent comme autorité par délégation de pouvoirs, voulue par le libre consentement de chacun.
Il naît alors une société étatique qui aurait à sa tête un Léviathan, lequel serait doté de tous les
pouvoirs, même celui d’infliger la mort.
Le Léviathan doit exercer à travers les institutions républicaines, un pouvoir sans
injustices, mais fort, c’est-à-dire sans partage. Cela revient à dire que le Léviathan a la légitimité
de décider du sort (vie ou mort) de chaque contractant, parce qu’il détient la totalité du pouvoir
étatique. A ce propos, Hobbes 118 : dit : « (…) avant que les appellations de juste et d’injuste
puissent trouver place, il faut qu’il existe quelque pouvoir coercitif pour contraindre également
tous les hommes, à l’exécution de leurs engagements par la terreur de quelques châtiments plus
grands que l’avantage qu’ils attendent de la violation de leur engagement et pour garantir cette
propriété que les hommes acquièrent par contrat mutuel, en compensation du droit universel
qu’ils abandonnent. Or il n’existe pas de tels pouvoirs avant l’érection de la République ». Cette
solution politique reconnue et recommandée par Hobbes demeure actuelle, mais la solution
politique de Hobbes nous paraît totalitaire, car le Léviathan est fait pour régner sans partage.
Mais l’idée majeure à tirer de cette conception de la société, est l’instauration des institutions
juridico-politiques.
Loin d’être totalement en accord avec Hobbes sur la gestion du pouvoir par le Léviathan,
nous saluons néanmoins l’idée que la coexistence amiable, pacifique et équitable des projets
118
Thomas Hobbes, Le Léviathan, Trad. et notes de F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 272
165
privés, soit sous la protection de la force publique. Comme le reconnaît encore la modernité
politique, la sécurité et l’épanouissement du projet privé des individus sont la fin, l’institution
publique est de l’ordre des moyens. Sur cette question, Hobbes était alors un visionnaire
politique, car il envisageait déjà en son temps la modernité politique, en favorisant
l’épanouissement de projets privés grâce à la raison, sans pour autant priver l’homme de ses
droits et libertés les plus essentiels. C’est à travers celles-ci qu’il vit en parfaite harmonie avec la
nature, et la considère comme lieu essentiel qui a fondé le contrat souscrit pour son
épanouissement.
Ayant également réfléchi sur ces questions, Jean-Jacques Rousseau s’appuie sur un
régime où les rapports entre les hommes doivent être réglés par deux principes essentiels et
inaliénables : la liberté et l’égalité. Il les valorise ainsi dans le Contrat Social 119 : « Si l’on
recherche en quoi consiste le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de
législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité ». De ces
deux éléments, Rousseau précise que l’un est positif : la liberté, l’autre, négatif : l’égalité. La
négation dont il fait état n’est pas un refus de l’égalité, mais il veut juste montrer que l’idée de
liberté tient la première place dans l’idéologie démocratique. Accordant une place importante à
la liberté, il voulait que chaque individu soit le plus libre possible, mais tous doivent l’être de
manière égale.
Grand théoricien de la démocratie pure, Rousseau apparaît à notre sens comme l’un des
fondateurs de l’individualisme libéral à travers la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen du 26 aoûte 1789 120 . Dans celle-ci, l’influence de Rousseau était palpable car, il fit valoir
l’idée d’une volonté générale parce qu'il pensait que la nature humaine était fondamentalement
bonne, mais était cependant pervertie par la société. Seulement, il n’envisage nullement la liberté
dans l’ordre des moyens comme l’aurait fait Locke 121 qui donne une compréhension autre de la
119
Cf. Jean-Jacques Rousseau : Le Contrat Social, Paris, Garnier Frères ; 1962, p. 208
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est le texte fondateur des droits fondamentaux, qui a
posé les jalons d’une liberté véritable voulue par la raison. La liberté et la raison sont donc des valeurs cardinales qui
ont conduit à la révolution française de 1789. Le siècle des Lumières et les Encyclopédistes tels que Diderot,
d’Alembert etc., réclament la liberté dans tous les secteurs à savoir la liberté de pensée, d’expressions et d’égalité
devant la loi. Descartes revendique la supériorité du rationalisme et de l’esprit critique au détriment de tout,
Montesquieu place l’autorité du pouvoir sur l’idée d’une séparation de celui-ci en trois dimensions à savoir
l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Rousseau pose sa doctrine de la volonté générale parce qu’il considérait que la
majorité du peuple est bonne par nature, elle peut donc imposer sa volonté sur la minorité. Il croyait fermement à
l’égalité entre les hommes.
121
John Locke, dans son Traité du gouvernement civile, Bréal, 2002, a une explication totalement constitutionnalise,
et donc politique de la liberté. Il conserve l’idée médiévale d’une communauté morale indépendante de l’institution
politique. Soulignons que la pensée politique de Locke n’aurait pas pour finalité la défense des intérêts et des biens
individuels, mais plutôt la préservation d’une liberté individuelle qui trouve ses fondements dans l’obéissance à la
loi. Dans ce sens, Locke a une définition tout à fait moderne de la liberté, il trouve néanmoins la source de cette
définition dans la loi naturelle ou plutôt dans l’accès rationnel d’un ordre objectif et universel de justice. Son souci
120
166
liberté dans ses deux Traités du gouvernement civil, et Montesquieu 122 , dans leur doctrine
libérale fondée sur la loi. La liberté chez Rousseau est au contraire essentiellement conditionnée
par le devenir d’une complète identification entre gouvernants et gouvernés. De la liberté comme
fin, il s’ensuit une transformation dialectique de l’idée de liberté qui engendre celle de
démocratie. Ainsi, dans la théorie du contrat social, l’égalité et la liberté deviennent la garantie
des hommes à l’acte fondateur de l’Etat, ce qui fait de lui un penseur moderne, puisqu’il
réconcilie en réalité liberté et égalité. Liberté et égalité sont le principe d’une vie harmonieuse et
sensée, imposée par la raison. C’est à ce prix que la majorité démocratique en vient à signaler la
volonté générale et que la liberté initialement conçue comme l’autonomie du sujet change de
sens, car l’ordre étatique restreint les actes des individus qui la créent.
Cela revient à dire que, l’idéal démocratique saisit et restreint l’extension de certaines
libertés individuelles, et que l’idéal libéral peut être anéanti. Dans de telles conditions, l’homme
en tant qu’être ayant des droits et des devoirs tout en étant libre, est disposé à vivre en toute
quiétude. Tant que l’ordre étatique demeure par la volonté des individus qui y sont soumis, le
sujet libre doit accepter d’aliéner plus ou moins sa liberté pour ensuite la recouvrer comme
citoyen libre. Par sa volonté d’être et de demeurer membre fondateur de l’Etat, qui seul requiert
la participation de la volonté subjective de tous les acteurs, l’individu contribue au progrès de la
pensée et, à cette enseigne, il pourrait être un acteur important à la construction d’un projet
sensé.
De cette vision rousseauiste de la liberté, l’on retiendra pour l’essentiel que la
revendication fondamentale est la souveraineté du peuple libre et la reconnaissance de l’Etat
comme ordre établit. Mais au-dessus de tout se trouve la raison comme référence essentielle. En
effet, la foi en la raison était au siècle des Lumières (le XVIII
ème
siècle), avec Rousseau,
Montesquieu, Kant et beaucoup d’autres philosophes rationalistes, l’acte de libération de la
pensée humaine. La raison était censée libérer l’homme de tous les carcans, elle était surtout
censée libérer l’être humain de toute contrainte extérieure, et de lui apporter le progrès
technoscientifique. Des révolutions ont même accompagné cette période que les Anglais (The
Enlightenment), les Allemands (l’Aufklärung) et les Français ont tous vécue de manières
différentes. Au-delà de cette valorisation de la raison qui a permis à l’être humain d’acquérir des
majeur était donc de chercher la liberté dans l’ordre des moyens institutionnels, en valorisant l’idée selon laquelle la
loi est la seule voie de la liberté.
122
Dans son ouvrage De l’esprit des lois, éd. Sociales, 1969, Montesquieu parle non seulement à la séparation des
pouvoirs, mais il prend également soin de préciser que c’est la perception réconfortante de la loi qui fait la liberté.
En effet, Montesquieu pense que la liberté politique permet la modération du gouvernement et à la séparation des
pouvoirs, afin que ceux-ci ne soient pas confisqués par un seul homme, qui pourrait ainsi imposer une tyrannie ou
une oppression du peuple.
167
libertés utiles à son épanouissement, il est néanmoins important de rappeler que toute liberté doit
engager la responsabilité de chacun, et c’est dans ces conditions que l’homme est censé avoir
une conduite raisonnable.
168
4-5 La liberté et la responsabilité, pour une conduite raisonnable
Par rapport à l’action humaine sur la nature, liberté et responsabilité sont de nos jours
devenues des concepts complémentaires. En effet, la liberté est une notion qui désigne l’absence
de soumission, de servitude et de détermination. Elle qualifie aussi l’indépendance de l’être
humain, et désigne de ce fait l’autonomie et la spontanéité d’un sujet rationnel, c’est-à-dire
qu’elle qualifie les comportements humains volontaires et en constitue la condition. Quant au
concept de responsabilité, il est d’abord métaphysique comme celui de liberté, mais il prend
place à la jonction de la métaphysique et de l’éthique. En fait, la responsabilité engage fortement
le sujet commettant et laisse transparaître les caractéristiques formelles de l’obligation morale.
Dans ce sens, la responsabilité exige une réelle hiérarchie des valeurs, car elle permet à l’homme
de prendre en charge son destin et celui des autres vivants. Même considérée comme
métaphysique par excellence, la question de la liberté a malgré tout un rôle essentiel à jouer dans
la régulation des comportements humains, dans la mesure où la liberté humaine implique le
statut de l’homme au sein de la nature. Elle est pour ainsi dire, le fondement de l’action et de la
morale humaine dans le sens soutenu par Epicure, Descartes et Kant par exemple 123 .
Tirant ses origines du droit naturel, la liberté trouve son apothéose dans le droit positif.
Nier le déterminisme qu’elle implique est souvent méconnu ou décrié, ce qui est contraire à
logique même de la causalité naturelle. Or, nier la réalité d’une telle causalité serait par
conséquent, ignorer la logique et l’ordre de la nature d’où elle tire ses sources, c’est donc
remettre en cause la causalité de la nature elle-même. La liberté est une réalité intelligible,
puisqu’elle est le fruit d’un héritage issu de la substance elle-même (la nature).La liberté trouve
ainsi une signification plus noble et mieux adaptée, parce que la raison humaine parvient à
unifier et à consolider les différents éléments de sa représentation du monde, qu’il tiendrait de la
nature. Autrement dit, il naît une corrélation entre raison et liberté, sans pourtant exclure
radicalement sa dimension naturelle ou causale. Cette conception de la liberté qui tient compte
de la responsabilité de l’être par rapport à son action, ne nie nullement l’apparent antagonisme
qui existe entre la liberté et le destin de l’homme.
De ces apparents antagonismes naissent les interrogations suivantes : si tout est lié, si tout
est causalité, comment résoudre alors l’antagonisme entre destin et liberté, l’homme étant libre et
maître de la nature ? Toute chose ayant déjà un destin préalablement défini par l’enchaînement
causal de la nature, comment alors expliquer cette antinomie ? Cette question nous renvoie à la
123
Contrairement à Démocrite, Spinoza et Nietzsche nient une quelconque transcendance de la volonté (liberté) par
rapport à un déterminisme tel que la sensibilité. Epicure, Descartes et Kant pensent plutôt que la liberté est le
fondement de l’action et de la morale humaine.
169
troisième antinomie kantienne de la raison qui se formule ainsi : suis-je libre ou suis-je conduit
par le destin ?
C’est dans la conciliation du droit naturel et du droit positif que ces interrogations
trouvent leurs réponses. En effet, concilier le droit naturel et le droit positif revient à donner une
dimension rationnelle et humaine aux notions de nature et de liberté. La dimension causale qui
lie l’homme à la nature est d’un ordre purement rationnel parce que le destin humain ne suit pas
une logique uniforme, c’est-à-dire qu’il n’est pas préalablement programmé. Néanmoins, la
nature et l’homme sont les seuls artisans de leur destin. L’un et l’autre sont a priori conçus pour
être architectes et artisans de leur devenir. La liberté humaine à l’état de nature étant
potentiellement dangereuse pour autrui, elle mérite d’être soumise à une inspection rationnelle,
parce qu’elle doit être substituée aux lois positives qui conditionnent une vie sociale équitable et
égalitaire. C’est cette dimension de la liberté qui lui confère un statut à la fois humain et
universel.
La liberté née des lois civiles doit être définie par des normes et des exigences sociétales,
parce qu’elle s’affranchit des valeurs irrationnelles du droit de nature. Tout homme libre vivant
en société doit en faire usage, parce que gouverné par une raison éclairant son intentionnalité.
Agir c’est poser des actes responsables et raisonnables en tant que sujet conscient. Le destin
humain se construit nécessairement à travers des actes dignes d’intérêts, qui engagent la
responsabilité du commettant. Cette compréhension de la liberté est totalement en phase avec
celle des Stoïciens, qui n’exemptent pas l’homme de toute responsabilité face à son destin.
Bien que libre, l’homme a le pouvoir de décider, donnant ainsi une direction à la forme
de son action. Evoquant la question de la responsabilité humaine face au destin, les Stoïciens
dans leur ensemble engagent le pouvoir décisionnel de l’homme, mais ils reconnaissent
néanmoins qu’il y a des choses qui ne dépendent absolument pas de lui. Ils pensent que si
l’homme ne peut rien modifier à certains évènements qui l’affectent et qui ne dépendent pas de
lui, il en est cependant le maître selon son attitude et sa réaction face à ceux-ci. Les Stoïciens
estiment que du bon usage que l’homme ferait de sa raison dépendrait la forme de son action.
Autrement dit, l’usage de la raison est la condition sine qua non de l’appréciation qu’on pourrait
avoir d’une chose.
Nous l’avons souligné, la liberté engage d’abord la volonté individuelle, et c’est à ce
moment qu’un choix éclairé par la raison peut naturellement s’effectuer. De manière spontanée,
naît en l’homme un mouvement raisonné stimulé par le pouvoir intelligible qui s’exerce en lui
par le truchement de la raison. Stimulée, la raison suscite l’intelligence, et de celle-ci s’effectuent
des choix dont l’efficacité s’obtient selon les motivations, mais surtout selon le niveau de
170
connaissance de chacun. L’esprit humain procède un discernement qui fini toujours par décider
de l’orientation à donner à l’action juste mise en place par le droit positif, qui fait de la liberté
une valeur fondamentale éclairée par la raison. La meilleure liberté humaine vient de la société,
laquelle est censée apporter à tous ceux qui y vivent de la qualité à leurs actions, lesquelles ont
nécessairement des incidences sur la nature. Les liens entre l’homme et son milieu, se
caractérisent par le rapport du moi concret à l’acte accompli.
Longtemps accusé de fatalisme, le stoïcisme a au contraire montré que l’être humain est
maître de son destin. Le stoïcisme récuse de ce fait d’être accusé de promouvoir la paresse. A ce
propos, Les Stoïciens apportent des précisions importantes, et donnent une meilleure explication
de cette mauvaise interprétation de leur pensée. A travers Chrysippe 124 , l’un des plus éminents
membres de l’école stoïcienne, il ressort dans le Traité du destin de Cicéron que, Chrysippe a
répondu à ses détracteurs, et a fait valoir le caractère universel du destin qui, au lieu d’exclure la
responsabilité de l’homme, intègre plutôt son action au sein de ses causalités 125 . Il y a en
principe deux types de causes : les causes "parfaites et principales, également appelées
"synectiques", et celles dites "auxiliaires et prochaines" appelées aussi "procatarctiques". Les
premières n’influent pas négativement sur le comportement de l’homme. Les secondes, c’est-àdire les causes procatarctiques, sont à l’origine des maux humains car, elles désignent l’ensemble
des facteurs extrinsèques, circonstances et évènements qui affectent ce dernier. Répondant aux
différentes attaques portées au stoïcisme sur le fatalisme, Chrysippe dit : « (…) Aussi, en disant
que tout arrive par le destin en vertu de causes antécédentes, nous n’entendons pas dire : en vertu
de causes principales et parfaites, mais seulement de causes auxiliaires et prochaines126 ».
Chrysippe l’illustre encore mieux par les exemples du « cône » et du « cylindre » en ces
termes : « De même, dit-il, que, en poussant le cylindre, on lui a fait commencer son
mouvement, mais on ne lui a pas donné la propriété de rouler, de même la représentation
imprimera, certes, et marquera sa forme dans l’âme, mais notre assentiment sera en notre
pouvoir ; poussé de l’extérieur, comme on l’a dit du cylindre, il se mouvra par sa force propre et
par sa nature. Si une chose se produisait sans cause antécédente, il serait faux de dire que tout
arrive par le destin ; mais s’il est vraisemblable que tout ce qui arrive a une cause antécédente,
124
Ces arguments de Chrysippe sont résumés dans le Traité du destin de Cicéron.
Il conviendrait de faire ici une distinction entre les causes parfaites et les causes adjuvantes. Chrysippe n’admet
pas la nécessité (la fatalité) qui dédouane totalement l’homme face à ses responsabilités, il pense que rien ne pourrait
avoir lieu sans causes antécédentes. Il distingue donc plusieurs genres de causes pour échapper à la nécessité, et
affirme malgré tout, la réalité du destin. Parmi les causes, dit-il, les unes sont parfaites et principales, les autres
auxiliaires et prochaines. Cf. Les stoïciens Volume I, Cicéron, TRAITE DU DESTIN, p. 488.
126
Idem p. 489.
125
171
quelle raison apporter pour ne pas reconnaître que tout arrive par le destin, pourvu que l’on
comprenne bien la distinction et la différence entre les causes ? ».
Cela exprime sans ambiguïté que, même si ces deux corps (le cône et le cylindre)
subissent les mêmes chocs, leurs trajectoires ne sauraient être les mêmes. Celles-ci seront
déterminées par leur forme initiale, c’est pourquoi l’un va tournoyer et l’autre roulera dans la
direction imprimée par l’impulsion. Le choc extérieur déterminera le corps à se mettre en
mouvement, mais elle ne déterminera à aucun moment la nature même de son mouvement, qui
ne dépendra que de la forme constitutive de son essence. C’est exactement le même scénario
chez l’homme qui doit distinguer son action menée librement, des causes procatarctiques qui ne
dépendent pas de lui. Ces causes représentent la fatalité de l’existence, la part de nécessité à
laquelle il doit se résigner.
On retiendra de cette vision chrysippienne du destin par rapport à la liberté que, le
mouvement du corps trouve sa raison déterminante à l’intérieur de lui-même, et non dans
l’impulsion qu’il reçoit. Or, le devenir existentiel est comparable au mouvement physique, il
n’est pas préalablement déterminé, il engage fortement sa responsabilité dans ses actions
passées, présentes ou futures. Les individus différents réagissent différemment aux mêmes
évènements, preuve qu’ils sont la cause principale ou synectique de leur devenir. Il y a bien des
choses qui dépendent de nous et d’autres non. Dans ce sens Epictète 127 reconnaîtra que de toutes
les choses, « il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de
nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres ; ne
dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges,
en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de
nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entraves, celles qui ne dépendent pas de
nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. Rappelle-toi donc ceci : si tu
prends pour libres les choses naturellement serves, pour propre à toi-même les choses propres à
autrui, tu connaîtras l’entrave,l’affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes ; mais si tu
prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui,
personne ne te contraindra jamais ni t’empêchera, tu n’adresseras à personne accusation ni
reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas
d’ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage ».
Chrysippe veut montrer que, certes le destin existe, mais tout individu peut échapper à
cette nécessité tant qu’il réagit à l’impulsion du destin en fonction de sa nature propre. Il y a en
127
Cf. Les stoïciens T. II. ; MANUEL I, Paris Gallimard, 2002, P. 1111
172
fait comme une personnalisation du destin qui serait propre à chaque individu selon sa volonté et
l’orientation qu’il aura donnée à son action. La cause principale de tout acte repose en réalité sur
l’homme lui-même, par sa spontanéité et sa capacité à distinguer le bien du mal. Par conséquent,
plutôt que de se résigner ou de pointer à chaque fois un doigt accusateur au destin ou à la fatalité,
l’homme doit plutôt être tenu pour responsable de ses actes car, il ne serait question d’imputer au
destin ce dont il est le principe. Nous comprenons donc que la question du destin n’exclut
nullement l’action humaine. Elle n’empêche pas l’engagement de l’homme qui doit plutôt réagir
et prendre position en engageant sa responsabilité, puisqu’il exprime librement sa pensée. C’est
bien lui-même qui détermine la nature de sa réaction qui dépend de plusieurs facteurs
intrinsèques de son être tels que le caractère, l’intelligence, la qualité morale etc.
Pour l’essentiel, nous dirons que toute personne réagit différemment aux mêmes
évènements, ce qui prouve justement sa liberté d’actions. Cette liberté d’actions est la preuve de
sa responsabilité, ce qui permet à Chrysippe d’affirmer que les hommes sont la cause principale
ou synectique de leur devenir.
Par ailleurs, la compréhension moderne de liberté a une connotation différente de celle
des Anciens. Pour Descartes, c’est l’individu en tant que sujet libre qui est mis en valeur parce
que c’est lui qui agit. Selon lui, l’individu doit agir, mais agir sans raison serait une imperfection,
un acte aléatoire. Pour Descartes, être libre c’est effectivement agir selon la plus parfaite des
raisons que l’on puisse concevoir. La liberté est donc la plénitude d’une détermination
rationnelle, c’est la plus parfaite raison, c’est aussi l’autodétermination du sujet (l’homme), d’où
l’engagement de sa responsabilité. Kant 128 va dans le même sens en reconnaissant que l’homme
libre est celui qui se gouverne selon sa raison. Gouverner selon sa raison c’est surtout faire
preuve de discernement et être capable de porter une critique constructive. C’est ainsi qu’il est
possible de se donner une ligne de conduite raisonnable en se fixant des normes cognitives. C’est
également dans ce sens que Descartes pense que la liberté a un lien étroit avec la raison, car elle
permet à l’homme d’effectuer le meilleur choix possible.
En définitive, il ressort que la conception stoïcienne de la liberté est surtout morale, car
elle nous apprend à accepter ce qui nous arrive si cela ne dépend pas de nous, et exhorte
l’homme à fuir la fatalité parce qu’il est l’artisan de son propre destin. En affirmant par exemple
que la richesse fait partie de ce qui ne dépend de l’homme, les Stoïciens avaient probablement en
tête la condition du peuple grec, qui n’avait pas les mêmes droits, alors que la modernité a mis en
128
La liberté est pensée par Kant comme l'autonomie d'un sujet rationnel, son champ est uniquement pratique, c’est
en fait la soumission à la loi morale, ce qui engage la volonté de chacun, mais cette volonté doit être débarrassée des
influences de la sensibilité. En conséquence, l'accomplissement de la loi morale (impératif catégorique) est liberté :
c'est la libre soumission de la volonté
173
place des valeurs qui favorisent l’épanouissement individuel du sujet pensant en tant qu’esprit
libre. La fatalité trouve ainsi ses limites car, il aurait une sorte de causalité qui détermine
l’épanouissement de l’homme face à son destin. Il n’y a pas de causalité qui déterminerait
d’avance la réussite ou l’échec de X ou Y au sein des sociétés humaines. La causalité étant
rattachée à l’espace et au temps, rien ne dit que si un évènement A a causé tel dégât à une période
B, alors le même évènement A aurait nécessairement les mêmes effets à une période B, dans un
espace différent. L’espace et le temps sont en effet des facteurs important de la modification des
phénomènes. Aussi un évènement déjà connu ou vécu peut parfaitement être évité ou peut être
mieux appréhendé. De nos jours, les sciences parviennent à détecter à l’avance certains
évènements, et parviennent ainsi à les éviter ou à réduire considérablement leurs conséquences.
Peut-être ce niveau de savoir échappait encore aux Anciens grecs et aux Stoïciens !
De ce point de vue, la fatalité pourrait être une réalité, mais elle pourrait aussi être due au
degré du savoir humain. L’état des connaissances de l’homme en tant qu’être pensant étant en
perpétuelle mutation, il conviendrait alors d’avoir une analyse critique par rapport à cette lecture
stoïciste du destin. L’on aimerait bien savoir comment les Anciens interprétaient les séismes, les
éruptions volcaniques, et aujourd’hui les tsunamis. Même nos sociétés actuelles restent encore
impuissantes face à certains phénomènes. Prenons pour exemple certains phénomènes
relativement récents, qui ont justement échappé aux prévisions humaines, et surtout à l’efficacité
des connaissances scientifiques actuelles (Tsunami, Katrina, Tchernobyl etc.). Même s’il est vrai
que de nos jours, avec les technologies toujours sophistiquées, certains évènements futurs sont
susceptibles d’être connus et maîtrisés d’avance, des incertitudes demeurent malgré tout. Dans
l’état actuel des connaissances humaines, le fatalisme aussi bien que le déterminisme, doivent
être relativisés.
En accord avec le stoïcisme sur le fait que l’intelligence est un moyen efficace pour
acquérir la liberté, Spinoza, dans L’éthique 129 , pense qu’il suffit de comprendre et d’admettre
que tout ce qui nous arrive est nécessaire pour être libre. Il suggère de faire coïncider par le
moyen de l’intelligence cette nécessité inévitable, c’est-à-dire ce déterminisme auquel nous
sommes soumis. La liberté chez Spinoza serait-elle une illusion ? Cette interrogation se justifie
parce que Spinoza pense plutôt que nous ne sommes pas libres car, c’est se déterminer à choisir
soi-même c’est-à-dire être la seule cause de ses actes. Or l’homme n’est pas spontanément
responsable de ses actes. Par nature, il est un être fini, c’est-à-dire limité et par conséquent
faibles. C’est pourquoi il convient de s’accorder avec Spinoza que pour être libre, il faudrait que
129
Paris, Seuil, 1999
174
l’homme n’accomplisse que des actions déterminées par sa nature et non par des causes
extérieures qui le contraignent. Dans ses Lettres à Schuller, Spinoza 130 l’illustre en ces termes :
« J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature,
contrainte celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon
déterminée ». Cette idée est connue des Stoïciens, Spinoza la tient sûrement d’eux car il les avait
soigneusement lus. Cependant tout porte à croire que chez lui, la liberté se réduit à la conscience
de la nécessité.
Retenons pour l’essentiel que le fatalisme stoïcien repose sur cette phrase qui résume
bien son originalité et son caractère universel : « toutes choses arrivent selon le destin ». Il
importe cependant de se garder des idées reçues et comprendre que la notion de fatalisme ne doit
pas revêtir une connotation péjorative comme d’aucuns pourraient le penser. Le fatalisme ne
signifie pas la détermination inconditionnelle du devenir, puisqu’il est possible d’engager sa
volonté afin d’éviter par des moyens rationnels et humains, ce qui a priori semble inévitable. Les
Stoïciens qui le prônent sont fortement attachés au logos universel, c’est une philosophie
nettement rationaliste qui est l’expression de l’ordre imprimé par la raison. La question du destin
n’est que séquentielle dans la vie, et surtout dans l’agir humain. La raison prend toujours le
dessus et assure sans failles, la présidence d’une administration universelle habitée par des
hommes vertueux. Le dieu stoïcien n’est autre que la raison, et le destin n’est que la chaîne
causale et séquentielle des évènements ponctuels de la vie.
Nous l’avons souligné, le fatalisme ne doit pas inciter à l’impossibilité pour l’homme
d’agir. Ce n’est pas non plus un appel à la paresse. Enfin, le stoïcisme ne nie à aucun moment la
responsabilité humaine. Il serait tout aussi faux de se disculper soi-même des tâches qui relèvent
de notre responsabilité, en désignant des hypothétiques dieux comme étant la cause de nos maux.
Les dieux, les esprits et d’autres forces invisibles doivent être en dehors des choses qui relèvent
vraisemblablement de la responsabilité humaine, car ils ne peuvent pas déterminer à l’avance
l’agir humain.
Le fatalisme stoïcien est compatible avec la responsabilité humaine, il est même source
de vertus fondamentales, puisqu’il valorise la grandeur morale. Certes, l’homme est parfois
déterminé par certaines causes, mais sa responsabilité doit toujours être engagée parce qu’il
demeure libre et conscient de ses actes. Conduit par la raison, l’homme peut choisir d’être utile à
lui-même et à autrui. L’absolue fatalité n’existe pas, c’est la volonté humaine qui serait à la base
de tout, pourvu que la raison soit au fondement même de son action.
130
Spinoza, Lettre à Schuller, in œuvres, tome IV, Paris, Ed. Garnier-Flammarion, 1955, pp. 303-304
175
La liberté humaine est une réalité car, même dans son sens absolu, elle ne doit pas être
comprise comme une illusion transcendantale. Elle doit être comprise comme concept de raison
qui aide l’homme à mieux appréhender les problèmes pour ensuite en prendre la mesure. La
force morale lui est indispensable, laquelle peut s’acquérir par l’étude de la philosophie dans son
rapport à la nature.
176
Chapitre V : La philosophie et la nature
En tant que capacité à réfléchir sur les questions métaphysiques, morales et rationnelles,
la philosophie reste une discipline toujours actuelle, apte à traiter les questions de notre temps.
S’agissant par exemple des rapports difficiles entretenus entre l’homme et son environnement, la
philosophie apporte à sa manière des réponses justes aux problèmes du réel. Habituée aux
questions cosmologiques, elle parvient à dialoguer avec le réel par des moyens rationnels.
Par sa maîtrise des questions morales, la philosophie se révèle indispensable dans la
régulation des conduites humaines en rapport avec la nature. Une connaissance totale de la
nature étant difficile sinon impossible, le seul moyen de connaissance possible reste celui des
sens, préférable aux expérimentations parfois trop osées, proposées par les sciences dites exactes.
N’ayant qu’une connaissance superficielle de la nature, il vaudrait mieux faire preuve de
prudence face à tout ce qui doit être entrepris expérimentalement à son égard, car la nature est
bel et bien un organisme vivant qui a besoin d’être traité avec soin. Contrairement aux sciences
dites exactes, la philosophie a cet avantage de transmettre son savoir sur la réalité physique et
métaphysique de la nature par des moyens théoriques. Cette méthode de transmission du savoir
l’exempte relativement des accusations portées aux scientifiques modernes, qui auraient
profondément contribué à la modification de la nature.
Il semble donc se dégager deux visions du monde qui mettent en lumière les différents
rapports de l’homme à la nature. Il y a d’abord celle prônée par la philosophie qui a pour objectif
d’expliquer la nature sans la modifier, puis celle imposée par les sciences et leurs moyens
techniques aux conséquences parfois dévastatrices. Or, plutôt que d’opposer ces deux types de
savoirs représentés par des disciplines réellement complémentaires, l’humanité gagnerait à
concilier leurs approches respectives. Le savoir dont l’homme a besoin est celui qui apporte des
solutions salvatrices à son destin, sans pour autant hypothéquer ceux des autres, dont celui de la
nature et des autres espèces qui s’y trouvent.
Grâce à sa capacité calculatoire, la raison humaine doit s’adjoindre à l’intention humaine
de poser les sciences comme résultats d’une pensée rationnelle. Par le simple jeu du calcul
rationnel, la philosophie en tant que discipline ayant la maîtrise des concepts, doit mieux
enseigner à l’humanité les notions de mesure et de construction mentale destinées à convoquer le
bon sens de chacun. Ces notions peuvent contribuer à "conscientiser" l’homme dans le but de
modifier favorablement leurs habitudes, et adopter celles qui les exhortent à vivre conformément
à la nature, c’est-à-dire celles qui le font coexister pacifiquement avec la nature et ce qui la
compose.
177
De manière isolée, ni les sciences ni la philosophie ne parviendraient à apporter à
l’humanité des explications fiables pour une compréhension totale de la nature. La raison,
génératrice de la science morale, ferait des sciences et techniques des disciplines plus humaines
et moins contestées. La réintégration de la loi morale au sein des sciences exactes, devenues l’un
des paradigmes dominant de notre ère, sera l’une des solutions salutaires de l’homme et de son
environnement. Les sciences humaines et naturelles, de mèche avec la philosophie, pourraient
apporter à l’humanité, une science associée à l’éthique, favorable à une compréhension plus
apaisée du monde. Doivent donc se dresser avant toute activité technique et scientifique, des
garde-fous servant à protéger la science des dérives les plus graves. Jugées trop véhémentes les
sciences et techniques non moralisées et leur caractère totalitaire, interpellent. Elles nous incitent
à nous interroger sur le statut réel de l’homme sur la nature. A travers la morale, la philosophie
de la nature peut-elle être l’une des solutions qui permettraient aux sciences de se moraliser ?
5-1 La philosophie de la nature et sciences
La philosophie est l’une des rares disciplines susceptibles d’ouvrir l’homme à une
réflexion critique et profonde sur lui-même et sur le monde. De ce fait, elle s’affirme comme
puissance analytique, et comme mode d’accès à la réalité concrète, parce qu’elle se place au
nœud même de la relation de l’homme à l’univers. Même s’il est vrai que les rapports de
l’homme à la nature demeurent difficiles à élucider, on constate néanmoins des progrès. Ils sont
le fait d’efforts conjugués nés des rapports interdisciplinaires entre professionnels et chercheurs
divers. Parmi ces disciplines figurent principalement les sciences de la nature, les sciences
écologiques et environnementales et la philosophie de la nature, qui proposent ensemble des
connaissances nouvelles, utiles à une amélioration des rapports entre l’homme et son milieu. Les
sciences écologiques et environnementales veillent à l’éducation, à l’information et à la
sensibilisation des populations sur à l’attitude à adopter face à la planète. Les sciences exactes ou
expérimentales s’affirment par leurs connaissances pratiques, dues à la connaissance du terrain,
et la philosophie apporte son savoir conceptuel, théorique et moral pour rationaliser les
connaissances expérimentales obtenues par les sciences pures.
La nature ayant une histoire plus ancienne que l’humanité, elle a nécessairement connu
quelques modifications avant l’arrivée de l’humain. Les prémisses d’une modification naturelle
de la nature pouvaient déjà être présentes. Les sociétés anciennes avaient également leur part de
responsabilité, y compris les animaux. Mais c’est l’activité humaine qui a vraiment contribué à la
178
modification profonde de la nature. Les grandes théories révolutionnaires qui ont caractérisé la
modernité le montrent si bien. Des savants 131 comme Copernic, Kepler et Galilée ont apporté
leur savoir au paysage scientifique de leur temps. L’impact et l’application de ce savoir
demeurent actuels. En eux se constatait déjà la conjonction d’un savoir théorique associé aux
connaissances expérimentales, qui ont permis des inventions utiles à l’astronomie, telles que les
lunettes d’observation. Même si la science était encore en plein balbutiement, c’est quand même
à travers certaines des découvertes de ces savants que des jalons ont été posés, et des paradigmes
scientifiques furent élaborés. La lunette astronomique qui fût la première découverte majeure, a
révolutionné le savoir humain. Elle a vivement contribué à la désacralisation de l’univers. Avec
cette lunette, ces savants sont parvenus à découvrir, à grossir et à rapprocher les corps célestes,
qui ont finalement révélé leur véritable identité. Les résultats furent stupéfiants, car ces savants
réalisèrent que les corps célestes n’étaient alors pas très différents de notre planète terre. Par les
mêmes méthodes, tout le système solaire était mis en lumière, et la terre était ainsi devenue une
planète semblable aux autres. Ces découvertes ont considérablement bouleversé l’ordre établi et
les connaissances humaines n’ont pas cessé d’évoluer grâce à une harmonisation des savoirs
philosophiques et scientifiques.
Malgré ces découvertes importantes, la nature demeure insaisissable, car elle transcende
toutes les découvertes scientifiques obtenues jusque-là. Et l’être humain n’en a pas encore pris la
pleine mesure. Il serait temps pour l’homme de faire preuve de prudence face à l’inconnu. La
réflexion et l’analyse restent les meilleurs outils naturels de l’homme pour une approche digne et
mesurée de la nature. La réflexion et l’analyse sont les méthodes d’investigations utilisées par la
philosophie de la nature, qui pourrait donc être l’une des solutions indispensables pour un
dialogue avec le caché et le mystérieux qui caractérisent la nature. Muette et disciplinée, la
nature laisse l’homme dialoguer avec lui-même. L’on espère de l’espèce humaine, la naissance
d’une conscience collective qui marquerait le début d’une ère nouvelle. Jusque-là, les progrès
scientifiques ne parviennent toujours pas à épuiser le débat sur la complexité de la nature qui
demeure à la fois proche et distante de l’homme.
Les connaissances humaines restent donc limitées, car elles ne parviennent toujours pas à
une réelle compréhension du réel. Elles sont loin du compte pour espérer conduire l’être humain
à la vérité suprême tant recherchée par l’homme à travers les sciences et techniques !
Contrairement aux sciences dites exactes, la philosophie se limite à enseigner la réalité
131
La révolution copernicienne du XVII ème siècle a considérablement modifié le paysage scientifique moderne.
Copernic a en effet suggéré que c’est plutôt la terre qui tournait autour du soleil (l’héliocentrisme se substitue donc
au géocentrisme qui jadis soutenait l’inverse). Kepler est à l’origine de la découverte de la nature elliptique du
mouvement des planètes et Galilée, en observant les astres, a révélé leur nature physique.
179
"physique" qui n’est en fait qu’apparence. A contrario, les sciences exactes cherchent à pénétrer
la nature par des moyens techniques concrets et incisifs. Ces deux visions du monde, plutôt que
de les opposer à cause de leurs objectifs divergents, devraient plutôt se compléter pour apporter à
cette apparence, un sens qui permettrait à ces disciplines apparemment opposées, de trouver des
solutions plus fiables aux problèmes du vivant.
Cette démarche aurait déjà été proposée par la Naturphilosophie qui ne se réduisait pas à
un simple mouvement philosophique chargé de contenter l’esprit humain dans ses rapports à la
nature, mais consistait au contraire à faire collaborer science et philosophie. Une telle
cohabitation n’était pas envisageable aux yeux des scientifiques français et anglais, qui
critiquaient une telle cohabitation. Ayant pour but de transcender les simples thèses
philosophiques fondées sur l’abstraction, la science allemande du XVIII ème siècle, par le biais de
la Naturphilosophie, constituait un véritable programme dynamique porteur d’espoir. Son succès
repose sur un projet de conjugaison des savoirs philosophiques et scientifiques, dont la mise en
œuvre devrait être effective à travers les modalités d’une force interactive entre les deux
disciplines.
Par une orientation aussi pratique du savoir, la réflexion philosophique peut ainsi aborder
un tournant plus pragmatique qu’on ne le soupçonne. Les multiples recours des scientifiques aux
concepts philosophiques, justifient d’ailleurs que la philosophie peut provisoirement quitter le
strict point de vue de l’abstraction véhiculée par ses méditations transcendantales, et s’intéresser
à l’étude et à l’application des principes actifs. S’impliquant ainsi dans l’étude des modalités
d’application des principes généraux des phénomènes particuliers, la philosophie adjoint à
l’abstraction un caractère bien plus concret du savoir. Cette intrusion de la philosophie ne
pourrait peut-être pas faire l’unanimité au sein de la classe pensante constituée par les
scientifiques durs, hostiles aux concepts et voués à l’expérimental.
Néanmoins, l’esprit de cette pensée doit être partagé dans l’objectif de mettre fin à
l’éternel problème, qui tend à déconsidérer certaines disciplines qui fondent leur savoir sur
l’abstraction. Se distinguant l’une de l’autre par leurs approches méthodologiques, sciences
exactes et philosophie peuvent collaborer, car la solidité de ces disciplines prise de manière
isolée, n’est vraisemblablement pas mise en cause.
Kant fut l’un des premiers à réconcilier philosophie et science à travers son appel à
fonder le savoir humain sur le théorique et le pratique. L’intuition kantienne était de faire du
savoir humain une force polarisée, c’est-à-dire compléter les principes métaphysiques des
sciences de la nature, par la dynamique des sciences dites exactes. Kant élabore pour cela un
projet, celui de faire coïncider les principes de la dynamique à la mécanique, les appliquer aux
180
phénomènes (magnétiques, électriques, chimiques etc.), puis les intégrer aux phénomènes
physiques, voire à la nature organique elle-même. En termes simples, il y a une volonté de
synthèse du savoir chez Kant qui souhaitait en réalité faire naître une corrélation entre
philosophie et science, dans le but de faire apparaître une philosophie dynamiste. Telle fut aussi
l’ambition de Schelling qui, dans les Idées pour une philosophie de la nature, s’intéressa et
s’appliqua aux diverses sciences physiques, puis aux phénomènes organiques qu’il exposa plus
tard dans l’Ame du monde. Schelling s’intéressa à la Naturphilosophie à partir de deux ouvrages
de Kant à savoir : Les premiers principes de la métaphysique de la science de la nature et la
critique de la faculté de juger. Dans ces ouvrages, Kant exposait sa théorie de la finalité de la
nature et la structure de l’organisme.
La synthèse du savoir humain, par l’interaction interdisciplinaire, fut l’une des pistes
positives qui ont contribué au progrès des connaissances humaines. La philosophie en tant que
discipline englobant les savoirs humains, n’a jamais été opposée aux sciences dites exactes. Bien
au contraire, elle a toujours été partie prenante de la pratique scientifique en tant que forme de
connaissances complémentaires et utiles à l’humanité. Les conjonctures qui fondent son
dynamisme et sa spécificité, ne sont en aucun cas contraires au savoir philosophique. Mais la
fonction ultime du savoir humain est d’éclairer l’homme en tant qu’être de raison.
L’acquisition des connaissances par la simple interprétation du réel est une illusion, celle
dérivant de la connaissance des choses par des pratiques non rationnelles est un leurre. Le
mariage entre savoir philosophique et la connaissance scientifique est indispensable. Mais la
seule connaissance de la nature par des moyens incompatibles à sa sauvegarde relève de
l’irresponsabilité.
C’est dans ce contexte qu’Hegel a critiqué la prétention de la philosophie à étudier la
nature par elle-même, sans recourir aux médiations d’un savoir positif qui, seul, peut lui accorder
un crédit véritable. Même si de nos jours, rares sont ceux qui adoptent cette position qui prétend
réconcilier philosophie et science, il ressort néanmoins que des disciplines comme l’écologie et
les sciences environnementales en sont des modèles. Par les causes qu’elles défendent, celles-ci
se révèlent les arbitres de cette pensée qui tente d’émerger à nouveau. L’urgence humaine de
renoncer à certaines pratiques, vient d’une menace planétaire qui semble se profiler à l’horizon,
résultats des incivilités humaines.
Malheureusement, la science dans certaines de ses errances, fait encore rêver l’homme, et
refuse parfois de s’associer au verdict du calcul rationnel proposé par la philosophie. Par ce
calcul rationnel que propose la philosophie de la nature, la notion de mesure et de construction
mentale, destinées à convoquer le bon sens, interpelle sans cesse l’homme. Certaines idées
181
reçues glorifiant la magie de la science, se montrent parfois superficielles et dangereuses pour
l’intégrité et l’équilibre des espèces vivantes. Les débats sur les organismes génétiquement
modifiés (OGM) en sont un exemple, c’est pourquoi le principe de précaution doit s’appliquer.
La dangerosité ou la bienfaisance des OGM n’étant pas encore avérées, il est donc nécessaire de
s’abstenir de vulgariser de cette technologie, ceci dans l’intérêt de l’homme lui-même, mais aussi
de celui de son environnement.
La science dont l’homme a besoin est celle qui tient compte des suggestions et des
propositions prudentes, rationnelles et recevables par rapport aux risques qu’elle pourrait
engendrer. Pour ces raisons, la science doit calculer (raisonner) afin qu’elle soit moins
opportuniste et hermétique, d’où l’intérêt d’une interaction entre disciplines telles que nous le
préconisions précédemment. La corrélation entre disciplines, à savoir entre philosophie et
science, serait apte à proposer des solutions qu’elles pourraient elles-mêmes expliquer en se
fondant sur la raison. En tant que science du savoir, nul doute que la philosophie a un caractère
universel. Même si on la taxe de non pragmatique, elle agit néanmoins efficacement par les
réponses morales et rationnelles qu’elle apporte aux sociétés humaines. Qui mieux que le
physicien peut expliquer la physique ? Qui mieux que le mathématicien peut enseigner les
mathématiques ? Certes le langage des philosophes reste aux philosophes, comme c’est le cas
pour toutes les disciplines spécialisées, mais son universalité habite tout un chacun, ainsi que les
fruits de son logos fondateur.
Contrairement aux autres sciences, la philosophie a cet avantage de mieux expliquer par
les concepts tout ce qui est, même si cela touche un domaine autre que le sien. Ce caractère
réflexif lui permet d’aller au-delà du vérifiable, cela n’est pas forcément un inconvénient,
puisqu’elle apporte aux autres une explication plus profonde de ce qu’ils sont. Parfois, les
critiques et les argumentations philosophiques permettent la rectification ou le prolongement de
certaines théories scientifiques. Elle a toujours contribué aux progrès, qui ont permis aux
sciences d’avancer avec des recommandations moralistes. Cette injonction favorise une
interprétation plus critique et plus rationnelle des technosciences nouvelles, qui ont
nécessairement besoin des sciences humaines et des sciences de la nature, pour mieux s’affirmer
comme pleinement utiles au progrès humain et à la sauvegarde de la nature.
Par ces injonctions, le doute méthodique voulu par Descartes pourrait permettre aux
hypothèses scientifiques de revêtir un caractère plus rationnel, et donc moins dangereux. La
critique rationnelle qu’apporte la philosophie s’intègre et s’exerce selon des méthodes
impartiales qui dépassent largement tout dogmatisme. L’objectivité née de la raison est la
résultante de la rigueur méthodique que pourrait apporter la philosophie et les sciences
182
écologiques, aux sciences dites exactes. Cet apport ne saurait être destructeur pour les
technosciences, il serait plutôt novateur par sa rationalité critique, chassant ainsi toute errance
pseudo-scientifique. La science bénéficiera ainsi de cet apport indispensable à la raison
technoscientifique, prenant ainsi conscience d’elle-même et de ses pouvoirs parfois dévastateurs,
parce qu’ils échappent à un contrôle véritable de la raison. Que pourrait apporter la philosophie
dans un mode aussi "technoscientificisé" ?
Même dans un monde aussi technoscientique que celui d’aujourd’hui, la philosophie a sa
place, et peut apporter des solutions novatrices. Par le logos qui la fonde et par sa capacité
d’adaptation, la philosophie reste l’une des disciplines les plus à même d’apporter une
amélioration à notre société par des moyens rationnels. Elle est à même de proposer au monde
scientifique une nouvelle vision du monde, fondée sur un logos toujours mal interprété et mal
usité, parce que mal compris. Le caractère envahissant et triomphant des technosciences qui n’est
plus à prouver, devrait être plus contrôlé bien plus par des moyens rationnels et moraux que par
des hypothèses perpétuellement contestées et revisitées.
Les sciences humaines et naturelles, l’écologie, les sciences environnementales, de
mèche avec la philosophie, font les promesses d’une éthique favorable à une meilleure
compréhension du monde. C’est pourquoi, la philosophie s’emploie désormais à demeurer acteur
de la construction de la postmodernité au même titre que les sciences dites exactes. Elle a
vocation à aller au-delà de son domaine de prédilection qui est la métaphysique (l’étude de l’être
en tant qu’être), pour s’intéresser de plus en plus aux problèmes plus actuels qui touchent
l’homme et l’environnement.
En associant ces différentes disciplines, des perspectives nouvelles seront envisageables.
Des techniques d’applications bien plus rationalisées se préciseront davantage, et la philosophie
sera loin d’être un partenaire complaisant ou passif, parce qu’elle contribuera à la construction
d’un savoir mesuré par la force rationnelle de sa connaissance profonde du cosmos par les sens.
Elle l’a prouvé tout au long de l’histoire, et les critiques dont elle fait l’objet étaient moins
compromettantes que celles portées aujourd’hui aux technosciences.
L’éternel reproche fait à la philosophie était surtout de fonder son savoir sur l’abstraction,
alors que les sciences dites exactes se caractérisent par des résultats concrets. Même réputée par
un relativisme excessif, la philosophie, associée aux autres disciplines, est apte à apporter sa
contribution sans se montrer défaillante sur le plan de la connaissance. La lourde tâche de
résoudre les maux humains ne saurait être l’apanage d’une seule discipline, elle est le fruit d’une
conjugaison des savoirs humains générés par un savoir pluridisciplinaire. D’ailleurs, aucune
instance politique, aucune science, aussi exacte soit-elle, ne peut prétendre solutionner tous les
183
problèmes de l’homme et de son environnement, sans pourtant collaborer avec d’autres. Ainsi,
la philosophie pourrait aller au-delà de ses problématiques traditionnelles (vérité, liberté, âme
etc.) et être plus utile aux problèmes concrets touchants la vie et la nature.
Les valeurs universelles de la philosophie et des technosciences ne font pas d’elles des
disciplines omnipotentes car, de manière isolée, elles sont équivalentes face à la désespérance
humaine. Le caractère universel de la philosophie n’a qu’une valeur abstraite par rapport aux
solutions à apporter aux nouveaux problèmes qui minent le monde contemporain. La philosophie
doit pour se faire procéder à un renouvellement de son interrogation, afin de s’actualiser et de
rivaliser avec les nouvelles sciences émergentes telles que la psychologie, la sociologie,
l’ethnologie etc. En d’autres termes, la philosophie, tout en puisant ses ressources dans la
métaphysique, ne doit plus se limiter à celle-ci, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas enfermer la
rationalité dont elle est dépositaire, dans une culture du passé.
Une fois cette étape franchie, la philosophie, mieux que d’autres sciences, sera encore
plus importante, et même incontournable. Sa capacité analytique et explicative des faits, devra
toujours être sollicitée dans tous les secteurs de la vie. C’est seulement dans ses conditions
qu’elle pourrait s’adapter aux problèmes nouveaux du monde, afin d’apporter sa contribution aux
buts infinis de la raison. Parmi ceux-ci, il y a l’acte de juger et de choisir l’action juste d’une
part, et faire accéder l’humanité à un bonheur plus concret d’autre part. Avec sa complémentarité
aux sciences humaines et sociales, elle pourrait apporter son savoir-faire, à savoir le calcul
rationnel qui compléterait le déficit moral qui fait tant défaut aux technosciences.
Si la philosophie veut demeurer efficace comme elle a su le faire dans le passé, elle doit
combattre son inactualité et revisiter sa problématique, c’est-à-dire qu’elle devrait apporter une
dimension nouvelle à son interrogation habituelle. Il y a aujourd’hui une crise de la croyance
rationnelle et morale, qui prouve que la philosophie est absente du débat actuel sur la nature et
les nouvelles technologies. Sans sa contribution, il peut y avoir une restriction de la rationalité au
sein des structures chargées d’apporter des solutions aux problèmes qui minent la société. Par
conséquent, les propositions faites à la nature manqueraient d’âme, et les solutions
technoscientifiques mises à la disposition des vivants seraient plutôt orphelines, parce qu’elles
manqueraient de substance rationnelle. Coupée, mais surtout privée de la tradition du logos, la
nature peut être décimée par des intrusions technoscientifiques. Il y a donc un besoin de pactiser
avec la philosophie en tant que pourvoyeuse de la puissance rationnelle, et source d’inspirations
idéelles aux problèmes de la nature.
Les quelques énigmes résolues par les technosciences, ne justifient pas forcément
l’attitude qui en découle. Pour preuve, elles n’ont pas suffi à mettre fin aux problèmes
184
inquiétants qui menacent notre planète. Ce qui explique malgré les résultats mitigés obtenus par
les technosciences, que celles-ci restent limitées dans leur efficacité car, le salut de l’homme et
des autres vivants ne saurait se mesurer par les seules énigmes résolues, ni aux prouesses
réalisées jusque-là. La solution serait donc de convenir à l’évidence de la complémentarité
interdisciplinaire, qui recommande à chaque discipline de se soumettre à une réforme drastique,
y compris celle de la philosophie, qui doit nécessairement innover son objet et certains de ses
enseignements.
L’enseignement de la philosophie doit être de plus en plus pratique, afin que celle-ci ne
soit pas remise en question pour cause de caducité, faute de propositions concrètes et pratiques
aux problèmes actuels. Dépoussiérée, la philosophie se rendra encore plus utile qu’elle ne l’aura
jamais été, car elle réussirait ainsi à réorienter sa vision du monde par des visées transformatrices
rationalisées. Des conseils bien plus utiles et novateurs, prouveraient ainsi le bien-fondé de son
existence en tant que discipline scientifique porteuse d’un savoir-faire évident. La morale
retrouvera alors la place qu’elle a longtemps perdue au sein de la société, sans pourtant porter
atteinte à une quelconque instance, fussent-elles des industries ou des multinationales.
Par ces innovations, la capacité inventive de l’homme ne trouverait pas pour autant ses
limites, elle devrait par contre être soumise à un contrôle, puis substituée à toute activité
technoscientifique par des garde-fous dressés par des valeurs morales et rationnelles. Cela est
fortement souhaitable compte tenu des dérives observées ici et là par certaines idées humaines,
parfois dangereuses et saugrenues. Un nouveau mode de pensée combinatoire, privilégiant savoir
technoscientifique, morale et raison, verrait le jour et prendrait ainsi la responsabilité de conduire
l’humanité vers des lendemains plus prometteurs et plus rassurants. A cela s’ajouteront d’autres
compétences bien précises telles que les politiques, les intellectuelles etc. L’absence des
politiques 132 et même de certains intellectuels face aux problèmes concrets engendrés par les
technosciences, témoigne de leur indifférence sur les questions essentielles qui touchent notre
cadre de vie. Les problèmes de l’environnement sont devenus une affaire de "professionnels". La
fascination de l’homme par le gain et la consommation est peut-être la source de certaines prises
de positions non justifiées. Mais dans l’intérêt de tous, une mobilisation bien plus importante de
toutes les intelligences s’avère nécessaire voire urgente, eu égard aux problèmes climatiques qui
semblent menacer notre planète.
132
Certains hommes politiques, en particulier l’ancien chef d’Etat américain Bill Clinton et Al Gore son ex-vicePrésident, prix Nobel de la Paix 2007, essaient à leur manière de conscientiser l’humanité sur le réchauffement de la
planète à travers des communications, des ouvrages ou des documentaires. En ce moment, le gouvernement français
parle beaucoup de son Grenelle de l’environnement, qui doit traiter des sujets essentiels sur cette problématique.
185
Les approches pragmatiques et analytiques sont importantes, mais peuvent s’avérer
insuffisantes. C’est pourquoi toutes les synergies doivent se mobiliser pour combattre plus
efficacement la racine du mal car, en réalité, les vrais problèmes de notre siècle trouvent leur
solution en l’homme et en l’homme seul. L’une des solutions passe par la réflexion éthique car,
par celle-ci, une possible réhabilitation de la nature est envisageable.
En renouant avec la réflexion éthique, il y aurait par voie de conséquence un éveil des
consciences. La réflexion éthique pourrait forcer l’homme à une conduite plus responsable. Les
questions de la responsabilité, de la morale et de la rationalité, doivent être plus intégrées dans
les pratiques individuelles et collectives de l’homme. Elles apportent plus d’efficacité dans la
pratique et le sens donné à l’action, offrant à l’homme une direction bien plus sage à sa pensée.
La puissance affirmative des technosciences doit donc avoir un contenu rationnel, obtenu
par l’intentionnalité des consciences. Autrement dit, de l’intention de chacun doit ressortir une
analyse profonde des décisions à prendre, celles-ci doivent être fondées sur l’être, la morale et la
raison. Plutôt que de réduire la nature au service d’une vérité substantielle, l’on doit plutôt
dépasser les oppositions classiques et conceptuelles, qui ne sont parfois que dispersion du sens à
donner à l’action. Il convient donc de maintenir la synthèse hégélienne née de sa célèbre
dialectique, afin de réimplanter le pouvoir du logos dans la pensée humaine, et générer ainsi des
résultats rationnels.
A partir d’une telle réinterprétation de la vision du monde, une ouverture sur un horizon
qui n’exclut pas l’altérité, et qui repose sur la réalité d’une forte rationalité, réinvestissant la
nature comme présence absolue, est nécessaire à l’homme. Les évènements inquiétants de plus
en plus récurrents, sont des raisons privilégiées de spéculations sur l’urgence des problèmes à
résoudre. En tant qu’ils manifestent les limites des orientations données à nos actions, ces
évènements interpellent plus que jamais nos consciences à transcender nos égoïsmes, et à asseoir
notre universalité rationnelle par rapport à ce qui semble être un impératif catégorique : Sauver la
nature par la loi morale.
La réintégration de la loi morale au sens où les fins de l’humanité, dans un monde
technoscientifique devenu l’un des paradigmes dominants de notre ère, sera l’une des voies à
explorer. Cela chasserait peut-être certaines dérives de la pensée humaine, au profit d’une raison
pratique et plus utile. Exhumer et réconforter la réflexion morale, saurait poser de nouvelles
questions et méditer sur la paire éthique/action. Procéder ainsi reviendrait à soumettre à la
société, des changements profonds et mêmes radicaux, conditions sine qua non à l’avènement
d’une société nouvelle, qui accorderait une place à l’idée de responsabilité humaine.
186
Comme toutes les autres forces vives formées aux sciences expérimentales, le philosophe
doit impérativement apporter sa pierre à l’élaboration de cette nouvelle société. Cette
contribution du philosophe doit être une mission de vigilance, et surtout un contre-pouvoir moral
au service des sciences et des industries. Une telle vision jugée peu ordinaire, nécessite un espace
de discussion démocratique, ce qui revient à dire qu’aux structures totalitaires et égoïstes, doit
être substitué l’intérêt commun. C’est ainsi qu’une réconciliation possible entre philosophie de la
nature et science expérimentales pourrait naître, favorisant ainsi des réseaux de forces et de
relations, qui exerceront un pouvoir "technorationnel" inhabituel et inédit. Cette relation
interdisciplinaire aurait pour but de revaloriser la dimension rationnelle, sous fond de nécessité
éthique.
La réflexion éthique réduirait alors considérablement la violence totalitaire engendrée par
les sciences, suscitant ainsi une nouvelle réconciliation de l’être et de la vie. Cette conjugaison
des forces entre science et philosophie, permettrait un développement technoscientifique fondé
sur une moralisation des techniques scientifiques nouvelles. Celles-ci auront pour fonction de
réfléchir sur certains maux des sociétés contemporaines, telles que la pullulation ou la
dégradation de la planète. Ces nouvelles pistes amèneraient surtout, à poser les limites de la
praxis et des valeurs de l’ordre naturel. Il s’agira donc de "conscientiser" et de responsabiliser
l’homme par rapport à l’avenir de l’humanité et celui de la nature.
Les sciences et leur compréhension du monde, basée sur des conceptions idéalistes,
continuent sans cesse de contrarier la nature par leurs productions toujours croissantes. Il est
donc important de réactiver nos interrogations sur la somme de nos actes, et la complexité de la
nature qui contraste avec l’ingéniosité humaine.
La place prestigieuse de la science dans les sociétés contemporaines et son caractère
totalitaire, nous incite à réfléchir encore plus, sur le statut réel de l’homme par rapport à la
nature. C’est pourquoi, un renouvellement des savoirs s’impose à l’homme car, il permettrait
peut-être des connaissances nouvelles sur les variances et les changements constants de la nature.
Peut-être serait-il possible que ces nouvelles connaissances favorisent finalement des nouvelles
spéculations, qui permettraient de maîtriser des paradigmes nouveaux dans l’investigation du
réel. Une hiérarchie des connaissances nouvelles synchronisées et harmonisées entre les
disciplines, pourrait être le début d’une émergence dialectique de notre savoir sur la nature.
Ce nouveau mouvement issu d’une rationalité scientifique contemporaine ou
postmoderne, et conçu dans la diversité disciplinaire, aurait pour mission de mettre en place des
techniques intelligibles ayant la nature pour étude. Il aura des approches différentes, c’est-à-dire
que la nature devra être étudiée de manière prudente et mesurée. Les spéculations sur son être et
187
son devenir seront le résultat d’un travail intermédiaire savamment pensé entre les sciences et la
philosophie. La paire science/philosophie, permettra donc de réactualiser nos connaissances par
un nouvel ordre de recherches qui réhabilitera la nature en lui accordant un nouveau statut. En
somme, la philosophie devra être l’une des clés nécessaire à l’homme technoscientifique pour
une meilleure compréhension de la nature.
188
5-2 La philosophie comme source de compréhension de la nature.
La réflexion philosophique s’est développée, et n’a cessé de s’accomplir à travers le
temps. A travers elle, l’esprit et la vie de l’homme ont connu un panorama riche, et un élan
fondamental qui est le désir de savoir et d’éclairer par la raison. La philosophie a connu des
périodes critiques, qui ont conduit à l’autonomie des disciplines telles que la psychologie et la
sociologie. Toutefois, elle a toujours conservé sa rigueur et son assurance, qui ont depuis
toujours illuminé l’humanité par ses interrogations fondamentales sur l’univers.
A travers le regard porté sur cette discipline se traduit l’éternel reproche qui fait état de
son caractère abstrait, parce que fondé sur des questions métaphysiques. Les questions éternelles
de la philosophie qui étaient surtout métaphysiques, ont suscité malgré tout beaucoup d’intérêts.
Souvent récusée parce que trop abstraite et inadaptée aux nouveaux problèmes du monde, la
philosophie a toujours su s’ouvrir à d’autres formes de savoir, et reste attentive aux mouvements
de la société à travers l’épistémologie. Sa prétention d’englober tous les savoirs est désormais
d’un autre temps car, elle a plutôt le désir de s’impliquer davantage aux préoccupations actuelles
qui touchent le monde et ce qui l’environne. Dans cette posture, la philosophie s’active à
répertorier, à analyser et à comprendre les nouveaux maux qui touchent le monde, dont la
destruction de la couche d’ozone par l’activité humaine. Son rôle fondamental étant de permettre
à l’homme de se comprendre et de comprendre, la philosophie demeure importante face aux
enjeux du moment.
Cette position lui recommande de se situer et de se prononcer sur la façon dont il
convient de vivre avec ce nouveau monde, tout en étant raisonnable, heureux et sage. Cette
recommandation fondamentale et immense est d’une importance capitale car, elle est l’épicentre
des problèmes qui touchent la société contemporaine. Le problème majeur est celui de la
spécialisation des connaissances, laquelle laisse échapper certaines exigences morales et
rationnelles qui recommandent la rectitude de l’action. Les limites des connaissances humaines
étant évidentes, elles posent encore plus le problème de la vérité dans son sens absolu, et
interrogent l’homme sur la possibilité d’y accéder. Autrement dit, l’exclusivité de la
connaissance est-elle le propre de l’homme, ou est-elle plutôt une œuvre de la création ? En
d’autres termes, l’homme peut-il parvenir à la connaissance absolue de (la nature) ? Quelles sont
finalement les références de sa pensée ? Que peut la philosophie face à cette problématique ?
Toutes ces interrogations trouvent leurs réponses dans l’action humaine, puisque c’est
elle qui détermine l’attitude humaine. Toute connaissance doit être assujettie par des règles qui
189
sachent déterminer tant le bien que le juste, en offrant à l’action une valeur morale. La
philosophie doit impérativement être dans l’esprit du temps, car le souci de l’ordre temporel
figure désormais parmi les préoccupations constantes de l’homme face à la nature. La sagesse
philosophique ne consiste pas à fuir les réalités du moment, mais à contribuer à l’amélioration de
leur condition en s’y impliquant fortement. La philosophie doit donc apporter à la société son
savoir millénaire de l’organisation de la cité. A ce titre, elle doit être apte à apporter par ses
propositions morales, une consolidation des relations entre l’homme et la nature. Par la raison, la
philosophie doit se révéler encore plus utile qu’elle l’a été avant, et c’est ainsi que la modernité
pourrait l’accepter comme source sûre de compréhension de la nature. Par une imbrication des
catégories de la raison, elle peut apporter des solutions totalement novatrices à la compréhension
du réel. Mais de quelle manière ? Quels sont le rôle et les différentes fonctions de la raison et des
catégories qui la composent ?
En effet, la raison comme instrument et surtout comme élément essentiel à la réalisation
de la philosophie, est l’un des outils nécessaires par lesquels cette discipline est reconnue comme
indispensable à la compréhension du monde. Depuis la période antique, la raison avait déjà été
définie comme attribut naturel par lequel une distinction entre l’homme et la bête peut être faite.
Aristote 133 est à notre sens, le philosophe qui l’a illustré le mieux en définissant l’homme comme
animal raisonnable, même si à l’état de nature, il est semblable à la bête. Par la pratique de la
raison (à travers la culture), l’être humain finit toujours par s’affranchir du caractère bestial
enfoui en lui. L’usage de la raison peut varier selon certains facteurs socio-économiques et
l’intérêt qu’on y porte, tels que l’éducation, la formation, le travail etc. La raison subjective est à
la base de ces différences parce qu’elle est propre à chaque individu et peut pour cela s’éloigner
de l’intérêt général. Elle est tout aussi naturelle que la raison dite objective, présente également
en lui. Dépourvue de toute passion, la raison objective caractérise l’homme, et devient ainsi une
raison philosophique qui se définit à la fois comme une méthode au sens de la pratique d’une
démarche ordonnée de la pensée, et comme attitude vigilante et critique qui s’oppose aux
mouvements irréfléchis des pulsions et aux débordements des passions, ainsi qu’à toute forme de
préjugés. La raison comme activité de la philosophie impose de ce fait des implications qui
exigent à tous ceux qui la pratiquent, un nouveau mode de vie, de nouvelles habitudes grâce
auxquelles des nouveaux types de rapports entre l’homme et la nature, pourraient émerger.
133
Aristote qualifie l’homme, non seulement d’animal politique, mais aussi comme animal raisonnable. Toutefois, il
distingue parmi les hommes, ceux qui sont par nature, capable de raison, c’est-à-dire ceux dont la partie rationnelle
de l’âme étant dominante, sont capables de raisonner mieux que les autres.
190
Reconnue comme puissance critique de la pensée, la raison est l’instrument majeur de la
philosophie. Elle est l’instrument grâce auquel la philosophie demeure attachée à la nature. Elle
en est aussi l’outil de réflexion privilégié qui procède aux enquêtes et à la censure de l’action
humaine sur la nature. En d’autres termes, elle régule les conduites humaines en les débarrassant
de certaines illusions et en réduisant certaines erreurs. Par la raison, la philosophie est soumise
aux réalités du temps car, mise à sa disposition, la raison s’exprime en l’homme comme véritable
pensée méthodique. Elle procède à un calcul réfléchi qui lui confère une certaine lucidité lui
permettant de freiner l’usage abusif de son pouvoir et de sa liberté. Fervent régulateur des
comportements humains, la raison est pour l’être humain non seulement une attitude, mais
également un idéal. En somme, la raison est le point central de toute forme de réflexion, elle
conditionne la qualité et l’évolution des connaissances humaines. Elle permet ainsi de chasser
certaines illusions des sens, dues à une perception maladroite du réel.
La perception est en réalité une propriété de la raison, elle est surtout une représentation
intellectuelle qui fait partie des opérations de l’intelligence. Elle est pour tout animal une
caractéristique instinctive. Chez l’homme particulièrement, la perception peut contribuer à
chasser certaines illusions de sens. En effet, les illusions de sens ne sont que des apparences
sensibles qui trompent sur la réalité. Loin d’être inutile à l’homme, la perception est un outil
rationnel d’observation abstraite, utile à l’analyse concrète des phénomènes. Elle fonctionne en
lui comme opération primitive et naturelle, et sert en général à une application directe de la
raison, comparativement à la sensation qui est une opération active de l’esprit. Par son caractère
intuitif, la perception est censée donner à l’homme l’apparence d’une observation objective des
phénomènes. Se distinguant du perçu qui en principe est déjà connu, la perception est en quelque
sorte l’acte perceptif, difficilement établi et soumis à l’entendement humain.
Loin d’être source de vérité absolue, la perception pourrait en être un critère en tant
qu’élément de l’esprit aux références rationnelles, dépourvues de toute certitude. Il n’est donc
pas aisé d’attribuer une valeur de vérité absolue à la perception, sauf par référence à l’exercice de
son rapport à la raison. L’acte perceptif ne saurait être le résultat d’une certitude, il implique
cependant une connaissance rudimentaire des éléments perçus mentalement. En définitive, la
perception permet à l’homme de poser des hypothèses particulières par rapport aux faits
observés. Elle offre des informations tous azimuts à l’esprit, c’est-à-dire sans examen réel des
faits, pour ensuite les soumettre à l’appréciation de l’entendement qui lui, a un rôle plus
essentiel.
191
En philosophie, le concept d’entendement souffre d’une absence de consensus et fait
souvent l’objet d’un usage disparate. Etymologiquement 134 , le terme entendement traduit le mot
latin intelluctus, qui aurait pour synonyme le terme intellect. Dans l’Essai sur l’entendement
humain 135 (Ellipses Marketing 2004), Locke parle de l’entendement comme pouvoir de penser.
De manière générale, il est compris comme faculté à comprendre, mais aussi comme ensemble
des facultés intellectuelles. Kant, dans la Critique de la raison pure 136 et dans la Critique de la
raison pratique 137 est l’un de ceux qui en parle le mieux et va même jusqu’à le distinguer de la
raison car, selon lui, l’entendement 138 aurait une fonction tout à fait autre. Il pense que sa
fonction serait de relier entre elles les sensations à l’aide des catégories, afin d’en faire des séries
et des systèmes. La raison a contrario est la faculté des principes, elle fonde
inconditionnellement l’unité de toute connaissance.
L’entendement est l’un des outils essentiels de la raison, il est la connaissance raisonnée.
Aussi, il est complémentaire à la connaissance immédiate et intuitive, qui serait exercée par la
(perception) ou l’intellect. C’est le sens que Hume 139 donne à ce terme parlant de l’empirisme
dans l’Enquête sur l’entendement 140 . Même distinct de la raison, l’entendement ne saurait
fondamentalement se distinguer de celle-ci, car il est lié à l’intelligence ou à l’intellect141
humain. L’entendement doit donc être considéré comme source formelle à la compréhension de
la nature, même si comme la perception, il a également des limites. N’ayant pas totalement
toutes les propriétés de la raison, l’entendement peut parfois être source d’illusions, d’où son
besoin de conciliation avec la sensation. Liée à la sensation, elle peut s’exercer comme
conscience, en tant que moyen sûr de réalisation de son opération. La sensation tire ainsi de la
perception, une bonne connaissance des objets sur lesquels il opère. Ainsi rattachée aux autres
catégories de la raison, elle hérite de celle-ci toutes les règles, toutes les lois et tous les principes
par lesquelles s’exerce son activité. Comme pour montrer qu’il y a entre ces concepts une
activité interactive, il ressort que l’activité qui s’exerce dans l’entendement se nomme
134
Dictionnaire de la philosophie, Préface d’André Comte-Sponville, Paris, Albin Michel ; 2000, p. 534
John Locke Essai sur l’Entendement humain, Ellipses Marketing, 2004
136
Ferdinand Alquié, 1986
137
Folio, 1985
138
L’entendement chez Kant, est la faculté reliant les sensations grâce à des catégories, lesquelles, qui sont des
instruments de liaison issus de l’entendement, ils permettent d’unifier le sensible. Dans la Critique de la raison
pure, il définit l’entendement comme faculté de créer les concepts. Il y a douze catégories présentées ainsi :
Quantité : Unité, Pluralité, Totalité ; Qualité : Réalité, Négation, Limitation ; Relation : Substance-accident,
Cause-effet, Réciprocité ; Modalité : Possibilité-impossibilité, Existence-non-existence, Nécessité-contingence.
139
David Hume Parle surtout d’entendement pur pour expliquer la faculté qu’a l’esprit de connaître les esprits de
l’intérieur, c’est-à-dire qu’il reçoit des informations, des images véhiculées par le cerveau.
140
Garnier Flammarion, 1993
141
L’intellect c’est l’esprit dans son fonctionnement intellectuel, c’est la condition de l’entendement humain.
135
192
intelligence. Finalement, l’entendement a besoin d’être relayé par l’intelligence dans
l’accomplissement de ses fonctions.
Pour mémoire, rappelons que le mot intelligence vient du latin intellegens. Cela se dit
d’une personne qui a la capacité de connaître et de comprendre. Même si de nos jours on la dit
aussi caractéristique des animaux, l’intelligence reste cependant la fonction par laquelle l’homme
a essayé de se définir dans l’échelle des êtres. Autrement dit, l’intelligence est jusqu’à nos jours
l’une des fonctions qui permet à l’homme de se situer comme sujet particulier vis-à-vis de ses
cohabitants 142 (les animaux et les végétaux), dans leurs rapports à la nature.
Historiquement, la notion d’intelligence s’est peut-être mieux développée dans la
volonté humaine de se considérer comme l’être qui se situe entre l’ange et la bête. Il est capable
de faire bien qu’il est aussi capable du mal. Cette attitude confuse pourrait être la cause de
l’appropriation de la notion d’intelligence 143 par l’homme, parce que doué de raison. Il a ainsi
conçu l’intelligence comme étant strictement spécifique à l’homme car, dans son rapport à la
raison, l’intelligence se distingue de l’instinct, d’où la différence fondamentale entre l’homme et
l’animal. Par des opérations calculatoires en rapport avec l’intuition, l’intelligence noue une
relation intime avec la raison pour en être une sorte de boussole.
Prise comme telle, l’intelligence devient un ensemble de propriétés en activité, qui
délimitent et analysent la pensée humaine. Ce qui confère à l’homme une psychologie permettant
de le distinguer davantage des autres espèces vivantes. Dans cette optique, l’intelligence devient
non seulement la capacité d’adaptation aux situations les plus complexes, mais elle s’affirme tout
aussi comme capacité à comprendre car, la psychologie implique nécessairement la
compréhension de l’individu. Comprendre vient du latin comprehensio qui provient du verbe
latin comprendere (comprendre). Il signifie prendre, saisir ou contenir en soi. En français, le mot
comprendre peut avoir le sens d’intelligence en tant que capacité d’adaptation.
De ce qui précède, nous pouvons admettre que l’intelligence est pour l’homme la faculté
à connaître, à s’adapter et à comprendre. L’intelligence, la compréhension et la connaissance
sont des concepts très liés. Toutefois, il est possible de les distinguer car, l’intelligence permet
avant tout une meilleure compréhension, et la compréhension est la capacité humaine
d’appréhender par la connaissance. Quant à la connaissance, elle peut être multiforme c’est-à142
Nous pouvons toutefois admettre l’usage du terme "inférieur" à la place de co-habitant, pour désigner les
animaux et les végétaux, comme étant des êtres vivants dépourvus de raison et peut-être d’intelligence, par rapport à
l’homme. Cependant, l’homme, malgré le fait qu’il soit pourvu de raison, demeure inférieur à la nature ou aux
divinités.
143
Il en résulte de cette brève comparaison que, par rapport à l’animal et aux fonctions qui le caractérisent,
l’intelligence a été définie par différence. Cependant, par rapport aux dieux ou à la nature, l’intelligence a été
définie par ressemblance.
193
dire intuitive, abstraite ou expérimentale. Connaître c’est donc avoir des idées certaines à l’esprit
c’est-à-dire être capable. Dans ses balbutiements, la connaissance peut avoir un caractère intuitif
qui flirte avec le bon sens grâce à la capacité intelligible de l’homme. En somme, la
compréhension permet à la raison de valider le caractère utile ou inutile d’une chose. La
compréhension est l’un des éléments moteurs de l’homme qui interpelle sa conscience.
Conscience vient de conscientia qui signifie connaissance. La conscience est la faculté
humaine qui lui permet de connaître sa propre réalité et celle des autres. Elle permet à l’homme
de se souvenir, d’analyser et de juger objectivement. Dans la problématique qui est la nôtre, il
s’agira de comprendre la conscience comme faculté dynamique à l’organisation de la vie
sociopsychologique ou sociopsychique de l’homme, et non en tant que substantif qui ne la
considérerait que comme simple propriété humaine. La philosophie et la psychologie nous la
révèlent comme modalité de l’être psychique. L’être conscient se pose comme sujet de sa propre
connaissance et de sa réalisation. La conscience institue rationnellement la forme et le fond de
l’expérience humaine, traçant ainsi la direction objective et sensée de l’existence de l’homme.
En tant que connaissance immédiate de sa propre activité psychique, la conscience est
l’instance suprême et transcendantale qui pourrait contribuer à animer à travers la raison, les
rapports entre l’homme et la nature. Elle permet une analyse phénoménologique rigoureuse des
structures, et une instauration des relations entre l’homme et la nature, grâce à la connaissance
prospective qu’il tire de lui-même et de celle-ci. Toutes ces opérations ne sont rendues possibles
que grâce à la dialectique d’une interaction constante de l’homme et de son inconscient, qui se
manifeste par les désirs et les passions. L’homme en tant que conscience est capable
d’organisation de la vie et des relations, c’est pourquoi il doit s’élever en introduisant dans son
existence, une hiérarchie et un ordre de valeurs. C’est une exigence et même une valeur cardinale
dans la logique éthique que doit se fixer l’homme face à l’exercice de son pouvoir sur la nature.
Le rapport entre conscience et philosophie se justifie par rattachement au savoir humain.
Savoir c’est aussi se souvenir, et la philosophie est pour l’esprit humain, une sorte de conscience
réfléchie et universelle. Elle dévoile par le logos, les structures de l’être conscient en lui
imprimant une triple conscience : d’abord, une conscience du passé qui est rendue possible par la
réminiscence des faits historiques 144 , ensuite une conscience du présent qui se fait par le constat
et par l’analyse des faits présents, et enfin une conscience du devenir, conditionnée par la
prévention et par la mise en place des limites intentionnelles de l’action humaine. Par la
144
Historique en ce sens que toute personnalité se construit en réalité, à travers des évènements passés ou présents.
C’est par ceux-ci qu’est rendue possible l’harmonisation de chaque moment ayant eu lieu dans l’espace et dans le
temps, permettant peut-être une ouverture idéelle sur l’avenir.
194
philosophie, l’être humain devient alors conscience et donne un sens, une valeur et une
hiérarchie à l’ordre des valeurs humaines. Il se constitue ainsi comme sujet capable de donner
une réelle orientation à son action, formulant pour cela une éthique grâce aux structures
fonctionnelles de la conscience. C’est par ces enjeux que se règlent les problèmes
eschatologiques et axiologiques caractéristiques à l’ère technoscientifique, qui a fortement
besoin d’une société morale. Or, une société morale ne saurait se construire sans une véritable
connaissance de la morale en tant que concept, c’est pourquoi il conviendrait de la définir !
En effet, c’est du mot latin moralis qu’est né le terme morale qui désigne les mœurs, les
conduites et les attitudes humaines. En rapport à la philosophie, la morale aide à construire les
règles de conduite, et à les justifier par rapport aux problèmes fondamentaux du droit et du
devoir, c’est-à-dire par rapport au Bien et du Mal. La morale est cette branche de la philosophie,
qui fixe les règles du jeu sur lesquels l’homme doit fonctionner aussi bien sur le plan personnel
que social. Souvent en désaccord avec la société technoscientique, la morale apparaît dans nos
sociétés comme parent pauvre de la philosophie, mais qui, bon gré mal gré, demeure
indispensable, sinon nécessaire. Considérée comme imposteur par la société technoscientifique,
elle est diabolisée et clouée au pilori, mais elle semble la seule souhaitable pour la prévention et
l’élimination de ce qui est considéré comme nuisible pour la nature. Produit de la raison, la
morale imprime à l’homme et à la société une réflexion systématique sur l’action à conduire.
Etre moralement bon c’est ouvrir son chemin vers la sagesse, et la sagesse se nourrit de la
réflexion humaine.
Se nourrissant justement de la réflexion sur l’homme et le monde, la philosophie s’est
progressivement imposée comme discipline qui prône la sagesse. La sagesse, en tant que qualité
majeure dans la réflexion philosophique, a toujours été conçue et recherchée comme bien
suprême pour l’homme en quête du bonheur. Elle est d’abord un bien personnel, nécessaire à la
paix intérieure, et aide à résoudre les problèmes de la juste estimation du bon ou du mauvais, du
bien ou du mal, du juste ou du faux. En un mot, elle est la caractéristique nécessaire de tout
homme qui a pour qualité première, la vertu.
La sagesse a également un caractère universel puisqu’elle est propre à l’homme, ou du
moins à tout homme qui vise le bien. Tout homme sage agit en ayant des exigences nobles, il fait
de sa conscience un atout important de son existence. En somme, il œuvre à la construction
positive de son destin. L’homme sage est celui qui fixe la vertu comme le but ultime de sa vie.
Dans le contexte préoccupant de la nature, la sagesse peut donc être la résultante de la somme
parfaite et intelligible des actions humaines sur celle-ci. Elle doit être la manifestation d’une
réflexion parfaite sur les valeurs de l’esprit et sur les grands problèmes moraux qui interpellent la
195
nature et le destin humain. C’est dans ce sens que Cicéron 145 dira que : « (…) se conformer à la
nature et vivre en harmonie avec la nature étant le souverain bien, et le sage en ayant non
seulement le devoir mais aussi le pouvoir, il en résulte que celui qui possède le souverain bien
connaît aussi une vie heureuse. Si bien que la vie du sage est toujours heureuse ».
La philosophie comme source de compréhension de la nature se justifie aussi par cette
pensée de Cicéron, car elle renseigne l’homme sur l’attitude qui doit être conforme à la nature,
parce que recommandée par la droite raison. Tout raisonnement humain devrait en effet avoir
d’autres buts que renseigner celui-ci sur la conduite à tenir face aux situations les plus
complexes. Cette recommandation nous apprend à joindre tel comportement à tel autre, pour
viser le Bien. Par conséquent, si tout sujet doit modifier sa compréhension du monde, il doit en
principe suivre ces exemples qui vont dans le sens de l’humanisme que Montaigne expose dans
les Essais 146 , et justifier l’attachement qu’il porte à la nature.
145
146
Cicéron, Tuscu, V, 28-82 Op. Cit., p. 101
Paris, Pléiade, 2007
196
5-3 Montaigne, son humanisme et son attachement à la nature
Hostile à tout type de dogmatisme et reconnu comme un grand humaniste, Montaigne est
toujours considéré comme l’un des premiers grands esprits de la pensée moderne. Il désapprouve
l’idée d’une science universelle indubitable parce qu’il estime que la raison humaine, bien
qu’indispensable, est totalement incapable d’être à la hauteur de ses prétentions. Convaincu que
la raison humaine ne peut être à la hauteur de ses ambitions, Montaigne pense néanmoins, qu’il
est possible de se procurer le plaisir et le goût à la pensée libre à travers la philosophie. Pour lui,
la vérité ne peut s’obtenir que par la pensée libre, mais surtout de l’expérience de la vie.
Sceptique, il conditionne toute forme de savoir par une interrogation : « Que sais-je ? ». Cette
question montre à la fois que Montaigne laisse libre cours à la pensée humaine, et récuse par
conséquent que la raison et la science soient l’une et l’autre, des moyens indubitables d’une
accession à la vérité absolue.
Individualiste, Montaigne se caractérise par son humanisme et son goût de la nature. La
notion de nature occupe une place capitale dans l’ensemble de son œuvre, elle est probablement
le fondement même de son individualisme souvent évoqué. Il estimait que par une introspection
de l’esprit, tout homme trouve en lui un caractère particulier, lequel est dominant à tout être et a
une influence telle, qu’il s’oppose aux influences extérieures et à tout ce qui pourrait lui être
incompatible. Ce caractère dominant se subdivise en trois formes à savoir : la forme sienne, la
forme maîtresse et la forme universelle. Mais la forme la plus profonde et la plus essentielle est
la forme maîtresse. Elle serait au plus profond de la nature même de l’homme, parce qu’elle est
incorporée dans la profondeur de son âme, il est donc impossible à tout homme de la modifier.
C’est au moyen de la forme maîtresse que la nature se fait sentir en l’homme. Pour Montaigne,
l’être humain n’est que l’élément d’un Tout, et pour cela, il lui est impossible d’être la mesure de
toute chose, il doit plutôt être jugé à la mesure de la nature.
Montaigne attribue clairement la toute puissance à la nature plutôt qu’à l’homme, parce
qu’il n’est qu’une partie de celle-ci. Toutefois, il accorde une place capitale à la liberté humaine
et à sa force intérieure qui transcende certains problèmes, sans parvenir à une solution ultime,
c’est-à-dire à la vérité absolue. Montaigne estime que toute satisfaction intérieure, vient d’abord
du fait d’une noble fierté pour le bien et l’intérêt de toujours avoir bonne conscience. Tout
homme ne peut avoir bonne conscience que s’il fonde la récompense de ses actions vertueuses
sur la nature, plutôt que sur l’approbation d’autrui. Pour Montaigne, chaque être humain doit être
dirigé par une force intérieure qui devra conditionner son action, car nos conduites ne peuvent
197
être réglées que par nous-mêmes. Cette force intérieure propre à l’homme, serait à l’origine de la
forme et de la qualité de l’action. Pour optimiser cette force, elle doit s’entourer d’autres qualités
telles que la réflexion et la volonté. La nature individuelle ne se développe que si la réflexion et
la volonté participent à sa forme particulière, et pour cela, l’éducation est d’une importance
capitale.
Méfiant envers les injonctions répétitives de la raison qu’il juge dogmatique, Montaigne
était plutôt convaincu que la nature la plus intime de l’âme humaine s’exprime essentiellement
dans les bonnes actions. Son désir était de voir l’être humain développer en soi, une nature
susceptible de faire disparaître toute occasion de conflits intérieurs. Il va sans dire que la notion
de nature chez Montaigne a un caractère antique, ce qui donne une coloration un peu obsolète
des notions de vertu ou de jugement moral, qui lui sont inspirées de sa parfaite connaissance des
écrits de Sénèque ou de Plutarque, alors que sa conception du plaisir lui vient de l’épicurisme.
Cependant, son individualisme le rapproche tout aussi de certains Stoïciens tels que Cicéron 147
qui soutenait que chacun doit suivre sa propre nature, car il n’y a pas de nature commune à tous.
Il dit ceci : « (…) et chaque bête a été douée par la nature d’un trait particulier qu’elle conserve
comme son bien propre et qui ne la quitte pas, de même l’homme a reçu un caractère particulier
(...) ».
Comme l’animal, la tendance fondamentale de l’homme est l’esprit de conservation qu’il
tient de l’origine même de la création. Au Ier livre de son ouvrage sur les fins, Chrysippe 148 dira
que « (…) la nature le lui a donné dès l’origine, tout animal possède une connaissance spécifique
de ce qui convient à sa structure et à sa nature ; en effet, il n’est pas permis de dire que l’animal
se comporte comme un ennemi à l’égard de lui-même, ni qu’il n’est pas celui qui connaît le
mieux ce qui lui convient ».
Se situant dans le contexte idéel de Chrysippe, Montaigne sauvegarde ainsi à chaque
individu le droit de sa nature, de même qu’il accorde une place importante aux autres espèces qui
composent la nature. De son attachement à ce qui touche la nature, dont les animaux, Montaigne
souhaite montrer que chaque partie du Tout a droit de cité, et que l’être humain se doit de
l’accepter comme tel. Etait-ce pour cette raison qu’il opposait la nature aux artifices humains ?
Montaigne pensait que les artifices méconnaissent le bien-fondé de l’existence d’autres espèces
vivantes, et valorisent leur existence au mépris de celles-ci !
Les Essais de Montaigne montrent que ce dernier avait des liens très forts avec
l’ensemble des êtres qui constituent la nature. Les animaux et les végétaux avaient chacun leur
147
148
Op cit, « La perfection naturelle »; TUSCULANES, V, T1, p. 375
.Op. Cit, Parie III, p. 85
198
place, et leur utilité au sein de la nature est d’une importance capitale, car chaque élément a sa
fonction propre. Les Essais nous renseignent à plus d’un titre sur les habitudes, les modes de vie,
et même sur les goûts de Montaigne. Il avait fait de la pensée un passe-temps nécessaire, parce
qu’elle laissait libre cours à ses inspirations qui favorisaient en lui une harmonie personnelle et
particulière. Il élevait ainsi ses propres qualités et portait davantage attention à lui-même qu’aux
autres, ce qui semblait paradoxal pour un être aux idées humanistes.
Comme il le reconnaissait lui-même, sa nature particulière avait une importance capitale,
peut-être cela était-il dû au constat que l’être humain en général était égoïste et trop fier, au point
de ne valoriser que sa propre espèce. Toutefois, il ne perdait pas de vue que l’homme n’existait
qu’en vue du bien, car toute nature particulière ne vise que cela, et est disposée naturellement à
suivre cette voie. De ce fait, il soutiendra que les espèces autres que l’espèce humaine, ont la
même trajectoire existentielle. Autrement dit, elles ont les mêmes besoins et la même destinée,
c’est-à-dire qu’elles naissent, vivent et meurent.
Très vite, Montaigne réalisa que toutes les espèces vivantes suivent leur propre nature. Il
affirme de ce fait que c’est la mauvaise foi de l’homme, son orgueil et son égoïsme, qui rendent
sa pensée aussi misérable. Conforté par l’idée que l’homme est une créature pour laquelle
l’orgueil et l’égoïsme sont des maladies innées, Montaigne trouve donc une explication à
l’attitude humaine, qui place son espèce au-dessus des autres. Mais il pense néanmoins que la
motivation humaine de se considérer supérieur et dominateur n’a pas de raison d’être, et son
isolement est simplement dû à sa volonté de puissance qui ne se justifie nullement. Justifier un
tel comportement par le simple fait de la raison est pour lui irrecevable. D’ailleurs, il taxe la
raison de dogmatisme. Par conséquent, il dira qu’elle ne peut servir de modèle pour justifier
l’attitude humaine. La raison fait confiance aux sens de l’homme pour que l’homme se
représente une idée de ce qui pourrait être, mais elle ne le renseigne pas de manière absolue ou
définitive, d’où son impossibilité à satisfaire l’homme sur certaines questions dont celle de la
vérité.
L’homme n’a une connaissance du monde que par les sens. Or, les sens n’ont pas
d’autres rôles que ceux d’une représentation abstraite des objets ou du monde, ce qui signifie
qu’ils ne sont pas source de vérité absolue. Ils n’ont aucune connaissance sûre du sujet extérieur,
il faut parfois s’en méfier, ils peuvent se révéler trompeurs parce que l’on ne doit pas se fier à la
seule sensibilité pour accéder à la vérité. Cependant les sens sont indispensables à la raison pour
sa réalisation maximale. L’homme change de comportement aussi souvent qu’il le souhaite,
pourvu que celui-ci aille dans le sens de ses intérêts. En un mot, il n’y a jamais rien de constant,
ni rien de définitif chez l’être humain, à part la dégénérescence à laquelle il ne peut échapper : la
199
mort. Cette mouvance avérée de la modification permanente du comportement humain selon le
cours des évènements, trouverait son origine dans la raison elle-même.
Loin de considérer que la raison humaine est source de vérité, Montaigne recommande à
tout homme de faire preuve de sagesse et de modestie. Comme Socrate, Montaigne préconisait
une attitude prudente face à l’inconnu, et même, il avouait son ignorance par la question « que
sais-je ? ». Sachant que Socrate, reconnu comme être infiniment humble, affirmait : « je ne sais
qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien », Montaigne se nourrissait probablement de cette
pensée millénaire, qui caractérise l’humilité de tout homme sage. De cette similitude, il ressort
clairement que Montaigne avait malgré tout un attachement fort à la raison car, c’est elle qui
développe et autorise ce type d’attitude en l’homme, parce qu’elle offre libre jeu à l’esprit.
Par la libre expression qu’elle autorise, la raison permet à l’esprit une meilleure
appréciation des faits et des actions à conduire. Au temps de Montaigne, il fallait prendre
position sur certaines questions importantes qui étaient d’actualité. Par exemple, la dualité
raison/expérience ou rationalisme/empirisme, faisait partie des sujets qui nécessitaient une prise
de position claire. C’était une attitude digne et propre à son temps. Peut-être avait-il constaté que
certains de ses contemporains s’enfermaient dans des certitudes qui n’avaient pas lieu d’être. Il
lui aurait donc trouvé satisfaction par son vécu ou par la force de son expérience sur la nature.
Or, il est difficile d’être aussi complice, amoureux et dévoué pour la nature comme l’était
Montaigne, sans qu’il ne fût guidé par sa raison, ou pour utiliser son vocable, sans qu’il n’eût
suivi sa nature propre. La nature propre de chacun ne se développe qu’à travers la raison et le
savoir tiré de l’expérience, et cela ne pouvait nullement échapper à l’érudit qu’il était.
L’ignorance qu’il recommandait ironiquement à chacun ne pouvait provenir de rien, mais
nécessairement de l’intelligence suscitée par la raison.
Vaillant solitaire, Montaigne avait fait le choix de s’attacher à la nature comme
compagnon sûr et fidèle. Sa solitude l’a forcément rapproché un peu plus de la nature, qui était
devenue son seul réconfort. Les analyses qu’il portait sur la nature, étaient d’une intelligence
telle, qu’il nous est difficile de considérer que Montaigne occultait la raison comme source
d’inspiration et d’attachement à la nature. Etait-ce par simple intuition ou par amour aveugle de
la nature que Montaigne avait réalisé que la nature s’autorégulait, et qu’elle n’avait nullement
besoin d’aide extérieure pour parvenir à ses fins ? En la comparant à une maladie, Montaigne
reconnaissait que comme toute chose la nature suit inexorablement un processus. Par exemple,
une maladie a forcément une phase de développement et peut s’avérer impossible à guérir. Elle a
donc une fin déterminée, et toute intervention est vaine. De même, on doit laisser faire la nature
et s’accommoder simplement à son ordre.
200
Comme les Stoïciens, Montaigne affirme que toute chose vit selon une harmonie
naturelle, et l’être humain ne peut déroger à cette règle, puisque toutes les choses font parties
d’un Tout. Les dualités amour/haine, santé/maladie, vie/mort, ont chacune un rôle important
dans ce Tout. Chaque élément participe à la vie de ce Tout qui n’existe que grâce à l’harmonie
des contraires, née du combat de ces éléments aux fonctions contraires. Nous restons persuadés
que Montaigne croyait fermement à cette réalité existentielle, qui n’a de sens que grâce au libre
cours par lequel l’être humain est lié à la nature.
Trop attaché à la nature, Montaigne récuse tout scepticisme 149 lorsqu’on parle de la
nature, parce qu’il faudrait laisser une libre appréciation à l’esprit. De ce fait, la vérité n’est
accessible à personne, il faudrait plutôt la rechercher indéfiniment. Or, lorsqu’il s’agit de porter
un jugement qualitatif sur la nature, Montaigne estime que l’unique façon d’éviter une
appréciation erronée des choses est d’avoir toujours sous les yeux, la mère nature en son entière
majesté. Voudrait-il dire par là que la contemplation de la nature permet l’accès à un savoir plus
juste et plus objectif?
Montaigne l’admet en effet, mais pose comme préalable un regard respectueux envers la
nature. L’homme aurait-il plus de chances de n’accéder à la vérité que par la science par
exemple ? Pour lui, la nature telle qu’elle se présente à l’homme, ne dévoile qu’une diversité
générale et continue de ce qu’elle est réellement. Toute la grandeur de la connaissance viendrait
donc de l’expérience tirée de la nature qui, d’ailleurs, nous ramène à notre simple expression.
Autrement dit, nous découvrons nos limites et notre incapacité d’être la mesure de toute chose
par le fait de la grandeur infinie de la nature.
L’analyse de Montaigne nous semble raisonnable, et donc recevable. Nous reconnaîtrons
néanmoins que la science, malgré le fait qu’elle apporte des solutions réelles aux problèmes
humains, connaît cependant des limites évidentes dans son optique d’accéder à la vérité absolue.
Du fait qu’elle soit une émanation de l’esprit humain, elle traîne avec elle toutes les incohérences
de l’esprit. Or, la vérité est ennemie des incohérences et des contradictions, lesquelles sont
malheureusement présentes dans les sciences.
Les lois humaines en sont une illustration évidente, car malgré leur caractère universel,
elles n’y échappent pas. A contrario, les lois naturelles sont cohérentes, logiques et universelles,
et donc applicables à tous en tout lieu, et à tout moment. Par contre, les lois humaines sont
délimitées et confinées dans des frontières, elles varient dans l’espace et dans le temps. Comprise
149
Tout sceptique se caractérise par l’attitude à recevoir toute opinion, mais sans en adopter aucune. Généralement,
on dit du sceptique qu’il récuse tout, mais le sceptique fait toujours l’épreuve de ce que l’on pourrait juger en tous
sens, c’est-à-dire libre court à tout esprit.
201
dans ce sens, Montaigne oppose la nature, désignant tout ce qui est spontané dans l’homme, à la
civilisation. En clair, il réfute la supériorité de notre civilisation à celle des Anciens, prétendue
sauvage et non conforme au statut réel de l’homme.
Certes, les lois humaines semblent plus objectives et plus raisonnables parce qu’elles
posent des droits et devoirs, ce qui est essentiel pour la régulation de toute conduite, mais elles
n’apportent aucune solution définitive. Celles-ci s’avèrent plus justes par le fait qu’elles
accordent des pouvoirs à chacun, et prévoient leurs limites, elles sont donc porteuses de valeurs,
parce qu’elles résument et conditionnent l’agir humain.
Au fur et à mesure que nous lisons Montaigne, on se rend compte que la suite de ses
idées, notifie que la nature se manifeste essentiellement par les mœurs et les coutumes établies.
En réalité, il est fortement attaché à l’expérience comme meilleur moyen d’acquisition du savoir.
Pour Montaigne, la nouveauté doit nécessairement être tout aussi naturelle que le passé. Cette
idée est révélatrice de l’attachement de Montaigne à ce qui n’est plus. De ce fait, il y a en lui des
tendances conservatrices, plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’évoquer la nature. Toutefois,
Montaigne reste fondamentalement attaché à l’avenir, car il est ouvert au développement
individuel de l’être et de son milieu. Montaigne n’était donc pas hostile aux idées d’infini et
d’individualité. Son attachement à ces deux idées justifiait l’humanisme qui fonde sa pensée.
Humble, Montaigne cherchait absolument à franchir les barrières artificielles construites
par l’homme par rapport à sa prétention d’être supérieur. Sa vaste expérience et ses contacts avec
la nature lui enseignèrent ce que l’on pouvait trouver au-delà de ces barrières humaines, une vie
heureuse. Attaché au plaisir, il récusait cependant tout ce qui caractérisait l’indécence et le
mépris, tels que les guerres intestines et tout attachement à ce qui pourrait relever du mal.
Malgré sa forte conviction aux plaisirs, Montaigne savait distinguer les plaisirs utiles, de
ceux qu’il considérait comme non naturels et non nécessaires, c’est son côté vertueux hérité de
l’épicurisme. Hostile aux basses jouissances, il se complaisait dans la satisfaction des plaisirs qui
permettaient à son âme de ne s’exprimer que dans les bonnes actions, c’est-à-dire celles qui ne
contrariaient pas le bon fonctionnement de la nature. Par cette attitude, il recherchait le
développement de soi, et se représentait une nature susceptible de faire disparaître toute occasion
de conflits intérieurs.
En somme, retenons que, autant sur le plan de la nature que de la philosophie de la
nature, Montaigne nous semble être l’incarnation même d’un héritage antique avéré. En effet, il
se révèle comme le philosophe de la vie et du quotidien de l’homme, et l’un de ses sujets de
prédilection est la nature humaine. Il hérite des Anciens, la sagesse comme art de vivre, mais
c’est surtout le stoïcisme et l’épicurisme qui restent plus marquants dans ses écrits. De son
202
stoïcisme, l’on retiendra surtout que Montaigne a porté une attention particulière au fait qu’il
serait inutile de s’alarmer de certaines choses qui ne dépendraient pas de nous. C’est une sorte de
fatalisme qui se ressent en lui lorsqu’il évoque la question de la vie ou de la mort ou même de
l‘amitié, sujets qui l’ont fortement marqué.
Le stoïcisme apparaît donc pour lui comme une solution salvatrice et provisoire de ses
problèmes. Celui-ci est sans aucun doute suscité par la disparition de sa mère, ou encore parce
qu’il avait peut-être été marqué par tous les évènements qui minaient son temps, plus
particulièrement les maladies et les guerres.
Ayant soigneusement côtoyé toute l’œuvre de l’école stoïcienne, et surtout les leçons de
Sénèque et de Plutarque, Montaigne a dû définitivement adopter cette philosophie antique qui est
un art de vivre. Elle est considérée comme telle parce qu’elle enseigne le mépris de la douleur et
de la mort, Montaigne en avait conscience.
Aussi, il fait l’éloge de la raison et récuse la raison dogmatique, puisqu’il en était
sceptique parce qu’il trouvait en elle, l’origine de certaines prétentions humaines. Montaigne est
donc pour une modération des prétentions humaines parfois excessives, parce qu’elles
conviendraient mal à la condition humaine à laquelle il est fortement attaché. Il critique la
prétention humaine de tout savoir par la raison d’où son scepticisme. Celui-ci le pousse à penser
qu’il est impossible pour l’homme d’accéder à la vérité absolue par la raison ou par la science.
La question prudente « Que sais-je ? » préservait sa prudence, son indépendance et sa liberté
d’esprit. Il prônait ainsi une confrontation des avis et l’ouverture d’esprit qui de fait, récuserait
toute forme de dogmatisme.
Loin de s’arrêter à cette doctrine d’inspiration stoïcienne, il la complète avec celle tirée
de l’épicurisme grâce auquel il tient son goût à la vie et aux plaisirs. On relèvera que le
mouvement, la nature et la vie sont le fond de la pensée de Montaigne. Et cela fait de lui un
épicurien, car il sait jouir de son être et de la conscience de soi-même. Le bonheur est à la portée
de l’homme, Montaigne en fait l’expérience, il en fait sûrement ses Essais. D’ailleurs, ce goût au
plaisir et surtout son art de vivre se résument parfois par la phrase selon laquelle, « philosopher,
c’est apprendre à mourir », écrit-il, en reprenant les mots de Cicéron. Il conviendrait de retenir
pour l’essentiel que Montaigne est loin d’être celui qui trouve son bonheur dans la recherche des
plaisirs vains, il est plutôt attaché aux plaisirs simples, modérés et réfléchis, inspirés par sa
propre nature.
Nous retiendrons que Montaigne dénonce vigoureusement la raison arrogante et
dogmatique, ainsi que la science, et cela pour les mêmes raisons. Il fait confiance à la sagesse de
l’expérience qu’il découvre en lui. Le constat qui se dégage est qu’il fait de sa propre vie, une
203
expérience inestimable. Il en fait l’objet d’une réflexion unique dans les Essais. Totalement en
phase avec son temps et en cohésion avec la sagesse antique qui recommandait justement la
conformité à la nature, Montaigne l’humaniste demeure actuel. L’ensemble de son œuvre ne
diverge pas fondamentalement avec la conception rousseauiste de la nature.
204
5-4 L’idée rousseauiste de la nature
Faire cohabiter nature et raison, ou morale et sagesse, est une de nos préoccupations
majeures dans l’optique de réconcilier l’homme dans ses rapports à la nature. L’idée d’une
éthique de réconciliation fondée sur la raison, et suscitant rêves, espoir et exaltation à la nature,
reste notre objectif. Celui-ci nous permet de caresser le rêve qui ferait aboutir notre "rationnelle
utopie", de sortir la nature de son agonie actuelle, en bâtissant un rationalisme d’un type
nouveau, c’est-à-dire pragmatique. Sans prétention de vouloir revendiquer ce type d’idées, nous
reconnaîtrons cependant que ce mode de pensée a souvent été évoqué mais de manière peu
concrète, et peu réaliste. Toutefois, ce rationalisme nouveau tant souhaité, apparaît déjà dans la
pensée de Rousseau, et avant lui, ses prédécesseurs se réjouissaient d’opposer la raison à
l’affectivité. Pour Descartes par exemple, la raison n’a de rapport qu’avec l’intellect, c’est-à-dire
qu’elle est essentiellement faculté de penser. Plus tard, Rousseau essaya plutôt de réconcilier
raison et sensibilité humaine. Cette vision conceptuelle de Rousseau nous semble satisfaisante du
fait qu’elle conforte notre projet de réconcilier raison et sensibilité humaine, offrant à la praxis
une orientation nouvelle de l’action.
A travers son œuvre 150 , Rousseau doit être considéré comme l’un des penseurs modernes,
qui suscite encore beaucoup d’admirations sur les questions éthiques de notre temps 151 . Il a su
valoriser les concepts dont ceux de raison, d’intellect, de sensibilité et d’éthique, qui font que
l’être humain et son action ont toujours été au centre de ses préoccupations. L’homme et sa
condition constituent ainsi l’essentiel de ce que nous appellerons l’anthropologie philosophique
de Jean-Jacques Rousseau. Avec lui, les connaissances humaines occupent donc une place
prépondérante au sein de la nature, parce qu’elles sont utiles à l’épanouissement de l’homme et
de la nature elle-même. Rousseau était très attaché à l’idée d’une unité de la nature, et même de
150
Rousseau, né le 18 juin 1717 et mort le 2 juillet 1778, est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Le discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (Garnier Frères, 1962) et Du contrat social (Garnier
Frères, 1962), ouvrages dans lesquels il a parlé de l’homme et de sa condition. A ce titre, Rousseau se présente donc
comme l’un des penseurs du XVIII ème siècle ou siècle des Lumières, qui a marqué l’humanité pour ses idées sur
l’humanisme, la lutte contre les inégalités entre individus etc. Ces thèmes restent d’actualité et sont aujourd’hui
exploités, parce qu’ils vont désormais au-delà de la sphère purement humaine, car des idées rationnelles qui ont
favorisé l’épanouissement moral, spirituel et physique de l’espèce humaine, ressort le sursaut humain d’élargir
l’application de ces concepts sur d’autres espèces.
151
Les questions éthiques de notre temps ne se limitent plus exclusivement aux questions touchant essentiellement
l’homme, mais elles vont au-delà c’est-à-dire qu’elles s’étendent aux problèmes de la nature et toutes les vies qui s’y
trouvent.
205
la nature fondamentale de l’homme en tant qu’individu social car l’homme doit être compris à la
fois comme être naturel et comme être social, mais il est d’abord l’élément d’un Tout : la nature.
Dans leur essence, la nature et la nature humaine sont fondamentalement bonnes. De
même, toute forme de vie se caractérise par cette même bonté. Cette logique est également celle
de Rousseau qui admet qu’originairement, l’homme est foncièrement bon et sa conscience innée
le justifie clairement, car celle-ci est critère de bonté. L’homme ne naît pas mauvais, diabolique,
vicieux ou prétentieux, il le devient par son histoire à travers son paraître, car son être est
irréprochable et sans ambiguïtés.
L’histoire humaine souvent liée au désir de connaître, à celui de la culture, au luxe et aux
artifices, a connu des pesanteurs, car ces désirs ont fini par corrompre l’homme. Ils ont fait de lui
l’esclave de ses vices, supportant de ce fait le poids de sa cupidité. Telles sont les causes des
malheurs de l’homme, soigneusement théorisées par Rousseau comme hypothèse et comme
fiction, pour expliquer la condition actuelle de ce dernier. Rousseau pense que ces causes
détournent fondamentalement l’homme de ce qu’il devrait être, c’est-à-dire un être de raison et
de sagesse.
Même si Rousseau pose cette réalité historique comme simple raisonnement
hypothétique et conditionnel pour expliquer les déviances de l’homme dues à son avidité et à son
obsession au surnaturel, cela nous interpelle toujours sur le fait que l’homme reste jusque-là
attaché à son paraître. Loin d’être une vérité historique absolue, cette hypothèse demeure
cependant actuelle, mais surtout utile à la compréhension de l’homme social. Rousseau nous fait
ainsi découvrir son fort attachement à ce qui est essentiel, c’est-à-dire l’être, noyau de l’existence
humaine.
L’amour de soi, la conservation de soi, et la sensibilité que l’on éprouve pour autrui telle
la pitié, sont des caractères naturels de l’homme. C’est l’amour de soi qui favorise la compassion
car, il importe d’abord de s’aimer soi-même pour prétendre aimer son prochain. Récusant toute
forme de passions, Rousseau en retiendra néanmoins deux qu’il juge utiles à l’homme à savoir,
l’amour de soi et la pitié, qui sont deux passions naturelles et bonnes. De même, toutes les autres
passions issues des sociétés humaines sont réfutables et non utiles à l’homme, car elles sont
mauvaises et sont contraires à la nature profonde de l’homme.
Ces passions considérées comme positives par Rousseau, n’ont pas un caractère moral.
Au contraire, Rousseau considère que la société naturelle échappe à toute forme de morale et, de
fait, l’homme naturel ignore totalement la morale, fruit de la société. En effet, la morale est un
produit culturel, c’est-à-dire qu’elle est le fait d’une acquisition sociale. Rousseau précise
d’ailleurs que si l’homme naturel est bon, il ne l’est pas grâce à la morale puisque celle-ci lui
206
échappe, mais il est bon parce que tel est sa nature. Parler de morale à l’état de nature suppose
que cet état aurait eu des lois élaborées ou des règles établies, ce qui est loin d’être le cas
puisqu’il se caractérisait justement par l’absence de règles. Sa seule règle était la volonté qu’a
chacun de se conserver soi-même, et toute réflexion sur le Bien ou le Mal était absente et même
une chimère. En fait, elle ne se posait même pas.
La spontanéité, le calcul rapide et la réflexion mécanique étaient quelques-unes des
qualités de cet état qui en fait, était naturellement voué au bien sans avoir à respecter des règles
juridiques précises. Toutes règles juridiques supposent des lois, et la loi est évidemment la
résultante d’une réalité sociale. L’homme à l’état de nature était spontanément bon et attiré par
ce qu’il estimait bon pour lui. Toute contrainte était totalement absente de la volonté existentielle
de l’homme naturel, à part sa survie et sa prédisposition à choisir ce qui lui était utile et
nécessaire pour la préservation de sa vie. Une telle attitude n’engendrait pas forcément des
jugements ou des appréciations faussées, sur la qualité des choix et des intentions qui étaient les
siens.
Bien au contraire, l’homme à l’état de nature, parce que foncièrement bon par instinct ou
par prédispositions naturelles, était dépourvu de toute idée du Mal. Ils avaient en revanche un
goût démesuré pour l’action bonne parce qu’ils considéraient naturellement toute action comme
telle. Le Bon et le Bien en général, étaient naturellement leur choix.
La raison, source d’inspiration de la volonté générale tant prisée par Rousseau, donne au
peuple tout type de pouvoir légal et légitime. De ce fait, elle doit aider l’homme moderne à faire
de bons choix parce que l’homme de raison doit toujours viser le bien, afin de transformer
positivement son histoire. L’être de raison étant un être de l’histoire, celui-ci doit faire accorder
les circonstances de son existence avec les qualités fondamentales qui valorisent son histoire.
Autrement dit, l’homme peut avoir une histoire relativement conforme à ses fins les plus
rationnelles, celles qui relèvent des valeurs intrinsèques et fondamentales de sa nature.
Comme Rousseau, on voudrait d’un état social égalitaire, et donc meilleur pour la
condition humaine. La nature humaine n’étant pas fondamentalement mauvaise, il conviendrait
de trouver les causes du mal humain ailleurs. L’origine du mal humain ne provient probablement
pas de la nature humaine ni du hasard, mais de l’homme lui-même. La nature humaine en ellemême soit bonne, soit ni bonne ni mauvaise, puisqu’il se peut qu’elle soit pervertie par l’histoire
humaine.
La prétention humaine à vouloir tout acquérir est l’une des raisons de la perversion, qui a
d’ailleurs donné naissance à la vanité, à la cupidité et à d’autres vices. Nous pensons à la suite de
Rousseau que le salut de l’homme réside dans sa capacité à prendre son destin en main, mais pas
207
dans les conditions de l’évolution historique décrites ci-dessus. Pour cela, il faudrait
nécessairement une nouvelle société humaine dans laquelle les hommes accordent plus
d’importance à la raison, comme qualité humaine exceptionnelle et hautement supérieure. La
raison est mère de vertu, et l’homme vertueux n’est pas celui qui vit sa solitude, mais plutôt celui
qui agit par rapport à autrui. Il doit nécessairement suivre le Bien. La raison stimule les
comportements dans la direction vertueuse qu’elle recommande à l’homme, mais elle a aussi
besoin d’être associée au sentiment pour se réaliser. Cela ne fait aucun doute, l’être humain est
d’abord raison et sentiment, et pour ce faire, il se doit d’être voué à faire le bien.
Raison et sentiment sont des éléments indispensables à la modification positive du
comportement, et indispensables à l’établissement d’un état social. Parler de vertu dans une
société non organisée est un non-sens, car c’est l’état social qui en assure le principe, et de là,
chaque homme ne peut exister que parce qu’il y a autrui. L’aptitude humaine à bâtir une société
digne et respectable, relève de son privilège d’être de raison et de sentiment. Ces deux aptitudes
a priori innées, se développent et prennent formes conformément à la volonté humaine d’accéder
au bonheur. Mais tout bonheur doit nécessairement être conditionné par la validation d’un
ensemble d’éléments positifs, relevant du comportement humain. Qu’est-ce qui pourrait susciter
une conduite exemplaire chez l’être humain ?
N’étant que le produit d’un ensemble d’éléments qui fondent son existence à savoir, le
milieu naturel, l’éducation, le sentiment, les influences etc., l’homme est donc porté à vivre pour
lui-même et pour autrui. La raison humaine en tant qu’attribut essentiel propre à l’homme et à
l’homme seul, reste l’élément déterminant favorable à une prise de conscience face aux décisions
soumises à son appréciation. De l’usage de la raison, l’homme doit être capable d’impulsions
d’ordre naturel ou éducationnel, c’est la résultante d’une prédisposition naturellement acquise.
Vu que plusieurs facteurs interviennent dans la vie de l’homme social, il ne doit donc pas se
dérober de sa raison, puisque des influences déterminent la fixation ou la modification de sa
conduite dans un sens positif ou négatif.
Il y a donc en l’homme des éléments stimulateurs de sa raison, et parmi ceux-ci, il y a
bien sûr les sentiments qui, en s’associant à la raison, le confortent dans une attitude conforme à
sa nature, améliorant ainsi ses rapports à celle-ci. Raison et sentiment s’accordent parfaitement
au rationalisme moderne, qui voudrait réconcilier intellect et sensibilité, en plaçant l’homme et
son action au centre de toute chose. La raison et l’intelligence étant les plus utiles et les plus
nécessaires des facultés humaines, elles se révèlent néanmoins insuffisantes pour rendre parfaites
les connaissances et les actions humaines. Par définition, l’homme est un être en devenir, c’est-àdire qu’il est un sujet soumis à un projet. Or, tout projet ne se justifie que parce qu’on est capable
208
de réfléchir sur le long terme. La raison étant insuffisante pour la réalisation de ce projet, il y va
de son intérêt d’y adjoindre sa sensibilité, qui est comparable à l’instinct animal. Par exemple,
l’instinct permet aux bêtes d’être intimement liées à leur nature et à leur progéniture, malgré le
fait qu’elles sont dépourvues de raison. Cet instinct que l’on retrouve naturellement chez les
bêtes, se transforme en sensibilité chez l’homme, et c’est cette sensibilité que nous souhaitons
rattacher à la raison humaine pour la rectitude de son action sur la nature.
L’engouement pour la nature, même s’il ne doit pas se limiter à la simple reconnaissance
contemplative et à une relation égoïste essentiellement basée sur le profit, consiste néanmoins en
des rapports sensés entre parties. Même s’il est de nos jours rare de penser ainsi nos rapports à la
nature, il n’est cependant pas impossible de modifier nos comportements. Pour inciter l’homme
au goût et au désir pour la nature, il suffirait que celui-ci s’attache aux vertus de l’éducation
écologique qu’il doit nécessairement recevoir. Par cette forme éducative, il lui est possible
d’interpeller sa conscience, et s’exécuter à une véritable opération de charme qui consisterait à
agir de manière efficace à l’implication individuelle et collective de la protection ou la
sauvegarde de la nature. L’éducation dont il est question n’est pas forcément liée à celle qui
consiste à avoir nécessairement un cursus scolaire et universitaire conséquent tel que les sociétés
humaines l’ont conçu de nos jours. Il s’agira de mobiliser toutes les énergies nécessaires,
capables de mettre en valeur leurs qualités rationnelles, afin de modifier tous comportements par
des actions plus morales.
La tâche pourrait être moins rude pour les peuples de forêts et pour ceux qui restent
attachés jusque-là à leurs valeurs ancestrales. L’objectif serait de procéder de manière
pédagogique à des démonstrations qui consisteraient à prouver les limites de leurs aptitudes dans
la gestion de leur cadre de vie. Cette façon de faire ne serait peut-être pas applicable partout de la
même manière, l’on doit bien sûr tenir compte des réalités du milieu selon les cas. Par exemple,
dans des milieux où le déboisement est accentué, il serait bon d’apprendre aux populations qui y
résident des méthodes d’abattage des arbres non préjudiciables à la nature.
Aussi, le reboisement doit être imposé à tout homme ou à tout organisme qui s’engage à
couper des arbres utiles au bon fonctionnement de la nature. Pour ce qui concerne les
populations côtières, des méthodes de pêche et une qualité du matériel doivent être exigées, afin
d’envisager un renouvellement des espèces. La société gabonaise par exemple ne suit pas
rigoureusement cette recommandation indispensable au renouvellement de la faune et de la flore
qui constituent la principale richesse de ce pays, qui compte 80 % de forêt et plus de huit
cents kilomètres de côte.
209
Dans sa perpétuelle quête du bonheur, l’homme se doit de réagir très vite face à cet
épineux problème. Les nouveaux besoins humains prennent une forme parfois déroutante pour
tout esprit sensé, et la nature connaît de ce fait des modifications graves dans son fonctionnement
interne. Par le fait qu’elle se présente aux hommes comme un simple témoin muet et silencieux,
elle court le risque de souffrir de l’agir humain, qui se caractérise par l’accroissement de ses
prétentions dominatrices. En réalité, la nature est loin d’être sourde, muette, aveugle ou
indifférente aux agressions dont elle est victime. Acceptant d’être considérée comme un vaste
terrain de jeux et d’expérimentations diverses, elle offre malgré tout à l’homme ce dont il a
besoin, jusqu’aux limites du tolérable.
En son temps, Rousseau n’était peut-être pas confronté aux préoccupations qui
caractérisent notre époque. Toutefois, il était l’un des rares esprits à avoir perçu très tôt la
difficulté humaine de cohabiter avec autrui. L’attitude humaine l’a amené à réfléchir sur la
condition humaine qui nécessite donc un contrat social, dans le but de canaliser le caractère
bestial de l’esprit humain. Ayant constaté que la nature de l’homme n’était pas loin d’être
dénaturée par le sens de l’histoire, il recommande à l’homme d’être plus social et plus sociable
parce qu’il souhaitait une harmonie entre l’homme, son prochain et la société dans laquelle il
habite. Témoin muet de son enfance, la nature occupait une place de choix dans le répertoire
idéel qui a constitué l’œuvre de Rousseau. Grâce à la nature, il avait découvert le vrai, surtout en
ce qui concerne les relations amicales qu’il entretenait avec certains de ses proches. Il passa des
jours heureux en campagne (précisément à Bossey), considérée comme terrain de jeu
respectable, qu’il qualifiait de paradis terrestre, et où il eut un goût vif de la nature. Rousseau
était convaincu que la nature est une véritable source d’inspiration, et la considéra comme
témoins des évènements majeurs de sa vie.
C’est probablement le charme de la nature qui avait interpellé la sensibilité de Rousseau.
En plus de son esprit rationnel, il avait profité de ses contacts permanents avec la nature pour
asseoir son goût à celle-ci. L’expérience de Rousseau peut donc servir de modèle à tous ceux qui
souhaitent s’investir pour la protection de la nature. Lorsque la raison tarde à agir sur l’homme,
sa sensibilité peut lui être un atout important puisque la raison et la sensibilité ont fortement
contribué à humaniser un peu plus la conduite de Rousseau. L’esprit humain étant naturellement
sensible et fragile, il serait donc possible que chaque individu où qu’il soit, se serve de cet
exemple de Rousseau, pour laisser agir sa sensibilité vis-à-vis de la nature.
Convaincus que la nature est la clé du bonheur humain, nous exhortons chacun à
contribuer, à une revalorisation de celle-ci par des actions droites et vertueuses. Plus qu’un
simple décor ou un vaste champ de jeu et d’expérimentations, la nature est une véritable source
210
de bien-être, aussi bien physique qu’affectif. Être amoureux de la nature c’est aussi la
comprendre spontanément avec raison et sensibilité. Elle peut ainsi être considérée comme
symbole de vie, et donc digne de respect.
Joignant raison et sentiments dans ses rapports à la nature, Rousseau allait jusqu’à assimiler
nature et mère génitrice car, selon lui, elle mérite l’amour que tout être pourrait porter à sa propre
mère parce qu’elle joue effectivement un rôle de mère. Elle nous aime, elle nous élève, elle nous
nourrit, elle nous éduque. De toute évidence, elle met à notre disposition tous les éléments
nécessaires à notre qualité de vie.
En instituant des rapports fondés sur la raison et la sensibilité, l’on serait relativement sûr
d’améliorer non seulement nos rapports à la nature, mais aussi ceux qui nous lient à notre
prochain. C’est en étant attentif aux besoins de la nature, et en restant affectif aux éléments qui la
constituent, qu’elle pourrait en retour répondre favorablement à notre quête du bonheur fondé
très souvent sur des désirs parfois irrationnels. Source de salut et de rêves, la nature est
inévitablement le centre d’intérêt de nos ambitions, qu’elles soient intellectuelles ou
sentimentales.
Au terme de cette étude sur le paysage rousseauiste de la nature, on pourrait retenir que
notre analyse est motivée par notre volonté de faire cohabiter raison et sensibilité dans le but de
faire évoluer et améliorer nos rapports à la nature. Le paysage analytique de notre réflexion sur
l’idée d’une nature sensée chez Rousseau ne peut être une solution définitive, mais il se pose
comme moyen indispensable dans la recherche des solutions capables de redonner à l’homme un
goût pour la nature. De ces expériences et de l’héritage intellectuel de l’œuvre de Rousseau, il
nous est possible de tirer la force vitale qu’il puisait de la nature. L’intelligibilité de sa fiction
historique peut être utile à l’amélioration des conduites humaines. Ce philosophe du contrat n’a
cessé d’émerveiller ses contemporains, peut-être était-il favorable à la position spinoziste sur
cette problématique ! Qu’apporte donc Spinoza face à cette question ? Qu’elle est son apport
conceptuel à l’idée de nature ?
211
5-5 Spinoza et son apport conceptuel sur l’idée de nature
En rapport avec Spinoza, notre réflexion sur la nature n’aurait aucun sens si on occultait
la question éthique. De même, il semble important de préciser que l’éthique de Spinoza est
fondée sur un monisme qui stipule que le monde se compose d’une substance unique, éternelle et
infinie, qu’il appelle Dieu ou nature. La pensée spinoziste étant large et complexe, elle nécessite
donc une forte capacité d’analyse et de compréhension. L’impact de la pensée spinoziste sur la
nature et sur les polémiques toujours naissantes de notre temps par rapport à la question de Dieu,
accorde à notre étude un intérêt particulier. Peut-être serait-il possible qu’une méditation des
idées spinozistes puisse éclairer notre temps sur cette question !
Dans sa complexité, la pensée spinoziste accorde en substance un caractère immanent et
non transcendant de la divinité, car il n’y a pas chez Spinoza un Dieu surnaturel, ni de
providence. Autrement dit, le Dieu de Spinoza n’est pas moral. Il pense que l’éternité de la
nature ne peut pas ne pas reposer sur une vérité autre que celle de ce monde. Spinoza ne fait
aucune spéculation creuse sur la question de la nature et de Dieu, c’est pourquoi il affirme sans
réserve l’identité infaillible entre les deux. Tout porte à croire qu’il élabore un panthéisme sur
lequel le monde reposerait sur une substance unique qui est Dieu nature. En réalité, c’est un
monisme plutôt qu’un panthéisme. Toutefois, Spinoza s’interdit de fonder ce qu’on qualifie de
panthéisme, sur une divinité transcendante. La nature est pour Spinoza le tout du réel, il nomme
ce tout Dieu, qui n’est autre que la nature elle-même. Cela ne fait l’objet d’aucun doute, Spinoza
identifie clairement la nature comme totalement identique à Dieu, c’est-à-dire qu’elle est la
substance 152 même. Son Deus sive Natura le résume bien, puisqu’il signifie que Dieu c’est la
même chose que la nature, c’est aussi ce que Spinoza appelle la nature naturante153 .
Le système de la nature que propose Spinoza est à notre sens une étude de l’Etre, c’est-àdire une ontologie. Cependant il y a lieu de la distinguer des ontologies classiques telles que celle
de Descartes, qui distingue manifestement Dieu et nature ou l’âme et le corps. Il serait difficile
de considérer Spinoza comme étant un dualiste, mais plutôt comme moniste, du fait qu’il fasse
de Dieu et de la nature une seule et même chose, c’est-à-dire un être impersonnel et infini. Cet
être n’est pas différent du monde parce qu’il est effectivement le monde, il n’est pas différent de
la vérité parce qu’il est vérité, il est éternel parce qu’il est Dieu, parce qu’il est nature. Selon
152
La substance chez Spinoza désigne ce qui est en soi et est conçu par soi. C’est en d’autres termes l’Etre, la cause
de soi, qui n’est pensable que par lui-même et qui trouve sa raison et son origine en lui seul. La substance est tout
aussi l’ensemble des attributs, c’est l’Etre incréé, c’est la totalité : c’est la nature, c’est Dieu.
153
La nature naturante est simplement la cause ou l’origine de toute chose.
212
Spinoza, l’Etre-Dieu est une substance composée par un nombre infini d’attributs, ces
caractéristiques sont également celles de la nature. En somme, la nature est le tout du réel, et ce
tout est Dieu qui est la cause même de son existence, il est la nature naturante. Ce Dieu nature ou
nature naturante est aussi la totalité de ses effets, ce que notre philosophe appellera nature
naturée. Du fait qu’il n’existe et ne produit ses effets que par libre nécessité de sa nature, Dieu
ne poursuit et n’existe pour aucune fin, et même son action n’a ni principe ni fin.
De cette description de Dieu, peut-il alors être un Dieu de morale ou de vertu ? Une
réponse négative met fin à toute interrogation sur la question, car, le Dieu nature de Spinoza est
impersonnel, il est lui-même le monde et demeure sans morale, ni vice, ni vertu. Cela semble
ambigu mais pas autant que ça car, Dieu étant identique à la nature, il ne connaît ni le bien ni le
mal parce qu’il y aurait selon Spinoza, ni bien, ni mal dans la nature qui est paradoxalement
parfaite. L’originalité et la subtilité avec laquelle Spinoza traite la question de la nature et celle
de Dieu, pour lesquels il ne fait aucune distinction, nous sont utiles à plus d’un titre, vu qu’il
traite à sa manière la question divine en même temps que la nature, qui sont deux concepts
importants, encore préoccupants pour les hommes de notre temps. Ces concepts demeurent
importants parce qu’ils interviennent d’une manière ou d’une autre, dans la manière dont l’être
humain doit se comporter, en un mot, ils sont un facteur important de son agir.
L’action humaine étant au cœur de nos préoccupations et la nature notre centre d’intérêt,
le monisme spinoziste fondé pour l’essentiel sur l’idée de Dieu et de la nature, devient à notre
sens une référence irréfutable sur l’idée contemporaine des pratiques religieuses et de l’action
humaine sur la nature. Evidemment, la question religieuse n’est pas l’objet de notre étude, mais
il nous est cependant difficile d’en faire fi puisqu’elle est toujours à l’origine de certains maux
importants qui minent les sociétés humaines. Celle-ci a un double intérêt, d’abord elle est une
question importante de la pensée spinoziste, puis elle demeure actuelle et contribue même à une
profonde modification des comportements humains sur le plan moral et éthique. Elle est même à
l’origine des nouveaux conflits qui minent le monde 154 !
S’agissant de la nature, il va de soi qu’elle est et sera toujours la préoccupation majeure
du vivant et surtout de l’homme. Ces préoccupations sont généralement dues au fait que
l’homme, se considérant comme être sans lequel rien ne peut être, devient l’élément central des
maux qui minent le monde. Plutôt que de s’enfermer dans une vision utopique qui consisterait à
éradiquer totalement ses malheurs, il se doit d’avoir des repères rationnels, car les acquis
154
Le monde est désormais le théâtre d’un nouveau type de conflits à caractère religieux. Il existe des guerres entre
chrétiens (protestants et catholiques en Irlande), les guerres entre musulmans et juifs (Israël et Palestine), et le
terrorisme qui est une forme de guerre voulue par les intégristes musulmans (ou fondamentalistes de toute sorte),
contre tous ceux qui se posent comme modérés ou non respectueux des pratiques qui sont les leurs.
213
inaliénables de l’être humain tels que la pensée et la liberté, sont des atouts majeurs à sa réussite.
De ceux-ci, l’homme est à même d’apporter une modification profonde à son attitude. Mais
comment y parvenir, sachant pertinemment que l’être humain est essentiellement pensée et
désir ?
En s’appuyant sur le modèle éthique de Spinoza, des réponses importantes peuvent être
apportées, car Spinoza traite de façon originale cette question. Sa bonne connaissance de la
pensée ancienne telle que les écoles stoïcienne et épicurienne, lui avait permis de réfléchir sur les
désirs et les passions humaines, reconnaissant ainsi que les désirs sont essentiels à l’homme. Par
ailleurs, il prit soin de définir la place de l’homme par rapport au tout cosmique et à son ordre
éternel et immuable.
Avant toute chose, Spinoza place Dieu, la nature ou la substance au sommet de la
pyramide parce qu’il est éternel, infini et parfait. Mais en tant que monade, l’homme est sous
l’espèce de l’éternité, et apparaît comme l’expression d’une volonté de la substance qui
n’incarne pas la vérité. Il est avant tout une partie du tout, c’est-à-dire qu’il doit se comprendre
comme élément de la nature Dieu infinie. Mais en tant qu’il est une partie de ce tout, il parvient à
la béatitude, et doit être stoïque face à la mort. De ce fait, il devient un être sage et, en tant que
sage, il prend conscience de ce que les évènements de sa vie, n’auraient pas une gravité aussi
dramatique qu’on ne le pense. C’est une sagesse qu’il tire peut-être de l’éthique stoïcienne qui
évoque cette question, et fait de l’agir humain un art de vivre.
Revenant sur les désirs humains, ils sont multiples et constituent une catégorie de
connaissances chez Spinoza. Il y a en qui sont issus des connaissances empiriques, ceux qui
relèvent de la seule imagination, et enfin ceux qui touchent la religion. Cette catégorie de
connaissances se situe dans ce que Spinoza appellera connaissance du premier genre. Ensuite
arrivent les connaissances d’un autre genre, à savoir les connaissances rationnelles et les
connaissances scientifiques. Elles appartiennent toutes les deux à la même catégorie des
connaissances humaines, appelées connaissances du deuxième genre. Puis arrivent enfin les
connaissances du troisième genre, elles touchent la connaissance intuitive qu’apporte la
philosophie. Cette dernière catégorie de connaissances, constitue la voie intellectuelle et
privilégiée réservée à tout homme sage.
En tant qu’animal raisonnable, l’être humain se doit d’être sage, fut-il un être de désir ! Il
doit rigoureusement se conformer aux exigences qui déterminent l’ordre de la nature sans lequel
il n’existerait peut-être pas. Tout en exprimant sa liberté, l’homme doit aussi limiter ses appétits
les plus nuisibles.
214
Toutefois, tous les appétits ne sont pas forcément mauvais, Spinoza le reconnaît puisqu’il
considère que l’appétit est aussi l’essence de l’homme. En fait, l’appétit n’est que la résultante
d’une trajectoire déterminée et nécessaire à la conservation de soi. Comme tout être habité par un
instinct de survie, l’être humain tend à la préservation de sa vie, autrement dit, il tient à sa
conservation. C’est une prédisposition naturelle que de vouloir préserver son être. Cette
préservation de soi est un droit naturel, c’est le conatus 155 de Spinoza en tant qu’effort de survie
se rapportant aussi bien à l’âme qu’au corps. Une distinction doit être faite entre les désirs
insatiables et insensés de l’homme et l’appétit dont nous faisons état car, Spinoza estime que
l’appétit de l’être humain est un appétit conscient, et les désirs 156 humains sont semblables à cet
appétit. Cependant, ils ne modifient pas sa nature fondamentale.
A la lumière de ce qui précède, il ressort que l’être humain est essentiellement désir, il ne
peut donc s’en soustraire totalement. Néanmoins, il n’est pas pour autant dépourvu de toute
conscience de l’action désirée. Conscient que la valeur humaine repose aussi sur la réalisation de
ses désirs, l’homme trouve sa valeur par et pour les désirs, pourvu que ceux-ci soient sensés.
L’orientation de la pensée humaine doit être conforme à son agir, c’est-à-dire que la conduite de
l’homme doit toujours suivre un sens jugé utile au tout dont il est l’une des parties. L’être
humain est un être de désirs, il tire cela de sa nature même, mais certains de ses désirs ne font
pas de lui un être forcément voué au Bien.
Dépourvu de raison, toute action émanant de lui devrait pourtant être motivée et stimulée
par ses désirs naturels qui relèvent directement de son essence, c’est-à-dire du bien spontané et
justement choisi. Or, l’homme n’agit que par rapport à son libre arbitre, il fonde très souvent son
jugement sur des critères subjectifs, selon qu’il juge une action bonne ou mauvaise. Il est
toujours tenté de se satisfaire lui-même, et veut toujours satisfaire ses appétits par le biais d’un
conatus totalement dénaturé.
L’appétit humain aux désirs sans fin et sans limites, reste le point préoccupant qui le
pousse à la folie des grandeurs. L’homme ne parvient pas à se fixer des limites, là est tout le
155
Concept essentiel dans l’Ethique de Spinoza, le conatus est chez lui, ce qui préserve l’homme dans son être,
autrement dit, tout homme est animé par le conatus. Parlant du conatus, Spinoza, Ethique III, proposition VI, dit :
« toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce à préserver dans son être ». Dans Ethique III, proposition VII, il dit
que « l’effort par lequel toute chose tend à préserver dans son être n’est de plus que l’essence actuelle de cette
chose ». Le conatus s’exprime dans l’âme humaine en tant qu’elle recherche la connaissance pour elle-même et dans
son corps du fait qu’il s’intéresse aux désirs, c’est-à-dire à l’utile et à l’agréable. Dans un sens large, le conatus peut
s’étendre à la nature ou Dieu, deux instances qui coïncident nécessairement chez Spinoza. S’exerçant en la nature
(ou Dieu), celle-ci devient une nature naturante parce qu’elle est force créatrice, c’est-à-dire substance qui est la
cause de soi. Animée par le conatus, la nature (ou Dieu) devient aussi nature naturée parce qu’elle découle de cette
substance, c’est-à-dire qu’elle est substance créée.
156
Dans la conception Spinoziste, l’on doit comprendre par désir, la somme des efforts de la nature humaine. Ce
sont ces efforts humains que Spinoza appelle appétit ou désir, voire même volonté et impulsion. Tel est le sens réel
que ce philosophe donne au concept de désir.
215
problème de l’esprit humain. Dieu ou la nature, dont parle Spinoza, devrait être la référence
ultime de l’homme dans l’optique d’une régulation de sa conduite. En tant que partie du tout,
l’homme doit se souvenir qu’il n’est pas le seul occupant de l’espace dans lequel il vit. Il ne doit
pas seulement se réaliser comme désirs et appétits, mais il doit aussi s’affirmer comme
conscience car il n’est de conscience qu’humaine. C’est tout aussi le cas de l’éthique et la morale
qui sont des caractéristiques purement humaines, elles concourent à la régulation des conduites
et déterminent la forme de l’action. Même si Spinoza parle d’éthique plutôt que de morale, toutes
deux restent des caractéristiques propres à l’homme.
Dans tous les cas, elles aident l’homme à agir droitement par rapport au sens qu’il
pourrait donner à son existence. En tant que monade, l’homme doit savoir se comprendre comme
partie du tout, ou de la substance éternelle et infinie qui le conduit à la béatitude. Laquelle ne
saurait s’accomplir pleinement si l’homme échappe à la sagesse recommandée par la philosophie
(stoïcienne). C’est l’usage de la philosophie qui appelle à la sagesse, et conduit vers le chemin
intellectuel et privilégié que doit logiquement suivre tout homme vertueux.
Même si Spinoza souligne que la morale échappe à la nature ou Dieu, il ne dira pas pour
autant qu’elle n’existe pas. Si Dieu ou nature n’ont pas de morale, c’est simplement parce le
Dieu de Spinoza est impersonnel. Nous sommes portés à croire que les sociétés anciennes de
type ancestrales ou primitives, fonctionnaient malgré tout sur des règles morales en substances,
différentes de celles des sociétés modernes. Il va sans dire que tout espace humain est forcément
régi par des règles, qu’elles soient orales, écrites, morales, politiques ou autres, même si leur
application pourrait ne pas correspondre aux exigences d’autres sociétés, telles que celles dites
modernes ou postmodernes. Aussi bien dans des sociétés anciennes que modernes, la morale a
toujours été au centre des préoccupations humaines, même si le sens que chacune d’entre elles
varie selon l’espace et le temps.
La morale étant essentielle à l’organisation de la vie en société, elle n’est cependant pas
l’élément moteur qui puisse assurer le bon fonctionnement de celle-ci car, au-dessus de tout se
placent dans la hiérarchie des chaînes causales et existentielles de la vie humaine, la raison et ses
attributs. Parmi ces attributs il y a la conscience et la sensibilité qui interpellent à chaque fois
l’homme et lui rappellent qu’il ne doit pas être ignorant du rôle qui est le sien dans le monde,
parce qu’il est censé percevoir et donner une orientation digne à son agir. Agir c’est s’engager, et
s’engager c’est impliquer sa volonté face à une situation, en tant que responsabilité face à
l’action. La forme de l’action n’engage que celui qui en est responsable donc, toute forme
d’actions, qu’elles soient rationnelles ou passionnelles, engage celui qui en assure l’impulsion.
216
Même si nous convenons avec Spinoza que tout ce qui procure de la joie est bon, toute
passion doit cependant être exclue de ce registre car, Spinoza lui-même n’admet cette possibilité
que dans la mesure où l’origine de la joie s’accorde avec la raison. Tout acte contraire à la raison
est de fait réfuté, et ne rentre donc pas dans le registre des choses qui conduisent à la vertu.
Spinoza accorde un regard particulier à l’action humaine, qui doit nécessairement provenir des
lois et des règles nécessaires dictées par la nature. Etre en joie et satisfaire ses désirs normés sont
des nécessités naturelles qui doivent préalablement s’accorder avec la connaissance et la raison.
C’est en quelque sorte une éthique de l’amour, de la joie et de la béatitude que Spinoza nous
livre, parce qu’il estime que toute âme mérite une jouissance, et celle-ci ne trouve sa grandeur
ultime que lorsqu’elle sent augmenter sa puissance d’exister et d’agir.
Rappelons que chez Spinoza, toute joie a une cause, telle est la vérité de l’amour qui est,
selon lui, une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ou intérieure. Ainsi, il préfère
des joies aimantes, qui auraient absolument une cause et une raison d’être qui trouverait une
explication par une cause première. Spinoza prône l’amour, et pense qu’il suffirait d’aimer selon
la nécessité infinie de la nature pour être joyeux, et même pour jouir de la joie de connaître.
Cette joie de connaître offre du bonheur, et même de la sagesse, c’est ce qu’il appelle l’amour
intellectuel de Dieu. C’est un amour purement intellectuel parce que le Dieu de Spinoza, on ne le
dira jamais assez, est un Dieu impersonnel, il n’est pas surnaturel ni transcendant, mais est la
nature même. L’éthique que nous propose Spinoza est intéressante parce qu’elle se comprend
comme réalisation de la liberté par l’amour, la joie et la béatitude, mais aussi, elle considère la
sagesse comme une libération individuelle.
Par ailleurs, l’éthique spinoziste, en même temps qu’elle est une philosophie de la vie, de
l’amour et de la joie, peut se confondre avec une catégorie de joie qui peut devenir une passion,
surtout si cette passion est due à une cause extérieure qui échappe à la maîtrise de l’homme. Il
importe donc à l’homme de les transformer en joie positive ou active, en essayant d’en prendre le
contrôle et la maîtrise. Toute puissance extérieure empêche le conatus de se réaliser, et l’on sait
que seule une joie positive ou active provient de l’essence même de l’homme, grâce à la
réalisation du conatus par lui-même. Lorsque les joies se transforment en passion, elles attristent
l’homme, l’amputent de sa puissance, l’aliènent et le livrent aux superstitions et aux tyrans.
L’option est de sortir de cette situation d’ignorance et de soumission, et parvenir à former des
idées adéquates dont découlent les sentiments actifs, lesquels favorisent la conscience de soi en
tant que monade de Dieu et des choses. Dès lors que l’on devient conscient de soi-même, on sort
de l’ignorance, et c’est tout le problème moral ou mieux, éthique, que pose Spinoza car, le
problème éthique est un problème d’ignorance ou de connaissance.
217
Nous l’avons déjà souligné, Spinoza prône une éthique au détriment de la morale parce
que dans son monisme, le monde se compose d’une substance éternelle et infinie qu’il nomme
Dieu ou nature. Or, la nature ignore la morale, et le Dieu dont il est question n’est pas le Dieu
des religieux, il est impersonnel et ignore tout aussi la morale puisqu’il est en même temps
nature. De ce fait, Spinoza, exclut toute idée de Bien ou de Mal, la substituant ainsi aux concepts
de bon ou de mauvais. En ce sens, il choisit l’éthique plutôt que la morale. De cette
différenciation spinoziste sur les concepts de morale et d’éthique, de Bien ou de Mal, de bon ou
de mauvais, l’on tire la merveilleuse portée éthique et philosophique qui en ressort.
En substituant l’éthique à la morale, Spinoza semble identifier le mode d’existence de
l’homme au rapport qu’il a avec les objets. Le bon ou le mauvais obtient alors un sens objectif et
partiel, du fait qu’ils expriment ce qui convient à l’homme, et ce qui ne lui convient pas. Mais il
subsiste aussi un sens subjectif, celui qui considère que l’homme bon est celui qui s’efforce de
s’unir avec ce qui convient à sa nature propre, afin d’augmenter sa puissance. Du fait que cette
pensée transcende les confusions et les débats classiques sur la question, Spinoza met en exergue
une opposition des valeurs, Bien/Mal et bon/mauvais, ce qui offre une portée philosophique
originale par rapport à la différence qualitative des modes d’existence de l’homme.
En somme, l’éthique de Spinoza annonce que l’homme bon est celui qui recherche ce qui
lui semble bon, et il est aussi celui qui connaît. A contrario, le mauvais est l’ignorant, il subit la
vie et entame sa puissance. L’illusion des valeurs vient de l’illusion de la conscience de l’homme
en tant qu’elle ignore l’ordre des causes, des rapports et de leur composition, du fait d’une
méconnaissance de la nature. Par ailleurs, la joie ou la tristesse sont le fait du conatus humain,
les joies et les peines de ce qui le favorise ou le contrarie, c’est pourquoi le conatus humain ne
doit jamais être contrarié, pour qu’il procure de la joie plutôt que de la tristesse. Quant aux
désirs, ils se fixent intensément à l’objet, mais il y a en a qui engendrent l’amour, et d’autres qui
affectent l’homme et génèrent de la haine. Dans ce sens précis, amour et haine ne sont rendus
possibles que dans la mesure où l’homme est capable de se représenter les choses en leur
absence, c’est-à-dire de les considérer comme des réalités indépendantes de lui. Mais comme les
réalités naturelles ne plaisent pas toutes au même degré, il arrive parfois que l’on ignore qu’elles
se classent en soi et hors de l’homme, selon le degré de valeur qu’elles comportent
objectivement.
Au total, le rôle central de la connaissance a une importance capitale dans la théorie du
bonheur de Spinoza. La loi morale n’est pas déterminée par le Dieu des religieux qui est
transcendant et personnel, qui pose le problème du Bien ou du Mal. Au contraire, le Dieu de
Spinoza est immanent et impersonnel, il est la nature elle-même. Il est la connaissance qui
218
détermine la différence qualitative des modes d’existences qui caractérisent l’éthique spinoziste :
le bon ou le mauvais. Son ontologie décrit l’Etre en tant que substance identifiable à Dieu ou
nature, et son monisme récuse toute idée de transcendance et affirme une immanence, ce qui
signifie que toute réalité est intérieure au monde tel que la connaissance le présente à l’homme.
Inscrit sur la droite ligne de l’éthique stoïcienne qui définit la place de l’homme par
rapport au monde, à l’univers ou au cosmos et à son caractère immuable et infini, l’éthique
spinoziste appelle à la sagesse humaine. Considéré comme l’un des plus importants philosophes
rationalistes de son temps, la pensée éthique de Spinoza nous interpelle encore. Il nous interpelle
par rapport à notre action sur la nature qui n’est en fait qu’une partie de nous-même. La raison ou
la science sont comprises comme deuxième genre de connaissance 157 .
L’être humain, en tant que pensée, doit se détourner des passions qui emprisonnent son
conatus, pour s’affirmer comme animal raisonnable car, c’est en tant qu’être raisonnable qu’il lui
est possible d’accéder au troisième genre de connaissance prévu par Spinoza, celui qui fixe en
l’homme le chemin intellectuel et privilégié que doit suivre tout homme sage : la philosophie.
Accompli comme tel, l’homme a de fortes chances de faire valoir sa raison comme un élément
moteur suscitant une conduite morale digne et consciente, afin que l’agir humain soit une éthique
de la nature.
157
Nous rappelons que le deuxième genre de connaissance, ou raison, ou science, fait partie des éléments qui
fondent l’éthique moniste de Spinoza.
219
Chapitre VI : La raison, la morale et la conscience : Pour une éthique de la nature
Recherchant des solutions permettant d’améliorer les rapports de l’homme à la nature,
l’être humain ne doit pas avoir peur de s’y pencher en profondeur. Il peut apporter des solutions
favorables à la crise écologique et environnementale qui menacent la planète car, conscient de
son existence et de ses pouvoirs, l’homme peut s’affirmer dans le monde comme sujet lucide,
donc apte à suivre la voie de la raison.
Par son aptitude à réfléchir mieux que les autres espèces, l’homme peut fonctionner selon
les règles qu’il se fixe, lesquelles sont censées prendre en compte la totalité de ses besoins et
ceux des autres espèces vivantes. L’élaboration de règles strictes donne une orientation juste à
son action. L’homme serait ainsi porté à avoir un regard différent sur les choses, parce qu’elles
seraient par conséquent le fruit de sa volonté consciente. Il donnerait ainsi un caractère
obligataire à sa mission, celle de prendre en considération toutes les autres vies. De là, toute
action n’aurait de sens que si elle est conforme à la volonté humaine, qui agirait en toute
conscience. Par cette attitude, l’homme établit un lien causal entre la nature et lui par une prise
de conscience qui engage sa responsabilité morale. Incitant l’homme à suivre essentiellement le
Bien, la morale est pour lui un atout important parce qu’elle et toujours en rapport permanent
avec la raison. Elle fonctionne selon un modèle d’autorégulation qui interpelle l’homme par le
biais de la sensibilité et de la perception. De ce fait, la morale invite à fuir le vice de telle sorte
que l’acte moral trouve son plein sens. En interaction avec la conscience, la morale dirige
l’existence humaine vers des fins utiles. Dans ce rôle, la conscience apparaît non plus comme
une simple abstraction, mais plutôt comme une réalité fonctionnelle.
Loin d’être le refus de la morale ou le refus d’obéir, l’éthique est en fait
l’accomplissement d’une action par une hypothèse. Elle est naturellement complémentaire à la
morale. Alors que la morale implique le devoir, l’éthique énonce le moyen nécessaire pour
atteindre une fin posée ou supposée, elle est la science de l’utile et des moyens qui déterminent
les fins utiles. A la différence de la morale, elle est plus pragmatique et son application est
directement liée au bon fonctionnement d’une institution qui souhaiterait être conduite par des
règles claires. Dans ce sens, elle se rapproche de la déontologie au sens où elle sert de référence
au professionnel. Réunies pour l’amélioration des rapports entre l’homme et la nature, morale,
conscience et éthique permettent à la raison de s’accomplir pleinement.
220
6-1 La raison, faculté primordiale pour une nature humanisée
En tant que principe originel de l’homme, la raison est de toute évidence la faculté
primordiale qui régule sa conduite et favorise des rapports sensés avec autrui. Grâce à la raison,
l’humanité devient conscience, c’est pourquoi elle sert de référence et fixe des règles et des
critères de conformité dans ses rapports au monde. Elle permet d’expliquer par les mots, la
réalité perceptible favorable au dialogue avec autrui et détermine préalablement l’être humain
pou le bien, le juste et le vertueux. L’être humain est donc capable d’avoir des rapports sains et
sensés avec la nature grâce à la raison qui établit naturellement un lien binaire entre la nature et
lui. Ce lien binaire naît du rapport contractuel entre l’homme doué de raison et son monde, qui
s’exprime par une cause et un effet. Autrement dit, toute action humaine sensée engendre une
réaction positive de la nature.
Lien causal entre l’homme et la nature, la raison est le principe même de l’action
réfléchie. Elle permet à l’homme de se réaliser droitement en tant qu’existant. Exister c’est se
questionner, et se questionner c’est poser la raison comme faculté préalable à penser. Ce
cheminement exhorte l’homme à avoir des rapports non faussés avec le monde, parce que son
action est essentiellement motivée par la raison. C’est ainsi que l’action humaine sur la nature
trouve une trajectoire progressive, et évolue vers une direction plus sûre inspirée par une raison
binaire cause/effet, qui est la résultante d’un contrat mutuel. De ce couple binaire peut s’exercer
en l’homme cinq conceptions majeures de la raison, qui pourraient toutes converger vers une
seule : La raison universelle. Dans son applicabilité, la raison se subdivise donc comme suit : La
raison naturelle, la raison rationnelle, la raison raisonnable, la raison technoscientifique ou
raison absolue et enfin la raison universelle.
- La raison naturelle : elle est commune à tout homme et lui est innée, c’est-à-dire qu’elle
lui est a priori. Elle est l’élément distinctif entre l’être humain et les autres êtres vivants.
L’homme la tient de la nature. La raison naturelle est totalement subjective et perfectible, elle
tire sa maturité dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace, parce qu’elle peut se manifester de
manière diverse selon les réalités imposées par son milieu ou son espace de vie. Dans le temps,
car, tout au long de son processus de développement, l’homme qui en est détenteur est influencé
par le facteur éducationnel qui lui donne une orientation précise par rapport à son
accomplissement. La raison naturelle reste et demeure malgré tout un don naturel structuré, mais
221
non finalisé. Elle est la référence humaine à toute action préalable, mais sa manifestation réelle et
maximale n’est possible qu’à un moment donné de son développement.
Dans tous les cas, la raison naturelle est une faculté humaine qui se découvre dans le
parcours existentiel de l’homme. Elle est non seulement un outil théorique d’analyse et de
compréhension, mais aussi un modèle normatif de perception. Le but final de la raison naturelle
est de parcourir et découvrir spirituellement le monde, afin de comprendre et poser ensuite des
actes utiles sur celui-ci. Cette raison est dite naturelle parce qu’elle est tributaire de la nature ellemême, c’est-à-dire que les éléments de la nature sont constitués et articulés selon des rapports
dits naturels et corrélatifs. Ces liaisons corrélatives sont érigées en loi naturelle et en cause
première et déterminante. En somme, la raison elle-même a d’abord une origine naturelle, ce qui
nous permet d’affirmer que la rationalité est une loi tirée de la nature elle-même. Le monde ou la
nature sont alors le fait d’une raison naturelle évidente, même si la raison humaine dans son
processus évolutif, prend parfois des orientations inattendues. Parfaitement associée à une
éducation appropriée aux pratiques convenables, la raison naturelle reste malgré tout
déterminante pour l’être humain à son stade embryonnaire, parce qu’elle le prédispose au bien.
L’étape de la raison naturelle est un passage obligé pour accéder à la raison rationnelle.
- La raison rationnelle est celle d’une série d’articulations logiques. Elle suit un
cheminement logique qui est en parfaite adéquation avec la raison référentielle qu’est la raison
naturelle. La raison rationnelle a le sens de la justice ou de la droiture. Elle vise absolument le
bien suprême. C’est une raison normée qui a pour modèle type celui de la nature qui lui sert
d’idéal. La raison rationnelle exige des rapports étroits et structurés entre l’homme et la nature, et
établit un raisonnement cohérent et infaillible entre les deux par simple déduction logique
inspirée par la raison et le vécu. Elle fixe des normes, ordonne et propose le modèle à suivre.
C’est par elle que s’effectuent par déduction, toutes les opérations logiques de l’esprit, opérations
qui érigent la raison humaine en structures logiques : c’est la pensée pure, la raison pure, la
morale. Ces structures sont comme des estrades, idéaux dont l’homme a à découvrir et à
parcourir les degrés de connaissance. C’est une étape qui fait suite à une progression véritable
vers la perfection, qui ne peut malheureusement pas être atteinte. Mais cette perfection qu’elle se
fixe pour but est l’idéal à poursuivre, ce qui revient à dire que la raison rationnelle est chemin de
perfection, elle vise un parfait idéal déterminant, celui que tout homme doté de raison cherche à
atteindre.
La raison rationnelle se distingue donc de la raison naturelle par son cheminement
logique et par le fait qu’elle est déjà pensée pure. Alors que la raison naturelle est plus
simplement "corrélation établie", elle appelle à une relation contractuelle parce qu’elle serait le
222
fruit d’une attitude fatale à autrui. Elle est vouée à la transgression permanente des sujets. Elles
se rejoignent néanmoins sur le fait qu’elles proviennent de la raison elle-même, et se retrouvent
également autour de leurs caractères naturels, formels, ou théoriques, faisant de la raison un
attribut particulier de l’homme qui le distingue des autres êtres vivants. La raison rationnelle est
donc par abstraction, ce qui permet à tout être humain de penser, d’identifier et de suivre la voie
de la perfection. Cela revient à dire que la raison rationnelle domine l’homme, il y est assujetti.
Son applicabilité trouve sens dans sa collaboration à ce que nous nommons raison raisonnable.
- La raison raisonnable répond également aux exigences logiques qu’impose la nature. Elle
exprime un principe d’équité et d’égalité par la loi. Le principe est inspiré par la raison et la
morale, c’est le principe du bon sens, c’est-à-dire tiré de la raison elle-même, vecteur de l’ordre
rationnel. Mais contrairement à la raison rationnelle, la raison raisonnable se présente comme
symbolique, c’est-à-dire qu’elle comporte des imperfections liées au souci d’égalité par la loi.
Toutefois, elle est une actualisation symbolique dont la structure ordonnée est significative, car
seule la loi parvient à rendre plus pratique la raison humaine. Par des normes, des devoirs et des
droits, la loi permet à chacun de limiter les violences, de réduire les inégalités et d’éviter les
injustices.
La raison raisonnable se caractérise donc par l’établissement des lois humaines, c’est le
droit positif, qui canalise et vise à chasser les pulsions naturelles et agressives de l’homme. Loin
d’incarner la perfection, elle est tout au moins un signe structuré qui révèle le sens qu'il exprime
par la recherche du bonheur par la loi, qui est la mise en place des systèmes politiques
représentatif, par des voix choisies par l’homme lui-même, autrement dit par le peuple. Elle est
le fondement même des principes du système démocratique. La raison raisonnable a en outre un
souci d’objectivité, elle vise assurément le Bien. Elle est naturellement issue de la raison pure,
mais celle-ci se veut plutôt plus pratique que théorique. En ce sens, elle interpelle la morale et
s’identifie à l’éthique.
Enfin, la raison raisonnable n’est dépourvue ni de rationalité ni de sens, chacun étant le
principe d’un ordre naturel et logique particulier qui la révèle et la conforte. Elle est pour ainsi
dire l’illustration même du sens et de la mesure, cela grâce aux lois établies par l’homme doué de
raison. Toutefois, il ressort parfois des incohérences, et même des injustices qui, malgré tout, se
réparent par la loi elle-même. Cette réparation n’est possible qu’à condition d’être inspiré par un
type de rationalité dans laquelle s’inscrit une conception de la raison, et donc un rapport (ratio)
aux choses, au monde, à l’homme qui en révèle le sens.
Normative, la raison raisonnable sert de modèle et de guide à l’homme parce qu’il s’y
réfère, c’est elle qui l’exhorte à la rectitude de l’action. Elle est l’expression révélatrice par
223
laquelle les valeurs et la droiture se manifestent grâce à la loi. Bien que perfectible, elle demeure
jusqu’à nos jours le meilleur témoin du sens et de la mesure. Grâce à elle, le bon sens est pour
l’être humain une instance transcendante qui l’aide à se surpasser et à accorder une place à
autrui. Nous pensons que la raison raisonnable est celle qui caractérise véritablement l’homme,
parce qu’elle est le facteur essentiel qui contribue à la régulation des conduites humaines à
travers le droit positif.
A travers la société, elle fait de l’homme un animal rationnel, c’est-à-dire un être doué
de bon sens, dont l’existence se manifeste par une rationalité aux formes multiples qui lui
imposent discernement, c’est-à-dire des choix clairs et distincts, conformes aux lois établies.
Tout discernement est possibilité de choix et de différenciation dans la recherche de l’intérêt
commun tiré de ces diverses formes de rationalité. En définitive, la raison raisonnable ne permet
pas à coup sûr le discernement, mais elle est assurément objet de discernement qui doit
contribuer à l’élaboration de la raison technoscientifique ou raison absolue.
- La raison technoscientifique est à notre sens une raison de domination, c’est pourquoi
nous la qualifions de raison absolue 158 , car elle impose sa logique contrairement aux autres
raisons précédemment évoquées. La raison technoscientifique impose et cherche à s’imposer à
tout prix, c’est celle qu’on appelle communément la raison du plus fort. Elle est absolue parce
qu’elle est l’expression d’un principe qui en est la cause absolue, et est la marque de la
puissance, de l’impérialisme et de l’arbitraire. Elle est totalitaire par le fait qu’elle se présente
comme un véritable outil de domination. La raison technoscientifique ne vaut que parce qu'elle
se dit indiscutable, mais ne se livre en réalité à aucune autocritique, ni à un quelconque
discernement. Bien au contraire, elle profite de son statut de science exacte, pour se permettre
des abus et des excès de toutes sortes. Elle profite en outre de sa notoriété pour imposer ses
connaissances, elle cherche à tout justifier afin que les pratiques dont elle est l’auteur, soient à
tout prix validées et acceptées par tous.
Ses positions et ses pratiques parfois insoutenables, sont assez souvent à l’origine de
divers maux humains et environnementaux. C’est le cas par exemple du clonage humain qui
autorise des prélèvements d’organes souches sur des sujets pour, dit-on, traiter certaines
maladies aujourd’hui incurables. Il y a également le cas des prélèvements d’ovules, qui doivent
servir à une fécondation future après congélation. Des telles pratiques souvent hasardeuses et
risquées, ouvrent la voix à certaines autres parfois illicites, qui peuvent conduire jusqu’au
clonage humain. C’est dans cet esprit que le Sud-Coréen, le Professeur Hwang Woo-suk, l’un
158
Le sens que nous donnons à l’expression "raison absolue", est différent de celui que nous donnons à "raison
pure", au sens ou Kant la distingue de la raison pratique.
224
des pionniers du clonage humain, avait été inculpé pour production de résultats frauduleux. Ce
célèbre professeur de renommée mondiale, avait prétendu prendre à sa mesure la maîtrise du
clonage humain en fournissant des résultats factices. De telles pratiques interpellent tout esprit
soucieux de faire appliquer la loi du principe de précaution, afin de se préserver des dérives de
certains scientifiques véreux. Visant la notoriété en imposant sa volonté, la raison
technoscientifique emprunte tous les artifices pour arriver à ses fins. Or, son objectif premier est
d’apporter un progrès satisfaisant aux êtres vivants, d’où la nécessité d’une collaboration avec la
raison dite raisonnable.
En associant raison technoscientifique et raison raisonnable, des résultats plus probants et
plus sensés peuvent être obtenus. Le dualisme kantien 159 qui fait coexister raison théorique et
raison pratique, apporte justement des solutions plus pratiques dans l’explication qu’il donne de
la raison absolue. Au sens kantien du terme, parler de la raison absolue, c’est traiter en même
temps du dualisme qui porte son nom (dualisme kantien). Tout en reconnaissant l’unicité de la
raison, Kant précise à travers celui-ci que la raison absolue s’exprime sous des aspects différents.
Mais pour l’essentiel, il affirme que la non-compréhension de l’humanité est simplement due au
fait que celle-ci ne s’est pas entendu avec elle-même. L’humanité a fait confiance à un concept
ambigu qu’est la raison humaine.
Sans nier l’importance de la raison, Kant en repère les limites et recommande qu’elle
s’imbrique à l’expérience pour affirmer son importance. Certes, la raison pense le monde et vise
l’action, mais celle-ci demeure théorique, c’est-à-dire discursive. De ce fait, elle a besoin de
l’entendement dans l’infini des connaissances scientifiques et doit donc s’appuyer sur celui-ci
pour que la raison parvienne à ses fins. Sans l’entendement, la raison ne pourrait parvenir ni à
une unité d’elle-même, ni à celle de son objet.
L’analogie faite avec ce dualisme kantien se justifie dans le sens où la raison
technoscientifique (absolue) et la raison raisonnable (pratique) se complètent, car elles ont une
provenance commune : la raison. Du fait que toutes ces raisons (manifestations diverses)
trouvent leur origine de la raison elle-même, une interaction entre elles serait à même d’apporter
plus de cohésion dans leur accomplissement. En réalité, elles ne sont que les parties d’un Tout
qu’est l’expression d’une raison utile à tout homme : la raison universelle.
- La raison universelle est en principe commune à tous, parce qu’elle est issue de la raison
naturelle qui lui est a priori. Elle tire son inspiration de la raison raisonnable, c’est-à-dire celle
159
A notre sens, la raison absolue chez Kant s’explique encore mieux dans l’intellection des couples suivants :
entendement et sensibilité, raison théorique et raison pratique ; connaissance des phénomènes et pensée d’un absolu
non empirique (chose en soi ou noumènes), monde de l’expérience et monde de la loi de la raison ; finitude de
l’homme et infinité de la liberté.
225
qui contribue à l’élaboration des lois humaines établies de manière contractuelle par la volonté
générale. Non contraire à la raison raisonnable, la raison universelle se place au-dessus de toutes,
elle sert ainsi de référence aux actions humaines. Bien qu’inspirée par la réussite de la raison
raisonnable, la raison universelle se caractérise plutôt par des lois encore plus humaines,
objectives et applicables à tous. Loin d’éradiquer les maux humains, elle permet néanmoins de
mettre fin à certaines pratiques contraires à la raison. Elle est à la base des idées qui ont
contribué à l’élaboration d’un certain nombre de droits humains. C’est le cas par exemple de la
Déclaration universelle des droits de l’homme (adoptée par l’ONU en 1948), c’est aussi le cas de
nombreuses conventions humaines signées dans le cadre de la protection de la nature et de
l’environnement tels que le protocole de Kyoto, etc.
La raison universelle est autant plus utile en science ou en morale, que dans tous les
domaines touchant l’activité humaine. Comme nous l’avons déjà souligné, la raison universelle
est un principe commun à tous, mais son application varie selon les réalités culturelles des
individus et des peuples. Il arrive parfois que certains peuples soient victimes des institutions
taillées sur mesure par leurs dirigeants peu respectueux des droits humains, ce qui influe sur le
bon fonctionnement de la raison.
Les chercheurs et les scientifiques vivant dans des tels Etats n’échappent pas à la
situation. Faisant état de l’autonomie et des limites de la raison, Kant précisait qu’elle n’est pas
toujours de même étendue. Pour lui, le discours scientifique en lui-même est universel et postule
pour ce faire à l’adhésion de tous ceux qui y prennent part. Mais il existe aussi une universalité
infiniment plus profonde, celle du discours portant sur le bien et le mal, c’est-à-dire la morale.
Cette universalité trouve également son prolongement sur le sens et la fin de l’existence
humaine, qui annoncent pour tout être humain, la manière dont il doit se décider par rapport à la
raison. C’est tout aussi le sens que nous donnons à la raison raisonnable, qui a le mérite et la
capacité de donner un sens véritable à l’action humaine sur la nature.
La raison raisonnable propose à l’homme des solutions cohérentes, aptes à freiner le
caractère instinctif et passionnel toujours présent en lui. Le travail et les lois qui sont à la base de
son fonctionnement seraient sans doute, la preuve de cette universalité de la raison.
En définitive, on pourrait dire que la raison universelle est une raison autonome qui n’est
pas forcément toute-puissante, sauf dans le cas où elle s’adjoint aux catégories de l’entendement
qui sont pour Kant, des principes fondamentaux de toute science naturelle. La raison universelle
trouve sa source dans la raison pratique, c’est elle qui est le véritable allié de la morale pratique,
c’est-à-dire celle qui est réellement applicable, autrement dit l’éthique. En somme, les dualismes
théorie et pratique, raison pure et raison pratique, raison rationnelle et raison raisonnable, ne sont
226
en fait que des parties d’un Tout. L’expérience commune de l’humanité doit être engagée parce
qu’elle est habitée par cette raison, et permet à celle-ci d’être plus pragmatique, ce qui explique
la complémentarité entre les deux. Mieux connaître l’être qui incarne la raison est indispensable,
car pour valoriser la raison, la morale prescrit des valeurs qui respectent de la nature.
227
6-2 La morale, arme pour un respect de la nature : des Anciens à nos jours
Réfléchir sur la morale (ancienne, moderne ou contemporaine), c’est procéder à une
analyse prudente et rigoureuse. On s’accordera à reconnaître que la réflexion morale trouve son
fondement et son explication dans les mœurs et dans les conduites, preuve d’un rapport évident
de l’homme, avec lui-même et avec autrui. En leur temps, les Stoïciens, et certains Anciens tels
que Platon ou Aristote, considéraient l’infini comme une sorte d’imperfection, un non-être. Les
Grecs, par le biais de leur religion, plaçaient Zeus au-dessus de tous. C’est lui qui réglait toutes
leurs actions et limitait leur puissance. La divinité avait des considérations diverses. Par
exemple, Platon subordonnait la divinité à un principe intelligible, Aristote la prenait pour
l’intelligible même, et pour bon nombre de Stoïciens, elle était la loi de l’univers. Avec
l’émergence de l’influence orientale dont Plotin était l’une de figure de proue, l’infini devient
réellement un attribut positif, de ce fait, il était reconnu comme Etre suprême incréé.
De cette vision de l’univers, l’Etre n’est plus une simple intelligence déterminée, il tient
définitivement le statut d’être indéterminé que rien ne limite ou conditionne la puissance.
Considérée comme pure intelligence par la pensée grecque, et désigné comme Etre suprême et
incréé par l’orient, l’univers est perçu par la modernité comme volonté pure. Le développement
de l’idée moderne de l’Etre suprême devient une question de terminologie, et se construit par
rapport à l’espace et au temps. L’idée de Dieu est fondamentalement la même partout, même si
sa désignation varie selon les milieux géographiques et surtout selon les croyances. Les
musulmans l’appelleront Allah, les Chrétiens, Dieu, les Bouddhistes, Bouddha, etc.
L’idée moderne de l’infini ou de l’univers a évolué historiquement avec le
développement des sociétés humaines. Des évolutions et même des révolutions, ont marqué
l’histoire de l’humanité, car de la diversité de vues et de pensées est né un réel progrès de liberté
idéelle. L’idée de la matière a évolué et revêt des considérations différentes entre les Anciens et
les Modernes. Pour les Anciens, la matière est pure intelligibilité, alors que les Modernes
l’identifient au corps ou à l’étendue. Les Anciens définissaient le corps comme composé de
matière et de forme, tandis que les Modernes ne pouvaient concevoir la matière sans l’étendue.
Descartes est même allé jusqu’à réduire l’étendue à l’essence même de la matière, ce qui a
sûrement influencé la compréhension moderne de celle-ci. La matière étant une substance
différente de la nature parce qu’inhérente à celle-ci, elle est comprise comme objet de curiosité et
de recherche.
228
La vision ancienne de la matière étant une réalité fuyante, limitée et indéterminée, elle
était cependant loin d’être totalement négative. Bien sûr, celle-ci vacillait entre l’affirmation de
l’Etre et du non-Etre, mais avait malgré tout des atouts qui plaçaient le Bien ou la vertu comme
valeur cardinale. Mais les Modernes ont considérablement modifié cette vision de la matière en
l’envisageant désormais comme un simple être, une chose, une étendue ou une substance. Il se
révèle que certains philosophes et idéalistes de notre ère, se rapprochent peu à peu des
considérations anciennes du monde.
Trop attachés aux considérations historiques souvent fondées sur le mythe et les
légendes, les Anciens fondaient la compréhension de l’univers sur les seules connaissances
métaphysiques, ce qui n’est plus possible aujourd’hui. Malgré le fossé temporel qui sépare les
deux périodes, les mêmes objections touchent les deux mondes sur les questions les plus
essentielles de notre temps. Comme les Anciens, les Modernes ont aussi réfléchi sur les
questions morales. Mais du contenu de cette réflexion morale émerge des nuances et des
oppositions, qui distinguent justement la morale ancienne de celle des Modernes, comprise
comme celle de notre ère.
Venant de moralis, le mot morale implique de manière générale les mœurs et les
conduites humaines. L’idée de la morale a toujours été fondamentale, aussi bien chez les
Anciens que chez les Modernes, mais elle a cependant connu des évolutions. De nos jours,
nombre de philosophes s’accordent à définir la morale comme étant une science du devoir. Cette
définition semble inspirée de la volonté kantienne de substituer la morale au devoir. De toute
évidence, il ressort que l’esprit moderne a définitivement introduit le concept d’obligation dans
la compréhension et l’application de la morale elle-même. La forte imbrication de l’obligation
dans la vie morale justifie l’idée moderne de définir la morale comme science du devoir. Il n’y a
plus de morale qui réfuterait de tracer une ligne de conduite à tout individu et le forcerait, pour
ainsi dire, à formuler certains préceptes auxquels il est tenu d’obéir. Cette idée était totalement
absente des considérations morales des Anciens, elle était donc étrangère tant à l’esprit grec que
chez les Romains. Par conséquent, la systématisation de ce concept n’a pas eu l’ampleur qu’elle
a aujourd’hui.
Même si le mot morale a toujours existé, sa fonction n’est cependant plus la même, car
chez les Anciens, l’idéal moral, compris ou formulé sous forme de loi ou de commandement
semble exclu. Certes certains termes dont celui de nomos, sont connus dans leurs écrits, mais
ceux-ci reflètent plus le sens de mœurs, habitudes ou coutumes. Cette remarque ne saurait mettre
en cause la richesse de la langue morale grecque, ni même la considération langagière que les
Latins en faisaient. La finesse et la grande subtilité de ces langues cachaient parfois d’autres
229
acceptions de ce terme, et ne révélaient que son sens premier. En réalité, la subtilité et la richesse
de ces langues dites mortes, cachaient bien l’exigence du devoir comme obligation morale. Le
constat d’une absence d’obligation dans la morale des Anciens exclut tout impératif dans la
vision qu’ils en faisaient. De leur compréhension de la morale prédominaient l’utile, mais aussi
l’idée de vertu. Comprise comme telle, la morale ancienne était finalement une sorte de conseil,
puisqu’elle se caractérisait beaucoup plus par des conseils que par des ordres, d’où cet
attachement à l’idée de sagesse. Etait-ce la base de l’élaboration de leur système politique ?
Caractérisée par une société de castes, la morale grecque favorisait des injustices parce
qu’elle n’était pas égalitaire car, les étrangers, les esclaves étaient des citoyens de second rang. Il
existait vraisemblablement des obligations, mais celles-ci imposaient plutôt le devoir de
soumission au maître plutôt que celui de l’obéissance à la loi comme devoir. La société grecque
privait donc certains citoyens de leurs droits fondamentaux, telles que les droits civiques, alors
que les modernes rattachent les devoirs aux droits, et donc aux institutions. La réalité moderne de
la morale impose des devoirs, tant par des lois que par simple consentement mutuel d’un groupe
ou d’une association. Avec les Modernes, la morale est d’abord l’acceptation d’un certain
nombre d’exigences et d’obligations envers soi-même et envers autrui. Le sage est celui qui
respecte les règles consensuellement établies, celles du commandement et de la soumission aux
règles communes.
Les Anciens, à travers les écoles stoïcienne, épicurienne ou platonicienne, avaient pour
but essentiel, l’accession à la vie heureuse. Or, le bonheur, le Bien et la vertu sont un idéal pour
tout homme, qu’il soit ancien ou moderne. Mais le bonheur tel que voulu par les Modernes,
prône une vision futuriste et élabore des projets touchant le court, moyen et long terme. La
sauvegarde de la nature, la protection des espèces menacées ou la préservation des générations
futures font désormais parties des obligations humaines qui concourent à leur bonheur. L’attitude
ancienne qui consiste à associer le bonheur à la seule vie présente est l’un des indices importants
qui distinguent la morale ancienne de la morale moderne. Alors que la morale moderne impose
le devoir par l’obligation du respect des règles présentes pour un bonheur futur possible, les
Anciens se limitaient au bonheur présent.
De la même manière, l’idée de conscience individuelle et collective n’est pas mise en
valeur par la morale ancienne, ce qui est loin d’être le cas chez les Modernes. De même, l’idée
de conscience est très importante dans l’explication et la compréhension de la morale et de la
responsabilité de l’individu. Le mot conscience existe bien chez les Anciens, suneidesis en grec
et conscientia en latin, mais le sens qui s’y rattachait était différent de celui des Modernes.
230
Les Grecs par exemple, attachaient plus d’importance à la conformité à la nature qu’à une
réflexion sur soi. Autrement dit, ils attachaient moins d’importance aux faits qui gouvernaient
leur propre vie au profit de la nature. Le Bien, le bonheur résidaient en dehors de leur propre vie,
alors que celle-ci devrait être le point de départ d’une réflexion sur la nature. Tout ordre, même
prescrit par leur propre conscience, semblait proscrit, ou du moins peu prononcé chez les
Anciens. Sans doute, cette attitude expliquait leur définition de la vertu, qui se caractérisait par
l’obéissance aux lois mais d’origine naturelle, divine ou suprasensible.
La vertu est pour les Anciens une qualité naturelle parce qu’elle est la résultante d’une
conformité à la nature. Plusieurs autres concepts moraux tels que la conscience et surtout la
responsabilité, semblent répondre à d’autres besoins que ceux de l’interpellation de l’individu sur
le plan moral. Les infractions conscientes sont alors plus pardonnables que le péché, compris
comme acte contraire aux lois intérieures et extérieures dictées par la nature et la divinité.
Force est donc de constater que les notions de responsabilité morale des droits de
l’homme et tous les termes qui s’y rattachent, étaient totalement étrangers au vocabulaire des
Anciens. Peut-être, ont-ils encore posé le problème autrement que les modernes, car leurs
préoccupations étaient bien différentes, et l’une d’entre elles était justement de montrer et
d’enseigner aux hommes comment ils pouvaient se soustraire de la fatalité extérieure, pour
atteindre le souverain bien. En d’autres termes, les Anciens avaient une obsession pour le
bonheur présent qu’ils prenaient pour une vie heureuse, c’était un acte de liberté et de conformité
à la nature.
La morale grecque dans son ensemble se caractérisait pour l’essentiel par le problème du
bonheur terrestre, ce qui ne signifie pas qu’elle était hostile aux questions de l’âme ou du futur.
Mais les idées de l’immortalité de l’âme ou de la vie future,même si elles existaient, ne
semblaient jouer aucun rôle essentiel, comparativement à l’idée du bonheur terrestre, voulu dans
les conditions de la vie présente. De manière générale, la morale grecque accordait une
importance majeure à la réalisation du souverain bien, lequel équivaut au bonheur, et tout
bonheur ultérieur était insensé et même utopique.
Même si Aristote et surtout Platon, croyaient en la vie future dans le dogme de
l’immortalité de l’âme, c’est dans le dixième livre de la République que la pensée platonicienne
sur cette question, devint tout à fait effective et significative. C’est après avoir défendu la justice
considérée comme une condition nécessaire et suffisante du bonheur, que Platon affirma, qu’on
en tire tout aussi une récompense dans un autre monde. Il reconnaissait comme les autres que
dans le monde présent, la justice se suffisait pleinement à elle-même. Ainsi la croyance à la vie
future, même chez Platon, s’ajoute à la morale, mais peut toutefois en être détachée.
231
En admettant que le dogme de la conflagration générale des Stoïciens fait état de
l’immortalité de l’âme, il serait juste de souligner que l’immortalité chez les Stoïciens n’aurait
rien de commun avec la compréhension moderne de ce terme. La morale ancienne dans son
ensemble, enseignait aux hommes les moyens de réaliser le souverain bien, l’au-delà ou tout bien
ultérieur n’était qu’illusoire, sauf dans le cadre purement religieux. C’est d’ailleurs dans le cadre
religieux que les Modernes, sous l’influence du christianisme, ont constaté les limites et
l’imperfection de l’homme. Contrairement à la morale grecque, la morale religieuse quelle
qu’elle soit, se désintéresse totalement du bonheur présent. Les croyances religieuses disent que
le bonheur réside dans le respect des lois divines.
Pour les Judéo-chrétiens par exemple, c’est Dieu qui règle tout problème et le salut de
chacun réside dans le calcul de la somme de ses péchés terrestres 160 . L’islam n’en est pas moins
différent, sauf qu’il fonde sa foi en Allah le tout puissant miséricordieux. Il stipule que le
bonheur ne provient que dans le respect des piliers de l’Islam dont le Prophète Mohamed serait
la principale courroie de transmission entre les hommes et Allah le miséricordieux. De ces
considérations, il ne serait pas exagéré de dire que la morale religieuse repose sur la croyance en
un Etre suprême incréé, différent de la nature. Mais ces croyances reconnaissent et acceptent
implicitement la vie présente de manière transitoire, pourvu que celle-ci soit conforme aux
recommandations de Dieu ou d’Allah.
Conçue comme telle, la morale religieuse est très limitée, parce qu’elle accorde plus
d’importance à une instance dont personne n’a la parfaite maîtrise. La morale religieuse s’attache
donc plus à la vie future, au détriment de la vie présente pourtant plus évidente. La vision
religieuse de la morale est à cet égard une sorte d’ajournement du bonheur présent, et de ce fait,
elle semble être indifférente à la vie présente, voire même un renoncement à celle-ci. Or, la
réalité existentielle révèle à travers la conscience individuelle, que tout bonheur n’a de sens que
dans la préservation et l’accomplissement du bien présent, dans le but d’obtenir quelques biens
futurs. Le bien a une valeur universelle certaine, il doit d’abord se réaliser dans la vie présente.
Se distinguant sur certains de leurs objectifs, ces morales ont néanmoins des valeurs
communes parce qu’elles ont a priori, les mêmes fondamentaux : le respect de la nature, le
respect de l’existence d’autrui. Tels sont les devoirs sur lesquels s’organise une vie sociétale
harmonieuse. Le principe de tout devoir repose sur des ordres, sur des obligations etc. Celui des
religieux ne déroge pas à la règle, il est aussi fondé sur des ordres et des obligations, mais envers
un Etre appelé Dieu ou Allah. Chez les religieux, des intermédiaires jugent de la qualité du
160
Chez les judéo-chrétiens, les dix commandements que Dieu a confiés à Moïse, doivent être scrupuleusement
respectés, car ils sont la conditions sine qua non d’un accès au paradis au côté de Dieu le Père tout Puissant.
232
devoir à travers les écritures saintes ou les sourates, qui ne doivent être transgressées sous aucun
prétexte. Ces intermédiaires sont des prêtres, des évêques, des pasteurs, des imams ou des
rabbins, qui s’engagent à récompenser ou à punir les pécheurs, selon qu’ils obéissent ou non au
devoir religieux qui repose sur un contrat écrit : La bible ou le coran, etc.
A la différence des Anciens, le devoir chez les Modernes n’est pas la résultante d’une
obéissance aveugle et dogmatique à une force invisible. Au contraire, le devoir repose sur une
base purement rationnelle, c’est-à-dire sur la capacité qu’a l’homme de s’affirmer en tant qu’être
doué de raison. Les modernes définissent le devoir par l’engagement de l’homme en tant qu’être
de responsabilité, en le confrontant à son libre choix.
Dans un cadre purement moral, l’idée de devoir est donc essentielle à la raison chez les
Modernes, et comme le dirait Kant, elle est un concept a priori. C’est la volonté de la pureté
humaine qui s’exprime grâce à la raison qui, sans s’opposer à la liberté des choix, recommande
le devoir comme étant le choix le plus raisonnable, et donc le moins mauvais possible. En posant
le devoir comme impératif catégorique, Kant a su faire de celui-ci une valeur cardinale, peut-être
était-ce dans l’intention de construire par le truchement de la philosophie, une science morale
fondée sur la rationalité ! Il est toutefois normal de penser que cette idée du devoir, pouvait lui
être suggérée par son éducation religieuse protestante.
Kant était donc l’un des rares, sinon le seul fils de son temps, à avoir posé le problème en
ces termes. De Schopenhauer, en passant par Descartes, jusqu’à Malebranche, aucun changement
radical n’avait apporté une différence aussi nette entre la conception ancienne de la morale et
celle des Modernes. Toutefois, des nuances et des distinctions se remarquaient chez certains
d’entre eux, dont Spinoza qui exigeait qu’une distinction soit faite entre la morale religieuse,
qu’il a appelée morale de l’obéissance, et la morale dite philosophique fondée sur le devoir. La
morale de l’obéissance est celle qui fait dépendre toutes les règles de la conduite par le
commandement. C’est selon lui, l’expression de la morale véritable, même si celle-ci est
réellement soumise à l’imagination de chacun.
Kant trouve néanmoins le moyen de tout relativiser en admettant qu’une même action
peut à la fois être bonne ou mauvaise, car elle peut paraître absolue pour les uns et discutable
pour les autres. En somme, la morale philosophique est essentiellement le produit de la raison
humaine. Avec plus de recul, on constate plutôt qu’il n’y a aucune opposition véritable dans la
distinction que Kant opère entre les deux morales car, en réalité, celles-ci se complètent. L’une
est à l’origine de la réalisation de l’autre, mieux toutes deux sont interdépendantes puisque l’une
a souvent besoin de l’autre pour plus d’autorité. Pour les religieux, la raison est un attribut
humain voulu par Dieu, elle nous apprend donc à l’aimer et à lui obéir. Pris comme tel, il serait
233
absurde d’ignorer les commandements de Dieu comme forme d’accomplissement du devoir, futil divin ! Vu que la raison humaine est une volonté de Dieu lui-même, elle est alors capable de
faire concevoir Dieu comme un principe premier, qui établit et impose des lois. La philosophie
étant purement raison, elle impose cette compréhension parce que chargée de bon sens. Guidé
tout aussi par le bon sens, Spinoza prend cependant soin de séparer la théologie de la
philosophie, en estimant que ces deux disciplines ne doivent absolument pas se chevaucher. Pour
lui, la raison seule, qu’il nomme aussi lumière naturelle, ne peut admettre qu’une simple
obéissance à Dieu, soit la voie du salut. Elle doit faire place à la révélation qui est une grâce
toute particulière de Dieu, car par la seule raison, le salut s’avère impossible.
Fidèles aux pratiques philosophiques antiques, nous restons bon gré mal gré attachés à la
tradition ancienne qui lie les lois de la morale à celle de la nature. Mais les rapports entre la
conception ancienne et celles que posent les exigences des sociétés actuelles, ne doivent
cependant pas être conflictuels, mais consensuels. La responsabilisation de l’homme en tant
qu’être particulier parmi les autres êtres vivants, est essentielle à l’application de ce type de
morale fédératrice. Auréolé par la raison, il est possible de transcender les visions illusoires qui
pourraient ruiner la possibilité d’un si bon fonctionnement. Qu’une morale vienne de Dieu,
d’Allah ou de la nature, elle est toujours utile à la conscientisation des esprits, pourvu que la
raison n’y soit pas extirpée. Situé au centre des nouveaux maux de notre ère, l’homme a la lourde
charge de s’assumer en tant que raison, parce qu’il est le capitaine d’un bateau qui n’a pour
gouvernail que sa conscience et pour boussole sa raison.
Les idées d’obligation, de devoir, d’obéissance, de foi et tout ce qui s’y rattache, ont
chacune leur place dans cette société complexe qui exige morale, technosciences et raison. Ainsi
prises en compte, notre société et ses nouvelles exigences technoscientifiques, pourraient
envisager une nouvelle forme de morale fondée sur des principes et des bases solides, parce que
consensuelles.
Le but commun de l’homme, fut-il religieux, scientifique ou philosophe, est assurément
la recherche du bonheur. Il suffirait donc de se fédérer autour de la raison en tant que
caractéristique commune à tous, et capable de consensus. Elle a le pouvoir d’accorder les
contraires, et de faire cohabiter les différences. A travers elle, des morales religieuses,
scientifiques ou philosophiques, triompheraient, puisqu’aucune contradiction majeure ne pourrait
se défaire de la justesse de son jugement. Toutes les considérations morales trouveraient leur
raison d’être parce qu’elles sont issues d’une volonté rationnelle consensuelle. C’est la naissance
d’une vérité provisoire, exprimée par la raison sous forme de volonté générale. En réalité, il n’y
aurait pas plusieurs morales, car la morale est unique pour tous, et elle a pour but le Bien.
234
Notre époque est de plus en plus exigeante, voire prétentieuse. Elle se caractérise par des
groupes de pressions ou des lobbies, et tend à reléguer les valeurs morales au second plan. Cela
est dû au fait que notre époque, submergée par des tentations diverses issues du progrès
technoscientifique, elle est à la solde des valeurs monétaires et matérielles imposées par
l’avènement du progrès technoscientifique et des valeurs qu’il véhicule.
Nous l’avons dit, il ne saurait être question de revenir aux conceptions morales
anciennes, et de fonctionner selon leurs principes. Quelques-unes des valeurs morales véhiculées
par les Anciens telles que la conformité à la raison et à la nature semblent indispensables pour
réduire les risques cataclysmiques à venir qui pourraient surprendre l’humanité. Certes, on ne
remonte pas le cours de l’histoire, mais l’histoire a toujours fonctionné en faisant des clins d’œil
au passé. Et ce ne serait pas la première fois que l’esprit moderne se rapprocherait de l’esprit
ancien. Pour mémoire, rappelons que les Anciens grecs ont posé les fondements de toutes les
sciences, ce qui est aussi vrai pour la morale.
235
6-3 La conscience et la conscience morale : éléments essentiels à la compréhension de la
nature
Le terme conscience vient du latin conscientia (XII
ème
siècle) qui signifie connaissance.
La psychologie et la Psychanalyse s’en sont quasiment appropriées. Pour elles, la conscience
désigne une partie de la vie, de l’activité psychique dont le sujet a une connaissance intuitive.
Mais avec l’évolution du terme, il devient un élément déterminant de la conduite de soi. En
philosophie, elle est l’acte ou l’état dans lequel le sujet se connaît en tant que tel, et se distingue
de l’objet qu’il connaît. Pour Sartre, « toute conscience est conscience de quelque chose ». Mais
le sens courant du terme reste à notre avis le plus actuel et le plus intéressant, en ce sens qu’il
obéit à une sorte de morale intuitive. L’intérêt de la conscience en tant que substantif reste du
domaine des spécialistes et semble être sans grand intérêt pour le grand public. Par contre,
l’expression "prise de conscience" qui en découle, semble avoir plus d’intérêt, parce qu’elle
renvoie au rapport entre la connaissance et la conduite humaine. Mais dans quel sens la
conscience peut-elle être un élément essentiel pour la compréhension de la nature ?
Dans son rapport à la nature, l’homme a besoin d’avoir une connaissance forte de ce
concept, de sorte que celui-ci s’imprime dans son esprit, et contribue à la régulation de sa
conduite. Mais comme tout concept, celui de conscience n’échappe pas à la querelle des
définitions. Ne débouchant certainement pas sur une connaissance contrôlable et objective, la
notion de conscience est malgré tout très importante, car elle trouve son importance dans le fait
que la conscience contribue à débarrasser l’homme de certaines de ses habitudes, qui vont
parfois au-delà du tolérable. Fonctionnant selon un modèle indépendant d’autorégulation, la
conscience interpelle l’homme par le biais de la sensibilité, la perception et l’intuition. Ces
éléments sont pour l’homme une sorte de conscience spontanée, mais cette conscience prend sa
forme supérieure grâce à la mémoire, qui a pour fonction de faire émerger les informations
préalablement vécues, afin de les véhiculer à un niveau encore plus supérieur qu’est l’intellect.
Toutefois, il serait juste de dire que le caractère subjectif de l’être conscient, suffit pour
certains esprits polémiques, à récuser la réalité et l’efficacité de la conscience. Or, cette
dimension subjective de la conscience semble être une garantie d’objectivité du sujet dans ses
relations au monde et à autrui. Cette subjectivité permet de saisir la réalité dans son rapport
intime au monde et aux objets qu’il reflète. C’est un système relationnel dans lequel s’entrelacent
l’être conscient et le monde. De cette relation, l’être peut sentir, percevoir et se souvenir de
l’action pour laquelle il se portera responsable, et donner ainsi une direction positive à son
action. Nécessairement, la conscience intervient et dirige l’existence humaine vers une fin utile,
236
aussi bien pour lui-même que pour autrui. C’est pourquoi elle apparaît non plus comme une
simple abstraction, mais plutôt comme une réalité fonctionnelle dans l’organisation spatiotemporelle de l’homme. L’être humain devient de facto un être en devenir, selon l’orientation
qu’il donne à sa pensée et surtout à son action. Ses idées, ses souvenirs, son langage, sa vision et
ses fins, deviennent des réalités dont il est conscient. Sa responsabilité est alors engagée par
rapport à l’orientation qu’il pourrait donner à son action. Par le moyen de sa conscience,
l’homme saisit le mouvement de sa pensée et de son organisation idéelle. Ce cheminement est
indispensable parce qu’il constitue une condition dans la perspective d’une hiérarchie qualitative
des idées permettant au sujet d’avoir conscience des expériences vécues. Il en contrôle les
catégories de la réalité à travers les champs successifs de son expérience afin de s’en souvenir.
Aussi, il a pour rôle de les actualiser et de les rendre utiles aux actions futures. La subordination
de ses exigences aux besoins qui caractérisent le monde contemporain, est des forces qui donnent
sens et vie aux formes idéales de son existence.
Régi par ces exigences comportementales, l’être humain devient un homme conscient en
tant qu’il est en conformité avec ce qu’il doit être par rapport aux autres vivants. A cet égard,
l’homme devient nécessairement logique dans ses choix, et s’interroge sur des questions
existentielles en rapport avec l’éthique et le monde. De la conscience endormie à la conscience
éveillée, il est impossible d’apporter des connaissances objectives, eu égard aux étapes que
traverse la mémoire.
L’être conscient est celui qui est fondamentalement voué à la constitution de l’ordre dans
lequel s’inscrivent les relations du moi à autrui. Par rapport à la problématique qui est la nôtre,
être conscient c’est avoir conscience d’une expérience passée ou présente, qui pourrait servir à la
résolution d’un problème futur. Cela revient à dire que le sujet conscient prend acte des images
et des souvenirs des évènements passés et actuels, pour régler les limites de son intentionnalité à
travers le bon sens. L’être humain construit sa personnalité à travers les évènements qui
caractérisent son temps, celui-ci a le devoir de s’ouvrir aux évènements à venir qui, finalement,
relèvent de ses compétences. Il a donc le devoir et la charge des évènements à venir parce que sa
conscience rationnelle lui confère des valeurs et des fins propres aux projets de l’ego et de sa
transcendance idéale. A ces caractéristiques se greffent des structures de son organisation
dynamique qui prouvent l’existence d’un organe cérébral et en fait un sujet pensant.
Ayant incontestablement des fonctions vitales et intellectuelles bien plus importantes, le
cerveau humain est aussi établi chez l’homme pour qu’il ait une meilleure prise de conscience de
lui-même, d’autrui et de son milieu. L’évidence d’une forme supérieure et intellectuelle du
cerveau humain se manifeste par des signes tels que la parole, la prévision et la logique ou le
237
raisonnement qui, en principe, commandent son action. C’est un atout considérable qui offre
assurément à l’être conscient, la possibilité de régler et de réguler ses relations au monde. Toute
prise de conscience humaine née de sa raison, contribue absolument à la régulation et la
hiérarchisation de ses valeurs. De même, une prévention des évènements futurs ne peut se
réaliser durablement que par l’éveil d’une conscience raisonnée. La mémoire et la conscience ont
un rapport certain au cerveau qui est également un organe possédé par les animaux, ce qui
pourrait bien exclure l’appartenance exclusive de la conscience à l’homme. Le cerveau ayant un
lien direct avec l’âme et la mémoire, il n’y a donc pas de doutes que tous les vivants possèdent
une conscience, mais à une échelle très variée. L’âme humaine n’est pas seulement instinctive,
elle est surtout rationnelle et source de valeurs morales.
Comme les humains, les animaux ont effectivement une mémoire, ce qui explique
l’attachement naturel envers leurs parents et au monde dans lequel ils vivent. Cet attachement se
constate chez les nouveaux nés de l’espèce animale. Pour se nourrir ou pour se protéger des
prédateurs, il y a une conscience instinctive qui les guide naturellement. De même, lorsqu’ils
sont dans le besoin de se nourrir, ils savent où se rendre pour se procurer de la nourriture, car la
conscience d’un instinct de survie est toujours présente en eux. Chez les humains, le nouveau-né
agit exactement de la même manière, sauf que l’usage de la parole et de l’éducation est un
facteur déterminant, pour marquer la différence entre les deux espèces. Il y aurait donc
l’évidence d’une conscience a priori, naturellement constituée en tout être, celle qui fonde la
relation du moi de l’espèce animale à son monde.
Soumis par une même trajectoire existentielle, les bêtes et les hommes ont souvent les
mêmes réflexes. Les premiers cités sont guidés par une "conscience intuitive", alors que les
humains se caractérisent par une "conscience rationnelle". Conscience intuitive parce qu’ils
obéissent à une sorte de "morale" instinctive ; on prendra pour exemple le fait que la plupart des
animaux, en cas d’agressivité, arrêtent toute violence dès les premiers signes de soumission du
dominé. Conscience rationnelle puisque l’homme, seul animal doté de raison, apprend à
maîtriser la part instinctive présente en lui par le biais de la civilisation. Son "instinct moral"
disparaît relativement au profit d’une morale et d’une législation apprise. Il suit des trajectoires
particulières par l’acquisition d’une éducation et par l’établissement des lois sociétales. Des
règles de conduite imposées par l’éducation et par des lois apprises se substituent
progressivement à la conscience intuitive, héritage de son état animal. De cette conscience
intuitive, on passe à la conscience rationnelle qui marque définitivement la rupture entre l’être
pensant et l’être instinctif.
238
Aux règles de conduite apprises par l’homme à travers des systèmes structurés qui
échappent aux autres êtres vivants, viennent s’ajouter la sensibilité, la pitié, la conscience
d’autrui, le droit positif, les règles sociales etc. Ces particularités humaines voulues par la raison,
lui permettent de substituer son instinct naturel (signe de cruauté), à la rationalité qui caractérise
son espèce. Cette comparaison avec les animaux nous semble importante parce qu’elle permet de
reconnaître en eux, certaines caractéristiques semblables à celles des humains. Seules quelquesunes non moins importantes les distinguent, à savoir l’usage de la raison, de la morale et
l’évidence d’une conscience rationalisée, qui permettent à l’homme de se situer à une échelle
considérée comme supérieure.
Face à l’action, la conscience humaine doit à chaque fois être interpellée. Par des
concepts mythologiques savamment orchestrés, les Anciens ont su accorder leur mode de vie à la
nature, cela leur avait permis de préserver l’intégrité de celle-ci. La conscience rationnelle des
Anciens a su rendre possible le projet qui a fait d’eux, les pionniers d’une mise en place des
valeurs permettant une reconnaissance d’autrui comme conscience. Avec l’avènement d’autres
valeurs morales voulues par le progrès, la conscience humaine, jugée rationnelle, n’a pas su
profiter d’un épanouissement moral conforme à la volonté ancienne de vivre conformément à la
nature. Victime de certaines de ses pulsions, l’homme actuel est plutôt attiré par le gain, le
matériel et l’individualisme. Son intelligence et ses connaissances ne parviennent toujours pas à
faire barrage à certaines de ses pulsions dominatrices. Son instinct du Bien est perturbé par les
pulsions agressives d’un goût insatiable pour le pouvoir, et à celui de la transgression et de la
prédation matérielle ou monétaire. L’ultralibéralisme des sociétés contemporaines génère des
ingrédients sur fond de cruauté due aux pulsions et au goût pour des passions contraires au bon
sens commun. C’est ainsi que la conscience trouve quelques-unes de ses limites. Face à cela,
quel rôle joue la conscience morale ?
A la différence de la conscience qui se comprend comme étant le centre le plus intime et
le plus secret de l’homme, la conscience morale est la valeur ajoutée dont l’homme a besoin pour
mieux conduire ses jugements. Contrairement à la conscience, la conscience morale est un
jugement de la raison par lequel la personne humaine reconnaît la qualité morale d’un acte
concret. Elle est pour ainsi dire le lieu où s’effectue un verdict final d’un jugement donné, qui
s’obtient à partir d’un dialogue intime de l’homme avec lui-même. La conscience morale est un
lieu de jugement, elle se présente comme un gage de conversion et d’espérance, qui offre une
vision meilleure et satisfaisante à l’accomplissement d’une action future.
Tout jugement satisfaisant suppose une réflexion bien mûrie et bien orientée, ce qui
renvoie à une conscience bien formée. Une conscience bien formée est assurément droite et
239
donne sens au verdict rendu par la conscience morale, qui a pour fonction de formuler les
jugements suivant la raison, conformément au bien véritable voulu par tout homme sage.
Relayant la conscience qui met en évidence un choix, la conscience morale porte un jugement
droit, en total accord avec la raison qui la préserve de tout jugement erroné. De ce jugement
s’effectue un choix moral qui obéit par conséquent aux besoins de la conscience et par là, de la
raison. Sans la conscience morale, la conscience est capable d’erreurs, et est à même de porter un
jugement fantaisiste et erroné.
Contrairement à la conscience, la conscience morale permet à l’homme de se culpabiliser
en cas d’erreurs ou de faute grave. La conscience morale est donc pour l’homme une sorte de
faisceau lumineux qui indique sans faille la voie à suivre après jugement. Elle décide de la
qualité du jugement et le soumet à la conscience, qui procède à son application. A partir de la
place de l’homme ainsi définie par la qualité de son jugement justement effectué par la
conscience morale, il lui est alors possible de saisir autrement le monde. Plutôt que de
comprendre la nature comme simple objet de connaissance auquel il infligera désordre et
souffrance, l’homme, par la qualité de son jugement moral, est donc capable de s’affirmer
comme un législateur raisonnable. Sa conscience morale peut l’aider à opérer des choix lucides
qui lui permettront de distinguer clairement le bien du mal.
Toutefois, la conscience morale ne doit pas être comprise comme étant la conscience
sous une forme autoritaire. Elle est plutôt le principe d’une adhésion libre et volontaire de tout
individu responsable. En tant qu’être libre, l’homme peut par la force de la conscience morale, se
valoriser par son autodétermination, il doit donc en conscience faire le bon choix. C’est le
principe même de la conscience morale, qui n’a d’autres orientations que d’offrir le meilleur
choix possible à l’homme, seul devant lui-même. Tel est le principe même de la responsabilité
individuelle, car toute chose soumise à la conscience morale, se présente comme utile et
objective à l’esprit de celui qui en fait usage. Des connaissances personnelles à la conscience,
une autocensure s’effectue avant que toute information ne parvienne à la conscience morale qui
se charge de prendre la décision finale.
La source commune qui lie conscience et conscience morale est la raison, c’est elle qui
dicte librement son choix aux deux. La liberté étant la vraie nature de l’homme, elle doit
intervenir à tout niveau car, vivant dans un monde de plus en plus complexe, des valeurs doivent
nécessairement être associées à toutes les entreprises humaines. Cela est d’autant plus vrai que
l’homme, vivant dans un monde aussi plaisant que mystérieux, n’a pas d’autre choix que
d’accorder valeurs et sens à la forme de son action. Tout ce qui existe n’a de valeurs et de sens
que par rapport à lui, et tout autre vivant ne reçoit une chance de vie que par lui. Capable
240
d’anéantir sa propre existence, l’homme est donc en mesure d’infliger plus de souffrance à
autrui. Pour s’affranchir de cette fatalité, il doit nécessairement s’attacher aux notions d’éthique,
de morale, de conscience et de raison, qui sont des notions complémentaires et indispensables à
une vie saine. Il pourrait donc comprendre que la préservation des vies relève de sa seule
responsabilité, et qu’il y a un intérêt humain à garder une nature vivante.
241
6-4 L’éthique, la morale, la conscience et la raison : quatre notions complémentaires pour
une nature vivante.
Ces notions connues des Anciens, eurent des rapports de complémentarité, mais le
discours sur celles-ci n’a réellement resurgi que très récemment. C’est dans l’intention de limiter
la liberté humaine en rapport avec la nature, que le discours sur ces notions a définitivement pris
forme. Soudain, le discours éthique a pris de l’ampleur sur les questions de la nature en général,
et sur celles liées à l’environnement en particulier. Dans l’optique d’une lecture nouvelle du
monde et de ce qui l’entoure, le discours éthique et moral intervient comme atout nécessaire à la
rectitude de l’action. Mais quelle différence existe-t-il entre l’éthique et la morale ?
Souvent considérées comme discours techniques, l’éthique et la morale désignent toutes
deux les mœurs ou les conduites humaines. La morale s’intéresse beaucoup plus à la réflexion
abstraite sur le bien ou le mal, alors que l’éthique s’articule plutôt autour de ce qui est concret.
En d’autres termes, la morale s’attache au général et l’éthique au particulier. Cela revient à dire
que la morale est la condition sine qua non d’une réflexion éthique qui est plutôt un ensemble de
règles, un code de conduite, elle s’apparente ainsi à une sorte d’application déontologique des
règles morales. La morale étant trop générale et abstraite, elle est souvent délaissée et discréditée
parce qu’elle est souvent réduite à des préceptes désuets, et parfois manipulateurs.
Cette renommée, parfois exagérée, l’a rendue quasi négative dans des sociétés nouvelles
dites technoscientifiques, vouées à la consommation. Dans ce contexte, la vertu, valeur positive
jadis valorisée par les Anciens, est désormais récusée, diabolisée et finalement oubliée. Même si
la vertu continue de susciter un intérêt approximatif, la morale s’efface de plus en plus au profit
de l’éthique qui s’applique plutôt à tous les domaines, parce que plus concrète. Prenant par
exemple le cas de l’euthanasie, la simple déontologie du médecin ne suffit plus, il est plus
question du discours éthique. Cette tendance à solliciter l’éthique plutôt que de se référer
uniquement à la seule déontologie, se justifie par le fait que l’éthique dépasse les clivages
particuliers du métier pour lequel la déontologie est élaborée. De son caractère non réfractaire au
déontologique et au juridique, l’éthique transcende les différences et impose le bon sens. Elle va
au-delà des simples prescriptions déontologiques parfois incohérentes et non adaptées à la réalité
des faits. L’éthique tait certains conflits de valeurs et devient le centre d’intérêts communs. Elle
interpelle toutes les classes constitutives des sociétés humaines.
La morale et l’éthique entretiennent donc incontestablement des rapports intimes. Mais
l’éthique s’intéresse plus à l’application de la morale par son discours technique et concret. De
manière générale, l’usage des deux termes s’accepte relativement car, fondamentalement, ils
242
désignent à la fois mœurs, les us et coutumes ou les codes de conduites humaines. Mais de
manière rigoureuse, la philosophie les distingue malgré tout en créant des nuances et des
différenciations. La réflexion philosophique pose évidemment que la morale se différencie de
l’éthique dans la systématisation qui fonde leur compréhension.
De notre point de vue, la morale a un rapport avec le rationnel, c’est-à-dire qu’elle est
possible mais pas forcément réaliste. Elle est idéaliste donc acceptable, mais peut ne pas être
acceptée parce qu’elle ne proposerait pas des solutions concrètes. Ainsi, elle n’a parfois pas droit
de cité, et court souvent le risque d’être interdite par ceux qui la récuse comme utile à
l’organisation rationnelle des sociétés humaines, telle que conçue de nos jours. Quant à l’éthique,
elle a un rapport évident avec le raisonnable du fait qu’elle est réaliste. L’éthique semble être
moins rejetée par les sociétés humaines parce qu’elle tendrait plus vers le concret. Elle est de ce
fait utile et réalisable, contrairement à la morale qui se caractérise surtout par sa systématisation.
Le statut accordé à l’éthique par les sociétés humaines lui confère une image plus légale, mais
pas forcément légitime. Se référant justement à la réflexion kantienne sur la morale, il nous est
aisé de distinguer la morale de l’éthique. Par analogie, il est possible de dire que la morale est de
l’ordre de l’impératif catégorique et que l’éthique est plutôt un impératif hypothétique.
Pourquoi ?
Soulignons que l’importance de cette distinction permet de déterminer l’action ou l’agir
humain. La morale ne se justifie que par le fait d’une action indubitablement déterminée par un
impératif inconditionnel qui est le devoir. La morale c’est l’accomplissement du devoir de
manière catégorique, sans contradiction avec sa conscience. Elle semble nécessaire et
inconditionnelle parce qu’elle est la voie de l’obéissance au Bien. C’est pourquoi, la morale doit
être considérée comme commandement et non pas comme une ruse ou une malice, parce qu’elle
interpelle objectivement la conscience individuelle par rapport au devoir. Loin d’être le refus de
la morale ou le refus d’obéir, l’éthique est plutôt l’accomplissement d’une action par une
hypothèse. Contrairement à la morale qui s’impose par le devoir, l’éthique énonce le moyen
nécessaire pour atteindre une fin posée ou supposée. Avec elle, c’est le moyen qui détermine la
fin et non le contraire. L’éthique vise l’utile et l’intérêt commun ou général, elle est spécifique,
technique, pragmatique et plus applicable. Son application conforte la bonne conscience, parce
que l’on agit par principe, et son usage consiste à fixer des règles.
En somme, la morale et l’éthique ne s’excluent nullement, car l’éthique dérive en réalité
de la morale. Toutes deux ont des rapports de complémentarité qui véhiculent des valeurs
humaines. Alors que la morale interpelle par son injonction à l’accomplissement du devoir,
l’éthique la relaie et s’invite par sa subtilité à l’instauration du consensus dans un groupe ou une
243
entreprise, grâce aux capacités qu’elle offre pour une ouverture au dialogue. La morale et
l’éthique, même parfois décriées, permettent d’établir une réelle réflexion sur des questions
importantes de notre société. Elles s’appliquent à tous les domaines, et s’accordent en valeurs
fondamentales et restituent à l’homme son statut d’animal rationnel. La réflexion éthique, par
son interprétation toujours galvaudée, ne vise et n’admet en principe pas une transgression des
lois établies. Elle contribue plutôt à les modifier, afin de donner à celles-ci un contenu moral.
D’ailleurs, cela amène parfois certaines instances juridiques à réfléchir sur les fondements du
droit et sa portée éthique, face aux situations aussi complexes que l’avortement ou l’euthanasie
par exemple. Les effets de cette réflexion éthique créent nécessairement des interactions avec les
lois que les institutions juridiques mettent en place. Cette manière d’instituer la réflexion éthique
dans le droit, sert à positiver la justice, car certaines de ses pratiques l’ont rendue négative et sa
vertu affirmative a été oubliée, au même titre que la morale elle-même. Cette démarche pourrait
rendre le droit plus crédible, affirmant ainsi un peu plus son universalité ainsi que les intérêts
qu’elle protège.
En effet, les sociétés modernes reposent sur la justice en tant qu’application sociojuridique du droit, mais celle-ci est parfois victime d’un manque d’intérêt lorsqu’elle ne remplit
pas pleinement la fonction pour laquelle elle a été créée, c’est-à-dire faire respecter la loi en toute
impartialité. De la même manière, la morale n’échappe pas non plus à ce manque d’intérêt, mais
pour des raisons différentes. Elle est surtout mal vue par la société technoscientifique qui la
récuse, parce qu’elle la juge ni concrète ni efficace. Telles sont les exigences des sociétés
humaines devenues de plus en plus précises sur ses besoins. D’ailleurs, par le manque d’intérêt
dont est victime la morale, apparaissent des expressions à connotation négative comme "faire la
morale", qui désigne désormais le discours des donneurs de leçons, comme si la morale se
réduisait à des paroles et n’avait dans son énonciation aucune légitimité. Voilà pourquoi il
importe de donner une légitimité à la morale par le biais de l’éthique, en essayant de la dissoudre
dans le droit. C’est sans doute de cette manière que la morale cessera d’être vilipendée à tort.
Le fait que la morale, par le biais de l’éthique, crée plus d’engouement de nos jours, est
peut-être le début d’une prise de conscience aussi bien individuelle que collective. L’usage de ce
concept au sein de l’appareil étatique, représenté par des entreprises, des médias, des
associations, des chercheurs et diverses professions, est assurément un signal fort prouvant
qu’elle est finalement digne d’intérêt. Décriée par les uns et souhaitée par les autres, elle
interpelle peu à peu les consciences au devoir, et s’accorde finalement avec l’idée kantienne
selon laquelle, la conscience agit par devoir, et elle est la manifestation pratique de la morale par
l’éthique. Prenant par exemple le cas du travail, l’on peut dire que l’action humaine se détermine
244
par une hypothèse qui lui impose un comportement. C’est l’accomplissement de l’acte moral par
le devoir et par son application concrète, rendue possible par l’éthique.
En faisant fi de l’impératif catégorique imposé par la morale, la réflexion éthique prend le
risque d’être un discours qui n’aurait de sens que du relativisme né d’un consensus autour des
simples valeurs collectivement admises. Pour faire appliquer la morale, l’on doit agir par
principe, c’est-à-dire en évitant de s’ouvrir à tous les actes possibles au gré des situations, sans
au préalable les soumettre aux impératifs qui subordonnent notre raison. Autant la morale définit
les devoirs et les tâches de l’homme, autant l’éthique obéit à son discours, définissant ainsi des
règles de conduites à tenir au sein d’une corporation. Dans cet esprit, le bien et le mal vont varier
en fonction de critères préalablement définis, consensuellement validés, et reconnus comme
éthiquement recevables. Seule la soumission de ces valeurs morales à une approbation collective,
pourrait contribuer à la mise en place d’un espace juridique accepté et reconnu par tous.
Cette démarche est un fondement préalable à l’établissement d’un état démocratique, car,
une véritable démocratie mérite d’être morale, parce que conduite par des règles éthiques. Le
caractère moral du système démocratique doit en principe être admis par tous, puisque celui-ci
tire son fondement de la loi morale établie consensuellement, et à laquelle la démocratie serait
rattachée.
En tant qu’œuvre humaine, la démocratie est capable de graves manquements. C’est
pourquoi, en tant que système politique le moins mauvais possible élaboré par les sociétés
humaines, elle doit tenir compte des valeurs nées de la volonté générale. Réciproquement, un
appui juridique fondé sur la raison et l’éthique semble utile à faire évoluer la morale, qui a
certainement besoin d’une légitimation juridique. Les valeurs morales ainsi revisitées, auraient
ainsi une considération juridique et coercitive. Elles pourraient par conséquent s’accomplir dans
la société sous forme de devoir.
Bien que la morale ne pose que la question du Bien et du Mal, il convient toutefois de
noter que c’est en son nom que l’éthique trouve un écho favorable au sein des sociétés humaines.
Sa portée connaît une progression telle, que l’on tend peu à peu à imprimer une dimension
éthique aux pratiques qui fondent son existence. L’éthique tend donc à devenir le bien mais pas
le Bien, puisque la réflexion éthique s’engage à implanter les repères nécessaires qui instituent la
reconnaissance du moindre mal au détriment du Mal. Comme le lui recommande la morale,
l’éthique est animée par les valeurs fondatrices de la reconnaissance d’autrui en tant que sujet
juridico-moral. Ainsi, il a des droits et de devoirs.
Par ailleurs, on entend souvent dire que la morale doit évoluer et devrait impérativement
s’adapter au progrès scientifique. Ce qui est à notre sens discutable car, même s’il est vrai que la
245
morale véhicule certaines valeurs qui ne semblent plus adaptées à l’air du temps, cela ne voudrait
pas dire que toutes les valeurs qu’elle véhicule sont devenues caduques. Plutôt que d’opérer une
sorte de révolution copernicienne qui tend à inverser l’ordre du savoir, il conviendrait mieux que
les mentalités humaines soient soumises aux valeurs morales. Si les institutions humaines sont
construites à base de règles éthiques, et que les populations sont censées s’y soumettre, alors ces
populations devraient nécessairement se conformer aux règles éthiques à travers la loi
institutionnelle.
Certes, des objections pourraient nous être faites, du fait que tout ce qui est institutionnel
n’est pas forcément légitime. Mais une éthique qui puise sa force dans la loi institutionnelle est
totalement légale. L’évolution des mœurs ne devrait en aucun cas dicter sa loi, ce sont plutôt les
mentalités humaines qui devraient s’aligner sur les règles éthiques autour desquelles la loi trouve
sa légitimité.
Il ressort malheureusement de nos sociétés que le droit se distingue de la morale, ce qui
ne devrait pas être le cas, car les règles de droit ont besoin d’une inspiration morale pour
discipliner la société. Celles-ci devraient nécessairement tirer leur source de la morale. Il arrive
parfois que la réflexion éthique se fourvoie, par exemple lorsqu’elle cautionne le droit dans
l’application de certaines de ses lois qui autorisent l’interdit. En fait, la loi le tolère mais cela
favorise souvent des récidives.
En principe, la réflexion éthique devrait s’interroger sur la qualité des actes et leur
importance morale ou rationnelle, et s’atteler ensuite à leur application stricte. Tirant son bienfondé de la raison elle-même, l’éthique doit gouverner fermement l’action humaine, se chargeant
ainsi d’éclairer ses intentions La loi éthique n’admet en principe aucune transgression des règles
juridiques rationnellement établies. Avec la démoralisation grimpante des sociétés humaines due
au progrès scientifique, l’éthique doit nécessairement devenir un concept à part entière, au point
de trouver et d’affirmer une légitimité juridique. Il y a de plus en plus dans nos sociétés des lois à
la fois amorales et immorales qui sont très dangereuses dans leur application.
Dans ce contexte, il n’est pas inutile de réintroduire la morale, puisqu’elle pose le bien
comme valeur absolue. D’inspiration morale, l’éthique est un élément indispensable pour régir le
comportement de l’homme en tant qu’être social. Posées comme support, des règles juridiques
s’attellent à organiser et à réguler les rapports entre les hommes d’une part, et d’autre part entre
les hommes et le monde. Chargée de valeurs, la réflexion éthique n’a pas la prétention de tout
prendre à sa mesure, elle préfère plutôt dicter des règles qui obéissent clairement à la morale et à
la raison, toutes deux favorables à l’éveil de la conscience humaine.
246
A/ La morale et la conscience
Reconnue comme invention humaine, la morale est en fait une qualité de la nature
humaine qui lui sert de rempart contre le mal agir. Quant à la conscience, elle est pour l’homme,
la faculté de connaître sa propre réalité mais aussi celle des autres, puis finit par les juger à
travers la conscience morale. La morale comme la conscience ont un dessein commun : la
recherche du bonheur. De manière sensée et ordonnée, elles cherchent à construire l’action
humaine dans l’accomplissement du devoir. Bien que la morale se réalise par le devoir, elle est
libre et responsable par la volonté qui se détermine en l’homme. L’homme se sait libre et soumis
simplement à son seul jugement qu’il désigne comme étant sa seule conscience. Or, cette
conscience qu’il s’octroie est purement théorique, c’est-à-dire qu’elle choisit un bien parce qu’il
serait reconnu comme tel pour tous. La vérité entre un bien et un mal préexistant est contraire au
choix de la conscience, car elle peut se révéler en lui comme une injustice. Cela est simplement
dû au fait qu’un choix définitif entre un bien ou un mal est difficile sans possibilité d’interpeller
une instance autre, c’est-à-dire autrui.
Autrui est aussi libre que soi. Deux instances libres valent mieux qu’une par rapport au
choix. Et toute chose mérite d’être soumise aux jugements des consciences individuelles et
collectives pour envisager le choix le moins mauvais possible (c’est le principe de l’objectivité).
Très souvent, la connaissance humaine ne garantit pas l’objectivité de sa conscience, car sa
liberté naturelle est telle que, seule la conscience d’elle-même et sa conscience libre, sont sa plus
grande liberté. En fait, toute intention humaine mérite une attention particulière si elle est
chargée de bon sens et sert l’intérêt commun. De même, la recommandation morale et le rappel à
l’ordre juridique, doivent valoir pour tous les êtres raisonnables. La loi, éclairée par la morale et
la conscience du bien et du mal clairement distinguée par les lois établies, devient le seul arbitre.
C’est ainsi qu’établie par des jugements moraux, elle devient le grand rempart contre le mal. Par
conséquent, tout individu possède un meilleur repère pour effectuer des choix plus justes. Ces
choix imposés par la loi peuvent être considérés comme des devoirs accomplis, parce qu’ils sont
inspirés par la morale. Cela revient à dire que l’impératif catégorique permet à tout individu, non
seulement de savoir ce qu’il doit faire, mais aussi de lui faire prendre conscience de ce qu’exige
le devoir à travers la loi.
Ainsi, la morale et la loi conditionnent et déterminent les habitudes humaines. Les actions
de l’homme sont alors basées sur un principe de liberté, fondé sur la conscience d’une existence
des lois établies. Cette vision de la morale est en effet distincte de celle des siècles anciens, qui
fixaient les règles morales et les bonnes mœurs, essentiellement par le respect inconditionnel de
247
l’ordre religieux. De nos jours, le refus de la religion et l’absence de bonnes mœurs ne sauraient
être un délit, mais une attitude normale, un acte de liberté, et même un principe laïc161 .
Quels que soient les efforts, les formules et les inventions humaines, l’individu demeure
seul avec sa conscience. Bien que conscient de l’existence des lois ou de la morale, la mauvaise
compréhension de la liberté par l’individu, le pousse à la transgression. Tout ce qui existe n’a de
sens et de valeur que par rapport à lui, d’où la difficulté de la morale et de la loi, à trouver une
place définitive dans l’esprit commun. La conscience individuelle reste importante, car tout
individu est libre et, à ce titre, il est en droit de s’opposer à tout ce qu’il pourrait considérer
comme injuste à son égard. D’ailleurs, il n’est pas exclu que certains hommes trouvent le moyen
de s’infliger des sanctions allant jusqu’à l’anéantissement de leur propre être. Par la force de
l’acte posé, une telle attitude suicidaire interpelle les consciences, car celle-ci est en réalité un
cas de conscience. C’est une réalité presque préoccupante qui s’accroît davantage de nos jours.
Les consciences individuelles s’offusquent parfois des conditions de vie imposées par le monde
extérieur, ce qui les met en conflit avec eux-mêmes et avec autrui. Parfois même, le monde
extérieur n’y est pour rien, car les déterminations de leur propre existence ou de leur propre être,
entrent en conflit avec leur propre conscience, ce qui les pousse à s’infliger alors la sanction
irrévocable qu’est la mort. Dans de telles situations, la conscience individuelle trouve une fois de
plus ses limites, d’où la nécessité d’une intervention permanente de la raison.
B/ La conscience et la raison
La raison est pour l’homme, le principe cardinal grâce auquel il se distingue des autres
êtres vivants. Sur celle-ci se greffent bien d’autres éléments dont la conscience, fonction par
laquelle l’homme, après avoir pris connaissance du monde, décide de la direction et de la forme
de l’action à mener. La raison étant la source même de son inspiration, la conscience aura alors
pour rôle d’exprimer dans son mouvement, la hiérarchie et la qualité des actions possibles ou
non. La raison, dans sa fonction d’instance suprême et transcendantale, anime et communique
avec la conscience, lui conférant ainsi la responsabilité d’une analyse rigoureuse des relations du
sujet à son monde. Tout être doué de raison a le mérite d’être conscient. Il devient un modèle de
vie et de relation vis-à-vis de l’autre. Il est le symbole même de la possibilité de réalisation des
valeurs, et représente le pouvoir de choix de tout individu en tant que personne libre. La fonction
essentielle de la conscience dans son rapport à la raison, sera donc de dialoguer et de
161
Dans certains Etats, la liberté de choix, même religieux, est manifeste. En France par exemple, la loi de 1905 a
mis en exergue la Laïcité. La Laïcité c’est la mise en valeur de l’état civil qui distingue la religion de l’Etat. Elle se
caractérise par le fait que le citoyen est libre d’appartenir à n’importe quelle religion. Mais il ne doit pas se faire
remarquer au sein des institutions publiques par de signes ostentatoires, c’est-à-dire visibles et provocants.
248
communiquer, d’abord avec soi-même, puis avec d’autres sujets. Ce double exercice
intrasubjectif et intersubjectif, permet de vérifier si la pensée subjective est conforme à la volonté
objective commune de proscrire l’inutile. La conscience et la raison entretiennent ainsi des
rapports complémentaires, mais la connaissance objective du sujet conscient naît nécessairement
du cogito.
Entre les deux, il n’y a pas de rapport mécanique sous le modèle de l’homme et de la
machine car, machine et conscience s’excluent. Or, entre conscience et raison subsiste une
discussion permanente, laquelle s’affirme par la réalité effective du cogito qui s’actualise par la
conscience sous le contrôle de la raison qui est aussi le bon sens. Lequel se rapporte aux choses
qu’il faudrait faire ou non. Il exige donc la plus grande prudence et la convenance, à ce qui
touche le bien commun. C’est dans cet esprit que la raison et la conscience sont liées par un fort
engagement pour la vertu. Toutefois, des limites demeurent, surtout lorsqu’il s’agit de traiter des
problèmes plus complexes et plus sensibles qui touchent nos sociétés modernes et
contemporaines. Ces problèmes sont d’ordre rationnel et éthique. Ils suscitent une profonde
réflexion et un débat sur les problèmes essentiels qui touchent gravement la nature et
l’environnement. Ils pourraient être résumés par l’interrogation suivante : La morale, l’éthique et
la raison suffisent-elles à mettre fin aux maux que la logique technoscientifique impose à nos
sociétés contemporaines ?
249
6-5 Insuffisances de la morale, de l’éthique et de la raison dans la résolution des problèmes
liés à la nature.
Reconnues comme concepts rationnels chargés de la régulation des conduites humaines,
la morale et l’éthique demeurent sujettes aux critiques venant de toute part. D’un côté, la morale,
en tant que théorie rationnelle de la conduite, représente la dimension abstraite, collective et
sociale, de la détermination du comportement humain. De l’autre, l’éthique se distingue de la
morale au sens où elle serait plus apte à mieux conduire la dimension pratique, individuelle et
professionnelle du comportement humain. Malgré cette répartition des tâches relativement
distincte, la morale et l’éthique poursuivent un même but, celui d’offrir à l’homme un meilleur
jugement face à l’action. Les critiques portées à la morale et à l’éthique ne sont pas forcément un
refus ou une non-reconnaissance de leur existence, elles sont sûrement dues au fait qu’elles
dérangent. Ces critiques sont diverses et portent surtout sur leur côté jugé agressif, et surtout
moralisateur.
A/Critiques de la morale et de l’éthique
En ce début de troisième millénaire, il est très difficile de vivre en dehors de la société
matérialiste et technoscientifique, mais refuser de l’admettre comme modèle parfaitement réussi
est un acte de bon sens. Bien évidemment, notre ère se caractérise par une société matérialiste
totalement omniprésente qui, malgré ses méfaits, ne saurait être rejetée. Elle est traitée
d’envahissante, d’immorale, d’amorale et même d’irrationnelle, ce qui lui confère un statut
d’imposteur dans des sociétés humaines qui se veulent naturellement morales et rationnelles. De
nos jours, il est totalement absurde de bâtir une société dans laquelle les technosciences
n’auraient aucune place, bien que critiquées pour leurs velléités dominatrices. De la même
manière, des sociétés humaines dans lesquelles tout serait rationnellement conçu, de telle sorte
que conscience, morale et liberté se côtoient sans heurts, seraient stupides. C’est pourquoi, la
morale, l’éthique et la raison doivent "se faire une raison" en reconnaissant qu’une nouvelle
société a désormais fait place, et que les exigences humaines sont désormais d’un autre ordre.
Les nouvelles sociétés humaines ne peuvent plus se satisfaire de la seule morale ou de simples
discours dits rationnels, incapables d’apporter des solutions concrètes à ceux qui rêvent d’un
monde plus facile à vivre et qui les mettrait à l’abri des besoins matériels et financiers.
D’après le discours technoscientifique, aucune société matérialiste n’est dépourvue de
raison et de morale, car toute société, toute confession et toute profession est régie par un code
250
de conduite inspiré de la morale et de la raison. Ce code de conduite est appelé déontologie 162 .
Ainsi formulée en déontologie, l’éthique serait loin de contenir des valeurs universelles capables
de faire l’unanimité, puisque celle-ci n’est adaptée qu’au fonctionnement de la discipline qui
l’élabore. Or, l’éthique en général a une valeur universelle, parce que sa compréhension est la
même pour tous, elle ne doit donc pas avoir une application à géométrie variable. Il en est de
même pour la morale.
Dans sa critique objective 163 de la morale, Hegel dit dans les Principes de la philosophie
du droit 164 que la morale est trop entachée de subjectivisme. A cet effet, il critique
vigoureusement la morale en général, et particulièrement la morale kantienne du devoir. Hegel
pense que la morale du devoir, exigée par l’impératif catégorique de Kant dans sa Critique de la
raison pure, est purement formelle et donc sans contenu. Cette critique ne signifie pas qu’Hegel
ne reconnaît, ni n’accorde aucune importance à la morale dans son sens global. Mais par rapport
aux exigences objectives que la morale pourrait comporter, Hegel reste dubitatif et accorde à
celle-ci un rôle totalement secondaire. Il accorde plus d’importance aux exigences objectives
qu’il nomme "vie éthique", qui correspond à la fois à la vie sociale, qu’économique et politique.
La morale, telle qu’admise par le sens commun ou même par Kant, dans ce qu’elle est censée
imposer la raison pratique, est considérée par Hegel comme subjective. En revanche, Hegel
fonde sa morale sur celle de l’Etat objectif, c’est-à-dire une morale fondée sur la loi. Il fustige
ainsi la morale kantienne qu’il juge totalement subjective, lui conférant ainsi une sorte de
relativité de la loi morale.
La critique qu’Hegel porte sur Kant nous semble plutôt sévère, car la morale kantienne
est loin d’avoir un caractère relatif, bien au contraire, elle se caractérise par son impératif
catégorique qui se matérialise par le devoir. Si notre compréhension de la critique morale
hégélienne est juste, l’on serait alors tenté de dire que, la raison pratique à laquelle Hegel fait
162
La déontologie est l’ensemble des règles et des devoirs qui régissent une profession, telle que la déontologie
médicale, qui est l’ensemble des règles et des devoirs professionnels du corps médical. De manière générale, elle
sert à élaborer de manière consensuelle, un registre des règles de fonctionnement, en rapport avec l’éthique. De ce
fait, il est juste de considérer que, les sciences technoscientifiques sont conduites par des règles éthiques, mais
particulièrement rattachées à la profession. Ces règles de conduite sont en fait un code de conduite, qui n’aurait pas
forcément un caractère universel.
163
Hegel formule sa critique dite objective à l’égard de Kant parlant de sa morale fondée sur le devoir. En effet,
Hegel estime que de manière générale, la morale est entachée de subjectivisme et plus particulièrement la morale
kantienne sur le devoir, qu’il estime formelle et vide de sens parce que sans contenu réel. Non hostile à la morale, il
souhaite plutôt une morale qu’il appelle Vie Ethique, à la place de la morale kantienne du devoir. Dans ce sens,
Hegel propose une morale qui correspond à la vie sociale, économique et politique. Il ressort donc qu’Hegel préfère
une "morale d’Etat" qui englobe le social, l’économique et le politique, ce qui montre qu’il opte pour une morale
d’Etat objective fondée sur la loi, au détriment de la raison kantienne du devoir fondée sur la raison pratique. En
somme, Hegel, en tant que rationaliste pure, privilégie naturellement la rationalité objective et déterminante de la loi
politique, à la subjectivité et à la relativité, qui caractérisent la morale kantienne du devoir.
164
Paris, Flammarion, 1999
251
allusion, serait plutôt assimilable à l’impératif hypothétique de Kant. L’impératif catégorique
kantien oblige et ne pose aucune condition par rapport au devoir à accomplir, alors que
l’impératif hypothétique se caractérise par un « si », lequel conditionne l’action à accomplir et
récuse toute obligation.
Marx et Engels montrent dans le Manifeste du parti communiste 165 et dans l’Idéologie
Allemande 166 , l’exploitation du prolétariat par la classe bourgeoise. Ces rapports d’exploitation
ont conduit Marx et Engels à une critique de l’éthique et de la morale sur les rapports de
production. Selon eux, c’est au nom de la morale que la bourgeoisie fondait leurs injonctions sur
les prolétaires. Marx et Engels trouvaient cette attitude plutôt immorale, et se gardaient de
considérer la classe bourgeoise comme étant pourvue de valeurs morales ou éthiques, puisqu’elle
était caractérisée par le mépris de la classe inférieure. Stigmatisée, cette attitude bourgeoise était
jugée hypocrite et moralement irrecevable. C’est pourquoi, Marx et Engels optèrent plutôt pour
une éthique révolutionnaire qui se manifeste dans un engagement politique, dénonçant une
morale bourgeoise, mensongère et perverse.
Inégalitaire et répressive, la morale bourgeoise était alors considérée comme élément de
la superstructure de la société capitaliste. Voulant se faire bonne conscience, la morale
bourgeoise prétend s’émanciper en acceptant les syndicats au sein des entreprises. Dans le Gai
savoir, Nietzsche dénonce la morale comme étant un produit du nihilisme et de la volonté de
vengeance. Cette critique de Nietzsche symbolise la victoire des forces réactives, des faibles et
des dégénérées, sur les forces actives. C’est dans le même esprit qu’il dénonça également la
morale de la religion, comme étant l’expression même de la haine et de ce qui est vivant. Selon
Nietzsche, les moralistes en général, et la morale dite religieuse en particulier, ont tristement
brillé par une transmutation des valeurs. Le bon qui était synonyme de force, était devenu un
mal, et ce qui était mauvais et synonyme de faiblesse, était devenu un bien. Nietzsche pense alors
que tout a été transformé ou inversé.
Cette critique nietzschéenne de la morale est née de son dégoût pour les turbulences qui
ont marqué son temps telles que les répressions et les exécutions, orchestrées par les gouvernants
et les Eglises. C’est sans nul doute en faisant allusion aux chrétiens et aux juifs que Nietzsche
formule cette thèse, car il les prend pour les grands responsables de l’histoire de la répression de
l’instinct de vie et de la volonté de puissance présente dans le monde. Nietzsche pense que tout
l’appareil moral de cette triste période, s’est accru sur les bases de la torture et de la cruauté. Ce
qui le conforte dans l’affirmation selon laquelle, il n’y aurait rien de moral au fondement de la
165
166
Paris, Editions sociales, 2004
Paris, Editions sociales, 1968
252
morale. Il exhorte donc tout le monde à se reconnaître dans une autre race d’homme, qui devra
impérativement être libérée des carcans des valeurs morales de ce temps qu’il estime inhibitrices.
C’est ainsi qu’il place le surhomme comme porteur de valeurs. Celui-ci doit incarner des valeurs
plus nobles et plus convenables aux hommes nouveaux, libérés de certaines valeurs morales
jugées trop rétrogrades.
Figure de proue de la critique logique, Wittgenstein dans le Tractatus logicophilosophicus 167 , s’attaque plutôt aux propositions de l’éthique qui, selon lui, ne diffèrent pas des
propositions de logique elles-mêmes. Pour lui, toutes les propositions de logique sont
tautologiques, c’est-à-dire qu’elles ne désignent rien d’extérieur sur le plan empirique, elles ne
renvoient donc qu’à elles-mêmes. Ces propositions ne sont en fait que formelles, et trouvent leur
fondement dans de simples tableaux de vérité. Elles ne proposent rien de fondamental, en dehors
des simples valeurs de vérité que sont le Vrai et le Faux, alors que celles-ci ne sont en réalité que
des valeurs de jugement. Les valeurs de vérité s’apparentent tout aussi aux propositions logiques
de catégorie que sont le Bien et le Mal, qui sont des valeurs de vérité de la morale et de l’éthique.
En clair, tout comme les propositions logiques, la morale et l’éthique peuvent être ramenées aux
simples propositions formelles, sans contenu réel. La seule validité du raisonnement ne suffit pas
pour en sortir une vérité immuable.
En somme, les énoncés moraux et éthiques, au-delà de leur réalité formelle, ne dégagent
en eux aucun sens pratique. De plus, ils sont autodésignatifs, c’est-à-dire qu’ils ne parlent en
réalité que d’eux-mêmes. Même si la critique portée par Wittgenstein peut effectivement
conduire à une conclusion chargée de sens, celle-ci n’efface pas le manque d’engouement suscité
de nos jours par ces notions. Tout en reconnaissant que la morale et l’éthique ne sont pas
dénuées de sens formel et ne profèrent aucune contradiction, Wittgenstein dit simplement que
sur le fond, elles sont dépourvues de sens. Si elles sont jusque-là dénuées d’une profondeur de
sens, c’est bien parce qu’elles ne désignent pas d’objet extérieur, mais se contentent de mettre en
évidence leur propre valeur comme le fait déjà la logique. Leur intérêt serait avéré si elles
désignaient plutôt les choses, et surtout si elles les posaient objectivement. La morale et
l’éthique, plutôt que de désigner des objets extérieurs, elles s’autodésignent et fondent leurs
valeurs sur des (valeurs posées) a priori.
B/ Critiques et limites de la raison
Il n’est pas rare que le qualificatif rationnel, soit parfois considéré par certains hommes
comme étant garant de vérité certaine. A ce titre, l’irrationnel est automatiquement réfuté. De
167
Paris, Gallimard, 1973
253
même, on associe souvent la raison à la sagesse, et tout homme sage est de fait vu comme une
personne modérée, équilibrée, honnête et surtout vertueuse. En général, il est vu comme celui qui
fait preuve d'une grande prudence, tant dans ses jugements que dans son action. L’homme sage
est celui qui se caractérise par une attitude lucide face à toute forme d’actions, il incarne par
conséquent la raison dans sa plénitude. La raison doit ainsi être comprise comme le contraire de
la passion, de la démesure, de la folie, de la précipitation, de l’impulsivité, en un mot du vice.
Par cette formulation, l’on donne l’impression que la raison ne se trompe jamais ! Mais, n’est-il
pas aussi possible d’y voir une figure moins sympathique ? Finalement, la raison a-t-elle
vocation à toujours avoir raison ?
De toute évidence, la raison incarne la cohérence, c’est une certitude à laquelle personne
ne pourrait déroger. Toutefois, il serait très facile de sombrer dans le piège du dogmatisme, si
l’on ne reconnaît pas qu’elle pourrait contenir en elle des limites. Son caractère spécifique à tout
homme, ne fait nullement d’elle, une instance exemptée de tout vice. Dans sa Critique de la
raison pure, Kant lui-même avait pris le soin de distinguer soigneusement le domaine du
rationnel de celui de l’irrationnel. Cette distinction avait pour but de déterminer le domaine du
rationnel, afin de fixer les limites qu’elle ne saurait franchir. Dépasser certaines limites c’est
empiéter sur le champ de l’irrationnel, c’est au final franchir un domaine qui n’est pas le sien.
Cette aventure la conduirait à outrepasser ses propres exigences, celles du calcul rationnel
correct et infaillible, face aux actions à mener. Le cas de la preuve de l’existence de Dieu
apportée par Descartes, explique à quel point il est difficile, sinon impossible, de convaincre par
la simple raison, malgré l’évidence d’une cohérence parfaite.
Cette volonté de saisir ce qui ne relève pas de ses propres compétences, prouve que la
raison ne souhaiterait pas se fixer des limites. Sa prétention à vouloir saisir l’absolu est un
exercice risqué et approximatif à la recherche de la vérité. Cette prétention à tout faire et à tout
savoir a sans nul doute été l’une des motivations de Kant, à distinguer la raison de
l’entendement. Kant pense que la raison commet des graves erreurs, lorsqu’elle cherche à
prendre le canon de l’entendement. Pour lui, la raison n’est pour l’entendement que ce qui lui
permet un usage des règles logiques. La pensée rationnelle consiste à expliquer les catégories
telles que la causalité, la substance etc. Mais l’entendement est du domaine de l’expérience,
c’est-à-dire ce qui est déterminable dans l’espace et dans le temps. En reconnaissant justement
que la raison est la faculté de réfléchir suivant des règles, et de penser avec des concepts
abstraits, Kant distingue donc la raison de l’entendement. Il pense que la raison est en fait une
réflexion sur les principes généraux et abstraits de la pensée, alors que l’entendement est la
capacité de réfléchir sur les phénomènes ou les choses concrètes afin d’y découvrir des lois.
254
De ce point de vue, la raison a des limites certaines et très strictes, car elle se fonde
essentiellement sur le discours logique comme moyen sûr d’acquisition du savoir. Or, la
pertinence par la cohérence du discours est une richesse mais dépourvue de toute connaissance
expérimentale, cette forme de connaissance est donc loin d’être une source réelle de vérité. Nous
nous souviendrons que, les sophistes se caractérisaient par leur capacité à convaincre sans
forcément avoir raison. Par de simples jeux de mots, ils parvenaient à plaire par la simple beauté
du discours dont le contenu était dépourvu de vérité. De cette attitude à prouver une chose et son
contraire sans se fixer pour but la recherche de la vérité par l’expérience, la raison présente des
qualités sûres, mais non suffisantes. Phagocytée d’une dimension importante à l’acquisition du
savoir c’est-à-dire de l’expérience, la raison ne pourrait pas s’affirmer comme nécessaire aux
nouvelles sociétés humaines, reconnues plus exigeantes et vouées au concret. En réalité, la raison
n’est qu’un outil du sophisme qui, par le simple fait du discours, parvient à toute sorte de
démonstration par le biais du seul raisonnement logique. C’est une faute de vouloir tout justifier
par le raisonnement les points de vue les plus radicalement opposés. La raison est capable d’une
telle attitude, mais le bon sens recommande une attitude contraire, et fait appel à une attitude
plutôt raisonnable.
Il semble juste de reconnaître que la connaissance humaine a besoin de connaissances
théoriques apportées par la raison, et celles dites pratiques apportées par l’expérience. La vérité
est de ce point de vue inaccessible par la seule raison, d’où la nécessité de l’associer aux
connaissances pratiques des sciences expérimentales. C’est dans cette optique que Kant 168 , après
avoir pris connaissance de l’œuvre de David Hume 169 , entreprit de sortir de son sommeil
dogmatique. Il réalisa que, de manière isolée, la raison n’avait aucune chance de parvenir à une
véritable connaissance des choses.
D’autres critiques peuvent en outre être portées à la raison, au premier rang desquelles se
dresserait son attitude dubitative, qui renvoie l’homme au doute perpétuel. Le doute est un
réflexe omniprésent dans l’esprit humain, qui pousse parfois l’homme au scepticisme total.
Même si Descartes a fait du doute un élément de raison, le doute n’est pas un moyen absolu de
168
Attaché au rationalisme, Kant est plutôt à mi-chemin entre rationalisme et Empirisme car, Après avoir Lu David
Hume, grand critique du rationalisme dogmatique contenu dans la Métaphysique du XVIII ème siècle, il inspira Kant
qui avouait sortir de son sommeil dogmatique. Joseph Vialatoux l’explique bien à la page 3 de son ouvrage intitulé
La morale de Kant, Paris, PUF, 1963.
169
David Hume est une grande figure du XVIII ème siècle Anglais. Il est physicien et s’intéresse aussi à la
diplomatie. Il s’intéresse également à la philosophe pour laquelle il consacre une grande partie de sa vie. Il publie
Plusieurs œuvres dont les plus connus sont : Traité de la nature humaine publié en pour en 1940, Les Essais moraux
et politiques en 1741, Les Essais philosophiques sur l’entendement humain qu’il publie en 1748. Mais c’est surtout
sa critique de la connaissance et de la causalité développée dans l’Essai sur l’entendement humain, qui inspira Kant
au point de le "réveiller de son sommeil dogmatique".
255
connaissance pour tous dont les religieux, qui trouvent que celui-ci est un élément destructeur de
la foi. Du fait de la réflexion sur les questions existentielles qu’il autorise, c’est-à-dire sur la
création, et donc sur l’existence même de Dieu, les religieux y voient un danger. Cela s’explique
par le fait que le doute peut conduire l’être rationnel à la remise en cause de certaines valeurs
fondamentales de la religion telles que le salut que l’on obtient à travers le respect des Ecritures
(Evangiles, Sourates etc.), qui affirment l’existence réelle d’un Etre suprême appelé Dieu, Allah,
Bouddha etc. Cette attitude remet totalement en cause des idées que la plupart des gens, surtout
les croyants, considèrent comme des évidences alors que la raison en fait des simples éléments
soumis à la réflexion métaphysique.
Il semble que la véritable attitude rationnelle consisterait plutôt à se méfier de la raison,
qui présente un caractère dangereux, et surtout non efficace à l’acquisition d’une connaissance
pratique. Dans ce sens, la raison est désignée comme source des malheurs de l’homme, parce
qu’elle serait à l’origine de la régression du progrès scientifique. Au non de la raison, des
atrocités ont été commises. Au nom de la raison, des hommes se sont crus supérieurs aux autres.
Au nom de la raison, des guerres ont eu lieu. Des Anciens à nos jours, la raison a exercé un
pouvoir parfois excessif, contribuant ainsi à un retard considérable des connaissances humaines.
Au nom de la raison, des lois injustes sont votées dans nos sociétés, alors que c’est elle qui
devrait plutôt empêcher toutes ces dérives ! Préalablement définie comme puissance critique de
la pensée, la raison devrait en principe être l’instrument privilégié, non seulement de la
philosophie mais aussi de tout homme. Or, elle a parfois échappé à une autocritique rigoureuse,
qui devrait la rendre plus objective et l’éviter ainsi d’être considérée par tous comme simple
objet de réflexion et de distinction avec l’animal. Son usage abusif entraîne des manquements
qui éloignent l’homme de la lucidité rationnelle qui valorise son être. Il serait donc temps que la
raison cesse de toujours vouloir avoir raison.
Par sa cohérence, la raison est vraisemblablement capable de justifier l’existence, la
valeur ou le devenir de toute chose. Mais cette prétention à tout maîtriser est-elle recevable ? La
raison a-t-elle toujours raison ou joue-t-elle la raison du plus fort ? Tous les rationalistes
répondraient sans ambiguïté que la raison a toujours raison, mais les empiristes affirmeront sans
aucun doute que c’est par l’expérience que tout est possible. Nous nous garderons ici de rentrer à
nouveau dans cette polémique d’écoles. Il est néanmoins utile de préciser que les rationalistes et
les empiristes s’accordent sur le fait que la raison est partout présente dans la pensée humaine.
Elle agit en l’homme à tout instant, mais ne s’applique pas de la même manière. Elle est partout
présente en l’homme parce qu’elle est son patrimoine hérité de sa nature. Cependant, les avis
256
sont partagés sur son efficacité et sa capacité à apporter des solutions concrètes aux problèmes
posés.
Dans ce contexte, il est possible de conclure que les empiristes nient toute transcendance
humaine due à l’exercice de la raison. Au contraire, les empiristes dénoncent certaines dérives de
la raison, et surtout la faiblesse de sa capacité à agir efficacement face aux problèmes concrets.
Ce qui fait de la raison un simple concept de dissertation et de rêveries. Mais la raison est-elle
capable de dérives ? Ne se sert-on pas d’elle comme alibi pour justifier les limites de la pensée
humaine face aux forces de la nature ? Toutes ces indexations ne sont-elles pas le camouflage
d’un savant calcul au service d’un ensemble d’intérêts particuliers ? Autant d’indices et de
questions qui montrent que la définition première de la raison tombe malgré tout sous le charme
des passions, et fait perdre tout sens à l’idée première de ce concept, qui est le fait d’un calcul
rationnel.
Fruit d’une invention de l’esprit humain, la raison ne peut qu’avoir des limites, lesquelles
marquent effectivement celles de la pensée humaine face à la force et à la puissance de la nature.
Comme toutes les théories humaines résultant de la pure invention et fondée sur la seule
abstraction, la raison n’échappe pas à cette critique et doit chercher à progresser en s’adaptant à
l’évolution du monde. C’est sûrement grâce à sa cohérence et grâce à l’éclairage de la logique
qui la fonde, que la raison justifie son bien-fondé valorisé par son caractère polysémique. Se
définissant parfois selon le sens que chacun en donne pour justifier ses turpitudes ou ses idées,
elle engage une vision, un rapport au monde tout à fait différent qui intervient dans le processus
de connaissance lui-même. Cette capacité unique et globalisante qu’elle offre constitue peut-être
son point faible, car, soumise aux questions philosophiques, la raison présente effectivement des
limites et doit arrêter son activité là où commence l’expérience.
Comprise simplement comme pensée méthodique, comme calcul réfléchi, ou comme
lucidité au sens d’une prise en compte de la réalité, la raison offre une définition totalement
étroite. Il s’agirait là d’une définition partielle et insuffisante, qui peut conduire à des usages
abusifs du terme et à des justifications usurpées. Par exemple, suffit-il qu’une action soit bien
calculée, mesurée, logiquement maîtrisée et efficacement raisonnée pour qu’elle soit conforme à
la raison ? Assurément non. Des délits et crimes soigneusement calculés, sont sans cesse
perpétrés avec soins, après une préméditation mûrement réfléchie. Des calculs rationnellement
menés par certains esprits malicieux, entourés de qualités qui échappent à tout soupçon,
produisent régulièrement des crimes, des viols et d’autres forfaits immoraux et inhumains. Mais
finalement, une telle attitude est-elle le fait de la rationalité ?
257
D’aucuns répondraient de suite qu’ils sont passionnels, mais la passion peut-elle être
aussi calculatrice que la raison ? Peut-elle soigneusement choisir de détruire sans scrupule
l’existence ou la vie d’un peuple par une arme préalablement conçue (nous faisons allusion à la
bombe atomique) pour une telle mission ? Doit-on tuer (sa femme) malgré la gravité de la faute
commise ? De plus en plus, on a coutume de parler de crime passionnel lorsque de tels actes sont
commis, et cela pour désigner une catégorie de délits commis souvent sans préméditation ou par
amour. Mais que dire de ces inventions des grands savants totalement imprégnés de raison ?
Auraient-ils mené ce genre d’actions sous le coup d’une brusque passion qui aurait perturbé le
jugement erroné ayant fait disparaître la qualité d’un jugement rationnel ? Si la réponse apportée
à cette dernière interrogation est affirmative, on s’aperçoit alors que la raison semble attribuer à
la passion tout ce qu’elle récuse. Aussi présente qu’elle est en l’homme, aussi précise dans ses
choix, aussi calculatrice qu’elle se définit, la raison dans ce sens devient complice des passions,
dans le sens où elle tolère une rationalisation des vices aussi bien calculés.
De ce qui précède, une distinction doit nécessairement être faite entre le rationnel et le
raisonnable. En effet, rationaliser quelque chose n’est pas forcément la rendre raisonnable, car
une idée peut-être rationnelle mais pas raisonnable. Dans cette logique, rationaliser prend le sens
d’une recherche d’équité, c’est le partage équitable voulu par la raison pure. Or, le raisonnable a
le sens d’acceptable, de satisfaisant, c’est la raison pratique. Prenons comme exemple un cas
concret, celui du monde du travail. Par rationalisation du travail, il ne s’agit pas de réparer toutes
les injustices entre les employés et les employeurs. Il s’agit plutôt de rendre acceptable les règles
qui conduisent à un consensus partiel de celle-ci, selon les exigences et les profits de l’entreprise.
Cette rationalisation du travail a été présentée aux sociétés humaines comme solution
pratique aux problèmes liés à cet espace professionnel. Elle a apporté le savoir-faire des
machines et a vulgarisé la robotisation, sous prétexte d’une réduction des souffrances humaines.
La rationalisation du travail semblait alors être le produit judicieux d’un calcul rationnel qui
aurait permis une économie de temps et une augmentation de la productivité avec pour objectif le
bonheur de l’homme. Ces idées savamment menées sont a priori chargées de bons sens, mais ce
calcul méthodiquement réalisé a en réalité des vices cachés : l’exploitation des travailleurs et le
gain financier.
Peut-on dans ce cas dire que la rationalisation du travail est réellement conforme à la
raison ou au bon sens ? Par cet exemple, il ressort donc qu’une action rationnelle n’est plus
forcément le fait d’une idée née de l’esprit humain, en tant qu’il est l’incarnation même de la
raison. A notre sens, une action ne peut être dite rationnelle que si les fins poursuivies par celleci sont effectivement raisonnables, c’est-à-dire si elles visent le bon sens et permettent de lutter
258
contre les inégalités. Ces exemples montrent bien qu’un usage purement calculateur de la raison
peut conduire aux pires folies. La véritable rationalité implique nécessairement une réflexion sur
les fins poursuivies, leur universalité, leur moralité et leur compatibilité avec les libertés
humaines.
De ce point de vue, la raison, dans son expression la plus rationnelle, ne pourrait donc pas
suffire à résoudre de manière singulière, les problèmes humains et ceux des autres vivants. Elle a
forcément besoin d’autres forces utiles à la pénétration du réel par la praxis, car la complexité de
la nature et la diversité des besoins humains supposent une imbrication des forces en présence. Il
serait illusoire de prétendre régler cette pléthore de maux par la seule cohérence du discours et
par la beauté langagière qu’elle suscite.
Toutefois, la raison demeure le premier recours humain face aux problèmes qui se posent
à lui. De ce fait, elle doit servir à donner les principes généraux du raisonnement utile à l’action
concrète. L’entendement et tous les concepts qui s’y rattachent, contribuent ainsi à mieux la
canaliser et à offrir à l’homme une meilleure connaissance du monde qui l’entoure. Cela
permettrait de mieux s’intégrer face aux pesanteurs de la postmodernité et aux exigences nées de
l’impératif du respect de l’environnement.
259
Conclusion de la deuxième partie
La nature apparaît donc comme une force et comme un pur enchaînement causal. Il s’agit
de concilier, et même de réconcilier la nature, l’homme et la raison. Cela pose la question de la
liberté humaine, le problème du destin et des actes préalablement déterminés par la nature. Il
nous semble nécessaire de montrer que par la force de la raison, l’homme est censé faire la part
des choses pour se construire en tant qu’être essentiellement conscient et responsable. C’est donc
un problème moral qui se pose à l’homme dans sa conduite, et dans sa conquête de la nature. On
retiendra surtout qu’au-dessus de toute chose il y a la raison. En tant qu’elle est initiative sensée,
elle doit orienter l’être humain vers des projets vertueux qui imposent la rectitude à son action,
laquelle doit s’accomplir dans un souci du devenir. A aucun moment la raison ne contribue à
ruiner liberté humaine, celle qui lui offre des droits et lui rappelle des devoirs. La liberté éclairée
par la raison est un bien juste et raisonnable. Elle est souvent le fruit d’une conquête, d’un
affranchissement des causes de l'erreur. Mais comment faire en sorte que l’homme suive toujours
la voie de la raison ?
Pour y parvenir, il importe à tout homme de lutter contre certaines de ses opinions qui
pourraient frustrer ou offenser la raison. Une orientation autre que celle qui est
fondamentalement la sienne lui est parfois imposée par l’insatiabilité de l’esprit humain. En
effet, l’enjeu semble complexe, mais la raison a préalablement les capacités de déterminer toute
action droite, à condition que l’homme y mette de la volonté. Il ne s’agit donc pas pour tout
homme de se résigner à un sort qu’il pourrait aisément éviter, il serait plutôt bien qu’il motive sa
raison, en agissant et en faisant preuve de volonté. C’est grâce à la volonté individuelle que la
raison s’imprime efficacement en l’homme. L’une des solutions indispensables pour permettre à
la raison de s’imprimer et de s’exprimer pleinement en l’homme, serait alors de sortir du
fatalisme qui, s’oppose radicalement au volontarisme. C’est dans cet état d’esprit que l’être
humain peut définitivement se réconcilier avec la nature, qui a fortement besoin de la vision
rationnelle de l’homme pour assurer sa survie.
Cette analyse vaut aussi bien pour la liberté que pour la responsabilité humaine sur la
nature. L’homme libre et responsable est maître de son destin, il se réserve la jouissance de
l’essentiel, car la raison, la vertu et tout ce qui dépend de l’homme, relèvent essentiellement de
ses compétences. Donc, contrairement à l’idée que l’homme doit subir son destin, la liberté
morale et la responsabilité de chacun sont en fait dans l’ordre du destin. Le stoïcisme l’explique
bien, c’est pourquoi il est en réalité une philosophie de la raison, de la liberté et de la
260
responsabilité. En effet, la philosophie, en tant que discipline apte à expliquer rationnellement les
choses, permet également à l’homme de mieux comprendre et de mieux accepter ce qui lui
arrive. Mais comment accepter tout ce qui nous arrive ?
Plus près de nous, Spinoza adopte le point de vue des Stoïciens et nous indique que le
meilleur moyen de se libérer est l’intelligence. Pour lui, il suffirait à tout homme de comprendre
que tout ce qui lui arrive est absolument nécessaire pour être libre. Selon Spinoza, c’est par
l’intelligence que l’on peut parvenir à admettre cette réalité humaine qui affirme son plein
épanouissement. Il s’agit alors pour l’homme de décider par son intelligence. Ainsi, pour
Spinoza, la liberté en tant qu’absence de contrainte est un leurre et une formidable illusion
humaine. A notre sens, la vision spinoziste et la compréhension stoïciste de la liberté se
distinguent difficilement. Ensemble, ces deux visions, pourraient servir d’idéal pour une
compréhension de la liberté et pour le respect de la nature. L’idée serait alors d’adapter la
compréhension stoïcienne et spinoziste de la nature à la vision moderne de celle-ci, car la vision
moderne de la nature rend parfois difficile la cohabitation entre l’homme et la nature. Parvenir à
cette initiative, revient à chercher des solutions fiables aux problèmes qui minent la modernité
sur les questions de l’environnement.
261
TROISIEME PARTIE : La Modernité et la question de l’environnement
262
Introduction à la troisième partie
N’étant peut-être pas le garant de sa propre vie, l’homme n’en est pas moins,
vraisemblablement, responsable de celle des autres êtres vivants. Par ses pratiques, il a introduit
dans son milieu naturel des modes de pensées, de conception du monde et du sens de la vie. Au
premier rang de ces pratiques figurent les technosciences, outils nécessaires et indispensables
pour l’amélioration de ses conditions de vie et, dans une certaine mesure, de celles des autres
êtres vivants. Dans sa logique de maîtrise et de domination du monde, l’homme a eu l’illusion de
pouvoir appréhender la nature à la mesure de sa volonté. Ainsi, il a accru considérablement ses
moyens d’action sur son environnement et il a imposé les technosciences aux sociétés humaines.
Il a fait d’elles un mode de vie incontestable, introduisant de facto de profondes altérations des
comportements qui par ricochet ont amplement contribué à modifier les cadres de vie.
Certes, les sociétés humaines tirent des technosciences des avantages énormes. Elles
procurent à l’homme un bonheur irréfutable quant à la satisfaction de ses besoins, à ses habitudes
alimentaires, sanitaires et autres. Néanmoins, dotées de buts précis et de méthodes très
rigoureuses, les technosciences évoluent sans cesse. Elles font évoluer l’homme et son rapport à
la nature au gré de leurs découvertes, c’est-à-dire selon des rythmes qu’elles imposent aux
sociétés. Leurs initiatives entraînent au sein des sociétés humaines des modifications profondes
et variées. Mais les problèmes afférents à de telles modifications sont multiples. Parmi ceux-ci
figurent la pollution et la possible fragilisation des équilibres naturels – voire du principe même
de la vie, avec l’usage militaire de l’atome par exemple–, la non subordination de l’action à des
valeurs morales et la non implication de la raison comme outil de jugement par rapport à l’action
à mener.
De ces inconvénients délibérément assumés ou non, naissent des maux insupportables,
directement ou indirectement liés aux technosciences. Par voie de conséquence, celles-ci ont,
rendu l’homme et son milieu totalement vulnérables, puisqu’ assujettis par l’exercice de leur
hyperpuissance et de leur omnipotence. Les technosciences n’apportent donc pas exclusivement
le bonheur à l’homme, elles constituent aussi pour lui un danger.
Dans ces conditions, l’homme doit se montrer prudent quant aux directions qu’il confère
à son action. Par le biais du droit positif dont il est dépositaire, il peut apporter des réponses
efficaces pour ce qui concerne non seulement sa propre existence, mais aussi pour celle des
autres êtres vivants, voire pour la nature toute entière. S’étant lui-même rendu vulnérable,
l’homme doit désormais se protéger de la dynamique dangereuse qu’il a créée, car avec cette
263
dynamique inventive se développent en lui le génie du bien et du mal. Ainsi, ni les limites de la
pensée humaine ni le contrôle de celle-ci par l’homme n’offrent des garanties absolues. C’est
pourquoi pourrait se faire jour une nécessité nouvelle de normer aussi bien l’attitude de l’homme
que l’étendue de son savoir, ou même celle de ses idées les plus flottantes. L’idée de susciter de
nouveaux impératifs par le biais du droit, considéré comme produit de la rationalité humaine,
pourrait apparaître comme l’une des solutions souhaitables. Le devoir de l’homme consisterait
alors, en termes de technosciences, à lier systématiquement les droits aux devoirs, qui relèvent
totalement de son pouvoir et de sa seule volonté.
L’action éthique trouverait ainsi son sens et sa valeur, parce qu’elle serait commandée par
la raison qui lui fixe des buts. (L’homme pourrait alors penser le progrès apporté par les
technosciences en relation avec leur capacité ou non à préserver le lien universel de l’humanité
avec la nature). Parallèlement à sa perpétuelle quête du bonheur, l’homme serait celui qui pense
pour l’intérêt commun, c’est-à-dire à la fois pour lui-même et pour toutes les autres formes de
vie. Dans cet esprit, le progrès technique, corrigé de sa dimension excessive, contribuerait d’une
part à tisser une véritable relation entre l’homme et la nature, d’autre part à construire un lien
social entre les membres des sociétés humaines.
Face à l’absence de raisonnement en amont, dans la mise en place d’un projet
technoscientifique comportant des risques graves pour l’homme et pour la nature, l’idée d’une
imbrication pensée entre technosciences et raison pourrait constituer le préalable à un progrès
sensé, c’est-à-dire subordonné à un travail d’élucidation des problèmes et non à des principes
utopiques.
Concilier le progrès scientifique inhérent aux technosciences avec la raison et la morale,
ce n’est pas le réfuter, mais plutôt humaniser l’action, dans la mesure où la raison suppose
conscience et responsabilité. Faire évoluer la pensée humaine suppose une grande capacité
d’analyse et de lucidité face aux actions à mener, qui peuvent relever des tâches que la
philosophie est susceptible de se proposer.
Caractérisée par l’analyse du rationnel et même de l’irrationnel, la philosophie s’intéresse
surtout aux concepts et cherche à expliquer le monde par le biais de la raison, source de la
morale. S’intéressant aux concepts, elle parle de celui de responsabilité mieux que toute autre
discipline. Par sa conception et son usage du dialogue, la philosophie peut s’avérer favorable à
une implication plus forte des autorités politiques en tant que garantes des institutions étatiques.
Du reste, la démocratie elle-même est un concept qui n’échappe pas au savoir
philosophique, lequel a sans nul doute contribué à sa systématisation. Se concevant dans sa visée
comme le système politique le moins mauvais possible, la démocratie tend à apporter la sérénité
264
à l’homme grâce à la sécurité institutionnelle qu’elle garantit à la société. Même si elle présente
diverses insuffisances selon les modalités variables de l’application de ses principes d’un pays à
l’autre, elle détient encore, potentiellement, les solutions pour la mise en place d’une société
respectueuse de la vie. En ce sens, ainsi qu’en celui de concept politique n’échappant pas aux
compétences de la philosophie, la démocratie demeure apte à réconcilier technosciences et
société.
265
Chapitre VII : Les technosciences et la société
Evoquer la question des technosciences, qui désormais apparaissent de plus en plus
comme un concept cardinal, nous incite à penser que l’acte de naissance de la technique est très
récent. Or, il convient de rappeler que la technique doit être rattachée au savoir-faire humain,
lequel est aussi ancien que l’espèce humaine elle-même. Ce savoir-faire est entre autres le fruit
d’un héritage, c’est-à-dire d’une transmission cumulative des méthodes et des savoirs ancestraux.
La technique ne provient donc pas à proprement parler de la science moderne ou contemporaine,
mais d’un savoir ancestral et longtemps oral.
Admettre cette analyse, c’est aussi accepter que l’homme a d’abord été homo faber, puis
homo sapiens. Avec l’association des sciences et des techniques, il n’a fait qu’accroître ses
capacités à produire, auxquelles il était déjà prédisposé par nature. L’urgence, les nécessités
vitales, la lutte pour la survie et la conservation de soi, ont favorisé l’éveil de toutes ces qualités
latentes en l’homme. Les technosciences, non au sens le plus contemporain mais dans celui de
produit de la relation science/technique, ont surtout contribué au fil du temps à améliorer les
pratiques et la maîtrise des outils. Il serait donc inexact de penser qu’il n’y a pas de technique là
où il n’y a pas de science.
L’existence d’objets tels que les pierres taillées, les flèches et fléchettes de chasse ou de
défense etc., atteste suffisamment de l’ingéniosité des peuples anciens. La fabrication des
produits médicinaux à base de plantes pour guérir des maladies, ou la conception de vêtements à
partir de peaux des bêtes, sont autant de preuves de l’ingéniosité humaine. Ces pratiques sont
aussi la preuve que les peuples traditionnels, dépourvus de toute idée de science, faisaient déjà
usage de techniques extrêmement élaborées. De ce fait, il nous semble juste d’affirmer que la
technique a incontestablement précédée la science, même sil n’en semble pas moins juste de
reconnaître qu’il y avait potentiellement dans la technique les linéaments de la scientificité.
En associant leurs forces et en améliorant les conditions de vie de l’homme, science et
technique ont apporté à aux sociétés humaines ce qui allait s’appeler le progrès, De manière
incontestable, la science et la technique sont devenues un atout et un enjeu majeurs pour le genre
humain. Mais le progrès, qui en un sens reste une réalité indubitable, s’est révélé parfois
excessif, générant souvent des processus de destruction du lien social et de dégradation de
l’environnement. La conjonction de la science et de la technique, appelée ici technosciences,
semblent bien pouvoir agir sans implication da la raison. Or, la primauté de l’acte rationnel et
moral sur les outils du progrès paraît philosophiquement indispensable. Concrètement, une
266
implication forte des pratiques politiques devrait avoir pour but d’assurer un niveau acceptable
de protection des sociétés humaines et de l’environnement. Mais tout d’abord, il importe de
revenir un peu plus longuement sur la naissance et l’évolution des technosciences, d’où le titre
du chapitre suivant.
7-1 Qu’est-ce que les technosciences ?
Le terme de « technosciences » a connu des fortunes diverses, tant pour son contenu que
pour son orthographe. Aujourd’hui encore, le mot s’orthographie soit avec un trait d’union
(techno-science), soit en un seul mot (technoscience) ou au pluriel. Nous devons le terme à
Gilbert Hottois 170 , qui a été le premier à l’utiliser au début des années soixante-dix. Il l’écrivait
en deux mots reliés par un trait d’union, ce qui a certainement suscité des réactions diverses face
au néologisme ainsi forgé. Avec l’adoption et la reconnaissance progressive du concept, celui-ci
a donné naissance au terme « technoscience » tel que désormais nous l’écrivons dans l’usage
courant.
Toutefois, on peut constater que l’idée et la notion, ou du moins une conscience du
phénomène, préexistaient aux alentours des années trente. Dans Le nouvel esprit scientifique 171 ,
notamment, Gaston Bachelard parlait déjà de « science-technique » en 1934. L’adjectif
« technicoscientifique » a été utilisé par François de Closets 172 en 1970. Enfin, en 1977, Jacques
Ellul utilise à son tour l’adjectif « techno-scientifique » dans Le système technicien173 tandis qu’à
la même période, Habermas parle de son côté de la « scientifisation de la technique » dans La
technique et la science comme « idéologie » 174 .
L’idée de ces auteurs était de forger un terme qui pourrait associer les notions de sciences
et de techniques. L’importance de leur volonté d’associer les deux mots au moyen d’un
néologisme se trouve attestée
par le fait qu’en une trentaine d’années, le lexème
« technosciences » (en un seul mot) a été quasi unanimement reconnu et accepté par tous. Depuis
les années 1990, le contenu du terme est généralement défini comme « la fusion de la science et
170
Gilbert Hottois l’emploie pour la première fois dans son ouvrage intitulé Le Signe et la technique (la Philosophie
à l’épreuve de la technique), Préface de J. Ellul, Paris, Aubier, 1984.
171
Paris Puf, 1978
. Dans son livre intitulé En danger de progrès, Paris, Denoël, 1970, p. 94, François de Closet faisait déjà usage de
l’expression « technicoscientifique », qui au fond a le même sens que technosciences.
173
Calmann-Lévy, 1977
174
Paris, Gallimard, 1973
172
267
de la technique, c’est-à-dire le double mouvement de la scientifisation de la technique et de la
technisation de la science 175 ».
C’est pourquoi il convient ici de se demander en préalable : en quoi a consisté et consiste
aujourd’hui la technique ? Le mot vient du grec ancien teknè (τεκηε), qui signifie « tisser »,
« fabriquer » « produire », « construire ». Cependant, le mot est devenu polysémique dans
l’usage contemporain, car les notions auxquelles il renvoie concernent simultanément plusieurs
secteurs d’activités.
Dans un premier sens, le terme signifie l’ensemble des procédés employés pour produire
une œuvre ou obtenir un résultat déterminé. Mais dans un second sens, la technique désigne un
ensemble de procédés méthodiques fondés sur des connaissances scientifiques et employés dans
la production de matériaux et de biens. Enfin, le mot « technique » définit aussi l’ensemble de
procédés ordonnés, scientifiquement mis au point et employés à l’investigation et à la
transformation de la nature. C’est pourquoi, par exemple, on associe couramment la notion de
technique à celles de machine et de machinisme.
Le mot « technique », qui signifiait surtout « méthode/savoir-faire » et « fabrication
matérielle », est donc devenu de nos jours un raccourci pour évoquer tout ce qui se réfère à la
notion de production. Le sens du mot, parfois relativement inapproprié et employé à meilleur ou
moins bon escient selon les cas, s’apparente désormais à celui d’un savoir-faire. Or, le terme
était conçu originellement pour désigner un savoir-faire rigoureux et fondé. Aussi, dans bien des
cas, le sens que par extension la modernité lui attribue est plus ou moins galvaudé : il tend à
mette en valeur la dimension d’investigation et de transformation de la nature par la technique.
Du reste, dans l’usage contemporain le plus courant, le mot « technique » est souvent
employé en fait pour exprimer l’idée de l’efficacité, bien plus encore que celle d’habileté.
Cependant, rappelons-le, bien que la réalité de la technique ait considérablement évolué, le
vocable et les notions correspondantes ont une histoire très ancienne. Notre questionnement ne
portera donc pas sur l’évolution du terme en soi, mais plutôt sur les conditions de son
applicabilité. En fait, du point de vue de la raison, les conceptions auxquelles renvoie
actuellement relèvent d’une vaste problématique, tant philosophique que sociopolitique, et
peuvent donner lieu non seulement à des interrogations, mais à des débats critiques nécessaires
quant au véritable objet et aux enjeux des technosciences.
Par ailleurs, comme le terme « technosciences » provient d’une association des mots et
notions de science et de technique, il nous semble tout aussi important de scruter le concept de
175
Nous empruntons cette formulation à Serge Latouche dans son livre La Mégamachine, Paris, Editions La
Découverte, 1995, p. 58.
268
science tel que nous l’entendons aujourd’hui. Le mot a pour origine le lexème latin scientia, qui
signifiait « la connaissance », « le savoir ». Dans la littérature philosophique, la notion de science
est généralement abordée en tant que celle de connaissance exacte et approfondie. Il s’agit dans
ce cas, non seulement de l’habileté, mais aussi du savoir-faire que procurent les connaissances,
expérimentales ou livresques. Le sens moderne du terme, quant à lui, définit la science comme
un corpus de connaissances avec une méthode propre, relatif à un objet déterminé et reconnu ;
c’est un domaine organisé du savoir.
Une autre acception voudrait que la science soit comprise et définie plutôt comme le
résultat d’un enchaînement logique des idées et des protocoles d’action apparus au cours de
l’histoire humaine. Ces idées et protocoles conduisent l’homme vers la découverte progressive
des structures qui composent la matière vivante et la matière en apparence inerte, c’est-à-dire
l’univers biologique et l’univers physique en tant que systèmes. En ce sens, la science, ou plutôt
les sciences, passent par des phases de raisonnement analogique, puis d’expérimentations,
d’analyses hypothético-déductives et de synthèses conceptuelles, pour aboutir tantôt à des
conclusions provisoires, tantôt à des certitudes quasi définitives, selon les champs d’application,
les points de vue – celui du chercheur en sciences « dures », ceux de l’épistémologue ou de
l’anthropologue, peuvent s’avérer sensiblement différents –, ou encore selon les hasards des
échanges interculturels et les aléas de la pensée pérégrinante des hommes.
Mais dans tous les cas, une fois définis dans leur temps, les idées et protocoles d’action
qui constituent la science apparaissent comme rationnels. Dans ces conditions, comment s’opère
l’union entre la technique et la science ? Dans quelle mesure une telle union relève-t-elle ou non
de la rationalité ?
Même si l’acte de naissance de la technique ne peut en être établi de manière définitive,
Nous pensons que l’existence de la technique remonte à l’invention des premiers outils. Mais à
partir du XVème siècle, à l’aube de ce qu’il est convenu d’appeler la Modernité, les Occidentaux
commencent à mettre en place des techniques qui par leur nature et leur visée constituent un
changement d’échelle. Rapidement, ces techniques nouvelles ont besoin en quantité
proportionnelle à leur capacité productive, de matériaux et de ressources naturelles, pour la
fabrication des machines, des biens, de l’armement. etc.
La science, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est dans l’ensemble le fruit d’une
conceptualisation occidentale puisant ses sources dans la pensée et la philosophie gréco-latines :
aristotélicisme, platonisme, stoïcisme, épicurisme... Elle s’affirme véritablement au début du
XVII
ème
siècle, lorsque des penseurs comme Galilée ou Descartes promeuvent la nécessité de
s’appuyer sur un raisonnement de type mathématique pour comprendre la matière inerte ou
269
vivante. A partir de ce moment, la science commence à appliquer une logique déductive dans le
cadre d’une grille d’interprétations abstraites, fondées sur des modèles et outils conceptuels
anciens, mais réenvisagés en tant qu’opérateurs afin d’agir sur la matière et de la transformer.
C’est ainsi que progressivement, la science s’impose comme un moyen sûr de parvenir à
l’amélioration des conditions de vie de l’homme. Dès lors, tout au long de la Modernité, reposant
sur des méthodes plus rigoureuses, confortées généralement par des lois vérifiables et
véritablement universelles, la science acquiert une efficience et, simultanément, un prestige
nouveaux, tendant à placer la technique en position de subsidiarité. (C’est dans cette
configuration, épistémologique et idéologique, que vont s’inscrire la critique heideggérienne de
la technique, puis la tendance des « post-modernes » à remettre partiellement en cause la
suprématie de la science.)
Dans ce cadre, le chercheur désireux d’interpréter, d’analyser, ou d’appliquer à la nature
un modèle mathématique, est censé se soumettre obligatoirement à des lois vérifiables, connues
de tout scientifique apte à l’exercice de son activité. Si ce type de rigueur scientifique commence
à s’imposer de manière nette à partir du XVII
ème
siècle, c’est qu’à ce moment les hommes de
science ont véritablement valorisé l’évidence, au sens où elle doit être admise par tous.
Descartes, dont l’œuvre est pour une large part à l’origine de cette vision scientifique, plaçait
l’évidence au sommet de l’échelle des concepts philosophiques. Dans ce sens, elle met d’accord
toutes les parties et assure la cohésion de toutes choses, en les préservant de toute ambiguïté
apparente, sémantique ou syntaxique.
Dans la problématique des rapports entre l’homme et la nature, le parti pris scientifique
s’avérait salutaire. A partir de sa rigueur, la science parvint donc à s’imposer encore plus et, le
bien-fondé de sa pratique apparaissant incontestable, fut de plus, (en) plus unanimement perçue
comme porteuse d’espoir. Mais elle devrait dès lors suivre sans détour, la voie rigoureusement
tracée par la communauté chargée d’assurer son contrôle et son maintien. A cette condition, la
science pu devenir l’une des pratiques censée apporter de la manière la plus sûre, un espoir de
progrès aux sociétés humaines. Dans cet esprit, elle avait pour vocation de veiller à
l’amélioration des conditions de vie des personnes et à l’optimisation de la production des biens.
De ce fait, elle était aussi censée assurer la protection de la nature, sur la connaissance de
laquelle elle fondait sa recherche.
Plus ou moins implicitement, la coexistence harmonieuse et cohérente entre la nature et
l’homme explorateur de celle-ci, était inhérente à la réussite du projet scientifique. En principe,
la perspective de soumettre la nature à un projet de compréhension du monde et d’acquisition
d’un savoir plus élaboré et mieux approfondi, nécessitait une approche prudente et respectueuse,
270
d’autant que la compréhension d’un monde complexe au moyen de la science n’était possible
que si l’action humaine se fondait sur la raison.
Agir sur la nature au moyen des technosciences afin d’améliorer l’existence du genre
humain n’est pas en soi une mauvaise chose, mais s’y aventurer sans une implication forte de la
raison constitue en revanche une grande imprudence : si l’esprit humain entend se vouer à des
réalisations ne reposant pas sur la définition préalable de règles clairement établies par la raison,
la voie est ouverte à toutes sortes de dérive. Le risque de voir l’homme réorienter ses choix vers
des objectifs contraires à la raison est si fort que des normes rationnelles doivent impérativement
être fixées.
Or, établir les bases d’un dialogue rationnel en vue d’améliorer le quotidien de l’homme
en transformant le monde dans lequel il vit, relève d’une ambition qui à bien des égards, défie les
limites de la pensée humaine. Compte tenu de cette difficulté certaine, les rapports de l’humanité
avec la science d’une part, puis ses rapports avec la nature d’autre part, se doivent d’être
harmonieux et non faussés. Chercher à comprendre la nature et tenter de l’interpréter au moyen
de la méthode scientifique représente une solution fiable, mais y parvenir sans une implication
forte de la raison semble par définition illusoire et risqué.
En effet, la science et ses techniques les plus raisonnées sont jugées utiles pour le progrès
des sociétés humaines car, la « scientifisation » et la « technicisation » de la société constituent
pour l’homme un moyen sûr d’accéder au réel à travers des connaissances pratiques. Mais
chemin faisant, l’être humain s’est accoutumé à des modes de vie nouveaux. Ses conditions
d’existence sont désormais tributaires des technosciences, qui ont plus en plus transformées son
mode de vie. Est-ce de manière irréversible ? Apparemment oui, tant les sociétés humaines
semblent résolues à ne plus se passer des conditions d’existence rendues possibles par les
technosciences.
Pourtant, en dépit des méthodes et moyens mis en place à très grande échelle pour
déchiffrer le langage de la nature, la science et la technique se heurtent toujours à la difficulté
d’une connaissance parfaite de la nature. Attachées à leur objectif de parvenir à une explication
du vivant et des phénomènes afférents, les sciences et techniques se dotent au fil du temps de
moyens techniques – et désormais technologiques – de plus en plus puissants, ainsi que de
méthodes et de pratiques scientifiques de plus en plus complexes. Sans doute ont-elles développé
des techniques et des pratiques de plus en plus élaborées, adaptées à des méthodes de travail plus
sûres et plus fiables.
Incontestablement, s’est fait jour entre sciences et techniques une complémentarité qui a
sans cesse accru leur efficacité. Toutefois, c’est une alliance de besoin, dictée par un projet de
271
domination autant que de compréhension, et non un mariage de raison, qui in fine scelle l’union
actuelle des sciences et de la technique. Comment s’est donc effectuée cette union ?
Il a irréfutablement existé une relation d’interdépendance entre la science et la
technologie, surtout depuis l’aube de la Modernité. Par sa méthode rigoureuse, ses protocoles
d’hypothèses et de vérifications expérimentales, la Science a une démarche logique et rationnelle
qui fournit des réponses aux questions concernant la vie ou la nature. Ses outils, en particulier les
nouvelles technologies – informatique, astronomie, satellites, société de l’information… –
apportent à l’humanité de nombreux avantages et contribuent à l’amélioration de son
développement spirituel. Ces technologies offrent à l’homme facilité et efficacité d’action, tout
en favorisant la précision des objectifs visés en termes de conquête de la nature. Ils rendent
possible aussi une meilleure qualité d’analyse et des pratiques plus favorables au développement
des connaissances.
Du coup, la complémentarité entre science et technique crée une dynamique utile à la
compréhension de phénomènes jadis inexplicables. Des problèmes dont les solutions semblaient
inaccessibles, ou qui ne trouvaient de réponse que dans le mythe ou la magie, sont désormais
résolus de manière immédiate et sûre.
Pourtant, l’imbrication entre science et technique peut contribuer à une surévaluation de
leurs capacités. La science finit par dépendre de la technique et, inversement, la technique repose
exclusivement sur la science. Alors que la technique pouvait aussi être comprise comme des
ensembles de procédés et de méthodes relevant d’un art, d’un métier, d’une industrie, etc., les
nouvelles connaissances, apportent une précision inégalable dans la compréhension des choses,
mais consolident définitivement l’alliance de la science et de la technique. Par conséquent, la
technique peut être conçue à présent comme l’ensemble des découvertes scientifiques
applicables à la production de biens et de services. Ou encore, elle peut se définir comme
l’ensemble des savoirs et pratiques fondés sur des principes scientifiques.
L’association de la science et de la technique n’en comporte pas moins des effets pervers.
Il est encore possible que le fruit de leur recherche ait des conséquences néfastes sur la santé de
l’homme et sur son environnement. Les secteurs tels que l’industrie, la médecine, l’urbanisme,
les transports, l’agroalimentaire, peuvent encore connaître des ratées et des carences, qui peuvent
entraîner des conflits à propos des cadres de vie, des pertes en vies humaines et de graves
atteintes à l’intégrité de certaines espèces vivantes. De plus, il n’est pas rare que certaines idées
et pratiques inhérentes à ces secteurs d’activité participent pour le meilleur et pour le pire à une
272
modification des règles et des concepts même de la science. Or, selon Galien 176 , « La science est
une compréhension ferme et assurée en raison (…) La science est une manière d’être assurée
fournissant, à partir des sensations, une opinion ne s’attirant aucun reproche. La technique est un
système composé de représentations exercées ensemble en vue de quelque fin utile à la vie. »
La science et la technique ont donc pour vocation première une meilleure compréhension
du monde par la raison. Les pratiques issues de l’alliance entre science et technique n’ont en
principe pas d’autres buts que ceux de satisfaire utilement les besoins et d’accroître les
connaissances humaines en vue d’une meilleure compréhension du réel. Les définitions des deux
concepts et leurs diverses acceptions, éclairent le bien-fondé et l’importance de ces disciplines.
C’est de la connaissance de ces acceptions que doit dépendre par conséquent la compréhension
de la notion de technosciences.
De même pour la similitude fonctionnelle des termes « technique » et « technologie »,
que nous choisissons parfois d’utiliser de manière interchangeable à cause de leur objet et de leur
vocation qui semblent équivalents : mieux vaudrait considérer, étant donné leur importance au
sein de la société dite technoscientifique, que très souvent les termes se chevauchent quand ils
pourraient s’exclure. Si pour le sens commun il semble ne pas y avoir de raison de distinguer les
deux notions, la technologie n’est pas la τεκνε, mais plutôt le discours sur celle-ci (le terme est
forgé à partir de τεκνε et de λογοσ).
L’histoire de la fusion entre science et technique étant acquise et démontrée, il peut
cependant s’avérer utile de rappeler comment sont apparues les premières manipulations
techniques. Cela consistera à montrer comment se sont opérés les différents changements
historiques qui ont conduit l’homme, de la simple ingéniosité technique et archaïque de l’homo
faber, à l’idée technoscientifique de l’homo œconomicus.
Loin d’être la chasse gardée des humains, la technique est aussi le fait de certains
animaux, tels les singes et gorilles. Certains d’entre eux, notamment quelques gorilles et
chimpanzés, et surtout les singes bonobos, 177 font preuve d’habileté et d’une dextérité troublante
dans le maniement des outils. Le fait que l’homme s’approprie la technique ne signifie donc pas
qu’il en détient la paternité stricto sensu. Tout tend à montrer au contraire que l’acte de naissance
176
Nous tirons cette citation de l’ouvrage Les Stoïciens, Textes choisis par Jean Brun, au Chapitre intitulé La
connaissance naît d’une compréhension venue d’un assentiment donné à une représentation compréhensive, Def.
Médicae, 7-2 (Armin, II, No93), Paris, Puf, 1998, P. 25
177
Frans de Waal, Bonobo: The Forgotten Ape, University of California Press 1997. Cette famille de singes a de
grandes capacités techniques. Celles-ci sont attestées lorsqu’ils fabriquent par exemple des outils pour se nourrir, ou
lorsqu’ils se servent des branches d’arbres pour fabriquer leurs nids. Ils ont en fait des traditions proto-culturelles,
c’est-à-dire qu’ils se transmettent leurs techniques de fabrication d’outils de génération en génération par des
pratiques d’apprentissage.
273
de la technique précèderait l’apparition de l’homme, qui est ultérieure à celle d’autres espèces de
mammifères, même si l’essentiel de la technique est bien entendu l’apanage de l’homme, du fait
que celui-ci, et lui seul, a su la « scientifiser ».
En ce sens, il est plus raisonnable de reconnaître que la première manifestation technique
est véritablement liée à l’apparition de l’homme, dans la mesure où c’est à partir de l’existence
d’outils soigneusement conçus et fabriqués que peut se constater la différenciation de notre
espèce. L’homo faber était déjà capable de techniques particulières et bien élaborées. Bien avant
lui, l’homo habilis avait déjà marqué son passage, qui s’illustrait aussi par une habilité et une
inventivité tout à fait remarquables.
Enfin, l’homo sapiens est venu confirmer la thèse de la maîtrise de la technique, qui n’a
cessé de s’amplifier jusqu’à nos jours, comme marque distinctive de l’humanité par rapport aux
autres espèces. L’homme moderne peut donc alléguer que, la technique existant depuis la nuit
des temps, il ne serait pas l’unique responsable des conséquences qu’elle pourrait générer.
Le fait que la technique a toujours été utile à l’homme et à certaines autres espèces,
justifie l’idée qu’elle est réellement une pratique vitale, ce qui revient à dire qu’on ne peut
imaginer un monde sans technique. Il est toutefois important de préciser que les facultés et les
possibilités de transformation de l’environnement dont les premiers hommes étaient détenteurs,
ne leur permettaient d’exprimer leur inventivité que de façon limitée et empirique, ce qui
expliquait la non dangerosité de leurs manipulations techniques.
Sans doute, dès les premières étapes de son évolution, l’homme avait déjà des bonnes
connaissances de la fabrication des outils. Au fil du temps, il a aiguisé sa curiosité et ses savoirfaire. Ses gestes quotidiens ont abouti à des trouvailles qui se sont transmuées en un savoir
cumulatif, qui n’a cessé de le conforter dans la certitude de pouvoir en faire toujours plus et
toujours mieux. Ainsi, a-t-il acquis la ferme conviction de sa suprématie sur la nature dans son
ensemble, tandis que la technique semblait suivre une courbe ascendante et continue.
La technique et la science modernes sont ainsi devenues des réalités incontournables de
la société contemporaine. Elles sont la condition sine qua non pour accéder au progrès et au
développement, notions qui caractérisent encore l’époque actuelle. Avec la technique et la
science modernes, devenues moteur de la pratique industrielle, l’on est désormais face à une
créativité concrète et systématiquement active.
En même temps, une certaine avidité pour la pratique technologique aidant, l’activité
technique est devenue parfois une forme de bricolage, tant conceptuel qu’appliqué. De celle-ci
sont nées les technosciences, aujourd’hui détentrices de pouvoirs de vie et de mort sur les
populations humaines et les autres espèces vivantes. Face à cette conséquence de la volonté de
274
puissance, ne conviendrait-il pas de faire appel à la raison en vue de déterminer des normes qui
fixeraient les objets et objectifs souhaitables ou non des technosciences ?
275
7-2 L’objet et les objectifs des technosciences
Si l’approche des technosciences comme objets de réflexion du point de vue écologique
et environnemental peut donner lieu à des positions et partis pris subjectifs, les aborder sur le
plan épistémologique et philosophique exige une démarche plus rationnelle et une vision plus
rigoureuse du problème.
En principe, la science a pour objet d’établir des lois, d’énoncer des hypothèses et de
vérifier leur adéquation à la réalité des faits. Elle doit absolument avoir un caractère normatif, et
se doit de respecter rigoureusement les critères de scientificité exigés universellement. C’est une
instance paradigmatique et complexe, qui exige des objets et une méthode universellement
reconnus ; elle comporte en son sein une forme privilégiée de rationalité. Sextus Empiricus178
écrivait: « La science est une compréhension sûre, ferme et immuable fondée par la raison ».
Sans nul doute, cette vision avait des raisons d’être conciliante vis-à-vis de la science, parce que
celle dont il fait état est conçue comme conforme à la raison humaine, c’est-à-dire pleine de bon
sens. Il fait allusion à une science qui ne requérait que des méthodes d’applications rationnelles
et se fixerait des objectifs a priori raisonnables face à l’action à conduire.
Malheureusement, la science que définit Sextus Empiricus relève plus d’un idéal que
d’une réalité évidente, dont les pratiques pourraient faire d’emblée l’unanimité. En fait,
soulignons que la science évoquée n’est pas distincte de ce que nous appelons ici technosciences.
Le terme et la notion étant plus récent, le contenu en échappait probablement à ce philosophe. La
seule nuance repose sur le fait que les technosciences pourraient avoir une valeur ajoutée parce
qu’elles répondraient, mieux que la science de Sextus Empiricus, aux questions beaucoup plus
complexes de notre temps. Les technosciences étant plus solidement constituées, elles apportent
aux problèmes posés des solutions mieux adaptées et beaucoup plus précises.
Comme la science à laquelle elles sont liées, les technosciences fonctionnent comme une
discipline relativement autonome ; elles sont régies par des lois, s’affirment par leur objectivité,
et s’imposent par leurs découvertes. Elles ont également un caractère universel. Comme la
science encore, elles ne sont pas statiques mais au contraire dynamiques : elles changent et
évoluent en fonction de leur découvertes et des besoins du moment. Souvent elles ont une vision
futuriste, qui leurs permettent d’anticiper, parfois même de manière opportuniste. C’est pourquoi
nous pensons qu’il n’y a pas à faire une distinction stricte entre science et technosciences, surtout
dans le cadre de notre préoccupation. Leurs actes de naissance sont distincts, mais leur objet et
178
Op. Cit., Adv. Math, VII, 151, p. 25
276
leur méthode sont sensiblement les mêmes. D’ailleurs, toutes les révolutions scientifiques ont été
à l’origine de révolutions techniques et, inversement, les révolutions techniques ont souvent été à
l’origine de révolutions scientifiques. Pour illustration, on pourrait retenir deux grandes
révolutions. La première concerne la physique et sa loi de la thermodynamique, ainsi que
l’apparition de la microphysique et l’émergence de l’astrophysique. La seconde révolution est
celle des sciences systémiques, qui comportent en leur sein des disciplines telles que les sciences
de la terre, l’écologie, etc. Lors de ces révolutions, la science a été emmenée à tenir compte de sa
pluridisciplinarité et à avoir une meilleure compréhension de la nature.
Cependant, ces différentes révolutions ont aussi contribué à la constitution et à
l’émancipation des technosciences – et peut-être à leur caractère déviationniste par rapport aux
sciences proprement dites. Les technosciences se sont vite emparées de questions qui, souvent,
suscitent des débats et même soulèvent des polémiques, d’ordre éthique notamment comme c’est
le cas avec l’I.V.G., l’apparition des bébés in vitro, du clonage, etc. Ces inventions s’imposentelles ? En quoi défient-elles l’inconnu ? En quoi les technosciences réfléchissent-elles aux
questions essentielles des rapports entre l’homme et la nature ? N’est-ce pas leur curiosité à
l’égard de l’inconnu qui a favorisé l’apparition d’un certain nombre de pseudoscientifiques ?
C’est au plan de leur méthode et surtout de leurs ambitions q’une distinction peut être
faite entre scientifiques et pseudoscientifiques. La plupart du temps, les scientifiques apportent
des résultats fiables et vérifiables par tous leurs homologues, alors que les pseudoscientifiques
brillent par leur résultats peu fiables et souvent contestés. Très souvent, ces résultats n’obéissent
pas au protocole scientifique conçu en système, qui exige des résultats cohérents, objectifs et
vérifiables. Le protocole auquel doit se soumettre chaque scientifique sert à valider ses
hypothèses. Cette rigueur contribue à réduire fortement la marge d’erreurs qui peuvent altérer la
qualité du résultat.
Pour leur fiabilité et leur objectivité, les technosciences soumettent tous les faits
disponibles, toutes les hypothèses retenues, à l’appréciation de tous, parce qu’elles ont un souci
d’objectivité et de transparence. C’est ainsi que des mesures de précautions s’imposent et
contribuent à l’élaboration des résultats, sans une quelconque influence extérieure. Lorsque les
termes des observations sont rigoureusement établis, c’est-à-dire lorsqu’ils sont débarrassés de
toute ambiguïté de manière consensuelle, ceux-ci sont soumis aux tests pour être corroborés.
Toutes les sciences et techniques dites pures ne s’affirment qu’en fournissant des preuves
véritables de leurs découvertes, et c’est ainsi que naissent certaines théories scientifiques.
Rappelons par ailleurs que les théories scientifiques ne sont jamais définitives. C’est
l’une des critiques portées à leur égard, mais cette critique trouve souvent des réponses justes.
277
Ces réponses sont justes du fait que la science n’est pas statique, mais dynamique, et qu’elle
évolue selon les besoins de la société. A chaque fois que surviennent des problèmes nouveaux, la
science semble être à chaque fois à la hauteur en apportant souvent des réponses acceptables. Ses
contributions et ses explications provisoires sur des problèmes nouveaux ou graves, apportent
des réponses et solutions relativement acceptées. Très souvent proches de la réalité, les solutions
scientifiques ont le mérite d’exister et de pouvoir s’affirmer comme incontournables et
nécessaires. Globalement, science et technosciences se caractérisent par leur cohérence ; leurs
théories se complètent plus qu'elles ne se contredisent, formant une vaste encyclopédie des
connaissances objectives.
Certes, il arrive que certaines trouvailles des technosciences soient remises en cause, ou
plutôt s’avèrent insatisfaisantes dans leurs explications de certains phénomènes. Lorsque c’est le
cas, elles en tiennent compte et cherchent à améliorer leurs résultats en formulant des hypothèses
nouvelles, susceptibles d’expliquer au mieux les faits. Cela donne parfois lieu à une remise en
question complète : c'est ce qu'on appelle une révolution scientifique. Mais ce cas de figure est
rare, parce que les paradigmes nouveaux ne naissent que difficilement. Lorsqu’advient une
révolution scientifique, cependant, elle s’impose et fait autorité au détriment de l’ancienne
théorie. Cela ne signifie pas que les anciennes théories n’ont pas été utiles ou doivent
radicalement être bannies, car il s’agit plutôt d’aller au-delà de celles-ci, et même de continuer à
s’en servir de base en vue des théories suivantes. Tel est le fonctionnement des sciences et
techniques, en tant que forces conjuguées, à partir desquelles sont issues les technosciences.
L’évolution de la science ou des technosciences est la même car régie par les mêmes
principes directeurs, qui fondent leur savoir sur un objet et une méthode précise. Les paradigmes
nouveaux se constituent grâce à la juxtaposition de théories qui se côtoient régulièrement. Pour
prendre l’exemple de Galilée, celui-ci a démontré par l’héliocentrisme que la Terre était ronde et
qu‘elle tournait autour du soleil. C’est un cas de révolution scientifique, car l’héliocentrisme a
succédé au géocentrisme qui affirmait exactement le contraire, en soutenant que le soleil tournait
autour de la terre. Cette révolution a bouleversé le savoir humain, mais rien ne dit que l’ancienne
théorie, c’est-à-dire le géocentrisme, a causé plus de mal en son temps que l’héliocentrisme par
la suite. Rappelons en tout cas que toute révolution scientifique a forcément joué un rôle
important à une époque donnée, en tant que référence sur laquelle se fondait le savoir à l’époque
en question.
Tout au long de leur construction, les technosciences se sont caractérisées par la
succession de nouveaux paradigmes. C’est par cette logique de conquêtes permanentes de
connaissances nouvelles que se sont opérées des révolutions. A travers leurs découvertes, des
278
savants tels que Lavoisier, Darwin, Pasteur, Einstein, Heisenberg…, ont fait évoluer les
connaissances scientifiques par des concepts révolutionnaires. C’est ainsi que Lavoisier a
découvert l’oxygène ; Darwin a formulé la théorie de l’évolution des espèces et Pasteur a
découvert les sources microbiennes de plusieurs maladies telles que la peste, le choléra ; Einstein
a formulé la théorie de la relativité, et nous devons à Heisenberg le principe d’incertitude. C’est
dire que la science a toujours fonctionné par substitution de nouveaux paradigmes d’autres qui
s’avéraient dépassés.
Aujourd’hui encore, la science développe des pouvoirs et prodigue des bienfaits quasi
indéniables grâce à sa précision et, surtout, grâce à l’exactitude et à l’efficacité de ses méthodes
en termes d’amélioration des conditions de vie humaine. Bien que ,jadis appelée « la mère des
sciences », la philosophie, ait longtemps joué un rôle déterminant dans l’histoire des
connaissances humaines, à travers la cosmologie entre autres, elle a montré certaines de ses
limites avec l’apparition des sciences expérimentales. Les philosophes et les cosmologues
avaient été les premiers à explorer activement la nature par l’exercice spirituel, mais les sciences
ont pris une dimension plus importante et ont apporté à l’homme un savoir pratique
incontestable. Si les conditions de vie de l’homme sont irréfutablement meilleures et la
connaissance du vivant plus grande, c’est que les technosciences vont au-delà de la theoria, pour
défier la praxis.
Dans cette logique technoscientifique, les découvertes se substituent aux idées et les
évidences aux découvertes, entraînant parfois aussi des possibilités de solutions contraires aux
besoins réels de l’homme et de la nature. Avec les technosciences, les mystères sont
extraordinairement démystifiés. La science, associée à la technique pour l’accroissement du
pouvoir de manipulation et de domination, s’impose d’autant plus que, contrairement à la
philosophie par exemple, elle apporte des solutions immédiates et pratiques. Le facteur de
rapidité et le pragmatisme sont devenus une exigence des sociétés technoscientifiques actuelles,
qui sont à l’origine du développement, lequel est un signe fort de capacité industrielle, et donc de
puissance et de richesse. Le lien entre la science et la technique dénommé technosciences
confirme l’exactitude des découvertes scientifiques. Mais dans son souci de complémentarité, la
technique, qui utilise la science comme moyen de manipulation et de connaissance, est une sorte
de machine envahissante, une puissance hégémonique qui tend à se confondre avec la science,
donnant ainsi naissance aux technosciences, jugées parfois trop dévastatrices.
L’avènement des technosciences constitue cependant une avancée considérable dans
plusieurs domaines, tels la biotechnologie, la génétique, et même l’écologie ou les sciences de
l’environnement. Une telle avancée à la fois technique et scientifique permet à l’homme
279
d’entrevoir de meilleures applications pour le bien-être de tous : c’est le cas des sciences de
l’infiniment petit, les nanotechnologies, qui ont révolutionné la perception du vivant et du monde
qui l’entoure. Le progrès génétique a quant à lui, apporté des techniques nouvelles dans le
domaine médical. Les technosciences sont un moyen sûr pour dévoiler des choses a priori
cachées par la nature, favorisant ainsi une meilleure compréhension du monde. En réalité, elles
sont un mouvement de production qui a pour objectif de mettre en lumière tout ce qui ne semble
pas directement accessible. Le rôle des technosciences devient ainsi incontournable pour toutes
formes de vie. Leurs applications sont de plus en plus souhaitées : des objets, des machines, des
voitures, des robots et bien d’autres choses de ce type sont sans cesse inventés, ce qui soulage
l’humanité de maux qui jadis, ne trouvaient de réponse que par l’invocation des dieux ou via le
mythe.
Certes, les technosciences restent au centre de réticences et de polémiques à cause de
certains de leurs manquements, mais elles sont les seules capables de rationaliser la réalité de la
vie. Elles brisent les tabous et parviennent à ramener à la dimension humaine ce qui, autrefois,
relevait du mythe et de l’utopie. L’attitude quelque peu narcissique et téméraire inhérente aux
technosciences peut évidemment susciter des inquiétudes, mais elles parviennent malgré tout à
apporter le progrès aux sociétés humaines, et à développer des possibilités d’épanouissement de
l’homme. Contrairement au discours populaire qui affirme avec véhémence que les
technosciences sont une menace pour l’homme et son environnement, il serait peut-être plus
juste de reconnaître que, malgré tout, les technosciences procurent finalement plus de bienfaits
que de maux. On pourrait par exemple faire remarquer qu’elles apportent des solutions réelles
aux problèmes qu’elles génèrent.
Par leurs capacités à formuler des réponses objectives et vérifiables, les technosciences
œuvrent incontestablement pour un meilleur accès à la connaissance en général et, partant, à une
meilleure connaissance de la nature. A partir des savoirs nés de leurs expériences, il est possible
de promouvoir un développement durable, et même de trouver des solutions pour une meilleure
protection de la nature. Tout le monde s’accorde à reconnaître que, grâce à elles, les groupes
écologiques qui luttent en faveur du respect de la nature accroissent leurs connaissances. Ils se
servent forcément des savoirs technoscientifiques pour procéder à la protection de la nature ou
lutter contre les pratiques nuisibles à celle-ci. La maîtrise d’un réel développement durable ne
pourrait se construire qu’au prix d’une cohabitation entre technosciences et écologie, puisque
l’écologie elle-même puise son savoir, en tant que discipline, dans les technosciences. Des maux
tels que la contamination de l’air, la pollution de l’eau, la diminution des ressources naturelles, la
disparition des espèces animales et végétales et bien d’autres, trouvent leurs solutions grâces au
280
savoir-faire des sciences écologiques. Une telle alliance, fondée sur des principes solides, pose
les jalons d’une science nouvelle, basée sur une recherche plus contrôlée et plus raisonnée,
"l’écologie industrielle", qui permet de créer des industries écologiques.
Dans nos sociétés contemporaines de plus en plus exigeantes, les technosciences ont des
objectifs encore plus audacieux. Elles cherchent à mettre en place une sphère d’activités
économiques basées sur un système de production automatisée, ce qui semble indispensable pour
entretenir la dynamique consommatrice imposée par la société actuelle. Les technosciences
contribuent en tout cas à améliorer efficacement les conditions de vie et de travail de l’homme.
Le sort de l’humanité est ainsi désormais lié à l’état des connaissances dont disposent les
technosciences. Leur capacité à résoudre les problèmes les plus complexes leur confère une
grande crédibilité. Grâce aux nombreuses machines mises à la disposition de tous, les
technosciences bouleversent aussi, fondamentalement, les moyens d’acquisition et de
transmission
des
connaissances
humaines.
Les
ordinateurs,
notamment,
contribuent
considérablement, sinon à l’accroissement des connaissances, du moins à l’acquisition rapide de
l’information et à l’accès au savoir virtuel.
Pourtant, en dépit de leurs qualités et de l’évidente contribution qu’elles apportent au
progrès de l’humanité, les technosciences sont aussi à l’origine de nombreux problèmes posés
par leurs inventions. A tel point que l’on pu se demander dans quelle mesure le caractère positif
des technosciences et de leurs normes universelles justifient leur hégémonie ? Pourrait-on, sans
risque d’erreur, affirmer que la réalité technoscientifique est détentrice de Vérité ? Les
manquements inhérents aux technosciences n’exigent-ils pas de leur poser des limites éthiques ?
Quels sont plus précisément les véritables bienfaits des technosciences vis-à-vis de l’homme et
du monde dans lequel il vit?
281
7-3 Les apports et les bienfaits des technosciences
Le savoir technoscientifique est une réalité des sociétés modernes et contemporaines, en
tant qu’effort et instrument de maîtrise pour l’accès à une connaissance justifiée et rationnelle de
la nature et des rapports de l’homme à celle-ci. Un tel savoir exige l’application de méthodes
spécifiques à la réalité de l’expérimentation. En principe, les technosciences ne sont nuisibles
que lorsqu’elles exercent leur pouvoir matériel sur la nature dans des conditions non conformes
aux buts qu’elles se fixent. Mais lorsqu’un protocole d’action ou un mode d’emploi font l’objet
d’un usage erroné, il est clair que des conséquences néfastes en découlent, parfois irréversibles.
Très souvent d’ailleurs, soit des règles éthiques ou déontologiques, soit des normes en relation
avec des lois – comme dans le cas des posologies médicales – tendent à assurer le bon usage des
technologies.
Dans leur désir d’améliorer les conditions d’existence au sein des sociétés humaines, les
technosciences envisagent la plupart des questions difficiles que pose la connaissance de la
nature. Ce faisant, elles apportent des réponses concrètes et obtiennent très souvent des résultats
encourageants. Par la collaboration de l’intelligence et du savoir-faire, elles réalisent une
transformation du champ sur lequel elles opèrent. Ainsi, les technosciences s’imposent en
apportant des réponses à l’essentiel des besoins humains. Par ailleurs, l’être humain étant en
général exigeant, il peut rejeter ce qu’on lui propose, surtout s’il n’en tire aucune satisfaction.
Cette attitude a priori prudente et raisonnable fait qu’en principe il contrôle et le choix, et la
qualité de l’action.
Dans les faits, les technosciences procédant à un renouvellement constant de leurs
produits, surtout lorsque ceux-ci ne répondent plus aux besoins présumés des consommateurs, il
arrive que des erreurs de fabrication occasionnent de graves dégâts. Cependant, si un produit
s’avère toxique ou inadapté, les professionnels du secteur d’activité concerné le retirent du
marché, ou s’abstiennent de le mettre en circulation, au nom du principe de précaution. Des
mesures importantes sont souvent prises afin d’assurer la sécurité des biens et des personnes.
Autrement dit, le renouvellement ne conduit pas automatiquement à une destruction radicale des
produits, mais procède parfois à leur amélioration. Basées sur un ensemble de procédés issus de
théories et de pratiques rigoureusement pensées, les technosciences ont pour dessein l’obtention
d’un résultat concret et efficace. Par l’invention et la production des produits de qualité, les
découvertes technoscientifiques contribuent à de meilleures conditions de vie et de travail. Les
282
machines, par exemple, suppléent l’homme dans ses tâches, et le libère des activités les plus
pénibles.
L’apport technoscientifique a aussi permis de ne plus avoir recours aux animaux
domestiques pour la traction et les transports, les affranchissant ainsi d’une servitude. De même,
le souci de préserver les espèces végétales s’est développé. Ceci permet de considérer que
l’humanité a accompli un progrès aussi bien idéel que matériel. L’avènement des technosciences
peut donc être considéré comme bénéfique non seulement pour l’homme, mais pour toutes les
formes des vies.
Les technosciences, obligées de veiller au bien-être des humains et à la préservation de
l’ensemble du vivant, ont donc une mission importante pour l’humanité, et aussi vis-à-vis de la
nature. Elles se sont fixé une tâche réellement délicate compte tenu des exigences inhérentes à
leurs missions. La raison humaine étant l’élément incontournable de la réussite des missions
qu’elle se fixe, l’homme, qui en est l’instigateur, doit se représenter mentalement l’action à
accomplir et choisir les méthodes et matériaux appropriés à l’aboutissement de celle-ci.
Autrement dit, l’homme qui a recours aux technosciences, a le devoir d’inventer des outils
adaptés à l’action à conduire et de s’assurer qu’elle est droitement menée ; il doit essayer
d’adapter les moyens aux fins par son intelligence. Cette manière de faire peut se trouver en
parfaite cohésion avec la volonté stoïcienne de vivre conformément à la nature. En effet, comme
la raison emmène les technosciences à se soumettre à l’impératif philosophique pour l’homme
d’exister sans modifier l’ordre général du monde qui l’entoure, l’appel stoïcien ne leur offre
aucune dérogation particulière.
De plus, quelle que soit le niveau d’évolution des sociétés, le savoir-faire humain est une
réalité irréfutable. Il n’est donc pas raisonnable de considérer les pratiques technoscientifiques
nouvelles comme seules responsables des maux dont souffre la nature du fait de l’homme.
Cependant, les valeurs et les pratiques d’antan étaient moins destructrices et dangereuses pour
l’intégrité des formes de vies qui constituent le monde. L’idée serait donc plutôt d’adapter l’état
actuel des connaissances humaines apportées par les technosciences aux besoins présents : la
dimension problématique du savoir-faire humain est de nos jours l’une des rares réalités qui ne
souffre d’aucune contestation et sur laquelle tout le monde semble s’accorder.
Les connaissances n’étant pas les mêmes au même moment dans l’ensemble des sociétés
humaines, les pratiques et les moyens utilisés par les uns et les autres diffèrent parfois
radicalement. Notre regard sur le monde technoscientifique toujours plus créatif, impose d’autant
plus de prudence face aux buts que l’on se fixe pour la satisfaction des besoins. Du fait que la
société technoscientifique suppose la concurrence, la rentabilité, et des productions toujours plus
283
complexes et sophistiquées, l’homme devrait tenter de modérer ses ambitions les moins
raisonnables.
Les technosciences sont porteuses d’un progrès technique nourri par des convictions
désormais fortement enracinées au sein des sociétés. Mais la contribution à la mise en valeur de
la nature de la part des technosciences s’effectue en délaissant l’aspect originel proprement
contemplatif du savoir et pose comme axiome que savoir c’est désormais pouvoir 179 . En réalité,
il s’agirait là d’un progrès global, puisqu’il n’exclut aucune forme de vie. L’apparition massive
des machines de production mécaniques, chimiques, textiles, agronomiques, et plus récemment
écologiques, est tout à fait révélatrice et symptomatique de bon sens. Pourtant, par leur
incapacité à éradiquer la totalité des maux humains, les technosciences interpellent nos
consciences en termes de problématique de la Vérité.
Comparées aux autres disciplines dépositaires du savoir, les sciences dites exactes
disposent d’un pouvoir différent, parce qu’elles sont plus pragmatiques et expérimentales. Elles
apportent des résultats probants et promettent un avenir meilleur par la qualité de leurs
découvertes, qui s’avèrent en mesure de solutionner des problèmes comme aucune autre
discipline ne saurait le faire. Parfois elles sont excessives et poussent à la méfiance, mais à
l’évidence, les sciences et techniques associées sont de loin les premiers supports sur lesquels
l’homme fonde son espoir d’une vie meilleure. Elles pourraient être tenues pour seules
responsables des problèmes de pollution et de destruction de la couche d’ozone, mais par
définition elles sont aussi vouées à apporter des solutions aux maux qu’elles génèrent.
En conséquence, le savoir technoscientifique ne doit être ni déifié ni diabolisé. Dans tous
les cas, l’homme reste au centre de tout, il est incontestablement le premier responsable de tout
ce qui arrive à cause de son activité. C’est lui qui conçoit et met en œuvre les technosciences qui,
comme toute œuvre humaine, sont en principe perfectibles. C’est dans cette optique que des
limites doivent nécessairement freiner, ou infléchir, les prétentions les plus aléatoires à la survie
de l’homme et de la nature. L’ingéniosité de l’homme est un atout incommensurable, mais la
vision raisonnable de la nature, qui est aussi le propre de l’homme, pose des limites, dans
l’espace et dans le temps. Si inégalables soient-elles au regard des bienfaits qu’elles génèrent et
aux solutions toujours surprenantes qu’elles proposent à la société, les technosciences
n’apportent pas d’emblée toutes les réponses à tous les problèmes existant. Elles sont loin d’être
seules responsables du mauvais usage des inventions qu’elles mettent à la disposition de la
179
Par l’expression « savoir c’est pouvoir », nous voulons mettre en évidence l’importance et la primauté de la
praxis, considérée comme savoir utile et pragmatique dans les sociétés contemporaines. Tout savoir doit
impérativement être associée à une action concrète, pour répondre aux besoins des consommateurs devenus de plus
en plus exigeants.
284
société, mais il arrive qu’elles se trompent face aux difficultés et la complexité des maux
auxquels elles doivent faire face.
Nonobstant, les technosciences demeurent le recours le plus efficient pour la résolution
des problèmes de l’homme et de la nature. Elles apportent potentiellement des connaissances et
des solutions fiables pour l’ensemble du vivant. Le développement durable, qui semble être
d’actualité dans les sociétés contemporaines, ne saurait s’affirmer si les technosciences ne
contribuaient pas vivement à son élaboration. Ce sont elles qui mettent à la disposition des
hommes la plupart des outils dont ils ont besoin. Rappelons par ailleurs que l’évolution des
sociétés au cours des deux derniers siècles a reposé largement sur les progrès
technoscientifiques, aussi bien dans le domaine de l’ingénierie que celui de la santé. Le fait de
soumettre à une critique rigoureuse les technosciences et leurs découvertes n’entame en rien leur
importance, leur objet et leur utilité. Il est normal qu’une trouvaille, soit-elle technoscientifique,
puisse avoir des limites, voire s’accompagner de manquements ou même de défaillances, car, ce
n’est que la résultante d’une œuvre humaine, laquelle se caractérise par sa perfectibilité et, en
creux, par ses imperfections.
Comme pour les théories scientifiques, il y a un processus logique propre à l’évolution
des technosciences, parce qu’elles sont le fruit de l’esprit humain, dont les théories scientifiques
traduisent l’évolution. Le fait qu’une théorie scientifique soit remise en question révèle les
limites de l’esprit humain et des théories qui en découlent à un moment donné. Mais dès que de
nouvelles hypothèses sont élaborées, des réponses parviennent à mieux expliquer les faits non
élucidés jusque là. Évoluant par essais et par erreurs, la science tend à parfaire ses théories et, de
cette manière, elle s’assure de la véracité ou de la validité de ses résultats.
La modernité technique a apporté à l’homme par le biais des technosciences ce qu’il
attendait le plus en termes d’amélioration de ses conditions de vie. De la création de la machine à
l’époque de l’automatisation, le nombre de machines qui ne cesse d’augmenter vise toujours à
faciliter et à simplifier les tâches matérielles de l’homme au quotidien, ce qui montre que l’esprit
humain évolue et permet aux sciences d’évoluer avec lui. Les conditions de vie de l’homme le
rendaient vulnérable sur bien des plans. C’est pourquoi il était nécessaire de les améliorer grâce à
des initiatives nouvelles qui ont concouru à l’émergence des sciences modernes. Celle-ci a
contribué à bien des égards à ce qu’il y a de plus souhaitable pour l’homme, à savoir
l’allongement de son espérance de vie. D’où le fait que, désormais il compte énormément avec le
moyen sûr de parvenir à ses buts que constitue l’innovation technoscientifique.
Les changements apportés par les sciences et techniques concernant tous les secteurs de
la vie – les délais de transmission de l’information, notamment, ont été considérablement réduits
285
– les innovations ont permis à l’homme de découvrir d’autres horizons. Il a pu appréhender des
aspects du vivant différents et variés, ce qui a considérablement modifié les relations
interhumaines en emmenant les sociétés à accepter l’autre dans sa différence.
Parfois de manière spectaculaire au niveau des perceptions que l’on peut en avoir, les
technosciences et leurs applications sont désormais incorporées dans nos vies et apparaissent
omniprésentes, puisqu’elles interviennent sous différentes formes et dans de très nombreux
champs d’application. Elles s’interposent dans les rapports entre les hommes et la nature, faisant
d’eux parfois des êtres que l’on peut ressentir comme antipathiques par leur capacité de
destruction. En raison de l’omniprésence des technosciences, l’artificiel occupe une place
prépondérante dans le quotidien de l’homme comme dans son action sur le vivant, et la nature en
souffre vraisemblablement.
Dans l’ère nouvelle instituée par l’avènement des technosciences, le couplage
systématique de la production et de la consommation marque encore plus l’omnipotence des
sciences et des techniques. Le processus production-consommation est un véritable binôme, dont
le poids incite l’homme à penser qu’il ne peut désormais s’affirmer dans la société qu’à travers
sa capacité technologique à transformer la nature. A travers les représentations, parfois trop
prométhéennes et futuristes, que les technosciences lui inspirent, l’être humain tend à se
concevoir comme au dessus de tout.
La suprématie des technosciences est une notion déjà solidement ancrée dans la
conscience collective. De ce fait, du point de vue philosophique, il peut s’avérer d’autant plus
important de s’interroger davantage sur cette puissance ne cessant de prendre des proportions qui
sont à la source d’inquiétudes nouvelles, tant sur le plan de la raison humaine que sur ceux, qui
en dépendent, de l’éthique et de la morale. A quelles fins fait-on usage des technosciences ?
L’esprit dans lequel elles ont été inventées et mises en place demeurent-il compatible, au regard
des développements qui s’en sont suivis, avec une vision réaliste de la morale ? En définitive, les
technosciences servent-elles authentiquement à améliorer les conditions de vie de l’homme dans
le respect de ses aspirations légitimes, ou bien l’instrumentalisent-elles à des fins irrationnelles ?
Qu’en est-il désormais du statut et de la valeur intrinsèque de la raison ? Sans le concours actif
de celle-ci, les risques et les problèmes afférents au rôle des technosciences ne sont-ils pas
démesurés, voire insurmontables ?
286
7-4 Les problèmes et les risques inhérents aux technosciences
Par leur capacité à obtenir un résultat, leur apport à une amélioration du niveau de vie,
leur aptitude à libérer de la pénibilité du travail et à faire naître un monde meilleur, les
technosciences s’imposent comme une réalité à laquelle on doit nécessairement s’attacher. Mais
leur pouvoir de décision est si fort qu’il nécessite des garde-fous, sinon des contre-pouvoirs. Par
ses activités, et dans son souci de production infinie, l’homme a modifié la place de la pensée
morale dans la société. Or, seul un recours à la pensée morale pourrait refonder le rôle de
l’éthique, dont les lois sont justement issues, philosophiquement, de la réflexion morale. Il serait
vain d’attendre des solutions morales des technosciences elles-mêmes, puisque par essence elles
en sont dépourvues et même désapprouvent certaines valeurs.
Source de progrès, les technosciences privilégient en effet le quantitatif au détriment du
qualitatif, ce qui accroît le risque de démesure. La logique inventive des technosciences a de plus
obtenu des résultats s’accompagnant parfois de conséquences irréversibles en termes d’altération
de la nature : la contamination de l’air, la pollution de l’eau, la diminution de certaines
ressources naturelles, la disparition de certaines espèces animales et végétales.
Une réflexion globale visant à réorienter et à repréciser les objectifs des sciences et
techniques, est donc hautement souhaitable. La science présente un intérêt indéniable, mais la
marge de pouvoir peut susciter bien des interrogations, qui se justifient du fait que leur logique
propre peut les éloigner de leur but essentiel, qui consiste à veiller au bien être de tous. Abstrait,
le savoir théorique génère a priori moins de problèmes, puisque son action n’est pas axée
directement sur l’expérimentation. Les technosciences en revanche, qui fondent leur savoir sur
l’expérimentation, comportent plus de risques d’atteintes à l’intégrité du vivant. En réalité,
n’ayant d’autres limites que les siennes propres, le pouvoir qu’elles exercent peut être considéré
comme l’expression d’une volonté totalitaire de régner sans partage. Appliquée à la vie au
mépris des dégâts qu’elle pourrait entraîner, la spirale du « progrès » technoscientifique peut
désormais jouer un rôle plus grand que celui qui devrait raisonnablement lui être imparti.
L’avènement d’un progrès non contrôlé tel que celui des technosciences peut constituer
un facteur d’aliénation très déterminant si on ne lui fixe pas des limites et des orientations
claires. Il pourrait même altérer les compétences physiques et intellectuelles de l’homme,
puisque celles-ci, relayées par les machines, seraient mises en veille. Dans cette perspective,
compte tenu des injustices qui naissent de la technicisation de la société, ce ne serait pas exagéré
de parler de déshumanisation de la planète : ne peuvent bénéficier pleinement des bienfaits des
287
technosciences que ceux qui ont le pouvoir d’achat le plus élevé, les moins nantis vivant dans
une précarité indigne. En ce sens, les technosciences n’apportent pas que des progrès, elles sont
aussi source d’injustices, d’inégalités et de discriminations entre individus, voire entre
populations.
Facteurs de progrès, les technosciences devraient aussi veiller à la maîtrise de celui-ci par
une implication de la conscience morale de l’individu dans sa vie pratique et par une place plus
grande accordée à l’éthique, dont le rôle est de définir et de rappeler les fins jugées souhaitables
par la société. Autrement dit, l’action humaine doit être approuvée quand elle correspond à des
fins jugées utiles pour la société ; a contrario, elle doit être désapprouvée si elle n’est pas bien
ajustée à ces fins, ou si elle les contredit. La science médicale, par exemple, a fait des progrès
prodigieux car, grâce à ses avancées, elle est parvenue à sauver des vies en procédant à des
greffes ou des transplantations d’organes, pourtant jadis impossibles médicalement, avec une
précision insoupçonnable. C’est incontestablement une avancée, mais dont les conséquences ne
vont pas sans problèmes sérieux, sur le plan éthique notamment.
Force est de constater que très souvent, l’intelligence et le génie de l’homme se
développent en fonction des demandes et des besoins de la société. Pour autant, il n’est pas rare
de constater que l’intérêt ou la cupidité tendent à primer sur les valeurs éthiques. Or le progrès
moral, qui est en principe le fruit de l’altruisme et de la générosité de l’homme, doit prendre le
pas sur ce qui est contraire à la conscience morale universelle, censée régir tous les actes
humains à l’égard la nature. Jean-Jacques Rousseau se proposait de démontrer, dans le Discours
sur les sciences et les arts, 180 que la science, contrairement à ce qu’elle semble affirmer, est
génératrice de bien des maux sociaux.
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité 181 , non seulement le
même auteur attribue à l’invention de la propriété les crimes et les guerres, mais il voit dans
ceux-ci une conséquence des inventions technoscientifiques.
A travers certaines de ses découvertes et inventions dérivées, la science génère en effet
des inégalités et des malheurs, dans le sens où elle valorise des produits dangereux,
exclusivement destinés à anéantir des vies. Elles imposent aux peuples en leur des modes de vie
entraînant des violences gratuites ou des changements de degré dans la violence, tels la capacité
de dévastation des guerres avec l’apparition des armes à feu. Dans ce cas, le progrès se mue en
véritable régression : à l’égalité naturelle se substituent des inégalités criantes, issues d’un
180
Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Paris, Gallimard, 1997.
Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris,
Garnier, 1962.
181
288
progrès dénué de raison. Ces inégalités proviennent du fait que certains groupes humains tendent
à se constituer en ennemis vis-à-vis de certains autres, pour la seule raison qu’ils se croient plus
humains ou plus puissants au nom de la seule force de leurs outils dévastateurs. De telles
situations engendrent forcément l’oppression et la misère, ce qui est contraire aux droits
humains, car il s’agit de pratiques ayant pour but, d’exploiter, de ruiner et de dévaloriser autrui.
La même conclusion peut du reste s’appliquer aussi bien aux autres êtres vivants et à la
nature. La puissance matérielle et économique générée par les principes du libéralisme confère
en creux des pouvoirs insoupçonnables, qui permettent à l’homme d’exercer une pression
excessive sur autrui. De ce fait, le progrès technoscientifique devient parfois un prétexte à des
prestation de service au bénéfice des nantis, mais au détriment des démunis, qui se trouvent
voués à un échec certain et inexorable, parce que privés de pouvoir réel. De cet état de fait
naissent des mécontentements et des mouvements de protestations, qui deviennent de plus en
plus fréquents dans les groupes humains concernés.
Il semble parfois que la société matérialiste a définitivement pris le dessus sur la société
morale. Loin d’avoir pour but de servir l’humanité, une telle société s’avère créatrice de précarité
et d’injustice, dans la mesure où, s’exprimant à titre de moyen d’acquisition de biens par
certains, elle apparaît objectivement comme une source d’appauvrissement pour les autres. Se
trouve ainsi accréditée la thèse selon laquelle la société technoscientifique exerce sa suprématie
en fondant son processus d’accroissement des biens sur l’exclusion. Les fins qu’elle vise ne
trouvant pas une orientation plus morale, tout son potentiel de bien-être et de bienfaits tend à
s’annihiler et, dans ces conditions, il est difficile de la croire raisonnable.
Se bornant à leur rôle d’application technique des connaissances humaines, les
technosciences ne se soucient pas prioritairement de favoriser le progrès idéel, de ce fait pouvant
contribuer aussi bien à la régression des valeurs morales et rationnelles qui caractérisent
l’homme en tant que sujet conscient. Les technosciences ne devraient-elles pas au contraire avoir
un rôle fédérateur et permettre à l’homme de s’affranchir de ces possibilités de régressions ? Ne
devraient-elles pas veiller au maintien des valeurs morales qui induisent
des pratiques
conformes au bon sens et partant conditionnent la préservation de toute forme de vie ? Suivre
cette voie, ce serait bâtir un monde nouveau, dans lequel l’homme deviendrait plus humaniste et
plus rationnel dans ses rapports à la nature.
Malheureusement, dans la pratique, la logique inhérente aux options technoscientifiques
s’avère contraire au but qu’elles s’étaient préalablement fixées, notamment celui de subvenir aux
besoins des hommes et à la préservation du vivant par des moyens rationnels et conformes à la
morale. La logique progressiste, au nom de laquelle les technosciences ont été acceptées par
289
tous, semble s’orienter chemin faisant vers des pratiques parfois hasardeuses et des prises de
risque ne tenant plus aucun compte de considérations morales et rationnelles. En s’impliquant
autant dans la réflexion que dans l’action, les technosciences seraient mieux acceptées parce
qu’elles seraient plus sensibles à la nature et plus proches de celle-ci. Leur sensibilité pourrait
alors favoriser une meilleure compréhension du monde, tout en intégrant certaines de leurs
découvertes s’avérant favorables au progrès et au développement de tous. Si les technosciences
introduisaient une dimension morale à la mesure de leurs projets de progrès, l’homme et la
nature trouveraient chacun sa place dans un monde aussi vaste que complexe.
Les technosciences sont une nécessité reconnue de tous, mais leurs démarches suscitent
non seulement des inquiétudes, mais des prises de position et des arguments critiques. Il est donc
justifié donc de discuter des problèmes qui se posent aux plus hauts niveaux économiques et
politiques. Des associations et des groupes de pressions écologistes tels que Green Peace, WWF,
Attac… œuvrent à la sensibilisation de l’opinion afin que les habitudes soient modifiées
considérablement face aux urgences d’une planète en danger sur le plan des équilibres naturels.
Plusieurs chartes et conventions internationales, telles que la charte de Rio ou le protocole de
Kyoto, ou encore le Grenelle de l’environnement en France, illustrent bien l’urgence manifeste
des problèmes. Peut-être existe-t-il une certaine rationalité technoscientifique, mais celle-ci
semble insuffisante si l’on en juge par la qualité des résultats qu’elle a obtenus jusque là.
En dénonçant fortement les risques et dangers générés par les technosciences, on
s’attaque en même temps aux aspects irrationnels des idéologies, ainsi qu’à des positions souvent
constituées en lobbying et enfermées dans des partis pris immoraux. Une compréhension du
progrès technoscientifique en ce qu’il est guidé exclusivement par le gain matériel fait
évidemment peur, car elle révèle à une atteinte à l’homme en tant que sujet rationnel et à la
nature qui subit les conséquences de son action. Ainsi au nom de la raison, les technosciences
devraient prendre en compte tous les aspects des problèmes qu’elle pose et chercher à réduire, à
défaut de les éradiquer, les menaces qu’elle induit. La nature a peut-être besoin d’être
transformée, mais elle a tout autant besoin d’être entretenue si l’on souhaite engager tous les
existants sur la voie royale d’un progrès technoscientifique durable et équitable.
L’urgence aujourd’hui n’est certes pas d’interrompre l’activité technoscientifique, mais
d’assumer le fait qu’elle doit reposer sur l’invention et le développement de modes de production
qui devraient prendre mieux en compte la question de la maîtrise des outils utilisés et les
conséquences de leur action sur les écosystèmes. Un tel correctif assurerait la limitation de leur
dégradation et des menaces globales auxquelles la nature et l’humanité se trouvent confrontées.
290
Le projet de léguer à la postérité des écosystèmes sains, dont la réalisation dépend de la
conscience de chacun, constitue un enjeu vital, Passé le seuil de tolérance définissable par la
raison, la nature pourrait « se révolter », et toutes les conséquences inhérentes à un tel processus
échappent encore à l’homme. La société industrielle, orientée essentiellement sur la productivité,
doit donc prendre des mesures allant dans le sens d’un équilibre entre ce que l’humanité retire
des ressources naturelles et les atteintes qu’elle inflige au vivant. A cet égard, Jean-pierre
Dupuy 182 , parlant de la société industrielle et de sa contre-productivité, a pu écrire : « Passés
certains seuils critiques de développement, plus croissent les grandes institutions de nos sociétés
industrielles, plus elles deviennent un obstacle à la réalisation des objectifs mêmes qu’elles sont
censées servir : la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise, les
communications rendent sourd et muet, les flux d’information détruisent le sens, le recours à
l’énergie fossile, qui réactualise le dynamisme de la vie passée, menace de détruire toute vie
future et, last but not least, l’alimentation industrielle se transforme en poison ».
Il est donc permis d’affirmer que les fins explicitement visées par la société industrielle
contrastent fortement avec la réalité de ce qu’elle met en œuvre. Au lieu de surmonter les
obstacles aux objectifs qu’elle s’est préalablement fixée, la société industrielle crée souvent des
maux qu’elle n’avait pas prévus, et poursuit des buts contraires à la satisfaction des besoins
humains. Dans ces conditions, et dans l’intérêt de tous pour le présent comme pour l’avenir,
l’action technoscientifique doit donc s’orienter vers des techniques plus raisonnables et
moralisées, qui permettraient un progrès plus juste, respectueux à la fois de la société et de la
nature.
En particulier, le progrès technoscientifique doit prendre conscience des spécificités de
son champ d’action, qui doit en être délimité en fonction de principes éthiques. L’arrogance et le
caractère hégémonique des technosciences pourraient laisser place à la pensée rationnelle, qui
serait apte à apporter des réponses mieux contrôlées à la problématique d’une protection fiable
de la nature. Les travers des technosciences en seraient amendés au profit d’une société qui
réinstaurerait des valeurs d’humanité et prendrait mieux en compte les besoins dictés par le sens
commun. Le regard dénué valeurs morales, que l’homme technoscientifique a tendance a porter
sur le monde, pourrait alors faire place à une conception plus sage et vertueuse, favorable à une
société qui se voudrait humaniste et plus juste. La recherche des possibilités de cohabitation
sinon harmonieuse, du moins sans trop de heurts de l’homme avec la nature pourrait peut-être
redonner aux sociétés l’espoir d’exister à leur place en tant que partie d’un Tout.
182
Cf. Jean-Pierre Dupuy, Revue L’Ecologiste, N° 9, février 2003, et article paru dans le journal Le monde du 27
Décembre 2002.
291
En voulant tout posséder et en cherchant à tout expliquer, l’homme se met en danger et
court des risques qu’il ignore peut-être. Son action parfois chargée de passion et d’irrationalité
l’enferme dans une tyrannie qui consiste à exercer sur autrui sa volonté de puissance. Or, nul ne
peut cerner avec exactitude l’ordre et le fonctionnement logique de la nature, ce qui devrait
susciter méfiance et prudence, car nos connaissances peuvent parfois nous orienter quelquefois
vers des hypothèses technoscientifiques trompeuses. Le caractère transitoire des théories
scientifiques montre que tout contient une part d’illusion. C’est pourquoi la réalité du progrès
technoscientifique pourrait être elle aussi l’expression d’une subjectivité et de fins non justifiées.
Pour se défendre, les professionnels du milieu technoscientifique accuseront plutôt la
société de faire un mauvais usage de leurs productions. Toutefois, la surproductivité des outils
technoscientifiques augmentant, leur usage, devient de facto incontrôlable et pose donc des
problèmes majeurs. Même si ces outils ont été créés pour aider l’homme à s’affranchir de la
nature et à améliorer ses conditions de vie, certains d’entre eux demeurent complexes, dangereux
et même inutiles. On se rend bien compte qu’avec l’évolution de la société, il est difficile de s’en
passer, car ils finissent par embrigader le consommateur. L’homme se retrouve ainsi prisonnier
d’outils qu’il a lui-même souhaités et conçus. Etant entendu que se passer du progrès
technoscientifique serait un leurre, seule reste la recherche de solutions pour amoindrir les maux
qu’il génère. Ni le point de vue éthique ni l’objection rationnelle ne pouvant fondamentalement
changer la donne, l’idéal serait de trouver un modus vivendi permettant d’associer aux
technosciences des valeurs plus utiles à la vie.
Il semble que rien ne soit impossible aux technosciences, car elles ont hérité de tous les
pouvoirs jadis attribués aux dieux : celui de la procréation, celui de la guérison, en un mot celui
de donner la vie et de la retirer. Dans une certaine mesure, les technosciences servent à combler
le vide provoqué par la « mort de Dieu ». C’est leur déontologie 183 propre qui protège leur
profession et régit l’éthique dont elles ont besoin. Or, les technosciences proposent-elles
réellement de substituer une conscience écologique à l’appât du gain et aux principes de
rentabilité à court ou moyen termes ?
Au vu des écueils de la modernité et des exigences technoscientifiques, les
contemporains font désormais le constat qu’il importe d’adopter une vision plus rationnelle du
monde. Ainsi Jean-Pierre Dupuy 184 affirme-il : « Il faut que la modernité choisisse ce qui lui est
le plus essentiel : son exigence éthique d’égalité, qui débouche sur des principes
183
La déontologie est la science qui s’occupe du code de conduite de certaines professions telle que la Médecine.
Elle régule les conduites professionnelles et fixe des règles éthiques propres à la profession.
184
Op. cit.
292
d’universalisation, ou bien le mode de développement qu’elle s’est donné. Ou bien le monde
actuellement développé s’isole, ce qui voudra dire de plus en plus qu’il se protège par des
boucliers de toutes sortes contre des agressions que le ressentiment des laissés pour compte
concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables ; ou bien s’invente un autre mode de
rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être
universalisé à l’échelle de l’humanité. »
L’exigence éthique n’est donc plus une valeur cardinale pour la modernité 185 . Les valeurs
essentielles fondées sur des principes d’universalité ne peuvent se réaffirmer que si la société
contemporaine réintègre en son sein des principes éthiques qui valorisent l’égalité. Le progrès
technoscientifique est non seulement souhaitable mais nécessaire. Cependant, les risques d’une
tyrannie technoscientifique doivent être compensés par un progrès démocratique qui permettrait
de réfléchir objectivement aux menaces globales pesant sur l’homme et la nature. L’urgence
serait alors de répertorier les valeurs inhérentes aux technosciences, de situer et de clarifier leurs
limites.
185
Par modernité, nous entendons ici tout ce qui touche au progrès technoscientifique récent ou contemporain, c’està-dire ce qui correspond au goût actuel par opposition à ceux qui accompagnaient les savoirs plus anciens.
293
7-5 Les technosciences et leurs limites
L’efficacité des technosciences et de leur mode opératoire ne signifie pas nécessairement
qu’elles formulent à tous les coups les bonnes hypothèses, ni que celles-ci contiennent sui
generis des réponses rigoureuses et rationnelles aux questions posées. Plus que celles des
sciences exactes, leurs hypothèses comme leur réponses peuvent être, dans leurs choix
méthodologiques, tributaires d’une subjectivité susceptible de les détourner de leurs objectifs
premiers. C’est pourquoi le problème de la science comme objet de réflexion philosophique,
épistémologique et écologique ne cesse de se poser. Les technosciences vues sous ces angles
sont problématiques en ce qu’elles s’excluent elles-mêmes comme objets d’étude et semblent se
réfugier derrière leur autonomie. Elles se sont construites une rationalité particulière et
privilégiée, qui n’autorise presque pas leur propre autocritique, parce qu’elles sont exemptes non
seulement de véritable conscience éthique, mais aussi de conscience d’elles-mêmes. C’est ce qui
rend suspecte la dénégation de leurs limites et insuffisances effectives, reposant du même coup
avec acuité la question de l’objectivité et de la vérité dans les sciences. D’où la nécessité de
rechercher précisément en quoi au juste les technosciences, réputées pour leur omnipotence et
leur objectivité, peuvent recéler des insuffisances et des limites.
Outre leurs difficultés à résoudre les problèmes humains liés à l’éthique, la complexité
des phénomènes naturels et la difficulté à en fournir des explications, montrent que les
technosciences ne sont pas toujours capables, loin de là, d’apporter des réponses objectives
basées sur des prémices rationnelles en lieu et place d’un savoir-faire pratique mis en œuvre plus
ou moins dans la précipitation 186 . Des phénomènes tels les séismes et les volcans, par exemple,
apportent toujours à la science des interrogations nouvelles, alors qu’il n’existe aucune solution
définitive pour pallier les ravages qu’ils occasionnent. Autant dire que la complexité des
phénomènes et les difficultés d’interprétation des faits dépassent parfois la seule compétence
technoscientifique. C’est la raison pour laquelle, entre autres, les technosciences ont de plus en
plus recours à des conjectures faisant appel aux calculs des probabilités, faute d’autres procédés
issus des sciences exactes.
Les scientifiques s’accordent sur l’objectivité de la science, sur la rigueur de sa méthode
et sur son caractère universel. Or, assez souvent, de sérieuses divergences naissent lors de
l’interprétation des résultats obtenus. Il n’est pas rare que les scientifiques se livrent à des
186
Cf. Philippe Pignare, Au nom de la science, in Revue internationale des livres et des idées, n° 2, novembredécembre 2007, à propos du livre de Sonia Shah, Cobayes humains, le grand secret des essais pharmaceutiques,
Paris, Editions Démopolis, 2007.
294
querelles d’écoles, voire à des polémiques motivées par leurs affiliations à des courants
philosophiques, sinon idéologiques – c’est le cas des débats actuels entre créationnistes et
darwinistes. Cela revient à dire que les orientations des écoles de pensée, mais aussi les
idéologies politiques ou culturelles, peuvent influer sur les résultats obtenus. Comme ont pu en
témoigner en leur temps, bien que dans des registres sensiblement différents, l’affaire Lyssenko
ou les protestations d’Einstein après Hiroshima, des scientifiques peuvent être victimes de
processus sociopolitiques qui, malheureusement, éloignent nombre d’entre eux de la valeur
cardinale de la science qu’est l’objectivité. Or, pour être à l’abri des injonctions de la société ou
des pouvoirs politiques, la notion d’objectivité appelle une éradication des préjugés et des
croyances qui ne peut aller sans résistance.
Le scientifique a pour rôle principal d’apporter des faits nouveaux, qui confirment ses
hypothèses ou les invalident et rendent dépassées certaines théories ou les dépasse tout
simplement. Or, la quête du pouvoir, du prestige, et la recherche des honneurs poussent certains
praticiens à sortir de leur objectivité. Il se peut donc que pour diverses raisons soient publiées des
fausses données scientifiques. A cela s’ajoute le caractère scientiste 187 des technosciences ellesmêmes, qui cherchent à s’imposer à tout prix. Elles ont tendance à considérer qu’elles ont non
seulement le devoir, mais la capacité et le pouvoir de régler et de résoudre tous les maux
humains par leur savoir-faire. Cette prétention à des capacités « extra humaines » est à mettre en
relation avec le manque d’autocritique. Ayant de réelles difficultés à réfléchir objectivement sur
elles-mêmes, les technosciences concourent à une défaite de la raison.
La trop grande subdivision des technosciences entraîne de plus de fortes divergences
entre disciplines scientifiques. Du coup, la Vérité semble avoir un statut ambigu au sein des
technosciences. Quel rapport les technosciences entretiennent-elles avec ce concept ? « Vérité »
vient du latin veritas, de verus, qui signifie « vrai ». C’est ce à quoi l’esprit peut et doit donner
son assentiment par suite d’un rapport de conformité avec l’objet de pensée, ou d’une cohérence
interne de la pensée. La Vérité est la connaissance à laquelle on attribue la plus grande valeur.
Toute vérité implique une absence d’erreur et d’illusion. Or, la technique et la science, qui
forment les technosciences, sont des disciplines ayant des objets et des méthodes précises. La
conjonction de leurs efforts et de leur expérience apporte de la précision, et de la concision.
Aussi, elles devraient être capables de Vérité dans le sens de la philosophie, qui fonde son savoir
sur la généralisation et l’abstraction comme résultats du raisonnement. Omnipotentes et
187
C’est notamment la doctrine d’Auguste Comte, le positivisme, qui a été taxé de scientisme par la critique
philosophique et épistémologique. Le scientisme est la conception selon laquelle la science est ultimement
omnipotente.
295
prétendant détenir les pouvoirs jadis attribués à Dieu, la technique, mieux les technosciences
devraient logiquement incarner la Vérité, c’est-à-dire qu’elles devraient être dépourvues d’erreur
et d’illusion. Or, c’est loin d’être le cas, puisque la question de la vérité scientifique est
intimement liée à celle des théories scientifiques, qui se caractérisent par leur capacité à remettre
en cause des anciennes théories.
Les théories scientifiques progressent sans cesse, car le passage d’une théorie scientifique
à une autre est un progrès pourvu que la nouvelle théorie génère des connaissances nouvelles.
Ceci dit, les théories scientifiques ne sont jamais définitives, elles sont mortelles autant qu’elles
sont provisoires. En d’autres termes, une théorie scientifique ne vaut que tant que l’on n’a pas pu
en trouver une meilleure. La science étant en perpétuelle révolution, il n’y aurait donc que des
vérités provisoires, la Vérité absolue serait de ce point de vue une parfaite illusion. L’exemple de
l’héliocentrisme qui a succédé au géocentrisme est éloquent à cet égard. Il n’est jamais exclu que
l’observation apporte de nouveaux savoirs. Le progrès scientifique consiste en ce que ses
théories se succèdent souvent sans pour autant trouver des solutions définitives. Le caractère
changeant des théories scientifiques n’est que le reflet de l’esprit humain. Elles n’apportent que
des solutions relatives, souvent liées à l’état de la connaissance à une époque donnée. Il n’est
donc pas exclu que la postérité trouve caduques les productions de notre temps, qui pourraient
même, a posteriori, apparaître insensées. En ce sens, les théories scientifiques ne devraient pas
être érigées en dogmes.
Le philosophe existentialiste Jean Paul Sartre 188 disait du concept de Vérité, qu’il
conduisait l’être à l’absurdité. Pour lui, la rencontre de la vérité était synonyme de la mort des
illusions et, dans cette logique, il trouvait lamentable le constat de la finitude humaine. Il ressort
de cette approche que la voie de la vérité est illusoire et que, donc, rien ne peut nous y conduire.
La pensée judéo-chrétienne 189 estime plutôt que la Vérité est un attribut fondamental de Dieu 190 ,
celle-ci étant incarnée par son messie Jésus Christ qui s’est fait homme. Il est la Vérité charnelle
réincarnée et, selon l’Evangile de saint Jean 191 tiré du Nouveau testament, il est « le chemin, la
vérité et la vie ».
188
Dans l’Existentialisme est un humanisme,Paris, Folio Gallimard, 1996, Sartre pose que toute vérité et toute action
impliquent l’homme en tant qu’être subjectif dans un milieu purement humain. Autrement dit, tous les aspects
humains sont liés à cette doctrine, et l’homme est donc jugé par rapport à sa capacité à prendre conscience de sa
propre situation.
189
La pensée judéeo-chrétienne constitue le fondement des valeurs et de la culture des sociétés occidentales. Mais la
vérité chez les judéo-chrétiens est fondée sur les dogmes religieux, qui placent Dieu comme Etre omnipotent,
omniscient, créateur de l’univers.
190
Cf. La Sainte Bible, dans le Livre des Psaumes, verset 108, 54.7, Traduction de Louis Second, version revue,
Nouvelle Edition de Genève, 1979.
191
Idem, tiré du Nouveau Testament, Evangile selon Saint Jean. Chapitre 14, V6, Genève, 1979, p. 1076.
296
La portée intellectuelle et morale de cet enseignement nous interpelle, car elle pose la
vérité comme attribut, en ce qu’elle est personnifiée et incarnée par la personne de Jésus-Christ.
Or, cet homme est un mortel comme tous les hommes, puisqu’il est mort et « ressuscité ». Alors,
comment un mortel peut-il incarner la Vérité ? A notre sens, cette interrogation trouve sa réponse
non seulement dans le « mystère de la foi », mais dans une explication morale : la vérité est ici
synonyme de droiture, de rectitude, de sagesse et d’honnêteté, en un mot, de vertu. C’est
sûrement dans ce sens que le Christ, fils de Dieu qui se serait fait homme, aurait incarné la
Vérité. De ce fait, il pouvait être considéré comme homme de parole et de vérité, parce que sa
parole était celle de Dieu lui-même. De ce point de vue, peut-on encore dire que la Vérité est
l’apanage de l’homme et, a fortiori, peut-elle être assujettie à la seule rigueur technoscientifique?
La Vérité humaine n’est jamais définitive. C’est un concept à la fois moral et
métaphysique. Moral, parce qu’il est intimement lié à la qualité et à la rectitude de l’action
humaine. Métaphysique, parce qu’il est sujet aux interminables spéculations qui la rendent
éternellement insaisissable et lui restituent une relativité telle qu’il soit impossible d’en prendre
la pleine mesure. La vérité est pour ainsi dire, un fondement de l’action solide et inaccessible à la
fois, issu de la nature elle-même. C’est pourquoi sa maîtrise et sa compréhension demeurent
aussi flottantes que celle de la nature. Tirant ses sources de la nature, elle est de ce fait liée à
l’activité humaine, et donc aux connaissances humaines à travers lesquelles on peut accéder à
une meilleure compréhension du réel.
Platon 192 pense que la connaissance consiste à savoir ce que sont les opinions en ellesmêmes, objectivement et indépendamment de l’opinion que l’on peut avoir. Connaître dans un
sens large, c’est chercher à découvrir, c’est aussi explorer. La connaissance chez lui consiste à
avoir des opinions qui peuvent se révéler vraies ou fausses, à la différence de la vérité qui se
caractérise par l’absence totale de doute. La connaissance humaine est donc fortement liée à la
conduite de l’homme et au sens existentiel de celle-ci, par rapport à lui-même et au vivant.
Connaître, c’est aussi donner un sens aux valeurs morales en relation avec l’action.
On ne doit pas associer la connaissance et l’illusion, puisque l’illusion suppose justement
une absence certaine de connaissances réelles. Néanmoins, la prise en compte de l’illusion peut
s’avérer importante dans l’acquisition des connaissances. S’en servir rationnellement peut
conduire l’homme non seulement à persévérer dans l’effort, mais aussi à se nourrir du secret
192
Dans La République Livre VII, 512a-515b, Flammarion, 1966, Platon affirme que connaître, c’est sortir des
ombres de l’illusion, c’est-à-dire du monde de la caverne. Il demande à tout homme de s’arracher de la fascination
des opinions, de l’ignorance, pour s’affranchir de la caverne. Tel est selon le chemin qui permet à l’homme de
s’élever dialectiquement vers le vrai Savoir, et de s’imprégner de la véritable place des éléments constitutifs du
monde des idées.
297
espoir de parvenir à la vérité. A la différence de la notion de vérité, qui peut emmener tout
homme à une conduite imprudente, l’illusion, si elle fait rêver, suppose aussi par l’absence de
certitude qui la caractérise un esprit d’ouverture. En revanche, la vérité est ce qui ne se discute
pas, elle incarne l’absence de doute et, s’exprimant sans contrainte extérieure, peut de ce fait
prendre le sens d’un outil d’emprisonnement de la liberté. Y a-t-il un rapport réel entre vérité et
liberté ? Comme la liberté, la vérité n’implique-t-elle pas le respect de la différence ? Ne se
trouve-t-elle pas dans la nature elle-même ou dans le respect de ses lois ? Ne se trouve-t-elle pas
dans les comportements des uns et des autres ? Et si la vérité était plutôt l’absence de vérité
absolue ! La vérité existe-elle finalement, ou faudrait-il se contenter de la seule réalité ?
Loin de nous enfermer dans un relativisme absolu, disons plutôt que la vérité absolue nous
semble inaccessible, mais n’est peut-être pas de l’ordre de l’impossible. Elle réside peut-être
dans nos interrogations, dans nos maux, nos satisfactions ou nos comportements, car il n’y a rien
de tangible qui nous la révèle. L’homme contemporain, tributaire du progrès technoscientifique,
ne peut se contenter que de cette vérité toujours provisoire que les technosciences proposent à la
société. La société se doit d’être stable et sûre de ce qu’elle consomme ; elle tolère le provisoire,
mais recherche la stabilité.
Malgré toute la volonté des technosciences et tous ses efforts pour parvenir à la Vérité, des
incertitudes et des interrogations demeurent, d’où l’intérêt de se fixer des objectifs précis. On
peut du reste se demander jusqu'où peuvent aller les technosciences dans leurs recherches des
faits (de la Vérité) et dans la mise en application de leur savoir. Les frontières du connu sont sans
cesse reculées, de telle sorte que les sociétés humaines ont de réelles difficultés à suivre. Du fait
que le développement des technosciences n’apporte pas que des résultats sûrs et attendus, elles
ne peuvent que susciter des inquiétudes.
En effet, notre monde se caractérise par la modification profonde qu’il subit actuellement
sous l’effet de l’intrusion des technosciences. Celles-ci ont pris la résolution de gouverner le
monde, reléguant au second plan la plupart des conséquences de leur mode de gouvernement.
L’existence de la nature, en ce qu’elle constitue une garantie pour toute forme de vie, devrait
avoir son importance, même si les technosciences peuvent exercer une emprise sur elle. Du
moment où les technosciences apportent des mutations fondamentales en termes sociaux,
économiques, culturels, politiques, elles comportent des dangers réels et méritent un suivi
éthique. L’implication des valeurs éthiques dans l’orientation de leurs découvertes limiterait les
dérives, irrationnelles, susceptibles de porter atteinte au vivant.
Quoiqu’on en dise, les technosciences demeurent une voie privilégiée, tant elle s’avère
favorable au bien-être et à l’évolution des connaissances humaines. Mais l’ironie du sort est
298
qu’elles sont sollicitées pour la protection de la nature, parce qu’elles apportent les outils
nécessaires à sa sauvegarde, après avoir prouvé leur capacité de dévastation des milieux naturels.
Relativisée, la vérité réduit l’espace aux dimensions de ceux qui veulent en prendre la
mesure. Ainsi, n’étant détentrices que d’une parcelle de vérité, les technosciences peuvent être
considérées comme incapables d’épuiser le réel. En d’autres termes, il est improbable que les
technosciences parviennent à apporter toutes les réponses aux problèmes qui touchent l’homme
et son cadre de vie. Cela s’explique par le fait qu’elles ne traitent que d’aspects touchant la
sphère du concret, et ne s’intéressent nullement aux questions métaphysiques, ni aux réponses
favorables à l’épanouissement de l’esprit humain qu’elles apportent. La métaphysique n’est pas
dangereuse pour tout type de société, au contraire, elle fixe des limites aux ambitions les moins
utiles et freine les prétentions susceptibles de fragiliser l’être humain et son univers.
Traiter des questions métaphysiques, c’est naturellement impliquer la philosophie dans la
recherche de la vérité. En associant la philosophie à l’avancée des connaissances
technoscientifiques, on intègre au progrès technoscientifique la dimension éthique dont les
sociétés humaines et leur cadre de vie ont besoin. Par la rigueur scientifique de leurs méthodes,
les technosciences pourraient ainsi inciter la philosophie à faire converger l’imaginaire et
l’expérimental. Dans cette perspective, la philosophie apporterait ses qualités d’analyse et la
dimension morale dont elle a la maîtrise, tandis que les technosciences s’affirmeraient
naturellement par la fiabilité de leurs expériences.
Avec l’aide de la philosophie, des limites certaines pourraient être clairement définies,
notifiant la barrière à ne pas franchir par les technosciences. Les compétences de l’homme
technoscientifique s’arrêteraient alors là où commencent celles de l’autorité morale. On
aboutirait par cette voie à l’assurance que la nature bénéficierait d’un respect voulu au nom des
valeurs éthiques et, du même coup, on établirait
technique et mythe du progrès.
des rapports plus clairs entre rationalité
299
Chapitre VIII : La rationalité technique et le mythe du progrès
La volonté de l’homme de maîtriser le devenir de l’humanité et son ambition de dominer
la nature n’ont cessé de s’affirmer au cours de la Modernité. Face au projet technoscientique et à
ses prétentions visiblement prédatrices et excessives, s’est fait jour la nécessité d’une prise de
conscience du fait que la maîtrise de la nature ne devrait pas se faire au prix d’un progrès risqué
et non mesuré, mais plutôt dans la prise en compte des valeurs morales et rationnelles qui
doivent conditionner toute action humaine. Dans cette logique, le progrès véritable serait celui
qui intègre des valeurs et se soumet à des normes légales et juridiques.
La modernité a donc mis en place un système qui ouvre aux technosciences la possibilité
d’apporter un progrès sans limites. Or, si le progrès en tant que processus sociétal est
souhaitable, il doit nécessairement être contrôlé, surtout lorsqu‘il peut être le vecteur de maux ou
de manquements avérés. Pour y pallier, il importe de recourir aux moyens rationnels et moraux,
en vue de respecter les dimensions d’espoir et de sagesse inhérentes à des connaissances
humaines toujours perfectibles. Un impératif serait donc de rationaliser les technosciences afin
d’y intégrer par le biais de la morale un certain nombre de règles nécessaires à leur applicabilité.
Tout homme de science doit en réalité s’entourer d’un ensemble de principes directeurs
utiles à la mise en pratique de toute action. Il n’est pas contestable que le progrès humain soit
une réalité et une nécessité, mais il n’est pas non plus à mettre en doute que celui-ci peut donner
lieu à des excès et à de nouvelles formes d’irrationalité. Il convient donc de s’interroger sur le
type de progrès recherché par l’homme. Si il ne remplit pas pleinement sa mission salvatrice,
grâce à laquelle l’existence de l’homme trouve son plein sens, le progrès tel qu’il est proposé par
les technosciences peut s’avérer une chimère. Dans sa dimension mythique, le progrès promet le
bonheur à l’homme, mais en fait ne le réalise pas obligatoirement. Or, fonder l’espoir sur un
progrès tel qu’il ne se soucierait pas de limiter ses inconvénients et ne garantirait pas à l’homme
le bonheur qu’il lui promet équivaudrait à renoncer à une lucidité compatible avec les exigences
élémentaires de la raison.
Le progrès tel qu’il se présente aujourd’hui est sujet à caution, puisqu’il demeure
insatisfaisant sur bien des points. La raison permettant à l’homme de bien juger et, donc,
d’appliquer convenablement son jugement par rapport à l’action à mener, son usage s’impose
plus que jamais dans la construction d’un modèle technoscientifique en phase avec notre temps.
L’intégration mieux pensée d’impératifs de rationalité sur le plan conceptuel redonnerait un
300
crédit aux technosciences, qui ne doivent pas faire du progrès un parfait alibi au service de sa
propre cause.
8-1 Les technosciences et l’alibi du progrès
Reconnu aujourd’hui comme une spécificité irréversible et incontestable des sociétés
humaines, le progrès technoscientifique constitue désormais un acquis décisif et apparaît comme
souhaitable aux yeux de tous. Issu de la volonté développementiste occidentale, il a généré un
accroissement inouï de la puissance de l’homme sur la nature. Ernest Renan 193 constatait en son
temps que la vision progressiste traduisait les valeurs occidentales et incarnait avec force une
volonté de puissance propre aux sociétés européennes. Par ailleurs, en tant que valeur spirituelle
et morale, le progrès doit transcender les frontières et l’idiosyncrasie des cultures pour leur faire
acquérir un sens plus universel. En ce sens, lorsqu’on parle de progrès, il s’agit d’abord
d’impliquer l’esprit humain. Le progrès spirituel apparaît comme la première étape d’un
processus progressiste toujours réactualisé par l’insatiabilité de l’esprit humain. Chaque fois
qu’une étape est franchie, une autre commence. Si nous considérons le progrès plutôt comme un
idéal, c’est que, le concevant de manière indéfinie, nous lui attribuons sans cesse de nouveaux
buts à atteindre. Le progrès devient un processus historique, qui se plie aux exigences sans cesse
renouvelées de la société. C’est un mouvement sans fin, qui évolue en permanence dans le sens
que chacun souhaite lui accorder.
Le progrès a de plus des liens évidents avec la nature, et donc avec les sciences et à la
société. Il se réfère à certaines croyances plutôt qu’à l’analyse critique, ce qui explique sans
doute le fait que sa polysémie demeure fortement rattachée à son évolution historique.
L’étymologie lui confère justement le sens de progression, qui vient du latin progressus. Mais
cela prête à confusion, puisque « progresser » peut avoir le sens d’une « avancée », sans valeur
ajoutée. Une troupe militaire peut progresser, mais nous ne pensons pas que cela est en soi un
progrès, surtout dans le sens que nous souhaitons lui accorder, à savoir celui qui le rattache à une
évolution positive de la société en relation avec celle de l’esprit humain.
L’acception anglo-saxonne du terme semble mieux adaptée à notre compréhension du
progrès, qui est aussi celle des modernes. Cette acception moderne du terme est souvent attribuée
à Francis Bacon 194 . Dans ses écrits, il emploie le terme anglais advancement, qui signifie
193
. Cf. Ernest Renan, Oeuvres Complètes, Paris, Editions Calmann-Lévy, 1960, pp. 1557-1558.
. Francis Bacon est l’auteur du Novum Organum, ouvrage dans lequel il s’oppose à la logique aristotélicienne sur
les principes généraux et les faits particuliers. Son ouvrage propose au contraire une méthode pour guider l’esprit et
194
301
justement « progrès », mais c’est surtout le sens qu’il lui confère par rapport au contexte qui
révèle sa meilleure intellection. En s’adressant à Jacques 1er, roi d’Angleterre et d’Irlande de
1603 à 1625, il précise le vrai sens qu’il donne à ce terme. Evoquant la prospérité du pays et les
nouvelles inventions, Francis Bacon s’adresse au roi en lui signifiant que tout progrès est
forcément assuré par des inventions ininterrompues. Tout doit aller dans le sens d’une évolution
concrète qui rompt avec l’idée d’un progrès sans valeur ajoutée. Bacon rejette la conception d’un
processus répétitif et en réalité stagnant. En un mot, il est favorable à l’institution d’une mémoire
sociale qui s’inscrive dans la durée, c’est-à-dire qui soit transmissible des uns aux autres par un
processus évolutif.
Cette vision du progrès, qui inaugure une compréhension nouvelle du concept, a laissé
une marque indélébile dans les textes fondateurs de la Royal Society britannique.
Malheureusement, ceux-ci connurent des interprétations diverses dans l’histoire de l’Occident et
trouvèrent parfois un écho défavorable. Dans cette perspective, Ernst Renan 195 , jugeant que
l’activité humaine était trop puissante, en était venu à admettre que la vision progressiste telle
que connue aujourd’hui traduit surtout les valeurs occidentales, mais aussi que « le schème du
progrès traduit une démangeaison d’action et une volonté de puissance très occidentale ». Pour
des raisons sans doute politiques, les Occidentaux eurent tendance à interpréter ce propos en vue
de refonder le concept de progrès dans le sens de la conservation et de la mise en valeur d’un
patrimoine intellectuel à des fins exclusives de développement économique.
Dès le XVII ème siècle, Pascal et Bossuet ont précisé leur conception du progrès, l’un dans
sa préface du Traité du vide 196 , l’autre dans l’avant-propos au Discours de l‘histoire universelle.
Ils furent les figures de proue d’une conception française qui s’attachait à donner un sens moral
au mot « progrès », contrairement à Bacon et l’école anglaise, tout en militant cependant pour la
liberté de la recherche scientifique. Pascal notamment rejetait l’autorité des savants et
philosophes de l’antiquité en tant que dogme et proposait de « considérer la succession des
générations humaines comme celle des âges d’un même individu, de l’enfance à l’âge
adulte 197 ». L’idée était de montrer que « l’humanité pourrait en effet être tenue pour un seul
progresser dans les sciences. Il croît à l’amélioration de la condition humaine par celles-ci et affirme que « la science
véritable est la science des causes ». Dans sa conception du progrès, il compte sur une science qui évolue de manière
ininterrompue, affirmant que ce qui est porteur d’avenir est plus important que ce qui a déjà été fait.
195
. Ernest Renan, Œuvres complètes, Paris, Editions Calmann-Lévy, 1960.
196
. Pascal, Œuvres complètes, Paris, Editions Michel Le Guern, Collection Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1998-1999 (Interrompue par la mort du philosophe, la rédaction du Traité du vide est restée à l’état de fragments).
197
. Dictionnaire d’histoire et Philosophie des sciences, publié sous la direction de Dominique Lecourt, Paris,
Collection Quadrige/Dico de poche, Puf, 2003, p. 773
302
individu qui progresserait 198 ». Les Lumières avaient ensuite défendu la même position, mais en
valorisant la raison au détriment des superstitions et des dogmes religieux.
En somme, l’idée Moderne du progrès est rattachée à l’esprit et au savoir. C’est l’accent
mis sur sa dimension morale qui distingue la conception anglo-saxonne de celle d’OutreManche. Par la suite, la raison, prenant conscience d’elle-même et des états de faits qu’elle
engendre à travers les technosciences, tend à s’adapter à des exigences de plus en plus
spécifiquement spatio-temporelles. On pourrait affirmer que l’homme a tendance à subdiviser
ses priorités et a en redéfinir les échelles de grandeur. Il arrive qu’il se serve de son passé comme
base de réflexion, mais parfois il passe outre, ce qui a un impact certain sur l’évolution de sa
vision du monde.
Les questions qui manifestement se posent quant à l’état actuel de la planète devraient
logiquement interpeller la conscience, et induire les sociétés à tenter de rectifier certaines erreurs
d’appréciations dues à la fertilité de l’inventivité humaine qui, incontrôlée, peut ouvrir la voie à
des entreprises prenant le progrès pour alibi afin de réaliser des buts sans commune mesure avec
les intérêts de l’humanité dans son ensemble. L’intelligence humaine devrait au contraire aider
les sociétés à anticiper les problèmes du futur, en infléchissant d’ores et déjà celui-ci à travers
des actes liés à un progrès mesuré.
Condorcet prédisait en son temps la destruction des inégalités entre nations, entre
citoyens, entre peuples et entre sexes. Si l’on se réfère à la voie qu’il a tracée, l’histoire du futur
s’inscrit dans un dépassement. L’être humain doit anticiper par rapport à une réalité qu’il s’est
donnée pour but mais qu’il n’a même pas encore atteinte Dans cette optique, la question de la
préservation de la nature se pose à l’évidence comme une nécessité et une priorité, non
seulement du point de vue du vivant présentement à l’échelle planétaire, mais aussi du point de
vue de la postérité des sociétés humaines actuelles.
S’il s’agit de revaloriser le progrès de l’esprit humain qui gouverne l’histoire de
l’humanité, le véritable progrès n’est pas celui en quoi consiste la prolifération des outils les plus
sophistiqués et les plus dévastateurs potentiellement, tels les armes nucléaires ou les centrales de
même type. Anticiper le cours de l’histoire par une réflexion et une information mobilisatrices
fondées sur la raison et non sur une certaine idée de productivité indéfinie, serait sans nul doute
une attitude plus respectueuse de la perfectibilité de la nature humaine en tant que manifestation
d’une conscience et d’une raison agissantes. Le progrès en tant que processus sociétal
souhaitable, comporte des risques, de maux imprévus et, surtout, des manquements inhérents au
198
.. Idem, p. 773.
303
cadre
de
développement
actuel
des
technosciences.
La
pollution,
les
problèmes
environnementaux et les risques liés à la production industrielle excessive justifient une réflexion
en vue d’un « progrès alternatif », qui intègrerait aux découvertes technoscientifiques et à leurs
applications, une prise en compte de leur traductibilité en termes de morale et d’éthique.
Dans la compréhension qu’ils semblent avoir du progrès, les Modernes et les
contemporains le proposent à la société comme étant le bien par excellence : celui-ci serait sans
failles ni risques préjudiciables. Or, il s’avère que le progrès tel qu’il est conçu et mis en œuvre
aujourd’hui est à l’origine d’un certain nombre de problèmes d’industrialisation et de
productivité. Pour répondre aux exigences des sociétés actuelles, il suit mécaniquement une
trajectoire rectiligne. Ce faisant il emprunte des voies de moins en moins sûres. C’est pourquoi il
faudrait le réguler à trois niveaux : il devrait être moralisé, conscientisé, et rationalisé.
Les activités technoscientifiques étant génératrices d’effets néfastes avérés, il est
impératif de les repenser, ainsi que la notion de progrès, d’un point de vue rationnel. De plus des
lois prenant en compte la problématique de la morale apparaissent indispensables à la conscience
du fait technoscientifique. A priori, rien n’empêche d’avoir recours à diverses mesures
favorables à une intégration des règles éthiques nécessaires dans l’élaboration des projets.
Moraliser les technosciences, ce pourrait être intégrer un ensemble de règles de conduite
et
de
valeurs
« technoscientifiques »
auxquelles
se
soumettraient
librement
les
technoscientifiques dans la mise en application des découvertes issues de leurs travaux. Par cette
moralisation des sciences et techniques, des principes et des pratiques concrètes pourraient
déterminer la forme des actions engagées. Considérée comme une science humaine s’attachant à
l’étude des mœurs et de l’éthique, la morale, en rapport avec les technosciences, serait ainsi un
moyen de réflexion philosophique qui viserait à déterminer les buts suprêmes de l’homme et de
son action sur la nature.
Ainsi moralisées, les technosciences, pourraient être emmenées à mieux définir et,
surtout, à mieux orienter leurs pratiques en s’imprégnant au mieux des notions de « bon » et de
« mauvais ». Ces notions sont en effet indispensables pour la mise en place des critères
d’objectivité et d’universalité favorables à la mise en application du travail de recherche
scientifique. Tout en préservant sa liberté, l’homme doit nécessairement y associer des valeurs
morales, car la vraie liberté est la liberté morale, puisque celle-ci est philosophiquement de
l’ordre de la responsabilité. Si l’on fait un parallèle avec l’argument dit « paresseux » des
stoïciens, qui récuse tout fatalisme, il ressort que la liberté engage la responsabilité humaine.
Souvent accusé d’abolir la liberté et la responsabilité morale, le fatalisme stoïcien
n’exclut pourtant nullement liberté humaine et responsabilité. Cet argument a souvent fait les
304
frais d’une mésinterprétation de la pensée stoïcienne, mais les stoïciens sont sans équivoque
quand ils posent que, si tout arrive selon le destin, comment certaines choses pourraient-elles
encore dépendre de nous 199 ? La suite de leur argumentation démontre que le stoïcisme est bien
une philosophie de la responsabilité : à aucun moment, les stoïciens ne dédouanent l’homme ni
de sa liberté, ni de sa responsabilité face à son destin. Bien au contraire, ils engagent sa liberté de
choix et reconnaissent qu’il est des choses dont l’homme possède la pleine mesure, même si
d’autres relèvent nécessairement de forces extérieures.
Dans ses rapports aux technosciences, l’homme a justement le pouvoir de choisir tel
projet plutôt que tel autre selon que celui-ci est favorable ou non à son destin. L’idée stoïcienne
de responsabiliser l’homme face à son destin va en outre de pair avec le souci d’engager sa
conscience morale.
Dans cette logique, les technosciences ont effectivement besoin d’être conscientisées, car
c’est par la « voix de la conscience » que l’individu comprend les choses, celle-ci est
omniprésente en tout homme et revêt un caractère universel. Pour Rousseau, elle est en nous « la
voix de la nature », car « (…) quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments
qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la
convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou
fuir » 200 . Tel un instinct, mais pourtant signe de notre liberté, elle ne nous trompe jamais si nous
l’écoutons vraiment.
Conscientiser les technosciences est donc un impératif comme le serait sa rationalisation.
En impliquant plus l’aspect rationnel dans son processus expérimental, la raison contribuerait à
porter des jugements plus justes avant la mise en place de toute forme d’action. La pensée
humaine étant dans une certaine mesure imprévisible, elle procède parfois à des choix non
justifiés. C’est pourquoi tout praticien des technosciences devrait travailler en étroite
collaboration avec l’homme de raison habitué à l’analyse conceptuelle, afin de conférer plus
d’objectivité aux connaissances utiles à l’action juste et aux résultats recherchés. La condition
nécessaire de réussite consisterait alors à fixer au fonctionnement des technosciences des règles
ou des normes précises.
Régie par des normes, la démarche technoscientifique deviendrait sans doute moins
contestable. Les actions auraient le mérite d’être menées clairement et distinctement, puisque
199
. Dans leur ensemble, les stoïciens pensent que l’Homme est nécessairement maître de son destin, sauf qu’ils
affirment qu’il y a des choses qui dépendent de lui, et d’autres qui n’en dépendent pas, parce que celles- ci ne
relèvent ni de sa volonté ni de ses compétences.
200
Cf. Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Livre IV, La profession de foi du vicaire savoyard, livres I
à IV, Garnier-Flammarion, 1966, p.p. 375-378.
305
faire preuve de raison, c’est s’entourer d’un ensemble de principes directeurs de la connaissance,
utiles à la mise en pratique d’une action droite. Se reposant sur la raison, les technosciences
pourraient, grâce à des « principes d’inventions rationalisées », hiérarchiser des priorités pour
l’ensemble des actions qu’elles souhaiteraient mener. Aidé par ces principes, le progrès
technoscientifique serait véritablement au dessus du Bien et du Mal, parce qu’il serait
essentiellement conçu et entendu comme un idéal soumis au jugement de l’esprit humain. Si le
progrès fait la promesse du bonheur, le projet de vivre bien est incontestablement préférable à
celui de vivre mal et moins longtemps.
L’idée du progrès est en ce sens un acquis pour les sociétés actuelles, et l’on semble ne
plus avoir d’autres choix que de vivre avec celui-ci. En conséquence, un travail d’éducation doit
être entrepris, c’est-à-dire qu’il importerait de créer des lieux de formation et d’information, qui
devraient nécessairement être reliés à une réflexion plus profonde sur les sciences et techniques
et sur leurs modes de développement et d’application. En un mot, il serait important, sinon
nécessaire de réfléchir sur les technosciences et surtout sur les modes heuristiques qui ont
conduit à l’état actuel de notre connaissance et de nos comportements. Il y a lieu de savoir si le
devenir des technosciences est véritablement en progrès, et si l’avancée du savoir
technoscientifique n’engendre toujours pas des inquiétudes quels que soient ses efforts.
De l’avis de tous, les technosciences ne consistent pas à mettre au goût du jour des
découvertes anciennes ou à s’y référer, elles œuvrent plutôt à une refonte radicale, qui irait
jusqu’à altérer les principes auxquels l’humanité a cru jusque là, notamment ceux liés aux
valeurs morales et à la coexistence harmonieuse avec l’ensemble de la nature.
L’expansion du champ du connu qu’elles proposent semble incriminer tout esprit
rationnel, désignant les frontières et la caducité de sa pensée, ainsi que son ignorance face aux
avancées actuelles des connaissances et des pratiques nécessaires à la régulation de la planète. Le
progrès technoscientifique séduit en proposant des produits utiles à la vie, mais les pratiques que
de telles productions exigent ne sont malheureusement pas soumises au contrôle de la raison et
des règles éthiques qui s’imposent.
Compte tenu des catastrophes engendrées par le déchaînement d’une puissance souvent
non maîtrisée (accidents nucléaires et problèmes des déchets radioactifs, marées noires,
disparitions des espèces animales, réchauffement climatique, etc.), des mesures de contrôles
s’imposent nécessairement. Le discours rationnel (raisonnable) ou moral, qui prône une
limitation, même s’il a bien du mal à passer aujourd’hui, mérite plus que jamais d’être développé
et véhiculé.
306
Le processus progressiste étant enclenché, il semble certes inéluctablement adopté et
n’est pas près de s’estomper, car « on n’arrête pas le Progrès », mais on peut néanmoins le
canaliser et le freiner si nécessaire, répondrons-nous aux fatalistes. Valider notre objection
revient à reconnaître qu’il est possible d’apporter des améliorations, que d’ailleurs la prétendue
déontologie technoscientifique prévoit d’apporter dans une certaine mesure. Ce qu’en l’état la
déontologie en question ne privilégie guère, c’est l’idée que tout progrès et tout développement
non limités et non rationalisés ne sauraient apporter un développement durable. Celui-ci devant
tenir compte des conditions de vie des uns et des autres, et des inégalités graves nées du manque
à penser dont s’accompagne la mise en œuvre actuelle des technosciences.
Les ambitions inventives de l’homme, caractérisées par la démesure technoscientifique et
progressiste, auraient pour objectif de repousser toujours plus loin les limites de son champ
d’action. Or, la recherche des solutions permettant de déterminer les responsabilités passe
nécessairement par des concessions mutuelles entre génie technoscientifique et génie rationnel.
Seule la prise en compte de ces deux aspects concourrait à l’accomplissement des actions
droitement conduites et efficacement intégrées au sein de la société. La société humaine a de
plus en plus besoin de cet effort conjugué des technosciences et de la raison, pour pallier les
incohérences engendrées par le progrès technoscientifique, qui sans cela, pourraient être source
de destruction de tout lien social.
307
8-2 Les excès du progrès technoscientifique et le risque de destruction du lien social
Les technosciences reposent sur un savoir qui progresse à la fois par rupture et par un
processus d’accumulation de connaissances. Comme les théories scientifiques dont elles
proviennent, les technosciences se succèdent, se superposent et se renouvellent sans cesse. Le
savoir technoscientifique formule chemin faisant des paradigmes nouveaux. Des générations de
savants veillent à leur évolution, supplantant à chaque fois le mythe et la superstition. Les
découvertes qui viennent de leurs recherches permettent à l’humanité de s’enorgueillir des
avancées actuelles, dont la possibilité échappait aux générations antérieures, qui étaient
assujetties par des superstitions. Mais le progrès technique et le développement qui va avec sont
relativement mal perçus par tous les hommes soucieux des effets néfastes qu’il peut engendrer.
Qu’est-ce alors que le progrès technique ? A-t-il un lien avéré avec le processus de
développement des technosciences ? Une certaine logique du développement technoscientifique
semble étroitement liée à un progrès technique excessif, qui fait craindre la destruction du lien
social entre les hommes ? A cet égard, à quel moment la raison humaine intervient-elle ?
Tout « progrès » est en principe, par définition, un changement positif. Il se traduisant par
une évolution souhaitable, alors qu’un changement en soi est une modification neutre, sinon
ambivalente. Le vrai progrès est une modification qui constitue une avancée par rapport à une
étape précédente, qui apporte un « plus », un « mieux », une amélioration. Il ne suffit donc pas
qu’une tendance soit continue pour qu’elle soit un progrès, ou en d’autres termes toute
progression n’est pas forcément un progrès. La « progression » (l’évolution) d’une épidémie, par
exemple, ne saurait être un progrès dans le sens qui est le nôtre ici. L’idée de progrès prend tout
son sens lorsqu’elle englobe à la fois, et la constance d’une tendance répondant à une logique, et
une amélioration indubitable.
Si l’on compare les mode de vies humains, on peut dire qu’ils ne sont plus les mêmes à
l’époque des Anciens et dans les sociétés contemporaines. Les moyens techniques actuels sont
pratiquement sans commune mesure avec ceux de nos ancêtres. Ainsi, à travers l’histoire des
sciences, la philosophie a justifié la promesse d’un monde meilleur, et la science moderne a su
en tirer profit.
Auguste Comte 201 décrit dans sa « Loi des trois Etats » les étapes de l’évolution de la
société humaine. Il relève l’évidence du dynamisme de la science et du progrès qu’elle génère,
201
. La loi des trois états d’Auguste Compte subdivise l’évolution de la société humaine en trois étapes. La première
est l’état théologique, gouverné par le règne de la religion, suivi par l’état métaphysique, dans lequel le mythe et la
308
mais il souligne néanmoins que la logique qui caractérise ce progrès reste linéaire.
L’« âge théologique » est gouverné par la croyance religieuse et l’emprisonnement de la pensée.
Vient ensuite l’« état métaphysique », celui de la magie et des mythes. Il est aussi celui du temps
d’Homère et des dieux grecs, c’est-à-dire celui du règne des philosophes grecs tels que Platon et
Aristote. Arrive enfin l’âge suprême, celui de la délivrance de l’humanité de toute superstition,
qui lui permettant d’accéder à l’«état positif », ou l’ « état industriel», celui du progrès
technique. L’« état positif » est donc celui du règne sans partage des sciences et techniques. Tout
homme vivant dans cet état doit considérer que le « Miracle grec » ne peut être qu’issu d’un
mouvement d’extraversion victorieux par rapport au règne du mythe. Il vaut donc mieux vivre
dans l’état positif, puisqu’il sauve l’homme de sa transcendance illusoire, le délivrant ainsi de la
pensée magique. Ce dernier état est sensé apporter un progrès sans commune mesure avec ceux
des états précédents. Cette théorie historique suscite encore aujourd’hui une sorte de fascination.
Elle continue probablement de justifier la croyance et l’espoir que l’on place dans les sciences et
les techniques.
Il n’est pourtant pas exclu que ce mode de pensée ait favorisé chez l’homme une
« réforme rétrograde » de sa conscience, dans le sens où il aurait malheureusement conduit à la
déshumanisation de la société. Aujourd’hui, l’histoire et l’état de la société humaine laissent
entrevoir que l’homme a pu s’enfermer dans une pensée introvertie. Sa vision du monde ruine
souvent l’idée rousseauiste d’une nature humaine saine et harmonieuse, mais pervertie par la
société. La société industrielle a entre autres apporté des valeurs qui ont privilégié l’intérêt
individuel au détriment de l’intérêt commun, si bien que les rapports interpersonnels ont pu être
bradés au nom de l’égoïsme et de la méfiance à l’égard d’autrui. Le lien social, ainsi que l’unité,
et même l’immuabilité de l’univers, reconnus et affirmés par les penseurs grecs, ont été ébranlés,
laissant place à un immense besoin de croire à une évolution réelle : celle d’un progrès
technoscientifique raisonnable. Dans cette logique, ce n’est qu’un mythe du progrès qui se
construit réellement et qui résonne dans la conscience de tous, voire dans la conscience
universelle.
Fonder l’espoir sur un progrès hiérarchisé issu des technosciences, source de bonheur
total, est une chimère. La croyance en un progrès logique qui s’achève dans l’idée du bonheur,
ne peut être fondée en raison que si la vertu est restaurée dans la somme des actions menées par
l’homme. Pour une nouvelle compréhension du monde, il importe de faire coexister la vision
progressiste avec celle du rapport de l’homme à la nature,.Un faux progrès peut multiplier les
magie occupent encore une place de choix. Enfin, l’état positif survient au sommet de la chaîne ; il est représenté par
la société industrielle, pourvoyeuse du progrès.
309
faux biens, ce qui engendrerait le malheur plutôt que le bonheur. Le vrai progrès consiste à vivre
bien, et même mieux. Il doit conduire à l’ataraxie dans le sens du clinamen des épicuriens, qui le
définissent comme étant un bonheur « exténué ». Vraisemblablement, le bonheur exténué est le
seul que l’on peut atteindre dans une société où la contingence est mise au service de la nécessité
et non à celui des simples loisirs.
Or, le XIX
ème
siècle, avec son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu qu’il se
trouvait sur le droit chemin menant infailliblement au « meilleur des mondes possibles », c’est-àdire à la perfection, en un sens quasi eschatologique. C’est pourquoi le mythe du progrès a pu
prendre place dans la conscience collective avec la force et la puissance qui étaient jadis
l’apanage de la religion. La société humaine, faute d’être suffisamment éclairée, n’avait pas
encore atteint la maturité morale et rationnelle lui permettant de comprendre que le progrès vu
sous cet angle était source d’excès tant pour l’homme que pour son cadre de vie. . Même s’il est
difficile sinon impossible de vivre en dehors du progrès, en tant qu’homme libre, il est possible
de douter de son efficacité dans l’absolu. Mais en réalité, comme il envahit l’esprit et la société
par son omniprésence, il tend à réduire à néant la valeur du doute. Le progrès devient ainsi un
danger, car il renie la valeur du doute 202 tel que pensé par Descartes : le doute en tant qu’une des
voies les plus sûres pour conduire l’homme à la réflexion, véritable outil d’interpellation de la
conscience individuelle.
Une société fondée sur le profit peut ne laisser aucune place à la morale et à la rationalité.
Parler d’un véritable progrès de la société, c’est poser au préalable les jalons d’un progrès du
savoir et de la connaissance qui répondraient à une logique inhérente aux besoins rationnels de
l’homme et de son environnement.
Le lien social ne peut être maintenu que par une société ou la raison conjugue avec la
rationalité techno-scientifique source de progrès. Or, la science et sa productivité sont associées à
la rentabilité, ce qui constitue une source d’inégalités, de rupture et de destruction des liens entre
hommes, car les inégalités sont très souvent à l’origine des disparités sociales. Tout progrès
devrait donc signifier un partage équitable des ressources et de leur utilisation. Autrement dit, le
progrès devrait en principe impliquer une exigence morale portée par la nature elle-même. Il
conviendrait donc de le discuter pour ensuite le mettre en œuvre à travers diverses médiations
économiques et politiques. Au lieu d’exclure, il devrait au contraire prendre en compte la réalité
de toutes les couches de la société.
202
. Le doute cartésien est un doute méthodique et non sceptique, il s’exerce à travers la raison, par des idées claires
et distinctes.
310
Situées au fondement même du progrès, les technosciences peuvent véritablement être
considérées comme à l’origine de certaines disparités sociales. Par les changements constants
qu’induisent leurs découvertes, elles proposent aux populations des produits toujours nouveaux,
qui parfois ne sont pas à la portée des plus démunis. Plus les produits sont complexes et
efficaces, plus ils sont chers.
Si le progrès, par le biais des technosciences, a démontré sa capacité sans cesse
renouvelée a résoudre des problèmes jadis insolubles, il a cependant besoin de modifier ses
orientations, qui doivent être en phase avec l’action rationnelle dont l’homme a tant besoin. Il
doit faire confiance à la raison qui se charge de montrer le chemin à suivre, celui qui offre du
sens et de la valeur à toute action. Toute idée nouvelle non rassurante proposée par le progrès
mérite d’être minutieusement examinée et discutée. Le fait que la science a fortement contribué à
l’accroissement de nos connaissances et à la modification de nos idées sur le monde, ne la
dispense pas de faire attention à la signification des résultats qu’elle propose.
Malgré la réalité de leur efficacité, les technosciences semblent au fond être restées les
mêmes dans leur fonctionnement, c’est-à-dire fidèles à une logique à la fois dévastatrice et
impérialiste. L’absence des valeurs morales en leur sein montre que le modèle de développement
ou de changement qu’elles proposent est loin d’être celui qui se soucierait le plus de valoriser les
idées et les comportement humains.
Le changement dont on a besoin doit être profond, tel que celui dans lequel se fondait le
siècle des Lumières, qui valorisait la conscience humaine à travers la raison. Les Lumières
avaient effectivement inventé un nouvel ordre de préoccupations, qui avait fait de l’homme un
être éclairé par la raison, et donc l’ennemi des dogmes et de la croyance aux mythes. Désormais
instruit par les Lumières, l’être humain devrait donc disposer de sa raison pour évaluer s’il n’est
pas vain d’attendre des technosciences, ce qu’elles n’ont réellement jamais su donner sans
risques.
Pas plus que la science n’est une religion, elle n’est non plus une idéologie au sens
politique du terme. Elle est tout aussi loin d’être en soi une Sagesse, ou un modèle de
construction philosophique proposé définitivement au genre humain. Elle est cependant un
savoir objectivé, pourvoyeur de facto d’un progrès toujours en mouvement. A fortiori, la
croyance en un progrès scientifique non raisonné, ayant succédé au mythe et n’en suscitant pas
moins l’illusion, devrait être pour les sociétés contemporaines l’occasion de discussions
susceptibles d’associer systématiquement les problèmes du progrès à des questions d’éthique.
Tout progrès technoscientifique supposant et impliquant des hypothèses nouvelles, celui-ci
suppose des audaces et des prises de risque en vue de la valorisation des découvertes. Comme il
311
s’agit bien des technosciences, donc d’un fait soumis à la rigueur scientifique, et non de religion
ou d’idéologie, cette audace, cette liberté d’inventer, doivent logiquement se soumettre à la
sanction des faits. En d’autres termes, toute nouvelle théorie scientifique doit être soumise à une
épreuve exigeante : elle doit se plier à un protocole rationnel d’expérimentations ou
d’observations comme condition de sa validation ou de sa corroboration 203 . Et l’absence de
l’examen par la raison des possibilités d’application des théories peut faire du progrès une
parfaite illusion par rapport aux espoirs que l’on y plaçait.
203
. Une théorie scientifique est dite corroborée lorsqu’elle a été validée et a, par conséquent, fait ses preuves.
312
8-3 La raison et les illusions du progrès
Selon le Dictionnaire de la Philosophie 204 , le terme « raison » vient du substantif latin
ratio, rationis, qui désigne à l’origine le calcul, pour prendre ensuite le sens de faculté de
compter, d’organiser, d’ordonner, puis de juger. Un raisonnement rationnel est donc initialement
un argument qui appuie une affirmation en la fondant selon un calcul logique. Même si d’autres
sens peuvent être affectés au terme « raison », l’esprit et la rigueur de son sens étymologique
restent rigoureusement les mêmes. On pourrait par exemple dire d’un homme qu’il est
raisonnable lorsque celui-ci tient compte des facteurs qui caractérisent la situation dans laquelle
il est appelé à se décider. Il se détermine alors en vue du résultat le plus favorable, soumettant
ses penchants au calcul de ses intérêts. De manière générale, le concept de raison est évoqué
lorsqu’il est question d’une attitude ou d’un comportement qui s’oppose aux mouvements
irréfléchis de la passion, du sentiment, de l’illusion.
Quant au terme « illusion », il provient du latin illusio, et du radical ludare, qui signifie
« jouer ». Dans un sens large, une illusion est une erreur de perception causée par une apparence
trompeuse. Dans le sens philosophique qui est le nôtre ici, le terme désigne l’illusion des sens,
mais selon le contexte il peut aussi se comprendre comme un synonyme de l’aberration, du
mensonge ou de la mauvaise foi. Or, mensonge et mauvaise foi ont souvent en commun un
rapport contradictoire à la recherche de la Vérité, c’est-à-dire qu’ils s’opposent
fondamentalement au concept de vérité. C’est pourquoi toute illusion, même si elle est née de la
raison, doit au préalable être jugée utile ou non par la raison elle-même. Ce type d’illusion
homéopathique, qui peut être rangé parmi les « ruses de la raison », est sans danger en soi, parce
qu’il est indispensable à l’homme. A contrario, une illusion non utile repose sur la prise en
compte des désirs de choses non souhaitables, parce que non nécessaires à l’homme. Cette
dernière acception renvoie souvent à l’origine des passions les plus dangereuses, pouvant aller
jusqu’à troubler gravement le bon fonctionnement de la raison.
Le progrès excessif, dont la mise en œuvre se passe du concours de la raison, est une
véritable illusion, parce que tout excès est synonyme de passion. La passion renvoie assez
souvent au manque de discernement, au rêve insensé, à l’utopie, au leurre, et même à la
tromperie. Or, l’objet réel du progrès est de permettre à l’homme de vivre agréablement, c’est-àdire dans le bonheur ou dans l’espoir plus ou moins certain de l’acquérir. Un progrès
technoscientifique excessif est irréfutablement lié à l’absence de jugement objectif, puisque tout
204
Cf. Dictionnaire de la Philosophie, préface d’André Comte-Sponville, Paris, Albin Michel, 2000, p. 1563.
313
excès est antinomique par rapport à la notion de raison. En tant qu’aptitude exclusivement
humaine, la raison est par excellence l’outil de la lucidité qui oppose l’homme à l’animal. Cet
attribut lui permet de se déterminer sur les choix cruciaux à faire en vue d’obtenir des résultats
favorables à un mode de vie exemplaire au sein de la société. L’usage de sa raison permet à
l’homme d’effectuer ses choix en soumettant ses penchants au calcul des intérêts les plus utiles,
tout en s’employant à la satisfaction des besoins touchant à l’intérêt général. Du bon usage de la
raison, l’homme acquiert un comportement social, susceptible de conférer des qualités de
discernement et de générosité à son esprit et aux décisions qu’il est emmené à prendre. Dans
l’accomplissement social de l’homme, la raison est favorable à une amélioration de ses rapports
à autrui en tant qu’elle s’oppose aux impulsions irréfléchies et passionnelles pouvant engendrer
tout excès comportemental,
Recherchant le bien, la raison cesse d’être simple faculté calculatrice des intérêts
particuliers, elle vise aussi l’intérêt commun et permet une meilleure saisie de la réalité objective
qu’est la nature. Le fait que l’homme ait recours au progrès technoscientifique ne conduit pas en
soi à nier son logos, puisque celui-ci restitue la morale, laquelle révèle les principes de ce qui est
vraiment bon ou mauvais dans ses rapports à la nature. Mais c’est seulement grâce à la
conjonction du logos et de la morale que la vision progressiste de l’homme acquiert un caractère
objectif et sensé, en s’opposant à toute opinion individualiste arbitraire et non universelle. La
nature, aussi bien que la raison, se caractérisent par leur identité universaliste, car elles sont
présentes partout où il y a des vies. De ce fait, la conjonction des deux entités est
incontestablement utile au maintien et à l’équilibre de toute forme de vie. Cette réalité de fait est
une raison suffisante pour justifier l’attachement de l’homme à la nature, au même titre q’à la
raison. Cependant, comme la nature, la raison nourrit des illusions et construit de l’utopie, ce qui
peut nous emmener à nous demander si, en retour, la raison est finalement capable de dissiper
toutes les illusions ! Et même si tel est le cas, est-il souhaitable d’éradiquer toute forme d’illusion
? N’y a t-il pas des illusions de la raison elle-même ?
Comme pour chaque attribut humain, rien n’est définitivement acquis, c’est-à-dire que
toute idée de certitude peut être remise en cause, l’incertitude est valable pour tout ce qui est
soumis à l’esprit humain, c’est-à-dire à la connaissance ou au savoir. C’est une réalité qui
s’applique à bien des concepts, dont l’un d’entre eux est celui de vérité toujours soumise à la
recherche de théories scientifiques nouvelles. La raison se plie évidemment à la même règle, car
elle ne peut pas tout prendre à sa mesure et ne peut résoudre de manière objective toutes les
questions liées aux difficultés humaines. Appliquant sa rigueur critique à elle-même, elle révèle
314
sans complaisances ses propres limites 205 . Ainsi la raison renferme-t-elle malgré tout des
illusions, utiles ou non. Kant nomme ces illusions de la raison des "illusions transcendantales."
Celles-ci sont naturellement présentes en l’homme et Kant pense que les illusions naturelles de la
raison sont inévitables, mais qu’il importe de les réduire.
Doit-on donc affirmer que la raison peut être victime de certains leurres alimentés de
manière inconsciente ? Il semblerait qu’elle soit effectivement consciente des choses extérieures,
mais inconsciente de sa propre existence, ce qui ouvre la porte à un certain nombre d’illusions.
La raison comporterait donc en elle une part d’illusions et, comme toute illusion, celles de la
raison peuvent également créer des confusions, lesquelles consisteraient à prendre des principes
subjectifs pour des principes objectifs. De ce fait, les connaissances humaines acquises grâce à la
raison peuvent échapper à certaines conditions subjectives de possibilités, et, par conséquent, des
illusions peuvent empêcher une meilleure connaissance du monde, ce qui n’interdit pas mais au
contraire justifie les opérations de réduction de l’erreur préconisée par Kant.
Partant du constat que la raison et son cortège d’atouts comportent également des limites
liées aux illusions qui sont en permanence présentes en elle, il devient possible de considérer que
toute illusion n’est pas forcément néfaste pour l’esprit. Comme le rêve ou l’utopie, l’illusion peut
servir à nourrir l’espoir, sans pour autant altérer la cohérence et le bon fonctionnement de la
raison. Même si on peut a posteriori faire une critique générale du romantisme en tant que
système culturel, recourir au rêve, à l’illusion ou à l’utopie, ce n’est pas rompre définitivement
avec la raison, ce n’est pas non plus perdre toute lucidité.
Dans sa tentative d’explication de l’irrationnel, la métaphysique emprunte la même
démarche, puisqu’elle offre des explications qui vont au-delà du réel. C’est une démarche
rationnelle, compatible avec les valeurs éthiques qui assurent l’équilibre des conduites humaines
et préservent les rapports de l’homme au monde. Les illusions contenues dans la raison ne sont
donc pas facteurs de vices. Bien au contraire, ces moments de fonctionnement de la raison sont à
même de rendre la vie tout à fait agréable, car il n’est pas exclu que l’illusion du bonheur soit
porteuse de bonheur réel ou que l’illusion d’une acquisition de la sagesse soit porteuse de
sagesse réelle.
Source de certaines illusions de l’esprit, le progrès technoscientifique a donc fini par
apparaître comme le souverain bien. Il est absolument désiré par tous, sinon par la majorité des
hommes. Or, selon les épicuriens, le bonheur c’est la quiétude, l’absence de troubles. C’est parce
qu’il est porteur des illusions de richesse ou de bonheur que le progrès est autant désiré, il est
205
Parlant des limites de la raison, nous en avons longuement évoquées dans le chapitre VI portant le titre B/ intitulé
Critiques et limites de la raison (Deuxième partie)
315
d’ailleurs synonyme de richesse et de réussite. Mais le bonheur provient-il de la seule richesse
matérielle ? S’il est possible à l’homme de vivre heureux sans richesse, l’idéal est certes de vivre
heureux sans en être privé, pourvu que la richesse ne contribue pas à un déséquilibre de soi et
d’autrui. Si la richesse matérielle peut contribuer à la paix de l’âme, il n’y a pas nécessité de ne
pas chercher à l’acquérir, car l’absence de trouble au sens Epicurien 206 du terme – l’ataraxie –,
fait partie de l’équilibre psychique le l’individu. Le bonheur peut donc être obtenu aussi bien par
l’accumulation des richesses que par la recherche de la satisfaction spirituelle, c’est-à-dire celle
d’une paix de l’âme.
Cependant, Epicure 207 pense que l’on ne peut pas vivre heureux en étant riche, dans le
sens où la richesse matérielle est source de dépendance et de démesure. De son côté, faisant
allusion à la richesse et à la mesure, le stoïcien Epictète 208 dit dans les Pensées : « La mesure des
richesses pour chacun, c’est le corps, comme le pied est la mesure du soulier. Si tu t’en tiens à
cette règle, tu garderas toujours la juste mesure ; mais si tu n’en tiens pas compte, tu es perdu : il
faudra que tu roules comme dans un précipice où rien ne pourra t’arrêter.
De même pour le soulier : si tu passes une fois la mesure de ton pied, tu auras d’abord des
souliers dorés, ensuite tu en auras de pourpre, et enfin tu en voudras des brodés. Car il n’y a plus
de bornes pour ce qui a une fois passé les bornes. » La richesse génère donc des dangers sur le
plan social, parce qu’elle suscite une insatiabilité pour les plaisirs vains. Elle peut être la source
des passions les moins utiles à la cohésion d’une vie communautaire, en conduisant l’homme à
faire un usage superficiel de sa raison et des valeurs morales qu’elle véhicule.
User superficiellement de la raison, c’est la reléguer au second plan au profit des plaisirs
vains ou des passions de l’âme. De même, tout attachement aveugle à un progrès non
raisonnable, c’est-à-dire excessif, peut entraîner un véritable fossé entre les individus. Dans ce
cas, le progrès, pourtant porteur d’espoir, n’aurait plus un rôle fédérateur, puisqu’il ne profiterait
qu’à une seule catégorie sociale privilégiée. Il ne serait plus aux yeux des autres couches sociales
qu’une parfaite illusion, parce que non accessible aux classes sociales les moins aisées
financièrement. En ce sens, il est permis de conclure que le progrès concourt aux injustices et
crée des disparités au sein des sociétés humaines. Or, si le progrès est source d’injustices et de
disparités dans la société humaine, quelles garanties peut-il donc apporter aux autres formes de
vie ? Ces formes de vie n’ont-elles pas aussi droit au bonheur, au même titre que les humains ?
206
Les épicuriens disent que le bonheur s’acquiert par la paix de l’âme, c’est-à-dire par l’absence de trouble de
celle-ci. Ils appellent « ataraxie », toute absence de trouble.
207
Pour Epicure et les Epicuriens, le bonheur s’obtient dans la maximisation du plaisir.
208
Cf. Pensées, Manuel, XXXVI, in Les Stoïciens, Textes choisis par Jean Brun, Paris PUF, 1998, pp. 134-135
316
Les sociétés humaines, préoccupées par le gain et la productivité au détriment de la raison
et de la morale, se comportent parfois de manière étrange. L’abondance des biens, signe de
richesse, entraîne parfois le mépris d’autrui. A travers le niveau de richesse matérielle de chacun,
semblent se déterminer l’importance et la valeur de l’être. Il se crée ainsi injustement des
barrières entre les hommes d’une part, et d’autre part entre l’homme et les autres espèces
vivantes. Autrui n’a dès lors de valeur que par le simple fait de son espèce ou de sa différence
sociale. Devenue une exigence sociétale aux conséquences parfois dévastatrices pour les moins
démunis, la société de consommation dévalorise l’homme, ou plutôt l’homme non nanti. C’est la
conséquence d’un progrès technique excessif, et non contrôlé par la raison. Ces conséquences
sont visibles aussi au niveau du cadre de vie de l’homme, qui subit gravement les effets négatifs
de l’industrialisation excessive des sociétés humaines.
Marc Aurèle avait en son temps une vision plus équilibrée, car il estimait que les choses
« s’accomplissent selon les lois de la nature de l’univers, et non point en vertu de quelque autre
nature qui envelopperait celle-ci extérieurement, ou qui serait enfermée en elle, ou qui serait
suspendue en dehors d’elle 209 ». Le propos de l’empereur philosophe pourrait signifier que rien
ne peut s’accomplir sans tenir compte d’un ordre établi où le caractère individualiste et égoïste
des choix et de l’action n’a pas sa place, surtout si celui-ci est contraire à la volonté d’accomplir
droitement les actions justes et cohérentes à l’égard de la nature. Par sa raison, l’homme devrait
en principe développer des désirs conformes au bon sens. Sans valeurs rationnelles et sans
vocation à une vie harmonieuse pour soi-même et pour autrui, il a très peu de chances de vivre
en conformité avec la nature.
Pour que l’homme espère mener une vie saine, heureuse et cohérente, c’est-à-dire
semblable à celle souhaitée par Marc Aurèle, le progrès doit avoir des limites et doit tenir compte
de certaines exigences de façon à empêcher la réalisation de projets purement égoïstes et en cela
sources de danger pour la nature. Pour lui, comme pour les épicuriens, vivre heureux, c’est vivre
en s’accomplissant selon les lois de la nature, c’est donc faire en sorte que toute action soit en
parfaite cohésion avec l’ordre naturel. De ce fait, toute idée nouvelle et toute action menée par
l’homme doivent impérativement être pourvues de bon sens et chargées de valeurs morales.
Marc Aurèle affirmait : « Il est de ton pouvoir de couler toujours une vie heureuse, puisque tu
peux suivre le droit chemin, c’est-à-dire soumettre à la règle tes pensées et tes actions. Voici
deux principes qui sont communs et à l’âme de la divinité, et à celle de l’homme, de tout animal
209
Cf. Marc-Aurèle, Les stoïciens, textes choisis par Jean Brun, Livre VI, Paris Puf, 1998, p. 161.
317
raisonnable : l’un, c’est que rien d’extérieur ne doit entraver nos actions ; l’autre, qu’il faut faire
consister le bien à vouloir, à faire ce qui est juste, à borner là tous ses désirs. » 210
Marc Aurèle en appelle ainsi à la conduite des actions droites, qui ne doivent pas être
entravées par des conduites extérieures, contraires aux valeurs qui visent le Bien. Or, la société
contemporaine et ses exigences semblent redéfinir le Bien en relativisant sa compréhension selon
les besoins et selon les cultures. Le progrès technique apporté par les sociétés actuelles n’a donc
peut-être plus la même connotation que celui que pouvait souhaiter Marc Aurèle. Celui-ci aurait
probablement voulu un progrès technique vidé de toute forme d’incohérence et de ce qui
pourrait, en son sein, être un danger pour l’homme et le monde dans lequel il vit. Il avait réalisé
que notre dépendance vis-à-vis de la nature est une réalité dont nul ne saurait faire abstraction.
En outre, vivre selon ces recommandations de Marc Aurèle éviterait à tout homme d’être
victime de remords ou de mauvaise conscience. Pour échapper à ses maux, l’homme devrait
donc se conformer aux exigences de la raison qui ne vise que le vrai. Bien qu’indispensable, le
progrès ne doit pas se départir des impératifs de la raison, car ils dictent à l’homme la manière
dont il peut explorer le réel. Toute exploration du réel devrait donc se faire en relation avec le
souci du devenir de la planète. Pour cela, il faudrait que l’homme ait une conscience des
conditions de son action par lesquelles peut être établie sa responsabilité.
De la conscience humaine et de l’effectivité de la responsabilité, naîtrait un statut de la
nature en vertu duquel le devenir de la planète ne serait plus menacé. Toutefois, il ne peut y avoir
un tel type de statut de la nature s’il n’y a pas un triomphe de la raison humaine se traduisant
d’abord par une prise de conscience individuelle et collective en vue de pérenniser de manière
universelle des valeurs nécessaires au respect de la nature. La raison, en tant qu’instrument
d’éclairage du sens de toute action humaine, doit en permanence être associée à la force de
l’esprit humain parfois aveuglé par l’illusion de progrès. Se démarquer des exigences
rationnelles de l’esprit humain, c’est minimiser la raison, c’est donc entre autres refuser de suivre
la voie de la réconciliation avec la nature.
En somme, plutôt que de s’enfermer dans des certitudes illusoires qui reviennent à déifier
le progrès technoscientifique, l’homme devrait suivre la voie de la raison et de la conscience
morale. Nier le progrès serait faire preuve de mauvaise foi, mais l’intégrer avec les exigences
morales qui lui confèrent plus d’humanité serait la meilleure attitude. Il y a en fait une réelle
opposition entre les technosciences telles qu’elles nous sont proposées et la vie, car, au mépris de
leur objet véritable qui est l’amélioration des conditions de vie de l’homme et de son cadre de
210
Cf. Idem, livre V, Chapitre XXXIV, p. 161.
318
vie, les technosciences comme fin en soi peuvent entrer en contradiction avec les valeurs
morales des sociétés humaines. L’intérêt de tout homme serait mieux garanti si les
technosciences étaient soumises à une démarche de raison visant à rendre plus noble et justifiée
leur mission d’améliorer la condition humaine.
319
8-4 La coopération nécessaire entre les technosciences et la raison
L’histoire des civilisations renseigne l’homme sur les valeurs qui ont permis la réussite
des Anciens dans leur rapport à la nature. Y faire référence avec lucidité et bon sens peut
constituer un atout non négligeable. Le fait que non seulement le développement et la rentabilité
économique, mais aussi la préservation de l’environnement, l’équité sociale et la moralisation de
la société, deviennent peu à peu des exigences, montre qu’il est possible de concilier
technosciences et raison.
La société contemporaine, dans son objectif d’améliorer les conditions de vie de tous par
l’accroissement du progrès technoscientifique, apporte aux sociétés humaines beaucoup de
réponses à leurs attentes. Mais face au souci de préserver la nature et de ne pas hypothéquer les
générations futures, une nouvelle vision rationaliste du progrès et la recherche de garde-fous aux
dérives du progrès technoscientifique pourraient bien s’avérer indispensables.
La disparition des glaciers en Islande et au pôle nord, les effets de la déforestation en
Amazonie et dans les autres forêts tropicales 211 , sont des signes palpables du fait que la nature
souffre des modifications profondes liées à l’action humaine. Le recul des mers, les destructions
des forêts ou les assèchements des eaux, sont autant de facteurs de désiquilibres naturels qui
engendrent des maux jadis inconnus des sociétés humaines indiquant que les pratiques humaines
doivent changer.
Si la notion de progrès technoscientifique était plus associée à celle de raison humaine, en
vue de maîtriser et éviter certains risques générés par les technosciences prises de manière
isolée, il deviendrait possible de restabiliser la nature, sans nécessairement se priver du progrès.
De nouvelles habitudes et de nouveaux modes de vie pourraient émerger sans obligatoirement
générer de conflits d’intérêts.
Sous l’égide de la réflexion rationnelle en tant que garante des principes moraux,
l’homme peut parvenir aux concessions nécessaires. Si aujourd’hui la mobilisation demeure
hésitante et timide, elle est néanmoins porteuse d’espoir. La forte implication de la raison et de
l’éthique dans les pratiques quotidiennes des associations, des O.N.G et de plusieurs autres
organismes travaillant pour la protection de la nature et de l’environnement, apporte des progrès
qui peuvent de plus en plus se constater. Pour illustration, il suffirait de prendre le cas des
211
Pour des besoins divers tels que la construction des usines de transformation du bois tropical, comme l’Okoumé
du Gabon, très recherché pour la fabrication des feuilles de contre-plaqué et des feuilles de papiers divers, la
déforestation dans ce petit pays situé au Centre-Ouest de l’Afrique est devenue une triste réalité. Des forêts entières
sont dévastées sans politique réelle de reboisement. Ce qui entraîne la disparition de certains peuples primitifs tels
que les pygmées et contribue activement à décimer la vie animale.
320
agriculteurs qui ont de plus en plus besoin de biologistes, de vétérinaires, d’éthologistes, de
généticiens et de bioéthiciens pour mieux exercer leur profession. Ces spécialistes sont utiles non
seulement pour préserver des espèces vivantes, mais aussi pour tester et vérifier objectivement
les produits agricoles et d’élevages tels que les pesticides, les herbicides et autres. La vérification
de la qualité des produits, est très importante pour l’accroissement de la production et pour la
qualité de vie des consommateurs. En est témoin l’engouement de certains pour les produits dits
« biologiques », engouement suscité par les dangers de certains produits mal contrôlés, voire
génétiquement modifiés.
En associant progrès technoscientifique et raison, des correctifs pourraient infléchir la
marche du progrès technoscientifique, qui en retour bénéficierait de plus de crédit vis-à-vis des
consommateurs. Son caractère envahissant et parfois dangereux ne disparaîtrait pas pour autant,
mais il serait considérablement moins menaçant parce que sous contrôle. On arriverait à des
résultats nouveaux, corrigés, admis et mieux acceptés, parce que soumis aux exigences de la
réflexion rationnelle.
Par l’importance de son rôle et les fins qu’il est sensé honoré, l’homme a le devoir de
trouver des solutions fiables et durables dans sa démarche de compréhension et de mise en valeur
de la nature à son propre profit. Lorsque l’évaluation rationnelle – et démocratique – est absente,
les risques sont plus importants, car il est difficile sinon impossible de définir objectivement les
meilleurs choix possibles. La raison a l’avantage de percevoir sans trop de peine les moments
contre-productifs d’une action. En cas de difficultés majeures, elle met à contribution la
conscience morale, laquelle contribue à une prise de décision définitive en arrêtant un jugement
juste par rapport au choix à effectuer. C’est ainsi que la forme de l’action voulue, conjuguant la
praxis et de la raison, offrirait des garanties plus fiables quant à la dangerosité et à l’utilité des
produits proposés à la société.
En somme, maintenir un couplage Technosciences/Raison (ou progrès/raison) est
indispensable pour tenir compte du vœu humain de préserver une nature équilibrée. Le maintien
de cet équilibre n’est possible que par la mise en valeur de certaines disciplines telles que
l’Ecologie, les sciences environnementales, et aussi la plupart des sciences, notamment
humaines, pouvant concourir à une optimisation du rôle de l’Ethique. Une nouvelle acception de
l’idée de progrès technoscientifique est probablement une condition sine qua non pour la
reconstruction d’un monde meilleur, mais cette acceptation passe par un effort de pensée en vue
d’une modification des pratiques.
Nos observations laissent entrevoir que la force d’exécution des technosciences
proviendrait de la disparité des lois mises en place en leur faveur. Ces lois sont en interaction
321
avec la société, elles en émanent, et elles ont donc un impact sur les comportements humains.
Pour cette raison, elles devraient être fondées sur des valeurs éthiques. Or, les lois sur lesquelles
repose le fonctionnement des technosciences sont construites pour les technosciences ellesmêmes, plus ou moins comme fin en soi. Elles ne sont donc pas vraiment fondées en raison.
Conçues en vue de l’amélioration des conditions de vie, et donc en interaction avec la société, les
technosciences doivent être l’expression de la rationalité humaine mise au service des intérêts
collectifs. Les lois prises pour la protection de la nature doivent donc intégrer le logos issu des
sciences écologiques et de leurs défenseurs, dans la mesure où il est ouvert à l’intelligibilité
humaine qui se déploie au service de la nature et des vies qui s’y trouvent. La vraie
préoccupation de notre temps est sans doute cette lutte permanente qui accroît, non la rivalité
entre nomos 212 et logos, mais la mécompréhension du rôle de ceux-ci dans nos actions
quotidiennes.
Le caractère nécessaire d’une implication du logos dans l’action humaine peut pourtant
être accepté par tout homme sensible à la cause de la nature. Evoquer l’exigence de l’inscription
d’une rationalité éthique dans les technosciences pourrait être taxé par certains d’archaïque,
d’irrationnel et de non réaliste. Mais peut-être faudrait-il rappeler que Science et Ethique
procèdent en réalité d’un logos commun ! C’est pourquoi, il importe de concilier réalité
technoscientifique et souci écologique.
La réalité technoscientifique étant sérieusement implantée dans les habitudes humaines,
l’intérêt de l’homme serait certes de s’y accommoder. Mais ne pas tenir des inconvénients
inhérents au fonctionnement en l’état des entreprises technoscientifiques conduirait
inévitablement la société humaine à faire face à des modifications importantes de la planète,
telles sans doute le réchauffement climatique. Les publicités relayées par les médias offrent aux
technosciences une notoriété, telle qu’elles parviennent à imposer leurs idées au plus grand
nombre.
Heureusement, le contrepoids né des associations et des ONG, contribue à une autre
sensibilisation des individus. Cependant, la question des organismes génétiquement modifiés
(O.G.M) demeure encore insolvable et même le principe de précaution inscrit dans la loi en
vigueur dans certains pays (c’est le cas en France) n’inquiète guère les partisans des OGM, bien
au contraire, on récuse ce principe au nom du progrès.
212
Nomos vient de nemo, qui signifie division dans le sens de partage. D’ordinaire, on traduit nomos par loi, et c’est
ce sens précis que nous lui accordons : celui du principe de vision et de division fondamentale caractéristique de
chaque champ. Toutefois, Nomos peut aussi être pris comme radical grec dans le sens de distribuer, selon l’usage
qu’on en fait par rapport au contexte.
322
Les groupes de pressions n’en multiplient pas moins leurs actions afin qu’un équilibre
soit établi entre le besoin et les risques. Ce souci écologique de faire émerger un contrepoids à
certaines découvertes technoscientifiques, a un écho favorable auprès de ceux qui œuvrent pour
la cause de la nature, et aussi pour des causes humanitaires.
Des nouveaux rapports entre technosciences et sciences écologiques doivent donc être
instaurés, car une nature devenue « technonature » ne serait plus que le reflet d’un agir humain
dépourvu de bon sens. Une telle compréhension du monde serait en réalité la résultante d’une
errance culturelle et intellectuelle issue des passions humaines. Fondées sur de tels principes
dépourvus de rationalité, les sociétés humaines, animales et végétales seraient exposées à des
dangers inéluctables. Or, appréhendée comme demeure commune à toute forme de vie, la nature
pourrait retrouver une place de choix dans la conscience humaine et l’être humain pourrait être
qualifié de responsable, parce qu’il aurait agit selon la raison.
Même si la nature se trouve aujourd’hui menacée par l’artifice et le besoin, elle trouve
peu à peu un regain de considération dans certains milieux technoscientifiques. La productivité
et la rentabilité ayant pris le dessus sur l’éthique, il faudra alors limiter les dégâts plutôt que de
prétendre mettre fin à l’avancée technoscientifique. L’extension marchande ayant réduit les
valeurs éthiques à une dimension de moindre importance, il convient de relativiser aussi bien son
efficacité réelle que sa capacité à nuire.
En engageant individuellement les responsabilités, des considérations morales et éthiques
trouveraient leur place aux yeux d’une majorité d’individus. Les sociétés désormais acquises au
progrès technoscientifique et à la mondialisation, connaîtraient peut-être un changement idéel
capable d’offrir aux hommes une vision différente du monde. Des pratiques technoscientifiques
nouvelles, basées sur la morale et la raison et capables d’innovations se substitueraient alors aux
anciennes, considérées comme dangereuses parce que vides de valeurs éthiques.
Loin de tout panthéisme ou d’appartenance à une idéologie, il est de la responsabilité des
philosophes de faire comprendre à l’être humain qu’appréhender de nouveau la nature comme
instance rationnelle cohérente, c’est tout simplement rendre compte de l’exigence suivant
laquelle elle est un héritage commun. Il convient donc à chacun d’agir, notamment par le relais
de la philosophie, afin de trouver des moyens efficaces de sortir le progrès technoscientifique de
son « sommeil dogmatique ».
L’épistémologie et histoire des sciences montrent que la science se développe par la
rectification d’erreurs ; cette réalité doit toujours être présente à l’esprit humain. Le caractère
objectif des sciences pourrait être la preuve qu’elles ne sont pas dépourvues de rationalité.
Toutefois, l’on devrait à chaque fois se rappeler qu’elles ne sont que le fruit d’une
323
systématisation des connaissances issues de l’esprit humain, et donc faillibles, ce qui nécessite
beaucoup de prudence et de mesure dans l’application que l’on peut faire des connaissances
toujours nouvelles qu’elles apportent. La nécessité d’une telle prudence corrobore à elle seule
l’exigence d’une primauté de l’acte rationnel sur le progrès technoscientifique.
324
8-5 La primauté de l’acte rationnel sur le progrès technoscientifique
Un acte dit rationnel est un acte conforme à la fois à la raison et au bon sens, c’est-à-dire
un acte qui peut être jugé raisonnable, sensé, judicieux. En ce qui concerne le progrès
technoscientifique, l’acte rationnel est celui qui caractérise toute action conforme à la raison
pratique, philosophiquement inscrite dans la relation entre l’homme et la nature. L’acte rationnel
est celui qui s’ouvre au qualitatif et perçoit les limites de l’action, ainsi qu’éventuellement
l’irrationalité de ses motivations.
En cela il peut être rattaché au devoir et à la morale, qui lui confèrent son caractère
universel. Pour tout homme rationnel et capable au besoin de poser des limites à sa liberté, la fin
ne justifie pas nécessairement les moyens. C’est pourquoi le progrès technoscientifique, ayant
tendance à se croire absolument libre de ses mouvements, a besoin de s’ouvrir au rationnel en
tant que vecteur des valeurs éthiques.
Dans notre contexte, où le progrès technoscientifique est compris comme l’ensemble des
procédés méthodiques fondés sur des connaissances scientifiques et employés à la production de
biens, il doit constituer un moyen sûr pour l’application des connaissances théoriques. C’est
pourquoi l’idée d’un progrès technique lié à une raison pratique s’avère nécessaire à la
construction d’une « liberté normée » et à l’élaboration d’une éthique des technosciences, grâce
auxquelles l’homme serait à même d’harmoniser action technoscientifique et rationalité en vue
d’une plus grande cohésion des Lois et de la société.
Les technosciences sont probablement conçues initialement selon une rationalité précise,
mais tout ce qui est rationnel n’est pas toujours raisonnable, dans le sens où les moyens d’obtenir
une fin ne valorisent pas forcément la fin recherchée. C’est pourquoi l’idée du devoir en tant que
responsabilité devrait prévaloir dans l’esprit des praticiens des technosciences, puisque c’est
justement la qualité du résultat qui valorise ou non la fin. Seule la raison, par le biais de
l’éthique, est apte à décider ou à juger si une action est utile ou non.
Par les opérations logiques et réflexives de la raison, le raisonnable est soumis à la réalité
en tant que mesurable sur le plan qualitatif, lequel doit toujours avoir une primauté sur le
quantitatif. Etre raisonnable sans être hostile au progrès technoscientifique, c’est aussi être
vigilant devant les excès du progrès technoscientifique, et éviter de le laisser livré à lui-même.
Dans sa structure, l’architecture cognitive du sujet humain ressemble, avec certes une
capacité d’intelligence infiniment supérieure, à celle d’un réseau d’ordinateurs fonctionnels
conçus pour résoudre les problèmes les plus complexes. Cela signifie que l’homme est
325
naturellement doté de prédispositions de l’ordre de la raison. C’est sans nul doute en ce sens
qu’Aristote qualifiait l’homme d’ « animal rationnel », car il est bien sûr capable de rationalité.
Par son affirmation, Aristote reconnaît en l’homme des qualités qui le distinguent des autres
animaux, mais sans pour autant omettre la possibilité pour l’homme d’avoir parfois une attitude
contraire à la raison. Se rapportant au domaine de la pure cohérence et de l’intelligible, l’exercice
de la raison peut en effet souffrir d’une certaine passivité, laquelle est susceptible de se
manifester par des troubles passionnels issus des instincts humains les plus bas.
Nous traversons désormais une époque qui exige clarté et transparence, une époque qui
cherche à se détourner de l’irrationnel et de l’obscurantisme. Le rationnel, comme tout ce qui
relève de l’exercice de la raison – la morale, la mesure, la norme etc. –, culmine dans
l’objectivité et la liberté. La raison est en outre une notion qui a connu une évolution certaine au
sein des sociétés humaines. Caractérisée par l’objectivité et la compréhension, elle peut aider
l’homme rationnel à s’affranchir de son obscurantisme, en promulguant les valeurs éthiques
susceptibles de freiner certains de ses désirs vains 213 .
L’être raisonnable est censé avoir une connaissance méthodique du monde qu’il s’est
logiquement conçu. Le rationnel renvoyant à la clarté, l’homme doit avoir une vision plus claire
de son action sur le réel, puisque l’être éclairé par la raison sait identifier les besoins utiles qui
coïncident avec la lumière du Bien, du suprêmement pensable et connaissable, que Platon
évoque à la fin du Livre VI de La République. Par l’exercice de la raison, le discernement peut
s’opérer entre le vrai et le faux, le bien et le mal 214 , entre le véritable progrès et celui qui reste
hypothéqué par l’irrationalité, et donc trop limité dans le domaine de l’action et de la
connaissance.
Du reste, les résultats encourageants des expériences d’association de l’éthique et des
technoscientifiques prouvent que la raison peut toujours s’impliquer de manière intelligible dans
les projets progressistes les plus complexes, tels ceux initiés par les technosciences. Cela peut se
constater, même si de manière insuffisante, dans le domaine médical où se discutent des
problématiques difficiles sur l’euthanasie, ceux de la procréation médicalement assistée, etc. Il
convient donc de souligner que la raison n’a jamais abdiqué devant le progrès technoscientifique.
Elle a au contraire concouru à instaurer un dialogue permanent avec celui-ci, dialogue qui
s’avère incontournable pour la mise à bien de toute action sensée.
213
Les désirs vains chez les épicuriens sont les désirs ou les besoins non naturels et non nécessaires
Le bien et le mal sont surtout de l’ordre de la morale, mais la morale étant un instrument de la raison, le bien et le
mal peuvent être considérés comme provenant de la raison.
214
326
Plutôt que de s’en tenir aux seules normes classiques gouvernant les technosciences, qui
sont autres que celles des sciences exactes et ne prennent pour référence que leur propre méthode
de fonctionnement, l’idéal serait d’adjoindre l’exercice de la raison en amont de toute entreprise
risquant d’outrepasser l’action convenable en termes d’échelle, d’incertitude quant aux effets
induits et collatéraux, et ainsi de suite. Une telle conception du progrès pourrait ouvrir le règne
d’une pensée complexe et rationalisée, mais qui s’emploierait à humaniser l’œuvre humaine.
L’autre voie possible – en tant qu’évènement –, celle de la rationalité exclusivement
instrumentale ou calculatrice au prétexte que la raison ne serait que velléité et abstraction,
rabaisserait l’exercice de la raison, au mieux, à un pur pragmatisme. Il s’agit au contraire de
redéfinir le progrès en lui conférant une signification beaucoup plus humaniste, bien que
demeurant compatible au principe de la production technoscientifique.
La raison calculatrice, parfois trop tributaire de la subjectivité et partant mal orientée,
ferait place alors à une pratique de la production technoscientifique affranchie des inconvénients
de l’utilitarisme et, donc, plus favorable à la conduite d’une existence cohérente de chacun au
sein de la société.
Sans pour autant en appeler à une rationalité suprême qui tenterait de régler tout par les
mots et par l’abstraction, l’application au progrès technoscientifique de l’exercice d’une raison
réflexive et délibératoire est de loin la solution préférable pour les sociétés humaines. Un progrès
technoscientifique hostile aux injonctions extérieures de la raison dans l’accomplissement de son
action, comporte un trop grand risque de ne mettre en avant que la satisfaction des désirs
personnels de ceux qui en sont les auteurs.
Il n’est donc pas de l’intérêt général de valider la réalisation d’un tel projet, en fait
pseudo-progressiste car porteur d’un bonheur factice et illusoire. La raison impliquant la mesure,
tout espoir de bonheur doit aboutir à des solutions intermédiaires, qui passent de préférence par
l’alliance entre technosciences, valeurs morales et raison. L’être humain est un être toujours en
action, et agir c’est aussi tenir compte de l’existence d’autrui. L’exercice de la raison dont
l’humain a besoin est donc celui qui se conçoit et se met en œuvre dans le dialogue avec autrui.
Mais aussi à travers l’interaction des domaines du savoir concourrant aux réalisations des
technosciences dans l’objectif d’apporter les réponses les plus fiables et attendues par le plus
grand nombre, et non celles qui imposent des résultats non souhaités par la société.
L’humanité et la nature, en tant que réalité historique et espace commun d’existence, ont
besoin d’un exercice de la raison qui permette de faire des concessions. En éludant la raison dans
la prise des décisions qui en fin de compte précarisent l’équilibre du réel, le progrès
technoscientifique tend à éluder la gravité de l’agir humain, alors que celui-ci doit
327
nécessairement engager sa responsabilité. Ecarter la raison en tant qu’outil indispensable à la
prévision concertée des effets de l’action humaine est une erreur qui hypothèque les chances de
concilier le progrès scientifique et l’impératif d’une existence paisible et équilibrée des espèces
vivantes. On voit donc ainsi la difficulté, certes, mais aussi les enjeux cardinaux du projet
d’instaurer des rapports féconds entre la raison et le progrès technoscientifique.
Des exigences et des engagements des uns et des autres, philosophes, politiques,
chercheurs en sciences exactes et humaines, décideurs et artisans des réalisations
technoscientifiques, dépendront l’état de la société humaine, la survie des espèces, leur condition
future, et l’avenir de la planète.
Voyant en la philosophie la science spéculative par excellence, Hegel 215 écrit dans la
Préface des Principes de la Philosophie du droit que« Tout ce qui est rationnel est réel, et ce qui
est réel est rationnel ». Il formule ainsi l’idée que ce qui est en dehors de la raison est de l’ordre
de l’inexistant, de l’illusoire, ou du superflu. Il s’inscrit dans la logique d’un rationalisme absolu,
ou dogmatique, et donc non adapté à un compromis avec la praxis. Cette conception de la raison
est à note sens trop dogmatique, elle n’est donc pas prête à faire des concessions avec les
technosciences pour la construction d’une science nouvelle. Pourtant une science nouvelle qui
tienne compte des valeurs éthiques nous est indispensable, car elle seule peut apporter un progrès
apaisé.
Nous l’avons dit, il est raisonnable pour la raison d’être elle-même raisonnable en
reconnaissant ses limites : il est dans la nature de la raison d’être une exigence de justification
qui ne peut pas s’arrêter à un refus, mais doit rester attachée à un souci de discussion qui se
détermine par une conscience de soi. La raison est entre autres pour l’homme la faculté de
synthèse du savoir. Elle est donc capable d’anticipation sur les phénomènes à venir par la simple
habilité rationnelle et par le vécu de l’expérience.
Associer le progrès technoscientifique à la raison serait en fait une manière d’actualiser le
savoir humain. Ce serait le rendre rationnel 216 en opposant un savoir plus objectif à celui, encore
subjectif et dogmatique, qui gouverne les technosciences. En remodelant le rapport entre savoir
rationnel et savoir technoscientifique, l’humanité a plus de chances d’obtenir du progrès des
résultats satisfaisants, parce que ses résultats dériveraient d’un savoir objectivé et rendu moins
nocif par les valeurs éthiques. Ce type de savoir, basé sur des paradigmes rigoureux, s’il était
reconnu et accepté par la communauté scientifique, constituerait le fruit d’un savoir objectif
obtenu d’une association des connaissances issues de la théorie et de la pratique.
215
216
Cf. Paris, Gallimard, 1972.
Un savoir est dit rationnel quand il s’ordonne dans un discours logique que la raison élabore.
328
Contrairement au rationalisme absolu qu’on peut qualifier de
« rationalisme
dogmatique », l’acte rationnel se caractérise plutôt par le fait qu’il n’a pas de contenu définitif –
puisque la raison n’adhère en réalité à aucun dogme, elle est avant tout une exigence
intellectuelle rigoureuse et évolutive. Elle n’est pas une idéologie et, comme le reconnaît
justement Hegel, aucune idéologie ne peut se prévaloir d’être rationnelle, puisqu’elle s’enferme
dans un système et perd ainsi sa liberté d’action et, partant, son objectivité. Loin d’être
irrationnel, le progrès technoscientifique demande à être dépoussiéré de sa conception actuelle
du savoir. N’étant pas statique, les technosciences ont les capacités de se transcender et
d’intégrer dans leur fonctionnement des pratiques rationnelles qui valoriseraient leur rôle.
Tout savoir évolue en apportant des résultats nouveaux, voire des révolutions, qu’il
s’agisse du savoir théorique ou du savoir expérimental. Attachés aux deux types de savoir, nous
recherchons à travers la pratique de la philosophie les bases d’une conception nouvelle des
technosciences, qui interpellerait la conscience humaine et la rendrait apte à résoudre des
problèmes aujourd’hui insolubles.
Comme toute révolution de la connaissance, cette conception nouvelle pourrait susciter
des interrogations et des controverses. Elle pourrait toutefois s’avérer probante et donner
satisfaction dans le long terme. A titre d’exemple, les arguments actuels, fussent-ils ceux de
savants ou de spécialistes, en faveur de la vulgarisation des produits transgéniques, de la
congélation des ovules, du clonage, et des « acharnements thérapeutiques » ou de l’euthanasie,
font état de positions qui aujourd’hui nous semblent pour le moins peu recevables sur le plan de
l’éthique. En sont témoins des figures aussi éminentes qu’Axel Kahn 217 . Pour autant, les
découvertes qui se trouvent à la source de ces débats peuvent, à l’issue des recherches et des
délibérations appropriées, se révéler pleines d’intérêt du point de vue du progrès humain dans un
avenir proche ou lointain.
Il n’en reste pas moins que tout scientifique professionnel et légaliste doit en principe
s’accommoder à la sagesse de l’incertain, qui commande retenue et ouverture d’esprit. Une
retenue devant ce que l’on ignore, la prudence et l’ouverture devant le possible qui excède
toujours ce que l’on pense connaître, sont des remèdes contre le savoir dogmatique. Il est
problématique d’enfermer la réalité dans un système quel qu’il soit, sous prétexte d’être le
détenteur d’un savoir porteur de progrès. Il est encore plus problématique pour le public ou pour
l’utilisateur des produits technoscientifiques de faire fi de tout effort pour comprendre, et de ne
217
Auteur notamment de L'homme, le bien, le mal : une morale sans transcendance, éditions Stock, Collection Les
Essais, Paris, 2008, et L'homme, ce roseau pensant... : essai sur les racines de la nature humaine, Editions Nil,
Paris, 2007.
329
faire que croire. Le progrès technoscientifique proposé ainsi, c’est-à-dire sans raison suffisante,
représente un péril de l’intelligence humaine, parce qu’il met la vie en danger sous toutes ses
formes.
L’adoption d’une attitude qui ne dédouanerait aucune volonté de domination est
souhaitable pour l’épanouissement de l’esprit humain. Or, parfois, ni la raison ni les
technosciences – et ses promoteurs, ainsi que, a fortiori, ses vulgarisateurs – ne semblent
conscientes de leur propres excès. La conscience de soi est une caractéristique exclusivement
humaine. En tant que concepts purs, raison et technosciences ne sont donc pas capables d’être
critiques sur elles-mêmes, en conséquence de quoi elles manquent malgré tout d’objectivité.
Pour réduire de manière maximale la marge d’erreurs de leur mode de fonctionnement, elles
doivent évidemment travailler en étroite collaboration. L’une ayant besoin de l’autre pour
s’affirmer objectivement, elles devraient mutuellement éviter de s’enfermer dans des désirs
facteurs de projets trop risqués, c’est-à-dire non soumis à un avis extérieur.
Associée aux technosciences, la raison devient un peu plus utile aux sociétés humaines,
parce qu’elle rappelle à la conscience de chacun que toute forme d’action engage la
responsabilité de chacun. C’est pourquoi toute vision pénétrante du réel doit de fait être soumise
à l’examen et émaner d’une analyse partagée par les représentants compétents de savoirs
fortement unifiés.
La complexité du réel constitue un défi qui suscite un étonnement toujours renouvelé.
C’est en soi un fait positif, car s’étonner c’est laisser en permanence ouverte notre curiosité.
Mais la porte à l’inconnu doit être ouverte prudemment, avec la liberté de pensée et l’originalité
de raisonnement nécessaires, mais sans jamais perdre de vue tout à fait ni le bon sens ni le sens
commun. Les décisions téméraires ou irréfléchies et les incivilités qu’elles peuvent entraîner
risquent de menacer non seulement les équilibres de la nature et, à travers eux, l’homme luimême. Du simple citoyen aux chercheurs et aux responsables politiques, ou ceux des entreprises
locales et multinationales, en passant par les intellectuels, jusqu’aux religieux, chacun a le droit
et le devoir de contribuer à sa mesure à l’exercice de la raison dans les débats et les choix qui
concernent le bien commun.
330
Chapitre IX : Le Politique et la question de l’environnement
Du fait de ses capacités inventives, créatives et productives, l’homme moderne et
contemporain s’est installé sur le trône jadis réservé aux dieux. Il n’est pas excessif de l’affirmer,
surtout si on tient compte des inventions des derniers siècles. Ce processus marqué par des
inventions à outrance devient inéluctable, et l’homme en tant que consommateur et agent du
progrès ne peut l’arrêter. Cette volonté de puissance que l’homme exprime par le progrès
technoscientifique modifie gravement sa relation à l’environnement.
Conditionnée leur omnipotence, la modernité s’est accommodée des technosciences. Elle
est donc pour l’homme une période efficace qui aurait contribué à l’amélioration de ses
conditions de vie. En apportant des solutions qui répondent concrètement à ses besoins les plus
essentiels, le progrès technoscientifique s’est définitivement installé dans l’esprit humain.
L’homme moderne et contemporain devient pour ainsi dire prisonnier de son temps, à
cause de la volonté conquérante des technosciences. La vision moderne et contemporaine du
monde est désormais différente de celle voulue par les Anciens, qui recommandaient mesure et
modération dans la conduite humaine. La prétention des technosciences à tout maîtriser est un
danger pour l’homme qui peine à garantir la protection de son environnement.
Eu égard aux besoins de l’homme, et compte tenu de l’apport important des
technosciences dans l’amélioration des conditions de vie, des solutions politiques s’imposent.
Par le biais du système démocratique, le pouvoir politique doit de plus en plus s’impliquer afin
de prendre les décisions nécessaires à la mise en place d’un cadre juridique fondé sur l’éthique.
Les hommes politiques doivent se charger de voter des lois qui accordent des droits et
rappellent des devoirs de protection de toute forme de vie. Les sanctions ne doivent plus être
essentiellement financières comme c’est le cas aujourd’hui, car le principe "pollueur payeur" ne
saurait être une solution raisonnable, mais économiques, parce que reposant essentiellement sur
des taxes financières. Des vies ne doivent pas être sacrifiées au nom de la raison. Il faut plutôt
chercher des solutions permettant d’éradiquer ou de réduire le mal, comme la fermeture des
entreprises qui sont reconnues responsables de malveillance envers l’environnement.
La démocratie est pour l’homme un idéal. Elle lui offre la possibilité de penser et de
s’exprimer librement, mais a un néanmoins un pouvoir coercitif. Cette précision a son
importance dans le sens où la liberté de chacun ne doit pas être confondue avec libertinage ou au
laisser-aller. Des alternatives s’offrent donc aux politiques. L’une d’entre elle est l’implication
des citoyens sur la protection de l’environnement.
331
En retour, les politiques doivent mettre en place des infrastructures visant à éduquer le
peuple, et favoriser les pratiques morales. Cette attitude est utile à l’amélioration des rapports
entre la modernité technoscientifique et la nature.
332
9-1 La modernité et la nature
L’ère moderne a une vision si triomphaliste de la nature qu’elle a finalement choisi de la
transformer à sa guise, la rendant ainsi étrangère à tous ses habitants. Cette vision triomphaliste a
conforté l’homme dans sa conquête de la nature. Une telle attitude repousse toujours plus loin
l’idée d’une fin de l’histoire 218 . Par sa liberté inventive et créative, l’homme cherche à prouver
que son esprit n’a pas de limites. Son action sur la nature montre bien que la réflexion humaine
s’est accordé des capacités illimitées et démesurées, qui tendent à renier ou méconnaître une
menace de la nature ou une probable mort de celle-ci.
De toute évidence, la vie suit un processus inexorable qui conduit toute forme de vie à la
réalité d’une fin du cycle existentiel dont la sanction finale est la mort. L’homme prend
conscience de sa propre mort et proclame même celle de Dieu 219 . Mais il y a une mort dont il ne
parle pas assez souvent, soit par méconnaissance, soit par orgueil, soit par mauvaise foi : la mort
de la nature.
Quelle que soit la considération que l’homme a pour la nature, il doit la côtoyer au
quotidien. Nul ne doute que l’activité humaine contribue énormément à la modification de la
nature. Depuis toujours, la nature a souffert de la prétentieuse ambition de l’homme à la façonner
à sa mesure, donc à la soumettre à tout type de traitement né de sa stupidité. Certains discours
portant sur la précarité de l’état actuel de la nature sont mal compris et mal acceptés. Beaucoup
de gens refusent d’admettre que la nature souffre de l’action humaine et que dans un futur
proche, elle pourrait ne plus apporter le maximum de ressources nécessaires aux espèces
vivantes.
Mais l’apparition de certains phénomènes naturels ou surnaturels jadis méconnus par
l’homme l’amène à s’interroger et à accorder de l’attention à la question. C’est ainsi qu’un
regain d’intérêt se constate chez certains hommes. Ce regain d’intérêt suscite une timide prise de
conscience auprès d’une catégorie d’individus qui croient que la nature souffre réellement de
l’activité humaine, et qu’il faudra donc la protéger.
Comment parvenir à protéger la nature ? Par une forte sensibilisation et par une éducation
intense sur la question ! Mais déjà, l’espoir renaît progressivement puisque l’homme tend
désormais à s’impliquer, même timidement, dans la mise en place d’une dynamique
218
Par l’expression « fin de l’histoire », nous faisons allusion au titre de l’ouvrage de l’américain Francis Fukuyama,
La fin de l’histoire et le dernier homme.
219
L’annonce de la mort de Dieu est la reconnaissance de l’anthropocentrisme qui place l’homme comme maître et
possesseur de la nature. L’homme devient celui par qui tout se décide, Nietzsche valide cette compréhension des
faits, et c’est lui qui en assume la paternité dans Ainsi parlait Zarathoustra.
333
encourageante du discours sur la nature. Cette dynamique est portée sur une vision plus prudente
de ses rapports à la nature.
Aujourd’hui on tente de bâtir une compréhension progressiste alternative fondée sur la
raison et le savoir technoscientifique. Une telle relation privilégiée, reposant sur les
technosciences et la raison est nécessaire à la sauvegarde de la nature. Cette relation doit naître
de la volonté humaine de faire converger les connaissances multidisciplinaires sur la nature.
L’idée commune de l’homme étant d’explorer la nature pour la dominer à l’aide des sciences et
des techniques, il est préférable d’y parvenir sans d’anicroche. Cela n’a pas été le cas avec la
pensée mécaniste des XVII ème et XVIII ème siècles, encore prédominante de nos jours. Celle-ci a
toujours conçu la nature, non comme un organisme vivant et rationnel conformément à la pensée
des Anciens, mais plutôt comme un objet de laboratoire soumis à curiosité de l’esprit humain.
L’une des exigences de l’homme est sans nul doute d’imposer sa volonté conquérante,
transformatrice et triomphaliste sur à la nature.
On comprend que l’extraordinaire richesse qu’offre la nature, attire encore certains
esprits non attachés au discours sur la protection de la nature. De même, la vision
technoscientifique de certains hommes ne s’accorde pas toujours avec ceux qui souhaitent
donner une dimension éthique aux technosciences. Leur relation à la nature reste donc
problématique car, avec eux, la nature est vouée à une mort certaine.
Loin de considérer que les technosciences sont une grossière machine conçue pour la
destruction de la nature, on voudrait montrer qu’elle a une grande part de responsabilité sur l’état
actuel de la nature. Notre but n’est pas de les récuser, mais de les mettre au centre des problèmes
et les responsabiliser. Notre démarche ne consiste pas à souhaiter un retour dérisoire de la pensée
magique et mythique. Mais le côté magique et mythique de la nature dans sa contribution
historique a été d’une grande importance. Faire fi de cette partie de l’histoire, c’est méconnaître
les contributions philosophiques de l’épicurisme et du stoïcisme.
Certes, la vision moderne et contemporaine que l’homme a de la nature est désormais
fortement rattachée à la vision développementiste et progressiste des sciences et des techniques.
Cependant, la nature elle-même se caractérise plutôt par des ruptures, voire des contradictions
apparentes dues à son pouvoir décisionnel et réactionnel, ce qui explique son éternel
recommencement. Les technosciences tirent-elles leur mode de fonctionnement de la nature ?
Cela explique-t-il la perpétuelle remise en cause, et l’éternel recommencement des théories
scientifiques ? Y a-t-il un rapport implicite dans leur mode de fonctionnement ? Rien n’est moins
sûr, car les théories scientifiques se renouvellent aussi souvent que se régénère la nature. La
nature se réalise et se reconnaît par sa complexité impénétrable et son autorégulation, tout en
334
demeurant unique et indivisible. Les théories scientifiques se renouvellent également, elles ont
un fonctionnement mécanique et technique inaccessible au commun des mortels.
Comme les sciences et les techniques, la nature ne peut être pensée en dehors de
l’homme. Entre l’homme et la nature existe une interdépendance, telle une chaîne et ses
maillons. Se considérant comme maillon fort de cette chaîne grâce aux sciences et techniques,
l’homme pense prendre la mesure de tout, et se comporte comme seul vivant capable d’agir
efficacement sur la nature. En un mot, il se présente comme maître incontesté de l’univers, et
pense donc décider de tout selon qu’il juge ses idées bonnes ou mauvaises.
En réalité, la position dominante de l’homme n’est qu’apparente, car tant que la nature
n’aura pas fini de se dévoiler en tant que force vitale, celle-ci demeurera un organisme vivant
cohérent, complexe et imprévisible, qui peut à tout moment le surprendre désagréablement. La
vision moderne et contemporaine de l’homme sur la nature révèle une incohérence totale entre sa
prétention de tout prendre à sa mesure, et son impuissance face à la complexité et
l’inaccessibilité de celle-ci.
La simple dimension spéculative et intellectuelle dans la connaissance de la nature
s’avère insuffisante, il importe donc de recourir aux sciences et techniques pour éviter et éliminer
toutes les approximations et les velléités de l’esprit humain. Cependant, la nature étant un
organisme vivant et une source imprévisible d’énergie, elle doit être approchée avec plus
d’égards, car elle est loin d’être un simple objet de curiosité soumis à la manipulation aveugle de
l’homme. Elle ne mérite pas d’être dépecée, dépiécée ou bricolée selon les humeurs d’une
catégorie d’individus, car elle joue un rôle important dans l’équilibre et le maintien des vies.
D’ailleurs, son universalité justifie clairement les caractéristiques aussi bien objectives que
subjectives de l’univers physique. En accord avec elle-même, elle est dans un premier temps le
reflet de la réalité physique qui autorise son dévoilement, c’est-à-dire la nature objective. Elle est
aussi une réalité obscure, car elle se voile en préservant la pertinence de sa complexité. Dans ce
sens, elle peut être considérée comme nature subjective. Comment fonctionnent-elles ?
- La nature objective : reliée étroitement à ses propriétés naturelles et indivisibles, celle-ci
est soumise à une "objectivité subjective" c’est-à-dire que tout en étant cohérente et logique avec
elle-même, elle permet en effet d’être partiellement approchée, et donc accepte de s’ouvrir à
quiconque. Mais cette objectivité demeure subjective, dans la mesure où les niveaux de réalité
sont reliés aux niveaux de perception. L’accent est néanmoins mis sur l’objectivité dans la
mesure où la méthodologie prise pour exemple est celle de la science car, jusque-là, seule la
science apporte à l’homme une certaine objectivité par sa méthode.
335
- La nature subjective : elle est également reliée aux propriétés naturelles et indivisibles,
mais soumise à une "subjectivité objective" c’est-à-dire qu’elle est aussi logique que cohérente,
mais se réfugie dans sa coquille sans révéler son secret. En un mot, elle reste ambiguë et
complexe, c’est son visage le plus révélé et le plus connu. Toutefois, cette subjectivité est source
d’objectivité, dans la mesure où les niveaux de perception sont reliés aux niveaux de réalité.
L’accent est néanmoins mis sur la subjectivité dans la mesure où la méthodologie est celle de la
science ancienne de l’être, celle de la métaphysique, du mythe et de la magie, qui ont traversé les
traditions et les religions de l’univers.
Cette compréhension d’une structure binaire et rationnelle de la nature, touche tant la
nature des Anciens que celle des Modernes, car elle se caractérise par son universalité. La
conjonction de l’objectivé et de la subjectivité confirme sa cohérence, sa complémentarité avec
elle-même et son autosuffisance. La paire objectivité/subjectivité offre une meilleure
compréhension de la réalité d’une nature vivante. Elle est vivante parce que la vie y est présente
dans tous ses états, dans toutes ses révélations, dans toute sa complexité, et dans la préservation
secrète de ses mystères.
La modernité qui considère la nature comme une pièce détachable, ou comme un objet de
curiosité, devrait plutôt l’aborder avec prudence, sagesse et surtout raison, car celle-ci est une
matière vivante et complexe, capable de réactions violentes aux moments les plus inattendus.
Ces deux aspects de la nature (objective et subjective) doivent être considérés simultanément,
pour une compréhension plus raisonnable des phénomènes naturels. L'étude de la nature vivante
réclame une nouvelle approche. Il faut donc une méthodologie basée sur le modèle de la science
moderne et contemporaine, qui intègre les sciences morales parce qu’elles sont filles de raison.
Cette méthodologie, différente et de la méthodologie de la science moderne et de la
science ancienne de l’être, a quelque chose de nouveau. La nouveauté vient de la volonté
humaine d’accorder une place à la science écologique qui sera un contre-pouvoir, pour que
s’instaure une sorte d’objectivité et de mesure dans la compréhension du réel. C’est la réalité
actuelle des limites de la science et les malheurs de l’action humaine sur la nature qui exigent la
réflexion sur une nouvelle méthodologie pour que l’être humain et la nature cohabitent mieux.
L’avantage de garder une nature vivante est d’accorder une place importante au sens de la
mesure, et donc limiter l’inventivité humaine face aux incertitudes les plus risquées.
Une vision nouvelle du monde par des nouvelles sciences transdisciplinaires et
complémentaires pourrait donc être salutaire pour la sauvegarde de la nature et des écosystèmes.
C’est une tâche prioritaire dans la construction d’un monde moins nocif et moins agressif. Ce
nouveau défi est aussi celui de la philosophie, même en tant que discipline fondée sur le savoir
336
abstrait. En engageant sa responsabilité face aux questions actuelles qui touchent la biodiversité,
elle contribue à justifier son rôle, souvent mal compris, dans une société devenue trop exigeante
et trop pragmatique. En s’y impliquant pleinement, la philosophie, grâce à laquelle raison et
morale trouvent leur sens, s’imposerait comme médiatrice privilégiée du dialogue entre tous les
domaines de la connaissance.
Il nous semble important de souligner que cette compréhension de la nature est loin de
proposer un nouveau retour à la pensée magique ou encore à la pensée mécaniste. Elle repose au
contraire sur une vision nouvelle qui apporte une double affirmation selon laquelle, les
technosciences sont importantes et porteuses d’espoir pour l’homme et pour la nature, à
condition qu’il y ait implication de la raison. En outre, l’être humain peut cohabiter avec la
nature et l’étudier à travers les technosciences, mais la nature ne doit pas être pensée en dehors
de sa relation à l’homme.
En somme, nous pensons que la nature vivante est la manifestation de la vie, elle est le
véritable symbole d’une relation semblable à celle qui pourrait exister entre une mère et sa
progéniture. Ce parallèle se justifie par le fait que tout enfant est instinctivement attaché à sa
mère, et l’homme étant une partie du Tout qu’est la nature, il doit donc s’y attacher. Conscient de
lui-même, l’homme est capable de prendre conscience d’autrui et de ce qui lui semble être bien.
La conscience née de la raison lui offre la possibilité de s’ouvrir à une conscience des choses, et
donc à celle d’autrui. C’est d’ailleurs ce qui le distingue de la bête qui est guidée par l’instinct.
Toutes les prises de consciences n’ont pas la même portée car, comparativement à celles
jugées plus intellectualistes, celle d’un être humain sorti de son enfance est naturellement plus
aguerrie. Lorsqu’une prise de conscience atteint sa pleine maturité, elle a une manifestation plus
importante. C’est le cas de la célèbre vision galiléenne selon laquelle la nature serait écrite en
langage mathématique. Il y a là une prise de conscience plus importante des choses, due au degré
de connaissances acquises. Les pesanteurs culturelles exercées sur soi sont d’une importance
capitale dans l’éveil de l’esprit humain.
Muni de tous ces acquis, Galilée pensait déjà en son temps qu’il suffisait de déchiffrer la
nature et de la lire pour la comprendre, car tout était préalablement écrit avec beaucoup de
minutie et de précisions. La réalité aurait pu être celle-là, mais avec plus de recul, la complexité
constitutive de la nature demeure et se renouvelle sans cesse. Dans un sens, il est exact de dire
qu’elle est, par sa précision, son ordre et sa cohésion, écrite en langage mathématique. Mais dans
un autre sens, cette affirmation trouve ses limites si on tient compte des énigmes toujours
présentes dans la nature.
337
La science en général, et les mathématiques en particulier évoluent plutôt selon les
nouvelles énigmes présentées par la complexité de la nature. Même si les sciences
mathématiques se caractérisent par une méthode précise et facilement accessible à tout homme
qui la pratique, elles sont parfois obligées de revisiter leurs théories. Même s’il est exact que
cette vision galiléenne s’est avérée efficace au point de s’inscrire dans la mémoire collective, il y
a lieu de repréciser le sens et le contexte qui l’ont rendu possible.
Nous savons aujourd'hui que la situation est beaucoup plus complexe et qu’elle ne peut
efficacement se résumer à la seule clairvoyance de notre savant. Plutôt que de la prendre pour un
"pré-texte", c’est-à-dire préalablement écrit et facilement lisible, le livre de la nature est en
réalité non seulement à relire, mais aussi à réécrire avec plus de rationalité. Laquelle pourrait
garantir des meilleurs rapports entre les citoyens d’un peuple, leurs cadres de vie et leurs
systèmes politiques. Quels rapports doit-il avoir entre démocratie, citoyens et environnement ?
338
9-2 Démocratie, citoyenneté et questions environnementales
L’instauration de la démocratie au détriment des tyrannies, a profondément bouleversé la
vie politique du monde. Cependant la liberté est loin d’être un acquis car elle est souvent mise à
mal ! Toutefois, le mérite de l’homme est d’avoir prévu que la démocratie pouvait être à la
hauteur de sa tâche. Tout peuple est naturellement attaché à la liberté, et la démocratie, garante
de la liberté, vient donc conforter les attentes naturelles des peuples. En toute logique, la
démocratie se présente comme le système politique le mieux souhaité et le plus convoité par tout
esprit humain épris de liberté. Mais une pratique imprudente de celle-ci entraîne des libertés mal
contrôlées, ce qui peut engendrer des dérives. Des avantages qu’offre la démocratie aux sociétés
humaines, certains tardent à émerger, tels que la prise en compte des problèmes liés à
l’environnement. Justement, sur les questions liées à ce domaine des interrogations demeurent :
que peut la démocratie par rapport aux questions de l’environnement ? Propose-t-elle des
solutions fiables et novatrices à la protection de l’environnement ?
Comparativement aux autres systèmes politiques, la démocratie comporte des valeurs et
des pratiques qui permettent à l’homme de vivre dans une société ouverte. Elle prévoit des
alternatives, et met en place des institutions favorables aux attentes du peuple. Par ses valeurs et
ses pratiques, elle semble être le système le mieux adapté à fournir des solutions fiables aux
problèmes des sociétés humaines, animales et végétales, parce qu’elle tient ses forces de la
volonté du peuple. Ce système politique pourrait accorder une place importante au débat qui
consiste à trouver des solutions fiables à la résolution des problèmes de l’environnement.
Conscient de l’importance de certaines valeurs telles que la liberté, la pérennité des espèces et le
maintien de la vie, l’être humain reste l’unique élément capable d’évaluer objectivement son
importance.
L’un des objectifs premiers de la démocratie est de promouvoir la liberté, la justice, et de
garantir l’équité et l’égalité entre les peuples. Elle doit donc s’attacher à la réduction des
inégalités entre espèces, surtout si on considère que les autres espèces vivantes font parties des
populations présentes au sein de la nature. En tant qu’élément conscient par rapport à toutes les
autres espèces vivantes, l’être humain a le devoir de veiller à la vie de celles-ci à travers une
démocratie qui va au-delà de la simple protection des biens et des personnes humaines. La prise
en compte des autres espèces dans le fonctionnement du système démocratique serait la preuve
qu’elle est fondée sur des valeurs morales et rationnelles.
339
Contrairement à certaines idées reçues, une société démocratique saine ne doit pas
seulement être une arène où les individus poursuivent leurs objectifs personnels ou
individualistes. Les démocraties sont florissantes et prospères doivent être cultivées avec soin par
les gouvernants, en étendant ses principes fondateurs aux autres espèces. Les citoyens qui la
cultivent doivent donc définir leur liberté par rapport à leurs droits et devoirs, sans omettre les
droits des autres espèces. Les citoyens d’une démocratie doivent participer à la vie de la société
en accordant un intérêt à autrui et à la chose commune. La société démocratique a le mérite
d’évoquer mieux que d’autres modes de gouvernement, une série d’idées et de principes sur la
liberté. Elle consiste aussi en une série de pratiques et de procédures élaborées à travers des
connaissances nouvelles et non figées. C’est pourquoi, elle est à même d’élargir l’application de
ses valeurs aux autres espèces vivantes qui doivent être protégées par des droits. C’est ainsi que
l’institutionnalisation de la liberté, de droits et devoirs qui vont avec, doivent être orientés à des
fins utiles à toute forme de vie. En tenant compte de toutes les vies, la démocratie permettrait de
prendre conscience de ceux qui souffrent de l’action inconsciente de l’homme. Cette prise de
conscience est indispensable, non seulement pour garantir une nature saine, mais aussi pour la
préservation d’une société pour les générations futures.
Garantissant ainsi les droits des minorités autres que celles de l’espèce humaine, la
démocratie franchirait une étape importante. Elle pourrait alors être retenue comme unique
système politique qui reconnaît juridiquement les autres espèces vivantes comme sujets de
droit 220 . Malgré les énormes différences entre les espèces, tous les éléments constitutifs de notre
biosphère 221 sont essentiels à la régulation du système cosmique, et donc à l’équilibre des vies.
L’intérêt du système démocratique par rapport aux autres systèmes, est qu’il prend en compte les
avis des uns et des autres par le dialogue, la médiation et par des lois censées être équitables.
Dans cette logique, des citoyens constitués en association, en syndicats ou en ONG peuvent faire
des propositions qui œuvrent à la cohésion des vies entre espèces vivantes. Ces groupes
organisés luttent pour la reconnaissance juridique de toutes les formes de vie qui doivent être
intégrées dans les textes de loi.
220
Nous entendons par sujet de droit, toute la biodiversité qui constitue l’écosystème, et qui nécessite désormais un
encadrement juridictionnel, en tant que sujets protégés, constitutifs de la nature.
221
Le concept de biosphère relève en principe du lexique des sciences écologiques et environnementales. Sur le plan
historique, l’idée de biosphère, en tant qu’ensemble des êtres vivants qui peuplent notre planète, remonte
évidemment à J.-B. Lamarck. Mais c’est en 1875 (In Dictionnaire de l’Ecologie, Préface de François Ramade, Paris,
Albin Michel, 1999) que le géologue autrichien Suess, a mis en parallèle le terme de biosphère, à celui
d’hydrosphère. Contrairement à Lamarck, L’Autrichien Suess a donné un sens plus large à ce terme, lui conférant
ainsi un sens plus extensif, qui prend en compte le monde vivant. Dans le monde vivant, Suess incluse également les
roches, les mines, les récifs coralliens fossiles etc. ce qui offre une acception plus large et plus dynamique à ce
concept.
340
Les politiques et les citoyens doivent être solidairement coresponsables de leurs actes.
Tout régime politique jugé démocratique est censé apporter à son peuple, l’éducation et la
possibilité d’explorer les champs de liberté et de responsabilité qui sont les leurs, pour faire
accepter et pour promouvoir les lois utiles à la protection de la nature. En retour, les citoyens
doivent s’impliquer en s’affirmant comme des écocitoyens. Or, malgré certaines garanties que la
démocratie prévoit dans le sens d’une meilleure protection des vivants, on dénombre encore des
comportements hostiles à la prise en compte de certaines espèces vivantes, en tant qu’espèces
ayant des droits. Que doit donc faire une démocratie responsable ?
Une démocratie digne de ce nom, doit accorder une place de choix à la communication.
D’abord, les responsables politiques doivent informer objectivement et suffisamment les
citoyens en favorisant des échanges idéels entre ces derniers. En d’autres termes, une démocratie
responsable doit offrir aux citoyens la possibilité de discuter des problèmes communs. Ces
échanges permettent aux citoyens de débattre de questions importantes dont celles qui touchent
l’état de la planète et les incivilités liées à l’environnement. Les citoyens de tout système
démocratique doivent vivre avec la conviction que, grâce à la diversité d’opinions et aux
échanges idéels ouverts, des pratiques nouvelles peuvent s’instaurer dans leurs habitudes. Par le
biais des textes, les politiques doivent encourager les citoyens aux pratiques utiles à la qualité de
l’action, ou aux actions convenables conformes à la morale.
Doivent être valorisées, les conduites allant dans le sens de l’intérêt général, portées vers
l’idée d’une prudence par rapport au regard porté sur la nature. Des échanges préalablement
menés dans ce sens serviraient de base à l’aboutissement des décisions prises. Plus vaste sera le
volume des échanges entre citoyens, mieux cela vaudra. L’instauration d’une éducation à
l’environnement aux enfants, et cela dès le bas âge, élargie à toutes les couches sociales, est
nécessaire à la compréhension et à la maîtrise des pratiques écocitoyennes. L’ignorance, aussi
bien que l’accès au savoir d’un peuple est autant de la responsabilité des gouvernants que de
celle des citoyens eux-mêmes. L’éducation des populations intéressées aux problématiques
nouvelles est un atout nécessaire à l’adoption des attitudes nouvelles face au doute et à
l’incertain. Des idées, des données, des opinions, des hypothèses nouvelles et différentes sont
utiles aux mesures favorables, aux pratiques utiles à la sauvegarde de la nature.
La démocratie a donc intérêt à se redéfinir comme système offrant des libertés élargies,
lesquelles doivent cependant être circonscrites par la force des lois. Posée indiscutablement
comme acquis inaliénable pour tout citoyen, la liberté doit néanmoins être utilisée à bon escient,
et nul ne doit en faire un usage abusif, illégitime ou illégal. A travers les médias, les gouvernants
doivent procéder à la valorisation et à l’application des valeurs qui la fondent. De même des
341
programmes scolaires doivent être mis en place pour susciter un intérêt particulier pour les
questions qui touchent à la nature ou l’environnement. En un mot, l’Etat doit apporter des
réponses appropriées à la protection des espaces vitaux qui forment les biotopes. 222 La
contribution des citoyens d’une société démocratique, doit de ce fait toucher tous les espaces
vitaux. Les actions de sensibilisation et d’éducation aux pratiques convenables doivent s’étendre
à tous les secteurs de la vie, des quartiers aux grandes multinationales, en passant par les secteurs
publics.
Quel que soit le niveau auquel se situe la contribution des citoyens, le bon
fonctionnement de la démocratie et la garantie de ses valeurs dépendent de la participation
permanente des individus et de l’accès à l’information des populations. La démocratie
deviendrait ainsi dans le quotidien des hommes, une manière d’être, de vivre et de travailler
ensemble. Son caractère évolutif et dynamique conviendrait alors au progrès moral et spirituel
acquis par les citoyens, à travers les valeurs qu’elle aurait véhiculées. La démocratie exige aux
citoyens, une coopération, un compromis et une tolérance entre individus. Ces valeurs sont
fondamentales à l’exercice d’une liberté contrôlée par des textes car la liberté suppose aussi que
chacun puisse assumer ses responsabilités.
Du fait qu’elle incarne un idéal, celui de la liberté d’expression, la démocratie doit
nécessairement proposer des alternatives aux problèmes importants qui touchent l’homme et son
environnement. Elle doit pour ce faire exiger des citoyens prise de conscience, vertu et mesure
dans leurs faits et gestes. Grâce aux alternatives que la démocratie propose, les hommes peuvent
se réunir et s’attaquer ainsi aux vraies causes des problèmes. Au nom de la raison, l’équité et le
dialogue doivent s’instaurer, et toute forme d’inégalité doit impérativement disparaître au profit
d’un système juridique qui offre un droit de cité à tous les sujets de droit. D’ailleurs, nous
estimons que la démocratie ne doit plus se résumer à la somme de ses institutions, mais doit
aussi en application des lois qui fondent ces institutions.
Toute démocratie saine doit évidemment proposer à son peuple des moyens d’acquérir
une culture civique liée aux us et coutumes desquels elle tire ses lois. En ce sens, les
comportements, les pratiques et les normes qui déterminent les aptitudes rationnelles et morales
des citoyens qui la maintiennent doivent absolument correspondre à ses attentes. La culture
222
Biotope signifie littéralement lieu de vie ou cadre de vie. Il désigne des sites sur lesquels sont abritées les
différentes espèces vivantes. Le lexique écologiste le définit encore plus techniquement en accordant une extension
à son intellection. C’est ainsi qu’il est alors compris comme milieu d’accueil de la biocénose peuplant un
écosystème. La biocénose est un groupement d’êtres vivants interdépendants, dont la composition, le nombre des
espèces et celui des individus sont propres à un milieu déterminé. Elle représente dans la série des niveaux
d’organisation qui caractérise le monde vivant, des unités structurées à l’échelle des populations, puisqu’elle
regroupe en réalité, des ensembles d’individus habitant un milieu spécifique, à une époque donnée.
342
civique d’une société démocratique est le fruit des activités que les individus et les groupes
choisissent librement d’exercer. Les citoyens d’une société libre cherchent non seulement à
satisfaire leurs intérêts, mais aussi à être conscients et responsables de l’existence d’autrui, c’està-dire des autres vivants. Par des moyens légitimes et rationnels (littérature, art, théâtre, cinéma
et autres moyens de communications), les citoyens qui nourrissent ce système politique doivent
contribuer vivement à une meilleure connaissance de la nature à travers les lois conçues pour la
valoriser.
L’être humain gagnerait à faire cohabiter démocratie et éducation à l’environnement,
pour améliorer ses conditions futures. Tout être humain guidé par une pulsion rationnelle
recherche toujours son bien-être, c’est pourquoi il doit toujours être un exemple face aux
problèmes qui touchent l’intérêt général. Une démocratie de qualité doit en principe est constitué
de citoyens de qualité, capables de poser des questions existentielles fondamentales, et
manifester des qualités d’analyse en rapport à l’action utile. C’est pourquoi, dès leur jeune âge,
les enfants doivent s’initier très tôt à l’apprentissage et aux pratiques utiles à l’équilibre de la
planète.
Il ne s’agit plus simplement de reposer les espoirs d’une acquisition de nouvelles
habitudes écocitoyennes sur les seuls groupes de pressions ou les associations constituées pour
veiller au respect d’une vie harmonieuse entre l’homme et son environnement. Les
revendications allant dans ce sens pourraient considérablement être réduites, et chacun d’entre
nous comprendra que vivre en cohésion avec une nature saine, c’est aussi savoir anticiper de
manière intelligible sur les choses. Revendiquer ses droits, dont la liberté, c’est également
interpeller sa conscience sur ses devoirs et parmi ceux-ci, l’urgence d’assurer la protection des
êtres vivants les plus faibles et les plus inoffensifs qui forment la faune et la flore.
L’apprentissage et l’enseignement des valeurs importantes d’une vie écocitoyenne 223 ,
parce que pourvue de considérations éthiques, doivent normalement occuper une place
primordiale dans une société dite démocratique. Tout sujet libre vivant dans une société
démocratique doit s’épanouir à travers les âges. Il est donc du ressort de l’Etat de veiller à sa
mise en application. Un code de conduite devrait de ce fait guider les faits et gestes de chaque
citoyen. Par exemple, l’abattage anarchique des arbres doit être interdit ou, au mieux, doit être
suivi par un reboisement. De même, le refus de procéder au tri des ordures ménagères doit être
sévèrement sanctionné par des lois qui disposent que la participation à une formation sur
223
La vie écocitoyenne exige d’un citoyen, une attitude qui tient compte des exigences écologiques et des valeurs
étiques qui s’y rattachent.
343
l’éducation écocivique est obligatoire. Pour maximiser les chances de réussite de ces mesures,
les individus, les groupes ainsi que les professionnels doivent s’y impliquer.
Toutefois la démocratie ne se réduit pas à la concrétisation politique d’une vérité révélée
et immuable, elle est aussi un mécanisme par lequel le peuple, à travers les institutions, peut
parvenir à une vérité provisoire. L’instauration d’un espace au sein duquel il y aurait des débats,
et une présentation des expériences conduisant à l’identification des erreurs est donc
indispensable. Les bonnes volontés doivent s’organiser afin d’aplanir les divergences et les
incohérences qui peuvent entraver le bon fonctionnement de la vie démocratique. La démocratie
doit donc être source d’innovations parce qu’elle favorise et encourage l’homme à prendre des
initiatives pour la protection de la nature. C’est dans ce contexte que la liberté permet aux
citoyens de participer à la vie associative est très importante. Pour preuve, beaucoup de ces
groupes associatifs s’occupent avec engagement et conviction des questions importantes sur
l’environnement. Lorsque des citoyens ayant des intérêts communs réunissent leurs idées en vue
de faire converger leurs opinions, leurs forces sont plus représentatives et plus fiables, et les
chances de réussite sont plus grandes.
A côté du pouvoir exécutif, le pouvoir médiatique a un rôle important dans la
transmission et la vulgarisation des informations. Les médias sont un atout incontournable pour
la promotion et la bonne marche du système démocratique et pour le processus "éducationnel" en
matière d’environnement. Ils sont donc tenus de communiquer avec objectivité sur ces questions
importantes. La contribution des médias est nécessaire, car dans une démocratie, les médias
doivent informer et éduquer.
En tant qu’œuvre humaine la démocratie est fille de la cité, sa cohabitation avec la nature
en tant que source de vie, ne constitue pas un frein à son fonctionnement. La raison humaine a
institué ce système politique pour canaliser certaines pulsions humaines, qui ont parfois conduit
aux atrocités les plus abominables. La Grèce antique qui a inventé la démocratie, a su la
pratiquer avec retenu et en cohésion avec la nature. La nature était pour elle un lieu où s’inspire
la liberté démocratique car la Grèce antique, initiatrice de ce système politique, était elle-même
respectueuse de celle-ci. L’école stoïcienne reste l’un des meilleurs modèles qui ont permis
l’universalité du savoir Grec.
Les technosciences étant l’une des composantes de cette réponse démocratique, elles
constituent alors une avancée pour l’homme et les autres espèces vivantes. Elles participent à
l’amélioration des conditions des vies, tout en recherchant des solutions aptes à protéger la
planète. Souvent critiquées et accusées de tous les maux, les technosciences sont profondément
impliquées dans la production des outils nécessaires à une meilleure connaissance de la nature, et
344
à sa protection. Elles permettent de savoir si une action humaine est dangereuse ou non pour la
nature. Ainsi l’action humaine trouve une meilleure orientation, parce qu’elle finit par dépendre
du verdict technoscientifique qui est capable d’évaluer par des vérifications scientifiques, si une
action mérite d’être conduite ou pas.
En somme, grâce à la démocratie, bien des sujets jadis tabous sont désormais débattus,
c’est le cas du clonage humain, des OGM (organismes génétiquement modifiés) et d’autres
sujets importants qui sont de plus en plus discutés ouvertement. L’essentiel est de retenir que
toute action humaine doit être déterminante pour l’avenir de la planète, et cela dans le court,
moyen et long terme. Le court terme, parce qu’il est urgent que des décisions importantes soient
prises par rapport à l’état de la planète. Moyen terme, parce que certaines décisions nécessitent
des moyens matériels, mais aussi plus de clarté et de précisions, il faudrait pour cela plus de
réflexion. Le long terme enfin, parce que toute action présente doit être mieux pensée, car c’est
la somme de nos actions présentes qui détermine l’avenir.
Toutefois, l’ignorance et la gestion des enjeux rattachés uniquement au long terme,
constituent un risque majeur si on souhaite se prémunir des dangers à venir qui échappent encore
aux connaissances humaines. Il importe donc de mieux éclairer les débats, et de promouvoir la
possibilité d’une acquisition de la sagesse. Une forme de démocratie qui serait adaptée à la
gestion des enjeux présents, jusqu’au long terme, pourrait être salutaire pour la fixation des
objectifs futurs sur la planète. C’est seulement à ce prix que quitus peut être donné aux
technosciences et aux politiques, par rapport au rôle qu’ils ont joué pour rendre efficace leur
implication dans l’action environnementale. Ce quitus ne doit pas leur être donné a priori car il
dépend forcément des projets envisageables pour sauvegarder la nature. C’est à partir de ces
projets qu’on saura si la protection de la nature est un droit ou plutôt un devoir pour l’homme.
345
9-3 L’homme et la protection de la nature : droit ou devoir ?
Le droit énonce que tous les hommes, en vertu de leur seule existence, sont nés égaux et
sont dotés de droits inaliénables parmi lesquels la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Ces
droits fondamentaux sont les principes fondateurs de tout régime démocratique. Mais quelles
mesures efficaces prévoit la démocratie en matière de droits des autres vivants ? Rien de bien
signifiant. Il faut toutefois reconnaître que le système démocratique parle de la protection des
biens et des personnes dans ses textes. Mais s’agit-il des biens étendus à toutes les espèces
vivantes ? Apparemment non, car il s’agit en réalité des biens liés aux intérêts humains.
Or, le système démocratique doit veiller au droit institutionnel qui reconnaît une égalité
entre êtres vivants. Autrement dit, le système démocratique doit reconnaître l’existence des
droits inaliénables des biens naturels en tant que patrimoine commun. Dépourvues de moyens
rationnels de faire valoir leurs droits, les espèces vivantes, autres que l’espèce humaine, sont de
ce fait sous la seule responsabilité de l’homme. Grâce à l’apport des associations et des
organismes indépendants œuvrant pour la protection de ces espèces, leurs droits les plus
fondamentaux sont peu à peu reconnus. De leurs combats souvent difficiles, les animaux, mais
aussi les arbres, sont tous devenus des sujets de droit, et ont ainsi des chances d’exister en tant
qu’êtres vivants à part entière et non entièrement à part. Heureusement la liberté c’est aussi le
droit du peuple de se rassembler pour porter certaines revendications à l’attention des
gouvernants. Cette action démocratique a vivement contribué à une évolution des conditions
d’existences de ces espèces menacées par l’action humaine.
Il est désormais du devoir des gouvernants de protéger ces créatures naturelles et
inoffensives, car beaucoup d’hommes ont compris que les droits des êtres naturels et ceux des
hommes sont étroitement liés. Vraisemblablement, il y a entre ces espèces vivantes et l’homme
une complémentarité naturelle et donc des besoins communs qui les lient et les poussent à
cohabiter. Loin d’appartenir à la cité humaine, ces espèces vivantes sont les citoyens d’une cité
plus vaste qu’est la nature.
Affirmer que ces espèces vivantes ont cette possibilité de se réaliser par des atouts qui
leur sont propres, n’est pas une aberration. Mais cette réalisation est bel et bien différente de
celle des humains parce que ces derniers se réalisent en ayant conscience d’eux-mêmes, ce qui
ne semble pas être le cas pour les animaux et les plantes. Le fait que l’homme soit doté de
certains atouts essentiels tels que la parole et la raison justifierait le fossé entre espèces vivantes.
Toutefois, dans la satisfaction de leurs besoins essentiels, toutes les autres espèces sont
346
autonomes et marquent leur existence de la même manière que les humains. Dans ce sens, toutes
les espèces vivantes sont égales et méritent un respect mutuel dans les rapports qui sont les leurs
d’une part, et dans leurs rapports à la nature de l’autre.
Placé au-dessus de toutes les autres espèces vivantes par lui-même, l’homme a
conscience de lui-même et d’autrui, il a donc le devoir d’affirmer cette conscience par des gestes
forts et raisonnables. L’un des gestes les plus attendus de la conscience qui est la sienne serait de
faire figurer les droits des autres espèces vivantes, au côté de ceux du sujet humain. L’obligation
de protéger et d’élargir les droits pour soi-même et pour autrui, est un impératif de raison qui
renvoie au devoir et à la responsabilité de chacun en tant que conscience. Non dépourvues
d’intérêts, ces espèces vivantes ont le droit d’exister.
Il est donc du rôle des gouvernants de prévoir, à travers des textes de lois, pour les
citoyens de toute sorte, les moyens nécessaires d’exister librement. La politique trouvera ainsi un
intérêt évident au sein des populations, et la démocratie aura une fois de plus pris le dessus sur le
caractère bestial de l’esprit humain. De la réconciliation entre toutes les espèces vivantes,
naîtraient les droits des autres espèces. Les plantes et les animaux deviendraient ainsi des
véritables sujets de droit, soumis aux mêmes juridictions institutionnelles que les hommes. Cette
vision nouvelle venue du bon sens commun doit prévaloir, car nous pensons qu’il est possible de
fonder rationnellement l’exigence morale du devoir par la simple reconnaissance des droits
d’existence d’un tiers.
En admettant comme Kant que la morale correspond à un ensemble de devoirs 224
auxquels l’homme est tenu de répondre, l’exercice de la raison pratique apparaît indispensable à
tout être humain, afin de décider en fonction de principes clairs. Cela s’explique par le fait que la
raison peut incliner la volonté de se porter vers tel ou tel objet qui soit conforme à ce qu’elle
pose comme fin. Kant exhorte donc tout être à fuir ses motivations égoïstes, variables d’un
individu à un autre. Il appelle cela les mobiles sensibles ou motivations intéressées 225 qui
consistent à nourrir certains penchants humains.
De ce point de vue, l’être humain gagnerait à s’attacher au devoir parce qu’il conduit
inévitablement à des principes objectifs valides et universels. Cela situerait l’action ou l’acte
moral sur un plan plus élevé, celui de la recherche d’un bien universel. Toute action humaine est
en principe portée à suivre une trajectoire déterminante par rapport à la morale et à l’universel, et
c’est ainsi que l’agir humain prend sens puisqu’il est conditionné par le devoir. Cette logique des
224
Parlant du devoir, Kant estime que la volonté est un atout important à leur satisfaction, Mais il précise que celleci doit justement se déterminer par devoir et non par intérêt.
225
Chez Kant, les motivations intéressées consistent à nourrir certains penchants humains.
347
choses nous renvoie à l’une des maximes 226 kantiennes qui dit : « Agis de telle sorte que la
maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation
universelle ».
Cette maxime kantienne montre le caractère universel de la morale, qui se caractérise par
le devoir et la détermination de l’homme dans ses choix. Elle suggère que tout choix est orienté
par des principes universels, et non sur des intérêts particuliers. Toute conduite humaine doit en
principe être basée sur ce type de principe, afin de donner une meilleure orientation à son action.
Certes, la réalité peut être différente si on cherche à prouver par exemple l’universalité de
certains principes, mais celle-ci peut être contournée par le caractère universel du devoir. Cette
universalité vient du fait que tout citoyen est obligatoirement lié à l’accomplissement des
devoirs, même si ceux-ci peuvent ne pas être identiques pour tous les peuples, mais l’esprit du
devoir à accomplir reste le même.
Par ailleurs, ce n’est pas le caractère universel de la loi morale qui garantit forcément le
succès de l’action à poser. Il faudrait nécessairement ajouter à cela une bonne dose
d’intelligibilité, de la volonté et de bonnes intentions, dans le sens où toute action n’est pas
forcément subordonnée à un calcul rationnel habilement mené, touchant l’intérêt général. La
rectitude de l’être moral se juge d’abord par le respect des principes aptes à mener une action
jugée bonne par la raison. Le Bien est ce que l’on doit viser, pourvu qu’il soit en harmonie avec
l’intention pour lequel le devoir doit être accompli. Toute action conduite droitement et
clairement posée, utile à soi-même ou à autrui, peut en effet être considérée comme un devoir
accompli.
Cependant, l’accomplissement d’un acte moral ne prouve pas forcément qu’on est
effectivement bon moralement. Mais par cet acte, on est porté à croire à la bonne foi de
l’intention, surtout si une telle situation n’est pas exceptionnelle, ponctuelle ou forcée. La bonne
intention doit être le fait d’une volonté librement choisie. Mais pour diverses raisons, des
injonctions peuvent aider à accomplir l’acte moral dans le but de contraindre l’homme à
respecter le droit.
Tout individu qui engage volontairement son action dans une direction qui se veut morale
est probablement à la recherche du Bien universel qui trouve sa pleine légitimité dans l’aptitude
humaine à accepter autrui en tant que différence. Il est du devoir de l’homme d’agir comme tel,
parce qu’il a des dispositions mentales favorables à une meilleure compréhension des choses. De
même, protéger la nature par devoir, c’est suivre la logique de la nature elle-même, c’est aussi
226
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788) 1ère parie, Analytique, § 7, Paris, Folio, 1985, p. 53.
348
faire preuve de rectitude morale, et donc de raison. Lorsqu’un homme n’est pas sûr de la qualité
ou du bien-fondé d’une action, il doit faire preuve de prudence qui est un acte de sagesse, la
sagesse étant un attribut indispensable pour l’accomplissement du devoir moral.
Tout individu doté de sagesse fait preuve d’une certaine grandeur d’esprit en exerçant
librement sa liberté morale, qui trouve tout son sens dans l’accomplissement du choix
d’imprimer sa volonté sur des actions droites et conformes à la nature. Tout être libre a droit à
des choix, mais ces choix sont mieux éclairés lorsqu’ils sont guidés par la raison, car la raison
exerce sa liberté en orientant ses choix vers des principes universels. Elle met l’homme en
rapport avec son intellect, qui lui exige à suivre la voie de la rectitude parce que les grands
esprits ne font le bien que par devoir. Il n’est pas stupide de penser que le salut de la loi morale
est dans la réalisation de l’intérêt général.
Si l’homme finit par comprendre que tout bonheur se réalise dans la satisfaction du
devoir, il sera heureux de contribuer au bonheur d’autrui. Il est difficile d’assumer une recherche
du bien-être dans l’accomplissement d’une action égoïste et insensée. Le bien-être est
inévitablement dans l’action droite, et chaque acte raisonnable posé est une satisfaction morale
pour celui qui en est l’auteur. Sans satisfaction due à l’accomplissement d’un acte personnel ou
porté sur autrui, l’action morale ne se résume alors qu’à des intérêts personnels.
Cette analyse peut être qualifiée de non rationnelle car, dans ce cas, la morale est
comprise comme satisfaction d’un bonheur personnel, et non comme recherche de l’intérêt
commun. Dans cette logique, la raison ne se détourne nullement de l’appel à la conscience, mais
aide l’homme à accomplir le bien par son libre arbitre. Elle concède à l’homme une possibilité de
discernement du bien et du mal, en le mettant en discussion avec l’universel à travers sa
conscience, laquelle lui recommande de divorcer avec toute forme d’intérêts personnels.
Grâce à sa conscience, l’homme est censé savoir où se trouve son devoir, car la
conscience ne trompe jamais parce qu’elle est fille de raison, c’est-à-dire qu’elle s’exerce en
l’homme comme guide. Toutefois, si la voie de la ruse et de la passion l’emporte, l’homme a
toujours la possibilité d’être guidé par son instinct. Cet instinct peut spontanément transformer
son agir en instinct animal, qui se manifestera en lui comme simple intuition. Or agir selon son
intuition, ce n’est pas forcément occulter ses qualités humaines, bien au contraire, l’intuition peut
éveiller les prédispositions à choisir le bien au détriment du mal. Elle a donc la possibilité
d’appeler à la conscience du bien. En cas d’erreur d’appréciation, il peut ne pas y avoir mauvaise
conscience, du fait que l’homme agit ainsi non par le biais de la raison, mais par simple intuition.
Certes, il n’est pas rare que certaines personnes se donnent bonne conscience, elles
s’imaginent des raisons, en tentant de se disculper et de se rassurer malgré la faute commise. Ce
349
type d’individu rentre dans la catégorie des hommes qui finissent par ne jamais se reprocher
quoique ce soit, quelle que soit leur implication dans la faute. Il peut arriver que la mauvaise
conscience puisse avoir des regrets et des remords. Mais avant toute chose, le sens moral de
l’homme doit toujours prendre le dessus sur ses sentiments égocentriques, et ce dernier doit à
chaque fois se situer par rapport aux jugements et aux valeurs de sagesse qu’il recherche.
Nous exhortons donc l’être humain à s’aligner sur des principes de vie en rapport au
devoir, parce que toute attitude humaine doit être fondée sur des principes liés à la raison. Ce
sont ces principes qui font de lui un être capable de devenir plus humain et plus humble, face aux
problèmes les plus complexes qu’il rencontre. Ses exigences morales, guidées par la raison, sont
censées le débarrasser des mauvaises intentions dues à ses faiblesses naturelles.
Pour cela, l’homme doit faire preuve d’intelligence dans ses choix, afin de rejeter tout
sentiment morbide qui pourrait influencer sa conduite. L’être moral et rationnel doit s’efforcer
d’être le moins mauvais possible dans les choix susceptibles d’orienter sa vie et, grâce à la
raison, ne doit s’intéresser qu’à ce qui se présente comme certitude. Il doit se méfier de ce qui est
apparent ou moins sûr, susceptible d’affecter son jugement et de désorienter ses choix. Pour ce
faire, il doit s’attacher aux mécanismes de l’acte rationnel et aux mobiles qui nécessitent sa
sollicitude, car l’être moral et rationnel est inévitablement mû par cette aspiration supérieure
qu’est la raison.
La modernité et la postmodernité ne semblent pas forcément marquées par cet élan
d’intérêt général. Ces deux périodes de notre existence sont plutôt intéressées par de nouvelles
valeurs, celles du progrès scientifique, du gain et du refus d’une prise en compte de l’importance
des valeurs morales. La compréhension des valeurs morales sous la forme de devoir semble à
leurs yeux recevables juridiquement, mais en pratique, non appliquée. Par conséquent, toute
vision du monde fondée sur des exigences morales rigoureuses semble irrationnelle dans un
univers où la conscience vitale qui nous guide vers la satisfaction de nos besoins nous oriente
vers la recherche de notre seul intérêt. Et pourtant, l’idée des valeurs subsiste quand même au
sein de ces deux périodes, mais celles-ci sont orientées vers des objectifs totalement irrecevables,
à savoir la valeur individuelle et la rentabilité.
Dans tous les cas, la conscience morale est toujours présente en l’homme, il suffit
seulement de la libérer de l’égocentrisme pour lui ouvrir le chemin de l’altruisme qui renvoie au
devoir moral. La pureté de l’intention morale n’est pas la connaissance de la complexité du réel
et de la complexité de la portée d’une action, mais elle est la source de l’action désintéressée qui
essaie de poser le bien comme valeur cardinale. Cette crise morale accrue, instaurée dans les
sociétés contemporaines, est une plaie qui aurait du mal à se cicatriser. Néanmoins, la pratique et
350
la connaissance de la philosophie, de l’Ecologie ou des sciences environnementales, en tant que
progrès de la pensée, doivent être suggérées aux uns et aux autres, pour parfaire notre
compréhension du réel et favoriser le progrès de la pensée humaine.
351
9-4 Philosophie, environnement et progrès de la pensée
La philosophie semble indispensable à une meilleure compréhension de la nature. Nul ne
doute qu’avec l’envahissement inquiétant des technosciences, il importe de réorienter la
réflexion humaine sur des bases plus saines, plus morales et plus rationnelles. Disposant des
moyens d’analyse nécessaires, la philosophie doit être associée à toute initiative de progrès. La
dimension importante de cette question ne saurait exclure une discipline telle que la philosophie,
parce qu’on a besoin de sa capacité à réfléchir avec plus d’objectivité, sur des problèmes d’une
ampleur aussi grande, que ceux que rencontrent nos sociétés actuelles. Loin de prétendre détenir
le monopole de la réflexion morale, la philosophie semble néanmoins être la discipline la plus
apte à restaurer la réflexion morale comme moyen sûr et efficace, d’offrir des bases nouvelles à
l’une des plus grandes préoccupations de notre ère : la protection de la nature et de
l’environnement.
En effet, la réflexion morale doit impérativement se fixer un nouvel objectif, celui de
rétablir durablement les rapports qui, jadis, liaient l’homme à la nature. Le constat est clair : les
rapports de l’homme à la nature se sont modifiés par l’omniprésence du progrès
technoscientifique. De plus en plus, les sciences écologiques et environnementales s’impliquent
dans la protection de la nature. La philosophie semble exclue de cette lutte écologique à cause de
son caractère abstrait. C’est une erreur d’écarter la philosophie de la réflexion sur la protection
de la nature et de l’environnement.
Impliquer la philosophie en tant que discipline basée essentiellement sur l’étude des
concepts est indispensable, car comprend les problèmes par une analyse profonde et objective
des faits. Aussi, la philosophie comme discipline, ne participe pas directement à la destruction de
la nature. Bien au contraire, la philosophie contribue à favoriser le progrès humain, en
privilégiant d’abord celui de la pensée, préalable à un quelconque progrès technoscientifique.
Parce que fondé essentiellement sur le matériel, la rentabilité et le gain, le progrès
technoscientifique souffrirait ainsi d’un manque de rationalité et d’un déficit de valeurs morales.
Avec les sciences dites exactes telles que les mathématiques, la physique, la chimie, la
géologie et la biologie, qui disposent toutes de méthodes et de contenus bien élaborés, on
comprend que la philosophie a un statut moins enviable. Il serait ainsi facile de penser à tort que
la philosophie est inutile, et qu’elle n’a plus sa place dans ce nouveau monde qui a des exigences
expérimentales et techniques. Pour l’équilibre de leurs sociétés, les hommes recherchent
désormais un progrès technoscientifique mesuré et pourvu de bon sens. Exemptée de tout
352
soupçon de dangerosité, la philosophie a donc des raisons d’être sollicitée dans la réflexion sur
les problèmes de la nature. Même s’il est vrai que le savoir philosophique est essentiellement
livresque et abstrait, il a néanmoins sa place dans la construction d’un monde malade de progrès
technoscientifique dépourvu d’humanité.
L’argument selon lequel, les sciences dites exactes disposent de techniques plus
élaborées et font preuve d’un savoir spécialisé et pragmatique approprié au progrès, est juste
mais malheureusement limité. Cette limite s’explique par leur volonté d’œuvrer pour une
conception qui privilégie essentiellement l’aspect technique, affaiblissant par conséquent le
domaine de la pensée. La philosophie en tant que réflexion sur toutes les formes de l’expérience
humaine, renseigne justement sur l’expérience. Elle est apte à apporter à toutes les sciences, ce
qui fonde la grandeur même d’un progrès, c’est-à-dire qu’elle peut offrir aux sciences la
substance idéelle, essentielle au progrès de la pensée. Offrir aux sciences le progrès de la pensée
aurait un impact significatif dans l’orientation à donner à l’action expérimentale des
technosciences.
La philosophie a cette capacité de pouvoir pénétrer la réalité par le moyen des sens, afin
de comprendre et décrire avec précision l’action à mener. Elle doit donc être acceptée comme
moyen sûr d’une véritable investigation de la réalité, car elle est susceptible de mener une
enquête sur les choses, et d’avoir accès à leur structure fondamentale. Elle pénètre par des voies
rationnelles le monde qui nous entoure, offrant ainsi une compréhension plus complète de ce
qu’il est. Cette mission est exclusivement la sienne, parce qu’elle échapperait aux investigations
des sciences dites exactes.
Contrairement aux sciences dites exactes, la philosophie n’est évidemment pas une
science disposant des mêmes techniques et des mêmes savoirs spécialisés, mais elle offre
néanmoins la possibilité d’apprendre des techniques, et un savoir très spécifique. Et comme
toutes les autres disciplines, elle possède un objet : pénétrer le réel par des moyens rationnels.
Elle est également conduite par une méthode : apprendre à penser par soi-même par la réflexion
et l’habileté intellectuelle. Cela illustre bien l’affirmation d’Emmanuel Kant 227 qui dit dans
Leçons de métaphysiques 228 , qu’ « on peut donc apprendre la philosophie sans savoir
philosopher » puisque le savoir philosophique n’est ni imitatif ni mécanique mais s’exerce par le
libre usage de la raison.
227
Par ces mots, le philosophe de Königsberg recommande clairement à tout homme de penser par soi-même, et
que la philosophie ne devrait pas s’apprendre de la même manière que les autres sciences, elle exige un engagement
personnel.
228
Cf. Leçons de métaphysique, De la philosophie en général, Ed. Pölitz, 1821
353
La philosophie se caractérise par un questionnement, il ne s’agit pas d’un questionnement
puéril, mais de celui qui commence par une contemplation admirative du réel pour s’appesantir
sur son questionnement et son sens. Elle préconise pour cela de s’ouvrir à un exercice purement
analytique commandé par l’esprit. Cet exercice analytique exige des questions bien posées, car
seules des questions bien posées contiennent en elle-même les germes de leurs réponses.
Par cette attitude, la philosophie avait déjà pris de l’avance par rapport aux autres
disciplines qui valorisaient plutôt l’action expérimentale, quelle que soit la direction donnée à
celle-ci. Dans cette démarche totalement différente de celles empruntées par les autres sciences,
la philosophie fait alors preuve de prudence et de sagesse face à l’inconnu. C’est pourquoi, elle a
toujours privilégié le progrès de la pensée. Elle offre un mouvement d’investigation qui autorise
une pénétration du réel en faisant appel à la rationalité humaine. Dans cette logique, elle
s’interroge clairement et distinctement sur les choses, afin que se dévoile le sens de l’action à
conduire. Mais avant de s’y autoriser définitivement, l’esprit doit préalablement procéder à une
prospection maximale des questions les plus cruciales en rapports avec la conduite de l’action.
Il y a dans cet exercice de faibles chances de ne pas parvenir à une action juste, car la
liaison des idées immanentes à l’essence des choses est rigoureusement prospectée. Cette
opération minutieuse née des exigences de la raison rend compte d’une bonne possibilité de
connaissances du projet soumis à son attention. Cela est utile pour déterminer justement l’utilité
ou l’inutilité des actions à mener dans un processus qui engage le devenir des hommes et celui
des autres espèces vivantes qui composent la nature. En sollicitant le concours de la philosophie,
les sciences dites exactes réduiraient ainsi les risques d’hypothéquer les chances humaines de
vivre en parfaite harmonie avec la nature.
Les exigences de l’objet et de la méthode philosophique devraient sans hésitation
s’appliquer aux solutions progressistes proposées par les sciences. Cette démarche permettrait
des investigations expérimentales sur la nature, fondées sur des qualités morales et rationnelles,
aptes à amoindrir les risques encourus par la nature. Du fait qu’elle se présente à nous comme
une réalité sous des formes variées et apparentes, la nature est vivante, et de ce fait, il est
essentiel d’interroger la philosophie afin qu’elle participe à l’élaboration de ce projet digne
d’intérêts. Mieux que toute autre discipline, la philosophie sait, par des moyens analytiques, qu’il
y aurait inévitablement un côté apparent de la nature qui est livré à la perception, et l’autre non
apparent qui serait la trame où se nouent les fils qui composent les formes du mystère.
Comprendre la nature pour la connaître, c’est atteindre la trame des idées qui composent les
phénomènes apparents de la réalité, qui révèlent son sens réel. Les autres sciences auraient
354
probablement des idées particulières obtenues du savoir expérimental, mais cela nécessite à
chaque fois des manipulations hasardeuses.
La philosophie reste ouverte à l’accomplissement des nouvelles tâches soumises à ses
compétences. Elle est apte à enrichir son objet, et d’en fixer un autre plus adapté aux exigences
du moment. Elle est donc prête à aider le monde en proposant son savoir-faire, déjà satisfaisant
tout au long de l’histoire de l’humanité. Sa méthode non agressive sur la nature est une valeur
ajoutée au progrès, parce qu’elle apporte aux hommes et à la nature, des valeurs nouvelles
favorables à leur épanouissement.
Ramenant la réflexion sur le réel aux fondements même des choses, la philosophie
œuvrerait ainsi à l’établissement d’un contact ontologique entre l’homme et la nature, et
permettrait par conséquent à l’homme de mieux la comprendre, sans pour autant la soumettre à
une attitude agressive de sa part. Pour une bonne compréhension de la nature à travers ontologie,
elle propose d’abord à l’homme de prendre conscience de son importance et du rôle qui est le
sien, dans le maintien et l’équilibre des chaînes constitutives de toute forme de vie. Mais pour
parvenir à une telle compréhension des choses, il est nécessaire de revenir aux choses mêmes.
Notre esprit doit alors flirter avec des pensées utiles, conformes aux formes cohérentes de notre
imagination rationnelle. Mais d’abord, l’homme doit faire preuve de volonté et de sentiments
pour la nature, car, pour mieux la connaître, la philosophie propose de commencer par une
attitude d’éveil de l’être pour ce qui l’environne.
Une attention particulière à ce qui est propre à tout vivant fait partie des devoirs de
l’homme, parce qu’il en a les capacités. Par sa conscience, l’être humain est le plus apte à être
attentif à ce qui l’entoure, c’est-à-dire à son environnement, fut-il immédiat ou lointain. Nulle
espèce vivante ne peut comprendre et réaliser cette évidence mieux que lui. De plus, par
l’apprentissage de la philosophie et les possibilités morales et rationnelles qu’elle propose,
l’homme pourrait davantage s’affranchir des tâches les plus complexes qui soient. Il s’affirmerait
alors, non comme simple spectateur, mais plutôt comme seul témoin lucide et rationnel de la
réalité. N’est-ce pas dans ce sens qu’Husserl 229 parle dans La crise des sciences européennes et
229
En philosophie, la phénoménologie est la science des phénomènes, c’est-à-dire la science des vécus par
opposition des objets du monde extérieur. Pour Hegel par exemple, l’approche philosophique commence par
l’exploration des phénomènes, c’est-à-dire des phénomènes qui se présentent consciemment à nous, saisissant ainsi
l’esprit absolu : Logique, ontologique, métaphysique, qui est derrière les phénomènes. On l’appelle aussi
phénoménologie dialectique. Quant à la phénoménologie d’Husserl, elle prend pour point de départ l’expérience en
tant qu’intuition sensible des phénomènes, afin d’essayer d’en extraire les dispositions essentielles des expériences,
ainsi que l’essence de ce dont on a fait l’expérience. Mais dans le contexte de notre analyse, on est amené à penser
qu’Husserl évoque par les expressions qui nous servent d’illustrations, la capacité humaine d’agir, non en tant que
spectateur passif, mais comme conscience, en tant qu’il doit toujours être un observateur lucide, parce que pourvu de
raison.
355
la phénoménologie transcendantale 230 , de spectateur phénoménologique. Pour lui, l’homme doit
être un témoin impartial et un "observateur lucide". Husserl estime qu’il est indispensable de
savoir observer pour être capable de discriminer le réel de l’irréel, et apte à distinguer le vrai du
faux.
N’étant pas la solution absolue aux réponses attendues, le recours à la philosophie a
malgré tout son importance parce qu’elle apporte un réel progrès de la pensée, complétant ainsi
les quelques manquements identifiés dans le progrès technoscientifique non contrôlé. Une
imbrication forte entre philosophie et environnement ouvre des horizons meilleurs pour l’accès à
un savoir progressiste juste et équilibré, qui privilégie des valeurs utiles à la sauvegarde des vies.
Par le biais de la philosophie, une investigation analytique en tant qu’instrument de
distinction entre ce qui pourrait être et ce qui ne le devrait pas, vient conditionner le travail
expérimental. Cette analyse diffère évidemment de celles des autres sciences, et exige une
description minutieuse des choses dans leur essence, c’est-à-dire dans leurs articulations
fondamentales, tel que l’aurait voulu Husserl. En s’appuyant sur des concepts clairement et
distinctement définis a priori, la philosophie est apte à devenir une science qui doit être au
service de toutes les autres. Non qu’il n’y ait pas d’analyse préalable au sein des autres sciences,
mais les analyses menées par la plupart d’entre elles, peuvent ne pas apporter les mêmes
résultats.
Rendre la réalité des choses telles qu’elles s’offrent est du ressort de la philosophie, et
l’appliquer expérimentalement au vécu relève des compétences des sciences dites exactes, d’où
leur complémentarité. La philosophie a une approche objective du réel, elle est soumise à un
examen rationnel, donc conforme au bon sens. Elle est soumise à l’exigence d’une analyse
conduite a priori, c’est-à-dire qu’elle se fait à partir des connaissances premières qu’on a de la
forme apparente de la nature. L’analyse qui en résulte s’appuie sur des concepts et des arguments
solides et bien conduits par la raison elle-même, même si elle repose sur la pure abstraction. En
plus de l’analyse qui a un caractère purement abstrait, les réponses qu’elle propose sont
également basées sur la pure réflexion.
Une telle analyse pourrait être qualifiée d’approche nouménale. Il importe de montrer les
distinctions essentielles à établir. Pour une compréhension meilleure et novatrice de la nature par
le seul moyen de la raison, une analyse phénoménale et nouménale est nécessaire. C’est une
exigence qui nécessite bien sûr une bonne maîtrise du sujet sur lequel est portée la réflexion, et
une connaissance préalable de ses contours. L’aboutissement d’une telle analyse passe
230
Paris, Gallimard, 2004
356
évidemment par la mise à l’écart de tout ce qui peut paraître superflu, afin de dégager clairement
ce qui se présente comme fondamental. En même temps, il est utile de faire en sorte que
l’objectif visé ne soit pas perverti. Cet objectif peut être d’arriver à une explication objective du
réel, sans toutefois verser dans une analyse erronée, fausse ou négative des faits.
Une autre étape d’une telle prospection par les sens peut parfaitement conduire à une
analyse a posteriori, celle qui part directement des choses dans leur structure fondamentale,
jusqu’à leur dévoilement, c’est-à-dire telle qu’elles se présentent à nous ou telle qu’elles
s’offrent à nous dans le vécu. C’est un exercice de pure description de l’expérience sensible.
Cette voie de pure description de l’expérience est appelée en réalité phénoménologique. Elle est
particulièrement indiquée lorsque l’analyse porte en soi une forte connotation subjective, comme
c’est le cas pour la nature. L’angoisse, la haine, l’amour, la beauté ou l’honnêteté par exemple,
peuvent également être approchés phénoménologiquement. C’est pourquoi il faut aborder toute
question dans l’expérience de la conscience qui nous la livre. Mais comment aborder une bonne
analyse philosophique orientée vers des questions environnementales, qui permettrait de
respecter la nature ?
Convaincu qu’une analyse philosophique orientée vers les questions environnementales
serait un plus pour la pensée, dans le sens où cette interaction permettrait de réaliser un progrès
plus sensé, la suggestion d’une approche phénoménologique reste impérative. Par cette approche
phénoménologique proposée par l’analyse philosophique, il y a possibilité d’une meilleure
compréhension du réel. Les questions touchant l’environnement peuvent ainsi être abordées dans
l’expérience de la conscience qui nous la livre. Une connaissance du monde, fondée sur une
analyse phénoménologique du réel, offre par conséquent une pensée réfléchie et justifiée,
chargée de valeurs morales et réhabilitée par la raison. Cette analyse n’est peut-être pas
révolutionnaire, mais associer la pensée philosophique aux questions d’environnement est
vraisemblablement un progrès idéel dans l’optique d’une meilleure compréhension du réel.
L’intérêt de recourir à la philosophie doit être motivé par le fait qu’elle propose une
analyse plus juste et plus rigoureuse sur les questions fondamentales. Reconnu en général
comme observateur attentif de ce qui est, le philosophe sait questionner pour comprendre, et
grâce à sa qualité d’analyse, il parvient à dégager l’intelligibilité des choses. Il a aussi la capacité
d’apporter des réponses à certaines questions fondamentales pour lesquelles toute solution
salvatrice doit nécessairement jaillir de la raison. Toute discipline affiliée au savoir humain doit
y être associée afin de s’imprégner de son esprit de pénétration et de compréhension du réel et
d’aborder sans heurt les problèmes les plus complexes qui soient. En essayant de comprendre les
choses au moyen de la philosophie, l’être humain lève ainsi le voile sur certains tabous.
357
Cet exercice purement spirituel est souhaité par l’homme rationnel et responsable. Il lui
est indispensable parce qu’il lui permet de se débarrasser des préjugés et de certaines confusions.
C’est l’un des moyens les plus efficaces pour chasser l’obscurantisme qui nous pousse à
l’ignorance, source de la dégradation de notre environnement. Les solutions proposées pour
protéger l’environnement sont multiples, mais celles apportées par les sciences dites exactes
portent en elles des lacunes. Les mesures prises par les politiques s’avèrent également lanières,
d’où le constat des insuffisances du politique face au progrès.
358
9-5 Les insuffisances du politique face au progrès
La tension entre progrès technoscientifique et raison environnementaliste repose
essentiellement sur les objectifs fixés par la nouvelle donne scientifique et les valeurs morales
qu’impose l’écologie. On se trouve donc coincé entre un processus de croissance irrésistible,
facteur de production et de richesse, et la nécessité de contrôler l’action humaine par la raison,
sans entraver la bonne marche du progrès. Faut-il alors choisir entre contraintes objectives et
restauration des valeurs morales ? Quel est finalement le rôle des politiques dans ce débat ?
La question du choix entre logos et gain ne se pose plus dans un monde moderne et
contemporain où l’artefact technique s’est fortement imposé. On voudrait bien être optimiste
mais la réalité est autre, car le processus de développement généré par le progrès
technoscientifique semble inexorable puisqu’il est déjà programmé par les conditions
structurelles et intellectuelles de l’homme. Dans ce débat, seuls les pouvoirs publics peuvent
avoir un rôle déterminant en prenant leurs responsabilités et en redressant le cadre général de
leur action politique. Quelles sont les mesures urgentes à prendre ? Comment doivent-ils
procéder dans l’urgence ? Il y a plusieurs réponses liées à leur pouvoir de décision, mais les
décisions importantes et urgentes peuvent se résumer ainsi :
- D’abord, on doit revaloriser l’enseignement des sciences écologiques et promouvoir
l’étude de la philosophie de la nature et de l’environnement dans les lycées, les grandes écoles et
les universités, et procéder ainsi à la formation des jeunes, des cadres et de toutes les catégories
socioprofessionnelles.
- Ensuite, les hommes et les femmes politiques doivent nécessairement avoir des
connaissances importantes sur les questions d’environnement, afin de suggérer au peuple le bienfondé de cette discipline. Ayant une parfaite connaissance des sciences environnementales, ils
auraient le devoir de promouvoir une politique environnementale juste et cohérente afin d’agir
efficacement contre toute pratique susceptible de menacer cet espace naturel déjà fragilisé par
l’action humaine. En dépit de l’incertitude et de l’insuffisance des données scientifiques en
matière d’environnement, les politiques doivent mettre en place des mesures nécessaires à la
protection de la nature, en attendant que des informations supplémentaires puissent être
apportées aux connaissances actuelles.
Les responsables politiques doivent en outre réformer le système éducatif, négocier avec
les confessions religieuses dans l’optique de faire accepter l’étude des sciences écologiques
partout, même au sein des établissements privés et conventionnés. Aussi toutes les disciplines,
359
fussent-elles scientifiques, technologiques, religieuses ou littéraires doivent se plier à cette
exigence. Enfin, les sciences écologiques doivent faire partie des sciences morales. Elles
pourraient donc être enseignées au sein de la philosophie ou séparément. C’est ainsi que toutes
les questions sur la protection de la nature peuvent être traitées sans trop d’a priori, et les valeurs
morales seraient ainsi imprégnées dans les esprits des uns et des autres dès la prime jeunesse.
- Enfin, il faut impliquer fortement les citoyens à travers des organisations, des cellules,
des séminaires et des associations, à la recherche des solutions utiles à la protection de la nature.
Cette implication de toutes les couches socioculturelles dans un domaine jadis réservé aux
technosciences et désormais aux sciences écologiques et environnementales, devrait réduire les
clivages trop persistants entre disciplines sur ces questions importantes. La question de la nature
ne saurait être une chasse gardée d’un quelconque domaine de compétence, elle doit impliquer
toutes les consciences
Toutes les disciplines, toutes les énergies sont donc nécessaires, si on veut que des
solutions rapides et efficaces soient trouvées dans des délais raisonnables. De ce fait,
l’intervention d’une réflexion philosophique apte à juger de l’opportunité objective sur les
questions de la nature se justifie. La contribution de la philosophie se ferait plus pressente dans la
recherche des solutions morales et rationnelles sur ces questions, par le fait que sa vision plus
profonde du monde et sa bonne maîtrise des concepts sont des outils dont a besoin tout
scientifique désireux d’accomplir une action utile à la sauvegarde de la nature. Dans cette
mission, la philosophie serait aussi apte à juger et à discuter de la réalité des faits, et à démontrer
la nécessité d’une prise de conscience dans la somme des actions de l’homme sur la nature. Les
sciences dites exactes, parfois pleines d’incertitudes, pourraient solliciter cette richesse
philosophique, qui a sans cesse contribué à la progression du savoir universel sans heurter les
valeurs humaines les plus inaliénables telles que les droits à la liberté et à la vie.
Du fait qu’elle véhicule ces valeurs essentielles, la philosophie pourrait être à la hauteur
de sa nouvelle mission. Par sa collaboration avec les sciences environnementales et les sciences
dites exactes, elle pourrait à nouveau faire partager son savoir millénaire à l’humanité. Cette
nouvelle fonction n’est pas contraire aux objectifs qui sont les siens, qui consistent à pénétrer le
réel par des connaissances rationnelles. Son implication dans la vie communautaire consisterait à
exhorter tout homme à renoncer à ses désirs les moins utiles, ce qui pourrait sans doute
contribuer à modifier certaines conduites humaines contraires au bon sens moral et écologique.
La relation qui naîtrait de la volonté humaine de construire un monde nouveau serait un véritable
triomphe de la raison humaine. C’est à notre sens un impératif qui offrirait à l’humanité une
compréhension différente du progrès technoscientifique.
360
Un projet doit absolument naître entre la philosophie et les sciences écologiques, fondé
sur des valeurs morales en phase avec la raison, et apte à réfléchir plus efficacement sur les maux
touchant les espèces vivantes et le monde. En d’autres termes, une conjonction des faits et des
valeurs est nécessaire entre besoins humains et valeurs morales. S’appuyant sur le discours
véhiculé par les sciences écologiques, et bénéficiant des connaissances concrètes et mesurées
apportées par les technosciences, la philosophie a de fortes chances de réussir toutes les missions
qui sont sous sa gouverne. Sa connaissance des valeurs utiles à l’homme fait d’elle une discipline
toujours présente et toujours sollicitée, soit pour des conseils ou pour des analyses objectives des
faits. L’objectif recherché par l’humanité est de disposer d’une nature saine, parce que
bénéficiant d’un regard plus rigoureux et plus prudent de l’homme. L’aboutissement de ce projet
repose en réalité sur la seule volonté politique, apte à promouvoir ces idées novatrices,
ambitieuses et porteuses d’espoir.
Une décision politique qui va dans le sens d’une validation de ce projet, conduirait à une
redéfinition des rapports de force entre sciences technoscientifiques et sciences humaines et
sociales. En même temps, le progrès technoscientifique aurait une direction totalement nouvelle.
Les rapports de force entre disciplines ne seraient peut-être pas inversés, mais ils auraient au
moins le mérite d’être revus et revisités. Etant au centre de tous ces maux, l’être humain demeure
l’espèce vivante la plus concernée par ces problèmes importants parce qu’il est et sera toujours
au cœur des problèmes qui touchent toutes les espèces vivantes. Du changement d’habitudes de
l’homme, jaillira le salut humain et partant, celui des autres espèces vivantes. Une fois encore, la
responsabilité humaine reste totalement engagée, car de la qualité de l’action qu’il conduit, se
construira l’espoir d’un monde plus humanisé par l’incorporation de valeurs morales à travers la
loi.
Par ailleurs, en tant que consommateur des produits technoscientifiques, l’être humain ne
peut vraisemblablement plus se libérer de son attachement au progrès technoscientifique, mais il
a la possibilité de se défaire de certaines contraintes qui pèsent sur lui, en faisant preuve de
lucidité et de prise de conscience. C’est pourquoi nous préconisons l’apprentissage de la
philosophie pour mieux maîtriser ces questions importantes. Les pouvoirs politiques et les
médias doivent s’engager davantage dans ce combat. Ces derniers auront pour rôle d’informer
par des moyens accessibles à toutes les couches sociales. Des explications apportées par des
spécialistes, ou des travaux de chercheurs et des enseignements en faveur de cette cause
inciteront à s’informer. Informé, l’homme sera amené à modifier ses rapports aux biens de
consommation massive. Ses rapports avec les technosciences prendront une tournure différente,
et l’homme pourra se libérer de certaines contraintes productives, non indispensables à ses
361
besoins. Une nouvelle relation d’homme à homme apparaîtra, dans laquelle la dimension
dominatrice des technosciences sera remplacée par des normes nées des lois et des valeurs.
L’adoption d’une telle attitude par les politiques serait salutaire, et la politique gagnerait
en crédit. L’idée même de démocratie retrouverait ainsi un sens plus important, en intégrant des
valeurs morales dans la politique, mais surtout en tenant compte des revendications du peuple.
L’absence ou la rareté des valeurs au sein des institutions démocratiques est souvent due à la
volonté politique de faire émerger le progrès technoscientifique et la rentabilité, comme
nécessaires à la survie de l’espèce humaine. Les exigences de la société de consommation dans
laquelle vit l’homme chassent ainsi sa dimension morale, et l’Etat ne fait pas mieux que
d’encourager cet état de faits en poussant l’homme dans cette logique. Dans une société
démocratique exigeante, les contraintes objectives doivent en principe chasser toute forme de
décision subjective et partisane. Le but des pouvoirs politiques devrait alors être celui de
parvenir à l’efficacité maximale des moyens techniques dont il dispose, non pour détourner
l’homme des valeurs essentielles à sa vie, mais pour le conduire à les connaître, à les respecter et
à les appliquer rationnellement.
Vu leur taille et leur complexité, les sociétés modernes offrent peu d’occasions aux
citoyens de pratiquer plus efficacement la démocratie directe, afin qu’ils se prononcent
véritablement sur des questions qui affectent leur existence telles que celles en rapport à
l’environnement. Au-delà de sa responsabilité de veiller à la sécurité des biens et des personnes,
la démocratie a valeur universelle parce qu’elle porte mieux l’espoir d’un monde meilleur.
Envahie par des charges exigeantes soumises à une obligation de résultats, elle se heurte parfois
aux problèmes les plus complexes occasionnés par celui qui conditionne son bon
fonctionnement, c’est-à-dire l’homme. Il y a entre la démocratie et le peuple, des responsabilités
partagées, car chacun à son niveau doit s’employer à accomplir le devoir qui est le sien, dont
celui de veiller à la protection de son cadre de vie.
Ces préalables exigent une association d’efforts et un vaste élargissement des
responsabilités de chacun. Il est du devoir de tous de faire aboutir la démocratie et les valeurs
qu’elle incarne, car elle a des objectifs à atteindre. Parmi ces objectifs, il y a celui de faire
émerger un progrès technoscientifique aux risques mesurés, puisqu’il est impossible de s’en
défaire. De même, il importe d’intégrer la protection de la nature dans les mœurs humaines, car
l’homme semble parfois faire de la nature une instance de second plan, et lui réserve un
traitement taillé à sa mesure. Or, l’homme est une partie d’un ensemble d’espèces vivantes au
même titre que les autres espèces qui forment l’extraordinaire biodiversité de la terre. En somme,
tout est enraciné dans la tradition unitaire de l’histoire naturelle qui lie toutes les espèces
362
vivantes. De la même manière, il est impossible de soustraire l’espèce humaine des autres
espèces vivantes. Au vu de tout ceci, quelle est finalement la place de la démocratie dans une
nature parfois menacée par elle-même à travers ses lois ? Par leur discours moralisateur, les
sciences écologiques sont-elles une menace pour les sciences technoscientifiques et les
politiques ?
Nous l’avons souligné, les sciences écologiques et toutes les autres disciplines ont
ensemble des solutions à apporter aux maux dont souffre la nature. Tous les organismes œuvrant
pour la cause de la nature font nécessairement appel aux connaissances et à l’expertise
technoscientifique. C’est ainsi que les sciences écologiques, comme toutes les autres disciplines
travaillant dans ce sens, ne sauraient être un obstacle ni une menace pour les technosciences et
pour les politiques. Bien au contraire, chacun doit pleinement assurer le rôle qui est le sien, afin
de construire une complémentarité réussie. Souvent, les difficultés sont d’ordre décisionnel,
c’est-à-dire liées aux pouvoirs politiques. Parmi les problèmes politiques souvent rencontrés, il y
a ceux qui refusent d’assurer démocratiquement des décisions fiables et réalistes, altérant ainsi la
qualité des résultats recherchés. Ces décisions, souvent problématiques, sont dues au fait que les
politiques préfèrent valoriser la productivité des multinationales, alors qu’elles ont une part
active dans la dégradation de l’environnement.
Les problèmes rencontrés par les démocraties dans la mise en place d’une politique
favorable à la protection de la nature sont en général liés à la difficulté d’associer la morale et le
gain. Autrement dit, les raisons économiques prennent le dessus sur le logos. Généralement, les
rapports entre les politiques et le progrès ne sont pas conflictuels, même s’ils sont parfois
entachés de heurts à cause des pressions extérieures menés justement par des groupes de
pressions organisés. Ceux-ci n’empêchent pas forcément de parvenir à des avancées, parce qu’il
est impératif qu’une solution, fut-elle provisoire, soit trouvée après concertations. Avec les
protestations et les dénonciations toujours fortes des sociétés civiles organisées en groupe de
pression ou en association, les pouvoirs politiques font preuve bon gré mal gré, un peu de bonne
volonté. Mais la plus grande difficulté rencontrée par les politiques est de concilier progrès
technoscientifique et société morale.
A l’évidence, le progrès sous sa forme la plus raisonnable est souhaité par tous comme
moyen d’apporter des solutions réelles aux problèmes des vivants. Or, d’après les scientifiques et
les politiques, un progrès sans conséquences néfastes est impensable. Celui qu’ils proposent sous
des formes diverses devrait par conséquent être accepté, malgré les insuffisances qu’il comporte.
Très souvent, les politiques brandissent l’argument du risque d’une crise financière, occasionnée
par les mesures écologiques trop rudes et non adaptées aux sociétés actuelles. Ils exhortent donc
363
à tous les partisans du développement à s’y accommoder, si on veut améliorer et faire avancer les
conditions de vie, souvent sans alternatives possibles pour les citoyens ! Pourtant, des solutions
existent : associer progrès et sciences morales afin de limiter les effets néfastes engendrés par ce
progrès. Certes, il conviendrait d’admettre que toute œuvre humaine comporte des insuffisances,
mais la possibilité d’améliorer ces insuffisances reste envisageable, pour peu que la conciliation
proposée aboutisse. Nul ne doute que des améliorations puissent naître de cet effort, afin de
trouver des solutions favorables à une réduction considérable des dégâts.
Disons-le tout de suite, la démocratie en tant que système politique, est capitale dans nos
sociétés qui ne demandent que sécurité et protection pour leur plein épanouissement. Cependant,
des valeurs importantes doivent être intégrées en leur sein à travers des lois et par
l’apprentissage. La construction d’une société au sein de laquelle, le profit et le gain intégreraient
la morale est indispensable. Cette société doit être consciente de l’action qu’elle propose, mais
aussi des conséquences qu’elle génère. Etant un élément constitutif et fondamental d’une société
faisant partie de la nature, l’homme se doit de se ressaisir en mettant sa raison en évidence. Il
faudrait de toute façon des limites aux ambitions humaines, ce qui nécessite une autre vision du
monde qui cesserait de transgresser les lois sacrées de la nature.
Pour une implantation forte de la démocratie dans nos sociétés toujours fragilisées par des
problèmes de toute sorte, les politiques devraient avoir pour priorité de rappeler aux citoyens
qu’il y a une sorte d’urgence du pire. Loin de communiquer sur un catastrophisme sans
fondement, ils ont cependant le devoir d’informer les citoyens sur l’état véritable de la nature,
situant clairement les responsabilités de chacun. Au risque de voir la nature triompher trop tôt au
point de faire subir aux espèces vivantes une apocalypse, il convient de se mobiliser très vite, en
cessant d’entretenir l’illusion humaine d’une vie meilleure toujours recherchée.
Les démocraties ne doivent plus seulement être un jeu de règles et de procédures
constitutionnelles qui déterminent la façon dont un gouvernement fonctionne. Elles doivent
désormais prendre plus d’initiatives, allant dans le sens d’une protection forte de la nature
souvent reléguée au second plan par les politiques. Ce système politique cumule des erreurs et
refuse d’être véritablement au service du peuple, à qui il impose des décisions parfois
impopulaires. Dans une vraie démocratie, le gouvernement n’est en fait qu’un élément situé à
l’intérieur d’un tissu social composé d’institutions. Toute démocratie a donc intérêt à faire
preuve de lucidité et de sérieux, dans son application au peuple. De même, le rôle de médiation
entre les personnes et les institutions sociales et gouvernementales, fait partie de ses tâches.
Ainsi, les institutions démocratiques pourraient alors remplir un rôle plus utile aux besoins de
tous, ce qui offrirait aux citoyens l’occasion d’exercer leurs droits et responsabilités.
364
Mais la démocratie indirecte étant limitée à la représentation, connaît très souvent des
limites et des insuffisances lorsqu’il s’agit de pendre des décisions fondamentales touchant toute
l’étendue d’un territoire. Les associations ont pour cela les moyens d’atteindre les populations
les plus reculées. Donc, par leur intermédiaire, les individus ont le moyen de participer de façon
significative à l’action d’un gouvernement et à la vie de la communauté. Le but est d’atteindre
avec précision des cibles importantes, afin de pallier aux problèmes cruciaux qui minent la
société, tels que ceux de l’environnement. La démocratie doit toujours continuer à garantir la
liberté d’expression, c’est ainsi que des bonnes initiatives peuvent être prises. Lorsque tous ces
éléments ne sont pas garantis, tout s’apparente finalement à une société autoritaire, et le peuple
est ainsi privé des initiatives les plus importantes liées à son évolution. Dans une telle société,
toutes les consciences s’éteignent et les groupes organisés se trouvent pratiquement dominés,
surveillés ou mis sous tutelle par les gouvernants. Ce sont en réalité les signes d’un pouvoir
politique totalitaire, plutôt que démocratique. Car, une véritable démocratie se caractérise
justement par la limitation de ses pouvoirs, une limitation qui doit explicitement être définie par
la démocratie elle-même à travers les citoyens.
365
Conclusion de la troisième partie
L’équilibre global de la nature dépend essentiellement de l’homme et du sens qu’il donne
à son action. L’homme contemporain est désormais le plus grand consommateur des
technosciences, et tout donne à penser qu’il ne peut plus y renoncer. Néanmoins, il a le pouvoir
et la liberté de choisir et de s’assumer comme être de raison, ce qui pourrait lui permettre de faire
face à certaines menaces et risques issus des technosciences. Par l’usage de la raison, il pourrait
s’offrir la possibilité de modérer son insatiabilité pour les technosciences, et développer ainsi une
attitude consciente et responsable face à la nature. Comme l’a affirmé Hans Jonas 231 , il y a
nécessité d’un « principe de responsabilité », et donc de mesure, sinon de modération.
Désormais conscientes des dégâts générés par les technosciences sur la nature, et par
conséquent sur toutes les formes de vie, les sociétés tendent peu à peu à prendre peur. Il se peut
que dans l’avenir cette peur soit à l’origine des solutions favorables pour une modification
souhaitable des comportements humains. L’un des moyens sûrs de sauver la nature serait
évidemment de bâtir un intérêt commun et de fonder une nouvelle science qui tienne compte des
injonctions de la raison et de l’éthique dans la construction d’un progrès technoscientifique
rationnel. Bâtir une conception qui repose sur ces dimensions essentielles à la survie de la nature
et de l’humanité serait à notre sens la voie royale pour amoindrir les maux générés par le progrès
technoscientifique.
Ce mode de pensée est encore mal perçu par la majorité des gens, mais il a néanmoins le
mérite d’apporter des solutions nouvelles. Ces solutions peuvent être jugées nouvelles, parce
qu’elles pourraient triplement contribuer à réconcilier de manière durable l’homme et la nature.
Elles pourraient faire naître harmonie et confiance entre les sociétés et les pratiques des
technosciences, qui sont au premier chef les éléments les plus impliqués dans les problèmes de
destruction de la nature. Les solutions préconisées contribueraient aussi à une réconciliation
entre technosciences et nature, car la nature étant elle-même raison, elle serait en parfaite
harmonie avec la logique des technosciences repensées grâce à l’exercice de la raison. Enfin, si
toutes ces conditions étaient réunies, l’homme aurait moins de mal à cohabiter avec la nature,
par le fait qu’il impliquerait dans son rapport avec elle les principes d’une préoccupation éthique.
Cette nouvelle approche qui suggère une cohabitation entre technosciences, homme et
nature changerait le regard de l’homme non seulement vis-à-vis des technosciences, mais aussi
231
Cf. Hans Jonas, Nous faisons référence au titre de l’œuvre de Hans Jonas, intitulé justement Le Principe
responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, publié aux Editions du Cerf, 1995
366
celui qu’il porte sur la nature. Cette manière de voir le monde invite tout être de raison à penser
autrement ses droits et devoirs, lesquels tiennent compte de sa liberté tout en lui rappelant les
devoirs qui engagent sa responsabilité en tant qu’être en action. L’acquisition de la liberté doit
s’effectuer en parfaite cohésion avec les lois, qui doivent quant à elles se constituer en favorisant
la satisfaction des besoins les plus essentiels.
En somme, l’avènement des technosciences est un atout majeur pour l’humanité. Mais
tout artisan et tout usager des technosciences doit comprendre qu’il doit se fixer des limites. Il est
donc souhaitable pour tout homme qui ne peut sortir de la dépendance des technosciences, de
pouvoir au moins les contrôler par la pratique de la raison qui lui dicte, à travers la morale, les
valeurs indispensables à l’adoption d’une attitude équilibrée et sensée. Une telle attitude
permettrait à l’homme de renouer avec son appartenance originelle à l’ordre naturel, une
appartenance fondée sur des valeurs de respects et de conformité à la nature. De l’acceptation de
ce nouveau code de vie, le contrat naturel 232 prôné par Michel Serres 233 , appelant l’homme à
respecter le monde qu’il a en partage avec les autres espèces vivantes, prendrait alors tout son
sens.
Le fait que l’être humain s’impose des devoirs et des droits valorise son aptitude à la
raison, mais aussi la reconnaissance de son lien avec la nature, ce qui le conduit à rechercher le
Bien plutôt que le Mal et fait de lui un citoyen qui aspire à la sagesse. Par ce biais, un nouvel
ordre technoscientifique, plus rationnel et moral, peut s’instaurer. Les problèmes qui sont à
l’origine des discordes entre l’homme, les technosciences et la nature pourraient de ce fait
s’atténuer, puisque les techniques et les besoins de l’homme seraient soumis au principe de
mesure inhérent à la raison. L’intervention de l’homme sur la nature, effectivement soucieuse de
préserver la vie et les équilibres naturels pour les générations futures, prendrait en définitive un
caractère authentiquement humaniste.
232
Michel Serres est avant tout un philosophe des sciences, mais il s’intéresse de plus en plus à la problématique de
la nature. Dans son contrat naturel, Michel Serres revendique son appartenance originelle à l’ordre naturel. De ce
fait, il trouve normal que l’homme puisse avoir un regard plus raisonnable et plus conciliant à l’égard de celle-ci.
Cependant, il fustige l’idée d’une nature ayant un statut juridique.
233
Le Contrat naturel, Paris, Editions François Bourin-Juliard, 1990.
367
Conclusion générale
Reconnue comme système complexe et donc difficilement maîtrisable, la nature
représente une puissance, une essence dont l’existence est connue de tous, mais dont le
fonctionnement échappe toujours à l’homme. Elle est traitée de tout, chaque homme parle d’elle
selon ses intérêts. Différents regards sont portés sur elle. Tantôt elle est personnifiée et dotée de
pouvoir et de puissance, tantôt elle est inerte, opiniâtre, inactive, nonchalante et très éloignée de
l’homme. La polysémie et les controverses engendrées au sujet de la nature révèlent en réalité
son importance à travers son évolution, et à travers l’histoire humaine.
Les Grecs anciens ont été les premiers à valoriser la nature pour diverses raisons.
Certains ont évoqué les différentes divisions et guerres incessantes qui ont caractérisé la cité
grecque, d’autres en ont plutôt vu des êtres totalement rationnels qui ont placé la raison comme
seule instance capable de gouverner leur vie. Dans les deux cas, les Grecs recherchaient
justement l’équilibre de leur vie et la sérénité ou le plaisir de vivre, dans un espace au sein
duquel ils entretenaient des rapports harmonieux. Les Stoïciens en avaient fait un mode vie. Et
incontestablement, l’adjectif stoïque a pris une importance capitale, parce que les Stoïciens
étaient désormais pris pour modèle. De ce fait, le stoïcisme est devenu l’un des rares noms
d’école philosophique à avoir eu le mérite d’entrer dans le vocabulaire commun. Ceci est loin
d’être le fait du hasard, mais plutôt la preuve que le stoïcisme, en tant que courant de pensée,
s’est pendant longtemps illustré comme modèle de vie ou comme forme exemplaire de conduite
humaine.
Si par son ordre, sa cohérence et son art, la nature offre à l’homme un modèle qu’il doit
suivre, la compréhension de son fonctionnement peut être digne d’intérêt pour l’homme, reconnu
comme violent et dangereux à l’état naturel. Si les Grecs l’ont pris comme modèle, c’est parce
qu’ils l’ont considérée comme union profonde, comme une force autorégulatrice et comme
achèvement, aspects éminemment importants à l’équilibre interne d’un organisme. Evidemment,
un peuple qui trouve sa force en lui-même en renonçant aux incivilités, aux arrangements
artificiels, aux guerres et aux violences qu’elles engendrent, fait preuve de maturité et de
rationalité. Les rivalités entre les hommes sont un danger permanent et les conséquences qui en
découlent altèrent la qualité des rapports avec le monde extérieur. C’est pourquoi, la référence à
l’ordre cosmique doit être prise pour modèle, parce qu’il incarne l’ordre, la cohérence et
l’égalité, en un mot la rationalité.
368
C’est l’admiration de la beauté de l’univers et son harmonie qui doivent inspirer l’être
humain, afin qu’il ait une attitude nouvelle face à l’inconnu. De l’émerveillement et de
l’admiration que l’on pourrait avoir d’une chose, suppose que l’esprit a eu un minimum d’intérêt
pour cette chose. La recherche de l’essence d’une chose est un élément important à la croissance
du savoir, mais l’admiration devant l’ordre qui caractérise cette chose peut modifier un
comportement, voire le destin d’un peuple à travers les individus qui le composent. L’admiration
envers le monde et son unité sont la manifestation d’une rationalité, car c’est une reconnaissance
des éléments qui en sont la cause. Accepter une modification du destin à travers un modèle (la
nature) qui influe sur la pensée et la nécessité de vivre selon les principes de son fonctionnement,
est un espoir d’amour envers soi-même et envers ce modèle. C’est évidemment adhérer à l’unité
et à l’ordre de celui-ci, ce qui est une attitude raisonnable pour un être conscient qui se veut
responsable.
Par l’admiration qu’elle suscite chez l’être humain, malgré l’attitude parfois confuse qu’il
pourrait adopter à son égard, la nature est néanmoins perçue comme mouvement essentiel qui va
de l’affirmation de l’identité entre le sage et l’essence même de l’être. En ce sens, l’homme
tirerait donc son essence de la nature, mais sa nature étant dépourvue de rationalité, il devrait
donc s’inspirer de celle de la nature elle-même pour la construction d’une cité cohérente et
égalitaire.
Très attachés à l’idée de cohérence qu’ils tiraient de l’unité de la nature, les Stoïciens
tenaient à l’instituer dans la société grecque. Ils cherchaient ainsi à en faire un modèle de
cohésion sociale et de concorde entre membres de la cité. Comme la nature qui est constituée de
ses différentes parties formant son Tout, les sociétés humaines doivent intégrer toutes les parties
constitutives de la cité. Les divisions, les inégalités présentes au sein de la société doivent
disparaître au profit d’une harmonie voulue par des citoyens libres et rationnels.
Les Stoïciens incitent donc tous les hommes de la cité à faire valoir leur liberté pour
déterminer le choix de leur destin, parce qu’ils en sont les seuls responsables. Ils sont libres de
choisir telle chose plutôt que telle autre, même s’il est vrai qu’il y a des choses qui dépendent
d’eux, et d’autres pas. Favoriser la cohésion d’un peuple avec lui-même et avec son monde, c’est
d’abord s’affranchir de la fatalité, en accomplissant des devoirs qui n’échappent pas à son
pouvoir. Il y a des choses qui dépendent de l’homme, dont la construction d’une société morale,
indispensable pour vivre harmonieusement avec autrui mais aussi avec la nature.
Même la cité platonicienne, qui voulait se bâtir sur l’excellence, n’avait pas d’autres
références que la nature. La hiérarchie "castique" qui caractérisait la société idéale de Platon,
fondée sur le respect des dispositions de chacun et dont le commandement et la direction
369
devraient exclusivement être assurés par les meilleurs, n’était qu’une manière idéaliste de se
représenter la cité parfaite. La réalité d’une cité stable repose sur la tempérance et la stabilité,
construites par la rationalité humaine. Le naturalisme voulu par les Grecs en général, et les
Stoïciens en particulier, prônaient la soumission à l’ordre de l’univers, et reconnaissaient comme
absolue, la réalité d’un monde ordonné et cohérent dépourvu de tout artifice.
L’adjectif stoïque, tiré du stoïcisme, a su non seulement forger les conduites humaines
devant certains évènements de la vie, mais a aussi contribué à renseigner l’homme sur ce qui
relève de ses compétences. En un mot, il restitue la liberté humaine et engage sa responsabilité
par rapport à son action. Ce qui réaffirme clairement qu’il y a évidemment des choses qui
dépendent de nous, et d’autres qui, au contraire, vont au-delà de nos compétences. Cette idée a
une portée aussi bien juridique qu’éthique, du fait qu’elle implique l’homme en tant que
conscience, en faisant appel à sa responsabilité. Tout en préservant sa liberté d’action et
d’entreprise, l’homme doit être confronté aux normes, à la mesure et au devoir pour garantir
cette liberté désormais régie par le droit positif. Tout homme doit se fixer des objectifs, et le
premier d’entre eux est l’accès au bonheur, car tout dessein et en particulier celui de l’homme, en
tant qu’il incarne la raison, est irréfutablement de vivre heureux.
Or, vivre heureux c’est effectivement vivre selon des principes nécessairement en phase
avec les exigences de la raison. Ces exigences recommandent à l’homme une démarche de
prudence et de sagesse dans l’accomplissement de son œuvre ou de son action. C’est pourquoi,
un contrat naturel né de la raison doit être établi entre l’homme et la nature, dans le but de
pacifier leurs rapports parfois tumultueux, et même faussés. Le contrat ne sera que la
manifestation de la volonté de chacun de lutter contre le désordre. Il n’y a pas de doute que ce
contrat passé entre l’homme grec et la nature, a pacifié leurs rapports. La nature leur a semblé à
même de régler aussi bien leurs problèmes sociopolitiques que leurs rapports à la nature.
Notre volonté de se servir de la morale stoïcienne pour aborder la question de la nature,
est suscitée par l’impact moral qu’elle a su véhiculer sur les comportements humains. En s’y
inspirant et en la suggérant au plus grand nombre, nous voulons plutôt renseigner, informer, et
même rééduquer l’homme en tant qu’être de désir et en tant que consommateur, sur ce qui peut
servir de référent à sa vie. Si tout acte humain pouvait désormais se poser selon les
recommandations de la raison, l’homme serait vraisemblablement plus réfléchi, et pourrait ainsi
s’accommoder à ses besoins les plus utiles. Ainsi, il serait possible pour l’homme de poser les
bonnes questions aux problèmes de sa vie et ceux de la société dans laquelle il vit. Il pourrait
choisir tel désir au détriment de tel autre, selon que celui-ci s’accorde avec sa raison, échappant
de ce fait aux futilités et à la fantaisie.
370
Les peuples anciens avaient une vision du monde différente de la nôtre, grâce à une
compréhension plus humble de la nature. C’est ainsi qu’ils ne se contentaient pas simplement de
l’interpréter, mais d’être en parfaite harmonie avec celle-ci. Certes, ces derniers ne disposaient
d’aucune explication scientifique rationnelle de la nature, mais leur savoir-faire et leur
compréhension de l’univers ne les mettaient cependant pas en porte à faux avec leur vision des
choses et du monde. C’est ainsi qu’à leur époque, il leur était possible de penser une technique
dépourvue de scientificité, mais susceptible de perfectionnement. Ces qualités ont caractérisé
l’homme Ancien tout au long de l’évolution des espèces, et cela en tenant compte des fréquents
changements de leur milieu naturel.
Trop souvent, les nouvelles sociétés humaines, gouvernées, voire "dopées" par les
technosciences, proposent, et même imposent, des désirs sans aucun rapport avec les vrais
besoins humains, et cela au nom de la liberté humaine. Or, notre liberté doit avoir des limites,
d’où la responsabilité humaine de se servir de lois faites à cet effet, celles qui caractérisent les
sociétés humaines dites civilisées.
Dans leur ouvrage intitulé Du bon usage de la nature 234 , Catherine et Raphaël Larrère,
posent de manière intelligible que « (…) C’est d’ailleurs pourquoi nous en sommes
responsables : la nature, comme matière extérieure et neutre dont nous pouvons faire ce que nous
voulions, et à l’égard de laquelle nous n’avions aucune responsabilité, n’existe plus. Elle est
notre œuvre, nous y avons placé notre volonté, elle est en notre pouvoir, et nous en sommes
comptables devant les générations futures ».
En effet, plutôt que de se considérer comme maître et possesseur de la nature, l’homme
doit plutôt s’affirmer comme sujet responsable des actes qu’il pose. Il est hors de questions qu’il
en fasse un objet de curiosité ou un objet d’actions et d’entreprises démesurées, qui le disculpent
du regard protecteur qu’il doit avoir vis-à-vis d’elle. L’homme pense prendre la mesure de la
nature en l’exposant à toute force de sévices sans en payer le prix. Il croit y puiser ce dont il a
besoin, sans en donner en retour. Nous suggérons comme Catherine et Raphaël Larrère plus
d’intelligibilité, mieux, de la responsabilité dans nos actions. Il doit y avoir en l’homme une
projection dans le futur, c’est-à-dire une conscience pour le bien-être des générations futures.
Du fait de son statut dominant, l’être humain devrait avoir une logique de vie plus saine
que celle qui consiste à profiter de la nature sans rien offrir en retour. En même temps, les fins
humaines doivent être guidées par des règles morales et rationnelles qui attribueraient ou
restitueraient à la nature sa valeur intrinsèque, qui fait d’elle un espace vital commun à toutes les
234
Catherine Larrère et Raphaël Larrère : Du bon usage de la nature : Pour une philosophie de l’environnement,
Paris, Alto Aubier, 1997, p. 9
371
espèces. Pour cela, la nature mérite plus d’attention et de respect. Tout savoir humain, ou toute
forme de connaissance nouvelle mérite d’être soumis à la discussion, et de ceux-ci jailliraient des
décisions plus consensuelles et plus rationnelles. Tout savoir technoscientifique lié aux
phantasmes et aux frayeurs irrationnelles, doit être éradiqué au profit d’un nouvel ordre des
savoirs, qui tient compte de l’importance de la nature et des vies qu’elle comporte.
Bien avant Catherine et Raphaël Larrère, le philosophe Hans Jonas 235 critiquait déjà avec
force l’action de l’homme sur la nature, qui, selon lui, pourrait se révéler irréversible si l’homme
n’engage pas sa responsabilité face à l’importante expansion technoscientifique. Il suggéra pour
cela une reformulation de l’éthique pour mieux circonscrire l’idée humaine du progrès, et
rationaliser ainsi les utopies que ce progrès véhicule.
Notre souci est donc de "conscientiser" 236 et surtout de responsabiliser l’homme.
L’inquiétude de Hans Jonas sur l’influence des technosciences sur la nature, est une
préoccupation qui est également la nôtre, car la nature souffre des incivilités humaines et perd
ainsi sa valeur intrinsèque. A ce propos, Hans Jonas 237 dit : « (…) Encore fallait-il se rendre
compte que cette nature elle-même, sous l’influence de la technique, n’est plus ce qu’elle était :
elle est de moins en moins la grande puissance mythique sur laquelle l’homme n’a aucune prise
et qui le renvoie inexorablement aux limites de son pouvoir. A partir du moment où le pouvoir
technoscientifique rend la nature elle-même manipulable et de plus en plus altérable à volonté,
elle devient elle-même un être fragile et menacé, presque sans défense, à l’instar de n’importe
quel être humain et donc un objet de responsabilité ».
Hans Jonas s’inscrit ainsi dans la lignée des philosophes contemporains qui formulent des
critiques incisives sur l’action irresponsable de l’homme face à la nature. Notre intérêt sur son
œuvre porte sur le fait qu’il met à nu les limites des sciences face aux besoins rationnels de
l’homme dans son rapport à la nature. Aussi, il propose des solutions intermédiaires qui sont
d’ordre moral, éthique et rationnel pour garantir aussi bien la vie de l’homme que celle de la
nature, tout en gardant une espérance pour les générations futures. Nous sommes très attachés à
l’idée de responsabilité qu’il expose dans son Principe responsabilité, puisque cette idée
concorde bien avec celle des Stoïciens sur le fatalisme, Idée à laquelle nous sommes très
attachés. Nous y sommes attachés parce que cette idée proclame justement que la liberté
humaine est compatible avec la responsabilité de l’homme.
235
Hans Jonas, LE PRINCIPE RESPONSABILITE : Une éthique pour la civilisation Technoscientifique, Traduit de
l’allemand par Jean Greish-3e édition, Les Editions du Cerf, 1995
236
Le terme "conscientiser" veut dire faire prendre conscience, mais il peut aussi se substituer au verbe sensibiliser
dans le sens d’informer.
237
Op. Cit. PP 10-11
372
Il est donc important que l’agir humain ait nécessairement des garde-fous, et pour ce
faire, des limites doivent être imposées à la créativité humaine, sans pourtant affecter le génie
créateur de l’homme. Loin de récuser mécaniquement les sciences et techniques, nous les
réhabilitons plutôt en les reconnaissant comme utiles à toute forme de vie. Les sciences et
techniques ont leur place dans les sociétés humaines, et bien sûr, elles sont aussi importantes
qu’indispensables pour un progrès technoscientifique moralisé. Mais l’homme se trouve face à
un dilemme cornélien qui l’oblige à choisir entre le besoin et le plaisir, entre l’utile et l’agréable.
D’où la formulation d’une exigence ferme, celle de recourir à une nouvelle éthique non
galvaudée, celle qui engage la responsabilité humaine sous toutes ses formes. C’est une
impulsion éthique en rapport avec les besoins utiles de l’homme, qui ne mettraient pas seulement
en valeur ses besoins au détriment de la nature.
Nous pensons donc qu’une solution rationnelle est l’unique possibilité d’offrir à la nature
un espoir de survie. L’impulsion éthique que suggère Hans Jonas ne contraste nullement avec
notre volonté d’impliquer une fois de plus la raison, comme véritable attribut humain capable
d’engager l’homme sur la voie royale d’un progrès plus sensé. En effet, c’est la raison, par le
biais de la conscience, qui suggère cette solution médiane. Celle-ci prendrait effectivement en
compte, aussi bien l’intérêt humain que celui de la nature.
C’est un impératif catégorique au sens kantien, c’est-à-dire que l’on n’accorde aucune
alternative à l’humanité, puisqu’une nécessité s’impose, mieux, un devoir parce qu’il faut
absolument sauver la nature. C’est pourquoi reconnaissons avec Hans Jonas 238 , qu’il y a
justement une crise qui menace les sociétés humaines et la nature, en tant qu’organisme vivant. Il
ajoutera dans le même ouvrage que : « Quelle que soit la faiblesse de la parole face à la
contrainte des choses et face à la poussée des intérêts, elle peut néanmoins contribuer à ce que
cette conscience franchisse le pas de la crainte vers la responsabilité pour l’avenir menacé et que
nous devenions ainsi un peu plus disponibles pour ce que la cause de l’humanité exigera de nous
avec une urgence croissante ».
Il ressort de ces mots que la condition humaine est désormais dépendante et reste
déterminée par les technosciences, mais l’homme, en tant que conscience, doit contrôler son agir
qu’il doit circonscrire, au risque de fragiliser la nature. Sur cette question, nous pensons que c’est
l’homme qui doit plutôt transformer son agir dans le sens voulu par l’éthique et la raison et non
le contraire. L’application des règles de conduite en phase avec la raison et le besoin matériel et
financier ne rend pas incompatible la possibilité d’une relation équilibrée entre nature et raison.
238
Hans Jonas Idem, P. 16.
373
C’est pourquoi une dimension intégralement nouvelle de l’éthique, pourrait engager notre
responsabilité dans le contrat humain d’harmoniser son œuvre et sauver la cité dans laquelle il
vit. Le nouvel impératif catégorique universel, doit être celui qui exige l’homme d’agir de telle
sorte que sa volonté de protéger la nature devienne son nouveau credo, et même une loi
universelle. Tout est vraiment question de volonté humaine, car si l’homme s’y engage
individuellement et collectivement, il n’y a pas de raisons que cet objectif ne soit pas atteint.
L’une des clés de la réussite serait, nous l’avons dit, d’impliquer toutes les couchent sociales, de
mobiliser toutes les synergies. Mais la prise en compte d’une politique comportementale inspirée
du modèle ancien, en particulier celui des Stoïciens, serait à notre sens une valeur ajoutée.
Toutefois, il ne saurait être question de vivre ou de revenir aux modes de vie de nos
ancêtres. Mais l’idée d’une nature limitée et finie doit être réintroduite pour interpeller les
consciences. La nature à laquelle nous faisons allusion est celle qui est désormais prise par
l’homme, comme objet d’expérimentation et même de simple curiosité, c’est-à-dire comme
dimension physique complexe mais soumise au bon gré des humeurs des uns et des autres. Or,
en tant que réalité complexe et multidimensionnelle, la nature pourrait être fragilisée et
déséquilibrée si l’on n’implique pas des règles et des exigences strictes, à l’approche qu’on en
fait. Pour sa survie, et pour permettre à toute vie de perdurer, la dimension éthique et l’appel à la
responsabilité doivent être pour l’homme des devoirs, en tant qu’ils sont des exigences de la
raison elle-même.
La conscience individuelle et collective, ainsi que la responsabilité de chacun, doivent
être des outils d’accomplissement du devoir, celui qui engage l’être de raison, qui implique
l’éthique dans sa gestion de la nature. Cette éthique n’est rien d’autre que celle qui nous lie au
contrat naturel et juridique avec la nature, elle renvoie pour ce faire au devoir.
Il s’agit donc là de se lier à la nature par la raison et par le droit positif comme cadre
légal, afin d’imposer des sanctions aux contrevenants. Les règles juridiques, on le sait, ont un
rôle à la fois persuasif et punitif, ce qui conduit de manière individuelle et collective au
rétablissement d’un lien intime entre l’homme et son cadre de vie. Cela donnera au juridique une
dimension éthique et rationnelle, grâce à laquelle peut se dégager la responsabilité morale de
chacun. Le juridique aura enfin pour rôle de déterminer les limites de chacun, et de réglementer
les initiatives privées. Toute initiative humaine devra obligatoirement avoir un lien avec la
nature, ou simplement, un rapport avec la préservation de la vie.
Des lois d’équilibre et d’équité pourraient ainsi être mises en place, elles consisteraient à
rétablir les liens sûrs et non périlleux entre l’homme et la nature, garanties par le droit. Sinon, il
convient de s’interroger sur ce que l’homme apporte à la nature, surtout lorsqu’on sait que la
374
nature offre de manière gratuite toute sa richesse à l’homme, ainsi qu’aux autres espèces
vivantes. En clair, la nature nous est donnée, mais cette offre nécessite respect et équilibre de la
part de ceux qui en tire profit. Cela implique une volonté d’établir une relation raisonnable et
durable, qui perdure par la réciprocité dans la générosité.
Il nous semble normal de penser que ce qui existe doit perdurer dans l’avenir, et par
conséquent, ce qui est reçu doit être rendu. Et le contrat socio-rationnel que nous suggérons doit
avoir une signification juridique et éthique. Celui-ci oblige l’homme à un devoir de
responsabilité, parce qu’il est de son rôle de veiller sur la nature et ce qui la compose, en tant
qu’il est conscience et raison. La morale doit retrouver ses droits et ne plus être vue comme
négative par ceux qui la prennent comme telle. Elle doit s’imposer naturellement à tout être
conscient parce qu’elle résulte directement de la raison.
Aujourd’hui, nos sociétés ont besoin d’une morale qui oblige à travers la loi. Cette
morale doit donc se matérialiser par une éthique liée à la vie heureuse, celle qui offre d’abord à
l’homme une satisfaction spirituelle plutôt que matérielles. Nous estimons donc que toute
contrainte liée au devoir et dictée par la loi doit être suivie.
Le fait que le devoir soit engagé de manière catégorique ne voudrait pas dire qu’on est
dans une société totalitaire, au contraire, cette véhémence s’inscrit dans la logique d’une société
démocratique régie par des règles strictes. Cette démarche s’inscrit dans la logique de prudence
et de sagesse, que ne doit nullement rompre l’homme, par rapport au contrat de responsabilité
qui l’engage à la nature. Ce qui importe dans ce contrat qui engage surtout l’homme, c’est
l’interaction qui s’exerce entre la nature et lui.
Dès lors que l’homme aura franchi le pas qui implique la réciprocité des volontés
contractuelles, les mesures prises pour protéger le contrat seront respectées, et les objectifs visés
pourront être atteints. C’est l’homme qui pourra ainsi décider de la réussite ou de l’échec de ce
contrat. De ce contrat survivra la décision pacifiste d’une relation rationnelle et morale qui
engagera l’homme en tant que responsabilité. Cette décision sera le matériau qui cimentera le
contrat originel du droit de nature à celui des lois de la nature. Ce n’est pas en se fondant sur le
droit de nature que la nature aura des droits, mais plutôt grâce à l’éveil des consciences.
En somme, le but de cette recherche n’est pas de combattre les technosciences ni de les
diaboliser. Nous disons plutôt qu’elles doivent être valorisées, mais non sans une forte
implication de la raison. Il est désormais impossible à tout homme de se réaliser pleinement sans
les technosciences.
Cependant, si les technosciences échappaient au contrôle de la raison, il y aurait
vraisemblablement un danger, celui de régresser vers des pratiques technoscientifiques
375
dangereuses, aussi bien pour la nature que pour l’homme lui-même. Finalement, y a-t-il un
intérêt philosophique à entreprendre cette recherche ? Qu’apporte-t-elle à la science, à
l’humanité et à la nature ? Malgré tout, soyons tous des soldats de la nature plutôt que des
criminels en puissance ou en acte.
376
Références bibliographiques
Bibliographie générale
ALAIN Chartier Emile, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, 2005
ALAIN Chartier Emile, Idées : Introduction à la philosophie. Platon, Descartes, Hegel,
Comte, Paris, Flammarion, 1983
AMBACHER Michel, Cosmologie et Philosophie, Paris, Aubier, 1992
AMBACHER Michel, Les philosophes de la nature, Paris, PUF, 1974
ANDRIEU Bernard, ETHIQUE. Les pouvoirs de la vie, P.A.E Lycée Charles Despiau, 1991
ANSALDI Saverio, Nature et Puissance : Giordano Bruno et Spinoza, KIME, 2006
ARENDT Hannah, Considérations morales, Paris, Payot & Rivages, 1996
ATLAN Henri, La science est-elle inhumaine ? Essai sur la libre nécessité, Paris, Editions
Bayard, 2002
AUDI Paul, Rousseau, éthique et passion, collection, « Perspectives critiques »Paris, PUF, 1997
BACHELARD Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Paris Puf, 1978
BACON Francis, Du progrès et de la promotion des savoirs, Tel, Gallimard, 1991
BACON Francis, Le novum Organun, Paris, PUF, 1986
BALIBAR Etienne, Race, nation, classes Les identités ambiguës, Paris, La Découverte /Poche,
1997
BECK Ulrich, La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Alto Aubier, 2002
BERGSON Henri, Essaie sur les données immédiates de la conscience, Paris, Puf, 1967
BERGSON Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Félix Alcan, 1932
BONNEVAULT Stéphane, Développement insoutenable pour une conscience écologique et
sociale, éditions du Croquant (Turbulences), 2003
BUFFON Georges-Louis Leclerc de, Histoire naturelle, œuvres complètes, mise en ordre par
M. Le Comte De Lacepède, en 26 Tomes, un Atlas, Edité par Eymery, Fruger et Cie, Paru en
1829
BOURG Dominique, L’Homme artifice, Paris, Gallimard, 1996
BOURG Dominique, Les sentiments de la nature, Paris, Ed. La Découverte, 1993
BOURGEOIS Bernard, La Raison moderne et le droit politique, Paris, Vrin, 2000
377
BRAGUE Rémi, La sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, Fayard,
1999
BRAHAMI Frédéric, Introduction au traité de la nature humaine de Hume, Collection
Quadrige, Paris, PUF, 2003
BRAHAMI Frédéric, Le scepticisme de Montaigne, Collection Philosophies, Paris, PUF, 1997
BREHIER Emile, Histoire de la Philosophie, Tome I, l’Antiquité et le moyen âge, Quadrige,
Paris, PUF, 2000
BREHIER Emile, Histoire de la Philosophie, Tome II : XVIIe-XVIIIe siècles, La Philosophie
moderne, Quadrige, Paris, PUF, 2000
BREHIER Emile, Histoire de la Philosophie : XIXe-XXe siècles, Paris, PUF, Quadrige, 2000
BREHIER Emile, LA Philosophie de Plotin, J. Vrin, 2000
BREHIER Emile, Etude de Philosophie antique, Paris, 1955
BRUN Jean, Le Stoïcisme, (collection Que sais-je ? No 770) ,7e édition, Paris, PUF, 2002
BRUN Jean, Les Stoïciens- Testes choisis, Paris, PUF, (1ère édition 1957), 1998
BRUN Jean, Philosophie et christianisme, Québec, Editions du Beffroi, 1988
BRUN Jean, Epicure et les épicuriens, (Collection Les Grands Textes) 5e édition, Paris, PUF
1978
BRUN Jean, L’épicurisme, (collection Que sais-je ? No 810), 5e édition, Paris, PUF, 1974
BRUN Jean, Platon et l’Académie (collection Que sais-je ? No 880), 5e édition, Paris, PUF,
1974
BRUN Jean, Les présocratiques, 2e édition, (collection Que sais-je ? No 1319), PUF, 1973
BRUN Jean, Philosophie de l’histoire, Paris Stock, 19970
BRUN Jean, Empédocle, ou le Philosophe de l’amour et de la haine, Edition Seghers, 1966
BRUN Jean, Héraclite, ou le Philosophe de l’éternel retour, Editions Seghers, 1965
BRUNSCHVICG Léon, Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne, éditions de la Baconnière,
Boudry, Neuchâtel (Suisse), Pocket, collection Agora, 1995
BUTTOUD Gérard, Les politiques forestières, Que sais-je ? Paris, PUF, 1998
CASSIRER Ernst, La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966
CHAMPION Edme, Introduction aux Essais de Montaigne, Paris, A. Colin & Cie, 1900
CHATELET François, L’idéologie de la cité grecque, T1, Paris, Hachette, 1978
CLAVELIN Maurice, La Philosophie naturelle de Galilée : Essai sur les origines et la
formation de la mécanique classique, Paris, Albin Michel, 1996
CLAVIER Paul, La philosophie de Kant, Paris, PUF, 2003
CLAVIER Paul, Le concept de monde, Paris, PUF, 2000
378
CLAVIER Paul, La raison, Paris, Hatier, 1998
CLAVIER Paul, Kant. Les idées cosmologiques, Collection Philosophies, Paris, PUF, 1998
CONCHE Marcel, Montaigne et la philosophie, Ed. de Mégare, 1987
CONSTANT Benjamin, De la liberté chez les modernes, Paris, Coll. Pluriel, Le livre de Poche,
1980
DAGOGNET François, La Nature, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1990
DELAPORTE François, Le Second règne de la nature, Paris, Flammarion, 1979
DARWIN Charles, L’origine des espèces, Paris, GF Flammarion, 1992
DEBORD Guy, La planète malade, Paris, Gallimard, 2004
DE CHARDIN Pierre Teilhard, La Place de l’Homme dans la nature, Albin Michel, 1981
DE CLOSET François, En danger de progrès, Paris, Denoêl 1970
DE MAILLARD Jean, Le marché fait sa loi, de l’usage du crime par la mondialisation, Mille
et Une Nuits, 2001
DE MONTAIGNE Michel Eyquem, Les Essais, Nouvelle édition de Jean Balsamo, Catherine
Magnien-Simonin et Michel Magnien, Editions des « notes de Lecture », par Alain Legros,
Gallimard, La Pléiade, 2007
DE MONTAIGNE Michel Eyquem, Essais, Paris, Librairie Générale Française, 1972
DE MONTAIGNE Michel Eyquem, oeuvres complètes, (Textes établis par Albert Thibaudet et
Maurice Rat), Gallimard, 1962
DE MONTAIGNE, Michel Eyquem, Œuvres complètes, Les Essais, éd. La Pléiade, Gallimard,
1962
DE MONTAIGNE Michel Eyquem, Essai, (Texte établi et annoté par Albert Thibaudet), coll.
Pléiade, Gallimard, 1950
DE WAAL Frans, Bonobo: The Forgotten Ape, University of California Press 1997
DEGREMONT Roselyne, Berkeley : L’idée de nature, Philosophies No 63, Paris, PUF, 1995
DESCARTES René, Les fondements de la métaphysique des mœurs, Hatier, 2000
DESCARTES René, Œuvres Philosophiques, Vol. 1, Paris, Ed. F. Alquier, Classique Garnier,
1998
DESCARTES René, La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, édition et lecture de
Joseph Beaude, Actes Sud, collection Babel, 1997
DESCARTES René, Les Passions de l’âme, avec une postface d’Antoine Le Bos, éditions Mille
et Une Nuits, 1996
DESCARTES René, La morale, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1992
379
DESCARTES René, Lettre au père Mesland du 9 février 1645, Trad. Alquié, Œuvres
philosophiques, Tome3, Garnier, 1989
DESCARTES René, Correspondance avec Elisabeth et autres lettres, introduction
bibliographique et chronologie de Jean-Michel Beyssade, GF-Flammarion, 1989
DESCARTES René, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, introduction
bibliographie et chronologie de Jean-Marie et Michelle Beyssade, GF-Flammarion, 1989
DESCARTES René, Les Principes de la philosophie, introd. et notes par Guy Durandin, Paris,
Vrin, 1984
DESCARTES René, Discours de la méthode, présentation et commentaire par Denis Huisman,
avec une préface de Geneviève Rodis-Lewis, collection Les Intégrales de Philo, Nathan, 1981
DESCARTES René, Discours de la Méthode. Précédé de Descartes Inutile et incertain par
Jean-François Revel, commentaire et notes Par Jean-Marie Beyssade, Livre de Poche, 1973
DESCARTES René, Le Monde ou Traité de la lumière (1664), chap. VII, in Œuvres
Philosophiques, tome1, pages 349-350, Paris, Ed. F. Alquier, Garnier, 1963
DESCARTES René, Règles pour la Direction de l’esprit, Œuvres, Tome XI, Ed. F. G.,
Levrault, Paris, 1826
DE
TOCQUEVILLE
Alexis,
De
la
Démocratie
en
Amérique,
2
Vol.,
Paris,
Garnier/Flammarion, 1981
DE TOCQUEVILLE Alexis, Egalité sociale et liberté politique, Aubier Montaigne, 1977
DIDEROT Denis Œuvres, Paris, Gallimard, 1946
DRAGON Tristan, Unité de l’être et dialectique. L’idée de Philosophie naturelle chez
Giordano Bruno, Vrin, 1999
DROUIN Jean-Michel, Réinventer la nature, l’écologie et son histoire, Desclée de Brouwer,
1991
DUFLO Colas, Kant, les Idées cosmologiques, Paris, PUF, 1996
DUFLO Colas, La finalité dans la nature : de Descartes à Kant, Paris, PUF, 1996
DUMONT René, Un monde intolérable, le libéralisme en question, Points (Politique), 1991
DUMONT Louis, Essai sur l’individualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie
moderne, Paris, Seuil, 1984
DUPUY Jean-pierre, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002
DUPUY Jean-pierre, Libéralisme et justice sociale, collection Pluriel, Hachette, 1997
DUPUY Jean-pierre, Le sacrifice et l’envie : Libéralisme aux prisse avec la justice sociale,
Calmann-Lévy, 1996
ELLUL Jacques, Le Bluff technologique, Hachette, Littératures, 2004
380
ELLUL Jacques, La Technique ou l’enjeu du siècle réédition Economica, 1990
ELLUL Jacques, Le système technicien, Calmann-Lévy, 1977
ELLUL Jacques, L’illusion Politique, Paris, Livre de Poche, 1977
ELLUL Jacques, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954
EHRARD Jean, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris,
Albin Michel, 1994
FERENCZI Thomas, Les défis de la technoscience, Editions complexe, 2001
FERRY Luc, Le nouvel ordre écologique, Grasset, 1992
FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la Pensée, Paris, Folio Gallimard, 1989
FOISNEAU Luc, La Découverte du principe de raison ; Descartes, Hobbes, Spinoza, Leibniz,
coll. Débats philosophiques, Paris, PUF, 2001
FUKUYAMA Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Champs Flammarion,
1993
GIORDANO Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, tr, fr. B. Levergeois, Paris, Berg
International, 1992
GIORDANO Bruno, Cause, Principe et unité, trad. E. Namer, Paris, Alcan, 1932
GODIN Chistian, La fin de l’humanité, Champ Vallon, 2003
GODIN Chistian, La nature, Paris, Editions du Temps, 2000
GOFFI Jean-Yves, La Philosophie de la technique, (Que sais-je ?), Paris, PUF, 1996
GONTIER Thierry, De l’homme à l’animal ; Montaigne et Descartes ou les paradoxes de la
philosophie moderne sur la nature des animaux, Vrin, 1998
GOYARD-FABRE Simone, Montesquieu, la nature, les lois, la liberté, Paris, PUF, 1993
GRIMALDI Nicolas, Descartes ; La Morale, Vrin, 1992
GRIMALDI Nicolas, Six études sur la volonté et la liberté chez Descartes, Vrin, collection,
1988
GRYNPAS Jérôme, La Philosophie-sa vocation créatrice-sa position devant la science-ses
rapports avec l’homme et la société d’aujourd’hui, marabout université, by les Editions Gérard
& Co., Vervier, 1977
GUATTARI Félix, La Philosophie est essentielle à l’existence humaine, entretien avec Antoine
Spire, L’aube, Poche, 2005
GUENANCIA Pierre, Descartes ; Bien conduire sa raison, collection Découvertes, Gallimard,
1996
GUEROULT Martial, Descartes selon l'ordre des raisons (2e éd.), Paris, Aubier, 1991
381
HABERMAS Jürgen, L'avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (trad. par C.
Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002
HABERMAS Jürgen, La Technique et la science comme idéologie, Paris Gallimard, 1973
HAYEK Friedrich, Droit, Législation et liberté, 3 Vol., Paris, PUF, 1980
HEGEL Georg Friedrich Wilhelm, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-Louis
Vieillard-Baron, Paris, Flammarion, 1999
HEGEL Georg Friedrich Wilhelm, La Phénoménologie de l’esprit, 2 Tomes, Paris
Flammarion, 1998
HEGEL Georg Friedrich Wilhelm, Principes de la philosophie du droit Paris, Flammarion,
1972
HEGEL Georg Friedrich Wilhelm, La Raison dans l'Histoire, Paris, Union Générale
d'Éditions, coll. (10-18), 1965.
HEISENBERG Werner, La Nature dans la physique contemporaine, NRF Idées, 1962
HERSCH Jeanne, L’étonnement philosophique. Une histoire de la Philosophie, Paris, Folio
Gallimard, 1993
HÖLDERLIN, Friedrich, Hypérion, G.F Litterature française, Flammarion, 2005
HOTTOIS Gilbert, La science entre valeurs morales et postmodernité, Paris, Vrin, 2005
HOTTOIS Gilbert, Qu’est-ce que la bioéthique ? (Chemins philosophiques) Paris, Vrin, 2004
HOTTOIS Gilbert, Philosophies des Sciences, philosophies des techniques, (sous l’égide du
collège de France), Paris, Odile Jacob, 2004
HOTTOIS Gilbert, Evaluer la technique (Aspects éthique de la philosophie de la technique),
Paris, Vrin, 2003
HOTTOIS Gilbert, Technoscience et Sagesses ? Nantes, Ed, Plein Feux, 2002
HOTTOIS Gilbert, Essais de philosophie bioéthique et biopolitique, Paris, Vrin, 1999
HOTTOIS Gilbert, La philosophie des technosciences, Abidjan, Presses des Universités de
Côte-d’Ivoire, 1997
HOTTOIS Gilbert, Entre symboles et technosciences, Un itinéraire philosophique, Seyssel,
Champ Vallon, Paris, PUF, 1996
HOTTOIS Gilbert, G. Simondon et la philosophie de la « culture technique », Bruxelles, De
Boeck Université, 1993
HOTTOIS Gilbert, Le paradigme bioéthique (une éthique pour la technoscience), BruxellesMontréal, De Boeck-Erpi1990
HOTTOIS Gilbert, Le Signe et la technique (la Philosophie à l’épreuve de la technique),
Préface de J. ELLUL, Paris, Aubier, 1984
382
HOTTOIS Gilbert, Pour une éthique dans un univers technicien, Bruxelles, Ed. de l’Université
de Bruxelles, 1984
HOTTOIS Gilbert, Ethique et technique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1983
HUSSERL Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,
Paris, Gallimard, 2004
HUSSERL Edmund, La Philosophie comme science rigoureuse, 4éme Edition, PUF, Paris,
2003
HUSSERL Edmund, L’idée de la phénoménologie, 5ème Edition, Paris, PUF, 1992
HUSSERL Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985
HUME David, Essais moraux, politique et Littéraire, Paris, Puf, 2001
HUME David, Enquête sur l’entendement humain, Paris, Garnier Flammarion, 1993
HUME David, Enquête sur les principes de la morale, Paris, Flammarion, 1991
HUME David, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1962
I. FINLEY Moses, Les anciens grecs. Une introduction à leur vie et à leur pensée, Maspero,
1971
JACQUEMARD Simone, Trois mystiques grecs : Orphée, Pythagore, Empédocle, Collection
Que sais-je ? 3ème Edition, Puf, Paris, 2001
JANICAUD Dominique, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985
JANCOVICI Jean-Marc, L’avenir climatique, Quel temps ferons-nous ? Points, 2005
JANKELEVITCH Vladimir, Le traité des vertus, Paris, Champ Flammarion, 1993
JANKELEVITCH Vladimir, Les vertus et l’amour, Paris, Flammarion, 1986
JONAS Hans, Evolution et Liberté, Rivages, 2000
JONAS Hans, Pu