these doctorale manuscrit - DIAL - Université catholique de Louvain
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Université catholique de Louvain Faculté des Sciences politiques et sociales IACCOS - PSAD VOLUME I Islam en musiques : Constructions identitaires et champ musical européen Farid El Asri Thèse doctorale en vue de l’obtention du grade de Docteur en Anthropologie Direction de thèse par : - Pr. Felice Dassetto, UCL Comité d’accompagnement : - Pr. Jocelyne Dakhlia, EHESS - Pr. Anne-Marie Vuillemenot, UCL Membre du Jury : - Pr. Brigitte Maréchal, UCL - Pr. Robin Ostle, Oxford Janvier 2011 2 Remerciements Je remercie tout particulièrement pour son concours obligeant le Professeur Felice Dassetto. Il m’a fait bénéficier des conditions les plus favorables pour ce travail de recherche. Je lui dois aussi une disponibilité de tous les instants et l’apprentissage de plus de rigueur. Sans ses incitations, ses observations, sa confiance et son soutien, jamais cette aventure académique ne serait ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Je lui dois surtout d’avoir composé avec les conditions humaines qui se sont mêlées de façon inextricables à la trajectoire du chercheur. Je lui exprime ici ma profonde gratitude. J’ai une grande dette de reconnaissance envers le Professeur Anne-Marie Vuillemenot. Elle a été une présence aussi généreuse que compétente, notamment dans l’éclairage d’une partie des travaux de cette recherche. Inlassablement motivante, elle a accompagné cette étude avec une mise à disposition particulièrement touchante de son temps. J’exprime ma vive reconnaissance au Professeur Jocelyne Dakhlia. Je lui dois de m’avoir conseillé dans le renfort des points qui pouvaient faire la pertinence de nos travaux. J’ai trouvé le plus grand bénéfice dans ses observations. Je suis reconnaissant vis-à-vis du Professeur Brigitte Maréchal, qui en plus de sa complicité et de sa vivifiante compagnie durant ces années a permis de faire du centre de recherche qu’elle dirige un soutien sans failles à nos travaux. Mes remerciements s’adressent au Professeur Robin Ostle qui m’a fait la gentillesse et la courtoisie de lire avec attention cette étude. Le partage de son expérience et de ses compétences m’honorent particulièrement. À Aïcha, j’exprime mes remerciements les plus dévoués. Elle a été la cause de cet aboutissement, assurément. Ses sacrifices, ses encouragements, son écoute et sa confiance à toute épreuve m’ont permis de reprendre les travaux après des périodes particulièrement difficiles. Elle a toujours fait en sorte que les conditions de la recherche soient les meilleures. C’est à elle et à notre fils Chahid que je dédie ces travaux. Merci, infiniment. La liste est bien longue de ceux qui, en terme amicaux ou professionnels, m’ont aidés dans cette entreprise, en répondant à mes questions, en me procurant des supports utiles à mes travaux, en me tenant au courant des évolutions rapides de mon terrain de recherche ou en me soutenant. Sans leur présence, leur gentillesse, nos investissements n’auraient pas été aussi probants : Je pense à mes parents, à la famille, aux amis proches, à l’équipe du Cismoc, Thomas et Ward, mais aussi à Laurence. Enfin, cette recherche n’aurait pas été possible sans les artistes et tous les acteurs de notre champ musical, qu’ils soient tous remerciés. Je pense en particulier à Manza à Rafik et Salem. 3 I slam en musiques : constructions identitaires et champ musical européen Résumé : La présente étude s'articule autour de l'expression musicale de musulmans européens comme indicateur des transformations des subjectivités contemporaines. Cet angle d'approche éclaire le phénomène peu exploré des lentes mutations culturelles et cultuelles des quotidiens qui s'opèrent dans les foyers musulmans d'Occident. Les productions musicales seront étudiées en tant que terrain privilégié d'observation des transformations contemporaines des identités musulmanes qui explicitent la dimension religieuse. Une complexité qui est mise en exergue au travers de la négociation des sphères culturelles et religieuses constitue des intersections nouvelles dans l’identitaire artistique des musulmans. Ce rapport des identités plurielles, parfois contrastées, met en évidence le dialogue identitaire et permet aussi d’analyser la fidélisation des artistes au référentiel islamique, que ce soit par le normatif religieux, la sémantique ou l’exploitation comportementale de la morale et du sens. Notre analyse se veut en même temps une contribution à l'étude des croisements et des métissages culturels ainsi qu'aux conditions de leurs possibilités, car ces productions musicales puisent leurs répertoires tant dans la tradition islamique, que dans la tradition musulmane et dans celle spécifiquement européenne-occidentale contemporaine. Cette recherche vise aussi à contribuer à la constitution d’une socioanthropologie des expressions musicales contemporaines. Les artistes musulmans européens négocient une sémantique qui s'élabore à partir de la reformulation des identités et sculptent des contours musicaux islamiquement normés, culturellement métissés et mondialisés tout en étant, à partir d’un système de sens défini par le religieux, dans le développement d'un processus de spiritualisation dans la culture de l'Occident. Mots clés : Chants religieux, musiques contemporaines, jeunesse musulmane, construction identitaire, identités musulmanes, champ musical musulman, normativité et morale religieuse, trajectoire artistique. 4 Sommaire : VOLUME I Introduction générale 14 PARTIE I. La problématisation du fait musical musulman en Europe 30 Introduction 30 Chapitre 1. Emergence progressive d’une identité islamique européenne 33 1. Musique, jeunesse et identité religieuse 34 1.1 Entre les « douces » présences pionnières de l’islam et les expressions nouvelles 1.2 Identité d’une jeunesse musulmane globale et transnationalisme identitaire 1.3 Musiques et engagement de l’islam chez l’artiste musulman 1.4 Modèles européens de société et nature des pratiques musicales musulmanes 36 39 42 44 2. Construction de carrières : entre visibilité ethnique et islamique 47 2.1 Reconnaissance de carrières et présence d’islam en filigrane 2.2 Jeunesse musulmane européenne et cultures jeunes 2.3 L’immigration et ses succès musicaux en Europe 2.4 Profils ethniques des artistes et conversions à l’islam 2.5 Représentations des artistes musulmans dans la musique et la société 49 55 56 60 62 3. La socialisation de la jeunesse musulmane au contact des cultures musicales 65 3.1 La mouvance Hip Hop où la démocratisation de l’accès à la parole 3.2 Prolongement des musiques ethnoculturelles en Europe 3.3 Musiques des cultures de la civilisation musulmane 3.4 L’exemple de la musique arabe savante 3.5 Voie d’islam par le « chant islamique contemporain » 67 68 71 72 73 4. A l’intersection des musiques en circulation 77 4.1 Appropriation des répertoires musicaux 4.2 Création musicale et espace tiers 79 82 4.2.1 Musiques historiques et héritiers de la fusion 4.2.2 Musiques d’importations occidentales en contexte musulman 4.2.3 La mondialisation des expressions indiennes 4.2.4 Musiques, modernité et innovation 86 90 92 93 Chapitre 2. Jalons pour une interprétation de la pratique musicale musulmane contemporaine 98 5 Introduction 98 1. Esquisse d’approches disciplinaires du fait musical 98 1.1 Approches anthropologiques et notion d’« arts primitifs » 1.2 Historicisation des théories appliquées aux faits musicaux 1.3 De la sociologie de l’art et de la musique 99 100 103 2. Cadrages interprétatifs appliqués au fait musical musulman européen 106 Ethique et trajectoires musicales en islam : les notions de valeurs et de sens 106 3. Eléments d’analyses et investigation du terrain d’enquête 107 PARTIE II. Analyse des expressions musicales investies 115 Chapitre 3. Nashîd ou « chant islamique » contemporain 115 Introduction 115 1. Les voix religieuses ou l’esthétisation du cultuel islamique 2. L’usage du chant religieux et sa refondation chez les Frères Musulmans 3. Le chant religieux comme expression de la Da’wa 118 124 127 3.1. Développements du militantisme politique depuis les années 1980 3.2 L’implantation du chant islamique en Europe dans les années 1980-90 128 129 4. Le chant religieux et la morale : transformation des années 1990 131 4.1. Nouveaux discours et nouvelles attentes 4.2 Les transformations en Europe 131 132 4.2.1 De multiples causes de changement 4.2.2 Artistes et groupes européens 4.2.3 De la signification religieuse 133 134 135 5. Les nouvelles orientations du début du 21ième siècle 137 5.1 Attentes nouvelles : individualisation et style de vie 5.2 Le Nashîd à succès ou la prise en compte du marché 5.3 Autonomisation et multiplication des genres 137 140 142 Adaptation, marché et mondialisation 142 Conclusion 143 Chapitre 4. Chants et musiques soufies 145 6 1. Soufisme et ruptures de contexte 145 1.1 Samâ’ ou chant du « souvenir » 1.2 Samâ’ contemporain 146 149 2. Le soufisme comme art scénique : le « World Sufism » 151 2.1 Le marché des expressions soufies contemporaines 2.2 Du contexte rituel à la scène 154 158 3. Slam, islam et soufisme politique : le cas d’Abd Al Malik 161 Chapitre 5. L’impact des musiques urbaines sur la jeunesse musulmane : Le cas du rap. 169 1. Aux sources américaines du rap 2. Le rap en développement 169 172 2.1. Le rap par les racines 2.2. Le rap des années 1980 173 174 3. Transculturalité urbaine : du rap des ghettos noirs à l’Europe 175 3.1. Des canaux de diffusion 3.2. Une musique urbaine comme expression des sans-voix 175 176 3.2.1 Le vécu social injecté dans le rap 3.2.2 Accessibilité d’une expression poétique et musicale 176 178 3.3. Une musique comme culture et révélation d’un univers identitaire 178 4. Vers le « rap conscient » 5. Islam et rap : entre expériences américaine et européenne 180 184 5.1. Une musique des « ghettos de l’islam » 5.2. Faire du rap une voix de l’islam en Europe 184 185 Conclusion 190 PARTIE III. Productions musicales : identités, champ et norme religieuse 192 Chapitre 6. Construction identitaire des artistes musulmans 192 Introduction 192 1. Voies et voix d’islam 194 1.1 « Mannequins de Dieu » : modélisation idéalisée du chanteur musulman 195 7 1.1.1 Le cas de Yusuf comme phénomène musical musulman contemporain 1.1.2 Une globalisation musulmane réciproque 198 201 1.2 Le World Nashîd ou l’islam des Baba-cool 1.3 Chant pour Dieu et cas de conscience : le cas de Rafik El Maai 1.4 « Rap U Akbar » 1.5 Les « imams-rappeurs » ou le chant d’un islam conservateur 1.6 Islam du rap : entre prédication, mode et business 203 205 209 211 215 2. Islam au naturel 219 2.1 La naturel marseillais 2.2 Le naturel et la visibilité médiatique importante 2.3 L’islam dans le silence où la séparation nette entre le religieux et l’artistique 220 221 224 3. La musique au féminin 229 3.1 Les contours d’une présence 3.2 Les rappeuses et chanteuses en foulard 3.3 La lutte féminine et l’ascension artistique de Diam’s et de Wallen 230 231 233 Chapitre 7. Le musical musulman : enracinement dans les médias européens 237 1. Musulmans people et relation aux médias 237 1.1 Quelques cas de figures exceptionnelles en France 1.2 Relation à la star et à l’interface de l’islam : le cas Akhenaton 1.3 Kery James le cycle de l’ombre et de la lumière 1.4 Islam, people et toiles médiatiques 1.5 Dans un jeu de rôle de l’islam 1.6 La reconversion de l’image médiatique en France et en Grande-Bretagne 238 241 246 253 255 256 1.6.1 Quand Mélanie voie Diam’s 1.6.2 Yusuf et l’affaire Rushdie où les 30 ans d’une rumeur médiatique 256 261 1.7 Archéologie de la visibilité de l’islam musical 267 Chapitre 8. Structuration d’un champ musical par le religieux 273 Introduction 273 1. Des structures et des réseaux au « champ » 2. Quelques éléments pour l’analyse du champ religieux musulman 274 276 2.1 L’artiste, un individu produit par une structure et par des réseaux 2.2 Réseau en interférences et aspects fédérateurs des disciplines du champ 276 280 2.2.1 Le carnet d’adresses en réseau 2.2.2 Le liant des diverses disciplines musicales 2.2.3 Liens et tensions internes à deux autres disciplines 280 281 283 8 3. La polarité sociodémographique : âge et sexe 288 3.1 Le facteur générationnel 288 3.1.1 L’âge comme frein de carrière dans une « discipline juvénile » 288 3.1.2 L’âge comme indicateur de contraintes sociales et religieuses 292 3.1.3 La Maturité religieuse : entre renaissance musicale et statut de « has been »295 3.1.4 Les écarts générationnels contrastés 297 3.1.5 Entre les répertoires et l’âge des artistes : les générations disciplinaires 297 3.1.6 Des âges pour dire l’islam et son contraire 301 3.1.7 Les générations de publics 305 3.2 Rapport de genres 3.2.1 La voix du privé ou les interdictions de chants féminins par moralité 3.2.2 Présence féminine : entre modèles de sociétés et cultures traditionnelles 3.2.3 Exemples de répartitions disciplinaires : rap de garçon et R&B de fille ! 3.2.4 Les voix féminines de l’islam 3.2.5 Pratiques religieuses : entre latitudes polémiques et communautaires 3.2.6 La mutation progressive du public de musulmanes 305 306 308 310 312 313 317 Chapitre 9. Le champ dans ses aspects socio-économiques 320 1. Musique et catégories sociales 320 1.1 Le rap comme musique populaire 1.2 Le répertoire d’une élite religieuse : militantisme et bourgeoisie 1.3 Une répartition entre passions et carrières 1.4 Le poids économique des artistes : vivre pour/de la musique 320 321 323 327 2. La polarité de la diffusion 331 2.1 Les mégastructures ou le monopole des Majors 2.2 Les structures indépendantes en réaction 2.3 Le milieu Underground : façon d’être et structure 2.4 Les organisations communautaires islamiques 333 339 344 346 VOLUME II Chapitre 10. Le champ comme rapport d’authenticité 347 1 La représentation de l’islam en tant que vecteur d’authenticité 347 1.1 La variété des représentations 1.2 Se dire par l’islam et dire l’islam 1.3 La musique comme média d’un autre islam 1.4 Consommation de l’authenticité 348 350 354 356 2. Interaction avec le leadership musulman comme impératif d’authenticité 358 9 2.1 Des intersections sur une ligne du temps 2.2 Quelques aspects des rencontres d’artistes et de religieux 2.3 Conjonction de modèles de société 359 362 364 3. Le facteur de notoriété : analyse de cas et interaction avec le public 369 3.1 La notoriété artistique comme modélisation du musulman contemporain 371 3.1.1 La fabrication de la notoriété 3.1.2 Les soubassements de la notoriété musulmane 3.1.3 Les pièges de la notoriété 372 373 374 3.2 Les notoriétés non médiatiques 3.3 Notoriété et réconciliation identitaire 3.4 Notoriété et bannissement : régulation étatique et procès médiatique 375 377 380 4. Notoriété au féminin : entre élection et déception 5. Notoriété charismatique : Akhenaton, le pharaon de la musique urbaine 6. Yusuf Islam : retour sur une notoriété planétaire de la musique 385 388 394 6.1 Cat ou le terreau d’une légende 6.2 Cat as Yusuf : entre notoriété et rencontre avec l’islam 6.3 Entre succès communautaire et notoriété historique 6.4 Yusuf as Cat : notoriété et islamité 394 398 401 402 Conclusion 404 Chapitre 11. Analyse des univers sémantique des chansons 407 Introduction 407 1. Polarisation de l’islam par la « musulmanité » et l’ « islamité » 412 1.1. Voix d’islam versus voie d’islamisation ? 1.2 Le parlé islam : élaboration textuelle au regard des contenus religieux 414 415 2. De l’identitaire par la rime 3. La discrétion d’une identité religieuse 4. Le dévoilement de l’islam par la musique 5. Les diverses manières d’exprimer l’islam 416 419 420 423 5.1 Culture spirituelle 5.2 Expression de la littéralité et de la promotion des pratiques cultuelles 5.3 Islam traditionnel 5.4 Islam contestataire 5.5 Apologétique tranquille 426 428 429 431 432 6. Structurations des univers thématiques 435 10 6.1 Le traitement de la foi et l’eschatologie musulmane par le texte 6.2 Les thématiques liées aux débats sur l’islam dans les contextes locaux 6.3 Lectures de l’islam dans l’international 435 438 441 7. Sémiologie des vidéoclips et des univers picturaux 443 7.1 Le corps comme média de l’expression artistique et religieuse 7.2 L’investissement du corps de l’artiste dans le monde de l’image 7.3 Les limites de l’image 444 449 451 Chapitre 12. Subjectivation des identités musulmanes face à la norme religieuse 455 Introduction 455 1. Quand l’islam dit la musique 456 1.1 Le « fléau musical » : atteinte aux mœurs et bouc émissaire du littéralisme 1.2 L’entre-deux musical : rigueur de la norme et nécessité du divertissement 1.3 Le « oui, mais » du cadre légal musulman 456 458 459 2. L’islam dans les trajectoires migratoires et intergénérationnelles 460 2.1 Un « islam populaire » de passage 2.2 Erosion des départs dans les contextes islamiques d’origine 2.3 Constitution d’une communauté musulmane : gérer les natifs d’Europe 2.4 La jeunesse du « comment être musulman européen » 2.5 Un leadership musulman en construction 460 462 463 465 467 3. Artistes musulmans d’Europe entre partition religieuse et musicale 470 3.1 Ligne du temps des tendances du rapport à la norme 3.1 L’artiste au regard du Fiqh 3.2 La norme pour se situer dans la musique 3.3 Contexte d’élaboration normative et morale en immigration 471 475 476 478 3.4.1 L’ignorance de la norme 3.4.2 La résilience par rapport à la norme 3.4.3 Les tentatives d’aménagements 479 480 481 4. Discours des « entrepreneurs de la morale religieuse » sur la musique 481 4.1 Au cœur de la pensée européenne sur le normatif et la morale religieuse 4.2 La musique, une question pas comme les autres 482 484 La variété comme bouc émissaire de l’interdit 4.3 Discours islamiques et dissonances 4.3.1 4.3.2 Le « Halal sous conditions » La démarche « éthique » dans le rapport au musical 486 487 492 493 11 4.3.3 Les dépassements de la norme 493 5. Les oppositions « classiques » à la musique : le cas d’Adil Jattari 494 6. Islam de Damoclès 506 6.1 Yusuf Islam face à la norme et au public 6.2 Fabe ou la retraite silencieuse 507 508 Conclusion générale Bibliographie 510 527 1. Sélection de sources de langues orientales 2. Articles de presse 3. Sélection de sites Internet 4. Discographie sélective 536 537 537 539 Annexe I. Historicisation de la musique en islam 542 1. La Mecque et Médine en musique548 2. Les Omeyyades ou la sophistication d’un « divertissement jouissif » 550 3. La musique comme art abbaside : cultures et styles régionaux 555 4. Empreinte ottomane et musique savante turque 562 Annexe II. Les origines de la polémique normative et morale sur la musique en islam 565 1. Musicalité du moment fondateur 565 1.1 Principes coraniques de base et contexte mecquois 1.2 Face aux normes culturelles médinoises 2. Le corpus coranique et la musique : la discorde de l’implicite 3. Les traditions prophétiques : entre l’explicite et la critique de provenance 565 570 572 581 4. Le musical dans le sillage de la systématisation de la morale et de la norme islamique 584 Annexe III. Images d’islam et islam d’images 588 Annexe IV. Inventaire du carnet de bord 598 Annexe V. Questionnaire des entretiens 602 Annexe VI. Liste des rencontres et entretiens des artistes 605 Annexe VII. Liste des rencontres et entretiens au sein du champ scientifique et religieux 608 Annexe VIII. Photographie sélective des artistes 610 Annexe IX. Quelques représentations de pochettes d’albums 616 Annexe X. Affiches d’événements artistiques 618 12 « Il y a tellement de musique dans le monde qu’on peut raisonnablement supposer que la musique, de même que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique de l’espèce humaine » John Blacking1. « La musique est plus qu’un objet d’étude : elle est un moyen de percevoir le monde. Un outil de connaissance. […] Elle reflète la fabrication de la société ». Jacques Attali2. « A regarder la société depuis une décennie, tout se passe comme si la musique était devenue une double découverte : de la part de l’opinion publique et de ses moyens d’expression comme les médias, de la part aussi des spécialistes des sciences humaines, notamment de sociologues, de psychologues, d’économistes, de linguistes, etc. Ainsi on voit que l’approche du musical connaît une grande faveur et suscite un intérêt soutenu. » Anne-Marie Green3. « […] le terme de carrière ne désigne pas seulement une suite de positions et de réalisations dans la vie professionnelle et sociale. Il désigne également la dimension subjective selon laquelle l’individu perçoit son existence comme une totalité et lui attribue des significations. » Raymonde Moulin4. 1 Blacking J., Le sens musical, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p.15 Attali J., Bruits : essai sur l'économie politique de la musique, PUF, Paris, 1977, p.9 3 Green A-M., De la musique en sociologie, Ed. L’Harmattan, Paris, 2006, p.11 4 Moulin R., L’artiste, l’institution et le marché, Flammarion, 1992, p. 336 2 13 Introduction générale La production d’expériences musicales, liée à leur réception et à leur reproduction, est un trait commun à l’ensemble de l’humanité. Ainsi, toutes les sociétés ont développé des distinctions culturelles qui classifient notamment le bruit de la musique. La stabilité de sa présence dans la diversité des cultures confirme le statut que John Blacking confère à la musique : « il y a tellement de musique dans le monde qu’on peut raisonnablement supposer que la musique, de même que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique de l’espèce humaine » (Blacking, 1980 : 15). La particularité du musical tient à son pouvoir de pénétration dans les activités du quotidien (Béaud & Willener, 1973). Dans la voiture, sur le téléphone portable, au moment du jogging, lors d’une cérémonie de mariage, et même dans les toilettes de restaurants ou dans une salle d’accouchement, la musique est partout présente. L’analyse du fait musical permet de cerner un certain nombre de transformations en cours dans la société. Elle est un baromètre, propre à chaque culture, qui canalise les sensibilités, les subjectivités des contenus, les fonctionnalités des pratiques musicales et la gestion du temps, avec notamment le champ du loisir, devenu un phénomène de masse au 20ième siècle (Dumazedier, 1962 : 237). La musique se définit donc comme un phénomène de société et son omniprésence indique un fait propre au consumérisme contemporain. Transportée par les mélodies, une chanson développe sa capacité à discourir sur les choses de la vie, à accompagner les individus et les communautés par son pouvoir divertissant ou fonctionnel. Cette densité de la présence musicale et sa capacité de transmission d’un message, optimalisées par la performance technologique, posent la réflexion des productions musicales à partir d’une sociologie des artistes, de la consommation de la musique et des contenus sémantiques. La saturation de l’environnement sonore par le musical n’épargne ni les sociétés musulmanes contemporaines, par ailleurs dépositaires d’un héritage musical considérable, ni même la réalité socioculturelle des musulmans dans le monde et plus spécifiquement des européens concernés par la présente recherche. La fréquentation des musulmans dans leur quotidienneté, et particulièrement au moment des loisirs et du temps libre, montre à quel point la musique, si évidente dans les faits et les pratiques, n’en est pas pour autant moins polémique dans les discours et les perceptions musulmanes. En effet, à la densité des productions et consommations vient s’ajouter une crise 14 religieuse d’origine morale, éthique et/ou normative propre aux musulmans dans leur rapport à la musique. Entre la religion et la musique, des négociations s’opèrent, des tiraillements de choix se manifestent et des questions fusent. Elles touchent, entre autres, à l’évitement de la consommation ou de la production de musiques, à l’appréhension de l’éducation des enfants au cœur des consommations musicales, ou à la pratique de la musique dans un contexte où l’on risque d’être jugé moralement « déviant »5. La nature de ces questionnements trouve sa source dans les positionnements canonico-moralistes6 d’autorités religieuses, qui sont très tôt intervenus dans les pratiques culturelles et artistiques. Depuis le 9ème siècle de notre ère, en effet, les interprétations du Fiqh islamique se sont mitigées face la pratique musicale. Le Fiqh a porté sur des siècles un jugement juridique ou moral à l’égard de l’ensemble de la corporation des chanteurs et des musiciens. Certains avis de canonistes ont étés jusqu’à déconsidérer, voire à invalider le témoignage d’un chanteur devant la justice, ce dernier étant jugé peu fiable au vu de la légèreté des ses mœurs et de son implication professionnelle dans la mondanité et la futilité. On oscille ainsi de positionnements protégeant les arts et ses expressions, préalablement cadrés par une éthique artistique, à des lectures plutôt mélophobes, où la musique est jugée par le diabolique et la perversion. Le titre d’une récente double cassette audio-phonique, reproduisant le prêche d’Adil Al-Jattari, un sermonnaire belgo-marocain à Bruxelles, s’intitule d’ailleurs : « La musique instrument du diable »7. Le spectre du religieux, étendu sur le champ musical, n’est toutefois pas monochrome. Trois attitudes majeures se dégagent en fait de l’application des avis juridiques musulmans classiques ou contemporains sur la musique. Les premiers posent des interdictions radicales de son expression et poussent à un rejet systématique de l’ensemble de la pratique et de la consommation musicale (allant jusqu’aux sonneries de téléphones ou aux génériques de journaux télévisés). Le courant du salafowahhabisme contemporain, dans lequel on peut insérer le sermonnaire bruxellois cité plus haut, incarne au mieux cette lecture. 5 Dans le sens béckérien du terme. Cf. Howard Becker, Outsiders, Etude de sociologie de la déviance, Métaillé, Paris, 1985. 6 Nous entendons par là le Fiqh. C’est un corpus englobant le droit, la jurisprudence musulmane, établissant un modus vivendi du musulman au quotidien. Le Fiqh s’est développé en différentes écoles et il est progressivement devenu, au gré de la structuration de la pensée et des savoirs en islam, une science à part entière. Cf. J. Coulson, Histoire du droit islamique, Trad. D. Anvar, Paris, PUF, 1995. 7 Publiées aux Editions al-Imam al-Boukhari à Bruxelles (n.d). 15 Les seconds proposent des pistes plus ou moins restrictives, par la voie morale notamment. Ils appellent à des consommations sélectives et modérées (dans le choix des thèmes, des instruments, des temps d’écoute ou des contextes). Les approches traditionnistes, celles de la tendance réformiste de l’islam expriment, dans l’hétérogénéité, ce courant avec affirmation. Le Cheikh Yûsuf al-Qardâwî du Qatar (né en 1926), Tariq Ramadan de GrandeBretagne (né en 1962), ‘Amr Khaled d’Egypte (né en 1967) ou ‘Abd al-Bârî az-Zemzemî de Casablanca (né en 1943) représentent assez bien ce courant. Les troisièmes, enfin, exploitent la musique comme un moyen d’expression du beau et du sensible, sans pour autant l’ancrer dans du normatif. D’aucuns y verront même une source d’expression mystique, voire un outil central de l’expérimentation spirituelle. La tradition pluriséculaire du soufisme nous démontre ces faits avec évidence, depuis l’Asie Centrale jusqu’à l’Afrique Subsaharienne (During, 1988). La musique interroge et divise donc les musulmans, tant dans leur vision du monde, leur conscience des choses de la vie, que dans les définitions mêmes de l’islam et de ses finalités. Le regard du normatif religieux sur la musique dévoile une archéologie cognitive reliant les voix de leaders religieux contemporains au débat pluriséculaire de la religion et du divertissement. Les processus de création, de production, de diffusion et de valorisation des productions musicales musulmanes en Europe ne sont pas épargnés par ces arrière-fonds historiques et conceptuels. La variété du statut attribué à la musique interfère nécessairement avec les pratiques musulmanes contemporaines. Les artistes musulmans arrivés ou nés en Europe n’ont donc pas un rapport virginal à la musique. Le normatif, la morale religieuse, le présupposé islamique, ou bien encore la pression sociale communautaire jouent un rôle dans le développement d’un islam européen exprimé dans le domaine artistique. A la différence de la tendance pour le « bricolage religieux » (Leclerc, 2002), les musulmans européens semblent continuer à affirmer une forte appartenance à l’islam, tout en opérant des réaménagements personnalisés de la religion et de la pratique. Le bricolage religieux se fait à l’intérieur de l’islam, au cœur de la jurisprudence et de la morale islamique saillante. Il s’agit de déconstruire la présence symptomatique d’une norme qui s’articule aux tentatives de son contournement par les artistes et qui semble toutefois infranchissable. Les postures artistiques qui s’en dégagent sont inédites dans l’exercice de la musique en Europe. Notre hypothèse de départ, développée à partir de ces constatations d’inconfort des musulmans européens dans leur rapport à la musique, s’axe sur le fait que les débats religieux 16 sur la musique déterminent l’orientation des carrières musulmanes. Ces débats jouent aussi dans le développement de répertoires de thèmes musicaux privilégiés et dans la construction d’un champ artistique communautaire, autant que dans une perception du domaine de l’art et de la culture en général. En effet, l’omniprésence contemporaine d’un Fiqh en héritage, distillé dans de nombreux discours contemporains en Europe, a eu le mérite de complexifier et parfois d’instaurer un rapport complexé des artistes musulmans au musical, au social, ainsi qu’aux contextes culturels ambiants. Le Fiqh porté sur la musique noue aussi les amateurs musulmans de musiques, qu’ils soient consommateurs ou producteurs, à la nécessité de l’élaboration d’un avis personnel sur la question. Effectivement, l’ensemble de ces interrogations amène le musulman à un rapport délicat à la religion. Cet impact du normatif est au centre de l’analyse sociologique, car en plus de déterminer les approches du fait musical musulman, il est tout entier présent dans le regard communautaire (de la famille, de la discipline, de la communauté globale). Ce qui génère un intense débat dans l’intra-religieux et qui participe pleinement à la construction inédite des rapports à la norme et à la pratique de l’islam. Tantôt pour se justifier, tantôt pour convaincre les sceptiques (de la permission ou de l’interdiction) ou pour simplement se positionner dans une instable neutralité du discours de mélomane, les voix musulmanes se prononcent. Elles s’entrecoupent et s’agencent dans une diversité de positions qui ne facilite pas les prises de position des artistes. C’est précisément à partir de cette notion d’interférence du religieux dans la pratique musicale qu’a jailli l’intérêt de construire notre recherche autour d’artistes musulmans européens directement concernés par les enjeux et les impacts des intersections entre musique et religion. Au départ, nous avions élargi notre analyse aux pratiques artistiques mobilisant du musical et du pictural, car ce sont ces deux pôles qui provoquent le plus de remises en question au sein des pratiques culturelles musulmanes. Mais au vu de la particularité de chacun des domaines et de l’ampleur du chantier à couvrir, nous avons finalement retenu la spécificité musicale8. Celle-ci est fort parlante au regard d’une consommation généralisée à la majorité des musulmans et d’un marché musical global au sein duquel s’impliquent nombre d’artistes musulmans. 8 Nous aborderons toutefois la dimension picturale au moment du traitement des vidéoclips musulmans. Cf. Chap. 11, pnt. 7 & Annexe III. 17 L’objet de cette étude consiste à analyser méticuleusement les productions musicales inspirées, directement ou indirectement, de l’islam. Cette étude repose notamment sur les productions musicales musulmanes enregistrées sur divers supports. Elle concerne aussi les prestations vivantes : lors de concerts ou de festivals. Mais il y a aussi les rencontres plus fortuites avec des icônes de la musique, ainsi que les entretiens et les interviews d’enquête d’artistes, de médiateurs des champs artistiques (programmateurs, managers, producteurs de sons, organisateurs d’événements, directeurs artistiques, diffuseurs) autant que de leaders religieux : intellectuels, théologiens, imams, cadres associatifs, sermonnaires. Le terrain investigué aux fins de la recherche porte sur l’étude des expressions musulmanes européennes, au travers des contextes belge, français et britannique (avec une ouverture sur les expressions les plus significatives des pays limitrophes) et ce, au travers de l’art musical musulman contemporain, mobilisé en studios d’enregistrement, au cours des festivals, des concerts, des foires islamiques. La production artistique que nous considérons a une double dimension. L’une est issue de la forme musicale qui englobe à la fois les rythmes, les mélodies et le type d’instrumentation matérielle productrice de sonorités, l’autre prend sa source dans la production textuelle à la fois dans sa dimension formelle et dans sa dimension sémantique (Stoïanova 1978). Nous avançons donc l’hypothèse que la quête identitaire passe tout autant par les éléments musicaux (Schmit 1997) que par les éléments textuels des chansons produites (Roy 2004a). Nous postulons que se mettent en forme des processus de métissage qui se négocient entre la culture ambiante, les cultures de l’ailleurs, mais également les référentiels religieux. Le résultat consiste en un produit musical relativement inédit. Il s’agit d’étudier à partir d’une socio-anthropologie des constructions identitaires, cernées dans leur complexité (Lahire 2004, Lahire 2005), comment les auteurs-compositeurs interprètes expriment cette quête identitaire à travers leurs chansons. Nous partons de l’idée qu’un "soi" unique, avec une cohérence à toute épreuve, est illusoire, et que non seulement cette illusion s’applique à l’individu lambda mais encore davantage à des artistes musulmans qui sont traversés par des sphères contrastées où s’interpénètrent la norme, la sémantique religieuse et les références à la culture héritée et à la culture ambiante. Nous faisons donc nôtre le concept de Lahire à propos des identités plurielles. L’artiste musulman européen ne vit pas à l'intérieur d'un seul et unique univers socialisateur, il a traversé et fréquenté plus ou moins durablement des espaces de socialisation différents. 18 L’artiste musulman est pluriel et donc porteur de dispositions héritées, d'abrégés d'expériences artistiques multiples et pas forcément toujours compatibles... Il construit pourtant et se construit. C’est cette complexité que nous mettrons en exergue au travers des négociations entre sphères et la constitution d’intersections où se mêlent les identités. Notre démarche socio-anthropologique passe ainsi par l’éclairage du parcours des artistes et de leurs constructions identitaires, mais aussi par le champ musical qui les structure, ainsi que les productions picturales (affiches, vidéoclips, photos) et la sémantique des textes de chansons. Le débat sur l’illicéité ou non des pratiques artistiques en islam a été un des aspects essentiels de notre focalisation sur les structurations identitaires des artistes. L’exploration conjointe de la question du rapport des artistes à la norme islamique contribuera à éclairer, de façon inédite, les interpénétrations du discours religieux sur le terrain de l’esthétique et du sensible ; et particulièrement en matière de musique, de chant, de danse et de recours à l’image. Nous verrons que l’hypothétique interdit religieux est souvent cantonné au statut de célèbre inconnu, en ce sens que très peu d’artistes maîtrisent les tenants et les aboutissants de la question de manière étayée. Les arrière-fonds religieux touchant à la musique sont relayés par l’information et la rumeur plutôt que par une connaissance du sujet. Il n’en demeure pas moins que la vivacité de ces rapports difficiles entre l’islam et la musique est perceptible lors de nombreux débats intracommunautaires. Il s’y confronte les rapports aux sources scripturaires musulmanes. Notre terrain s’est trouvé marqué par une immersion dans la dialectique du religieux et du culturel, lors des anathémisations communautaires. Cette immersion s’est notamment traduite par la condamnation des postures de juristes de la licéité ou des parcours d’artistes, ou par une destruction expiatoire et systématique de discothèques personnelles, après un retour zélé d’artistes à la pratique religieuse. L’investigation dans le sens du normatif religieux a été renforcée par un phénomène de remise en question des trajectoires artistiques et des expériences de turn-over en cours dans la carrière des artistes. Ce qui démontre, en soi, toute la fragilité des installations dans la foi ou dans la musique. Le nombre d’artistes quittant la musique pour la religion, ceux revenant à la musique après une relecture de l’islam et, enfin, ceux cherchant des conciliations entre la religion et la pratique musicale déterminent l’instabilité des positionnements artistiques et des lectures religieuses. Une phénoménologie du religieux est au centre des mécanismes de construction identitaire des chanteurs. Il s’y articule la pratique artistique musulmane à un background de 19 textes ou de discours religieux. Cet établissement du lien entre le religieux et le musical dévoile le cœur des mécanismes de structurations identitaires musulmanes contemporaines. L’arrêt spectaculaire d’une carrière musicale en pleine ascension et qui aboutit à un abandon définitif de la pratique ou de l’écoute de la musique cristallise au mieux ces tensions personnelles. Le cas de la célèbre icône de la pop des seventies, Cat Stevens, reste emblématique en ce sens9. L’artiste de renommée planétaire a influencé l’orientation de nombreuses consommations ou de choix musulmans de carrière10. Yusuf Islam incarnait un argument propice aux débatteurs en faveur de l’interdiction de la pratique musicale. Mais alors que nous étions investis dans la préparation de l’enquête de terrain, en 2006, nous apprenions le retour inattendu de Cat Stevens alias Yusuf Islam à la musique. La star de la pop anglaise rompait alors publiquement avec 28 années de silence emblématique et assumait finalement son appartenance à l’islam, autant que son engagement artistique. Le retour de sa célèbre guitare acoustique et de son timbre de voix si particulier venait casser le mythe d’une retraite pour la foi. En 2009, c’est avec deux autres événements que nous clôturions notre investigation sur le terrain. Il y a tout d’abord la supposée conversion du chanteur américain Michael Jackson. Annoncée quelques mois avant sa mort, survenue en juin 2009, cette nouvelle va susciter beaucoup de passions et de commentaires. C’est le tabloïde The Sun11 qui est à l’origine de la rumeur, en novembre 2008. Il sera suivi par la chaîne télévisée française M6. Tous deux annonçaient les détails du contexte de la conversion, et ce jusqu’au supposé nouveau prénom musulman choisi par l’artiste12. Cette rumeur jamais démentie par le chanteur de son vivant ne cessera de prendre de l’ampleur13. 9 Cf. Le site officiel de l’artiste, converti à l’islam depuis la fin des années 1970, et qui est revenu à la pratique musicale après 28 ans de silence : http://www.yusufislam.com, Consulté le 2 mai 2009. 10 Une internaute du nom de Sadia Labidi, commentait, le 5 décembre 2008, sur un site de chants religieux, le parcours de Yusuf Islam en ces termes : « Je suis touchée par son histoire et très fière de lui, tout est possible, je suis dans un groupe de musique et je souhaite arrêter. Cela ne me convient pas du tout, je suis en pleine remise en question sur ma religion. Si Yusuf Islam a tout arrêté, je peux aussi tout arrêter, son histoire m'a touchée […] ». Cf. http://fr.assabile.com/anasheed/United-Kingdom/yusuf-islam-cat-stevens-/yusuf-islam-cat-stevens-4.htm, Consulté le 13 janvier 2009. 11 Cf. http://www.thesun.co.uk/sol/homepage/showbiz/bizarre/article1954666.ece, Consulté le 21 novembre 2009. 12 Cf. http://www.wat.tv/video/michael-jackson-est-converti-1nd2c_2idgd_.html, Consulté le 2 décembre 2009. 13 En indiquant sur le moteur de recherche Google l’association des mots « MichaelJackson-Islam », on ne découvre pas moins de 2.530.000 résultats : Cf. http://www.google.be/#hl=fr&expIds=17259,26474,27690,27744,27746&xhr=t&q=michael+jackson+islam&cp =18&pf=p&sclient=psy&aq=0&aqi=&aql=&oq=&gs_rfai=&pbx=1&fp=40b175436153a7e8, Consulté le 2 novembre 2010. 20 Des reportages amateurs ont même été fabriqués en série pour renforcer cette idée de conversion, avec quelquefois des montages extravagants14. Mais les thèses contestatrices de l’adhésion vont bon train désormais et les constructions de démentis post mortem, par des fans, s’accélèrent. Même Yusuf Islam s’est trouvé mêlé à la campagne de supposition d’adhérence de Michael Jackson à l’islam. Les rumeurs présentaient le chanteur de la Pop britannique comme l’artisan, ou du moins l’un des participants, de la conversion du « Roi de la Pop »15. Il y a ensuite le port du foulard de Diam’s, l’une des figures les plus populaires de la jeunesse française et dont la conversion à l’islam a fait couler beaucoup d’encre : « On sait tous que Mélanie s'est convertie à l'islam en 2000, elle ne s'en est jamais cachée, affirme l'un de ses anciens collaborateurs. Je crois qu'elle l'a fait pour un mec à l'époque. Longtemps elle n'a pas pratiqué, si ce n'est qu'elle s'interdisait de manger du porc. »16. La pratique musicale des musulmans européens est connectée à ces réalités médiatiques et l’expression musicale musulmane contemporaine est en soi un fait religieux. Nous verrons aussi que, depuis une vingtaine d’années, des artistes musulmans européens, investis dans le monde de la musique, mobilisent dans une partie de leurs productions une 14 La chanson du pakistano-canadien Irfan Makki (datant de 2005) était imputée à Michael Jackson. Elle avait pour but de prouver son appartenance explicite à l’islam : Cf. http://www.youtube.com/watch?v=LU_9FrycnzU&feature=related, consulté le 11 décembre 2009. Le timbre de voix utilisé sur la bande-son peut effectivement prêter à confusion, tellement la ressemblance avec le style de Michael Jackson est parlante : Cf. http://www.dailymotion.com/video/x9qm6a_chanson-inedite-mickaeljackson-isl_music, Consulté le 12 décembre 2009. Les spéculations les plus fertiles vont même jusqu’à annoncer l’assassinat de l’artiste, dont le principal mobile serait justement la conversion à la religion de son frère Jermaine. Sur le « Blog d’une journaliste non-alignée », posté sur le site Internet du Nouvel Observateur, on retrouve le commentaire suivant : « Michael Jackson s'apprêtait à faire le pas de la conversion. Mais pas du bon côté, pour ceux qui se sont octroyé tous les pouvoirs sur l'humanité. En clair, il avait choisi de devenir Musulman. Quoi, Musulman, adepte de la religion de Mahomet, à l'heure où l'Occident s'évertue à nous présenter l'Islam comme l'ennemi N°1? Impensable ! L'icône de toute une génération pourrait faire des émules, au moment où, déjà, la propagande de guerre fonctionne à plein, tendant à donner à nos jeunes le dégoût des Musulmans, et le goût de mourir "pour la Patrie", et même pour nos bons alliés américains, qui nous auraient, assurent les médias aux ordres, libérés de la barbarie nazie (tu parles!). Et puis, M. Jackson avait programmé des méga-concerts au centre de la Cité de Londres, au grand dam de la City, de la Haute Finance, donc, qui les voyait d'un mauvais œil. N'allait-il pas faire passer des messages inacceptables aux yeux des tenants du choc de civilisations ??? ». Cf. http://rsistons.blogs.nouvelobs.com/, Consulté le 26 mars 2010. 15 Jusqu’au moment où Yusuf Islam s’est vu contraint de rédiger un démenti qu’il posta sur son site officiel, à quelques jours de la mort de l’artiste : « Contrary to persistent press rumours, I was not at any kind of conversion ceremony for Michael Jackson. Nor, I believe, was Dawud Wharnsby or any of the others mentioned in connection with the story. Granted, I was in Los Angeles at the time these rumours first appeared - but I was busy filming a video for a new song, Boots & Sand. I have met Jermaine Jackson, Michael’s older brother, who became a Muslim some years ago. As for Michael himself, I hope that he finds inner peace and can return to making the kind of music that has inspired generations. ». Cf. http://www.yusufislam.com/faq/did-yusuf-helpjackson-become/, Consulté le 26 mai 2010. 16 http://bibliobs.nouvelobs.com/blog/chanson/20091116/15940/diams-a-maux-voiles, Consulté le 11 février 2009. 21 certaine affirmation de leur appartenance à l’islam ou font de la musique un outil du religieux, voire développent un champ musical au travers de la dimension islamique. La contribution musulmane qui relève de l’identitaire religieux au sein de la culture musicale européenne cadre d’emblée la nature sociologique d’une présence, principalement issue de migrations et de conversions. Il ne s’agit pas d’analyser le flux de productions culturelles transnationales provenant de l’extérieur de l’Europe, et réappropriée dans les consommations locales ; mais bien de cerner la participation artistique musulmane construite sur le terrain européen. Elle est précisément le fruit du travail de Musulmans occidentaux, arrivés ou nés, depuis presque un demi-siècle, en Europe, et qui s’activent à l’intérieur de ces contextes. Ces artistes musulmans, émergeant sur la scène musicale européenne dès les années 1980, et plus conséquemment dans les années 1990, traduisent une implication globale des musulmans au sein d’un mouvement culturel. La distinction entre ce qui est issu des provenances du monde musulman, de celles de l’Islam ou des musulmans, d’Europe ou d’ailleurs, relève d’une distinction méthodologique qui clarifie les enjeux de notre terrain. La présence d’islam s’exprime dans le contenu des textes notamment, qui sont souvent inspirés par l’islam ou ancrés à des événements concernant les sociétés musulmanes voire le vécu des musulmans européens. Mais elle s’exprime également dans la manière de se présenter au public, au moment des mises en scène de concerts, sur les plateaux télévisés, les sites Internet, les photographies ou lors des scénarisations de vidéo clips. C’est ainsi que le corps même des artistes se trouve mobilisé comme réceptacle de la pratique religieuse. L’artiste, intentionnellement mis en témoin de la foi, invoque des références textuelles et gestuelles qui traduisent des univers du cultuel musulman. La mobilisation de citations, de traditions prophétiques et des allusions à des versets du Coran, autant que des objets tels que les chapelets, les tenues vestimentaires des cultures musulmanes traditionnelles, la symbolique du choix des lieux et les mouvements du corps participent ainsi d’une réappropriation des univers de pratiques musulmanes des pays d’origine ou de pratiques déterritorialisées, qui sont dès lors injectées dans une orientation scénique « glocale »17. 17 Le terme étant entendu, ici, comme une réappropriation des productions culturelles globales par les artistes européens. Ces divers flux culturels et artistiques s’interpénétrant naturellement aux diverses expressions locales, tout en offrant une sonorité originale. 22 Nous axerons notre thèse sur cet aspect des négociations de pluralités identitaires des individus, ainsi que des élaborations normatives en cours dans les pratiques musicales où interfère de plus en plus la présence de leaders religieux. En effet, compte tenu de la normativité religieuse et des publics touchés par les artistes, des figures de leaders religieux (individuels ou associatifs) se manifestent. Ces leaders légitiment à la fois la production sur le plan de la référence islamique, et ils utilisent quelquefois la production comme véhicule d’islamisation, voire de protection des mœurs musulmanes. A ce propos, le cas de la nouvelle chaîne musicale musulmane satellitaire arabe « 4Shabab »18 est en ce sens très parlant. Un ensemble d’auditeurs, potentiellement des « fans » (Morin 1957), collaborent par la nature de leur consommation à la pérennité de ses expressions, ainsi qu’aux présences de voix religieuses. Toutefois, notre recherche ne portera pas sur ces derniers. Parce que l’objet de la thèse se concentre sur les fluctuations intra-individuelles, où les pluralités identitaires se rencontrent voire s’excluent lors des constructions de carrière des artistes, des succès et des modalités de la production. Avec les producteurs, c’est-à-dire des musulmans assumant le choix d’être identifiés dans le champ de la controverse religieuse, nous sommes au plus près de l’analyse des interférences ou des interconnexions entre la religion, la culture des origines, l’art contemporain, les influences musicales mondiales et les rapports à la présence de voix religieuses en Europe, intellectuelles ou populaires. La focalisation sur l’expression artistique de musulmans, en contexte européen, permet d’indiquer des transformations notoires d’une présence religieuse dans un espace où ils sont démographiquement minoritaires. Notre échantillon rend ainsi compte de subjectivités musulmanes contemporaines, sur une séquence temporelle de trois décennies. Ces profils issus du monde musical mobilisent depuis une vingtaine d’années des répertoires musicaux qui n’ont pas effacé la visibilité scénique ou sémantique de leur appartenance à l’islam. La production de sensibilités et de goûts, sise sur un terrain religieux sensible, nous éclaire sur les structurations identitaires d’une jeunesse majoritairement issue des migrations économiques ou des conversions. Les producteurs de musiques et de chants se construisent dans une quotidienneté faite d’intersections entre différentes références elles-mêmes soumises à des transformations : la société et les cultures, les comportements et les constructions identitaires musulmanes, le 18 Cf. http://4shbab.tv/, Consulté le 3 avril 2010. 23 poids des influences nouvelles des musulmans sur le champ artistique européen et celui de la norme et de la morale islamique jouent pour beaucoup dans l’orientation artistique et dans le choix de carrière des artistes. Les artistes musulmans européens analysés ici ont pu sans conteste se qualifier et s’ériger au niveau artistique et ainsi toucher un public très localisé ou une audience internationale. Dans de nombreux cas, la musique sert même de propulseur à l’affirmation de l’identité religieuse de jeunes artistes francophones et anglophones. Ces figures musicales de l’islam contemporain en Europe sont représentées, au travers d’une variété des profils et d’une présence musicale au succès confirmé qui dépasse le cadre des seuls récepteurs musulmans. Le terrain musical concerne principalement des répertoires de musiques urbaines, mais aussi des musiques traditionnelles et religieuses. Ces dernières s’associent parfois, en contexte européen, aux musiques sacrées des traditions chrétiennes, juives ou bouddhistes. Des festivals interreligieux ou inter-convictionnels affichent toujours un groupe, une voix ou un musicien musulman. Notons que la notion même de musique sacrée est très discutable en islam, en ce sens que la séparation entre sacré et profane n’est pas pertinente. La dualité (sacré/profane) se dilue dans un schéma unitarien où s’interpénètrent les genres musicaux et les répertoires. C’est parce que la musique arabe a été propice au soufisme, confiait Cheikh Ahmed at-Tunî (né en 1932), célèbre chanteur soufi de Haute-Egypte, qu’elle a été au cœur de la mystique et des rituels confrériques19. Il y a des conventions qui donnent un caractère sacré aux expressions, mais celles-ci restent difficilement limitées aux seuls aspects de la pratique rituelle. La calligraphie arabe, développée comme art de l’écriture et de l’ornement, a longtemps été associée au sacré (par le texte coranique), avant de devenir une expression prise pour son aspect purement esthétique20. Même les musiques soufies ou le Nashîd21 (chant islamique dans son acceptation contemporaine) sortent du cadre des musiques liturgiques, sacrées ou religieuses. La musique, la danse et le chant soufis qui ont longtemps été caractérisés par le sacré, non seulement du fait du contenu des chants en provenance de grands maîtres soufis, mais aussi en raison de leur rattachement exclusif à la ritualité des pratiques confrériques, ont muté, pour devenir, 19 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=MwWoMYBa1_c, Consulté le 12 mars 2010. Telle que sur les surfaces d’immeubles des pays du Golfe ou sur les robes de mannequins lors de défilés de mode. 21 Le Nashîd qui signifie littéralement l’Hymne ou la scansion est un chant islamique qui trouve ses racines dans les compositions musulmanes produites depuis des siècles, mais dont la forme particulière mise en avant dans le monde contemporain est fort actuelle et se veut généralement une voix sculptée par le normatif religieux. 20 24 tardivement, un divertissement en faveur des grands publics. La sacralité du répertoire, démocratisée aux consommations globales, a ainsi perdu le sens de la liturgie confrérique stricte, pour devenir une voix de la spiritualité musulmane connectée aux contextes de la mondialisation (World Music). Parallèlement aux Spirituals ou aux Gospels, auxquels on associe parfois le chant 22 soufi , c’est de la Pop Louange chrétienne que le Nashîd se rapproche le plus. Une musique qui chante la gloire de Dieu devant des auditoires de jeunes prend la proportion d’un revival (un renouveau) religieux autant qu’une revitalisation des répertoires classifiés généralement dans le Has been. Des supports musicaux peuvent donc servir à chanter le sacré, sans pour autant conduire à une sacralisation des répertoires. Les artistes musulmans sont également amenés à élaborer une approche discursive de l’islam. Ils en parlent en toute subjectivité ou en faisant référence à des lectures classiques ou à des intellectuels contemporains. Ce parler de l’islam se densifie par une mobilisation du religieux, qui s’exprime sur différents supports (cassettes audio-phoniques, sermons du vendredi, échange avec un ami jugé instruit sur la religion) et à des degrés divers (suivi d’une formation religieuse, débat à la fin d’un concert, repas lors d’une fête familiale). La transversalité de ces manifestations de l’islam montre un souci porté sur l’image de l’islam en Europe, au point que la représentation de l’islam constitue un idéaltype du champ musical musulman. La musique traditionnelle musulmane, celle spécifiquement islamique et le rap sont les principales disciplines investies par les musulmans européens. L’ensemble de ces disciplines traduit aujourd’hui des formes de spiritualité qui s’incarnent dans la voix et le corps et qui s’offrent au marché religieux ou au marché culturel des pays européens. Il s’agira d’expliciter pourquoi les artistes musulmans se retrouvent principalement investis dans certaines disciplines musicales, et aussi de comprendre l’impact que peut jouer leur présence dans des disciplines où ils dominent aujourd’hui. Le rap est à cet égard un exemple important. Il sera aussi question de traduire une expression dominante de l’identité musulmane au sein de chacune des disciplines. Nous montrerons qu’il existe encore un certain hermétisme entre les frontières linguistiques francophone et anglophone. Ce qui contribue à mettre au jour des identités bien différentes des artistes investis dans les mêmes disciplines. Nous tenterons de dégager un habitus des artistes propre à chaque discipline musicale. 22 Au point d’en faire des rencontres scéniques en fusion. La célèbre scène où le chanteur soufi de Qawalî indopakistanais s’exprime aux côtés de grandes voix du Gospel américain en est un exemple. 25 La production artistique de musulmans impliqués dans une discipline urbaine ou dans un répertoire de chant religieux/soufis en Europe, commencée dans les années 1980, n’est désormais plus le fait de quelques cas isolés. Elle alimente un large tissu social. Outre les chercheurs, ce phénomène intéresse de plus en plus les médias : « Depuis quelques années, fleurissent un peu partout des groupes de jeunes musiciens qui veulent chanter leur foi. En milieux chrétiens, c’est plutôt le rock qui semble avoir la cote mais chez les musulmans ce sont les sonorités plus urbaines qui ont le vent en poupe. Phénomène longtemps marginal, la conversion religieuse d’artistes connaît ces derniers temps un regain d’intensité… Par une certaine ironie de l’histoire, le rock, qui était à ses débuts une sous-culture contestataire, se retrouve aujourd’hui au premier rang des défenseurs de la religion, elle-même sans doute l’une des institutions les plus conventionnelles qui soient… Témoin de cet état de fait, le gros document publié tout récemment par la conférence des évêques catholiques français sous le titre « Les Musiques actuelles chrétiennes ». Mais le paradoxe n’est peut-être qu’apparent car, au même moment, c’est à une véritable mini-vague de conversions à l’islam à laquelle on assiste actuellement du côté des expressions de la révolte urbaine que sont le rap, le slam et plus généralement toute la culture hip hop. C’est ainsi que la spectaculaire conversion de la rappeuse française Diam’s à l’automne dernier a suscité l’étonnement de beaucoup ; idem pour celle, toute récente, du rappeur et acteur belge James Deano. Plus connu et quant à lui converti au soufisme depuis déjà une dizaine d’années, le rappeur français Abd Al Malik présente sans doute un visage plus lisse et aujourd’hui presque institutionnalisé… »23. Il faut souligner que l’intérêt pour cette interférence du religieux dans le musical est attisé par la polémique quant aux choix ou aux déclarations des artistes musulmans. Nous l’avons dit, le cas de Diam’s, chanteuse convertie et voilée, est caractéristique. Mais il y a aussi celle du leader d’un groupe de rap français Sexion d’assaut, confessant lors d’une interview de virulents propos homophones : « Publiée en juin, passée inaperçue au départ mais relayée aujourd'hui, l'interview du groupe de rap Sexion D'Assaut fait polémique depuis le milieu de la semaine sur Internet. Un membre de Sexion D'Assaut, Lefa, déclare : « Pendant un temps, on a beaucoup attaqué les homosexuels parce qu'on est homophobe à 100% et qu'on l'assume. Mais on nous a fait beaucoup de réflexions et on s'est dit qu'il était mieux de ne plus trop en parler parce que ça pouvait nous porter préjudice (...) Imagine, il y a même des gays qui viennent nous voir ! On ne peut donc pas se permettre de dire ouvertement que pour nous, le fait d'être homosexuel est une déviance qui n'est pas tolérable. » Quand la journaliste s'étonne de tels propos, il poursuit : « C'est un phénomène de mode qui nous dépasse et on ne comprend absolument pas que le mariage gay et l'adoption pour les gays soient acceptés dans certains pays ! Mais on est des gens très tolérants, on est croyants et même Dieu a envoyé un prophète chez des gays pour les rappeler à l'Islam et leur pardonner leurs pêchés. »24. 23 Texte d’annonce d’une émission radiophonique belge, « Et dieu dans tout ça ? ». Le magazine radiophonique des philosophies et des religions, diffusé sur les ondes de La Première (RTBF) consacrait, le 25 avril 2010, lors de sa 204ième édition dominicale, sa première partie de l’émission à la musique contemporaine et à la religion : « ‘Rock around the Gods’ - Religion et musiques actuelles ». Cf. http://www.rtbf.be, Consulté le 27 avril 2010. 24 Cf. http://www.chartsinfrance.net/Sexion-D-Assaut/news-71026.html?p=10, Consulté le 3 août 2010. 26 Cette réalité médiatique plonge les artistes musulmans au cœur de la polémique et entraîne dans le sillage une mobilisation plus forte de leur identité religieuse. Beaucoup de rappeurs et chanteurs viennent ainsi en soutien ou condamnent des prises de position de l’un ou l’autre artiste. Le rappeur français Soprano, l’une des plus grosses ventes d’albums en France, s’est clairement montré hostile, lors de la promotion de son nouvel album, aux propos de Lefa de Sexion d’Assaut. Par ailleurs, le tissu social, qui sous-tend la production artistique, est habité par d’autres acteurs. Il y a, aux côtés des musiciens, des auteurs de textes, des chanteurs, des médiateurs qui soutiennent, produisent, gèrent et diffusent les contenus de la production. Ces coulisses de la pratique musicale musulmane, les encadrements amicaux et contractuels peuvent conceptuellement s’intégrer dans la notion du « Art World » de Becker (Becker, 1982). Le concept résume bien cette idée de monde clos réservé à l’art musical, mais le « champ » bourdieusien nous permet de lire, de manière sous-jacente, toute la fluctuation des « capitaux » qui se joue au sein de ce tissu social spécifique (Bourdieu, 1992). Cette structuration est aussi significative d’un sous-champ constitué en résistance face aux structures à vocation commerciale et qui tentent facilement les artistes isolés. Le champ bourdieusien est entendu comme un corps relativement autonome et emboîté dans l'espace social global. On le définit comme un microcosme structuré de positionnements idéologiques et religieux, voire esthétiques. Mais c’est aussi un réseau de relations objectives entre des « acteurs » ou des structures qui s'inter-définissent par la distribution inégale d’un patrimoine, ou bien, dans le champ artistique « musulman », à travers les labels, les maisons de productions, les salles de concerts, les festivals dans la communauté ou dans le champ religieux, par un capital de légitimité et d’argumentation religieuses. Une analyse par le champ nous indiquera aussi s’il existe une expression musulmane qui fait office de mouvement culturel religieux, à l’instar des mouvements chrétiens européens qui se réunissent dans de grandes manifestations culturelles annuelles. L’univers intérieur des sous-champs, les subjectivités de l’interrelationnel sont donc ici névralgiques pour la compréhension des us musicaux et pour une lecture complexe des polarités qui traversent le champ musical musulman. Le champ évolue ainsi, en plus des vecteurs artistiques et religieux, par le biais des rencontres humaines qui promeuvent un climat propice à l’évolution de la carrière de l’artiste ou, au contraire, génèrent des crispations et des tensions. 27 Ce type de rapports détermine une atmosphère de travail artistique où les collaborations se font par attraits et ruptures. Les tendances de la relation entre acteurs, qui fixent les trajectoires de construction de carrière au sein du champ musical musulman, oscillent entre incompréhension, confiance, division, centralisation des compétences sur soi25, concurrence, regard critique, recherche d’alternatives et développement classique de carrière. Nous ne pensons pas épuiser toute la notion de champ au travers de l’analyse, mais des facteurs contextuels, propres à la logique interne du champ musical musulman européen, soulèvent au moins quatre polarités majeures. Il y a tout d’abord la polarité sociale où s’imbriquent la dimension générationnelle, le rapport aux genres et le contexte socioéconomique des artistes. Vient ensuite le vecteur de l’authenticité, qui porte sur la dimension de l’identité religieuse, mobilisée comme facteur de véracité de l’engagement et de connexion avec le public. La notoriété, comme troisième vecteur, concerne la façon dont les artistes musulmans gèrent leur sortie de l’anonymat, voire leur succès, autant que les images médiatiques qui en découlent. Enfin, le vecteur de la diffusion touche aux manières dont les artistes entretiennent leur visibilité et les façons de s’offrir sur le marché communautaire ou au large public. L’ensemble de ces polarités met en relief l’existence d’un ciment identitaire qui fédère, ou qui confère sa cohérence au champ que nous avons construit. L’angle d’analyse des identités musulmanes, qui s’opère par le biais de la musique, semble nous révéler, de prime abord, une islamic way-of-life émanant d’un quotidien relativement complexe par rapport à la densité des informations qui en résultent. Ce canal artistique est aussi un indicateur significatif des transformations intrinsèques des aspects culturels musulmans et du rapport aux sources scripturaires (normatives et morales) musulmanes. Des pratiques et des références distinctes se retrouvent ainsi entremêlées aux trajectoires des artistes et à leur production. De plus, cet enchevêtrement de pratiques et de références nous annonce comment se pratiquent les constructions identitaires au cœur du sensible, de l’esthétique, de l’art et 25 Cette préoccupation d’une prise en charge globale de soi dans la construction de sa carrière est au cœur des débats de l’artiste et la pomme de discorde de la plupart des échanges. Les questions de mauvaises représentations, celles des monopolisateurs de groupes ou d’individus, phagocytant les opportunités, les tensions managériales et artistiques minent un certain nombre de dynamiques artistiques qui provoquent la prise en charge totale de soi. La mise en évidence, par l’optimisation des ventes d’albums et par des propositions de scènes, pousse ainsi des chanteurs et des musiciens à la polyvalence et au développement d’une maîtrise dans le domaine du marketing. Scruter les délais d’introduction de demandes pour des participations à des festivals, miser le tout sur l’image (affiches et clips) pour séduire le public, élaborer un carnet d’adresses qui permette de gagner des relais majeurs et donc de l’argent, tabler au maximum sur la notoriété populaire telle que peut le permettre Internet, tels sont les principaux chantiers mis en œuvre pour assurer une survie dans le milieu musical, quand on prétend à la construction d’une carrière solitaire. 28 comment, surtout, l’islam européen s’aménage dans les voix d’une jeunesse artistique qui bénéficie parfois d’une capacité de diffusion et donc de réception majeure. On peut aussi postuler que ces expressions qui, par ailleurs, commencent à peine à questionner les chercheurs, les médias et les maisons de production, relèveraient d’une expression musulmane « avant-gardiste ». Ceci, tant dans la manière de se chercher, de se dire que dans la manière de se construire en postmodernité (Buch 2006, Duchesneau 1997, Taylor 2005). Compte tenu de ce qui a été évoqué jusqu’ici, la thèse, qui vise à analyser l’expression musicale des musulmans d’Europe comme référentiel identitaire renouvelé, se centrera sur deux angles problématiques majeurs. L’un vise à cerner l’univers de sens mobilisé comme support des nouvelles constructions identitaires, l’autre tend à mettre au jour dans son ensemble cette production musicale, pour en saisir la portée sur la scène sociale des musulmans européens. Le point de départ est la prise en compte des artistes en tant que figures emblématiques, en raison notamment de l’écho de leurs productions musicales auprès des populations musulmanes (voire d’un auditoire plus large) et en particulier des jeunes. On peut parler d’identités musulmanes individualisées et complexifiées par la diversité des trajectoires et des contextes culturels de provenance, les parcours sociaux des individus ainsi que le rapport au religieux et aux discours islamiques. Il s’agira de distinguer, dans cette complexité, les rapports aux discours islamiques contemporains, les transformations du quotidien des familles musulmanes au sein de la société, elle-même en changement, et le passage de vagues culturelles à de nouvelles, par les modes musicales notamment. Des facteurs plus médiatiques et politiques sont aussi à prendre en compte dans une partie de l’analyse. Les interactions culturelles, religieuses et artistiques entre le local et le global jouent aussi un rôle de plus en plus manifeste. Cette complexité aspire à démontrer que le parcours des artistes musulmans et leur manière de dire leur appartenance à l’islam sont caractéristiques d’une nouvelle ère dans l’affirmation de soi. Les répertoires musicaux ont pour la plupart des références au-delà des frontières nationales, voire européennes, et les influences multiples, les canaux de consommation du religieux se densifient et offrent à l’artiste un choix plus important dans son parcours religieux. La culture du monde musulman envahit les écrans et ouvre la voie à une enculturation mondialisée26. 26 La connexion à des réseaux multiples et à diverses échelles (par le biais d’Internet) participe à la manière dont l’islam est présent aujourd’hui dans le champ culturel, mais aussi à la façon dont l’islam est culturalisé localement (vague des modes) et mondialement (effets de la parabole). Il s’agit de montrer que les artistes musulmans ne sont pas hermétiques à ces connexions et qu’elles participent à l’élaboration d’un champ artistique musulman mondial, où l’islam européen tient, grâce à certaines figures emblématiques, un rôle important. 29 PARTIE I. La problématisation du fait musical musulman en Europe Introduction La recherche sur le quotidien des musulmans européens a souvent confondu des adhésions, des pratiques, des modes de vie issus de traditions et de coutumes, en provenance de zones rurales marocaines ou turques par exemple, avec des pratiques religieuses « musulmanes », entendues au sens cultuel, normatif, éthique et moral. Ces approches, étant parfois teintées de culturalisme, faisaient référence à des traits culturels considérés presque comme immuables. A partir des années quatre-vingt, ont été analysées, non sans difficulté scientifique (Dassetto 1996), les questions liées à l’intégration de ces populations originaires de pays musulmans. Plus spécifiquement, en ce qui concerne les migrations, il est apparu que leur présence en Europe se manifestait, entre autres, à travers la mobilisation de pratiques, d’institutions et de représentations qui explicitaient la dimension religieuse. Notons que la médiatisation des violences internationales, les enjeux politiques associés à l’islam, les crispations autour d’interminables débats comme ceux des caricatures notamment, autant que la prépondérance des interprétations politologiques relatives à la présence musulmane, qui privilégient les clés de lecture en termes d’intérêts et d’idéologies, ont quelque peu occulté l’observation et l’analyse des pratiques sociales quotidiennes des musulmans. Pour l’une ou l’autre de ces raisons, ont été peu explorées les lentes mutations culturelles et cultuelles des intimités qui s’opèrent dans le chef des musulmans européens. Cette transformation du vécu devient manifeste à plus d’un titre. Il apparaît, d’une part, la distinction qui peut s’opérer entre l’identité musulmane comme fait hérité d’un certain univers culturel où elle était greffée et cette même identité comme fait subjectivement approprié en tant qu’ « être musulman européen ». D’autre part, au cœur de cette identité musulmane s’opère une distinction, qui n’est pas une séparation mais constitue une réinvention, entre une référence identitaire à une culture ou à une civilisation et une référence identitaire au fait religieux. Les musulmans européens sont confrontés à cette distinction entre les sphères, laquelle s’avère caractéristique de l’évolution religieuse dans la modernité (Bellah 1976, Parsons 1960, Tiryakian 1963). Ils peuvent d’ailleurs s’y confronter aussi à partir de la jurisprudence 30 musulmane classique, qui distinguait le domaine du culte de ce qui appartient à l’univers social. La sociologie et l’anthropologie des religions ont contribué à éclairer la question des identités et des appartenances, en montrant la place spécifique qu’occupe la dimension religieuse dans la construction des appartenances (Cesari 1998, Charnay 1977, Dassetto 1996, Dassetto 2004). Autrement dit, il a été mis en évidence le fait que des acteurs et des groupes mobilisent des référentiels qui trouvent leur source dans la révélation coranique et dans les traditions prophétiques au nom de leur foi, et dans l’univers de sens, dans le système normatif, dans les gestes rituels et les actions qui en découlent. Comme nous le verrons plus longuement, en parlant d’ « identité musulmane », il importe d’emblée de distinguer différentes facettes. Il y a une facette qui fait référence aux traditions culturelles, ethnoculturelles de l’ailleurs ou métissées : ce sont des traditions héritées d’une mémoire de l’immigration, de la tradition ethnique, nationale ou locale des pays d’origine et qui se perpétuent, tout en se transformant à travers des fêtes et cérémonies. Une tradition importée donc, au travers des us et des productions culturelles qui se manifestent en Europe. Elle est éventuellement réadaptée aux mœurs du pays d’arrivée, ou bien donne lieu à un véritable métissage culturel. Dans les cultures marocaines traditionnelles, par exemple, les cérémonies de mariage sont rythmées par une sonorité vocale et musicale qui répond, en fonction des régions, à un rite de passage fortement codifié. La structure musicale trouve ainsi son sens par la ritualité. En Europe, cette fonction de la musique va, au gré du relais générationnel, considérablement changer. Elle répond aujourd’hui aux standards des auditeurs-invités en devenant une musique de divertissement, de bruit de fond. Un purisme plutôt exotique reste toutefois réservé à la cérémonie du henné, laquelle cristallise le passage du célibat au nouveau statut de marié(e). Cette dimension très locale est à différencier d’une dimension relevant de la culture musulmane : on épinglera dans cette classification, de manière très large dans les expressions contemporaines, l’art des miniatures classiques (timourides, persanes, …) auquel font écho quelques conservateurs de l’enluminure. On la retrouve aussi, sous une tout autre forme, au travers des dessins de comics qui convoquent l’aspect civilisationnel et religieux de l’islam tels que « The 99 »27 ou les bandes 27 Créé par le koweitien Naif al-Mutawa. 31 dessinées de Youssef Seddik28 ou du belgo-syrien Ahmed Mahfoud29. Mais il y a aussi la calligraphie, forgée par la tradition de l’écriture du Coran, et qui est devenue une des formes esthétiques majeures de la civilisation musulmane, tant dans l’écrit que dans l’ornement. Cet art continue d’être aujourd’hui une expression culturelle artistique contemporaine avec ses écoles et innovateurs en la matière : le calli-graffiti ou la Urban Islamic Art en GrandeBretagne, la Hurufiyah d’Irak, Massoudy en France, etc. Certains traits architecturaux musulmans, qui traversent l’ensemble des faits culturels des sociétés musulmanes, sont désormais exploités et assimilés aux regards du design contemporain (Dubaï) et parfois aux projets d’architecture écologique. Mais il y a surtout, pour le terrain nous concernant, l’art vocal et musical des confréries ou le Tarab arabo-andalou30 et ses Noubas31, qui sont désormais revisités et stylistiquement hybridés. Des chanteurs de répertoires classiques se mêlent alors aux voix grégoriennes d’église (Les Beaux-arts de Bruxelles, programmation 2008) ou du Ney des derviches tourneurs qui rencontrent les instruments de jazz (Festival de Jazz de Montréal). Ces musiques ont acquis un statut de répertoires « classiques » et sont de plus en plus mobilisées dans les musiques d’artistes musulmans européens. Manza, rappeur et slammeur belge a, dans un morceau intitulé « prendre le large », posé son texte en rimes sur un fond de cithare sur table et de luth arabe ; la musique jouée est, successivement, celle des quatre grands classiques de la musique arabe contemporaine : Farîd al-Atrach, ‘Abdelhalîm Hâfidh, Umm Kalthûm et Muhammad ‘Abd al-Wahhâb. Enfin, ces expressions peuvent se spécifier, en étant investies de manière plus ou moins explicite de significations religieuses (norme, éthique, symbole, …). Nous parlerons dans ce cas d’une expression coiffée de l’épithète « islamique ». C’est dans ce champ qu’apparaissent des rythmiques musicales islamiquement identifiables, dans des mariages dits « islamiques », par exemple, où la place est donnée aux chants en provenance du Nashîd. La cérémonie s’ouvre et se clôture par une lecture coranique, la danse y est absente, et la retenue un modus vivendi à peine contraignant. Il s’en dégage une conservation de la « musicalité de fonction » mais pour des raisons de mœurs et d’éthique musulmane. 28 La série qui relate les histoires du Coran : « Si le Coran m’était conté ». Les dessins dans la revue belge des années quatre-vingt « Soumaya », les bandes dessinées telles que « Le chemin de la foi », « Les aventures de Joha », ou bien encore la série sur les récits du Coran. 30 Le terme de Tarab est traduisible par une mis en état extatique à l’écoute de la musique. Il s’agit d’une jouissance particulière ressentie au moment d’un jeu musical. La musique arabo-andalouse élaborée comme musique savante a la particularité de provoquer ce ressenti. C’est ainsi que ce répertoire est jugé comme étant potentiellement capable de provoquer cet extatique musical. 31 La Nouba est un terme qui signifie le tour. Cela désigne dans la musique andalouse une suite musicale. Ainsi, l’ensemble du répertoire Andalusî est composé de 24 noubas. 29 32 Dans les années 1990, une phase de labellisation de la culture par le religieux se renforcera en Europe. Cette vague d’identification saillant par le caractère islamique s’exprime par le chant « islamique », le rap « islamique », la pop « islamique », le vêtement « islamique », le théâtre « islamique », le foulard ou le maillot de bain « islamique », ou bien la destination de vacances « islamique ». Avec le temps, le concept de culture « islamique » va se complexifier. Il troque depuis une dizaine d’années son aspect normatif pour une composante religieuse plutôt symbolique. Les restaurations rapides ou cuisines du monde « hallal » voire « bio-hallal » (Osmose), les lignes de vêtements pour femmes en foulard de grande marque, les tenues de sport avec des logos représentant les positions de la prière ou les salles de sport bien équipées mais non-mixtes (Saouli, Muslim by Nature, Dawahwear, Oummagym), restent autant d’expressions où l’aspect religieux est un facteur d’orientation et d’identification ; mais le message a changé et le public ciblé n’est plus uniquement le communautaire. Entre les dimensions de tradition culturelle de l’ailleurs, métissée ou non, la dimension culturelle et civilisationnelle musulmane et la dimension islamique, les frontières sont poreuses, les interpénétrations sont multiples. Cependant, observons dans les discours contemporains de musulmans européens la mobilisation des référentiels islamiques comme ressource de sens et comme mode d’expression de ce dernier. Chapitre 1. Emergence progressive d’une identité islamique européenne Dans l’ambiance générale de ré-identification religieuse des musulmans, des jeunes, à l’origine, ont exprimé leur identité musicale en évoquant quelquefois aussi des référentiels religieux. Une vague de musique teintée de l’identité musulmane de l’artiste, voire clairement conçue comme répertoire islamique, se manifeste. Ce phénomène croissant et qui fait désormais la une de la presse people et culturelle se réalise, en bonne partie, bien que non exclusivement, en dehors de tout contexte rituel. La musique traditionnelle musulmane, celle spécifiquement islamique, le rap et de plus en plus le R&B, la Pop et le reggae sont les principaux genres musicaux investis par les musulmans européens. L’ensemble de ces genres traduit actuellement des formes identitaires de spiritualité, de religiosité et de cultures musulmanes qui s’incarnent dans la pratique musicale et qui s’ouvrent au marché religieux ou au marché culturel des pays européens. 33 Notre analyse du phénomène ne concerne donc pas un objet d’étude isolé, au cœur d’une communauté religieuse démographiquement minoritaire en Europe. Ces artistes musulmans, aux parcours singuliers, bénéficient, en effet, d’une audience qui, pour certains, dépasse largement le seul public de la communauté musulmane. 1. Musique, jeunesse et identité religieuse La référence explicite à l’islam est un phénomène qui colore ainsi, depuis une dizaine d’années maintenant, la plupart des musiques contemporaines en Europe, qu’elles soient issues de répertoires traditionnels musulmans ou originellement occidentaux et urbains. Alain Lapiower, acteur associatif belge et observateur du mouvement Hip-hop belge depuis ses débuts, s’apercevait, déjà en 1997, que le facteur de la religion pèserait entre autres sur l’avenir du rap en Belgique. Il précisait d’abord que le rap de l’époque était ethniquement dominé par de jeunes belges issus de l’immigration maghrébine. Il avançait ensuite : « En Europe occidentale, la religion n’occupe d’ordinaire que peu de place dans les cultures jeunes, irrévérencieuses et païennes par essence. Mais les temps ont changé en matière de religion. Dans les préceptes énoncés par la charte de la Nation Zulu, il est dit que le B. boy respecte et accepte les croyances, toutes les croyances, sous-entendant que croire est salvateur, quitte à croire à toutes les religions à la fois (nous croyons à la Bible et au glorieux Coran, dit la charte de la Zulu).» (Lapiower, 1997 : 269). L’auteur précisera que la présence du religieux dans l’expression musicale n’est toutefois pas généralisable à tous les groupes : « Si dans le quotidien commun du mouve32 la religion est quasi absente des discours et des préoccupations, il n’en va pas de même pour tous les posses33. Quelques groupes à prédominance maghrébine mettent en avant leurs affinités de philosophie et de culte […] » (Lapiower, 1997 : 269). Les exemples d’affirmation ou de manifestation de soi fusent, surtout depuis les événements du 11 septembre 2001. Les regards portés sur ces expériences sonores nouvelles suscitent même une grande polémique, y compris parmi les consommateurs musulmans. Les questions sur les formes, les intentions de ces productions et leur pertinence sont avancées. Certains artistes se sont même constitué une identité musicale à partir d’une identité exclusivement religieuse. 32 33 C’est-à-dire le mouvement Hip Hop. Signifiant les groupes ou les collectifs. 34 L’ex-rappeur d’origine martiniquaise, Fabe34 (né en 1971), converti à l’islam35, l’une des plumes les plus respectées du rap français, commentait la production d’un rap qualifié de musulman, et produit par deux jeunes montpelliérains, soutenus par la maison d’édition lyonnaise Tawhid36, en ces termes : « […] ce genre d’initiatives peut être un bien, même à plus grande échelle. Mais elles doivent être encadrées par des gens compétents. Ceux qui décident de s’y lancer doivent être consciencieux et faire un gros effort sur eux-mêmes, apprendre beaucoup afin d’être efficaces et d’éviter au maximum les travers du monde de la musique. »37 (Lazrak, 2003). L’artiste retraité conclura toutefois que : « ‘Rap musulman’ ça me fait penser à ‘foulard Islamique’… Le musulman ce n’est ni le moyen d’expression, ni le morceau de tissu, c’est celui (ou celle) qui leur donne une autre valeur. Disons que c’est un CD de rap qui retranscrit la façon de penser et de vivre de deux musulmans… »38. Faouzi Essadani, ex-rappeur des années 1990 au sein du groupe bruxellois UTK (Use the Key), déclarait sur une émission locale belge, Télé Bruxelles, que : « La religion est importante dans le rap, c’est la base de mon éducation, elle implique le respect d’autrui, l’instruction, le respect de la famille, des parents, du voisin, … » (Lapiower, 1997 : 269). Dans un tout autre répertoire musical, on pouvait lire sur un blog consacré à la musique arabe le commentaire de son gestionnaire, posté le 11 septembre 2008, à propos des expressions musicales européennes, telles que le chant islamique (Nashîd) : « Je dois féliciter les frères pour leur excellent travail musical au service du Divin. C'est un parfait exemple d'une modernité dans l'expression musicale qui se répand notamment par Sami Yusuf, le Silence des Mosquées et laisse présager une prochaine génération de musulmans qui exprimeront leurs croyances dans leur art. »39. L’auteur notera un peu plus loin, à propos d’un groupe allemand de chants religieux nommé COTU (Companions of True Unity) dont la chanson portait sur le Ramadan que : « Ce groupe apparaît comme un nouveau phénomène de l'Islam qui chante la Spiritualité et la Fidélité à Allah dans plusieurs styles musicaux (musique arabe, rap, pop) et dans plusieurs langues (turc, arabe, allemand, anglais). »40. Nous sommes alors face à des expressions jeunes qui, de manière sous-jacente, développent une expression enracinée dans la religion, et promouvant la pratique religieuse, 34 Le diminutif de Fabrice, le prénom civil de l’artiste. En 2000, il met fin à sa carrière, quitte la France où il est né et s’installe au Canada où il approfondit son apprentissage de la religion. 36 Cf. Site officiel de Tawhid : http://www.islam-france.com/, Consulté le 8 novembre 2009. 37 Cf. http://www.saphirnews.com/Le-rap-musulman-debarque_a470.html, Consulté le 9 novembre 2009. 38 Ibid. 39 Cf. http://musique.arabe.over-blog.com/article-22727734-6.html, consulté le 15 novembre 2009. 40 Ibid. 35 35 par la spiritualité, par la mise en avant de la civilisation et des cultures musulmanes, autant que par la moralisation. Nous ne pouvons toutefois pas enfermer les expressions d’artistes musulmans, qui mobilisent partiellement leur identité religieuse, dans des productions exclusivement religieuses. Bien que certains artistes tels que Médine, rappeur havrais, développent une apparence scénique et textuelle marquée par l’islam, les expressions restent variées et les artistes euxmêmes refusent les enfermements. Dans un documentaire français de la réalisatrice Keira Maameri paru au printemps 2010, et pour lequel nous avons collaboré comme consultant, Médine s’expliquait en ce sens : « Tous les gens qui veulent faire croire que … Médine parle de foi, que c'est un prosélyte, etc., … c'est des gens qui n'ont totalement pas écouté un seul de mes albums. J'arrive avec un morceau qui s'appelle "Don't Panik", … qui vise à rassembler les communautés, qui dénonce des discriminations que vivent les jeunes de quartiers, les prolétaires, les africains, les musulmans et qu'est ce qu'on retient ? Les musulmans. C'est tout ce qu'on retient »41. La nuance voulue par l’artiste est un refus de l’essentialisation de son identité religieuse dans la production. La musique peut donc être le fait de musulmans (qui s’identifient comme tels, ou non), ou bien se teinter de musulmanité (où transparaît le vécu religieux de l’artiste), ou même s’avérer intrinsèquement islamique et être qualifiée de la sorte. 1.1 Entre les « douces » présences pionnières de l’islam et les expressions nouvelles Même si elle y est très caractéristique, la récente affirmation musulmane n’est pas particulière à la musique. Une visibilité progressive et hétérogène a posé les jalons d’une présence musulmane dans la culture européenne. Différentes disciplines de la culture et de l’art en Europe se trouvent investies par des musulmans ou des artistes d’origine ethnomusulmane. Le londonien Ahmed Moustafa42 (né à Alexandrie en 1943) dans l’art figuratif43, le chorégraphe marseillais de danse contemporaine de renommée planétaire Maurice Jean- 41 Cf. Keira Maameri, « Don’t Panik », Derniers de la classe Production, 2010. On peut lire sur le site de l’artiste que ce dernier a été initié « aux arts figuratifs dans la tradition néoclassique européenne, et puisant au départ principalement son inspiration chez les maîtres de la Renaissance, il redécouvre par la suite ses racines islamiques. Depuis lors, il se consacre presque exclusivement à la réalisation de compositions abstraites inspirées des textes du Saint Coran. Il a créé un vocabulaire visuel d'une richesse étonnante grâce à la fusion innovatrice de ses talents de peintre et de maître calligraphe issu de la tradition calligraphique de l'Islam. ». Cf. http://www.thecubeofcubes.com/artist/artist_fr.html, Consulté le 22 avril 2010. 42 36 Berger alias Maurice Béjart44 (1927-2007), les littéraires Sir Ahmed Salman Rushdie45 (né à Bombay en 1947) et Tahar Benjelloun46 (né à Fès en 1944) au « Prix Goncourt » (1987), l’humoriste et producteur franco-marocain Djamel Debbouze (né en 1975 à Paris)47, le jeune réalisateur belgo-marocain Nourdinne Zerrad48 (né en 1978) participent de la densité et de la complexité des profils musulmans de la scène culturelle européenne, autant que de la normalisation de leur présence dans les médias49. La visibilité religieuse passe par une présence de fait de l’identité religieuse de l’artiste. Ce dernier s’affiche scéniquement sans nécessairement rompre avec son appartenance à l’islam ou articule plus explicitement la revendication du religieux par la musique : « Muslim United : Din as way of life » est le slogan d’une ligne de vêtements promue par de jeunes rappeurs du collectif « Ultime Espoir »50. Ce concept apparaît dans tous leurs clips et s’avère significatif de la nature même des contenus de leurs chansons. La singularité des parcours musulmans démontre les contrastes identitaires entre artistes, autant que les différentes manifestations d’appartenance à l’islam. Par ailleurs, la forte densité numérique de musulmans dans l’un ou l’autre répertoire musical, exception faite des musiques religieuses, complexifie le rapport à la notion de 43 Cet artiste a également collaboré avec le British Museum. La Reine Elisabeth II d’Angleterre lui a même passé une commande pour une de ses œuvres, dont le but consistait à offrir un cadeau officiel consacré aux 50 ans de l’indépendance du Pakistan. 44 Converti en 1973 à l’islam chiite, Béjart, fils du philosophe Gaston Berger, a toujours refusé les ruptures avec son éducation religieuse de base ou avec d’autres rencontres philosophiques : « Rencontrer l'islam ne m'a pas une seconde détourné de mon enfance catholique, ne m'a pas empêché d'être un fervent adepte du bouddhisme et ne m'a pas fait perdre l'amour d'autres merveilles de l'esprit. Je vois mon cheminement spirituel comme une grande continuité », Cf. http://www.lalibre.be/culture/scenes/article/384941/maurice-bejart-mystique-converti-al-islam-par-soif-de-spiritualite.html, Consulté le 18 avril 2010. 45 L’auteur de « The Satanic Verses » (1988) avait été condamné à mort pour blasphème envers l’islam, selon la Fatwa de l’Imam Khomeyni. Les commentaires de journalistes de l’époque sont abondamment revenus sur ses origines musulmanes dans l’analyse de l’appel iranien au meurtre : « lui même d’origine musulmane, ce qui aggraverait son cas ». Cf. http://www.ina.fr/dossier/voir/id_dossier/363, Consulté le 23 décembre 2008. 46 Cf. http://www.taharbenjelloun.org, Consulté de 23 décembre 2008. 47 Debbouze est l’une des personnalités préférées des français et l’un des acteurs les plus chers du cinéma en France. L’artiste est aujourd’hui considéré comme un propulseur de talents avec son émission « Jamel Comedy Club » (http://www.jamelcomedieclub.com/, consulté le 25 avril 2009), diffusée tous les samedis de l’été sur la chaîne télévisée Canal+ depuis juillet 2006. Jamel Debbouze est un producteur cinématographique ouvrant sur des thèmes liés à l’immigration, à la présence de tirailleurs dans l’armée française, etc. 48 Cf. Le site de la maison de production de l’artiste : www.firefilms.be, Consulté le 12 juin 2009. 49 A la question postée sur le site du « Groupement pour le Droit des minorités » : « L'Islam présente-t-il un danger culturel ? », Philippe Arnaux, des Amis du Monde Diplomatique pour l’Indre-et-Saône, affirmait : « Actuellement, la culture "consommée" en Occident – arts de la vue, de l'ouïe ou littérature – est, pour l'essentiel, issue de ce même Occident (à l'instar du commerce européen, très majoritairement intra européen), en y incluant l'Amérique latine. Les seules cultures ayant pénétré de façon significative le monde occidental sont celle du Japon (sports de combat, cuisine, bonsaï, ikebana) et, plus, généralement, celles de l'Extrême-Orient (religions, médecine, techniques de méditation). À cet égard, l'apport du monde musulman ne tient pas la comparaison. Même les plus récents films à succès, actuellement, proviennent plus de l'ExtrêmeOrient que du monde musulman. Le rap ou le raï ne sont, à cet égard, que phénomènes marginaux.». Cf. http://gdm.eurominority.org/www/gdm/75-gdm.asp#6, Consulté le 26 février 2010. 50 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=tXcxE-SeNl8, Consulté le 12 juin 2009. 37 l’identitaire religieux. Dans le rap français, par exemple, l’impact de la présence musulmane est tel que l’identité même de la discipline se voit interrogée. Pour Lino, manager et principal organisateur d’événements de rap en Belgique, le phénomène d’islam dans le rap ne durera pas. Il classe le phénomène dans un effet de mode qui s’essoufflera. Nous pensons toutefois que le besoin de dire de l’identitaire par la musique est autant un besoin personnel, une représentation collective, qu’une opportunité médiatique de modèles européens de l’islam. Les intérêts établissent structurellement des expressions d’un soi religieux et ce sont plutôt les manières de le dire qui s’inscrivent dans des modes. Cette musique urbaine, née dans les faubourgs new-yorkais, est de nature contestataire et elle a plus été portée par la dénonciation des situations sociales et raciales que par une présence religieuse (quoique de nombreux pionniers américains revendiquent un ancrage à l’islam par le biais de la Nation of Gods plus connue sous le nom des Five Percent et à la Nation of Islam). Arrivée en Europe, elle sera adoptée, selon les études sociologiques portant sur le rap, par une jeunesse issue de quartiers populaires. Le rap se distinguait par divers courants stylistiques, à partir des intentions de production de musiques et d’écritures. On balançait alors entre le rap commercial tel que proposé par Elie Yaffa alias Booba51 (1976) et le rap engagé défendu plutôt par José Kaminsky alias Rocé52 (1977). On peut avancer qu’un rééquilibrage s’établit depuis entre un rap areligieux et un rap à conscience musulmane. Cette nouvelle binarité semble même attiser la revendication religieuse ou philosophique des rappeurs non-musulmans, surtout les protestants. La production rapologique musulmane (c’est-à-dire aux contenus religieux) ou de musulmans n’est pas mise pour autant, ainsi que nous le verrons, hors des circuits de la commercialisation et des succès. Les chanteurs, rappeurs, slammeurs et producteurs de musiques, référant directement ou non à l’islam, se distinguent donc tant par l’importance numérique, la visibilité médiatique que par la notoriété effective. Ainsi, la mobilisation de références textuelles religieuses, orientant jusqu’au message d’une chanson, est significative d’une affirmation subjective de l’identitaire islamique. Cette saillance de l’appartenance à la religion transparaît naturellement dans des répertoires caractérisés religieusement, certes, mais également dans des courants artistiques accueillant le phénomène de la foi comme un élément inédit ; quoiqu’à la marge des pratiques musicales 51 52 Cf. http://www.boobalunatic.com/, Consulté le 1er octobre 2010. Cf. http://roce.ka.free.fr/, Consulté le 1er octobre 2010. 38 européennes, la musique Dub53 et le Heavy Metal54 ne soient pas épargnés par ce phénomène. Et ce, même lorsque ces musiques sont marquées par un héritage philosophique anarchiste et explicitement antireligieux quelquefois. Les musulmans s’impliquent donc profondément dans toutes les musiques et ne manquent pas de signifier d’une manière ou d’une autre leur ancrage identitaire religieux. Faire référence au religieux par le subversif (la nature de la discipline, le ton offensif lors de la prestation vocale, la provocation par des réappropriations de concepts hostiles à la religion ou à la société) est une des caractéristiques des orientations que prennent un certain nombre de voix musulmanes. L’identitaire musulman européen se construit au travers du filtre musical par bricolage, dans un climat tendu entre la société d’accueil et les prestataires de musique, mais aussi par une volonté de défense inconditionnelle de l’islam. L’identité rebelle est avant tout une identité incertaine, fragile et qui se dit pour se construire, se rassurer et interagir avec le monde. L’analyse des pratiques musicales et discursives constitue le plus pertinent des baromètres en matière de construction identitaire chez les musulmans européens. La divulgation des identités par l’esthétique et le sensible vient mettre en exergue le débat. 1.2 Identité d’une jeunesse musulmane globale et transnationalisme identitaire Le phénomène de la présence de l’islam dans la musique contemporaine est global et il ne se limite pas seulement à la géographie de notre recherche, centrée sur la Belgique, la France, la Grande Bretagne et accessoirement les Pays-Bas, la Suisse et l’Allemagne. L’expressivité musulmane gagne localement en légitimité revendicative à travers la circulation d’icônes mondiales et la fertilité de la production parvenant aux producteurs européens par les sites de partage de vidéos en ligne et les sites sociaux. Les cas du converti James Chambers alias Jimmy Cliff (né en 1948) pour le reggae, qui fut rebaptisé El Hadj Naïm Bachir55 ou le groupe Taqwacore56, pour la musique Punk dite « Punk Islam »57, ne sont plus isolés. 53 Musique originaire du reggae jamaïcain et spécifiée par des interventions techniques sur le son. On y rajoute notamment des textures musicales électroniques et une densification des effets de batteries et de basses. 54 Musique issue de l’univers du Rock et qui a pris une orientation musicale plus dure, accentuant les rythmiques et la présence instrumentale. Diverses catégories découlent de cette musique dont le Métal sataniste. Un marché alternatif de musiques Métal a émergé depuis quelques années dans le monde musulman (Levine, 2008). 55 Cf. http://www.jimmycliff.com/v-css/news/, Consulté le 12 mars 2009. 56 C’est le romancier Michael Muhammad Knight qui a inspiré le mouvement avec la publication de son livre « The Taqwacores » (Knight, 2004). 57 Cf. http://www.taqwacore.com/, Consulté le 27 juin 2008. 39 L’échelle internationale nous propose des identités musulmanes qui s’expriment et se construisent aussi par la contestation du référentiel religieux. L’équilibrisme entre l’identification de soi à partir de la foi et la critique de celle-ci caractérise une vague issue de la culture américaine. Les Etats-Unis étant avant-gardistes s’agissant de postures d’expressivité musulmane particulière, des voix musulmanes se promeuvent dans une certaine audace et extravagance. Ainsi, le romancier et nouvelliste Michael Muhammad Knight (né en 1977) décrit la personne du Prophète Muhammad comme un “Punk Rocker”58 : “All the people in Mecca knew Muhammad's name they knew him by his fucked-up hair and dangling wallet chain They knew him by his spikes and said he was insane but Ali knew better Uncle wouldn't play their game Muhammad was a punk rocker you know he tore shit up Muhammad was a punk rocker Rancid sticker on his pickup truck When he was in a dumpster by himself Allah told him crazy things for Muhammad to share with all of us on his six holy strings” De son côté, la rockeuse américano-musulmane Noureen De Wulf, inspirée par le concept de Knight, se revendiquait aussi bien musulmane qu’américaine, et c’est à partir de cette double identité qu’elle s’est sentie légitime pour critiquer sa foi autant que les EtatsUnis. C’est comme cela, confiait-elle au New York Times, qu’être américain prend tout son sens59. Ces identités manifestées par la subversion restent toutefois en marge des affirmations musulmanes européennes, surtout dans le paysage francophone. La majorité des mises en avant de l’islam prennent pied dans la musique européenne sur une approche de présentation, voire de représentation d’un islam positif et même idéalisé. Le jumelage de l’affirmation d’une identité islamique avec la critique de l’islam peut aussi se voir contrebalancé par des contenus promouvant les valeurs de l’islam. En Turquie, une jeune théologienne turque née à Médine arborait un long foulard tout en chantant, dans un clip de musique Techno, un tube nommé « White Peace ». L’ambiance glauque du clip, 58 "Muhammad was a Punk Rocker" in Eclectica Magazine Vol. 7, No. 1 January/February, 2003. Cf. http://www.eclectica.org/v7n1/knight.html, Consulté le 2 mars 2009. 59 Maag Ch., “Young Muslims Build a Subculture on an Underground Book”, New York Times, 22 December 2008. Cf. http://www.nytimes.com/2008/12/23/us/23muslim.html?_r=2, Consulté le 2 mars 2009. 40 chargé de sonorités électroniques, aurait pu faire penser à des contenus obscurs et violents. Il s’agit pourtant d’une mise en exergue de la paix promue par les valeurs de l’islam. L’artiste turque est révélatrice de la nouvelle tendance musicale d’une jeunesse stambouliote postmodernisée et des consommations musulmanes globalisées60. Une expérience musulmane toute particulière aux Etats-Unis concerne la musique Country61. Ce répertoire, jalousement conservé dans la culture américaine, ethniquement peu coloré, est aujourd’hui investi par des artistes tels que Kareem Salama62. Le rappeur Snoop Dog avait préalablement ouvert une brèche. L’arabité et l’islamité dans ce genre de musique est désormais en phase d’interpénétration avec une pratique culturelle du terroir américain et le succès, dû à l’audace, l’exotisme mais aussi au talent de l’artiste, est au rendez-vous. Kareem Salama, d’origine palestinienne, n’hésite pas à afficher son appartenance à l’islam et à contribuer à un débat serein sur sa religion, surtout depuis les événements du 11 septembre 2001. Il propose, par exemple, un clip mettant en scène différentes facettes de musulmans, qui témoignent de leur quotidien sur écriteau, et dont le contenu est à contrecourant de ce que l’on est supposé attendre comme réponse. Dans un autre clip, l’artiste est lui-même le personnage principal d’une mise en scène où il évite de recourir à la force contre des comportements inadéquats portés à l’encontre d’une jeune femme musulmane en foulard. Le Happy-end à l’américaine est toujours très présent dans la construction des clips de ce dernier. Les agresseurs sont finalement traversés par le remord et les regrets. L’appartenance à l’islam n’est pas une entrave à la vente d’albums et à une présence visible dans les médias américains. L’impact de diffusion de Kareem Salama est tel qu’il a pu bénéficier des compliments personnels du Président des Etats-Unis, Barack Obama, lors d’un dîner à la Maison-Blanche: « In part as a result of “good fortune, supportive friends and family, and following an unexpected and unplanned path,” Kareem has had the privilege of performing in front of audiences as far as way as Rome, Italy and London, England. Kareem has been featured in major press outlets like the New York Times and Readers Digest. Kareem was recently invited to dinner at the White House where he met President Obama who said to Salama “You can sing! »63. 60 Une recherche post-doctorale de l’Université de Princeton porte sur l’éclairage de ce phénomène inédit dans la consommation de la jeunesse musulmane turque. 61 Cf., Consulté le 12 mars 2009. 62 Cf. http://www.kareemsalama.com/, Consulté le 12 mars 2009. 63 Cf. http://www.kareemsalama.com/bio/, Consulté le 13 avril 2009. 41 En 2010, cette présence musulmane continue pourtant de se développer, au cœur de multiples disciplines musicales, tant par la singularité des trajectoires que par les visibilités médiatiques majeures. 1.3 Musiques et engagement de l’islam chez l’artiste musulman Un certain nombre d’artistes prennent d’ailleurs aussi très au sérieux la pratique de leur art, et l’impact que celui-ci peut avoir au moment de sa réception (Molinero, 2009). L’islam est alors mobilisé comme déterminant d’une éthique de la production et de la réception musicale. Beaucoup d’artistes musulmans réfléchiront donc davantage au contenu des productions à partir du prisme de la responsabilité qui s’impose face au public jeune. Abdel Malik, rappeur strasbourgeois d’origine congolaise, situe sa production artistique dans le sillage de cette manière d’agir : « Le musulman est responsable de ses gestes et de ses mots. Parce qu’on peut influencer un petit frère, une petite sœur, et c’est une responsabilité qui est vraie dans l’islam mais c’est aussi une responsabilité citoyenne et universelle. C’est important. J’en parle parce que quand j’étais gamin, mes modèles au début étaient des braqueurs, des voleurs de voitures. Je me disais « je veux être comme eux. ». Aujourd’hui je me dis que certains gamins qui ont des posters de nous dans leur chambre, par exemple, on doit être au moins pour eux un modèle positif. Même si je ne sais pas ce qu’on va réellement leur apporter, au moins essayer de les influencer dans le bien. C’est ma démarche de vie. »64. Le parcours du rappeur Médine, du Havre, est quant à lui représentatif du courant qui prône une expression artistique musulmane revendicatrice d’un engagement politique. La musique est alors saisie comme une opportunité de se dire et de représenter un public partageant les mêmes idées et engagements. Médine expliqua, en janvier 2008, que : « … pour moi l'artiste il est forcément engagé. Artiste c'est un pléonasme d'engagé pour moi. Dès qu'on utilise le mot artiste on doit savoir qu'il y a le mot engagé derrière. On pourrait même utiliser directement le mot engagé pour appeler un artiste. Je le pense vraiment, parce qu'à partir du moment où tu as la possibilité d'avoir la parole, il ne faut certainement pas la gaspiller à dire « Je ne suis qu'un artiste, ne me parlez pas de politique, ne me mélangez pas avec ces gens là ». Au contraire, y a des gens qui se reconnaissent dans ton discours, y a des gens qui t'apprécient, qui te suivent, qui achètent tes disques, qui aimeraient savoir ce que tu penses sur tel ou tel sujet, que ce soit la politique, la religion, les phénomènes géopolitiques. Je pense qu'on doit donner notre avis, notre opinion, même si ce (ne) sont pas forcément les bonnes à suivre. Y a pas de «Non je ne suis qu'un artiste », je suis 64 Cf. http://www.saphirnews.com/Abd-Al-Malik-Ma-force-personnelle-me-vient-de-l-Islam_a4052.html, Consulté le 20 novembre 2009. 42 un engagé, posez-moi les questions sur tous les sujets de la vie je vous répondrai. Même si je (ne) suis pas un expert sur tel ou tel sujet, je peux avoir un avis. »65. Cet engagement va jusqu’au traitement des trajectoires intimes des artistes, celles faites à partir de leurs pratiques religieuses ou mystiques. Abd Al Malik, slammeur et chanteur français, raconte, par exemple, au travers de l’album « Gibraltar » (2006), sa rencontre avec son Maître spirituel au Maroc. Il déclare dans une interview : « En fait, j’ai le sentiment d’être devenu musulman à partir du moment où je suis rentré dans la Tarîqa (confrérie), où j’ai rencontré mon Sheikh et que j’ai eu une vraie démarche spirituelle. L’islam c’est par excellence l’ouverture, plus encore que l’acceptation de l’autre dans la différence. Mais moi avant, je n’étais pas du tout dans cette démarche. Pour moi c’était, "moi je suis dans le vrai et les autres vont cramer". Je pensais ainsi. J’étais trop dur. »66. L’appartenance à l’islam s’exprime par différents biais. Elle passe par la manière de se comporter face aux caméras, la façon par laquelle on se présente au public, lors des mises en scène de concerts ou au moment des scénarisations de vidéo clips, par l’usage éventuel de la lecture collective du Coran en Backstage avant un concert de rap. Ce sont autant de signes visuels par lesquels l’artiste entend montrer son ancrage à un titre ou un autre, dans la sphère religieuse. Mais il y aussi cette manière de se dire par le contenu des textes, par l’affirmation identitaire des musiciens qui font référence à l’islam comme religion, en l’articulant aussi à des pratiques religieuses, à des sonorités islamiques ou à l’usage du corps. Ce dernier sera surtout mis en évidence dans les clips vidéo et les productions sur les scènes de concerts. A côté des productions textuelles proposant du religieux, dans les disciplines musicales investiguées, on trouve le recours à des objets comme les chapelets, les tenues vestimentaires des cultures musulmanes traditionnelles, la symbolique du choix des lieux et les mouvements du corps, qui participent d’une réappropriation des univers de pratiques musulmanes des pays d’origine. Tous ces outils d’expression d’une appartenance sont dès lors injectés dans une orientation scénique glocale. La référence à l’islam est ainsi rendue aussi audible que visible. Ce qui passe par une écriture consacrée ou par une scénaristique de la foi en images. 65 Cf. http://www.krinein.com/musique/medine-table-ecoute-5726.html, Consulté le 17 novembre 2009. Cf. http://www.saphirnews.com/Abd-Al-Malik-Ma-force-personnelle-me-vient-de-l-Islam_a4052.html, Consulté le 20 novembre 2009. 66 43 L’affirmation s’exprime donc dans la manière de se présenter au public, au moment des mises en scène de concerts, sur les plateaux télévisés, les sites Internet, les photographies, lors des scénarisations de vidéo clips. L’image de l’artiste, intentionnellement mise en témoin de la foi, mobilise toute une sémantique, des gestuelles qui traduisent des univers du cultuel musulman, voire des principes religieux ou même des références proprement symboliques à l’islam. Les démarches d’écriture et les mises en scène s’articulent alors autour d’un religieux démonstratif, qui passe notamment par le référentiel au soufisme, au piétisme ou par une mise en pratique plus personnelle d’une religion du vécu, et d’une démarche plus allusive qui porte plus sur l’émotif religieux et le ressenti spirituel. Nous ne retenons pas la danse comme dimension centrale des productions étudiées dans cette recherche, car elle demeure un vecteur faiblement mobilisé dans les productions musicales musulmanes couvertes par notre échantillon. Elle ne sera donc traitée que comme mouvement de mise en évidence des corps, à l’instar des gestuelles et des expressions corporelles de mise à l’image que développent les artistes. Synthétiquement, la danse reste circonscrite à la codification du Hip hop (Smurf et Break dance), à la danse traditionnelle telle que mise en scène en 2008, de manière inédite, aux rencontres islamiques du Bourget et exceptionnellement dans des espaces confrériques. Le spectacle de Béjart intitulé « Rûmi », où des danseurs défilent en ballet de derviches, est bien une expression à part. Lors des travaux d’analyses de vidéo-clips musulmans, entamés sous l’approche anthropologique du corps avec le Pr. Anne-Marie Vuillemenot, nous avons étés conduits à observer un immobilisme corporel transversal à une bonne partie des productions. Les images étaient plus photographiques et les gestuelles quasiment limitées aux mains. 1.4 Modèles européens de société et nature des pratiques musicales musulmanes Le rappeur et slammeur français Rocé, auteur d’un album intitulé « Identité en crescendo », est un artiste dont le père est d’origine juive russo-argentaise, et la mère musulmane et kabyle. Etant très sensible aux débats sur les identités et particulièrement frappé par l’émergence de l’identitaire musulman dans le rap européen, ce dernier mettait en évidence ces éléments de contexte national qui marquent d’emblée une manière de se dire : 44 « T’sais qu’en Angleterre quand tu dis j’suis musulman…et ben…tu te présentes. En France, quand tu dis j’suis musulman, tu t’affirmes… tu vois c’que j’veux dire ? »67. Rocé signifiait que l’espace des productions artistiques, au-delà des parcours individuels et des besoins de se dire en tant que musulman, jouait sur la fonction même des productions. Pour Rocé, le musulman qui mobilise la religion comme expression naturelle ou comme projet verra son expression inexorablement paramétrée par les contextes du débat sur l’islam. C’est pourquoi il nous a semblé pertinent de présenter, dans notre travail de thèse, ces différents contextes nationaux en miroir. Les espaces francophone et anglophone de productions musulmanes seront donc étudiés en lien avec les spécificités de la société. Le pôle des expressions musulmanes anglo-saxonnes contemporaines, s’il a l’avantage d’anticiper la réalité du champ musical musulman, ne nous montre pas l’étendue des choix individuels dans toute leur hétérogénéité et leur complexité. Mais les contextes que nous avons particulièrement étudiés, à propos de ces productions, sont relativement différents. Ils suffisent à donner le ton aux orientations et aux carrières artistiques. L’espace francophone, avec la Belgique et la France, génère une émergence artistique musulmane différente de l’univers britannique. L’espace où dominent l’assimilation et le débat sur l’identité nationale, autant que celui qui prône la neutralité, présentent une résonance différente dans l’esprit de l’artiste de celle qu’on trouve en un espace où le communautaire est un fait. Les artistes sont tellement marqués par les contextes des cultures nationales que la mise en avant d’habitus propres à chaque univers est, nous semble-t-il, pertinent (Bourdieu, 1992). En passant par l’expérience du site anglophone www.muslimhiphop.com, inauguré en février 2004 et consacré comme vitrine aux artistes musulmans de la musique, principalement d’Europe et des Etats-Unis68, on parvient déjà à mesurer l’impact de ce phénomène, ainsi que son influence sur les contenus. Le site ne recense pas moins de 115 artistes musulmans, toutes disciplines musicales confondues. Pourtant, cette initiative est d’abord partie de la spontanéité de quelques mélomanes musulmans. Elle va finir par se trouver assaillie de réactions d’une communauté virtuelle qui, depuis, propulsa le succès, la pérennité du portail communautaire et une labellisation de ce qui est conforme ou non en tant que produit « islamique ». Pour comprendre davantage ce dernier point, ainsi que la construction d’expressions musulmanes imbibées de références 67 68 Interview réalisée le 14 janvier 2010 à Bruxelles. Mais aussi en Australie, en Suède, aux Pays-Bas ainsi que dans un certain nombre d’états du Sud-est asiatique. 45 religieuses ou spirituelles, nous devons nous arrêter sur les critères qui valident l’inscription des artistes sur le site Muslim Hip Hop. En effet, pour se voir concéder un espace de présentation biographique et discographique, il faudra que les contenus aient d’abord été considérés par les gestionnaires comme étant suffisamment « islamiques » : « Lyrics significantly about Islamic topics are what separates Muslim Hip Hop from all other forms. Therefore, MHH does not promote artists that simply happen to be Muslim. Additionally, the message must not employ the use of profanity or senseless violence nor promote sects/division. »69. On y distingue là l’aspect des contenus de celui des identités religieuses des artistes. L’implication de l’artiste est complètement engagée et les critères revêtent même un caractère moral, proposant une éthique artistique musulmane : « […] A "Muslim Artist" isn't necessarily a career or occupation. First and foremost, it is a role a Muslim takes on to promote an Islamic message through music, only if they first fulfill their financial, familial and other Islamic obligations […] Muslim artists promoted by MuslimHipHop.com must behave in agreement with Islamic principles. Any un-Islamic behavior online or at performances is unacceptable and will result in immediate removal from this website. »70. Cette rigidité dans la sélection est assez exceptionnelle dans ce genre de sites d’information artistique et de promotion. Notons toutefois que les responsables du site justifient leurs précautions par le fait qu’ils veulent s’ériger en interface du musical musulman. Ils avancent ce propos: « The Official Criteria for MuslimHipHop.com Artists was developed to address a growing trend of problems in the Muslim community. Certain Muslim artists had begun violating the basic principles of Islam. Lyrics riddled with profanity, gratuitous violence, racism and other behavior began to surface while many Muslims began to shun Islamic music all together. With this in mind, MuslimHipHop.com took a stand and created a code of conduct for Muslim artists. It is not meant to discriminate against those who don't practice the code; rather, it's to encourage them to raise the bar and engage in Islamic music in a way that respects the traditions and values of Islam. It's important to note that if MHH added every artist that simply had an Islamic message, then there would be no incentive for them to improve themselves and really make a name for Muslim music. It is our intention when people come this site, they should be given the impression that Muslims can make the same caliber music as any non-Muslim artist while having a message of righteousness and truth. »71 69 Cf. http://www.muslimhiphop.com/index.php?p=What_is_MHH, Consulté le 1er mai 2010. Ibid. 71 Ibid. 70 46 2. Construction de carrières : entre visibilité ethnique et islamique Dans cette atmosphère culturelle particulière, il nous semble important d’introduire, de décrire l’univers religieux au sein duquel les trajectoires des artistes musulmans se sont construites. Pour ce faire, on prend en compte les transmissions identitaires en immigration (par la mobilisation des discours, les pratiques religieuses dans les familles,…), les infrastructures éducatives et cultuelles mises sur pied en Europe par les premières générations musulmanes, ainsi que les relations avec la société des pays européens. Cette présentation est également éclairante, par le fait que beaucoup d’artistes, qui mobilisent une part de leur identité religieuse au sein des productions musicales, font appel à leur vécu et donc une manière de se dire musulman en Europe. Ces artistes en réfèrent à des points d’accroche qui se retrouvent dans une mémoire de l’immigration, une position ambivalente des « double-choix », et un rapport à une citoyenneté effective (revendiquée, contestée,…). L’influence des discours musulmans européens, transnationaux ou de passage en Europe, sera surtout abordée au moment de la mise en équation de la question du normatif religieux comme entrave aux choix de carrière des artistes. Dans les premiers travaux sociologiques sur l’islam en Europe, on retrouve ceux du socio-anthropologue Felice Dassetto. Ce dernier, observateur de premier plan des premières articulations sociales de l’islam aux contextes européens, précisait qu’à cette époque « l’islam apparaissait résiduel, relégué dans la vie privée ou lié au cycle de la vie, de la mort et du temps festif. » (Dassetto, 1996 : 27). Les premières expressions significatives ont été donc concentrées sur les aspects exclusivement rituels, et imbriquées dans des formes culturelles importées. La manière de se construire en contexte nouveau et majoritairement non-musulman était, au moment de l’arrivée des musulmans en Europe, complexifiée par des attachements aux particularismes de la langue, de l’origine ethnique et/ou nationale et de la culture noneuropéenne. Cette situation avait pour conséquence de rendre, toutefois, le musulman « sympathiquement exotique » (Dassetto, 1996 : 10). Chez une partie de ces musulmans des premières heures, une amélioration de la visibilité de l’islam s’est exprimée à travers une explicitation et une ré-identification aux dimensions religieuses. Notons aussi que beaucoup de ces pionniers de la présence musulmane vont redécouvrir une pratique de l’islam en immigration, et de manière très visible à la fin des années 1970. Un certain nombre de travailleurs immigrés vont, par 47 exemple, prendre conscience de leur religion dans l’altérité. Ils construiront alors leur appartenance religieuse comme dimension saillante de leur identité. L’islam déborde l’espace des salles de prière pour gagner les foyers et les pratiques quotidiennes. La vitalité des ces « nouveaux praticiens d’islam » vont propulser, sur plus d’une génération, l’islam traditionnel que nous connaissons encore aujourd’hui en Europe, avec ses navigations à l’œil, ses racines juridiques et ses dérives. La pratique de l’islam au quotidien passait par l’alimentation où se profilaient un certain nombre d’enseignes. Prenait alors place, dans les cités européennes, le fameux « arabe du coin », ethniquement identifié, pour éventuellement devenir le « magasin halal du coin », religieusement identifié cette fois. La fête du sacrifice se manifestait, par exemple, de la même manière que dans les montagnes rifaines ou anatoliennes et en fonction des possibilités offertes par les contextes. La société, par ailleurs, peu au courant des ritualités de cette nouvelle présence, ne va commencer à s’interroger sur les us musulmanes qu’à partir d’une plus forte visibilité de l’islam dans l’espace public (démographie, médias, pratiques collectives,…). La fête du sacrifice devient un problème au moment d’une mise en pratique collective de l’abatage rituel chez les musulmans, entraînant dans le sillage des problèmes de sécurité et d’hygiène (Brisebarre, 1998). Cette vitalité des cultures et des ritualités n’était pas nécessairement réfléchie par les musulmans comme us à inclure dans les sociétés européennes. Ces « variables d’origine » de l’émigré, c'est-à-dire les déterminations sociales emportées dans les valises, seront traversées par les « variables d’aboutissement » de l’immigré, une fois qu’il sera installé dans une prise de conscience qu’une présence sur le long terme est inévitable. La scolarité des enfants servira « d’alibi » pour les premières années. L’autre argument, pour conforter le prolongement, est une interrogation objective sur les possibilités d’une nouvelle vie au retour et sur l’avenir des enfants déracinés des contextes d’immigration où ils sont nés (Sayad, 1992). Les pratiques religieuses d’ « origine » sont alors réinterrogées dans les contextes « d’aboutissement » où s’installe, d’abord, une lente désintégration des pratiques culturelles des origines. Le concept d’acculturation nous semble en partie correspondre à ce processus de perte de la dominance culturelle des origines. Dans un processus de transmission intergénérationnel, les migrants, originaires de milieux ruraux, pastoraux et agricoles, et traversés par la pauvreté en pays musulman, sont d’un point de vue anthropologique aux antipodes de leur enfants, qui, urbanisés en Europe, se 48 trouvent au contact d’une culture radicalement différente des milieux parentaux de provenance. Dans le filtre de la transmission aux enfants, les pratiques sont d’abord interrogées quant à leur marquage linguistique, ethnique et culturel par rapport aux pays d’origine. Vient ensuite le moment de la recherche d’un cadre culturel pertinent pour la vitalité de la pratique en immigration. Une vitalité nouvelle sera enfin recherchée par ces nouvelles générations (depuis les années 1990 surtout), pour faire de leur pratique religieuse une expression culturelle en Europe. Les aspects institutionnels suivront comme seconde priorité de leur présence. Par exemple, les musulmans restent plus concernés aujourd’hui par la question du débat sur le foulard ou la pratique de la fête du sacrifice que par l’organisation du temporel du culte musulman. La préoccupation demeure donc prioritairement liée aux problématiques de proximité, directes, du quotidien. 2.1 Reconnaissance de carrières et présence d’islam en filigrane Les artistes musulmans ou d’origine musulmane ne sont pas en marge des relais médiatiques et ils débordent du cadre des communautés d’origine pour devenir des références musicales pour l’ensemble des consommateurs de musiques. Les chanteuses de R&B Amel Bent, Cherifa Luna ou Zaho, le slammeur Abd al Malik, auteur de « La guerre des banlieues n’aura pas lieu » (Abd al Malik, 2010), les chanteurs de raï, tels que Khaled ou Faudel, le rappeur belge James Deano et son vidéoclip à succès « Le fils du commissaire » ou le britannique Cat Stevens alias Yusuf Islam suffisent à démontrer l’impact artistique et la présence musulmane dans la culture européenne ambiante. Les artistes musulmans se démarquent par le fait que leur investissement dans le champ de la musique mobilise donc, dans une partie de leurs productions, une certaine affirmation, voire une affirmation certaine de leur appartenance à l’islam. Dans certains répertoires musicaux, l’identitaire islamique domine, c’est le cas pour le chant religieux intitulé Nashîd. Pourtant, dans le monde britannique, les voix musulmanes du Nashîd ont autant de succès que leurs pairs d’autres disciplines musicales, et la reconnaissance médiatique, politique voire académique est, dans certains cas, un fait avéré. Cette configuration de la reconnaissance d’un répertoire religieux hors du champ communautaire est bien une exception du monde anglo-saxon. La scène communautaire 49 britannique est à cet égard emblématique de la construction d’un marché de la musique misant sur de l’identitaire religieux et bénéficiant d’une médiatisation conséquente. Un répertoire spécifiquement qualifié par l’islam a donc ouvert, dans le sillage, un couloir de choix pour un certain nombre d’artistes qui trouvent une forte réception de la part d’un public demandeur. Des artistes musulmans se trouvent ainsi propulsés dans un champ religieux, et sont consommés dans un marché communautaire. Une nouvelle communauté artistique s’organise et se trouve attirée par l’aimant de l’islam. La biennale londonienne « Islam Expo » ou les rencontres musicales annuelles autour de concerts dits spirituels ou de chants islamiques à Bruxelles confirment la tendance. La France, face aux bénéfices que génère un tel marché se lance aussi dans ce vaste business du son halal, toujours dominé par les britanniques (Cf. Chapitre 9). Cette domination anglaise s’impose en France avec l’ouverture par la maison de production britannique et musulmane Awakening en 2009 d’une succursale en France. Elle s’est mise en quête de nouveaux profils artistiques musulmans à promouvoir. Les principaux tenants de cette structure en France sont Farid Abdelkrim et Nourdinne Farsi. Ces deux acteurs nantais, avec qui nous avons été régulièrement amené à échanger, sont connus pour leur engagement associatif et culturel depuis une quinzaine d’années. Ils ont déjà participé à la promotion de projets artistiques ou d’artistes de la musique et du spectacle dans différentes régions de France. Le passage à un niveau plus professionnel, supposant des moyens financiers à la hauteur des ambitions des promoteurs de l’Awakening France et la jouissance d’une structure internationale bénéficiant de réseaux artistiques et de relais médiatiques importants, donne le ton pour la recherche de futures stars françaises. Ainsi, une annonce formulée par les représentants d’Awakening en France déclarait en substance être à la recherche de voix musulmanes nouvelles : « … à l'instar de l'émission « À la recherche de la nouvelle star », Awakening lance « À la recherche de nouveaux artistes musulmans ». Même concept, mais avec une éthique et une optique bien différentes. Avis donc aux amateurs de strass, projecteurs et compagnie, la renommée vous attend.»72. Cette accroche est construite afin de d’éveiller l’attention d’un public jeune et connaisseur de l’univers télévisuel et de la télé-réalité où s’exposent les concurrences et les tentatives de reconnaissances et de succès. 72 http://www.saphirnews.com/Awakening-France-A-la-recherche-de-nouveaux-artistes-musulmans_a9966.html, Consulté le 2 septembre 2010. 50 Un stand de l’Awakening, avec jury, attendant les participants, était alors proposé au Bourget 2009 à Paris. Les résultats de la sélection ont été minimes, décevants selon les impressions des organisateurs et aucun candidat n’a été pour l’heure promu à faire carrière. Ayant assisté au défilé des « présupposés à la notoriété », nous avons constaté qu’une bonne partie des participants étaient forts jeunes et possédaient un background artistique développé sur l’écoute principale de chanteurs de Nashîd produits par Awakening. La plupart tentaient leur chance, en effet, après avoir appris un chant religieux par cœur. Sociologiquement parlant, la situation s’avérait fort intéressante, car beaucoup avaient mis en scène la reproduction du parfait artiste musulman contemporain, qu’incarne Sami Yusuf73 notamment. D’un autre côté, les maisons de productions musicales, hors du circuit communautaire, génèrent, dans l’accompagnement des carrières de stars (Morin, 1957) musulmanes, des bénéfices considérables. En prenant l’exemple du label Because74 en France, qui encadre des artistes tels que Manu Chao ou Charlotte Gainsbourg, on trouve désormais les noms de Médine, de James Deano, de Sefyu ou Rimitti. Ces derniers sont musulmans, religieusement impliqués par des thématiques liées à l’islam, silencieusement convertis à l’islam75 ; ils mobilisent parfois des musiques issues de contextes culturels du monde musulman. Notons que le rap est une des musiques les plus massivement consommées par la jeunesse, que la France constitue le deuxième marché de la production mondiale et que ses leaders se réclament directement ou indirectement de l’islam (Cf. Chapitre 7. Point 3). Ces éléments permettent d’ouvrir le champ des recherches ultérieures sur les influences que peuvent exercer ces icônes du rap sur les publics européens. Nous nous souvenons d’avoir participé, après un long entretien avec l’artiste Médine, à son premier concert belge dans la ville de Liège. Dans un paradoxe assumé, un jeune liégeois, porté par la rythmique et portant un verre en plastique rempli de bière à la main, dansait presque en titubant sur les paroles de Médine. Sur son T-shirt on pouvait lire le slogan de la ligne de vêtements du groupe havrais : « I’m Muslim Don’t Panik »76. 73 Sami Yusuf a quitté la maison de production Awakening en 2009, mais cette dernière continue de véhiculer l’image et les albums de l’artiste. Le conflit qui oppose l’artiste à l’Awakening sera désormais traité par avocats interposés (Cf. Chapitre 9). 74 http://www.because.tv/index.html, Consulté le 13 avril 2008. 75 Le cas de James Deano est très évocateur. Nous avons été deux personnes en Belgique à avoir appris sa conversion à l’islam. Un responsable de la distribution et de la diffusion des scènes artistiques du rap, embarrassé par les volontés d’arrêt de carrière d’Olivier Nardin alias James Deano, s’est tourné vers nous pour nous faire rencontrer l’artiste. Nous avons eu un long entretien avec lui autour de la norme religieuse et de la question musicale. Nous avons dû lui signifier que nous étions intéressé par l’analyse de son profil. Il a accepté une entrevue à double objectif mais James Deano a refusé l’enregistrement audio-phonique. 76 La petite entreprise est intitulée : « Le savoir est une arme ». 51 L’islam est ainsi intégré dans l’ambiance des prestations musicales : c’est le vecteur principal de la montée sur scène d’artistes européens. Ceux-ci sont issus de classes sociales, de générations, de notoriété, de contextes culturels et d’univers musicaux parfois très contrastés. La dimension d’islamité est toutefois transversale à l’ensemble de ces productions musicales contemporaines. En s’arrêtant encore sur l’interview du rappeur Ali, on parvient à saisir, d’une toute autre manière, les contours de cette construction identitaire du religieux qui se lie à la musique. Le rappeur établit jusqu’à une éthique de la pratique musicale. Ali affirmait, en effet, que le changement dans son rapport à la musique et à l’univers du rap était principalement dû à la religion : « C'est elle qui a pris le pas, désormais. Qui sait si sans la religion aujourd'hui je ne serais pas à fond dans le Hip-Hop, dans le sens pas de limites... Mais peut-être que dans ce cas je vivrais également n'importe comment. Je serais peut-être en train de tiser (traîner), avec des meufs (filles) de tous les côtés... Je n'aurais sans doute pas la vie de famille que j'ai aujourd'hui. Dieu merci, la vie que je vis aujourd'hui, c'est celle que je veux vivre. Je ne me vois pas dispersé à droite à gauche... »77. Plus loin dans l’interview de l’artiste Ali, il affirmera que : « En clair, mon rap est soumis à la volonté de Dieu, comme toutes mes autres actions... Une fois que tu développes une spiritualité propre, ou que Dieu te permet de développer une spiritualité propre, tout ce qui arrivera derrière ira dans le bon sens. Au contraire, si ta spiritualité est faussée, alors tout ce qui arrivera derrière sera faussé. Automatiquement. Dans ce cas-là, tu penseras parfois agir bien, alors qu'en réalité ce ne sera qu'une perte de temps et d'énergie. ». Cette affirmation s’exprime dans le contenu des textes notamment, qui sont souvent inspirés par l’islam ou encore ancrés à des événements concernant les sociétés musulmanes, ou bien le vécu des musulmans européens. Une sociologie de la tendance, appliquée à la discipline du rap, démontre que cette affirmation de l’islam est paradoxalement plus discrète depuis les événements du 11 septembre 2001, quand il s’agit d’artistes de renommée importante. Ce fait passe naturellement en arrière-plan des thématiques généralement traitées, et l’islamité se distille plus subtilement dans les textes. A la question sur la mobilisation du religieux dans le texte, Akhenaton, rappeur marseillais d’origine napolitaine, nous faisait savoir que : « C’est vrai que dans la chanson…. j’évoque peu (l’islam). J’aime bien l’évoquer au travers des images et des imageries, ou à travers vraiment des sous-entendus et des trucs beaucoup plus… parce que en même temps, moi, je suis épris de poésie… je trouve que 77 http://www.abcdrduson.com/interviews/feature.php?id=91&p=1, Consulté le 22 mars 2008. 52 vraiment la dimension même poétique… après c’est les convictions de chacun…moi les convictions… le Bâtin et le sens caché, le sens ésotérique du Coran est aussi important que le Dâhir. Et que ce livre est écrit de manière admirable aussi, c’est ça qu’il faut voir. »78. Par ailleurs, des artistes comme Médine ou les Fun Da Mental, forgés dans le succès par un engagement contestataire et subversif, vont faire de cette date un sujet important dans les thèmes abordés. Médine, qui intitule son premier album produit en 2004 « 11 septembre » expose là l’ouverture d’une boîte de pandore pour l’identitaire politico-religieux de toute une génération de jeunes rappeurs, le distinguo entre l’islam et le terrorisme étant le fil d’Ariane des motivations d’écriture. Le rappeur Soprano, du groupe marseillais « Psy4delarime », compte, aux côtés des rappeurs français Booba, Rohff et Diam’s, parmi les plus grosses ventes de disques en France. Ce dernier chantait, dans le titre intitulé « Dans ma tête », le souci d’une sortie des amalgames – condamnant l’antisémitisme, le terrorisme et l’injustice dans le monde –, lequel se constate notamment par un traitement partial des événements. « J'suis pas un terroriste, mais j'suis un Muslim J'pleure le 11 septembre, j'pleure aussi Auschwitz J'pleure surtout pour les enfants de Palestine Et ceux d'Afrique pour qui l’ONU n'a toujours pas d'estime »79 Lors de son passage sur une émission télévisée française, le rappeur chantait avec un T-shirt arborant le nom d’Ilan Halimi, le jeune juif mort dans de tragiques circonstances de tortures en France. Une posture artistique, qui engage l’islam avec plus de visibilité, existe aussi comme réalité du paysage musical contemporain. Elle se cultive comme simple expression de soi, comme réaction à l’événementiel local et global, comme outil de prédication, voire comme alternative à la consommation de la jeunesse musulmane. Sami Yusuf est pour le cas assez représentatif de ces artistes musulmans qui se consacrent à une démarche d’écriture pleine de dévotion à l’égard de Dieu et du Prophète Muhammad : « O My Lord, My sins are like The highest mountain; My good deeds Are very few They’re like a small pebble. 78 79 Entretien réalisé avec l’intéressé à la fin d’un concert du groupe IAM à Bruxelles en décembre 2009. Sur l’album « Puisqu’il faut vivre » sorti en 2007. 53 I turn to You My heart full of shame, My eyes full of tears. Bestow Your Forgiveness and Mercy Upon me. Ya Allah, […]. »80 La version arabe de ce Nashîd a été composée par le Cheikh Zakaria Seddiki81, président de l’ « Audit, Conformité Et Recherche en Finance Islamique »82 (ACERFI) en France. C’est d’ailleurs ce théologien qui nous a fait découvrir Sami Yusuf en 2005. Nous l’avions alors reçu à Bruxelles et il nous avait fait partager les vidéoclips enregistrés sur son portable. Le choix du nom de l’artiste ou d’un groupe a également une portée éclairante sur l’analyse. Citons à ce propos le choix des origines de quelques noms de groupes musulmans européens. Le collectif londonien de rap Mecca2Medina qui se targue d’être le pionnier de l’ « islamic rap » présente son groupe comme référent directement à l’hagiographie prophétique. Mecca2Medina s’expliquait à ce propos, sur la plate-forme virtuelle www.muslihiphop.com : « in the history of the prophet we know that Mecca was the land of idol worship, and then the prophet was sent to Medina to set up the first Islamic state. So the prophet travelled from a land of disbelief to a Land of Tawheed (Oneness of God). So mecca2medina is about that experience coming from ignorance into guidance in Islam »83. Toujours dans un style connecté à la Hip-Hop britannique, le groupe Blackstone faisait fusionner l’éponyme et l’identitaire islamique: «The black stone is an obvious reference to our Islamic identity and we knew Muslims would identify with it. But it has yet another meaning for us. The stone represents resistance for the Muslim especially in today’s testing times when our armies are only good for parades. We’ve been stripped of our weaponry and have resorted to masonry. We all aspire to be soldiers, but what does it mean when our kids chuck boulders for this Deen? Regardless of how the odds stack up, if we use what we have, united, we can see this period through to a better time. Stories will be told of those who stood against tanks with nothing but stones to defend them and these stories will inspire generations, Insha Allah. »84. La construction subjective de soi, reflétée par la complexité, symbolise les contenus que chacun des artistes porte sur sa trajectoire. Le chanteur azéro-britannique, Sami Yusuf, dans une interview qu’il nous accordait en 2007 à Bruxelles, conjointement avec les 80 Sami Yusuf, « Supplication », al-Muallim, Awakening, 2003. http://seddiki.eu/, Consulté le 26 octobre 2010. 82 www.acerfi.org, Consulté le 26 octobre 2010. 83 http://www.muslimhiphop.com/index.php?p=Stories/2._Mecca2Medina_Interview, Consulté le 12 août 2008. 84 http://www.muslimhiphop.com/index.php?p=Stories/5._Blakstone_Interview 81 54 journalistes du site belgo-marocain www.wafin.be, se déclarait à la conjonction de multiples identités : « Je n’ai jamais désiré être une pop ou rock star ou bien un Munshid85 ou aucun de ces noms pour la communauté musulmane. Mon souhait dès le début était de partager mon art, d’être créatif autant que possible. Je viens d’un milieu musical, mon père était compositeur, j’ai 60 cousins qui sont musiciens et chanteurs. L’art et la musique ont joué et jouent un rôle central dans ma vie. Finalement, j’ai été élevé en Occident, en Angleterre en tant que citoyen britannique et à la fois en tant que Musulman ce qui est une combinaison fascinante. Etre un musicien, un artiste et un Musulman avec des expériences différentes et qui partage en même tant de nombreuses identités est quelque chose de spécial. »86. 2.2 Jeunesse musulmane européenne et cultures jeunes La mobilisation de musiques diverses est à la base de la culture des jeunes, car les jeunes d’origine musulmane sont imprégnés, comme tous les jeunes, de sonorités multiples (Boucher & Vulbeau, 2003, Green 1997). Au cœur des recompositions religieuses, des écarts comportementaux, des révoltes juvéniles, des situations familiales et des parcours scolaires s’exprime une culture musicale spécifique. Elle est celle d’adolescents, d’adolescents tardifs ou de jeunes adultes (Chambaz, 2000 ; Galland, 2009 ; Van de Velde, 2008). Ces genres musicaux sont donc issus des cultures jeunes, souvent posés comme contre-cultures ou sous-cultures à la culture dite dominante. La sous-culture ainsi formée est par essence subversive. Sa nature la présente comme une démarcation des normes culturelles conventionnelles. La vague de distinction par opposition prend ensuite de l’ampleur et finit par désenfler et perdre son caractère de retrait. La trajectoire de ces tendances musicales s’achève sur une intégration dans la culture ambiante et l’émergence d’un nouveau produit ; la pénétration est alors facilitée par le phénomène de mode. Il en a été ainsi pour le Jazz, le Rock ou plus tard pour le Rap. Il s’opère alors des recompositions, des étalonnages de la contestation pour sortir définitivement d’une logique « déviante » (Becker, 1985). Nous sommes dans un autre scénario que celui des rejets de musiques mises en marge, tels que le Blues d’esclaves afroaméricains, les batteries des « Blousons noirs », la Punk londonienne, voire les débuts du Rap 85 Litt. Le chanteur de Nashîd. Carnet de bord, entretien avec l’artiste qui s’est tenu après un repas solennel pris avec l’intéressé et les organisateurs qui nous ont invités à la table de l’artiste. 86 55 de The Public Enemy. La transformation s’opère surtout sur la forme et finit par avoir raison du message véhiculé à la base. C’est pourquoi il est fréquent de parler de rap commercial, qui se marie à la musique de variété et qui conquiert le même public. Il s’opère donc une lente sortie de l’isolement (de marché, de perception) des musiques initialement subversives pour l’acceptation conditionnée des réalités de marché en général et pour son intégration dans la « culture de masse » (Adorno, 1990). Notons, par exemple, que la moyenne d’âge des artistes musulmans et musicalement confirmés (et qui sont représentatifs de la tendance dominante des expressions musicales musulmanes) se situe à la sortie du statut de « jeunes adultes ». La moyenne d’âge qui les caractérise tourne désormais autour de la trentaine. Avec les conversions, telle que celle de Cat Stevens, cette moyenne balance vers une maturité plus prononcée. Nous distinguons la maturité des producteurs de la juvénilité du public. 2.3 L’immigration et ses succès musicaux en Europe La présence visible des musulmans en Europe s’est donc manifestée avec vigueur depuis le début des années 1960, cette émergence se réalisant au cœur du cycle migratoire acheminant une main-d’œuvre étrangère utile à la reconstruction de l’Europe d’après-guerre (Dassetto et al. 2001 ; Withol De Wenden, 1999). Une population jeune, en provenance d’Afrique du Nord, des Balkans mais aussi de Turquie, constituait pour un certain nombre de pays européens la principale population d’origine musulmane. Cet héritage sera chanté par ses descendants qui bénéficieront parfois de larges auditoires. L’histoire récente de l’immigration sera autant une ethos sociale de l’artistique musulman européen qu’un référentiel artistique marquant une originalité stylistique et linguistique des artistes. Il n’est plus rare de constater que, désormais, beaucoup d’artistes musulmans européens reçoivent des témoignages de reconnaissance pour leur carrière musicale ou pour l’importance des ventes de leurs productions. Les titres tels que « Artiste de l’année »87 en France ou « Disque de platine »88 reviennent régulièrement à l’un ou à l’autre artiste musulman investi dans la musique (Cf. 87 En France, ce titre est remis par des chaînes radiophoniques consacrées à la musique de la jeunesse. Les radios « NRJ » ou « Skyrock » sont représentatives en ce sens. Des occasions, telles que les Hip-hop Music Awards, sont significatives des transformations des consommations et de la reconnaissance de musiques jusqu’alors marginalisées au sein du champ musical global. 56 Chapitre 8). Le facteur religieux, au moment des succès commerciaux, n’est pas une entrave à la reconnaissance des artistes. Les rappeurs Kery James89 ou Diam’s90, malgré la mise en évidence de leur pratique religieuse et les quelques remous médiatiques liés à leur conversion, restent signataires auprès de grandes maisons de production en France. Pour les cas de Yusuf Islam ou d’Abd Al Malik, l’appartenance à l’islam se veut même rassurante. Cette émergence progressive, avec les succès qui en découlent, résulte de générations issues de pays d’origine musulmane et parvenues en Europe par les mouvements migratoires économiques des années 1960. Une part importante des thématiques liées à la production des artistes musulmans pose une rétrospective sur cette réalité. L’expression des jeunes générations en Europe s’est aussi manifestée par le biais de la musique, en tant qu’expression individuelle ou manifestation collective. La jeunesse musulmane investie dans la production musicale est particulièrement issue des contextes migratoires parentaux des années 1960, ce qui va caractériser la mobilisation de répertoires musicaux tels que le Raï algérien en France ou la musique populaire pakistanaise en GrandeBretagne, ou la musique maroco-andalouse en Belgique (Baily & Collyer, 2006 ; Hargreaves & McKinney, 1997). Il n’est pas rare de voir des artistes revenir abondamment sur leur parcours migratoire. La chanteuse de R&B Wallen, par ailleurs épouse du slammeur soufi Abd al Malik, retraçait avec une certaine nostalgie les traversées de pays européens pour regagner le pays natal durant les vacances estivales en famille. Elle s’arrêta symboliquement sur les deux villes portuaires, comme passages obligés, de part et d’autre des rives méditerranéennes : « … Ô Malaga Te souviens-tu de ma famille, Nous étions des milliers à voyager vers toi Douane de Melilla Papa, tu es là, N’am sidi, N’am sidi, Zeyda fi fransa91 Mon cœur pauvre fou, chante autre chose… »92 88 En 1922 est créé le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) en France. Cette structure associative interprofessionnelle veille à la défense des intérêts de l'industrie française du disque. Le SNEP est affilié au MEDEF et membre de la fédération internationale de l'industrie du disque (IFPI). Le poids de cette association représente, avec sa cinquantaine de membres, quelque 80% du chiffre d’affaires de l’industrie du disque sur le territoire français. Les Majors telles que Sony BMG, Universal, EMI et Warner en font, par exemple, partie. C’est précisément le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) qui certifie les albums, les clips ou les « simples » par le nom d’un minerai précieux qui équivaut à un plafond de ventes : l’argent, l’or ou le platine notamment. Le titre de « disque de platine » revient à l’album qui a été écoulé à plus de 30 000 exemplaires en Belgique ou à 100 000 exemplaires en France (depuis juillet 2009). Cf. http://www.disqueenfrance.com/en/page-259165.xml?year=&type=12, Consulté le 12 juillet 2009. 89 Cf. Le site officiel de l’artiste www.keryjames.com, Consulté le 16 avril 2007. 90 Cf. Le site officiel de l’artiste www.diams-lesite.com, Consulté le 19 mars 2008. 91 Litt. : « Oui monsieur, oui monsieur, je suis née en France » 57 D’autres, tels que le rappeur Tunisiano et la chanteuse Zaho, partent des origines pour proposer de transcender les frontières physiques. Sur le morceau significatif « Citoyens du monde » de l’album le regard des gens, on pouvait entendre le duo chanter : « … Je suis fils d'Algérie. Fille de Tunis !! Parfum d'épices, Jasmin et tulipes Fils des Comores Fille du Mali !! Ceux qui nous honorent, Fierté, famille. Nous sommes ce que nous sommes, Femme ou bien homme, Le mélange sonne Comme voyelle et consonne Nos voix qui résonnent […] Mes origines Mes couleurs Je (ne) les ai pas choisies, N'essayez pas d'me changer Prenez-moi comme je suis. Si la souffrance, notre moteur Nous a pas réunis Khallounî n’Ghanî (Litt. Laissez-moi chanter) pour les enfants de tout l'pays.» 93 Le pionnier du rap français, Philippe Fragione alias Akhenaton, converti à l’islam, est le petit-fils d’immigrés napolitains. Ce dernier va régulièrement revenir sur la migration de sa famille en France et aux Etats-Unis. Dans une chanson écrite en 1993, sur l’album du groupe IAM « Ombre est Lumière » (EMI Virgin), l’artiste dessine la trajectoire migratoire dans un style poétique. Voici un extrait de ce texte intitulé « Où sont les roses ? » : « Sur les hauteurs du golf de Naples, mon olivier a poussé Dominant l’azur élevé entier dans la fierté Des origines latines où tu sens chaque mètre Que le danger guette derrière le linge pendu aux fenêtres Mais un jour eu l’orage déchaînant les éléments Le bel arbre fut arraché emporté par le vent Humilié, les branches affaiblies Mussolini et la misère avaient trop pressé les fruits A dix ans mon grand-père embarqua sur un chalutier Son père est mort à Brooklyn, qu’aurais-tu fais à sa place ? Huit ans après, la frontière est traversée sans regrets Il peut encore se regarder dans une glace 92 93 Wallen, « Dans le vent », Miséricorde, Atmosphériques, 2009. Tunisiano, « Citoyens du monde », feat Zaho, in Le regard des gens, 2008. 58 Les débuts furent durs sous les critiques des gens, tête baissée Regard fuyant comme des chiens dressés A cette date, il me relate terre ingrate Ou la salle habitude de lapider ce qui était matte mat ? Avec rage, à la force des bras, grâce à la persévérance Ils ont leur paradis en Provence Comme germe dans mon âme cette prose Dans les jardins, fleurir des roses […]»94 Dans le récit d’une immigration plus tardive et en provenance du Maghreb, il y a l’exemple de la chanson « Mémoire d’immigré », interprétée par le jeune rappeur de Chartres, Bakar95 alias Dely. Ce dernier reprenait cette trajectoire de l’immigration des premières générations musulmanes maghrébines. Pour densifier l’illustration, la documentariste et réalisatrice de « Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin »96 (1997), Yamina Benguigui (née à Lille en 1957), offrit quelques séquences d’interviews. Elle alla même jusqu’à se mettre personnellement en scène dans le clip vidéo. Diam’s, qui apparaît à la fin du clip vidéo, arborait un drapeau algérien sur le visage. Dans la chanson, le jeune Bakar va revenir sur l’installation de ces immigrés. Il chantait, par là, la mémoire du vécu de ses propres parents. L’hommage consistait certes à valoriser la contribution de « nos pères et nos mères »97, mais aussi à mettre en paroles et en scène toute la nostalgie des déracinements. Il propose ainsi une rime photographique propre au rap en général où chaque phrase est illustrative : « Mémoires d'immigrés au goût d'amertume Départ du pays, en quête de fortune Le cœur à la main prêt à tout reconstruire Pour effacer la misère d'hier à coup d'avenir Le port, c'est la porte pour une nouvelle vie Pour l'Occident et son modernisme qui nous fait envie Papa et maman sur le quai, la photo a jauni Embarcation miteuse, mais au bout une nouvelle vie En mer, ça jette tout ce qui nous rappelle nos différences On rêve d'être français pas seulement arabe de France […]»98 Plus que de retracer simplement une histoire de l’émigration vers des pays offrant du travail à une main-d’œuvre étrangère, les artistes pérennisent la mémoire de ce parcours pour 94 Iam, « Où sont les roses ? », in Ombre est lumière, EMI Virgin, 1993. Ce nom a été repris par l’artiste en 1999 afin d’honorer la mémoire d’un ami ayant disparu et qui s’appelait Abu Bakr. Cf. http://bakar-lofficiel.skyrock.com/, Consulté le 3 juin 2008. 96 Ce documentaire obtint un prix en 1998 pour le meilleur documentaire en France (7 d’or) et un prix (Golden Gate Award) au festival de San Francisco aux Etats-Unis. 97 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=N4coqb1a0Bg&NR=1, Consulté le 14 mars 2009. 98 « Mémoire d’immigrés », de l’album « Rose du béton », 2008. 95 59 en faire un élément vivace de l’identité. Ils sont alors à cheval entre le pays d’accueil et celui quitté par la génération précédente, sans que la situation ne soit vécue comme un tiraillement. Le deuxième exemple du traitement de l’immigration maghrébine propose l’artiste d’origine marocaine Ali, ex-chanteur du groupe de rap français Lunatic. Ce dernier mettait en exergue ses origines maghrébines, dans une chanson de son premier album solo « Chaos et Harmonie » (Ali, 2005), intitulée « Observe ». Ali, dans l’une de ses rares interviews, accordée en 2006 à un magazine virtuel de rap www.abdcdrduson.com, s’expliquait sur le contenu de son texte : « Quand je dis "tu veux me situer", je parle de mon identité. Je suis originaire du Maroc, continent Afrique, région Maghreb. De toute façon, Maghreb, ça veut dire "le Couchant". »99. La plupart de ces artistes sont nés et vivent désormais en contexte européen, mais la prégnance des origines reste donc récurrente dans les thématiques abordées par les artistes, et la manifestation significative de cette identité a gagné en densité ces cinq dernières années et de manière encore plus évidente depuis 2008 : par la présence de drapeaux des pays d’origine dans les clips et dans les concerts, l’utilisation des dialectes en cours dans les foyers, les tournées et les tournages de clips au pays d’origine, etc. (Cf. Chapitre 10). 2.4 Profils ethniques des artistes et conversions à l’islam A ces profils de générations issues de l’immigration s’ajoutent ceux d’une immigration tardive directement venus de l’un ou l’autre pays musulman. Les migrations sont, pour ces cas de figures, le fruit des exils politiques ou des trajectoires d’étudiants universitaires de troisième cycle, ou bien des déplacements d’artistes de passage en Europe pour des raisons de programmation artistique ou autres : l’algérienne Zaho, qui chante son pays, est considérée comme un des plus célèbres exemples de la musique francophone100. Les expressions musulmanes en Europe peuvent également être le fait de convertis à l’islam (locaux ou originaires de pays non-musulmans tel que la Martinique, le Congo, la Jamaïque). Parmi ces convertis à l’islam, beaucoup s’évertuent à mettre en évidence leurs origines et à chanter le pays lointain. L’exemple français est parlant en ce sens : Chypre par Diam’s, Haïti par Kery James, le Congo par Abd al Malik et l’Italie par Akhenaton. 99 http://www.abcdrduson.com/interviews/feature.php?id=91&p=1, Consulté le 19 avril 2009. Zaho, « Kif’N’Dir », in Dima, 2008. 100 60 Un extrait du texte de ce dernier rappeur français, qui se qualifie de « métèque de confession islamique »101, nous permet de saisir la construction des provenances d’une immigration intra-européenne, mêlant poésie, réalisme, nostalgie et affirmation explicite de l’appartenance à l’islam : « Je suis un 100% métèque, importé d'un pays sec Jadis vulgaire pion passé pièce maîtresse du jeu d'échecs Et si l'obscurité de ces mots encombre C'est Dieu qui l'a voulu, j'ai dû trop jouer sur des cases sombres En fait mon équipe se respecte c'est tout Pas de pions, pas de roi, pas de reine, que des fous Tous partis sur un échiquier pourri, vingt ans plus tard Ils ont atterri sur du lapis-lazuli Ils disaient ce sont des ramasseurs d'oranges, des naïfs Mais pas un ne faisait le mac devant des calibres et des canifs La pro-latinité est mon rôle Pas étonnant venant d'un napolitain d'origine espagnole Les surnoms dont j'écope reflétaient bien l'époque Je suis un de ceux qu'Hitler nommait nègre de l'Europe Et j'en suis fier, peut-être sommes-nous trop coléreux Mais le respect est sacré, on n'appelle pas nos parents : les vieux Cousin, si tu changes de camp mon pauvre Nous te rappellerons le temps où tu avais encore la morve Elle te sera contée comme une fable grecque L'histoire des métèques et mats et du jeu d'échecs… »102 Ces trois types de provenance (générations nées en Europe, arrivées de pays musulmans et convertis) englobent, dans l’ensemble, les origines d’artistes musulmans qui mobilisent d’une manière ou d’une autre du religieux dans la musique. Les impacts de notoriété sont variés et les expressions oscillent entre les icônes de la musique, toutes générations confondues, telles que Médine103, Sami Yusuf104, Outlandish105, Akhenaton106 (Akhenaton, 2010), Yusuf Islam107 et des amateurs de musique bénéficiant parfois de succès très locaux. Notre enquête nous a permis de rencontrer la plupart de ces profils et de constater qu’entre ces trajectoires de professionnels ou d’amateurs, les frontières ne sont pas si 101 Akhenaton, « Métèque », in Métèque et Mat, Delabel, 1995. Akhenaton, Ibid. 103 Rappeur havrais d’origine franco-algérienne. 104 Chanteur londonien de Nashîd (chant islamique contemporain) d’origine azérie. 105 Trio de Pop music danois, composé de deux musulmans (origine marocaine et pakistanaise) et d’un chrétien 106 Rappeur, compositeur et auteur marseillais d’origine italienne. Considéré comme l’un des fondateurs du rap français. Il s’est converti à l’islam dans la première moitié des années 1990. 107 Un des plus grands chanteurs britanniques contemporains des années 1970. Il est d’origine gréco-suédoise et se convertit à l’islam à la fin des années 1970. Il stoppera sa carrière pendant 28 ans avant de revenir à la musique en 2006. 102 61 hermétiques. Les possibilités d’ascension, ou plutôt la projection des publics et des amateurs dans la réussite de l’une ou l’autre icône, dynamisent les champs de production et attisent les marchés de l’autoproduction (Cf. Chapitre 9). Le partage des origines sociales avec les artistes ayant réussi, la proximité de ces derniers avec leur public intensifient d’avantage ce processus de projection. 2.5 Représentations des artistes musulmans dans la musique et la société A côté de ces trajectoires auto-représentées par les artistes, réside la perception du milieu artistique ou des médias sur l’artiste. La polémique est, à cet effet, souvent de rigueur. La présence d’artistes musulmans, dans le circuit musical, peut être vue comme dérangeante, essentialisée comme une menace, réactivée au gré des événements qui sont liés à l’islam ou aux débats sur l’intégration, voire à l’identité nationale en France. Ces trajectoires sont ainsi construites au regard de la société qui analyse les contours des identités religieuses affichées par l’artiste ou distillées dans ses productions. Le foulard de la jeune rappeuse Diam’s est assez symbolique en ce sens et a provoqué une couverture médiatique dense, lancée à partir du scoop d’un magazine people où elle apparaît couverte d’une longue tenue et d’un foulard. L’appartenance affichée à l’islam de Diam’s participe donc de la polémique. Son foulard a rompu avec une image longtemps développée à partir de l’émancipation. C’est d’ailleurs la promotion de cette image qui a conduit l’artiste à avoir sa représentation en cire au Musée Grévin. A côté de la contestation de l’apparence religieuse, survient la responsabilisation des chanteurs musulmans, accusés d’encourager l’islamisation ou d’être les porte-voix de la légitimation de la violence. Les contextes locaux sont cristallisateurs de certaines de ces accusations. Retenons, pour l’exemple, les affaires « Ilan Halimi » en France ou celles relatives aux sorties médiatiques du parlementaire hollandais Geert Wilders. Elles sont des prétextes de mise en relief de l’identité religieuse d’artistes musulmans. L’exemple de l’intervention du rappeur Bruno Bausir, originaire de Guadeloupe (né en 1974), alias Doc Gynéco dans un tabloïde israélien est très illustrative. Clairement affiché en soutien de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, l’artiste accusait le milieu du rap de stimuler des dérives comportementales au sein du jeune public français. Cet exemple français s’insère dans le contexte de l’ « affaire du gang des Barbares » ayant entraîné la mort du jeune juif Ilan Halimi en janvier 2006. 62 Doc Gynéco déclarait, en effet, dans l’entretien croisé avec l’auteure française Christine Angot (née en 1959) pour « Israël Magasine » : « … le rap s’est aujourd’hui islamisé. Akhenaton est musulman, comme de plus en plus de rappeurs. Ils sont en guerre : le rap, c’est un peu le bras musical armé du djihad. ». L’accusateur s’est ensuite frontalement attaqué au jeune rappeur du Havre Médine Zaouiche, et ce pour son engagement artistique explicitement relié à l’islam : « Médine, c’est […] le genre de personne qui poserait une bombe à Tati Barbès. L’Histoire, contrairement aux jeunes, il la connaît. Il sait, lui, ce que veut dire Jihad, pas les jeunes. Il utilise des moments essentiels pour les islamistes et il les met en musique. Cela a un impact latent, vicieux, sournois. […] la tendance, dans le rap, est la conversion à l’islam. On se convertit à l’Islam pour entrer dans le rap.»108. La polémique se met aussi au diapason du contexte hollandais. Trois clips de rap en provenance des Pays-Bas se trouvent épinglés sur le blog « Observatoire de l’islamisation »109 (www.islamisation.fr), depuis le 28 janvier 2008. Ces clips au contenu violemment contesté ont étés produits par un rappeur d’origine marocaine du nom de Rachid El Ghazoui alias Appa (né à Amsterdam en 1983) et qui s’accompagne de Naffer ou de Sjaak, deux autres rappeurs hollandais d’origine maghrébine. Ces clips sont à connotation réactive et mettent en scène des séquences prônant des formes de violence juvénile. Des comportements extrêmes sont mis en scène, qui se veulent une réponse au racisme en Hollande et à la personne de Geert Wilders en particulier. On voit, par exemple, de jeunes Hollandais d’origine maghrébine, simuler, en pleine journée, le kidnapping d’un jeune homme. Ce dernier, glissé dans le coffre d’une voiture, disparaît pour une destinée inconnue. Un autre jeune homme se met à briser des vitres à coup de masse dans un immeuble désaffecté. Deux rappeurs scandent leur texte avec virulence face à la caméra, tout en exposant des armes blanches et le drapeau marocain, etc. Le dossier virtuel dans lequel on a pu télécharger les vidéos en question a été titré, selon le gestionnaire du blog Joachim Veliocas110, par : « le rap arabo-musulman néerlandais ». Le commentaire attribué officiellement à la séquence, sur le site, déclarait : « Si leur motivation première provient d'un racisme primaire, on ne saurait occulter la dimension anti-occidentale de leurs attitudes, prenant ses sources dans l'islam. Le gouvernement néerlandais préfère envisager de réduire au silence Geert Wilders plutôt que 108 http://www.desinfos.com/IMG/html/Doc_Gyneco_Christine_Angot_David_Reinharc.html, Consulté le 22 avril 2009. 109 Dirigé par Joachim Veliocas. 110 Nous pensons qu’il s’agit là d’un nom d’emprunt. 63 de rapatrier avec pertes et fracas de jeunes colons admirateurs des terroristes islamiques. »111. A côté des ces analyses à charge, tant du milieu artistique que de la droite extrême, il arrive également que, suite à des contextes particulièrement tendus, des autorités publiques fassent appel à des artistes identitairement marqués par l’islam. Ces derniers sont mobilisés afin d’apaiser des tensions et de promouvoir un islam représentatif des musulmans du pays d’adoption. Rakin Fetuga, le leader du groupe de rap islamique Mecca2Medina, nous confiait le 5 mai 2007 à Londres qu’il avait été envoyé en Afrique en vue de pacifier et d’apaiser les tensions communautaires aux lendemains des réactions violentes sur les caricatures danoises. Cette campagne musicale avait été complètement initiée par les britanniques. On retrouve ces expériences assumées en Grande-Bretagne, qui propose au monde musulman des rappeurs musulmans ou des chanteurs de Nashîd comme voix britanniques. Cette mise à contribution reflète par ailleurs le pragmatisme de la diplomatie anglosaxonne au sens large. Si nous nous penchons sur l’expérience australienne, avec la consécration de l’émission musulmane « Salam café » comme émission de l’année, ou sur celle des Etats-Unis, on observe une similitude dans la démarche : « L'Amérique découvre un nouveau groupe de rap, Native Deen, qui a la particularité de n'être composé que de musulmans pratiquants. Joshua Salaam, Naeem Muhammad, Abdul-Malik Ahmad, originaires de Washington D. C., chantent leur religion (M-U-S-L-I-M et I Only Fear Allah sont leurs deux tubes), en habits et avec des instruments traditionnels, mais personne ne les empêchera de le faire en rap, suivant un tempo hip hop que ne renierait pas Jay-Z. La chose a assez de succès pour intéresser le département d'Etat américain, qui s'est dit prêt à promouvoir sur le territoire national un groupe prônant en chansons le respect des valeurs de l'islam modéré. Et même à faire tourner dans les pays arabes cette vitrine hip hop de la culture «musulmane américaine». A la fin des concerts (récemment à Brooklyn pour la fin du ramadan), tout le monde reprend en chœur et en rythme: I am proud to be down with the Muslim crowd. »112 111 http://www.islamisation.fr/archive/2008/01/25/le-rap-islamique-neerlandais-anti-wilders.html, Consulté le 22 avril 2009. 112 http://www.liberation.fr/culture/0101435252-l-islam-version-rap, Consulté le 13 septembre 2010. 64 3. La socialisation de la jeunesse musulmane au contact des cultures musicales Les choix musicaux des artistes musulmans européens sont sous-tendus, de manière parfois éclectique, par divers répertoires musicaux qui peuvent exercer une influence sur la forme musicale ou sur le genre et le contenu des textes. La dense circulation des musiques due à la globalisation contemporaine favorise, pour les musiciens musulmans comme pour tout musicien, la connaissance de répertoires contrastés qu’une culture aux accents postmodernes intègre et mélange. Il s’agira ici d’identifier d’abord quelques répertoires musicaux principaux qui sont à la base des musiques musulmanes contemporaines en Europe, pour décrire ensuite les principaux répertoires musicaux que l’on peut rencontrer et qui se différencient de manière assez précise non seulement sur le plan de la musique et du contenu mais également sur le plan des contextes de leur production. L’insertion accrue dans l’islam européen et mondial de répertoires musicaux se réalise par des processus de création d’hybridation et de réélaboration de répertoires existants. C’est le cas de toute création artistique qui concourt toujours à l’entrecroisement et à la revitalisation de plusieurs influences. De manière qui pourrait paraître inattendue, ce sont ce qu’on pourrait appeler des « musiques urbaines contemporaines », telles que les expressions de la mouvance Hip Hop qui font désormais partie de la culture de la jeunesse d’une grande partie du monde. De nombreux musiciens musulmans en Europe, qu’ils soient de familles musulmanes ou qu’ils soient convertis, inscrivent leurs référentiels religieux dans la tradition récente du Hip Hop. C’est inattendu dans la mesure où cette tradition, expression du malaise social d’une jeunesse en marge, ne provient originellement pas d’un univers culturel islamique et a été saisie de manière radicale comme expression identificatrice de jeunes musulmans européens. Une vague culturelle provenant des Etats-Unis portera de jeunes musulmans, qui affirmeront l’héritage thématique du Hip Hop mais également les spécificités dues aux vécus des musulmans européens. Il s’agit donc d’un répertoire émergeant au cœur d’une société occidentale post-industrielle et moderne, que s’est culturellement approprié une jeunesse musulmane dont les icônes représentatives de la discipline sont pour une bonne part d’origine immigrée. 65 L’acquisition de cette discipline va tout de même mobiliser un certain nombre de sonorités et de références musicales, culturelles et religieuses en provenance des pays d’origine de ces artistes musulmans européens. Une indépendance de la matrice américaine a été gagnée au fil des productions européennes et, désormais, la reconnaissance du rap français, hollandais ou britannique par les références rapologiques américaines n’est plus à démontrer. D’autres répertoires musicaux contemporains, à l’instar du rap, sont influencés par les patrimoines musicaux d’origine : le Reggae, la Soul, le Jazz sont autant d’exemples significatifs. Dans certains cas, il s’agit de musiques, qu’on pourrait appeler « ethnoculturelles », qui n’appartiennent pas comme telles à une tradition religieuse, mais qui font partie des sonorités du patrimoine festif notamment et qui reflètent les cultures régionales des origines de l’artiste. Ce sont surtout des artistes d’origine immigrée, donc, qui reçoivent ces influences qui font partie des éléments de socialisation familiale transmis lors des cérémonies de mariages ou de circoncision, voire lors des célébrations religieuses commémoratives mais aussi festives. Dans d’autres cas, il s’agit de formes musicales qui relèvent d’un patrimoine artistique plus universel dans le monde musical et qu’on pourrait qualifier de « classiques » de la civilisation musulmane. Et enfin, il s’agira d’une influence plus directement marquée par une « revitalisation des formes et des contenus religieux ». Ces deux dernières influencent, par leur relative universalité dans l’espace musulman, l’ensemble des musiciens, qu’ils soient convertis ou non, et au-delà de leurs appartenances d’origine. Plus précisément, l’influence de la musique « classique » se joue par la densité de son patrimoine et de sa forte programmation en Europe, et se transmet dans les écoutes par le biais de sa standardisation aux normes de la « World Music ». Celle plus spécifiquement religieuse réactualise, par son orientation morale mais aussi par le fait qu’elle traduit l’existence d’un discours normatif sur la musique, le débat mitigé portant sur la question musicale. Nous allons présenter plus en détails les diverses sources de l’inspiration musicale, afin de mieux cerner ensuite les formes musicales contemporaines. 66 3.1 La mouvance Hip Hop où la démocratisation de l’accès à la parole Nous reviendrons plus largement sur cette mouvance par la suite, car elle donne naissance à un répertoire musical en soi, qui donne lieu à quatre expressions artistiques majeures dont le Rap est la principale. Le Hip Hop concentre la musique et ses diverses formes de mise en avant (par ordinateur, par intervention manuelle sur vinyle, par utilisation de la bouche, …), la danse, incarnant la société industrielle et sa robotisation (la danse en mouvements saccadés, la chaîne humaine qui fait passer un courant artificiel permettant d’animer les corps, …), la représentation graphique et picturale (par le graffiti, c'est-à-dire la signature élaborée ou rudimentaire de l’intervenant sur des supports publics – métro, bâtiments de l’Etat) et enfin le rap (prestations au micro qui se caractérisent par la scansion rythmée d’un texte de l’artiste et qui admet le chant). Notons, dès maintenant, que le rap relève d’un répertoire urbain issu de l’univers américain des années 1970-1980. C’est désormais une véritable discipline musicale qui trouve ses écoles dans les espaces improvisés de la rue, mais aussi dans les structures associatives d’encadrement de la jeunesse. Il touche la jeunesse mondiale et particulièrement la jeunesse musulmane européenne, surtout en France, où les « rappeurs » passent pour des leaders de la discipline. Leurs textes laissent une place importante aux vécus témoignant d’identités en questionnement. Par leur côté subversif, véhiculant la protestation sociale, se focalisant sur l’enracinement (origines sociales), et par le biais des causes et des revendications raciales que le rap met en avant, ces derniers vont permettre l’identification d'une partie de la jeunesse européenne au Hip-hop. Il s’agit avant tout de l’expression musicale de la jeunesse des « banlieues » et des quartiers immigrés des villes, les inner cities. Aux Pays-Bas, même si la présence de rappeurs musulmans ou d’origine musulmane n’est pas aussi significative qu’en France, les deux icônes du rap hollandais sont tout de même musulmanes (Salah Edin et Ali B). En Belgique, le mouvement Hip-hop a été mis sur pied et continue d’être porté depuis 25 ans par des artistes musulmans ou d’origine musulmane, dont Nordinne Sahli est le pionnier. Le collectif « souterrain production », la Zulu Nation belge et les individualités en périphérie de ces structures du rap sont pour la plupart des musulmans originaires du Maghreb. 67 Les artistes musulmans d’origine immigrée représentent, hormis quelques figures emblématiques de convertis, une majorité des artistes musulmans médiatiquement visibles et bénéficient d’une grande popularité. Dans le monde anglosaxon, le marché est plus métissé, mais la présence musulmane reste malgré tout évidente. D’Aarhus (le trio Outlandish) à Birmingham (le groupe féminin Divine Aubergine) en passant par New York (le rappeur et acteur Moss Def), Oslo (du producteur du style Sufi Dub) et Londres (du pionnier du « rap islamique » Mecca2Medina), l’appartenance à l’islam, voire la manifestation explicite de l’identité musulmane par le texte de rap est une récurrence. 3.2 Prolongement des musiques ethnoculturelles en Europe On pourrait parler des musiques ethnoculturelles comme deuxième matrice d’influence pour faire référence à des musiques liées aux premières générations implantées en Europe, qui véhiculent des traditions nationales et surtout régionales d’origine. Ces traditions importées, au travers d’une large « migration des symboles », sont éventuellement réadaptées, au moment de la transmission intergénérationnelle, à l’esthétique musicale du pays d’arrivée ou donnent lieu à un véritable métissage culturel. Elles sont toujours d’usage, à l’occasion d’événements familiaux comme les mariages, les fêtes religieuses, les célébrations liées à la naissance ou aux moments de deuil, etc. Dans les cultures maghrébines traditionnelles, par exemple, les cérémonies de mariage sont rythmées par une sonorité vocale et musicale qui répond à un « rite de passage » codifié. Ainsi, par exemple, une tradition qui traverse l’ensemble des cérémonies de mariage, toutes régions confondues, est la cérémonie du henné. Elle concerne les deux mariés qui se voient poser du henné sur les mains. La musique et les chants qui accompagnent la cérémonie varient aussi en fonction des appartenances régionales. Ce rituel, symbolisant le passage d’un statut à un autre, n’est pas l’apanage des maghrébins d’ailleurs. Les ambiances, les répertoires et les rythmes sont multiples en fonction des régions et de l’univers social et culturel des individus. Ainsi, pour le cas du Maroc, les chants peuvent aller de l’Ahwach, c'est-à-dire des chants et danses traditionnelles des Chleuh du Souss marocain, aux rythmiques effrénées de la Daqa (litt. Frappe dans les 68 mains) de Marrakech. Mais ils passent aussi par le Raï (litt. Mon avis), le Cha’bi (litt. Populaire), qui est une musique essentiellement festive et de mariage, ou bien la ‘Ayta (litt. Le cri), rurale et citadine. Il y a également des musiques confrériques ou musiques d’écoles, dites « savantes », telles que les musiques propres aux Noubas andalouses qui sont mises à l’honneur dans les mariages musulmans d’Europe ainsi qu’à diverses occasions. Ces dernières sont plutôt d’origine urbaine et proviennent de centres tels que Fès, Tanger, Tétouan, Chefchaouen ou Salé. Les mariages turcs, pakistanais, sénégalais ou comoriens en Europe ont également conservé une ritualité des pays origines et des répertoires musicaux spécifiquement traditionnels. La transmission de ce patrimoine musical festif évolue au fur et à mesure de l’implantation en immigration. En Europe, ces traditions musicales étaient véhiculées par les parents de première génération qui avaient vécu la première immigration. Ils considéraient qu’un mariage traditionnel ne devait rien perdre ou presque de sa substance originelle. En ce sens, il devait se conformer à la manière dont il aurait été mis en pratique au pays ou plutôt à la manière dont ces pratiques s’étaient conservées dans la mémoire parentale. Dans les espaces d’immigration, ces us festifs reterritorialisés étaient maintenus et animés à partir des moyens disponibles. De la sorte, on essayait de suppléer, notamment par des cassettes audio-phoniques, la tradition vécue. La conservation de ces traditions, qui étaient, entre autres, très souvent d’origine rurale, n’est plus possible dans les contextes européens. D’autant plus que, de plus en plus, les fêtes familiales concernent des personnes originaires de régions différentes, qui ne disposent plus d’un même patrimoine commun et ne partagent pas nécessairement l’intimité du répertoire des hôtes. Les futurs conjoints n’étant, dans de nombreux cas, pas du même enracinement culturel s’interrogent jusqu’aux modalités de construction d’un mariage en immigration et l’aspect musical est sujet à des négociations et à des compromis qui se traduisent par une orchestration hybride mobilisant les musiques traditionnelles des cultures respectives, les musiques cérémoniales et les musiques modernes de la jeunesse. Il n’est pas rare de tomber sur des forums de discussion sur Internet sur lesquels certains s’interrogent sur les modalités pratiques et culturelles des cérémonies de mariages turcs, marocains, … 69 Plus récemment, cette situation particulière en immigration a évolué à travers la création de groupes professionnels ou quasi professionnels qui s’exhibent dans les pays d’immigration à l’occasion de ces célébrations et de ces fêtes ; on peut dire que la multiplication des mariages a fait apparaître un business des musiques ethnoculturelles. Cet ensemble de facteurs construit la mémoire ethnoculturelle des plus jeunes générations. Les jeunes apprennent donc, à travers les bribes de la mémoire familiale et à travers cette transmission enregistrée sur divers supports, des éléments de musiques ethnoculturelles113. Cet apprentissage est renforcé lors du retour au pays d’origine ; la tradition vivante y est plus présente, et l’assistance au moment des fêtes vient se greffer à la familiarité musicale des jeunes générations. Au gré des générations, la fonction rituelle de la musique traditionnelle a progressivement perdu de son importance. La conséquence profonde qui en a résulté consiste en un phénomène d’uniformisation des festivités en situation migratoire, lequel se caractérise par un nouveau rapport à la fête mais aussi à la musique. Le lien entre le sens de la musique et le sens des rites s’est en quelque sorte estompé, car les attentes des auditeurs-invités aux fêtes devenaient surtout celles d’une musique de divertissement ou d’un bruit de fond destiné à accompagner les repas et les festivités. L’éloignement des jeunes générations de ces musiques peut se comprendre également par la perte de la langue poétique, qui rend ces textes en partie incompréhensibles et par l’intégration de sensibilités musicales nouvelles, plus dans l’air du temps, et moins dépendantes ou plus du tout dépendantes des choix parentaux. Le rapport que les jeunes entretiennent avec la musique est donc celui d’une consommation occasionnelle pour des musiques d’origine folklorique, exotique. Cette évolution se remarque, entre autres, par le fait que des artistes se réapproprient ces sonorités traditionnelles sur leurs albums et les mélangent avec des univers musicaux complètement différents. 113 A titre indicatif et tous répertoires confondus, nous avons les musiques et les chants d’artistes marocains qui seront mobilisés lors des cérémonies de mariage. De manière non exhaustive, nous retenons Naima Samih, Abelhadi Belkhyat, Abdelwahab Doukkali, Rouicha, Ahouzar, Cherifa, Tachinouite, Haja Hamdaouia, Khalid Bouazzaoui, Omar Métioui, Cheikh Ahmed Zitouni, Cheikh Mohamed Temsamani, Cheikh Abdelkrim Raïs, Saïd el Meftahi, Abdelali Briki, Amina Alaoui, Ahmed Tantaoui, Hamid El Kasri, Maalem Abdelkrim Marchen, El Haddaoui, Abdelaziz Stati, Jil Jilala, Nass El Ghiwane, Lemchaheb, Kamal Oujdi, Fetouaki Hafid,… Dans cet ensemble, certains artistes ont opté pour consacrer leurs chansons aux mariages et aux cérémonies traditionnelles. 70 Ainsi par exemple, on voit des musiques traditionnelles Amazigh, Arabe ou Azérie insérées dans des musiques raps, techno ou dubs par le biais de technologies informatiques (dites du sampling) facilitant ces mélanges. Une partie de la musique dite de fusion s’est, elle, spécialisée dans ce croisement de genres musicaux, où dialoguent, par exemple, les répertoires soufis (Sufi Dub), les chants du désert, les basses de Jazz et la musique électronique. C’est ainsi que le « Festival Gnawa et Musique du monde »114 d’Essaouira à bâti son image de capitale de la fusion musicale. Il en est aujourd’hui à sa 12ème édition depuis 1998. 3.3 Musiques des cultures de la civilisation musulmane L’autre genre musical, qui influence les compositeurs, auteurs ou interprètes musulmans contemporains d’Europe, provient du patrimoine classique de la culture et civilisation musulmane, associée d’une manière ou d’une autre à la religion musulmane. Il s’agit, entre autres exemples, de l’art vocal et musical des confréries. Le Qawâlî, répertoire confrérique soufi d’Inde et du Pakistan, représenté en Occident par Nusrat Fâtih Ali Khân (1948-1997) et ses 125 albums (Baud 2008) ou les chants des derviches turcs. Mais il s’agit aussi du Tarab (musique) arabo-andalou (Poché 1998) et ses Noubas (Algérie, Tunisie, Maroc) ou les Muwashahât (proses et poésies d’origine andalouse) égyptiennes ou syriennes de Sabâh Fakhri115 (né en 1933 à Alep) ou de Cheikh Ahmad at-Tunî (né en 1932) de Haute-Egypte. Il s’agit enfin de Hadra marocaines (Poché 2005), qui consistent en des séances de Dhikr (invocations) propres aux confréries et qui admettent l’utilisation d’instruments musicaux et de cantillations mystiques. On retrouvera aussi le patrimoine des musiques persanes (Lloyd 1999), turques (Clerc 2000), azéries (During 1988) ou africaines, telles que les chants de Youssou N’dour116 (né en 1959 à Dakar) à la renommée internationale. En février 2005, Youssou N'dour a été récompensé, lors du 47ième Grammy Awards à Los Angeles, pour son album « Egypt », dans la catégorie « meilleur album 114 Cf. http://www.festival-gnaoua.net/, Consulté le 15 août 2009. Ce ténor de la musique arabe, encore en vie, s’est vu classé, pour avoir chanté pendant 10 heures de suite dans un concert à Caracas, dans le Guinness des records. 116 Cf. Site officiel : http://www.youssou.com, Consulté le 15 août 2009. 115 71 de musique du monde ». L’artiste africain y montre l’image d’un chanteur musulman et celle d’un soufisme africain dont les racines se situent en ville sainte de Touba, notamment. La pochette de l’album représente la calligraphie arabe et dorée du nom de Dieu et annonce l’intention de vouloir donner au monde une autre image de l’islam (Arnaud 2008) : « N'Dour says his latest CD is an exploration of what Muslims have in common, and how Islam is practiced in Senegal, Egypt and across the Middle East. Egypt, he says, is an album that "praises the tolerance of my religion" in an era where Islam has been largely misunderstood by non-Muslims. »117. 3.4 L’exemple de la musique arabe savante La référence à la culture et à la civilisation musulmane peut également concerner les classiques de la musique arabe contemporaine véhiculée, entre autres, par les égyptiens Farid al-Atrach (1915-1974), Umm Kalthûm (1904-1975) (Danielson 1997), Abdelhalîm Hâfid118 (1929-1977) ou Mohamed Abdel Wahâb (1907-1991) (Amdouni 1989). Déjà au XIXe siècle, l’Egypte et sa capitale le Caire étaient le cœur de l’édition et de la distribution dans tout le monde arabe. Une réelle plate-forme de l’imprimerie à la censure encore limitée y fonctionnait à plein régime. Au XXe siècle, le Caire se renouvelle et s’impose comme la plaque tournante des disques de la chanson arabe locale, et de ceux des pays limitrophes ; elle est alors en pleine mutation. Aujourd’hui, elle reste encore le chef d’orchestre et la stimulatrice de nombreuses innovations. En témoignent en l’occurrence les séries télés, les discours religieux alternatifs et les programmations musicales nouvelles. Une des grandes innovations apportées à la musique arabe intervient dans le courant des années 1930. Les musicologues spécialisés mettent en avant la transformation notoire du ton musical. Dans la population arabe contemporaine, l’une des représentantes les plus symboliques de ce type de musique reste l’artiste, interprète et actrice, Umm Kalthûm Ibrahim as-Sayyid al-Beltâguî. Avec sa voix de contralto-mezzo-soprano à 14 000 117 118 Cf. http://www.youssou.com/Press%20Egypt%20and%20Islam.html, Consulté le 3 août 2009. Cf. http://www.abdelhalimhafez.free.fr, Consulté le 25 février 2006. 72 vibrations par seconde et son charisme incontesté, la chanteuse est surnommée la « diva » de la musique arabe. Cette chanteuse dévoile un certain nombre d’éléments symboliques pour l’admirateur arabe. Hormis sa prestation scénique exceptionnelle, Umm Kalthûm traduit, à elle seule, la survivance très vive de la poésie musicale dans les us arabes contemporains. La langue littéraire arabe possède un statut assez particulier et dégage une émotion qui rappelle à bien des égards l’univers coranique. La révérence à la chanteuse passe donc aussi par le choix de la langue du répertoire. L’artiste irakien Kâdhim as-Sâhir (né en 1961), issu de la variété arabe, doit bien son succès au fait d’y avoir abondamment référé. Il se décloisonne ainsi des particularismes locaux pour devenir transnational. Umm Kalthûm symbolise, aussi, tout comme Nasser d’ailleurs, ce besoin de quête d’icônes dans une ère postcoloniale où les leaders sont littéralement adulés. Il y avait le besoin de se projeter au travers d’une personnalité aidant à la traversée des grands moments de dépressions politique et identitaire. La chanteuse a, par exemple, été considérée comme la « mère arabe », remotivant les esprits après la défaite de 1967. Elle est aussi la patriote, donnant alors des concerts à titre gracieux pour venir en aide à Nasser. Um Kalthûm est enfin la personnalité capable de demeurer une voix égyptienne tout en la transcendant, que ce soit au-delà des frontières du monde arabe (récréant par là une unité symbolique de l’Umma) ou dans le monde. Nous verrons à quel point un certain nombre d’artistes musulmans européens, dans le Nashîd par exemple, utiliseront quelques mécanismes d’Umm Kalthûm, notamment celui de l’englobement de la Umma par le recours à plusieurs langues du monde musulman dans la même chanson. 3.5 Voie d’islam par le « chant islamique contemporain » Pour le chant islamique, il s’agit d’une influence directement issue des références scripturaires musulmanes et qui propose une expression sculptée par le normatif religieux. Ce répertoire est respectueux d'une éthique et d’une morale islamique, et propose une expression où la musicalité joue un second rôle dans l'expression par rapport au texte. Ce genre musical provient des origines de l’islam, du moment prophétique et des premiers compagnons du Prophète. A l’origine, il s’agit de célébrer la parole 73 coranique par une psalmodie qui devient progressivement un véritable art vocal. Nous avons là un genre musical directement empreint, de manière plus ou moins explicite, de significations religieuses. Elles transparaissent dans le respect des normes musicales, d’une ethos ou d’un contenu du message. Nous parlerons dans ce cas d’une expression coiffée de l’épithète « islamique ». Le Nashîd (litt. Hymne) est utilisé lors de célébrations religieuses diverses, et notamment la célébration du Prophète et sa naissance, ou la célébration des événements marquants de l’islam (‘Achoura, la fête de la fin du Ramadan, la fête du sacrifice), dans les nuits du Ramadan (célébration de prise de la Mecque, de la première bataille musulmane dite de Badr, de la révélation du Coran lors de la 27ème nuit du Ramadan, etc.). Le Nashîd exprime également la spiritualité, la morale ou bien le vécu des musulmans. Il propose une manière d'être musulman où s'harmonisent transcendance et horizontalité, c'est-à-dire rapports au monde matériel et à Dieu. Comme nous le verrons, la tradition du Nashîd s’est trouvée relancée et bouleversée au XXe siècle sous l’impact de la confrontation de l’islam à la modernité, notamment sous la reformulation qu’en font les Frères musulmans, et ce déjà sous le fondateur al-Banna. En Europe, le Nashîd moderne est arrivé justement sous la forme renouvelée à travers les expressions héritées de mouvements islamiques, notamment celui des Frères Musulmans d’Egypte de Syrie (avec les Talâi’) et de Palestine (avec le Hamas). Ce chant contemporain, issu du début du XXe siècle, est une expression culturelle qui exprime directement la « musulmanité » (par l’appartenance clairement affichée des artistes à l’islam et à la pratique) et l’« islamité » (par la mobilisation d’un contenu faisant directement référence aux sources et aux messages de l’islam). La réactualisation du Nashîd en Europe est aussi le fruit de l’importation du militantisme estudiantin en cours dans les universités du monde musulman jusqu’au milieu des années 1990, et principalement dans celles du Maghreb. Par le biais d’étudiants maghrébins et boursiers de troisième cycle, ce répertoire musical va effectivement se greffer aux us des musulmans européens. Les multiples exécutions demandées à des groupes, notamment lors des mariages, ont joué un rôle déterminant dans l’imposition du genre et aussi dans sa transmission aux plus jeunes générations. 74 La demande à l’égard du Nashîd a évolué au cœur d’une phase de recherche identitaire des musulmans d’Europe. La présence d’une norme religieuse portant sur la musique, au cœur d’une pratique religieuse définie par un juridisme accentué, facilitait le rejet des musiques ambiantes ainsi que le legs musical des origines ethniques, qui n’était plus en phase avec la recherche d’empreintes religieuses plus marquées. Le Nashîd constitue donc cette voie médiane entre la morale et la norme islamique hypertrophiée dans le débat interne aux musulmans et une culture musicale véhiculant pour certains l’immoralité, l’étrangeté culturelle et la déviance des identités. En Europe, une réélaboration profonde du Nashîd s’opère aujourd’hui. Elle fait évoluer ce genre musical vers une pratique de divertissement qui concurrence les expressions de la variété générale. Une musique de la « variété piétiste » est donc proposée, au travers d’une exacerbation de l’apparence des artistes. Elle est calquée sur les codes de la mise en image de la variété. Il s’agira alors, théoriquement, de corps mis au service du cœur, c'est-à-dire d’un contenant mobilisé pour du contenu ; mais beaucoup vont développer tous les ingrédients du star-system classique. Ces artistes vendent pour les contraintes de la commercialisation des produits pour lesquels ils seront à la fois « beaux et pratiquants ». Le produit du Nashîd se promeut donc par des éléments de séduction visuelle (les clips vidéo) et sonore (ajout d’instruments de musique) de l’auditeur et par une garantie que les contenus restent, tout de même, en lien avec les principes islamiques de base. Les photos de Mesut Kurtis sont, par exemple, fortement remaniées sur des programmes de retouches d’images par sa maison de production. Cet artiste d’origine macédonienne, et vivant à Londres, représente la voix turcophone du Nashîd européen et mêle les cantillations ottomanes aux textes en anglais. Sa société de production Awakening modélise d’autres artistes de son genre à partir de leur culture d’origine pour en faire des produits touchant un marché plus large. Elle façonne ainsi, dans une stratégie de marketing, des artistes d’origine azérie, pakistanaise, convertie, turque, … Un certain nombre d’assistants aux ateliers et concerts proposés par le chanteur Mesut Kurtis, lors de la 26ième rencontre annuelle des musulmans de France au Bourget (10 au 13 avril 2009), ont été surpris du contraste entre la photographie exploitée sur le stand de l’Awakening et le personnage réel qu’elle représente. Il s’agissait alors de remarques portant sur un teint plus pâle, sur une apparence plus âgée et sur le poids de l’artiste. 75 Ce répertoire est également traversé par des tendances à thèmes politique, spirituel, moral, guerrier, révolté, divertissant, etc. Le Nashîd peut alors être défini tantôt comme une culture spécifique, une expression militante, un chant « sacré » ou de ritualité, tantôt comme un chant « islamique alternatif » voire aussi comme une contre-culture. Cette dernière tendance se constituerait en réponse aux répertoires ambiants de la variété musicale diffuse dans le monde et provenant surtout de l’Occident ; elle donnerait naissance en quelque sorte à des répliques locales de ces musiques occidentales, essentialisées de manière négative. Ces musiques sont considérées comme culturellement envahissantes par les discours religieux ou nationalistes dominants, qui s’expriment dans l'antre de l'islam. La contre-culture et la résistance culturelle du Nashîd se comprennent dans les rejets plus globaux des expressions artistiques originellement issues de l'univers colonial et qui continuent de se diffuser de manière globale au cœur de la mondialisation de la culture. L’apparition du cinéma et la diffusion continue de films occidentaux dans le monde musulman, le changement des styles de vie de la jeunesse par une identification aux modèles transmis par la culture musicale et cinématographique, les réactions des aînés face aux choix des musiques urbaines occidentales des jeunes musulmans, l’inspiration de valeurs occidentales par le biais de la diffusion culturelle à sens unique sont autant d’exemples qui permettent de cerner l’esprit dans lequel le Nashîd se veut une contre-culture proposant un modèle nouveau pour les jeunes, un cadre musical spécifique et une manière de renouer avec les références islamiques et la modernité, mais surtout avec la pratique religieuse. Synthétiquement, le Nashîd traduit une préservation des mœurs musulmanes, une identité culturelle islamique et une ethos musulmane qui concerne toutes les sphères de la vie ; il se voit porté par une certaine vision du monde où s’expriment, par exemple, les conjonctures géopolitiques. On y retrouve évidemment un rapport quasi permanent à Dieu. Les répertoires dans lesquels on retrouve les musulmans, mais avec moins de densité et de visibilité sont le reggae avec le marseillais d’origine tunisienne Faianatur119 ou le suédois d’origine saoudienne Mekka et son slogan « The Muslim 119 Cf. http://www.myspace.com/faianatur, Consulté le 5 novembre 2009. 76 reggae warrior »120, ou bien encore le britannique Abdul-Karim Talib, ce dernier étant aussi membre du groupe « Mecca2Medina »121 (Kroubo Dagnini, 2008). Il y a aussi la fusion dite « Sufi-Dub » avec Celt Islam de Manchester, la pop avec les londoniens Ami Awan122, Rahim Kawooya123, ou les danois Outlandish, le R&B avec la française Wallen ou le Slam, dit Spoken Word en anglais, avec Eloquence ou Khalis sur le morceau « Kamikaze », ou encore les slammeurs classiques tels que Abdelmalik en France ou Manza pour la Belgique. C’est notamment à travers ces quelques grandes expressions – le Hip hop, les traditions ethno-nationales, les répertoires classiques de la musique et du chant arabomusulmans, les traditions plus spécifiquement religieuses – que se construit la production musicale musulmane européenne. Certains musiciens s’inscrivent dans un de ces grands sillons de l’expression musicale, d’autres combinent les genres. Comme nous le verrons, les publics auxquels ils s’adressent ne sont pas toujours les mêmes et ce, pas tant en raison des différences de composition sociologique des auditeurs qu’en raison des identités religieuses qui se développent. Dans les chapitres suivants, nous allons analyser plus en détails les trois principaux répertoires musicaux qui explicitement ou implicitement font référence à l’islam : le Nashîd, qui est le répertoire plus spécifiquement religieux, les musiques qui prolongent la tradition musulmane dont certaines insèrent des contenus islamiques, et enfin le Rap, un répertoire dans lequel des chanteurs introduisent depuis quelques années des éléments plus spécifiquement religieux au point de parler de « Rap islamique ». 4. A l’intersection des musiques en circulation L’appartenance à l’islam s’exprime sur le plan musical et consiste dans l’utilisation de sonorités appartenant à des titres divers aux patrimoines musicaux des sociétés musulmanes, mêlées éventuellement aux musiques contemporaines mondialisées, celles des jeunes générations et des musiques fortement 120 Cf. http://www.myspace.com/mekkasite, Consulté le 6 novembre 2009. Cf. http://mecca2medina.net/, Consulté le 5 novembre 2009. 122 Cf. http://www.a-n-i.net/music.html, Consulté le 5 novembre 2009. 123 Cf. http://www.myspace.com/rahimonline, Consulté le 6 novembre 2009. 121 77 commercialisées ; ce qui se traduit aussi par une opération de sélection d’instruments musicaux pour privilégier ceux à percussions par exemple. Il s’agit ici de lire, à partir de l’univers de provenance de l’artiste issu du monde musulman, une expérience historique autant qu’une démarche ou plutôt une éthos des artistes musulmans européens dans leur rapport à l’art musical issu des cultures de la civilisation musulmane. Il est également essentiel d’observer la manière dont ces musiques évoluent en contexte musulman. Cette dernière détermine autant une influence de style qu’une connexion aux thématiques locales traitées par les artistes de contextes musulmans très variés. Pour le cas de l’expérience historique, il sera question de dresser les grandes lignes du parcours musical dans les cultures musulmanes, pour en dégager quelques répertoires déterminants de la musicalité musulmane contemporaine. Il est donc question d’une présentation synthétique de ce qui est appelé la « Grande Tradition musicale ». Ce concept imaginé par Redfield et Singer entend être une réalisation construite dans les cités musulmanes médiévales, dans les rencontres avec la diversité des cultures d’alors, intégrée au pouvoir politique de l’islam et dans les héritages musicaux du passé, de la période antéislamique et de celles de l’antiquité et des civilisations environnantes (Redfield & Singer, 1969 ; Shiloah, 2002 ; 55-56). Les auteurs voient cette Grande tradition comme un élément de reconnaissance et de partage par la diversité au sein d’une même aire civilisationnelle. Cette dernière désigne en fait un « style musical » proche-oriental, densifié à partir des héritages musicaux antérieurs, synthétisé avec la voix arabe, voire nouvellement constitué à partir du huitième siècle de notre ère. La « Grande Tradition musicale » est donc un héritage musulman qui influencera l’ensemble des cultures du monde musulman, ainsi que les cultures juives en terres d’islam (Shiloah, 1995 : 18). La démarche est entendue comme un rapport des musulmans à la musique à partir de modèles du passé. On y développera précisément la dimension morale et éthique du « moment médinois », ce qui sous-entend qu’on l’étudiera au regard de la musique. Cet univers de provenance est trop souvent idéalisé par les musulmans, au sein duquel se dresse le cadre de références moral, normatif et qui détermine les rapports de l’ensemble des musulmans du monde avec la musique. Ainsi, ce regard sur le passé permettra de présenter les survivances musicales injectées ou prolongées dans les démarches artistiques contemporaines et de cerner 78 l’univers prophétique et califal, au miroir desquels le Fiqh (la jurisprudence et le droit) musulman jouera un rôle déterminant dans les débats, les controverses, les pratiques artistiques, les choix de carrières, les censures, voire les négociations ou les contournements du Fiqh. Toute la tradition musicale inscrite dans les patrimoines culturels musulmans puise son expression originelle dans l’empreinte culturelle bédouine d’Arabie. Cet héritage d’avant l’avènement de l’islam continuera de marquer le vécu des contemporains du prophète Muhammad au-delà même de sa mort. La contemporanéité s’inscrit souvent comme un prolongement et une réactualisation des expressions et des démarches des origines. 4.1 Appropriation des répertoires musicaux Par rapport à la tradition musicale des sociétés musulmanes, les musiciens musulmans contemporains inventent un genre nouveau qui n’hésite pas à procéder à des opérations d’hybridation : ces artistes sont sensibles aux sonorités globales et sont relativement ouverts à l’idée d’un bricolage acoustique où s’affirment les influences musicales de chacun. Elles vont des influences américaines telles que Grand Master Flash (né en 1958) ou Nasir Jones alias Nas (né en 1973) à The Notorious B.I.G (1972-1997), lesquels s’inscrivent de plain-pied dans la mouvance du rap. Mais d’autres chanteurs vont être influencés par des musiques telles que le jazz, la soul, le reggae voire la musique classique de Mozart à Chopin. De manière plus précise, parfois anecdotique mais significative, des influences plus particulières, des mobilisations de sonorités seront parlantes dans le vécu personnel de l’artiste. Nous illustrons ici, par quelques figures artistiques européennes, ces rencontres et constructions musicales qui s’opèrent au cœur de l’identitaire. Nous avons l’exemple de Philippe Frangione alias Akhenaton de Marseille (né en 1968 de parents napolitains). Ce rappeur s’inspirera de la chanson de son Italie natale de Renato Carosone (1920-2001) et son «Tu vuò fa l'americano » (1956). Il mobilise ce classique italien comme refrain de son 11ième morceau « L’americano » de l’album solo « Métèque et Mat » (1995) ; ce morceau est considéré comme un classique du rap. Tout son album, écrit sous forme de narration introspective, a d’ailleurs été enregistré pour l’occasion en Sicile. Il sera consacré « disque de Platine » après avoir 79 enregistré plus de 300 000 ventes. Dans cette production, les origines ethniques et le parcours mystique de l’artiste en islam transparaissent de manière forte. Des musiques en provenance de Syrie, de Sabrî Mudallal (1918-2006), influencent Rafik El Maai de Bruxelles sur l’album « Senteurs spirituelles », paru en 2008. Ce projet musical, qui se veut, consciemment, un croisement entre les musiques classiques occidentales et orientales, a été enregistré à Tanger et masterisé à Bruxelles. Il s’y joue des extraits avec du Rebab, instrument privilégié orchestrant la musique maroco-andalouse, et du piano plus classique. Le Bûzaq oriental résonne dans les musiques de Sami Yusuf. La mobilisation d’instruments orientaux persans ou azéris sont, chez lui, volontairement mêlés aux batteries et aux instruments acoustiques occidentaux. Dans une interview qui nous a été accordée en mai 2006 à Bruxelles, Sami Yusuf relie cette rencontre instrumentale et stylistique à ses origines : « Je viens d’un milieu musical, mon père était compositeur, j’ai 60 cousins qui sont musiciens et chanteurs. L’art et la musique ont joué et jouent un rôle central dans ma vie. Finalement, j’ai été élevé en Occident, en Angleterre en tant que citoyen britannique et à la fois en tant que musulman, ce qui est une combinaison fascinante. Être musicien, artiste et musulman avec des expériences différentes et qui partage en même tant de nombreuses identités, est quelque chose de spécial. J’ai de nombreuses identités : lorsque je suis avec des Arabes je me sens arabe, lorsque je suis avec des Turcs je me sens turc, je me sens l’un d’eux, vraiment. Ceci vient probablement de mes ancêtres venant d’Azerbaïdjan. C’est un pays qui a une position centrale. Un pays unique entre l’Asie centrale, la Turquie et le Moyen-Orient. Pour toutes ces raisons, j’ai de nombreuses influences et ma musique est une fusion entre l’Orient et l’Occident. »124. La cithare sur table (Qânûn) que l’on retrouve chez Aïcha Redouane, les voix maghrébines de Cheb Réda Taliani125 (né en 1980) chez Rim-K du Groupe 113, la polyrythmie bantoue chez l’un où l’autre artiste originaire des Comores, ou la présence des classiques des Rolling Stones (crée en 1962) voire de Brel (1929-1978), chez Abd Al Malik de Strasbourg/Paris, sont autant de croisements des genres musicaux et d’hybridations sonores qui s’opèrent. 124 La traduction de l’interview a été réalisée par le site belgo-marocain http://www.wafin.be, lequel a participé avec nous à l’échange avec Sami Yusuf. Le contenu a par ailleurs été publié sur leur plateforme. 125 Ce dernier, qui est invité à « colorer » par le Raï algérien les musiques du Rap, est lui-même influencé par diverses musiques : « Beaucoup de chanteurs m’ont marqué, car j’écoute presque tous les genres musicaux. Cheb Khaled, Sahraoui, Georges Wassouf, Santana, Bob Marley, Alpha Blondy… étaient mes chanteurs préférés. Concernant la chanson algérienne, je la trouve très riche dans sa diversité. Néanmoins, je pense que la musique raï a énormément évolué, car cette dernière s’adapte à toutes les musiques. ». Cf. http://www.algerie-monde.com/musique-algerienne/musique-rai-interviewde-reda-taliani-algerie.html, consulté le 25 novembre 2009. 80 Ceci démontre partiellement la construction complexe des sonorités, faites à partir d’ancrages à certains héritages (ethnie, répertoire, formation), de sensibilités et de tendances, mais également d’échanges et de trajectoires personnelles denses. Avec ce type de mobilisations d’univers sonores, on peut même représenter, pour certains, toute la singularité de leur production musicale : Sami Yusuf (omniprésence des musiques azérie et persane ou ottomane et arabe en plus de la musique symphonique occidentale), les Fun-Da-Mental (sonorités de rap avec de la fusion et une rythmique proche de la Noise Music et du Trip-hop) ou Akhenaton (texture de rap à la frénésie grasse et présence de nappes musicales et sonores successives où l’on entend des extraits de films, des chants espagnols ou italiens et des sons électriques qui densifient l’ambiance de l’écoute). Tous parviennent, bien que leurs styles soient très divers, à produire des sonorités qui font leur notoriété. Leurs brassages musicaux, qui reflètent des constructions faites sur des terroirs d’influences sonores contrastés, font désormais partie de leur carte de visite dans le monde musical (Jouvenet, 2006) Ces sonorités traduisent aussi l’enracinement de ces artistes musulmans européens au cœur d’une contemporanéité ouverte aux influences diverses, lesquelles sont immergées dans un contexte de diffusion intensive de la musique par les canaux de la distribution et des supports médiatiques. Nous sommes alors au croisement des influences musicales planétaires qui opèrent une transformation des perceptions musicales. Nous avons donc, là, des artistes musulmans, européens, revendiquant une filiation aux musiques des backgrounds culturels, celles portées par la jeunesse et celles faisant partie du patrimoine vivant des musiques ambiantes. La fusion, voire la « confusion » des genres, propre à la démarche de composition de la World Music, pourrait presque être la donnée transversale des productions musicales musulmanes européennes (Bamba, 1996). La World Music, telle qu’on l’entend ici, est plutôt définie comme un exercice de rencontre des styles musicaux et non comme une opération d’étalonnage des sonorités traditionnelles que l’on nivelle aux standards musicaux des marchés mondialisés de la musique. 81 4.2 Création musicale et espace tiers Les expressions artistiques musulmanes contemporaines sont connectées au champ culturel global. Les productions musicales de musulmans européens se situent dans le transnationalisme des productions, dans le flux des supports et le transfert des expériences artistiques mondiales, autant que dans une hyper-connectivité qui densifie les réappropriations et les hybridations sonores. Cette circulation des expériences musicales mondiales a entrainé, dans le sillage, une standardisation des formes de production. La modélisation des contenus se fixe aux normes de consommation à forte diffusion. La durée d’une chanson assurant le passage en radio, la nécessité de la construction d’une carrière productive en albums, la fabrique de la singularité artistique par la gestion de l’image, s’imposent subrepticement aux professionnels. Le chant et les musiques religieuses, qui ont longtemps conservé leur expression orale et leur traditionalisme transmis de maître à disciples, passent désormais par une révolution formelle. Parmi ces aspects de modernisation accélérée, on ne compte plus les anthologies musicales visant à conserver définitivement les héritages classiques de Noubas andalouses (Poché, 1995), les fabrications de stars initialement issues de confréries (Morin, 1972), les constructions de festivals avec, par exemple au Maroc, celui de musiques gnawas (Essaouira), sacrées (Fès) ou de culture soufie (Fès). L’arrière-fond des cultures originaires des sujets concernés par notre recherche nous a particulièrement intéressé par ce phénomène de mobilité et de plasticité artistique. La présentation synthétique des expressions musicales qui se rattachent à la notion de « musiques des cultures musulmanes » dans la réalité contemporaine est difficile à appréhender, du fait de la densité du patrimoine qu’elle sous-tend. Cette difficulté nous met, à l’instar de ce que relève l’universitaire algérien Hadj Milani126, face à un champ musical traversé d’apories (Milani, 2006 : 419-432). Cette identification se trouve complexifiée par les fortes mutations culturelles dues à la mondialisation des consommations et à une grande diversité des définitions en circulation. Nous sommes dès lors confronté à : « l’aporie de la nominalisation » (Milani, 2006 : 419). Celle-ci a tenté d’être surmontée par un « processus de 126 Professeur à l’Université de Mostaganem et spécialisé notamment dans la musique du monde arabe. 82 labellisation » des musiques du monde musulman aux lendemains des indépendances. Les patrimoines musicaux ont dès lors été constitués au regard d’une visée « nationalitaire » (Milani, 2006 : 420). Une entité musicale nationale, géographiquement identifiable, est à la fois composée de musiques traditionnelles (cultures locales, ethnies englobées dans les frontières du pays, …), de musiques des médias (radio, télévision, cinéma, …) et d’espaces savants (conservatoires, académies, orchestres symphoniques, …). Ce que nous définissons comme « musiques des cultures musulmanes » concerne, plus précisément, les expressions musicales issues du monde musulman et qui reflètent l’ensemble des cultures héritées autant que les expressions nouvelles de la jeunesse musulmane. Elles sont à lire sur une géographie des musiques où la notion des influences de centre à périphérie est pertinente, mais aussi au travers des stratifications sociales, des répartitions ethniques et des spécificités nationales. Ces musiques exprimées dans la période contemporaine, s’étendent, dans l’ensemble du monde musulman et plus particulièrement dans le monde arabe, de la première moitié des années 1930 à nos jours. Des tonalités nouvelles révolutionnent cette musique arabe. Le Congrès de la musique arabe du Caire tenu en 1932 jouera un rôle charnière en ce sens. La préservation des patrimoines de la musique arabe, y compris la musique turque, mais aussi la revitalisation du style musical y sont abordées. La délégation égyptienne proposa notamment d’y intégrer des instruments occidentaux ; les autres considérations relevaient surtout du débat sur la technique musicologique (d’Erlanger, 2001). Ces musiques du monde musulman, savantes ou populaires, projetées dans la modernité, ont tout de même suscité le débat quant aux risques d’aplanissement de leurs spécificités ; ce qui se fera fortement sentir au cours des périodes de globalisation culturelle massive. Le débat qui concerne ces genres musicaux savants ou populaires a été observé par des analystes, tels que l’ethnomusicologue Jean During (CNRS). Ces spécialistes tentent, depuis au moins trois décennies, de mesurer : « … les risques de perte et éventuellement les chances de gain auxquels sont exposées les traditions (musicales. Nd. FEA) du monde musulman, et examiner le degré de conditionnement que subit le public » (During, 2007). En effet, la crainte est que « les spécificités des musiques traditionnelles finissent par être gommées, entraînant soit leur disparition, soit leur intégration à la musique dominante, ce qui 83 est déjà le cas pour beaucoup d’entre elles qui alimentent la World music » (During, 2007). La propension à la diffusion et la dynamique de métissage de ces musiques, par le biais des normes de formatage à l’exportation que propose la « world music » notamment, ne sont pourtant pas parvenues à effacer la traçabilité ou l’identité des sonorités issues du monde musulman. Il y a donc un ou des identifiants sonores qui continuent de faire la spécificité des ces musiques et de ces chants. Notons qu’aujourd’hui, en plus des difficultés à résister aux métissages, la cohabitation entre les styles classiques et modernes musulmans, paraît, quoiqu’assez pacifique, somme toute mitigée. La question de la survie des pratiques musicales dépend aujourd’hui de leur visibilité auprès du grand public et passe donc par la promotion médiatique. Les moyens de communication mis à disposition de la musique du monde musulman ont accéléré sa visibilité autant que sa circulation ; il en est de même pour les musiques du monde entier. Des stratégies de choix décident aujourd’hui des productions musicales à diffuser et la dominance est en faveur de la musique de variété. Les chaînes turques, arabes, urdûes sont pour la plupart classées dans les musiques de divertissement. Ces médias permettent aussi d’influer sur le choix des artistes musulmans en Europe qui, par le biais des chaînes satellitaires, consomment ces diverses productions. Pour notre recherche, la prise en compte de l’arrière-fond historique de chacune des expressions contemporaines est déterminante. Elle permet de situer les ancrages de la tendance artistique musulmane globale et des réappropriations contemporaines qu’elle mobilise. A partir des exploitations contemporaines se mesurent les évolutions ou la persévérance des expressions classiques, mais surtout l’observation des vagues musicales qui dominent aujourd’hui le paysage musical. Il s’agit donc d’un travail de synthèse qui se situe entre la tradition, la contemporanéité musicale et la mobilisation de survivances du passé. Nous pouvons, par ailleurs, présenter un découpage des expressions musicales issues du monde musulman en quatre catégories principales. Il y a d’abord celles issues du patrimoine historique musulman et qui s’inscrivent en prolongement des traditions principalement orales et des répertoires 84 musicaux musulmans. Le profil de ces musiques se caractérise par la conservation et la transmission fidèle des rythmiques et des contenus. Viennent ensuite les prolongements innovants de ces patrimoines qui assument tant les enracinements dans les musiques du passé que l’apport de la modernité et des évolutions stylistiques et instrumentales. Certaines des mutations de ces répertoires de base sont formelles et touchent par exemple aux tons musicaux. Mais elle peuvent dénoter une modification des contenus qui vise à répondre à de nouvelles données en miroir des contextes culturels, politiques et d’affectivités nouvelles dans le rapport à la musique et à ses thèmes. La troisième des catégories touche particulièrement les expressions modernes qui se démarquent culturellement et socialement des ancrages aux réalités du monde musulman. Nous prenons pour l’illustrer trois cas de musique : le raï, la pop arabe et la musique des films indiens. Ces trois styles musicaux ont ceci de particulier qu’ils tournent le dos à une partie des réalités sociales et musicales des pays où ils se produisent. Le raï vient notamment rompre avec l’omerta articulée autour de tabous de la société maghrébine tels que les relations amoureuses hors-mariage, la consommation assumée de l’alcool, la réalité d’une jeunesse algérienne et marocaine minée par des avenirs peu ambitieux et par le chômage structurel. Le verbe du raï est sociologiquement intéressant dans la mesure où il permet la reconstitution des sociétés musulmanes du point de vue subversif et révolté des artistes du raï. La pop arabe dévoile, elle, radicalement le corps de la femme et elle l’expose sur les écrans télévisés au point d’en faire le cœur de cette expression musicale. Les thématiques mises en avant sont toutes liées à cette féminité sexuée et individualisée. Cette exposition esthétisée des corps féminins est une caractéristique qui révèle les mutations des sociétés arabes. L’impact se mesure en effet par le succès de diffusion et surtout par la forte réceptivité des produits proposés. Les stars de la pop arabe sont de vraies icônes et reformulent des esthétiques dans des mensurations mondialement standardisées. Le cinéma indien propose, lui, une version romanesque des vécus en société indienne. L’héroïsation de l’amour impossible est caricaturé à l’extrême, mais il est surtout le reflet d’une Inde qui n’existe qu’en studio d’enregistrement : les couleurs, la beauté physique des artistes, la perfection de chorégraphies massives reflètent une 85 image mythifiée de l’Inde, qui répond à la vente du rêve indien par le canal d’une audience mondiale. La dernière catégorie concerne les importations musicales, principalement celles issues de l’Occident. Celles que nous présentons succinctement concernent les musiques Métal et le Rap. La musique Métal est présente dans tout le monde musulman, du Maroc au Pakistan en passant par l’Iran. Elle reflète une caractéristique nouvelle de revendication par la musique, qui affronte le système des sociétés musulmanes par la contestation radicale. Le Rap, qui est apparu dans le courant des années 1990, connaît également un succès considérable, et les productions reflètent des occurrences stylistiques que nous avons pu voir se dessiner dans la mouvance rapologique française des années 1990. Dix années de décalage sont constatées dans le processus de construction d’un champ rapologique dans les cultures musulmanes, mais les contenus et les styles concurrencent parfaitement les productions occidentales. Les expressions musicales contemporaines réinventent le genre musical (religieux ou non) du monde musulman, tout en s’inscrivant en partie dans la continuité de cette histoire musicale. Les artistes mêlent des sonorités de l’islam à celles d’autres univers sonores. Les hybridations qui s’opèrent entre les musiques dites occidentales et celles issues du monde musulman ne sont pas neuves et ne sont pas non plus l’apanage des musulmans. De grandes icônes de la musique contemporaine se sont prêtées à ce genre d’exercice. 4.2.1 Musiques historiques et héritiers de la fusion Les premières expériences de rencontres de styles musicaux concernent la musique de Jazz des années 1960 avec des sonorités ethniques, traditionnelles issues partiellement du monde musulman. Ce sont les patrimoines populaires ou les instruments classiques qui se retrouvent alors mobilisés, ainsi que les voix contemporaines de l’islam les plus populaires, aux côtés des grandes productions à résonance mondiale. La musique électronique est mêlée à la voix malienne de Salif Keita (Keita, 2009), ou à celle du soufi pakistanais Nusrat Fâtih ‘Ali Khân, avec tous les débats sur la perte de l’authenticité que ces opérations provoquent. 86 Les expériences musicales de Brian Jones (1942-1969), l’un des fondateurs et guitariste des britanniques Rolling Stones, avec les musiciens marocains de la Jajouka (musique de transe soufie des montagnes de Ahl-Srif aux frontières du Rif marocain) ou celles de Ryland Peter Cooder, alias Ry Cooder, musicien et producteur américain (né en 1947), qui invitait en 1994 des artistes tels que le malien Ali Farka Touré (décédé en 2006) sont analysées et jugées comme des démarches réussies. Sur un site consacré à la musique malienne et à la mémoire d’Ali Farka Touré, on peut lire la résistance explicite des porteurs de musiques traditionnelles et deviner les tentations lucratives qui interviennent pour remodeler ces sons : « Il est resté de façon intransigeante relié à sa musique traditionnelle, refusant de "se vendre" »127. Entre l’internationalisation des sons, des traditions musicales et des cultures, beaucoup d’artistes s’en tiennent donc à mêler les genres sans perdre l’authenticité des patrimoines. Ceci est une réaction à la vague d’appropriations des musiques traditionnelles par les industries occidentales du disque. Ces dernières s’évertuaient, depuis une trentaine d’années, à rendre ces musiques « exotiques » consommables par l’auditeur. L’opération consistait à formater les sonorités aux standards de l’oreille occidentale. Cette approche est inscrite dans le sillage de la World Music, concept cataloguant approximativement les musiques hors d’Occident et qui ont recours à des instruments traditionnels. Ce qui est appelé la « réinvention de la world music » est une voie qui tente de se réconcilier avec l’authenticité des musiques traditionnelles tout en opérant des rencontres de genres avec divers répertoires planétaires, même occidentaux. Dans une certaine mesure, cette démarche de rencontre entre genres musicaux se pratique naturellement dans les studios d’artistes musulmans européens. Il n’y a pas nécessairement, là, de volonté à faire dialoguer les « civilisations » par la musique, ou de promotion d’artistes du tiers-monde, voire d’offre exotique des patrimoines musicaux sur le marché mondial. Ce qui se produit, c’est surtout la mobilisation de ce que l’on connaît le mieux et de ce qui parle à l’artiste, du point de vue de l’émotion musicale. Entre les patrimoines musicaux des origines ethniques ou religieuses et les cultures musicales 127 Cf. http://www.mali-music.com/Cat/CatA/AFT/AFTBioF.htm, Consulté le 25 novembre 2009. 87 contemporaines et originellement occidentales, s’ouvre alors une troisième voie musicale, qui pratique des intersections entre toutes les musiques sans s’y confondre. Les sélections se pratiquent alors par le biais du résultat des rencontres et non par les origines de provenance des sons. Il y a toutefois des univers d’exploitation sonores privilégiés par les artistes musulmans européens et qui touchent aux productions musicales du monde musulman. Beaucoup sont conscients que des opérations similaires à la leur ont participé quelquefois à une érosion de la tradition musicale ethniquement ou religieusement marquée. Il y a donc d’abord les « musiques patrimoniales » issues du passé et qui comprennent autant les musiques savantes (qui exigent une connaissance musicologique lourde et un héritage initiatique) que les musiques populaires : les musiques dites traditionnelles ou ethnoculturelles. Elles traversent l’ensemble de l’aire culturelle musulmane. Ces expressions contemporaines, qui sont fidèlement inscrites dans une filiation culturelle, prolongent donc ces musiques. Parmi les diverses expressions contemporaines qui rappellent cette richesse du passé, en plus de tout le patrimoine présenté dans les points précédents, citons le Bangla folk music (XIXème) du Bangladesh, les musiques Hausa du Nigéria (Ames 1973), le Orkes Gambus indonésien, les chants classiques du Tadjikistan, le Setâr persan, les chants de griots maures du Sahara occidental, les noubas andalousiennes, le luth irakien, les voix égyptiennes de la musique arabe depuis les années 1940, le Shervandi (genre épique) des Baloutches ou The Selangor State Band de Malaisie (Chopyak 1986), etc. Un certain nombre de ces musiques sont aujourd’hui considérées comme faisant partie intégrante des patrimoines immatériels de l’humanité par l’Unesco et un engouement pour la revitalisation de ces expressions gagne du terrain auprès des publics jeunes, en recherche d’une densité musicale originale et originelle du monde musulman. Cet intérêt s’inscrit parallèlement à des résistances faites aux orientations postmodernes des musiques mondiales et qui touchent le monde musulman. En effet, face au risque de disparition des particularités sonores, une lutte est engagée pour la conservation des spécificités. Les risques d’uniformité de l’écoute du point de vue de la globalisation des musiques mondiales attisent donc la sauvegarde des patrimoines et la mise en chantier d’un certain nombre d’anthologies musicales. Les patrimoines immatériels et les 88 objets musicaux dans l’ensemble du monde musulman sont aussi remis au goût du jour. À cet effet, est souligné l’engouement pour la conservation, qui participe, par exemple, à la revitalisation de la transmission musicale de maître à disciple en Asie Centrale128. Il y a ensuite les « musiques classiques contemporaines », portées par un héritage. Ces musiques sont inscrites de plain-pied dans un conservatisme des répertoires anciens ou dans une expression contemporaine, mais admettent certaines innovations apportées à l’édifice musical classique. Concernant les revivifications des répertoires classiques, citons entre autres, les Muwashahât andalousiennes de Sabah Fakhri, médaillé d’or de la Musique Arabe à Damas, mais aussi les innovations à la cithare sur table, de Julien Jalal Eddine Weiss de l’ensemble al-Kindî129, ou bien encore les chants des confréries soufies maliens, tchéchènes ou égyptiens qui se transmettent des répertoires remontant jusqu’à la période médiévale. Ces musiques se veulent donc un prolongement patrimonial hérité du système de transmission de maître à disciple, mais il peut également contenir un certain nombre d’innovations où la fidélité se dit autrement, par l’ajout de formes musicales nouvelles, telles que le recours à la polyphonisation, aux échelles tempérées, à un raccourcissement des prestations, à une limitation voire une disparition des improvisations vocales, etc. La première moitié du 20ième siècle va voir en effet émerger des icônes arabes qui vont promouvoir le changement et le faire adopter par les publics, en profondeur. Toutefois, la forme musicale n’aurait pas suffi à expliquer le succès de certains, s’il n’y avait eu la mobilisation de thématiques fortes et une modélisation des attentes de la société par la chanson et son interprète. La chanteuse égyptienne Umm Kalthûm est à la croisée de ces transformations musicales et de ces attentes des sociétés arabes. Son parcours synthétise les contours d’identités se construisant à la charnière des colonialismes et des indépendances. 128 During Jean, « L’oreille mondiale et la voix de l’Orient », op.cit. Le même phénomène est constaté par l’auteur précité en Europe. Une quête de l’authentique, centrée sur les instruments de musique disparus, ainsi que des intervalles, font désormais office de véritable mouvement de redécouverte. Le retour du luth, du clavecin, des gammes de Pythagore en sont des exemples. 129 Cf. Site officiel de l’Ensemble : http://www.alkindi.org/francais/home_fr.htm, Consulté le 5 août 2009. 89 4.2.2 Musiques d’importation occidentale en contexte musulman Il reste enfin à définir la catégorie dite des « musiques importées ». Cette dernière comprend l’ensemble des musiques étrangères, intégrées aux musiques locales. Nous n’aborderons donc pas les musiques des cultures musulmanes en circulation à l’intérieur du monde musulman. Cette réalité est très prégnante, mais elle ne concerne pas des appropriations radicalement nouvelles. Par le biais d’une forte capacité d’adaptation aux nouveautés, l’oreille musulmane s’approprie en effet des musiques transversales, issues du monde musulman, mais aussi celles en provenance des globalisations et des exportations massives de la culture musicale occidentale. Ces musiques influencent surtout la tendance des musiques jeunes et interroge fortement les sociétés musulmanes contemporaines. Elle comprend les musiques qui sont issues du flux des importations culturelles, occidentales notamment. Le Heavy métal, qui s’exprime avec force au Maghreb, en Palestine et Israël, en Iran, au Liban, en Syrie, au Pakistan, en Egypte, est un exemple. Il constitue une démonstration significative d’intégration de musiques culturellement et idéologiquement exogènes au monde de l’islam. La tendance de groupes affichant un anticléricalisme frontal, voire une expression sataniste était difficilement concevable en tant que musique que s’approprierait la jeunesse musulmane. Pourtant, le succès est tel que la visibilité de ces chanteurs est désormais un fait avéré dans de nombreux festivals ; la consommation de ces productions sur la toile virtuelle est sans précédent (Levine, 2008). Des festivals tels que celui de Rabat offrent une scène forte à ce type de répertoire. Un public de plus de dix mille personnes partage cette réalité. Elle est encore nouvelle dans les réceptions globales mais bien enracinée dans les productions musulmanes. Reda Zine est un des fondateurs de cette discipline au Maroc. Il est cité en introduction d’un ouvrage exhaustif en la matière (Levine 2008). L’intéressé y déclare: « We play heavy metal because our lives are heavy metal »130. L’ouvrage de Levine Mark cadenasse ces expressions de la jeunesse musulmane par pays ; il la 130 Cf. http://heavymetalislam.net/, Consulté le 2 décembre 2009. 90 présente comme un terreau vivace de cette tendance. On parle même de « Punk Islam » désormais. Ce qui reste pourtant le plus significatif comme influence musicale venue de l’Occident, c’est bien le rap. Cette discipline a pu bénéficier d’une grande capacité de diffusion, ce qui s’explique notamment par trois causes fondamentales et une cause formelle. En premier lieu, le rap et la culture hip-hop s’ancrent dans leurs origines à une réalité sociale très particulière, celle des quartiers noirs de Brooklyn, mais aussi celle des jeunes des banlieues parisiennes. Le rap est certes originellement américain, mais ses exportations ont fini par dessiner des expressions locales spécifiques, elles-mêmes nouvellement exportées. Le rap marocain ou sénégalais s’inspire aujourd’hui de répertoires d’écoles rapologiques américaines autant que françaises. Les jeunes d’origine immigrée ont alors contribué à partager, avec les jeunes des pays musulmans, leur audiothèque, mais aussi leur propre parcours dans le rap. Les réalités des quartiers occidentaux ont donc fait écho aux vécus dans les quartiers de Gaza, de Casablanca, d’Alger ou du Sénégal. Mais il y a surtout le côté revendicatif du rap qui laisse une liberté de ton à l’interprète : par ce biais, il peut dénoncer – au vu des productions rapologiques réalisées depuis 40 ans – les ségrégations raciales, les injustices sociales, les guerres internationales, la misère des quartiers, les angoisses de la jeunesse, etc. Les jeunes du monde musulman trouvent alors un exutoire pour commencer à se dire dans ce qu’ils considèrent souvent comme un moyen nouveau et unique d’expression démocratique de soi. Ces rappeurs dénoncent désormais la corruption (Mister Bigg de Casablanca), les emprisonnements arbitraires ou les bombardements sur Gaza en décembre 2008 et janvier 2009 (Balti de Tunis), les humiliations de l’autorité policière (Muslim de Tanger) et les occupations militaires (Dam de Cisjordanie), la marocanité du Sahara Occidental (Fnaïre de Marrakech). Le succès du rap arabe est par exemple considérable et les phares marocains atteignent un degré de maturité artistique qui offre un champ rapologique bien en place. Mais il y aussi des pays comme l’Iran où le rap est associé à des musiques déviantes véhiculant l’amoralité et le désordre politique. Les autorités religieuses iraniennes ont même interdit ce genre musical. Le film « les chats persans » illustre assez bien l’épopée de chanteurs de musiques modernes en contexte iranien. 91 En Israël également, nous avons affaire à des groupes tels que DAM, qui sont les pionniers du rap palestinien. Fondé en 1999, ce trio a été l’objet de tout un documentaire de Jackie Salloum intitulé « Slingshot Hip Hop » et consacré à l’émergence du rap palestinien. En 2001, DAM s’est fait connaître du grand public avec le morceau « Mîn Irhâbî ? » - (litt. Qui est terroriste ?). Le clip a été visionné plus d’un million de fois sur le site du groupe. Le succès de DAM se joue sur le fait que c’est une nouvelle manière de contester l’ordre politique israélien. Ce sont des « intifada au micro ». Le succès tient encore au fait que se produire en arabe et en hébreu (dans un morceau produit en 2004 notamment) ouvre la possibilité de constituer une interface au sein d’un public particulièrement cloisonné par la conjoncture politique. 4.2.3 La mondialisation des expressions indiennes Le terme « Bollywood » est l’appellation usitée pour qualifier l’une des plus importantes industries cinématographiques au monde, qui est l’industrie indienne contemporaine située à Mumbai. Celle-ci propose des musiques de films, des comédies musicales plutôt, hybridées sur celles de l’Occident. Elles sont romancées à travers le drame amoureux (Abbott & Jermyn, 2009) et au travers de scénarisations déformantes de la société indienne contemporaine, rurale ou urbaine. Dans cette mise en scène caricaturée, les vécus sont idéalisés jusqu’à la mythification, et tous les scénarios y sont ramenés à des destins de l’amour impossible dits au travers d’une esthétisation des corps et des couleurs (Kaur & Sinha, 2005). Il est surtout question d’une stratégie de vente de l’Inde au monde qui le lui rend bien. Les chiffres d’affaires, pour ce type de produits, sont conséquents. Le public-cible comprend des indiens locaux mais aussi des migrants du monde. Ces produits touchent aujourd’hui un public plus large grâce à un aplanissement des particularités et à une recherche d’exotisme. Un étalonnage aux normes du cinéma international est pratiqué, favorisant une exportation massive des films indiens sur le marché mondial. Le film « Slumdog Millionaire » (2008) de Danny Boyle, adapté du roman de Vikas Swarup et inspiré des productions du Mumbaï, auxquels Boyle rend hommage, montre tout l’intérêt pour l’esprit de cette cinématographie. Ce dernier a été nominé de plusieurs oscars lors de le 81ième Cérémonie des Oscars et bénéficie des 92 composantes caricaturales de la société indienne, tout en traitant de lourdes thématiques de société131. Des groupes tels que The Fun-Da-Mental’s vont faire apparaître cet univers des musiques indo-pakistanaise et jouer en revanche dans la rupture du cliché. D’un autre point de vue, lors de l’édition 2008 de l’émission « Britain’s Got Talent », un duo du nom de « Signature » a présenté un numéro où dansait un jeune homme sur un rythme de Michael Jackson et un second, plus âgé et enturbanné, qui s’est mis a danser sur une musique indienne remixée. La mise en scène montrait un défi entre un jeune branché sur une musique occidentale et un monsieur plus âgé qui le défiait à partir de ses musiques d’origine. Les représentations suivantes seront des chorégraphies oscillant entre les clips de « Thriller », une des plus célèbres chansons de Michael Jackson, et des danses de films bollywoodiens. Notons que le duo s’est hissé jusqu’en finale de l’émission, pour aboutir à la seconde place, avec une ovation du public lors de chaque représentation. 4.2.4 Musiques, modernité et innovation Les expériences de « musiques modernes » se développent par des métissages musicaux entre le passé et le présent. Parmi ces musiques se révèleront surtout celles qui sont considérées comme « musiques déviantes », lesquelles sont à distinguer des musiques patrimoniales. Ces musiques portent en elles des formes musicales reconnaissables par la provenance, mais elles sont en rupture avec l’univers culturel de départ. C’est le soulignement des ruptures esthétique, musicologique ou de sens avec les sonorités du passé qui sera avantagé. L’exemple des musiques de variétés développées dans le monde arabe ces vingt dernières années témoigne de cet affranchissement patrimonial. Les répertoires de la variété ne sont ni de la musique savante ou conventionnelle, ni de la musique provenant des musiques populaires. Elles sont tout droit issues de stratégies des studios d’enregistrement, où l’objectif consiste à délasser les foules, à les faire danser, à exprimer la mélancolie autant que la joie, au travers d’un emballage séduisant. Le succès est fulgurant et les albums des artistes devenus des stars se vendent par millions. 131 Cf. http://online.wsj.com/article/SB122661670370126131.html, Consulté le 17 août 2009. 93 Ce sont donc des musiques contemporaines « dérivées », dans le sens littéral du terme, du patrimoine. Elles fascinent une jeunesse qui tente de se dire à partir de son vécu (tel que le raï) ; elles s’esthétisent parfois jusqu’à l’érotisation forte d’une image de la femme qui ne sera plus alors que sexuée. La variété arabe, qui illustre bien l’exemple d’un érotisme par l’image est, en quelque sorte, chargée des codes de la musique arabe ; mais la rigueur des répertoires savants et la fonctionnalité de ces musiques populaires disparaissent. La place dominante qu’elle prend dans les consommations populaires ouvre un grand débat. Des artistes musulmans européens réagiront au succès de ces répertoires du monde musulman de diverses manières. Ils les imiteront, notamment, dans la forme, en « ré-islamisant » parfois les intentions. Ils se réapproprieront des styles ou pratiqueront des featuring, voire en assumeront pleinement les influences : la musique raï, africaine et la variété indienne ou la pop arabe en sont quelques exemples. Au-delà des influences musicales, il y a aussi des réappropriations de la langue des origines. Ce qui pousse bon nombre d’artistes musulmans d’Europe à insérer des expressions de la langue du pays d’origine de leurs parents, des accents régionaux, et même à pratiquer la langue pour tout un chant ou un album. Aujourd’hui, cette manière d’opérer témoigne moins d’un sentiment de nostalgie latent que d’un phénomène de mode avéré ou d’un atout original dans le champ de la musique. Nous proposons un arrêt sur un répertoire musical qui est d’une manière ou d’une autre fortement mobilisé, en France surtout, par une jeunesse musulmane européenne, essentiellement d’origine maghrébine. Des artistes du rap feront souvent appel, comme Rim-K du groupe parisien 113 dans son album « Maghreb United »132, paru en juin 2009, par exemple, à des collaborations avec des chanteurs de cette musique. Plus de 30 artistes vont participer à l’album et cinq au moins sont issus du monde du Raï. Ce projet est significatif d’une forte mobilisation de l’identité ethnique et de la revendication des racines maghrébines. Le raï rappelle certainement les souvenirs de vacances de ces artistes et d’un public très nombreux. D’autant plus qu’aujourd’hui le raï est un répertoire normé dans le champ musical français et qu’il fait partie d’une variété musicale fortement 132 Sur lequel apparaissent Djamel Debbouze (humoriste), Sefyu (rap), Cheb Bilal (raï), Zahwaniya (raï), Soprano (rap), Dry, Kamelancien (rap), Reda Taliani (raï), Kenza Farah (R&B), Tunisiano (rap), Médine (rap), Awa Imani (R&B), Nessbeal (rap), Kery James (rap), Amel Bent (R&B), Diam’s (rap), etc. 94 diffusée. De nombreux concerts seront dès lors programmés pour Rim-K dans des pays maghrébins, depuis la Tunisie jusqu’au Maroc. Nous sommes là dans un « exotisme renversé » qui se nourrit ethniquement, où la fierté des drapeaux algérien, tunisien, marocain et même les emblèmes kabyles ne quittent pas les scènes. Des produits dérivés du concept de « Maghreb United » vont donner une visibilité et une puissance revendicative particulière à la fierté des origines. Il est donc normal pour cet artiste d’origine algérienne de mobiliser avec autant de prégnance la musique raï. Du répertoire originel du Raï, fondamentalement subversif et populaire, se dégage l’explosion d’une jeunesse algérienne et de l’Oriental marocain qui imposera sa voix et son « vouloir vivre » avec force. Les racines modernes du raï renvoient au fait que ce répertoire est issu d’une musique populaire, nouvellement urbanisée et appartenant à la catégorie sociale des « pauvres »133. Elle était promue par des musiciens et des danseurs ambulants qui diffusaient leur chant et traduisaient leur expérience de la vie dans les rues d’Oran. Ces derniers chantaient sous forme de lamentations et de nostalgie les relations amoureuses impossibles, les rapports amicaux trahis, les tentations pour l'amour d'une femme, ou bien encore l'emprise de l’alcool ou les flirts à la dérobée. L'exultation de ces artistes qui manifestent leur point de vue à haute voix, faisait ainsi écho aux réalités sociales de beaucoup d'Oranais. Les musiciens-nomades de la Cité avaient aussi l'habitude de s'approprier leur propre expression en scandant « Ô mon avis » - Ya Rayi’. Cette formule donnera le nom et l’état d’esprit de tout le répertoire en construction. Le contexte de l’indépendance et le socialisme algérien, qui s’axe sur le développement de l'industrie lourde, vont pousser les ouvriers de l’exode rural à consommer des chants qui content leur situation nouvelle : le raï est né. Le texte y 133 Au lendemain de l'indépendance, l'Algérie connaît une forte poussée démographique et un exode rural qui vont considérablement accroître la population des cités, celles-ci n’étant pas préparées à accueillir une aussi grande population. Cette urbanité soudaine n’a pourtant pas effacé les traces de la ruralité. Elle s'exprimait, entre autres, par une solidarité entre les habitants des cités, selon de vieux réflexes villageois. L'ensemble de l’Oranie est, par exemple, traversé par une population au destin relativement commun. Ces nouveaux urbains vont alors noyer leur nostalgie dans une musique que nous qualifions de « Blues algérien ». Ce chant provient notamment des bourgs coloniaux. Il apparaît dans les villes dès la fin du XIXe siècle par le biais de colporteurs de musiques et de chants bédouins. Le contenu des textes est alors chargé de thématiques liées au vécu des chanteurs dans un langage populaire. L'usage de la métrique poétique bédouine et le recours à la métaphore seront des caractéristiques dominantes du style. La musique algérienne a, ainsi, toujours été pétrie dans son histoire par les tumultes des grands événements sociaux qui la traversent. 95 primera et les langages dialectaux seront composés en défiant l’ordre établi (la religion, l’autorité politique contestée, l’absence de structures sociales, …) porteurs de délits verbaux volontaires, charriant les tabous (l’alcool, l’amour avant mariage, le sexe, la drogue, …). Le Raï a dérangé les instances culturelles et politiques, qui voyaient d’un mauvais œil cette rébellion d’un genre nouveau ; il va déboucher sur une musique commerciale essentiellement divertissante et « normalisée » dans les us134 (Daoudi & Miliani 1996). Une jeunesse désœuvrée écoute pourtant cette musique et ne se retrouve pas dans les systèmes politiques proposés, ni même dans les réalités sociales jugées corrompues. Le délitement de l'État, pour les questions qui occupent les jeunes, frustrent les esprits et affutent les textes du raï. Il en sera ainsi jusqu'à la fin des années 1970. S’ensuivront alors des révoltes urbaines en Kabylie dans les années 1980 et à Oran, voire jusque dans la capitale en 1985. Puis, viendront les émeutes du 5 octobre 1988. Avec la tournure des événements politiques de 1992 et l'annulation des élections par le régime militaire, un tournant majeur est marqué pour l’Algérie. Le raï est donc issu de ces contractions entre les espoirs et les rêves d’une jeunesse, les évidences de l’impasse pour un avenir meilleur et l’amertume face à l’oubli d’une partie conséquente de la population par les autorités. Le raï fait danser mais le rythme est tout aussi sensuel, festif, défoulant que révolté. La répression et les troubles sanglants post-1992 jettent un flou dans les esprits, et un sentiment d'effroi gagne l'ensemble de la population. Des chanteurs continuent pourtant de faire vibrer les foules et c’est ainsi que, dans le courant du mois de septembre 1994, le plus populaire des chanteurs de raï algérien d’Oran, Cheb Hasni est assassiné. Les circonstances du meurtre laissent place à d'innombrables interprétations, les plus vivaces de l’époque sont l’effacement des symboles-modèles de la jeunesse par les islamistes. D’autres voix parlent d’une rixe qui a mal fini, etc. Quinze ans plus tard, les ventes posthumes de Cheb Hasni sont toujours aussi fortes que de son vivant. La consécration du raï par la visibilité médiatique est marquée dans la ville d’Oran durant l'été 1985. La star du moment est alors le jeune artiste Khaled Hadj134 Depuis l'indépendance et au fur et à mesure de l'évolution du raï, de nouveaux instruments firent leur apparition et s’insérèrent dans la composition : la trompette, la guitare électrique ou l'accordéon. Malgré leur fort taux d'écoute et de consommation de vedettes populaires, telles que la chanteuse Rimitti et le jeune Cheb Khaled, la non reconnaissance légitime de cette musique est le mot d’ordre officiel. Ce sont surtout les musiques traditionnelles et savantes telles que la musique arabe ou andalouse et les sonorités égyptiennes qui circulent alors sur les ondes radiophoniques. 96 Brahim plus connu sous le nom de Cheb Khaled (qui signifie littéralement le jeune Khaled). Son passage sur les scènes et les chaînes nationales va donner une légitimité à une expression considérée jusqu’alors comme l’apanage d’une jeunesse en déroute. L’accueil de la foule et le succès des ventes vont dès lors développer une musique qui retentira dans le monde entier et deviendra très vite une musique de variété bénéficiant d’une plus grande audience encore. Les interventions artistiques de Jean-Jacques Goldmann, sur le morceau « Aïcha », interprété par Cheb Khaled, permettent le succès planétaire mais aussi le passage d’un style « de bannis » à une musique « dansante ». Si la jeunesse française continue particulièrement à soutenir le raï, c’est aussi parce que les chanteurs majeurs du raï se sont installés en France ou émergent directement des banlieues françaises. Les exemples de Cheb Khaled, d’Oran, ou de Faudel, de la banlieue parisienne, sont les plus significatifs. 97 Chapitre 2. Jalons pour une interprétation de la pratique musicale musulmane contemporaine Introduction Le système sémiotique de la musique a vu se développer une série de théories, de concepts, en provenance de disciplines variées, destinés à fournir une lecture expliquant la complexité et permettant l’appréhension de la musique. La musique est entendue ici comme une production propre aux musulmans européens qui sous-entend tant l’aspect vocal qu’instrumental. C’est pourquoi l’ancrage des productions dans les réalités sociales, culturelles, politiques, économiques de la production, une mobilisation de l’explication du produit à partir du producteur et l’interaction avec les récepteurs ont permis d’élargir le champ interprétatif et de sortir ainsi de l’impossibilité de l’explication de l’irrationnel. La musique peut alors être lue à partir d’un ensemble d’éléments qui situe une production et lui donne une explication. La musique peut aussi être lue comme fonctionnelle et donc rattachée à des pratiques sociales qui en expliquent la teneur. La réalité anthropologique de la musique, et ce surtout avec les théories développées depuis les années 1960, nous sort définitivement du binarisme entre irrationnel, où toute la place est à l’émotion et au symbolique, et rationnel, qui mobilise les concepts. L’approche des artistes musulmans dans le domaine de la musique s’inscrit à la fois dans le cadre général des paradigmes que les sciences sociales proposent pour analyser le fait musical et dans le cadre de l’interprétation spécifique du fait musical proposé par des artistes musulmans. 1. Esquisse d’approches disciplinaires du fait musical L’étude de la musique a longtemps souffert de l’exclusion des domaines majeurs des sciences humaines et est longtemps restée un sujet secondaire dans l’ensemble de ces disciplines. La musique est donc d’abord passée par les analyses philosophiques, historiques et musicologiques avant que la démarche sociologique ou anthropologique ne prenne la relève (Green, 2000 : 9). 98 Le fait musical a initialement été analysé à partir de son ancrage hellénistique et des variantes de sa survivance. Une oscillation était principalement constatée entre deux conceptions explicatives et signifiantes de l’objet musical. Il y avait tout d’abord la construction théorique de la musique qui se faisait au regard de la cosmologie. Cet héritage provient de la question de l’harmonie des sphères développée à la base par Pythagore et reprise par Platon. Les pythagoriciens autant que les platoniciens vont garantir la pérennité d’une théorie musicale qui s’englobe dans une vision cosmologique. La scolastique du Moyen-âge va ainsi faire glisser le domaine musical dans le sillage des sciences mathématiques. Il y avait ensuite l’approche aristotélicienne qui rompt avec la vision pythagoricienne et déplace le centre de gravité de la musique pour la lire à partir de la « théorie des affects ». Il y a donc là une théorie explicative qui enracine le musical dans une réalité anthropologique. Ainsi, l’art a été d’abord traité par la philosophie, dans le cadre de l’esthétique philosophique, pour ensuite être analysé par l’histoire de l’art ou plus simplement décortiqué par les critiques d’art. Ce qui rendait l’objet difficilement conciliable avec un traitement scientifique bénéficiant d’une pleine légitimité pour les sciences humaines. 1.1 Approches anthropologiques et notion d’« arts primitifs » C’est l’anthropologie qui ouvre le chantier en se confrontant aux arts dits « primitifs », par le biais de l’ethnographie. L’apport de l’ethnomusicologie a consisté à saisir la centralité de la musique dans le quotidien des sociétés traditionnelles et dans les civilisations et peuples du passé. La musique y était alors un outil permettant de communiquer avec le monde de l’invisible, tout en constituant dans le présent des gestes de tous les jours. Dans les sociétés traditionnelles, la musique est souvent empreinte de sacralité. Il y germe des valeurs religieuses. La magie, le social, le religieux fortement présents, étaient alors exprimés par la musique. Les rites, les cultes, les remerciements sont tous marqués par des sonorités organisées. Par ailleurs, l’anthropologie s’est confrontée à la question du fondement anthropologique de l’esthétique et du sens du beau. L’anthropologie esthétique et 99 l’anthropologie de l’art investies par Franz Boas, Claude Lévi-Strauss, Robert Layton (Layton 1981) et Carlo Severi (Severi 2003) sont à cet égard cruciales. 1.2 Historicisation des théories appliquées aux faits musicaux La fin du 18ième siècle va faire décoller l’art, en Occident, de son ancrage en tant qu’artisanat et commencer de le lire comme pratique sociale particulière et légitime. Avec le romantisme du 19ième siècle naît donc le statut de l’artiste où le caractère de « génie » accompagne celui de la création. Le particularisme de l’artiste est alors marqué par une ethos d’exceptionnalité et par une singularité innée chez les créateurs. Ce qui le cantonnera jusqu’à la fin des années cinquante à une sorte d’objet insaisissable. En effet, le statut de l’élite artiste (Heinnich, 2005) plaçait les artistes au-delà de tout contexte explicatif des productions. Ni le temps, ni le milieu de provenance, ni la pratique artistique en collectivité, ni même l’univers culturel n’intervenaient dans le processus de construction de l’artiste. Son génie était un don et, en conséquence, coupait court aux analyses sociologiques, vues par ailleurs comme désenchanteresses de cette pratique exceptionnelle. Avec M. Weber (1864-1920) et G. Simmel (1858-1917), on touchait déjà avec plus de précision à l’art et à la musique comme objets (Simmel, 1988). L’approche de Max Weber est significative en ce sens qu’il lit le musical comme un système où la musique harmonique, exclusivement occidentale, est rationnellement organisée (Weber, 1958). L’ouvrage de J-M Guyau (1854-1888) est un peu un solitaire dans le paysage d’avant-guerre (Guyau, 1889). Au tournant de la seconde guerre mondiale, c’est la « théorie du reflet » qui va marquer les recherches. Cette théorie consiste en fait à lier le contenu idéologique des productions artistiques à leurs conditions sociales de production. H. Taine (1828-1893) (Taine, 1882) et J.-M. Guyau sont les inspirateurs de cette approche, mais sa pertinence est très vite questionnée par nombre de philosophes idéalistes. Les voix de l’Ecole de Francfort seront aussi du nombre des contestataires. Nous ne pouvons tout de même nier les tentatives multiples qui ont permis de développer, d’un point de vue épistémologique, un champ conceptuel pour le 100 traitement de l’art et des artistes au cœur des sciences humaines. Avec une approche kantienne, la musique se situe comme un art qui se rapproche des arts de la parole. La démarcation que Kant établie entre les deux champs artistiques réside dans le fait que la musique n’interpelle que les sensations et qu’avec l’absence de concepts, on estime ne pas toucher au domaine de la réflexion (Kant, 2000). La musique est alors un système sémiotique qui n’est pas un langage en tant que tel. D’autres auteurs classiques comme K. Marx (1818-1883) (Marx, 1857) ou E. Durkheim (1858-1918) (Durkheim, 1934) avaient déjà traité la question des arts comme supports à la démonstration de leurs thèses plutôt que comme articulation d’une réflexion sociologique autour d’un objet d’étude. Durkheim va d’ailleurs donner une place importante à la sociologie des institutions afin de lire la vie sociale et artistique. Avec la création d’un Ministère de la Culture en France en 1959, on imagine la pérennité de cet angle d’approche pour le champ d’étude nous concernant (politiques culturelles, financements publics,…). Beaucoup de sociologues se servent de cette naissance institutionnelle comme datation d’une politique culturelle proprement dite (Urfalino, 1996). D’autres tels que V. Dubois remontent au 19ième siècle déjà (Dubois, 1999 ; Pire, 2002). Soulignons en ce sens les travaux de Bourdieu qui met en évidence l’opposition des artistes à l’interventionnisme des institutions publiques et qui ont permis la structuration d’un champ littéraire au 19ième siècle (Bourdieu, 1992). La mise sur pied de structures publiques ou privées dans le courant des années soixante va également participer à orienter un regard sociologique partant des institutions. L’institutionnalisation conditionne la durabilité d’une organisation sociale. Les musées, les festivals internationaux, les biennales culturelles aux dimensions internationales en sont des exemples. A elle seule, la France ne compte pas moins de 2000 festivals toutes disciplines artistiques confondues. Cette dimension évoque naturellement la notion de valeur marchande, et l’institutionnel est donc jumelé à l’économique, avec toute la logique de la concurrence que cela suppose (Quemin, 2002). C’est pour cette raison que la France, suivie par l’Union européenne, exclura des accords commerciaux internationaux le fait culturel. Aujourd’hui, la mondialisation du marché de l’art remet cette exclusion en cause mais les idées de 101 particularisme et d’exception culturelle, voire de diversité culturelle sont une spécificité que les Etats-Unis ne retiennent pas (Fleury, 2006). 1.3 De la sociologie de l’art et de la musique En sociologie, l’art n’a jamais été un grand sujet. Danièle Pistone note que « les débuts de la sociologie ne semblent guère favoriser l’intérêt pour les disciplines artistiques » (Pistone, 2004 : 12). Mais les choses ont fortement changé et la sociologue française de la musique, Anne Marie Green, parle désormais d’un regain d’intérêt pour la sociologie de la musique. Cette dernière démarche est, dit-elle, désenclavée de « l’exotisme » sociologique (Green, 2006 : 10). La conceptualisation et la théorisation d’une sociologie des faits musicaux sont en phase continue d’élaboration. Un angle privilégié d’étude de l’expression musicale en sociologie a été l’analyse des acteurs en tant que producteurs artistiques. La question de la singularité de l’artiste et de son appartenance à un courant culturel est souvent traitée non seulement par les historiens de l’art, mais également par des sociologues, que ce soit en musique (DeNora 1998, Elias & Schröter 1991) ou en littérature (Lukács 1949, Lukács 1963). La production de connaissances des processus sociaux est construite à partir d’objets spécifiques et de pratiques. L’art ou les arts (Moulin, 1995), et plus spécifiquement la musique, vont alors devenir des objets permettant de cerner des réalités sociales. La sociologie de la musique sert donc à dépasser la notion de créateurs « incréés » (Bourdieu, 1980), et à mettre en lumière les phénomènes sociaux propres à l’art et ceux avec lesquelles la sociologie des arts est en connexion. Au regard de notre recherche, retenons la sociologie de l’immigration, de la famille, de la connaissance, ou bien encore du travail. Ces tentatives pionnières sont à la base même de la structuration des divers concepts et des méthodes mobilisés dès les années 1960. L’art sera, à partir de là, abordé comme le fruit d’une production sociale. Ce qui rompt avec ce qui déterminait jusqu’alors la manière de penser la chose artistique. La notion d’art en tant que travail spécifique remonte à la Renaissance et l’application de ce terme aux productions de sociétés autres fait l’objet de débats 102 épistémologiques. Répertorier les arts du monde en arts primitifs ou en arts premiers est notamment remis en question au sein de la discipline anthropologique. Hormis la nominalisation par anachronisme, il reste le problème de la pertinence d’une production dans un contexte historique et social particulier ; il convient alors de voir si cette production peut, dans son univers, se traduire par l’art ou non. Nous sommes alors en train d’interroger la fonction de production elle-même. Avec P. Francastel (1900-1970) (Francastel, 1970) et son travail sur la peinture, par exemple, et l’entourage de R. Aron (1905-1983), nous avons en France un affinement de la recherche et une expression de son application dans des disciplines artistiques diverses. Influencé par E. Panofsky (1892-1968), P. Francastel s’intéresse au contenu interne des œuvres qu’il met en relation avec l’environnement social dans lequel elles sont produites. Notons aussi, presque dans la même veine, les travaux de J. Duvignaud (19212007) qui s’est beaucoup penché sur le théâtre (Duvignaud, 1965 et 1967) et de R. Bastide (1898-1974), avec notamment ses travaux sur la littérature brésilienne (Bastide, 1997). On retrouve aussi les recherches de J-C. Passeron (né en 1930) avec ses travaux sur la sociologie de la culture et de l’art, de P. Bourdieu (1930-2002) mais aussi de R. Moulin (née en 1924). Cette dernière, fondatrice en 1983 du Centre de Sociologie du Travail et des Arts (CESTA), a permis la structuration des recherches autour de la culture au regard des pôles institutionnels, du marché de l’art, de l’artiste, ainsi qu’au regard de sa légitimité, de la réception de sa production et du statut du produit artistique. Synthétisons le débat en ces trois schémas proposé par Nathalie Heinich. On trouve ainsi une approche qui pense les arts dans la société, celle qui aborde la société dans le monde des arts, puis celle où les arts sont analysés comme société. L’analyse à partir des acteurs s’opère à partir de paradigmes interprétatifs différents. Une sociologie de type structurelle, parfois d’inspiration marxiste, insistera sur l’artiste en tant qu’expression de la position, de la culture d’un groupe. Pour l’Ecole de Francfort, au travers de Theodor Wiesengrund Adorno (Adorno, 1994) en l’occurrence (1903-1969), le musical est surtout vu comme un révélateur de conflits inhérents au social. L’expression artistique est alors appréhendée comme une variable dépendant du contexte social. La société ne se transforme qu’à partir du moment où les acteurs 103 sociaux prennent réellement conscience de leur position au sein la société, c'est-à-dire de leur classe. Lukacs avait analysé la littérature romanesque du XIXe siècle comme expression de la bourgeoisie montante. Des analyses du Jazz (Carles & Comolli 1971), du Raï (Daoudi & Miliani 1996), du Rock, des Raves Party et de la techno (Hampartzoumian 2004, Vaudrin 2004), du Rap (Sberna 2002) se ramènent souvent à ce genre d’axes interprétatifs (Eisler et al 1998, Escal 1979, Queudrus 2000, Seca 2001). Pour le Collège de sociologie135 (Hollier, 1979), comprenant notamment Callois R., Bataille G. et Leiris M., le musical permet de contourner la fatalité, l’enfermement au sein d’un groupe, et peut arracher les singularités des déterminants sociaux en permettant la création de « communautés électives ». Se pose à ce stade d’analyse une question, celle qui revient dans l’étude des courants artistiques des « avant-gardes » (Cooke 1995, Gray 1968, Puttemans 1980, Rushing 1995, Silver 1991), et qui consiste à cerner le rapport entre un courant artistique novateur et le devenir général d’une culture (Bell 1979). Dans la veine d’une sociologie structurelle, la création artistique est posée en tant que marché (Hardy 1995, Josz 1992). L’œuvre d’art est ici considérée en tant que construction issue du processus de production engendré par le rapport entre offre et demande. L’analyse des producteurs (comme les majors du disque, les maisons de production) (Benhamou-Huet 2001, Bernier 1977, Ronstadt 1980) et des consommateurs du marché de l’art (Herpin 2004) devient ici centrale. L’artiste est ainsi cerné en tant que « producteur » et l’auditeur en tant que « consommateur ». Dans cette perspective sont étudiées aussi les dimensions mass-médiatiques dont l’expression musicale est un exemple par excellence. Avec Adorno, la critique de « la culture de masse », dont la musique populaire est un exemple, est posée. Il considère cette dernière comme n'ayant plus rien de vraiment populaire, puisqu’il s'agit là de produits diffusés par de grandes entreprises pour une consommation de masse. Avec Morin, la culture ne peut être totalement intégrée dans un système de production industrielle qui en réduit fortement les différences. Il estime cependant que la culture moyenne n'entraîne pas une absence totale de création, mais génère une 135 Aux influences philosophiques nietzschéennes, surréalistes dans les techniques littéraires et durkheimiennes en sociologie. 104 forme d’uniformisation et de vulgarisation. En fait, la démocratisation du savoir qu'offre le développement des moyens de diffusion de masse entraîne mécaniquement une standardisation de la culture (Morin 1962). Edgard Morin développe aussi le fait que ce qui est « produit » et « généré » devient à son tour « producteur » et « générateur » de ce qui le produit et le génère. (Morin, 1991). L’auteur met en avant la forte relation qui existe entre culture et société, au sein desquelles les individualités dans leurs interactions sont elles-mêmes porteuses et génératrices de cultures. Cette approche fait appel à la « méthode de la complexité » et à la pluridisciplinarité (Morin, 1977). Une sociologie de type pragmatique (Heinich 2004) observera surtout les connexions pratiques, les citations musicales qui opèrent des « traductions » (Callon 1975) d’une génération à une autre, d’un auteur à un autre. Ce courant, qui renoue d’ailleurs d’une certaine manière avec les théories de « l’art pour l’art », met en évidence les dynamiques internes de la production artistique, les normes internes propres au milieu artistique. Ce qui ouvre d’ailleurs la voie à des analyses autour de la « carrière » d’artiste, c'est-à-dire à la proposition d’une réévaluation des outils conceptuels proposés par A. Strauss et H. S. Becker (Becker 1988) pour appréhender les professions artistiques que cadre notre thèse. Le croisement d’une sociologie pragmatique avec une sociologie des techniques nous renverrait à l’étude de l’expression artistique (musique, paroles) comme étroitement associée aux supports techniques (technologie musicale, cd, vidéo). Sans chercher un lien de causalité, ce serait des concurrences et des réciprocités causales à mettre en évidence. Si on analyse l’angle du produit en tant qu’aspect d’une culture, on rencontre l’approche de Max Weber (Weber et al 1998), d’Alfred Weber (Aron 1935, Aron 1950, Aron 1966) et P. Sorokin (Sorokin 1957). Leur analyse vise à montrer en quoi le développement de l’art occidental est un moment du devenir de la culture occidentale. Ainsi par exemple, Max Weber a analysé le développement de la musique occidentale, son système de notation, comme moment de grands processus de rationalisation en œuvre dans la culture de l’Occident. Si les analyses de Weber font référence à la modernité occidentale, des analyses récentes reviennent à la culture postmoderne, en tant qu’ « éclatement de valeurs », affirmations de la subjectivité 105 (Ramaut-Chevassus 1998, Van Peteghem 1999). Au-delà de ces questionnements spécifiques, ces analyses nous renvoient à l’étude des formes et des contenus de l’expression musicale en tant qu’élément de la culture contemporaine. Sous l’angle d’une sociologie ou anthropologie compréhensive, est surtout analysée la production artistique en tant que lieu de sens pour les artistes et pour leur audience (Kaufmann 2003). 2. Cadrages interprétatifs appliqués au fait musical musulman européen Ethique et trajectoires musicales en islam : notions de valeurs et de sens Le choix paradigmatique de cette thèse se situe à la frontière de divers axes interprétatifs. L’approche compréhensive en constitue, c’est certain, la clé de voûte, car il s’agit de cerner le sens que ces artistes donnent à leur production et à leur prestation musicale, notamment eu égard à leur mobilisation de référentiels islamiques. C’est donc une sociologie des artistes de la musique en tant qu’acteurs qui sera conduite. Une étude des parcours biographiques permettra d’éclairer encore davantage ces acteurs. Nous ne traiterons pas de leur audience qui pourrait faire l’objet d’une toute autre recherche. Mais cette sociologie compréhensive, fondamentalement rattachée aux individus, sera croisée avec une sociologie structurelle, et ceci à double titre. D’une part, la production de sens sera inscrite au sein de codes culturels et normatifs issus du système religieux musulman : ceux-ci nous apparaissent comme pertinents pour comprendre certains aspects des choix musicaux et des pratiques des musiciens. D’autre part, le musicien sera analysé comme un élément du champ musical religieux musulman entendu comme l’ensemble de rapports structurés de pouvoirs, d’influences, de relations entre différents acteurs, depuis les musiciens jusqu’aux maisons de disques, en passant par les groupes et acteurs spécialistes du religieux. Nous allons expliciter ces choix théoriques en les regroupant autour de deux grands ensembles : l’un qui explicite les enjeux autour de la production de sens, entre construction identitaire subjective et collective d’une part et rapport à la norme 106 d’autre part ; l’autre mettant en lumière des éléments d’une sociologie du champ religieux musulman. 3. Eléments méthodologiques et investigation du terrain d’enquête Depuis les années 1980 au moins, un débat sur la musique divise les musulmans européens. Il creuse un fossé entre ceux qui considèrent la musique comme permise, et ceux qui se l’interdisent moralement. Notre observation générale du terrain de la pratique religieuse a souvent fait face à ces attitudes, ainsi qu’aux discours musulmans sur le rapport à la musique. Confrontés à la question musicale, beaucoup de musulmans pointent du doigt son caractère polémique du point de vue religieux. Nous avons ainsi connu des couples musulmans traverser des crises majeures avant leur mariage. La raison est que la musique était réprouvée par le mari pour les noces et souhaitée, même exceptionnellement, par l’épouse, ou l’inverse. Nous avons aussi été confronté à des appels de leaders religieux locaux, justifiant le boycott de festivités où se pratique la musique. Ceci ayant entrainé quelquefois des conflits entre membres d’une même famille. Il nous est même arrivé de voir des personnes quitter soudainement une cérémonie, du fait qu’un orchestre se mettait à jouer de la musique. Enfin, des aménagements pratiques ont été organisés lors de fêtes musulmanes, en raison de ce seul débat. En effet, une programmation festive débutant par une lecture du Coran, laissait progressivement place à des chants religieux conventionnels, pour enfin parvenir, en fin de soirée, à des répertoires de musiques populaires, ethniques ou urbaines . Seuls les convives qui n’avaient pas de soucis particuliers avec la musique prolongeaient leur présence. Ainsi, toutes les sensibilités religieuses étaient respectées. D’autres accommodements traduisaient un malaise prononcé par des jeunes générations pratiquantes face la musique. De ce fait, beaucoup de musulmans qui, assumant l’écoute de la musique dans le privé, en venaient à se l’interdire en public. Ils feignaient d’ailleurs de ne pas l’écouter. Cette bipolarité va pousser certains jeunes musulmans à développer des attitudes complexes. Les plus évidentes se traduisent dans la possession d’une série de supports musicaux dans la boite à gants du véhicule, et des CD de Coran et de chants religieux visibles de tous les passagers. Au-delà du caractère religieux, ces attitudes renvoyaient directement à des regards moralistes 107 d’une communauté sur les individus. La divulgation de la participation à un concert, où le penchant musical pour une discipline ou pour un artiste n’était donc pas assumée dans la sérénité. Nous avons relevé cet aspect de choses, et de manière transversale, dans les contextes belges, néerlandais et français, que ce soit dans le chef des premières générations ou chez les jeunes. Mais il y a tout de même une nuance à apporter dans les perceptions générationnelles. Les personnes pratiquantes les plus âgées voient la musique comme une dérive des mœurs et une menace à l’éducation sereine des enfants. Elle leur rappelle aussi leur passé d’avant la pratique assidue de la religion. Nous avons pu discuter avec certains parents, qui ont évoqué que la musique participe à l’acculturation religieuse des nouvelles générations. Un papa bruxellois d’origine maghrébine nous confiait avec amertume, que ses enfants étaient : « plus attachés à Michael Jackson qu’à Dieu ! »136. Il terminait la discussion sur une métaphore en dialecte marocain : « Tu sais, ces temps-ci … la télévision c’est comme… comme une petite Kaaba … dans laquelle ils font chanter les idoles, … enfin à Dieu le meilleur exemple mais… soit… et nos enfants, qu’est-ce qu’ils font ? Et bien, ils dansent. C’est ça la prière moderne. Que Dieu nous préserve ! »137. Lorsque nous rappelions à ce monsieur qu’il avait sans doute aussi été un jeune fan, il nous signifia qu’à son époque les chanteurs étaient bien plus respectables qu’ils ne le sont aujourd’hui. Il voulait de surcroît ne pas voir sa descendance transiter par les mêmes erreurs que lui, par une immersion « dans le futile et la passion illusoire (al-Hawâ) »138, en l’occurrence. Les plus jeunes générations, elles, perçoivent la musique, urbaine surtout, comme une tentation où se promeut le vice, notamment matériel et sexuel et qui transite par les vidéoclips très suggestifs. Si elle n’est pas vue comme dégradante au niveau moral, elle est tout de même vue comme une distraction futile et un péché mineur, qui peut indiquer un niveau régressif de la foi du musulman. Chaque jour en effet, des jeunes vivent des difficultés dans leur pratique de la religion. L’exigence de la chasteté avant mariage, celle des prières rituelles quotidiennes et la lecture du Coran sont des engagements conséquents dans le vécu de la jeunesse. Beaucoup de jeunes consommateurs avisés de musique, voient celle-ci 136 Farid El Asri, Entretien préparatoire au terrain de la recherche, à la sortie d'une mosquée à Bruxelles - Moolenbeek, Carnet de note, 15 mars 2006. 137 Ibid. 138 Ibid. 108 comme un outil qui accélère l’éloignement des pratiques canoniques. Ils la considèrent donc comme illicite. Avec Majid El Mohor on se rend mieux compte des perceptions des jeunes sur la musique. C’est un jeune rappeur belgo-palestinien de 25 ans, que nous avions eu comme étudiant dans le secondaire, en 2004-2005. Nous avons gardé des relations privilégiées avec lui durant cette étude. Il nous a beaucoup informé sur les expériences d’artistes locaux. Majid déclarait par exemple : « Attends, monsieur. On est à fond dans la drague dans les métros, les fumettes et les fringues volées, avec des MP3 chargés de musiques qui t’éclatent la tête de vices, et nous on bouge la tête en plus… et après tu veux aller au paradis, libérer la Palestine et être… un bon Muslim, mais quel…hein… Wech (Quoi, note FEA), tu crois… que l’paradis il est à ton père?! (Rires) »139. C’est par un jeune homme de 17 ans, côtoyé dans une école bruxelloise à Anderlecht - en 2004, que nous avons indirectement été aiguillés sur la piste de cette recherche. En effet, alors que nous lui demandions ce qu’il écoutait comme musique dans son baladeur, celui-ci refusa de nous faire entendre le contenu. Il nous dit simplement que ce n’était pas pour nous. La douceur et la gravité avec laquelle ces propos ont été prononcés montraient, à l’évidence, que ce jeune voulait protéger nos oreilles de quelque chose qui lui paraissait néfaste, d’islamiquement nuisible. Par respect pour nous, il conserverait donc, pour lui, ces « péchés sonores ». L’intérêt pour cette étude a justement été marqué par ces différentes anecdotes, où se joue la relation entre les vécus d’islam et la musique. Quoique microsociaux, ces aspects traduisent, nous semble-t-il, un climat religieux et où se révèle un rapport aux sources islamiques et à la culture ambiante. A plus grande échelle, la dimension musicale met la lumière sur une réalité des pratiques musulmanes en Europe, et qui parait enveloppée dans un juridisme où les choses de la vie sont souvent mesurées entre le licite et l’illicite. Nous avons donc voulu comprendre ce fait où se joue les subjectivités identitaires des musulmans en Europe, à partir d’une analyse socioanthropologique. Trois angles d’approches s’offraient à nous. Nous pouvions partir des récepteurs musulmans de la musique, c’est-à-dire des fans ou des condamnateurs, 139 Farid El Asri, Entretien dans un snack à Jette, Bruxelles, Carnet de note, 26 novembre 2008 109 mais aussi des leaders religieux produisant des discours moraux ou normatifs sur la musique, voire, enfin, des artistes musulmans eux-mêmes. L’investigation sur la consommation musulmane de la musique, dans son rapport à la norme religieuse, avantageait une analyse quantitative, portée par les choix des musulmans sur le marché de l’offre musicale. Un questionnaire semidirectif sur la norme et la morale islamiques aurait été un bon complément. L’approche des conférences et des ouvrages de leaders religieux aurait favorisé une analyse intertextuelle, vue comme référencement de la pensée et comme indicateur des différents appuis textuels. Celle-ci servant à établir une cartographie tendancielle, retraçant les provenances d’idées. Ce qui pose un éclairage sur les connectivités de la pensée, les réseaux d’idées, de thèmes et les concepts majeurs développés dans le champ intellectuel musulman au regard de la musique. L’intérêt aurait alors été de voir les assises de principes qui traversent l’ensemble de ces productions, au-delà des classifications en courants de pensées et de sensibilités de lectures. Nous avons investigué une partie de cette approche en mettant en évidence l’éventail des tendances qui existent en Europe dans le rapport à la musique. C’est finalement l’analyse des producteurs de la musique qui a retenu notre attention. Car se sont eux qui concentrent, à vrai dire, tous les enjeux du débat sur la question. En effet, on a pu apercevoir, à partir de leurs expériences, le relationnel qui s’opère entre le chanteur et le public, mais aussi les contestataires et entre les discours de leaders religieux qui condamnent la pratique musicale et ceux qui se font les mécènes. Les premières observations du terrain nous ont conduit à comprendre l’émergence de profils d’artistes qui, malgré les entraves religieuses, expriment une forte référence à l’islam. Plus que de l’interdit, l’héritage des traditions religieuses porté sur les professions musicales développe des attitudes condescendantes, poussant même quelques artistes à déprécier leur travail. Quelques uns, ne supportant plus le statut d’ « Outsiders » de la morale et de la norme islamique, ont fini par arrêter la pratique musicale. D’autres, convaincus du bienfondé des textes sur l’interdit, décideront de se réorienter vers le One-man-Show, à l’instar de James Deano, un rappeur belge converti en 2009 à l’islam. D’autres encore, s’accommoderont des textes islamiques et des regards communautaires portés sur la musique. Notons que les freins religieux ou communautaires sont d’avantage présents quand il s’agit de dire l’islam en passant par la pratique musicale et le chant. L’artiste 110 se met alors en porte-à-faux par rapport à une série de discours et de pressions communautaires évidentes, sauf quant il s’agit de répertoires islamiques. Cette attitude qui consiste à ignorer les problématiques normatives, à vivre les choses en séparant clairement les magistères ou en s’appuyant sur des théologiens, qui considèrent la musique comme licite, voire comme élévation mystique, tend à s’accroitre. Des changements qui sont déjà visibles rien que sur la courte expérience du terrain d’enquête. Ces artistes produisent de la musique où se divulgue leur identité religieuse et ou ils vont jusqu’à spécifier des disciplines urbaines d’un adjectif religieux : « rap islamique », « Sufi Dub », « Sufi Punk ». Des choix et des orientations multiples indiquent le développement d’une expression musulmane nouvelle. Nous avons alors commencé à nous intéresser à certains artistes et à aux discours de leaders religieux portés sur cette question. Il en est ressorti une difficulté à s’assumer, dans les milieux de la pratique, en tant que chanteur ou musicien. Des chanteurs de Nashîd ont, par exemple, été critiqués pour avoir eu recours à des instruments de musiques, en plus des percussions ou d’autres qui après l’écoute d’une conférence ont décidé de « passer dans la licéité ». Nous voulions alors aller à la rencontre de ces profils, pour comprendre les débats qu’ils traversent au plus près, ainsi que la fragilité des engagements. Cinq artistes au moins ont arrêté la musique ou se sont reconvertis dans d’autres disciplines artistiques depuis le début de notre étude. Une approche des récits de vie des artistes, par une analyse qualitative des trajectoires biographiques a donc été avantagée. La recherche s’est basée initialement sur une analyse des entretiens et des musiques produites par les principaux artistes musulmans européens francophones (France et Belgique). Ceux-ci sont surtout d’origine maghrébine, indopakistanaise ou convertis à l’islam. Nous les avons ensuite comparés avec les expériences de chanteurs musulmans britanniques. Leurs productions musicales sont reproduites dans des cassettes, CD et sites web largement répandus, mais aussi dans des concerts life. Il a donc été question pour nous de prendre contact avec ces artistes, de les interviewer, dans la mesure du possible, d’analyser les expressions d’islam dans leurs créations et de les observer au cœur de leur expression, que ce soit sur la scène, en studio, après les concerts ou chez eux. Il s’agit d’artistes locaux qui sont investis dans des productions de scènes musicales, d’ateliers d’écriture et de production d’albums, bénéficiant d’une grande 111 popularité et audience. Mais d’autres artistes, dont les musiques débordent les ancrages locaux ont été également pris en considération. La transmission de la créativité musicale de ces derniers, passe plutôt par la voie des médias globaux, ainsi que par la diffusion auprès de grandes maisons de production. De nombreuses difficultés nous ont toutefois poussé à réadapter nos méthodes d’investigations en fonction du terrain. La plus significative a été le décrochage d’une rencontre avec les artistes. Ces derniers sont difficilement disponibles. L’imprécision des rendez-vous, les heures d’attentes en fin de concerts, les « caprices de stars » qui font annuler une énième rencontre prévue deux mois à l’avance, et les méfiances pour un chercheur, situé plutôt comme un journaliste d’investigation ont été récurrentes. Si ces inconforts du terrain sont en soi intéressants pour l’analyse, la seconde difficulté, elle, entrave un de nos appuis méthodologiques de fond. Les entretiens qui dépassaient le quart d’heure devenaient ardus pour l’artiste. Nous continuions à subir l’image du journaliste à laquelle les artistes sont souvent confrontés. Les artistes ne voyaient surtout pas l’utilité de donner autant de temps pour quelque chose qu’ils ne verront sans doute jamais en première page. Ils se sentaient aussi mis à nu par la nature même des questions. Sur les plus de 80 entretiens d’enquêtes, seuls une vingtaine d’artistes ont respectés les conditions fixées en début d’entretien. Les contextes de la rencontre n’étaient à la base pas favorables (fin de concert, café bruyant, dans un studio d’enregistrement, …). Nous avons composé avec ces contraintes, mais ceci a parfois facilité les décrochages des artistes et ils promettaient courtoisement de prolonger l’échange à un autre moment. La troisième difficulté touche principalement le terrain belge et français. Beaucoup d’artistes nous connaissaient dans un cadre d’enseignement ou par une présence dans le tissu associatif musulman. Les entretiens ont alors quelque fois tourné en de stériles courtoisies et en réponses très brèves. Le plus flagrant était cette tentative de vouloir en permanence nous fournir de « bonnes réponses » ou à nous retourner la question. Mais il y avait aussi le fait que, venant d’une université, les artistes étaient étonnés que nous considérions leur témoignage avec tant d’intérêts. Toute l’année 2007 a été conditionnée par ces entraves. A partir de là, nous avions décidé de normaliser notre présence dans le milieu de la musique. L’immersion dans les diverses disciplines musicales a été alors engagée et nous avons tenté de comprendre les vécus d’artistes dans leur cadre de vie, sans être le chercheur qui attend de leur prendre deux heures de leur temps ! 112 Aidés par des artistes ou par quelques médiateurs, plus au clair de nos travaux, nous avons pu circuler dans les sphères les plus rapprochées de beaucoup d’artistes. Cette démarche patiente a complètement renversé la perception que la plupart avaient du chercheur. Nous étions passés, de leur propre aveu, du statut de « voyeur-entriste » à celui de personne respectable, intéressée par des gens qu’elle respecte. C’est dans ce cadre de confiance mutuelle que nous avons collecté le plus de données. La spontanéité et la confidence auxquelles nous avons été confronté s’accommodaient peu du dictaphone. Nous avons dû dès lors densément noircir les pages de nos carnets de notes. A partir de cette normalisation de la présence, tout s’est très vite accéléré. Les artistes prenaient contact avec nous pour nous aménager un rendez-vous avec un autre artiste de passage, ou pour partir en tournée avec eux, par exemple. Mais cette facilité d’accès avait aussi son revers de la médaille. Etant au fait de la réalité de beaucoup d’artistes du rap, du Nashîd ou de la pop, nous commencions à être convoités pour nos informations. Les plus évidentes concernaient les contacts personnels des artistes, leurs numéros de téléphone ou un renseignement sur leur récente situation. Mais cela devenait plus difficile quand on glissait vers des implications dans les confidences des artistes et de leurs milieux. En effet, des artistes d’un collectif de rap bruxellois tentaient de nous extirper, par exemple, des informations sur tel artiste, fraichement sorti de collectif. En Angleterre, le terrain a été investi par deux brefs séjours, l’un réalisé en mai 2007 et l’autre en juillet 2008. Ces passages par Londres ont toutefois étés denses. Nous avons en mai 2007 été accueillis par un réseau d’associations de jeunes musulmans britanniques, qui nous ont fait bénéficier de la rencontre de nombreux artistes londoniens, au-delà même de la musique. Nous avons aussi été en contact avec des structures islamiques telles qu’Islamic Relief et qui nous ont permis de cerner les principales voix de leaders britanniques portés sur la question de l’art. Enfin, en juillet 2008 notre arrivée à Londres coïncidait avec la tenue d’un événement culturel islamique majeur « Islam Expo ». Nous y avons rencontré les principales icônes britanniques du Nashîd mais aussi des profils tels que Cat Stevens alias Yusuf Islam. A côté des entretiens et des terrains investigués, nous nous sommes vite rendus compte que la présence principale des artistes se situe sur la toile virtuelle. Hormi les sites personnels, les sites de partages de vidéos en ligne, un véritable terrain vivant se 113 dessinait sur les blogs, mais aussi les Myspace, Twitter et Facebook. Tous ces sites et réseaux sociaux ont l’avantage de maintenir une veille sur les évolutions en cours, mais aussi de nous permettre une communication régulière avec les artistes et leur réseau. Internet a donc joué un rôle clé dans la compréhension des réseaux et des relations des artistes avec leurs publics. Le réseau associatif musulmans nous a aussi permis de pénétrer efficacement les coulisses des artistes du Nashîd, de la musique soufie et de leaders religieux. La relation avec les leaders religieux a relativement été facile, du fait que nous connaissions pour la plupart d’entre-eux leur production. Ce qui a beaucoup facilité les échanges de fonds. Dans les trois pays pris en considération fonctionnent entre 150 et 200 artistes musulmans individuels ou des groupes musicaux et vocaux, les uns professionnels, les autres semi-professionnels. Ils se partagent, toute génération et discipline confondues, entre les marchés islamiques et le champ musical plus large. 114 PARTIE II. Analyse des expressions musicales investies Chapitre 3. Nashîd ou « chant islamique » contemporain Introduction Dans ce chapitre, nous allons décrire les répertoires musicaux contemporains dans lesquels, tant par leur forme que par leur contenu, les référentiels spécifiquement religieux sont explicites. Le terme d’origine arabe Nashîd est couramment utilisé pour désigner ce répertoire. Par son étymologie, ce terme pourrait être traduit par « hymne » et indiquer le fait de lever la voix en vue de réciter des proses ou déclamer un texte enchâssé dans une métrique. Cette opération vocale se base généralement sur des improvisations ou des textes fixes. Le terme Nashîd ne désigne pas exclusivement un répertoire religieux, en soi, même si ce sens tend à prévaloir. Le terme pourrait également être utilisé afin de désigner des chants ou des contextes liés aux aspirations nationales et patriotiques et qui renvoient donc aussi à des situations qui animent des élans collectifs. C’est ainsi qu’en arabe, l’hymne national se dit an-Nashîd al-Watanî. De même, dans la filmographie de la chanteuse et actrice égyptienne Umm Kalthûm, on retrouve notamment une production, datant de 1937, intitulée Nashîd al-Amal, et qui signifie littéralement « le chant d’espoir ». Le film « Fatma » du nom de l’héroïne est une réplique moderne d’un amour difficile entre amants de milieux sociaux contrastés. L’appellation contemporaine de Nashîd tend à se recentrer sur la dimension plus proprement religieuse. Le répertoire est même précisé comme étant an-Nashîd al-Islâmî (le chant islamique), ou sous une autre forme mais signifiant la même chose, al-Unshûda al-Islâmiyyah. Le style religieux transparaît dans le qualificatif qui se rajoute au terme de Nashîd, mais il apparaît encore par deux biais. D’une part par les contenus religieux ou moraux inspirés par l’islam, d’autre part, par le style musical et les attitudes des 115 chanteurs qui se situent à l’intérieur de ce qui est considéré comme la norme musicale islamiquement acceptable. C’est ainsi que les accompagnements musicaux privilégieront les percussions, bien que, comme nous le verrons, des changements soient en cours à ce sujet. Le Nashîd se présente donc comme une expression musicale qui se démarque des chants mélodieux, considérés comme frivoles, appelés al-Ghinâ (litt. chant), expression qui porte une charge péjorative et qui renvoie aux frontières du permis et de l’interdit religieux, le Ghinâ étant souvent lié aux beuveries et aux déviances. Le praticien du Ghinâ, le Mughannî, est même vu comme une figure qui s’approprie un art féminin. Il y a donc une idée de dévirilisation du chanteur qui, pour faire passer son art, mobilise les raffinements de la voix et rompt radicalement, selon les accusateurs, avec la masculinité revendiquée des cultures arabes bédouines par exemple. Le Cheikh Yûsuf al-Qaradâwî, président du Conseil Européen de la Fatwa et de la recherche, précise dans un chapitre relatif à une synthèse historique sur la musique et le chant dans l’histoire des musulmans que : « Les arabes, ainsi que les autres nations, pratiquaient la musique et le chant. Ils possédaient des chanteuses-musiciennes qui se sont distinguées par leur pratique. Elles étaient toutes des esclaves ou des servantes. Il était rendu disgracieux qu’une femme libre s’y adonne, tout comme il était mal vu qu’un homme s’en préoccupe. Et ceci compte parmi les us nobles et respectables. » (al-Qaradâwî, 2001 : 233) Nous verrons que le statut juridique des chanteurs sera discuté jusqu’à l’acceptation ou non de son témoignage par un juge. Pour un certain nombre de consommateurs du Nashîd contemporain en Europe, et dans le chef du courant néo-salafiste notamment, des expressions modernes du Nashîd sont lues comme tendances confondues avec le Ghinâ. Ce sont donc des produits qui seront catalogués comme des « dérives » du Nashîd épuré, c'est-à-dire des origines, et que l’on ne peut plus considérer comme du chant islamique, bien que le contenu ne soit que religieux. Le glissement du Nashîd vers le Ghinâ’, par la forme et le style, nous montre que les frontières entre catégories sont très fines. Nous verrons que le chant religieux islamique a non seulement une audience grandissante et connaît une production abondante, mais qu’il s’avère aussi en pleine transformation, tant en Europe que dans le monde musulman. Mais pour comprendre ce renouveau, il importe de retracer l’histoire du développement du chant religieux, surtout dans ses formes contemporaines. 116 L’expression religieuse musicale a son origine dans l’expérience et les paroles du Prophète. Elle s’exprime également dans l’art de la récitation du Coran et de l’appel à la prière. La diffusion de l’islam à travers les conquêtes, la circulation des idées par les commerçants, les voyageurs et à l’occasion du pèlerinage à la Mecque permet la création d’une culture musicale de fond partagée dans l’ensemble du monde musulman. Bien entendu, ce socle commun se décline de manières diverses selon les enracinements culturels de l’islam. Cette source première s’amplifie par la mise en place de moments festifs et commémoratifs qui ponctuent l’année musulmane. Il s’agit des célébrations des nuits du Ramadan, des fêtes du sacrifice ou de la célébration de la naissance du Prophète, très populaire dans de nombreuses aires de l’islam. C’est dans la tradition du mysticisme musulman qu’on rencontre une nouvelle source de la musique religieuse. Les invocations répétées destinées à permettre à l’adepte soufi d’atteindre l’extase mystique, selon des contenus et des rythmes qui distinguent chaque confrérie, donnent naissance à un genre musical spécifique ayant ses sonorités propres, valorisant l’un ou l’autre instrument musical. Ces sources musicales appartiennent traditionnellement, du point de vue de la production et de l’exécution, à un univers masculin. Le monde féminin s’exprime similairement dans des espaces en retrait de la scène publique et il fait partie des utilisateurs et des bénéficiaires de ces musiques. Mais le monde féminin n’est pas exclu d’une visibilité médiatique de plus en plus prononcée en Occident, notamment par le biais de la manifestation d’une appartenance à l’islam, mais également par la prestation du Nashîd dans l’espace publique et par les moyens de communication mis à la disposition des artistes. Ces sources musicales du chant religieux se sont plus ou moins reproduites à l’identique jusqu’au XXe siècle en tombant d’ailleurs dans une certaine négligence en matière créative en raison de son évolution en dents de scie. Le Nashîd est une expression qui reflète un profil de pratiquants dans son rapport à la culture, mais il entend aussi combler un déficit de manifestations revendicatrices pour certains thèmes dans l’espace artistique. Si ce vide est comblé par un répertoire couvrant le média environnant, le Nashîd passera alors au second plan. Dans le bras de fer qui s’est engagé entre le monde arabe et Israël, en 1967 notamment, ce sont les chants patriotiques des icônes musicales arabes qui se sont 117 révélés les porte-voix de l’ensemble des auditeurs. Sur le plan plus religieux, la sortie des répertoires confrériques de l’espace des initiés et sa vulgarisation par une diffusion accrue sur divers supports d’écoute a aussi freiné l’apparition d’un Nashîd plus spirituel. Les chants ottomans des derviches Mevlevi, ceux du Qawâlî urdu de la contemporaine Shazia Manzoor ou d’Abida Parveen , ou bien ceux de Pathanay Khan ou de Nusrat Fâtih Ali Khân en sont quelques exemples. Le Nashîd ne passe en première catégorie que lorsqu’il est quasiment le seul à s’exprimer sur certaines réalités politiques ou religieuses. Il a été jusqu’au milieu des années 1980 un répertoire associatif (scoutisme, mouvement de jeunesse, rassemblement), fonctionnel (mariage, slogan de manifestation) et de suppléance. Le renouvellement du genre voit le jour aux cours des années 1930, en lien d’ailleurs avec les secousses du monde musulman qui ont suivi la fin du Califat. Entre 1930 et l’époque contemporaine, on peut distinguer trois phases majeures de ce renouvellement. 1. Les voix religieuses ou l’esthétisation du cultuel islamique L’islam se caractérise surtout par le fait qu’il promeut une mise à disposition de la voix humaine au service d’un témoignage de la transcendance : « Pour les mystiques, la voix symbolisait la vie divine et portait l’individu à vibrer avec le monde céleste et universel. » (Shiloah, 2002 : 48). Dominé par le contenu de ce qu’il se propose de scander à haute voix, tel que le Coran, le musulman est alors invité à dire sans chanter. Il récite par la cantillation, où s’articule une prononciation correcte des sons pour ne pas déformer le sens, et ne s’inscrit pas dans une rythmique musicale. C’est le cœur même de la pratique vocale « sacrée », qu’il est convenu d’appeler la Psalmodie coranique (at-Tajwîd) et l’appel à la prière (al-Âdhân). Autour du Coran et de la prière, se concentre l’originalité de la production vocale islamique. L’ensemble des autres expressions seront des appropriations à partir des cultures locales : « Symbolisant la force vitale et utilisée comme lien entre les êtres humains, les auteurs arabes considéraient la voix comme le reflet de l’âme, de ses mystères et de ses sentiments. » (Shiloah, 2002 : 48). La révélation du Coran débute à la Mecque en 610 de notre ère et se termine en 632 avec le décès du Prophète de l’islam. A partir des premières sourates, les 118 musulmans vont se mettre à réciter le Coran. Ils le distingueront de la simple narration et de la régularité mélodieuse, telles qu’on les retrouve dans la poésie ou dans le chant. Le Prophète de l’islam sert alors d’exemple. Il psalmodiera en tant que modèle, et sa pratique servira à élaborer, lors de la grande vague de structuration des sciences islamiques dès le 8ième siècle, l’une des sciences coraniques nommée le « Tajwîd » (Boubakeur, 1968 ; Nelson, 1985). Cette pratique est qualifiée comme : « régulant la cantillation dans le respect des lois de la phonétique, de la diction correcte et de l’interprétation sans faille du texte sacré » (Shiloah, 2002 : 90). La beauté de la voix est toujours paramétrée par une recherche de mise au service du sens. Les critiques condamnent davantage la voix qui fait appel à des choses plus légères au regard des effets qu’elle produit sur les consommateurs que les productions elles-mêmes. C’est pourquoi la voix est prise très au sérieux en islam. Ce fait s’inscrit dans la lignée d’auteurs du 10ième siècle de notre ère qui avaient donné à la voix des caractéristiques thérapeutiques : « Les effets puissants de la belle voix avaient en outre des propriétés médicales. Le polygraphe et poète andalou Ibn ‘Adb Rabbih (d. 940), dans le chapitre consacré à la musique de son encyclopédie al-‘Iqd al-farîd140 (Le collier unique), fait appel au témoignage d’experts en médecine qui affirment que la belle voix s’infiltre dans le corps humain, irrigue les veines, purifie le sang et le régénère, apaise le cœur et élève l’âme. » (Shiloah, 2002 : 49). Un art de la lecture va ainsi prendre forme dans le monde musulman et développer des particularités en fonction des variantes de la prononciation et des formations à cette science du Coran. La sensibilité à une esthétique de la voix est aussi manifeste. Nous avons des Traditions prophétiques qui considèrent que les voix de certains compagnons sont particulièrement distinguées. Le Prophète de l’islam entendant un compagnon s’adonner finement à la lecture du Coran dira que celui-ci a reçu une des « cordes » ou « trompes » de David. L’effet attendu par la voix mélodieuse est donc vécu à partir d’une mise à disposition de l’écoute du contenu coranique. Une esthétique qui est vue comme pénétration du sens, dans le respect de la lettre et dans les conventions autorisées par cet art vocal. 140 Son œuvre est composée de 25 livres sections, dont chacune porte le nom d’une pierre précieuse. La vingtième section ou chapitre s’attarde sur la science musicale. On y traite principalement de la beauté de la voix, des effets thérapeutiques et moraux du chant, mais aussi du débat normatif du chant ou de la musique ; des origines du chant ainsi que des informations biographiques ; des choix de poésies concernant la musique et les instruments de musique. 119 Dans la période contemporaine, le monde musulman a mis sur pied un certain nombre de concours internationaux et nationaux en vue de distinguer les meilleurs psalmistes au monde. Il va sans dire que cette centralisation occasionnelle cherche également à asseoir une légitimité islamique au pays organisateur. L’Arabie Saoudite est pionnière en ce sens et le concours de La Mecque est une institution en soi. La Ligue islamique mondiale a aussi mis sur pied, dans différents pays du monde, ce type d’initiatives, particulièrement en Occident. Le relais a ensuite été pris par une présence de la science de la psalmodie sur les chaînes satellitaires religieuses. Des enseignements à l’écran, des concours réalisés dans la prise en compte des trajectoires des participants sous forme de « show », la mise en avant des cultures des pays de provenance des lecteurs sont désormais d’usage. L’Egypte est restée malgré tout le phare des psalmistes les plus populaires. Beaucoup de jeunes Malaisiens, Marocains ou Bosniaques imitent par exemple des Cheikhs égyptiens tels que l’incontournable Cheikh Muhammad Rif’at (1882- 1950), considéré comme le plus grand psalmiste du 20ième siècle et qui fera école. Mais il y a aussi les Cheikhs Muhammad Siddîq al-Minchâwî (1920-1969), Muhammad atTablâwî (né en 1934) « psalmiste des cérémonies funéraires des pouvoirs arabes » (Maroc, Syrie, Jordanie), Mahmûd Khalîl al-Husarî (1917-1980) ou ‘Abdul Bâsit ‘Abdussamad141 (1927-1988) (Pacholczyk, 1974). Ceci s’explique par le fait que l’Egypte s’est distinguée, dans les années 1970, par la diffusion du religieux sur des supports modernes. Les cassettes audio-phoniques, et quelquefois la présence sur les écrans, avaient connu un fort taux d’exportation et beaucoup de pays, qui n’avaient pas une tradition aussi élaborée pour la science du Tajwîd, découvraient alors un art institutionnalisé. La diffusion de ces voix s’explique également par la demande croissante de pays musulmans qui désiraient accueillir les psalmistes en personne. De grandes tournées étaient ainsi organisées à traves le monde et passaient parfois par la France et les Etats-Unis. Notons également que les paraboles ont permis la découverte de la pratique du pèlerinage, de la visite des lieux saints et du quotidien des lieux les plus sacrés de l’islam, par la psalmodie promue depuis les suivis en direct de la prière des lieux 141 Ce Cheikh fut, en 1984, le premier président du syndicat des psalmistes égyptiens. Il reçut le prix de l'Ordre de Mérite de la Syrie, en 1956, celui de l'Ordre Alarz du Liban, celui de l'Ordre de la médaille d'Or de la Malaisie, mais aussi des prix du Sénégal et du Maroc. Le président Egyptien Mubarak décernera lors du Ramadan de 1990 et à titre posthume, donc, une reconnaissance pour la carrière de ‘Abdussamad. 120 saints. Le succès de ces lecteurs est inouï, particulièrement celui du lecteur de la grande mosquée de La Mecque As-Sudaysî. Nous avons pu constater que le rapport des musulmans à l’imam est le même que celui des fans à l’égard d’une star de la musique. Les gens tentent d’approcher As-Sudaysî, de le toucher, de prier derrière lui au moment de ses visites à l’étranger. La consommation de sa lecture, plus qu’une passion pour sa voix, est une sorte de remémoration des lieux saints de l’islam par l’ouïe : la Mecque et Médine s’entretiennent au retour par l’écoute. En 622, après l’Hégire à Médine, un ensemble de tribus et d’individualités se rassemblent en nouvelle communauté de foi et aménagent un espace réservé en partie à la prière. Ce sera le Masjid, (litt. le lieu de prosternation). La mosquée devient en effet un lieu de rencontres quotidiennes, à raison de plusieurs fois par jour, et ce pour les habitants d’une bourgade, d’une petite cité, d’un quartier. Il fallait donc réfléchir à la manière d’attirer les prieurs à la mosquée. Plusieurs pistes et instruments appelant au rassemblement et s’appuyant sur l’expérience juive ou chrétienne avaient alors êtres invoqués. La corne et la cloche seront toutefois délaissées pour laisser place à un appel par le biais de la voix humaine, lequel invitera explicitement à l’unicité de Dieu et à la prière autant qu’à la félicité. L’appel à la prière résidera dans cette annonce faite à l’occasion de l’exécution d’une prière ou dans des invitations à se réunir adressées à la collectivité musulmane. La genèse de l’idée d’une telle pratique, qui se trouve dans les compilations de traditions d’al-Bukhârî (al-Bukhârî, 1932-1938) et d’Ahmad, y est narrée ainsi : elle serait issue d’une discussion entre compagnons, menée en présence du Prophète de l’islam à Médine. ‘Umar Ibn al-Khattâb y proposera cette alternative et spécificité. Dans une autre tradition, statutairement considérée comme authentique, se trouve le récit du compagnon ‘Adbullâh Ibn Zayd racontant au Prophète qu’il a observé en songe cette pratique et son contenu. Un de ses compagnons nommé ‘Amâr partage la même expérience : il annonce qu’il a été confronté au même rêve qu’Ibn Zayd. Les faits sont attestés par le Prophète de l’islam, lequel portera son choix sur l’esthétisation du message à divulguer dans la cité. C’est pourquoi il choisira Bilâl Ibn Rabâh (d. en 641) dit al-Habachî (litt. l’abyssin) selon le critère de la beauté de sa voix. Le visage le plus emblématique de l’appel à la prière reste encore aujourd’hui pionnier. Ce compagnon du Prophète, esclave converti et libéré ensuite par le beau-père et ami du Prophète, est celui qui a 121 marqué un appel caractérisé par la simplicité et concernant une communauté relativement concentrée autour de la Mosquée de Médine dont le mur périphérique abrite la demeure du Prophète. Le toit d’une maison et la puissance vocale de Bilâl ont donc suffi à faire entendre le signal du rassemblement. Bilâl restera le Muezzin de Médine jusqu’à la mort, en 634, du premier calife de l’islam : Abû Bakr as-Siddîq. Cette tradition, appelée al-Âdhân, perdurera dans son contenu et dans sa langue d’origine pour se diffuser dans l’ensemble du monde musulman et même au-delà. L’exégète et jurisconsulte al-Qurtubî considère que l’appel à la prière cerne l’ensemble du sens qui mobilise les musulmans. En voici le contenu : Dieu est le plus grand J’atteste qu’il n’y a nulle autre divinité sinon Dieu J’atteste que Muhammad est le messager de Dieu Venez à la prière Venez à la félicité Dieu est le plus grand Nulle autre divinité sinon Dieu Plus tard, on fera construire des minarets comme recours fonctionnel, en vue de faire porter la voix le plus loin possible. Les variations stylistiques, d’ornementation et de diversité dans le nombre de fois où se répètent les formules dans chacune des écoles diffèreront en fonction des cultures locales et du statut que certains accorderont à l’appel à la prière. La dimension mélodieuse variera aussi en fonction des écoles. Là où les Shaféites et les Hanafites permettront une orientation pour le chant et l’appel mélodieux, les Malékites et les Hanbalites pencheront pour une scansion épurée à haute voix. Les traditionnistes ont rapporté un certain nombre de traditions prophétiques qui soulignent les mérites et l’importance de cet exercice vocal d’appel à la prière. Le poids de ces traditions lui a donné un statut et sans doute une durée de vie qui n’a jamais été démentie. En effet, cette pratique exige la mobilisation d’une personne cinq fois par jour au moins et demande certaines qualifications. Des enregistrements audio-phoniques sont quelquefois apparus pour remplacer l’appel direct, mais la règle générale demeure la présence physique du Muezzin. La valorisation du statut par le Prophète renforce donc la légitimité de la pratique. Les 122 principaux dires du Prophète se concentrent sur l’idée qu’une concurrence aurait lieu autour de son accomplissement si l’al-Adhân était mesuré à sa juste valeur. Il y a aussi l’idée, selon une tradition rapportée par Ahmad, de la protection de Dieu contre le diable et du pardon divin pour ceux qui l’accomplissent, l’entendent et interagissent avec le contenu. Avec les configurations que vont prendre les grandes cités de l’islam et la diversité des expressions, al-Âdhân va bâtir de haut de minarets pour faciliter la portée, et même favoriser l’expression collective comme c’est le cas dans la tradition de la Mosquée de Damas (Shiloah, 2002 : 93). Au 17ième siècle, une corporation de Muaddhin va même être mise sur pied en Turquie ottomane, avec comme figure emblématique de la profession le compagnon du Prophète Bilâl Ibn Rabâh. Notons qu’aujourd’hui encore un groupe de Rap britannique, Mecca2Medina, et qui se trouve être le pionnier de ce qui est qualifié de « Rap islamique », c'est-à-dire un rap de sortie du Nashîd, a proposé une chanson et un clip autour du compagnon Bilâl, intitulée « The descendant of Bilâl ». Le péplum « Le Message », du réalisateur américano-syrien Mustafa Akkad (d. en 2004), retrace la vie du Prophète et présente une image de la diffusion de l’islam par le biais d’un panorama des appels à la prière dans le monde. Dans les dernières minutes du film sont exposées les différentes manières de pratiquer l’appel depuis l’Indonésie jusqu’à la Bosnie, en passant par l’Egypte et les pays du Golfe. Ce tour du monde indique la conservation du contenu, de la langue, mais aussi de la diversité de la forme. Cette pratique reste pour beaucoup de touristes du monde musulman une première connexion directe avec une pratique religieuse qui se manifeste sur la voie publique. Le rapport à l’appel à la prière a toutefois changé dans les pratiques et les us contemporains. Le « minaret de pierre » est devenu « minaret de poche », interpellant les individualités musulmanes. Ces transformations sont dues à des contraintes pratiques, mais aussi à l’individualisation croissante des sociétés musulmanes et consommatrices de technologies de plus en plus miniaturisées. Les possibilités offertes par les avancées technologiques engendrent des mutations caractérisées dans le rapport au culte. Les microphones, la programmation des appels automatiques à la prière sur les ordinateurs, les montres, les téléphones portables et les horloges où se programment les plus célèbres voix musulmanes d’al-Adhân dans le monde, qui viennent 123 concurrencer les Muezzins en sont quelques exemples. Par contraintes pratiques, nous entendons notamment la diminution des décibels autorisés au muezzin dans certains pays (en période estivale notamment au Maghreb), les nuisances sonores des mégapoles qui empêchent parfois d’entendre l’appel, et aussi, en Occident, le fait que l’appel ne puisse porter sur la voix publique. L’appel communautaire est ainsi individualisé, gadgétisé et programmable selon la sensibilité de chacun. 2. L’usage du chant religieux et sa refondation chez les Frères Musulmans On peut avancer que la relance contemporaine du Nashîd a trouvé sa source dans la matrice des Frères Musulmans (Carré & Michaud, 1983). Le fondateur du mouvement va lui-même impulser l’utilisation du chant au sein de son organisation142. Dans l’esprit des Frères, la pratique du chant avait non seulement un but spirituel, mais aussi didactique et surtout mobilisateur. Comme le notent P. Haenni et H. Tamman, Al-Banna (1906-1949) considérait l’art comme « un levier de mobilisation, d’intégration et de cristallisation des passions politiques. »143. Il en appelait à produire de « l’art engagé » : « Dans cette perspective, il a intégré dans les programmes de formation des cadres de son mouvement plusieurs formes d’expression artistique comme les chants religieux, les sketchs ou le théâtre. »144. Cette démarche est vue dans ses diverses traductions comme « une vision assez instrumentale de la culture semblable à l’art socialiste »145. Il ne nous est pas apparu de recherches plus précises concernant cette démarche propre au fondateur du mouvement ; mais il convient sans doute de l’interpréter dans le contexte des années 1930, au regard de l’organisation des mouvements de jeunesse par exemple. « Ce sont les foules qui étaient sollicitées, les mouvements de masse, la fusion des individus dans un geste unitaire, main dans la main, les bras au ciel lors des manifestations. D’où le succès, assez prévisible, du Nashîd au sein du scoutisme islamique constitué sous l’égide des Frères. »146. L’affiliation confrérique initiale 142 Cf. http://www.monde-diplomatique.fr/2003/09/HAENNI/10460, Consulté le 15 février 2006. Ibid. 144 Ibid. 145 Samir Amghar et Patrick Haenni, « Au sortir du mythe impossible de l’outlandish man… L’universel positif de l’islam post-salafiste », in Créations artistiques contemporaines en pays d’islam, des arts en tension, Jocelyne Dakhlia (Dir.), Kimé, Paris, 2006, p. 383 146 Op. Cit. 143 124 d’al-Banna ne nous laisse pas penser que cette dernière serait la cause du développement d’un produit culturel tel que le Nashîd. Le Nashîd était donc originaire d’un mouvement politique et idéologique en phase d’élaboration. A ce titre, il était perçu comme normal que l’encadrement et l’orientation littéraire se fassent à l’intérieur même du mouvement. Les textes étaient rédigés notamment par Shaykh Ahmad al-Baqûrî ou le beau-frère de Hassan alBanna147. Paradoxalement, le Nashîd engageant la présence d’instruments musicaux, en plus du tambourin, ne semble alors pas poser de réels problèmes. Il se mêle sans complexes aux fanfares propres aux hymnes militaires, aux mouvements de jeunesses ou au scoutisme. Durant le vécu d’Hassan al-Banna les thèmes abordés sont la restauration du califat, la consolidation de l’Umma et la promotion des pratiques louables. Et dans la décennie allant des années 1930 à 1940, ces appels se feront dans un élan d’optimisme et d’annonce de la réalisation imminente du projet collectif. Le Nashîd est donc un chant de militance, de rupture, de contestation et d’appel à l’union. Sous le régime de Nasser et à l’époque des fortes répressions à l’encontre des Frères musulmans, apparaissent de nouvelles thématiques qui s’expriment par une poétique des injustices ressenties. C’est ainsi qu’entre 1954 et 1973 fusionne la littérature carcérale avec le chant islamique. Ce qui le fait transiter du militantisme optimiste vers des textes proposant la mémoire des prisons égyptiennes. Divers sentiments, issus d’expériences vécues, vont devenir des thèmes de réflexion et d’expression poétique et musicale. Le premier consiste en une dénonciation des maux des militants emprisonnés. Le second thème porte sur les causes de la mise en univers carcéral et le troisième se veut l’expression de propositions de projets alternatifs. Les lamentations des frères détenus, les dénonciations offensives du « despote » et le dépassement des causes et des effets qu’ils procurent en se projetant dans des ères post-dictatoriales ou en éveillant les gloires passées de l’islam se mêlent dans les nouveaux répertoires du Nashîd. 147 Ibid. 125 On dénonce alors l’ « injustice », on en appelle à la « résistance » et on propose une « hégire intimiste » ou une union des musulmans. C’est ce qui charpente en profondeur les contenus du Nashîd, et ce de 1950 jusqu’au début des années 1990. La dénonciation des maux et des souffrances des Frères emprisonnés réside dans la description imagée de l’univers carcéral oppresseur et des violations de la dignité humaine causées par la torture, la détention arbitraire ou la privation des droits les plus élémentaires. Les appels poétiques évoquent alors une revivification de la foi dans la souffrance ainsi que de la piété que doit nourrir le croyant face aux épreuves. La relativisation des situations difficiles, par les méditations sur les modèles du passé de l’islam, est aussi fortement présente. Cette littérature « frériste » des geôles nassériennes a été portée par des personnages tels que Sa’d Surûr, Zakariyyâ at-Thawâbitî, Gamâl Fawzî, ou Sayyid Qutb. Ce dernier a même produit un texte intitulé « Ghurabâ’ » (litt. Etrangers) et qui restera un témoignage majeur des années de plomb égyptiennes. En voici un extrait traduit en anglais : « Ghurabaa`, ghurabaa`, ghurabaaa` ghurabaa` Ghurabaa`, ghurabaa`, ghurabaaa` ghurabaa` Ghurabaa` do not bow the foreheads to anyone besides Allah Ghurabaa` have chosen this to be the motto of life Ghurabaa` do not bow the foreheads to anyone besides Allah Ghurabaa` have chosen this to be the motto of life If you ask about us, then we do not care about the tyrants We are the regular soldiers of Allah, our path is a reserved path If you ask about us, then we do not care about the tyrants We are the regular soldiers of Allah, our path is a reserved path Ghurabaa`, ghurabaa`, ghurabaaa` ghurabaa` Ghurabaa`, ghurabaa`, ghurabaaa` ghurabaa` We never care about the chains, rather we'll continue forever We never care about the chains, rather we'll continue forever So let us make jihad, and battle, and fight from the start Ghurabaa`, this is how they are free in the enslaved world So let us make jihad, and battle, and fight from the start Ghurabaa`, this is how they are free in the enslaved world Ghurabaa`, ghurabaa`, ghurabaaa` ghurabaa` Ghurabaa`, ghurabaa`, ghurabaaa` ghurabaa`(…)”148 Les causes de l’emprisonnement sont à rechercher dans le mode de gouvernement en vigueur. Les Chefs d’Etat sont qualifiés de Tughât – plur. de Tâghî 148 Cf. http://binrahmad.multiply.com/video/item/29, Consulté le 5 octobre 2009. 126 (tyran). On exhorte donc au djihâd par les armes et on annonce la délivrance de l’oppression par l’islam. A l’expérience carcérale égyptienne viendront s’ajouter les sévères répressions du régime syrien à l’encontre des Frères musulmans en 1982, après le soulèvement de Hama lourdement réprimé. Ce qui aura pour conséquence de généraliser le sentiment de répression insufflé par les régimes en place et de cristalliser les événements autour de thématiques lourdes. Elles seront aussi plaintives qu’offensives. Les déclamations sur le ton de la souffrance et les chants collectifs sur des rythmiques militarisées en sont quelques ambiances. Le dernier thème, propositif, entend traduire une posture des détenus en rupture morale avec l’état général de la société. Cette dernière viole les prescriptions divines, la fuite est donc effective jusque dans son expression symbolique et littéraire. L’union de l’Umma est centrale. Deux alternatives mises en parallèle, l’une qui est une posture de mise en attente dans l’espace du Thâgî et l’autre qui est la réalisation de la réinstauration d’un califat fédérant les croyants de l’ensemble du monde musulman. C’est sur la base de cet héritage qu’à partir des années 1970 le chant religieux de militance va vivre une nouvelle phase en lien notamment avec la revivification de l’islam comme idéologie politique. 3. Le chant religieux comme expression de la Da’wa A partir des années 1970, la pensée musulmane se forge dans l’idée que la priorité de l’islam doit consister dans l’engagement politique et la constitution d’un Etat islamique. Depuis les années 1980, les événements politiques concernant le monde musulman se bousculent, et au plan de la pensée et même de la culture (qui sublime ou tonifie les ambitions politiques), tout est mis au service de cet objectif ou presque. La concentration sur les modalités de reconstruction de la société musulmane a orienté toutes les thématiques et ouvert à de multiples lignes de fronts, occupant tout l’espace du débat : des expériences défectueuses (assassinat de Sadate en octobre 1981 et prise de La Mecque en novembre 1979) ou en cours (révolution iranienne en 1979) et des théories, voire des commentaires portant sur l’actualité remuée (guerre Iran/Irak, bras de fer entre chiites iraniens et wahhabite saoudiens, entrée de l’ex-Urss en Afghanistan). 127 3.1. Développements du militantisme politique depuis les années 1980 La première Intifada palestinienne, la guerre en Bosnie ou en Afghanistan et, dans une moindre mesure, les frappes de l’Irak en 1991 vont réussir à figer les thématiques d’oppressions et d’appels aux résistances. Dans tous ces pays, on voit apparaître des chants islamiques dans les langues locales. L’influence de la rythmique du Nashîd palestinien donne souvent le la. En Afghanistan et dans divers autres maquis djihadistes, des Nashîd, dénués cette fois de tout instrument de musique, vont êtres mobilisés pour exhorter à la résistance sur les fronts. On peut les entendre en arrière-fond des vidéos amateurs, diffusées sur diverses chaînes télévisées, lors d’opérations en Irak ou durant les démonstrations d’entraînement dans les camps d’al-Qâ’ida149. Le Nashîd contemporain va ainsi passer par des tendances dictées par les situations mouvementées des politiques du monde musulman. Animé par ce souffle d’amertume et de résistance, il s’exportera avec les Frères Musulmans exilés, jusqu’en Europe. On se souvient des premières cassettes audio-phoniques de Syrie à Bruxelles et plus tard de Palestine, qui proposaient des rythmiques djihadistes ou plaintives. Au début des années 1980, l’onde du chant islamique s’est surtout propagée par le canal de la militance estudiantine au sein des campus universitaires des pays musulmans. Ce terreau fertile pour la diffusion du Nashîd s’explique par le fait que ce dernier servait de slogan concret de diffusion des idées des étudiants « pratiquants » et de porte-voix pour une identité musulmane affirmée et politiquement engagée. Un rapport frontal pouvait se dessiner au sein des Facultés entre des étudiants de gauche, qualifiés de « laïcs » ou « communistes » face à des étudiants dits « islamistes ». Les choix de répertoires artistiques accentuaient à eux seuls la polarisation, de part et d’autre du front, et servaient de marque de fabrique à travers laquelle s’affichent les programmes ou les finalités idéelles des uns et des autres. Aussi, la charge revendicatrice d’une politique islamique globale, destinée à résoudre les problèmes du monde musulman, se trouvait concentrée en quelques vers 149 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=Cdu5XDVzs-c ou http://www.youtube.com/watch?v=s7MEQUBjV34&feature=related, Consulté le 19 août 2009. 128 dans le « Nashîd des universités », exprimant par là les espérances utopiques d’une certaine jeunesse. La trame de fond de ces répertoires étant que le « monde musulman malade » se devait de revenir à la pratique de sa religion pour raviver les cendres d’une gloire passée : « Nous étions les enseignants du monde et ses souverains », nous dit en substance l’introduction d’un Nashîd marocain du groupe al-Furqân basé à Bruxelles. Pratiquer le Nashîd signifie alors avoir une conscience religieuse où fusionnent le chant et la da’wa (mission de prédication). Mais cela signifie aussi avoir une conscience politique où se mêle le récit des ancêtres valeureux aux tragédies des musulmans contemporains opprimés, selon les différents contextes géopolitiques. Cette culture du chant religieux est ainsi considérée comme étant islamique par sa forme et revendicatrice par ses contenus. 3.2 L’implantation du chant islamique en Europe dans les années 1980-90 Le processus de première implantation du Nashîd en Europe se mesure sur une vingtaine d’années : du début des années 80 à la fin des années 90. La pénétration majeure est le résultat de l’arrivée d’étudiants de troisième cycle, issus des campus marocains, syriens ou palestiniens. Ils pratiquent eux-mêmes ce style de chant ou en diffusent les produits en reproduisant des cassettes ; ils installeront ainsi une « culture du Nashîd » dans les us des jeunes générations musulmanes. Ces derniers étaient jusqu’alors habitués à la musique traditionnelle parentale ou aux répertoires de la jeunesse européenne. La consommation de la jeunesse musulmane du début des années 80 oscillait entre différentes références musicales où le ton était aux hermétismes des disciplines plutôt qu’aux métissages. Le célèbre album « Thriller » de Michael Jackson, les musiques traditionnelles écoutées dans la voiture des parents en chemin pour les vacances et la voix d’Abû Râtib, star orientale du Nashîd nouvellement implantée, se mêlaient aux choix musicaux des jeunes. Les contextes familiaux, culturels et sociaux vont développer un penchant plus marqué pour un répertoire plutôt qu’un autre, mais le Nashîd est désormais un produit que l’on peut trouver assez facilement et la plupart des enseignes ethno-religieuses le proposent. La « transplantation » du Nashîd en Europe coïncide aussi avec le retour à la pratique religieuse des parents des premières générations musulmanes issues des 129 migrations économiques. Dans le sillage de l’accomplissement d’un pilier de l’islam – la prière – signifiant le tournement d’une page sur un vécu et un retour concret à la religion, il y avait des réappropriations de pratiques telles que le foulard, la barbe ou la sélection voire l’abandon des répertoires musicaux profanes. Les départs pour le pèlerinage au début des années 1980 nous indiquent qu’ils étaient assez significatifs. Ils révélaient un ancrage et un retour à la pratique, identifiables même dans les choix artistiques devenant alors très sélectifs. De l’égyptienne Umm Kalthûm, on passait souvent à l’égyptien Abd al-Hamîd Kichk, prédicateur à la verve tranchante et au discours politiquement contestataire. Cet ascétisme de l’écoute, via un éloignement radical des cultures ethnoculturelles, du monde musulman et des cultures locales va permettre au Nashîd de combler un vide. Les principaux supports du Nashîd étaient audio-phoniques. Ce dernier était essentiellement véhiculé par les cassettes. Il existe des discographies conservées par des particuliers, mais la plupart des contenus sont aujourd’hui disponibles sur les sites Internet qui proposent des discographies assez exhaustives de l’ensemble des productions de chants islamiques, depuis les premiers enregistrements. Ces cassettes audio étaient abondamment recopiées et diffusées au sein des réseaux musulmans de distribution de main à main, dans les stands lors des manifestations culturelles, dans les librairies islamiques, … Des vidéos de concerts ou de prestations orientales du Nashîd étaient également disponibles, mais plus rares. Il faut dire que la plupart des productions en restaient au stade de l’artisanat et que la distribution dépendait du zèle des amateurs et de la volonté de rares points de ventes dispersés dans toute l’Europe. Mais la culture Nashîd avait un couloir d’écoute et son moyen de diffusion reposait plus sur la foi que sur l’ouïe du musulman. Le Nashîd des années 1980, véhiculé surtout par des étudiants engagés dans la foi et dans la militance, exprime des thèmes en phase avec l’actualité concernant le monde musulman et la Palestine. Aujourd’hui, bon nombre de ces groupes très volatils ont disparu. Ce Nashîd européen hérite donc originellement d’un caractère subversif et politique dans la tradition frériste. Mais, comme nous le verrons, il s’érodera aux frottements des nouvelles demandes des musulmans pratiquants. L’intérêt des jeunes musulmans européens à l’égard de cette expression musicale va autant au contenu – et peut-être encore plus – qu’à la forme. En effet, les premiers groupes proprement européens de Nashîd semblent intéressés avant tout par 130 un mimétisme stylistique et linguistique avec le monde musulman : on reproduit littéralement ce que l’on écoute sur les cassettes. Des membres d’un groupe bruxellois ont reconnu avoir chanté publiquement, dans la première moitié des années 1990, des textes de Nashîd sans comprendre les paroles qu’ils reproduisaient. Ils nous disaient alors que c’est le style qui les intéressait plus que le sens du propos qu’ils savaient religieux par essence. Dans un premier temps donc, on ne fera que répéter un répertoire islamique, calqué à l’identique sur le pays de provenance des auteurs. C’est ainsi que l’on ira jusqu’à reproduire l’accent, la prononciation, voire les expressions dialectales de l’artiste d’Orient. Des groupes d’origine marocaine chanteront ainsi des textes orientaux et apporteront, au fur et mesure d’une plus franche réappropriation, une légère marocanisation du rythme jusqu’à une redécouverte des patrimoines musicaux marocains en Europe. Le Nashîd européen n’aura donc été longtemps qu’un relais du chant islamique du monde musulman tant par le contenu des répertoires que par le style. Les retouches resteront infimes et bien que l’on passe de l’arabe au français, l’orientalisation du style et de la voix rappellera inexorablement les origines. 4. Le chant religieux et la morale : transformation des années 1990 Les années 1990 voient l’émergence d’une lente transformation du chant islamique. Il change de ton et se met au service des attentes d’une frange pratiquante de la population. Il s’invite aux mariages, permet le divertissement et passe aux écrans télévisés des chaînes satellitaires pour côtoyer désormais les icônes de la variété du monde musulman. 4.1. Nouveaux discours et nouvelles attentes Cette transformation est liée à une moralisation islamique de la vie du croyant et à l’utilisation du chant religieux dans toutes les occasions, que ce soit dans les mariages, les manifestations étudiantes ou lors de camp de vacances. On remplacera, en quelques années et du fait d’un retour à la pratique religieuse, les acquis culturels ethniques et traditionnels, voire ceux de la culture musicale environnante. 131 On érigera alors le Nashîd et ses variations stylistiques en uniques référents musicaux communément admis, publiquement assumés et qui se traduiront par une chorale ou un groupe essentiellement masculin accompagnés de percussions. Des groupes féminins écloront au fil des demandes d’un public de femmes séduites par cette « alternative islamique » de contournement des répertoires musicaux usuels. Le Nashîd sera aussi un répertoire qui développera un marché parallèle à la consommation islamique lucrative. Un groupe de Tanger du nom de Al-Qarawiyyîn nous spécifia en juillet 2008 que depuis plus de cinq ans l’ensemble des week-ends du printemps jusqu’à l’automne étaient marqués par une prestation privée ou publique de leur répertoire, tant la demande était forte. La circonférence de leur prestations allait chaque année grandissant et n’excluait ni les petites villes telles qu’Azilah, ni les mégapoles comme Casablanca, ni même les milieux ruraux des environs de Tanger qui sont devenus perméables à ce répertoire. Le succès de ce groupe s’explique par la pratique d’un Nashîd qui n’est pas exclusif et n’exclut pas les autres répertoires. Il utilise en effet des instruments de musique autant que des percussions, des musiques traditionnelles ou des répertoires de la musique savante andalouse. D’autres groupes n’ont pas un tel programme musical à proposer, mais ils n’en souffrent pas pour autant au niveau des commandes. 4.2 Les transformations en Europe Déjà, dans le courant des années 1980, on pouvait observer les prémisses d’une transformation qui allait s’affirmer dans la décennie suivante. Ainsi, par exemple, en 1984, nous avions participé à un voyage organisé à Amsterdam avec les élèves des écoles arabes regroupant un certain nombre de mosquées de Belgique (Bruxelles, Liège, Anvers, Charleroi,…). Un encadrant palestinien nous apprenait alors des chants religieux surfant plutôt sur des aires de militance, tandis qu’un accompagnateur syrien, baigné dans un univers plutôt mystique, nous transmettait de son côté des chants issus des répertoires confrériques et repris par les ténors de la musique arabe contemporaine, tels que Sabah Fakhri de Alep. Face au côté essentiellement spirituel ou politique, on avait affaire à du chant pour pratiquants où le foulard, la prière, la pudeur et la communauté devenaient panégyriques. 132 Mais c’est dans le courant des années 1990 que les musulmans européens commencent à transformer les contenus du Nashîd et le contexte de son usage. Et ce d’autant plus que les jeunes générations musulmanes n’ont que des connexions indirectes et de plus en plus éloignées avec les contextes de provenance du Nashîd. 4.2.1 De multiples causes de changement Une des raisons principales des transformations est due aux demandes nouvelles des populations musulmanes. Depuis la première moitié des années quatrevingt-dix, beaucoup de mariages musulmans font appel, en Europe, à une nouvelle « musique de fonction » qualifiée d’islamique. Les contenus ne pouvaient évidemment plus rester figés aux contextes de la plainte ou à la militance. Les chanteurs et groupes s’adapteront à cette demande, et tout d’abord, ils commenceront à composer à partir des réalités locales et en même temps ils écarteront de leurs répertoires, en les considérant comme caduques et inappropriés dans le contexte européen, les incitations à la résistance armée contre l’oppresseur issues des contextes palestiniens ou les complaintes des détenus des geôles nassériennes. D’ailleurs, le Sheikh Yûsuf al-Qaradâwî, ultra-médiatisé sur les ondes d’alJazeera, commençait à mettre en relief dans ces années-là l’exigence de la contextualisation du message islamique : « Fiqh al-Wâqi’ ». En plus du contexte festif, le recours au Nashîd fait également son apparition lors de rencontres de musulmans autour de l’humanitaire ou à l’occasion de conférences religieuses, ou bien encore lors de meetings plus importants, tels que les rencontres annuelles de l’islam de France (UOIF) au Bourget-Paris où l’événement biennal « Islam Expo » de Londres. De fait, le Nashîd s’ouvre au grand public. Et des artistes en plus grand nombre vont s’intéresser à la discipline en y insufflant une esthétique européenne et des codes musicaux issus de la musique de variété. On passe alors d’une production orientale, majoritairement arabophone, à une production stylistiquement européenne, tant par la langue que par le style et la mise à l’écran. Les prestations de ces artistes se professionnalisent. 133 4.2.2 Artistes et groupes européens Parmi les artistes européens du Nashîd des années 90, on peut retenir notamment les Français Le silence des mosquées, Le Rappel, Badr, Assalâm ‘Alaykum, les Britanniques Khaleel Muhammad et Zaïn Bikha, les Allemands Cotu et Mustafa Ôzcan Gûnesdogdu, le Macédonien Mesut Kurtis ou les Belges al-Isra’ ou al-Furqân, al-Mi’râj, al-Bachâ’ir et al-Firdaws. Le groupe al-Furqân se démarque par la voix respectée du meneur du groupe, Ahmed Benomar, et par sa volonté de rompre avec l’amateurisme au sein duquel le Nashîd s’est jusqu’alors embourbé. Les thèmes qu’ils proposent sont aussi plus éclectiques et exploitent la dimension artistique marocaine comme un atout. La trame majeure de l’expression reste un appel à une valorisation de la pratique religieuse et à une éthique musulmane. La moyenne d’âge de ces artistes tourne autour de trente ans, et un certain nombre d’entre eux vit de son engagement artistique, en Grande-Bretagne surtout. Le répertoire du chant islamique va ainsi devenir celui du chant de divertissement, et sera paradoxalement, par rapport à ses origines contestataires, adapté aux codes de la variété. Une variété de style et de contenu s’exprimait par ailleurs aux débuts du Nashîd importé en Europe. Cette évolution de style et de contenu s’accentuera encore pendant les premières années du XXIe siècle. Bien entendu, il restera un répertoire aux contenus spirituels. Mais les thèmes de la résistance, de la patience, de la levée des boucliers contre l'injustice, qui étaient le propre du Nashîd de lutte, seront remplacés par des thèmes sur l'amour de Dieu et de son prophète et sur l'élévation au moyen de la foi. Le tout s’exprime dans un certain éclectisme : des répertoires issus de la culture soufie se mélangent aux musiques traditionnelles, à la chanson française ou à un phrasé aux influences du rap. Les textes, par ailleurs, sont de plus en plus personnels ou écrits à des fins d'interprétation pour le chanteur. En effet, à la différence du rap où la plupart des rappeurs sont les auteurs des textes, dans le Nashîd, la majorité des artistes ne sont que des interprètes. La tendance est aujourd’hui en train de se modifier quelque peu, et l’artiste tend à s’approprier tous les moyens de diffusion de sa prestation, tant par les mises en 134 avant sur scène, par la mobilisation de la caméra en gros plan que par une signature des textes chantés. Ce passage de la contestation politique dans le chant islamique à l'éducation spirituelle et morale finira par proposer, à travers la seule expression musicale, un modèle abouti de musulmans. L’artiste étant une sorte d’incarnation du musulman type où se mêle une image moderne et fidèle à la pratique religieuse. C’est ce à quoi les discours récents des télécoranistes, prédicateurs musulmans prêchant dans une apparence et dans un style moderne, qui se diffusent sur les chaînes paraboliques, invitent indirectement à ressembler. Être un musulman branché, épanoui du point de vue matériel et spirituel, et œuvrant avec ténacité et optimisme dans les choses de la vie et dans l’éducation spirituelle est en filigrane de tous les discours proposés. La transformation radicale de la texture du Nashîd des origines va faire que l’Egypte et les pays du Golfe perdront en trente ans l’hégémonie sur une discipline qu’ils ont mise au jour. La région conservera pourtant, par le discours de la prédication parabolique qu’elle développe à une échelle globale, la construction des icônes qui se profileront dans ce répertoire. ‘Amr Khaled, qui possède une notoriété globale de prédicateur sur les chaînes paraboliques, propose sur une des rubriques de son site Internet www.amrkhaled.net traduit en 19 langues, une page intitulée « le soutien artistique ». Par là, il tend à compléter le modèle proposé du musulman en proposant concrètement un soutien à des artistes ou à des produits culturels. Notons que le site connaît plus de 2 millions de visiteurs par mois et se classe ainsi comme 425ième site dans le classement mondial, toutes catégories confondues. 4.2.3 De la signification religieuse Le succès du Nashîd, comme chant proprement religieux, serait inexplicable sans la coïncidence avec le retour de beaucoup de jeunes musulmans à la pratique religieuse et à une réappropriation d’un discours islamique « débarrassé » des scories culturelles d’origine. Il permet aussi à des jeunes de transiter d’une consommation musicale ordinaire vers une consommation musicale spirituellement nourrissante et islamiquement légitime. C’est là que s’opère la jonction entre « chant et conscience islamique ». Il s’agit dès lors de divertir sans séparer l’auditeur de la foi. 135 Dans ces contextes, pratiquer ou consommer le Nashîd signifie clairement un retour à la pratique de la religion. Nombreux sont les artistes ou les jeunes musulmans européens qui, pour marquer leur retour personnel à la religion, vont intégralement effacer leur audiothèque et réenregistrer, sur les supports fraîchement vidés, les classiques du Nashîd. Cette opération peut-être lue comme un « pèlerinage local », en ce sens que l’on tourne définitivement la page sur un vécu et que la renaissance passe par une reformulation, parfois radicale, des goûts musicaux. La radicalité s’exprime ici par la difficulté que certains ont à exercer ce genre d’opération de censure. Mais ils qualifient la souffrance ressentie de nécessaire dépouillement de sons futiles et de preuve de piété, là où le bon l’emporte sur le mal. Nous avons rencontré un rappeur bruxellois qui a arrêté, dans le début des années 1990, son activité d’artiste ; il s’est délesté de toute une collection de sons de raps américains et de musiques dites « underground ». Il s’est alors laissé séduire par le Nashîd chantant la Palestine avec « Révolutionnaires », ou l’actualité bosniaque de l’époque avec le titre emblématique « Sarajevo ». C’est par ce biais que s’explique la notoriété de certains groupes amateurs au répertoire simpliste et parfois enfantin. Leur écoute est prise comme un exutoire possible de la tentation sonore ambiante. Pendant longtemps, l’indulgence des consommateurs s’est aussi mesurée à la carence des produits de ce type sur le marché. Mais elle tient surtout au fait que l’auditeur voit en l’artiste une fière expression de l’éthos musulmane. L’équation veut que tout artiste du Nashîd soit pratiquant par essence et devienne un modèle d’une pratique possible de l’islam pour les jeunes. Aujourd’hui, les moyens de communication et d’accessibilité à des expressions islamiques plus larges font que, localement, la concurrence est plus rude entre les artistes et les critères de sélection du public plus forts. Nous sommes désormais entrés dans une nouvelle phase de consommation de chants islamiques. Les clips, les festivals consacrés et les distributions de productions vont assurer un nouvel élan à ce répertoire. Son mélange à d’autres répertoires relance la problématique de sa définition. 136 5. Les nouvelles orientations du début du 21ième siècle Avec le recul, il apparaît que les années 1990 sont les prémisses de transformations qui annoncent l’émergence d’une nouvelle vision du chant religieux dans le monde musulman et qui s’affirment plus largement dans les premières années du XXIe siècle. L’Europe devient de plus en plus un lieu de production de nouveaux styles musicaux et de nouveaux contenus, qui se répercutent sur l’ensemble du monde musulman. 5.1 Attentes nouvelles : individualisation et style de vie Le succès du Nashîd et son développement au XXIe siècle sont indissociables d’une double réalité. Il existe d’une part une réalité sociologique qui correspond, tant dans le monde musulman que dans les pays européens, à l’émergence d’une classe moyenne ou supérieure, individualisée. La situation tient d’autre part à la lassitude éprouvée face à la violence qu’engendrent l’expression politique de l’islam et ses impasses (Maréchal, 2009). C’est dans ce cadre qu’un nouveau visage de l’Islam va s’afficher (Lundskow 2005). Il s’accapare aussi bien des médias que de la voix publique. C’est un discours en adéquation avec les attentes de populations individualisées, qui s’articule autour de la question de l’éveil spirituel. Il sied entre le traditionalisme sans souffle et le modernisme exogène. Le succès est frappant. Les visages les plus significatifs sont ceux de jeunes prédicateurs vedettes du Caire, d’actrices repenties150, de programmations islamiques à thèmes151, de présentatrices d’émissions dictant implicitement une mode qui marie coquetterie, pratique et respect des codes vestimentaires de l’Islam152. Mais il s’agit également de la prise de parole de savants qui accompagne les téléspectateurs : on remarque la permanence significative de Cheikh al-Qaradâwî, par ses apparitions télévisées 150 La danseuse Hala Safi qui quitte son nom de star pour reprendre son vrai nom, Souhair Hassan Abedinne, la Pin-up des années 70 Chams al-baroudy, la speakerine Camellia Al-arabi, les actrices Mirna Almouhandess, Souhair Ramzi et Nisrine, la chanteuse Mona Abdel Ghani,… 151 Les événements du calendrier musulman sont fortement couverts et de manière originale. Interview de pèlerins à La Mecque, les assises du ramadan où l’on traite autant de la profondeur dans la prière que de l’aspect culinaire, de la question des festivités,…. 152 Les présentatrices d’émissions sur la chaîne Iqra’ notamment : http://www.iqraatv.com, la speakerine algérienne du JT sur la chaîne qatarie Aljazeera. 137 hebdomadaires sur Aljazeera153 ou celle de jeunes prédicateurs tels que Mustapha Husni (né le 28 août 1978) de passage sur la chaîne satellitaire Iqra’. Ce dernier propose des émissions prédicatives telles que « Le trésor perdu », « Sur les portes du paradis », … et promeut l’image d’un jeune en phase avec son temps et sa foi. Il n’est donc pas en rupture avec la modernité et sa culture. Ces discours nouveaux dans le monde musulman appellent tous à un éveil civilisationnel trouvant sa source chez l’individu. L’exemple de la renaissance de l’Allemagne et du Japon de l’après-guerre est mentionné. Un réveil est à la portée de tous. Dans cette phase nouvelle de « rappel à la pratique », on ne perdra pas de vue qu’un nouveau rapport à l’avoir – goût du luxe, manifestation de la possession et de la fortune étalée – se manifeste, lequel reflète une relation inédite aux choses et à la culture. Cette forme de pratique de la religion se veut à contre-courant des postures de l'islam traditionaliste qui se voudrait en retrait par rapport à la modernité. C’est aussi un discours de rupture avec les lectures littérales voire ultra littérales qui justifient la violence. L'orientation voulue par ses prédicateurs dessine une certaine culture spécifiquement musulmane, embourgeoisée ; elle appelle à une appropriation de l'espace culturel dominant tout en opérant des filtrages, des sélections. Ce type de discours a donc un impact sur les pratiques, les us, les tendances modales et culturelles de plusieurs générations. On invite indirectement les musulmans à être en phase avec la mode, les investissements, une certaine culture musicale et une pratique positive de la religion. On aura ainsi des musulmanes s’habillant chez Gucci, écoutant dans leur MP3 du Sami Yusuf, achetant un appartement à Dubaï et louant une chambre d’hôtel cinq étoiles avec vue sur la Kaaba pour le pèlerinage. Ces manières d’agir demeureront empreintes d’une éthique du comportement et de la consommation. Les chaînes satellitaires donnent à ce phénomène de prédication et de pratique contemporaine un canal assurant une exportation du modèle à une échelle globale. Ce mode d'appel à une pratique au travers d'un modèle incarné par le prédicateur en personne a été mis en avant, depuis le début des années 2000, et plus particulièrement après les événements du 11 septembre 2001 et les frappes sur le 153 L’émission « La Sharia et la vie » - Cf.www.aljazeera.net, Consulté le 21 septembre 2007. 138 monde musulman. Il propose une réponse concrète en incarnant de manière réaliste ce que beaucoup ont classé dans l’utopie. Désormais, le musulman peut être moderne, critique vis-à-vis de la politique occidentale sans être anti-occidental, riche et n’éprouvant aucun scrupule à le montrer, et surtout à l’aise à la mosquée comme en entreprise. Ce travail passe par des discours qui tentent la proximité (site internet, émissions/débats, recours à du langage familier,…) et qui traduisent la volonté d’avoir confiance en chacune des potentialités individuelles, de croire en soi : l'état d'esprit proactif et la religiosité positive sont centraux. Ce discours issu d'une certaine classe aisée en Egypte, dans le Golfe, voire dans le Sud-est asiatique et en Turquie, bénéficie d'un taux de pénétration important dans les foyers musulmans, traverse les générations et touche ainsi les jeunes, les mères au foyer, les parents et les cadres. Il s'explique en partie par l'essoufflement d'une rhétorique de prédication axée sur une vindicte culpabilisante, sur un traitement de thématiques où le public cible est la masse, la communauté, le groupe, l'entité, sans jamais construire en prenant l'individualité comme point de départ. L'aspiration passe moins par la communauté et les réformes globales que par la volonté de vivre dans l'équilibre, dans le bien-être, et dans la réalisation de soi. Le modèle de musulmans que l’on propose dans ces discours, et que l’on retrouvera de manière saillante lors des mises en scène des artistes du Nashîd anglosaxon, est embourgeoisé, doté d’une l’islamité assumée et se désintéresse de la chose politique. Il y a bien au travers de cette attitude l'ambition d'apporter une réforme sociale globale, par des actions collectives menées sur le plan local, mais ceci n'entend pas remettre en question des réalités institutionnelles et politiques. La levée du monde musulman ou la prise en charge de soi, le travail sur sa pratique religieuse au quotidien et un état d’esprit du verre à moitié plein sont cruciaux. La compétitivité, le recours aux normes de la variété et à l’affirmation décomplexée de soi sur écran est bien une nouvelle manière d’être pratiquant. On a alors un islam, qui, marié à la traduction d’une émotion vocale, censée révéler la spiritualité, devient la marque de fabrique de ces nouvelles incarnations d’un « islam modèle pour les jeunes ». 139 5.2 Le Nashîd à succès ou la prise en compte du marché La spécificité d’un vécu musulman relevant de la réalité anglo-saxonne a favorisé le développement d’un « Nashîd à succès », destiné à un grand public et géré selon des règles professionnelles, tant dans l’exécution que dans la commercialisation. C’est notamment en Grande-Bretagne que ce processus voit le jour et que le Nashîd devient une véritable discipline artistique et développe en conséquence un marché structuré. L’événement « Islam Expo », qui se déroule tous les deux ans, les premières éditions s’étant déroulées les étés 2006 et 2008 à Londres, est un tensiomètre révélateur en ce sens. Il montre bien l’impact de ces artistes dans la consommation des musulmans. Des stands importants vendent les produits des artistes, des séances de dédicace sont organisées, des séances photos, des ateliers et des concerts sont mis sur pied, etc. Notre présence sur le terrain, durant la séance 2008, nous a révélé que ces artistes du Nashîd, bien plus qu’en France ou en Belgique, jouissent d’une véritable notoriété. Ils sont approchés comme de véritables stars. Les difficultés que nous avons eues à entrer en contact avec quelques-uns et les tractations négociées avec les organisateurs pour leur parler montrent à quel point ces artistes pèsent : symboliquement, culturellement et sans doute économiquement. L’équipe technique était d’ailleurs étonnée face à notre audace : nous voulions rencontrer ces icônes, sans avoir préalablement pris la peine de les contacter. En fait, ceux qui nous intéressaient étaient déjà au courant de la réalisation de notre interview, mais il s’est avéré fort intéressant d’improviser cet élargissement des entretiens. En revanche, les artistes et leurs agents demeurent très humbles face au succès, et bien qu’ils jouent des ingrédients de la notoriété, ils arrivent à s’en accommoder. Chaque soirée de cette rencontre de quatre jours était animée de concerts qui ne rassemblaient pas moins de 4000 personnes. La France est un peu à la traîne face à ces réalités : elle ne perçoit pas les enjeux en termes de discipline à faire valoir ou même de marché à investir. En 2004, toutefois, le Gedis, structure musulmane organisant le Bourget, a développé un festival intitulé « Rythm’N’ Nasheed ». Une seconde et dernière édition sera 140 programmée en 2006. Une tournée dans toute la France a proposé des chanteurs britanniques, allemands, français et malaisiens. Les rencontres du Bourget permettent, elles aussi, de rendre visible le timide marché du Nashîd francophone, mais aucune stratégie ne semble prendre le ton des expériences anglo-saxonnes. Mieux, les structures anglo-saxonnes s’imposent en francophonie et cherchent à élargir le marché par le canal de la diffusion mais aussi de la production de talents issus de l’espace francophone. L’Awakening est une société de production britannique qui a lancé un certain nombre d’artistes musulmans dans le monde. Elle vient d’ouvrir, en 2009, une succursale francophone à Paris. Awakening procède à une démarche stratégique de recrutement des potentialités en France, et un appel a été lancé en vue de sélectionner et de promouvoir la carrière des chanteurs musulmans francophones. L’espace français est donc influencé en quelque sorte par le marketing britannique, qui possède déjà un fort taux de pénétration sur les consommations du public francophone. Avec des figures telles que celles de Sami Yusuf ou de Yusuf Islam (qui est sorti du répertoire du Nashîd mais qui continue de bénéficier d’une audience auprès de son public), les musulmans britanniques sont aujourd’hui les référents du Nashîd européen, et ils sont la tendance autant qu’ils font la consommation. 141 5.3 Autonomisation et multiplication des genres C’est dans les années 2000 que le Nashîd devient culturellement indépendant en Europe par rapport aux productions du monde musulman, accentuant un phénomène déjà apparu dans les années 1990. Les musulmans européens vont faire émerger plusieurs genres de Nashîd. On aura ainsi le Nashîd penchant vers le « slam piétiste » avec Badr en France, celui du Nashîd dit « symphonique » avec Sami Yusuf, le « World Nashîd » avec Yusuf Islam ou Zaïn Bikha, le « Nashîd ethnique » avec Mesut Kurtis, etc. La plupart de ces genres se réconcilient à travers les instruments de musique et la mise en avant d’une icône dont on vend l’image et que l’on sert comme modèle de la pratique religieuse. Un trait commun à toutes ces nouvelles expressions du Nashîd réside dans l’émergence du chanteur comme figure symbolique de référence et d’identification : c’est désormais le modèle du bon musulman, lequel se doit d’être suivi. Adaptation, marché et mondialisation Mais c’est surtout la transformation du style et des contenus du Nashîd qui va accélérer la réception du Nashîd dans sa nouvelle formule auprès d’un jeune public qui n’est pas particulièrement initié à ce style de musique et qui s’avère souvent réfractaire au Nashîd classique. Pour ce faire, dès 2005 surtout, le Nashîd va se propulser – surtout dans l’aire anglo-saxonne – dans le monde de la chanson professionnelle, dans le visuel, par la floraison de clips vidéo de réalisateurs qualifiés, par le musical, au vu de l’élargissement des instruments de musique et par la séduction, par le biais d'un marketing lourd misant sur l’image du Munshid (litt. Le praticien du Nashîd). Il en résulte que le public consommant du Nashîd dépasse donc celui des seuls musulmans pratiquants d’Europe ; il reste cependant confiné aux populations musulmanes. En effet, le mélange des genres est tout bonnement impossible en Europe ou aux Etats-Unis, car les majors de la musique ou les principales chaînes musicales ne s’intéressent certainement pas à quelques catégories de chanteurs ou de répertoires à vocation religieuse (qu’elles soient chrétiennes, à travers le gospel par exemple, ou musulmanes). Ces majors ou chaînes musicales n’ont peut-être même pas 142 connaissance de cet aspect islamique et de son impact sur la consommation de la jeunesse. C’est ainsi que le monde musulman dans son ensemble est vu comme la seule voie qui peut garantir une reconnaissance de ces artistes musulmans européens. Le « marché musulman » en Europe n’est pas encore organisé de manière significative afin d’assurer une viabilité des artistes par leur seule fonction de Munshid. A partir de 2003, et avec le succès fulgurant de Sami Yusuf, dont nous parlerons plus loin, le potentiel du Nashîd européen va se faire connaître et finir par se réexporter, de manière tout à fait inédite, en sens inverse dans l’ensemble du monde musulman. Pour se faire une idée du potentiel de diffusion musicale que représente le monde musulman, soulignons simplement que les seules chaînes musicales satellitaires arabes se comptent à plus de soixante. Les musulmans européens intéressent, étonnent par leur capacité à vivre leur pratique en Occident ; ils fascinent par le mariage de ce qui semble être des paradoxes assumés : une islamité visible et l’image d’un Occident trop souvent essentialisé. Cet équilibre entre foi et citoyenneté européenne ou américaine séduit les sociétés musulmanes occidentalisées dans leurs modes de vie ; elles sont en quête d’icônes annonçant une nouvelle manière d’être. Le marché musulman, qui propose d’ailleurs un Nashîd mélangé à de la musique de variétés issue de ces pays, sélectionne avant tout des profils religieux qui cadrent la jeunesse musulmane d’une manière qui soit accrocheuse, jeune et artistiquement novatrice. Pour répondre au défi de l’exportation, des maisons de productions telles que la maison britannique Awakening vont s’entourer d’artistes anglophones, turcophones, arabophones du Maghreb ou du Proche-Orient, du Pakistan,… et tenter ainsi de couvrir l’ensemble de la diversité culturelle et linguistique du monde musulman. La plupart de ces maisons de production ont par ailleurs une succursale ou un siège à Dubaï. L’Awakening, qui a produit jusqu’à fin 2008 l’artiste Sami Yusuf, et Jamal Records, de Yusuf Islam, constituent les plus importantes. Conclusion Le Nashîd est un répertoire de plus en plus respecté d’un point de vue artistique et le succès de certains chanteurs le révèle assez bien. Ils se voient acclamés 143 par un public parfois au bord de l'hystérie, que ce soit à Montréal, Casablanca, Kuala Lumpur ou Istanbul. Le chant religieux militant des années 1970 et celui des salons et des soirées mondaines licites qui s’imposait comme l’autorité culturelle d’une nouvelle pratique de la religion font désormais, le plus souvent, partie du passé. Ces nouveaux répertoires du Nashîd sont en consonance. Par la même occasion, ils contribuent à forger un nouveau type d’individu musulman qui serait l’archétype du pratiquant urbain en pleine réussite sociale assumant sa modernité : un musulman en phase avec sa foi et son temps. Ce modèle serait alors à l’intersection des sources de l’islam et du monde moderne. Ces répertoires sont aussi en consonance par la forme musicale et visuelle qu’ils proposent ; car ils sont modelés, en partie du moins, sur le style des chanteurs et des groupes. On assiste à l’émergence d’une identité qui croiserait la pratique religieuse et l’investissement dans le monde des affaires, par exemple, sans poser de contradictions, mais qui dénoterait des appartenances vues comme complémentaires. « Être un musulman de son temps », c’est donc comprendre que la réussite sociale est aussi le fait de la grâce de Dieu. Le montrer reviendrait à briser l’image du musulman au piétisme ascétique, voire dépendant matériellement des autres. 144 Chapitre 4. Chants et musiques soufies 1. Soufisme et ruptures de contexte Le soufisme est apparu dans le courant du 8ième siècle de notre ère (de VitrayMeyerovitch, 1978). Il signifiait une quête de profondeur dans la recherche de Dieu, qui engageait alors le soufi dans une éducation spirituelle. Le soufisme s’annonce à partir d’une triple rupture : celle avec un juridisme dominant le rapport aux cultes, un rationalisme étouffant la pensée religieuse et un penchant pour des consommations divertissantes et dé-spiritualisées. C’est un exercice de rupture avec une pratique religieuse et avec une lecture du Coran strictement exotérique. Le soufisme émerge en effet en parallèle de l’immense chantier de la traduction. Il s’est ouvert notamment sur l’intégration d’ouvrages scientifiques et littéraires de l’Antiquité et de l’ensemble des civilisations connues et accessibles. Débute également tout un travail de systématisation du patrimoine islamique en sciences distinctes. Le soufisme est inscrit donc dans une période où domine une rationalité inspirée des philosophes grecs et d’une catégorisation juridique des pratiques religieuses, qui ne laisse plus tant de place à la spiritualité. Mais le soufisme arrive aussi dans une ère où l’opulence et la floraison ne s’inscrivent pas seulement vis-à-vis de la raison. Le monde musulman est alors une gigantesque zone où tout se construit : les villes, les cultures, l’économie, le quadrillage de l’immensité territoriale sont donc en pleine effervescence, avec tous les excès que cela suppose. Le califat lui-même, qui est initialement enraciné au cœur de la ville et proche des ouailles, quitte la cité pour se développer dans des villes palatiales telle que Madina az-Zahrâ’ à l’extérieur de Cordoue et Samarrâ’ à l’extérieur de Bagdad. L’angoisse qui accompagne ces changements pousse un certain nombre à l’isolement, au détachement. Le divertissement, la musique et la danse sont entendus comme des pratiques à inclure dans les mondanités avec lesquelles il faut rompre. Pourtant, on verra que le soufisme va développer un art musical qui lui est propre. Les productions littéraires, cinématographiques, discographiques et scientifiques relatives au chant soufi, à la 145 danse et à la transe sont importantes et indiquent que la présence musicale comme fait de la pratique soufie est fusionnelle (Molé, 1963). 1.1 Samâ’ ou chant du « souvenir » Le chant et la musique soufies sont des expressions pluriséculaires issues du confrérisme musulman du médiéval. Cette tradition musicale plonge ses racines dans le neuvième siècle de notre ère, au cœur des pôles du soufisme naissant : Bagdad, Bassora, Kufa, etc. Les musiques confrériques émanant de diverses branches soufies de l’islam comprennent une variété stylistique (par le répertoire et le choix des instruments) et linguistique dense (dans les langues tchéchènes, maliennes, indonésiennes, arabes, persanes, …). Ces musiques spécifiques, dont la finalité sert à la base à l’accompagnement des expériences mystiques et d’éveil spirituel au sein des confréries, traversent en effet l’ensemble de l’aire culturelle musulmane et reflètent la variété des écoles soufies autant que la diversité des cultures au sein desquels elles s’expriment. La construction d’un chant, d’une musique et d’une danse seront alors intégrés comme éléments de la pratique rituelle des confréries. Le sens qui en est donné est évidemment tout autre que celui du divertissement et s’inscrit plutôt dans le champ du souvenir permanent de Dieu, c'est-à-dire le « Dhikr », dont le Coran fait beaucoup mention (Poché, 1978). On peut comprendre le Dhikr par deux de ses occurrences : le « souvenir » et « l’invocation ». L’audition musicale des soufis est alors une forme d’invocation de Dieu pour entretenir la mémoire de la conscience de Dieu. Le répertoire soufi est originellement liturgique, en ce sens qu’il a été constitué pour l’accompagnement des rituels de la pratique soufie. Il se traduit par les auditions mystiques où la voix humaine domine et qui se pratiquent à l’intérieur des confréries. Le Sama’ en est la principale expression. Le terme de Sama’, si on l’affine à la fonction qu’il joue au cœur des confréries, est souvent traduit par l’audition mystique et comme le souligne l’article de Gribetz, le Samâ’ sera très vite un objet controversé et divisera les mystiques et les traditionnistes de l’islam (Gribetz, 1991). Les autres approches s’articulent autour du sens de la ritualité, sur le contenu des productions et sur une dimension plus symbolique (Shiloah, 2002, 99). Une personne, lors d’une assemblée, élève mélodieusement la voix pour prononcer des 146 poésies, des louanges, des textes de maîtres de confréries à contenance mystique ou louangée. Les auditeurs accompagnent le Musammi’ (le praticien du Sama’) par des réactions spontanées au contenu et par une répétition collective des refrains notamment. Le répertoire soufi des auditions mystiques peut aussi être le fruit d’une orchestration musicale où l’on retrouve des danses aux codifications symboliques fortes. Les instruments de musique utilisés sont principalement les percussions, les instruments à vent tels que le Ney, mais aussi ceux à cordes comme le Qânûn (la cithare sur table). Ce patrimoine musical qui accompagne une poétique mystique est donc entièrement voué à l’exercice du culte des initiés au soufisme. Il engage le corps qui pratique le chant, réceptionne la musique et se met en mouvement (Rouget, 1980). C’est un art musical réservé et les mystiques ont parfois émis des réserves quant à sa pratique qui serait généralisée à tous les soufis. Certains ont donc affirmé que les non-initiés ou les nouveaux-initiés ne devraient pas prendre part à cet « art de l’intériorisation » car il pourrait s’avérer nocif. C’est le Maître soufi al-Makkî (d. en 996) qui reliait notamment le Samâ’ et son efficacité sur les âmes à l’intention de son praticien. L’intention et l’artificialité ont souvent été dénoncées d’ailleurs par les mystiques lors des exercices d’éducation de l’âme, le Samâ’ y compris. Ibn al-‘Arabi (d. en 1240) nous fournit, dans ses « Révélations mecquoises », une approche très précise du Samâ’. Ce mystique développe le fait qu’il en existe deux types : l’insonore et celui rattaché à la musique. Le Sama’, lié à l’accompagnement musical, est alors compris comme associé à la divinité, à la spiritualité ou à la sensualité. Le Samâ’ divin consiste en une prédisposition à dialoguer avec Dieu, du fait qu’il est omniprésent dans l’univers sonore. Le Samâ’ spirituel est une approche d’écoute attentive du monde environnant qui chante naturellement Dieu. Le Samâ’ des sens est celui que mobilise le soufi pour évoquer Dieu, ces derniers interpellant tantôt les intelligences ou les âmes. Ces sonorités vocales et musicales ne resteront toutefois pas confinées totalement au muros des confréries et certaines pratiques deviendront même un patrimoine populaire de cultures locales. Au cœur de ces musiques, on oscille entre l’improvisation vocale d’un individu et sa déclamation pour l’amour de Dieu, mais elles peuvent aller jusqu’à la frénésie collective où la rythmique est proportionnellement calquée sur la ferveur 147 générale : « Dans son aspect le plus parfait, l’écoute de la musique devient un exercice entièrement spirituel. » (Shiloah, 2002 : 95). Au 12ième siècle, Majd ad-Dîn al-Ghazâlî (d. en 1121), frère d’Abû Hâmid alGhazâlî (d. en 1111) a consacré un ouvrage où, d’une part, il se pose en porte-à-faux face à ceux qui interdisent le Sama’ et, d’autre part, il explique les tenants et les aboutissants de cette ritualisation soufie dans de nombreux détails. Son ouvrage, au titre pour le moins explicite, Bawâriq al-Ilmâ’fî ar-Raddi ‘Alâ man Yuharrim asSamâ’ (Les éclairs fulgurants contre ceux qui interdisent l’audition mystique), deviendra une véritable Bible de la pratique confrérique. Notons que Abû Hâmid alGhazâlî sera lui-même un défenseur du Samâ’ dans le Ihyâ’ ‘Ulûm ad-Dîn (Revivification des sciences religieuses). Le Sama’ signifie autant la musique que son écoute, d’où une certaine ambigüité autour de son acceptation. Il sous-entend dans la pratique l’ensemble des musiques sacrées ou religieuses et se différencie clairement du Ghinâ’, musique qui concerne la musique dite savante et « non-religieuse » (Shiloah, 2002 : 77). Ce travail d’intériorisation est illustré par l’approche d’un soufi ottoman du 17ième siècle nommé al-Uskudârî (d. en 1628). Dans son Kasf al-qinâ’ ‘an wadjh asSamâ’ (Dévoilement du bandeau sur l’aspect du Samâ’), l’auteur nous explique qu’il y a deux sortes de chants ou d’auditions musicales. L’une serait portée par l’aspect exclusivement esthétique et touchant l’ouïe de l’auditeur. L’autre est, en revanche, à l’adresse d’une appréciation intérieure et se veut réceptionnée par l’esprit, par une transcendance des sens donc. La voix, les instruments et le corps en mouvement sont alors conçus comme des contributeurs à la densification spirituelle. « Les mystiques avancèrent l’idée selon laquelle pas plus l’origine que la valeur de la musique ne sont univoques : par nature, elle oscille entre le divin et le diabolique, le céleste et le terrestre. Elle est principalement déterminée par les vertus de l’auditeur, son niveau de connaissance de Dieu et de sa révélation » (Shiloah, 2002 : 95). Notons que la structuration des rituels soufis ne se sont pas faits spontanément et que les variations des pratiques en fonction des confréries et des régions du monde musulman à partir desquelles elles se manifestent créent une grande diversité. Elle a connu son essor dans diverses régions du monde musulman : au Mali, au Pakistan, au Daghestan, en Iran et au Maghreb. 148 Sans être resté imperméable aux réalités culturelles ambiantes, ce répertoire a tout de même été façonné dans un certain conservatisme dû au fait que la transmission du legs musical s’opère dans les confréries, comme une pratique indissociable des autres pratiques confrériques et aussi par une transmission plus informelle de maitreà-disciple ou de reconnaissance par les pairs des capacités vocales d’un membre des confréries. Cet héritage musical sied au cœur d’un processus de transmission relatif aux initiés des confréries. Ce qui a permis au répertoire musical religieux et dévotionnel de traverser les siècles et de se conserver tant par les formes que par les contenus et ceci sans de réelles modifications majeures. Les musiques confrériques reflètent donc à elles seules une conservation du patrimoine soufi oral et témoignent d’un conservatisme qui se traduit par une fidélité aux expériences mystiques des modèles que sont les maîtres-fondateurs. Aussi, les expressions contemporaines qui s’y rattachent sont pour la plupart fidèlement inscrites dans une filiation culturelle et elles ne font que prolonger ces sonorités traditionnelles. La pratique se codifiera avec le temps, donnant des expressivités allant des tournoiements des derviches de l’ordre des Mevelvis en Turquie jusqu’aux transes des Gnawas du Sud-ouest marocain, en passant par les chants dévotionnels indopakistanais tels que le Qawâlî. On retrouve, là, un savant mélange où la danse, le chant, la musique et le symbole sont réunis. 1.2 Samâ’ contemporain Cette variété persiste dans la période contemporaine ; elle a permis le développement d’une culture musicale soufie qui aura un timbre particulier et qui sera prisée par les non-initiés et par les grandes productions musicales internationales. Le décloisonnement d’un répertoire de son contexte originel n’aura jamais été aussi accéléré que depuis le 20ième siècle. Maurice Béjart a d’ailleurs consacré un de ses ballets au Rûmi et donc à la danse des derviches autant qu’aux chants de la confrérie, la musique étant orchestrée par Kudsi Erguner, spécialiste de la musique ottomane. Sa discographie est tout autant consacrée au soufisme qu’à la musique ottomane, voire aux fusions avec des genres modernes (de Vitray-Meyerovitch, 1982). 149 Ces musiques connaissent donc, dans leurs formes contemporaines issues du soufisme contemporain, une plasticité leur conférant une actualité culturelle au niveau mondial. Le chant et la musique soufie sont devenus populaires avec le temps et ont débordé les murs des confréries (Zaouïas) pour s’inviter aux grands rassemblements, tels que les commémorations religieuses, jusqu’aux festivals des grandes scènes mondiales. Désormais, ce répertoire est un produit commercial bénéficiant du flux des marchés de la culture musicale. La musique et le chant soufis sont désormais offerts au grand public, pénètrent les logiques de marché de la musique mondiale par le biais d’une classification au cœur des « musiques du monde » ou des « musiques sacrées » et se programment tant dans les pays d’où viennent ces musiques que dans le monde occidental. Ce dernier se fait mécène et propose parfois le rassemblement des patrimoines oraux qui n’ont pas encore été enregistrés. Il est aussi programmateur et producteur de ces sons qui s’hybrident et se mêlent à d’autres répertoires religieux où profanes. On verra toutefois que, dans un contexte où les musiques sont densément mises en circulation par la mondialisation de la culture et aussi dans la réalité européenne, où se pose la question du « vivre avec l’islam », ces musiques ont tendance à muter, tant dans la forme que dans la finalité. La transformation qui relève de la forme se traduit par une intégration de sonorités nouvelles, par des hybridations musicales et par une mise à jour des contenus du répertoire. Mais la transformation porte surtout, aujourd’hui, sur la fonction de cette musique. Elle n’est plus qu’une musique, où s’expriment la dévotion et l’extase mystique par la voix et les instruments, au sein de cercles fermés. Le glissement d’une finalité religieuse où s’exprime l’éveil de soi à Dieu devient un témoignage de la foi dans la diversité, dans le cadre de dialogues interreligieux par exemple, où s’exprime un autre visage de l’islam, en pas-de-côté par rapport au contexte international figeant l’islam dans une ethos violente. La musique soufie contemporaine est ainsi programmée en Europe, notamment parce qu’elle jette des ponts, ouvre au dialogue sur l’islam et son message, laisse entrevoir un autre aspect de la civilisation musulmane et rassure dans un contexte de tension accrue. 150 2. Le soufisme comme art scénique : le « World Sufism »154 En réponse aux attentes d’un marché musical mondialisé, des artistes musulmans proposent une représentation particulière du soufisme sur la scène publique. La mise en scène transforme les pratiques confrériques, expose les corps et transpose l’audition mystique. Nous présentons ici le va-et-vient entre les pratiques confrériques et la mise en spectacle, va-et-vient caractéristique de mouvements musicaux très réactifs à la demande du grand public et aux logiques de marché. Quand le soufisme entre en scène, il se plie au consumérisme mais s’impose comme un interlocuteur privilégié de l’islam contemporain. Dans chacune des expressions soufies, aux agencements complexes, les corps et les musiques mis en œuvre expriment un enracinement dans un contexte culturel. Aujourd’hui, comme hier, le soufisme reste dans la pleine contemporanéité. Il s’inscrit désormais dans un champ spectaculaire et de mise en scène propre aux représentations contemporaines d’une culture mondialisée155. Dans le mysticisme musulman, le corps et la musique, outils privilégiés, apparaissent, de manière indissociable, en tant que lieux de l’expression spirituelle. De plus, les pratiques corporelles et musicales, inscrites dans des postures individuelles, se réalisent dans un collectif confrérique (Vitray-Meyerovitch (de) E., 1978). L’ensemble de ces aspects confrériques, aux codes et aux modalités d’expressions très variés, s’est maintenu durant des siècles, avant de commencer à connaître des changements parfois conséquents. En effet, l’univers confrérique, jusqu’alors fermé aux non-initiés, déborde de plus en plus sur la scène des ‘Awâm (les communs, la masse) et plus généralement sur la scène artistique, devenant autant un échantillon des pratiques soufies pour le grand public qu’une manière d’exposition, de valorisation ou de folklorisation des cultures traditionnelles (Böwering G., 1996). Le phénomène actuel 154 Cette partie a en partie fait l’objet d’une publication dans le Social Compass (à paraître). L’article qui a alors été signé avec Anne-Marie Vuillemenot s’est construit autour de l’objet « corps », qui se trouve au cœur de ses travaux sur le chamanisme islamisé d’Asie centrale, exemple de rencontre entre le soufisme et le chamanisme dans des pratiques et des productions musicales locales. 155 Nous entendons par culture mondialisée celle qui s’inscrit dans un vaste marché contemporain, qui propose une mise en conformité des productions de cultures et de traditions différentes pour lancer des produits consommables par le plus grand nombre. La world music, censée être une vitrine de la diversité et de la valorisation des musiques de terroirs, apparaît en fait comme un exemple majeur de l’uniformisation de l’écoute musicale par des contraintes formelles : le temps de la prestation, l’enregistrement de l’oralité, les espaces où ces musiques s’expriment (circuits de diffusion du marché de la musique). Certains vont jusqu’à dire que nous assistons à une occidentalisation du rapport à la musique (Taylor, 1997). En ce sens, la culture mondialisée apparaît comme une culture occidentalisée (Latouche, 1989). 151 de compression du temps et de l’espace du rite, pour produire une forme adaptée aux logiques des spectacles mondialisés, participe de ces changements. Le confrérisme musulman connaît, avec son monde de sonorités et de danses, un double renouvellement. D’une part, le soufisme est perçu comme une rupture avec le matérialisme ambiant et une immersion dans le spirituel par un rapprochement du « cœur de l’islam »156 – les nouvelles adhésions de personnes, recherchant un équilibre spirituel au sein des sociétés de consommation et fuyant des conceptions essentiellement normatives qui dominent l’islam contemporain, soulignent ce phénomène – d’autre part, l’utilisation de la pratique soufie à des fins artistiques ou exclusivement esthétiques s’affirme comme une tendance forte des contextes postmodernes mondialisés. Aussi, les mélodies soufies, en tant que prétexte à « l’éveil spirituel »157, recouvrent les expressions essentielles des musiques, dites sacrées, du monde de l’islam. Les mutations observées concernent les représentations confrériques (de l’islam engageant et mystérieux, à l’islam attractif et rassurant), les espaces de productions (festivals internationaux, médias), les pratiques contemporaines (fusion d’expériences religieuses ou culturelles, incorporations d’instruments modernes) et les mélanges de genres (mixité de la scène, des chants et des transes, femmes-derviches). Le glissement du confrérisme vers l’artistique est un phénomène qui transforme profondément l’usage du corps et de la musique. Alors que ces derniers servaient avant tout au développement de la quête spirituelle et des expériences mystiques, le corps et la musique concourent aujourd’hui à la création de spectacles visuels et sonores. Cette spectacularisation, plus qu’une esthétisation d’un patrimoine, tend à redéfinir les finalités des mystiques confrériques et transforme le regard porté sur 156 Cette expression est utilisée par les soufis eux-mêmes. Mais elle est aussi couramment mise en avant dans les médias, à travers les discours artistiques (par exemple, par le slammeur Abd Al Malik) et les discours des représentants de confréries (Mounir Qadiri Butchich). Cette formule, appartenant en propre aux références scripturaires, place la dimension spirituelle et mystique au centre des pratiques, et ce, y compris dans les contextes contemporains. Elle s’est construite en réponse au discours occidental et au discours du littéralisme musulman. Le premier isole le soufisme de l’islam essentialisé, le situant en périphérie de la religion en lui attribuant le statut de l’autre islam : le bon islam. Le second disqualifie le soufisme, le plaçant lui aussi en périphérie de la religion comme l’autre islam mais, cette fois-ci, en tant que mauvais islam. L’expression « cœur de l’islam » est couramment utilisée par les interlocuteurs des enquêtes de Farid El Asri (2006-2010), que ce soit durant les entretiens ou au moment de prises de parole en public (émissions, conférences,…). 157 Les initiés des confréries soufies, entre autres du Maghreb, entendent par « éveil spirituel » : la nourriture de l’âme, le Coran comme remède du cœur, la saveur de la présence divine, l’extase, l’extinction de soi, etc. 152 l’univers du soufisme contemporain. Notons que ce glissement des finalités popularise le soufisme et lui confère, au-delà des musulmans, l’image d’un autre islam d’émotion, de beauté et de symbole. Les musiques soufies, hors des milieux confrériques, présentent des hybridations importantes de contenus, d’utilisation d’instruments particuliers (non rituels), de rythmes et de tenues vestimentaires des artistes. Une harmonisation des couleurs et des styles s’impose sur scène. Pour exemple, au-delà des codifications symboliques, les vêtements communs des derviches deviennent des costumes de scène. La scène accueille ainsi une corporation de « travailleurs du spirituel » qui tendent à illustrer, dans leurs plus beaux apparats, les pratiques confrériques. La mise en scène, sublimée par les lumières et les effets acoustiques, esthétisée par la chorégraphie, est censée dévoiler, au grand public, l’intime des confréries. Une spectatrice, rencontrée à la fin d’un concert soufi, pleurait d’émotion, touchée par la charge de la représentation. Elle disait, pourtant, ne pas en comprendre le contenu et ne partageait pas la religion des prestataires. Le passage de pratiques à usage confrérique à des mises en scène de ces pratiques pour un public élargi implique littéralement une transformation de la fonction, de l’intention et du cadre rituel. Dans les confréries, il s’agit par un travail de longue haleine et par l’acquisition d’outils spécifiques de souffle, de prières et de méditation, de développer les moyens de suivre la voie soufie, d’entrer en soi et d’incarner la logique mystique. Sur scène, se déploie une représentation du mode d’emploi de « comment être soufi ». L’artiste soufi rend accessible une incarnation qui tout en se donnant à voir, s’efface. Ce va-et-vient entre l’intime et l’extime montre à l’envi le passage d’un espace-temps rituel à celui d’un espace-temps théâtral ou scénique (Barba & Saverèse, 1985). De plus, sur scène, la musique et la danse soufies contribuent à la création d’un World Sufism, en tant que produit de consommation de masse qui affiche les différentes occurrences artistiques et soufies (Qawâlî, Hamadchah, Derqawa, Tidjâniyyah, …) pratiquées dans les cultures musulmanes et uniformisées suivant les attentes présupposées du public. Pour ce faire, certaines alliances naissent entre des artistes de renom, comme Peter Gabriel, et des icônes de la musique soufie contemporaine comme Nusrat Fathi Ali Khan, ou encore, comme le Cheikh égyptien Ahmad at-Tûni alliant sa voix à la guitare flamenco de Tomatito. 153 2.1 Le marché des expressions soufies contemporaines Le décloisonnement d’un répertoire de son contexte originel n’aura jamais été aussi accéléré que depuis le 20ième siècle. En effet, ces musiques et danses issues des soufismes connaissent, dans leurs formes contemporaines, une plasticité qui leur confère une actualité culturelle au niveau mondial. Un triple changement caractérise les transformations des pratiques musicales et corporelles soufies : la sortie de la sphère des initiés, l’apparition de spectateurs, la mutation de la fonctionnalité du chant, de la musique et de la danse. Sortis des confréries (Zaouïas), le chant, la musique et la danse soufis se sont d’abord invités aux grands rassemblements tels que les commémorations religieuses, pour faire, ensuite, leur apparition sur les grandes scènes mondiales des festivals. Ce volet expressif avec sa spécificité esthétique est devenu progressivement un produit commercial en vogue, bénéficiant du flux des marchés de la culture musicale contemporaine. Trois lieux président à ce déploiement dans l’art scénique : la culture locale, la culture « musulmane » (réseau de diffusion musulmane : chaînes satellitaires, radio, réseau de consommation musulmane, réseau de production musulmane) et la culture globale dans laquelle les réseaux de diffusion ou de consommation musulmans sont dépassés et doivent s’adapter aux critères de diffusion globale. De grandes icônes peuvent aujourd'hui se targuer de bénéficier de ce canal majeur et de participer à des ventes importantes de leurs produits, ainsi qu’à des programmations mondiales. Dans les trois cas, la compréhension du développement de ce phénomène s’éclaire à partir des concepts de légitimité (maître/disciple, reconnaissance des pairs, mise en avant du nom de la confrérie, voire représentant artistique de la confrérie), de notoriété (artistique ou symbolique) et de représentation consensuelle (charisme, porte-parole, capacité à rassembler les différentes approches du soufisme, de l’islam et de l’humain dans une perspective universaliste). Localement les mouvements musicaux se présentent comme étant profondément enculturés. Classés sous le vocable de « local authentique », ils équivalent aux pratiques de terroir et s’articulent autour d’un redéploiement permanent du patrimoine dans sa version initiale. « L’authentique » renvoie au son connu depuis toujours, partagé par les communautés locales, issu des confréries sollicitées lors de fêtes religieuses ou de rassemblements rituels. Dans ce cadre, transformer la musique locale dédiée à un public du cru, implique le risque d’une perte de repères identitaires 154 et d’une rupture de la filiation. Cet enseignement filial, constitué par initiation (de maître à disciples), a construit un champ confrérique au réseau dense et relié à un socle de référence qui se veut commun à l’ensemble des soufismes. Les enseignements mystiques, les principes régissant les confréries et les exercices collectifs ou individuels sont transversalement chargés de ce ralliement. En tant que maître initial, ancêtre cité dans toutes les filiations, Muhammad apparaît comme le modèle par excellence de la mystique. Toutefois, de grandes latitudes de mises en pratique sont observables. La variété d’application est d’ordre normatif et juridique en fonction des écoles juridiques musulmanes sunnites ou chiites, ainsi que d’ordre culturel et traditionnel, notamment linguistique (tchéchène, malien, indonésien, arabe, persan). Il s'agit autant d’une volonté de sauvegarde du patrimoine immatériel que de l'écoute d'une tradition vivifiante. Limiter son champ d’action à un public local rend le patrimoine musical pratiquement intouchable. Ici, l’artiste a vocation à la reproduction. Comme l’écrit Jean During : « … la tradition, comme processus élémentaire, est donc passation d’un individu à un autre, rapport personnel de maître à disciple. Elle n’a pas besoin de plus pour créer, au fil des générations, une communauté diachronique de sens. La question n’est plus ici qu’est-ce qui est passé de main en main, mais : que se passe-til entre un maître et un disciple ? Quelle relation s’établit entre eux, comment des valeurs, du sens et de la vérité surgissent-ils de cette relation et qu’est-ce qui se perd lorsque cette chaîne est rompue ? » (During, 1994 : 20) Les groupes issus des confréries, qui restent sur les scènes locales, n’entrent pas, a priori, dans une logique professionnelle, ni même dans une logique de marché. Ils interviennent en tant que porte-voix des confréries avec une visée spirituelle ou commémorative. Au-delà de la logique locale, le marché musulman s’ouvre à des espaces culturels et linguistiques denses. Les produits de ce marché spécifique s’adressent à un vaste public musulman désormais attentif aux productions globales du champ communautaire. Ainsi, les chanteurs confrériques égyptiens ou syriens sont imités par des amateurs marocains ou malaisiens. Les répertoires circulent, les prestations retiennent l’attention, et la singularité des voix soufies transcende l’artiste ou le groupe d’artistes au-delà de la culture de provenance. Sur ce marché, se trouvent les expressions musicales et artistiques soufies répertoriées dans les musiques classiques ou spirituelles, voire dans les musiques dites du Turâth (patrimoniales). 155 Les canaux de diffusion, limités à la radio et à quelques chaînes télévisées de diffusion nationale, connaissent une vraie révolution. Les canaux satellitaires, autant que la mutation des pratiques cybernétiques, divulguent un plus large faisceau d’expressions soufies au sein des consommations communautaires. L’élargissement de l’écoute à un public varié a permis de répondre à des attentes très contemporaines. En effet, l’islam traverse de multiples crises : crise des représentations, crise des discours musulmans, difficultés à trouver des interfaces entre musulmans et non musulmans. Dans ce cadre, les musiques soufies font office de médiations centrifuges qui consacrent la mise en scène du beau, du spirituel et de certaines valeurs, tout en prouvant que l’islam n’est pas violence, mais raffinement. L’artiste soufi bénéficie d’une nouvelle mission, celle de témoin qu’un autre islam existe et qu’il trouve ses racines dans la filiation de maître à disciple. Même lorsqu’il s’agit de musiques soufies contemporaines, un des enjeux majeurs est de montrer qu’il existe une profondeur historique, que la filiation se perpétue. Les expressions scéniques du soufisme témoignent, en sus, de la diversité et de la densité des productions musulmanes où s’interpénètrent diverses cultures, langues, expériences spirituelles et esthétiques. Il s’agit aussi, et avant tout, de préserver ce patrimoine. Pour « faire mémoire », des festivals en pays musulmans ou des rencontres musicales sont consacrés au soufisme, des anthologies sont produites, des répertoires de musiques soufies édités. Le marché global orchestre un ensemble de profils, liant le charisme à la potentialité artistique originale, tout en combinant la capacité d’adaptation au grand public avec une touche d’exotisme. Les voix se trouvent mobilisées en fonction des attentes culturelles des programmations. Toutes les expressions artistiques du soufisme ne sont pas logées à la même enseigne. Une hiérarchisation stylistique des expressions, des musiques savantes ou plus folkloriques, s’opère. L’artiste soufi se trouve à la croisée des chemins, entre milieux artistiques, mondes musulmans et Occident. Il oscille de la posture mystique à la présence scénique. De grandes icônes représentatives des musiques soufies ottomanes, iraniennes, indopakistanaises, sénégalaises, marocaines, ouzbèkes, syriennes se trouvent projetées sur les circuits scéniques mondiaux. Les « meilleures » des productions nationales sont retenues pour le marché global. Ces icônes tissent ensemble un panorama des occurrences expressives soufies, des plus déclamatives aux plus populaires. Suivant les 156 expressions soufies, les scènes et les publics se différencient. La musique méditative de Kudsi Erguner, la musique électronique soufie de Mercan Dede ou les vibrations gnawies ne s’écoutent pas de la même manière et ne touchent pas forcément les mêmes personnes. Il existe cependant des artistes « transversaux » qui semblent faire l’unanimité parmi les spectateurs. Le chanteur mondialement connu, Youssou N’Dour, a notamment proposé son album à succès Egypt. Il y est signifié son appartenance au confrérisme sénégalais et la pochette de l’album s’orne du nom de Dieu en arabe. Cette approche identitaire de l’islam soufi a été, selon le vœu de l’artiste, une alternative à l’image de l’islam, internationalement ternie. Youssou N’Dour, vêtu d’un habit traditionnel, s’engage volontairement lors de ses concerts. Par son expression scénique, il contribue à diffuser un modèle de soufisme africain tout en le rendant accessible à un vaste public. Les nouveaux cadres d’expressions donnés à ces musiques s’élargissent en fonction des potentialités offertes par les artistes qui s’attellent à la pratique scénique. On peut ainsi passer de représentations d’opéra aux « gospels » dans les églises européennes, ou aux festivals de musiques du monde. Les expressions soufies se trouvent classées, la plupart du temps, chez les disquaires, dans les rubriques de la World Music, de la musique sacrée du monde musulman, de la musique classique ou médiévale, ou dans les rubriques des mouvements musicaux contemporains. En effet, il existe désormais des pratiques musicales soufies qui se sont adaptées à des répertoires actuels, de telle manière que la transformation des contenus ne comprend plus que des allusions au soufisme, par le recours à la flûte ottomane, aux tambours des confréries du Maghreb ou au refrain qui sont des répétions du nom de Dieu en collectivité, voire à un simple rajout du qualificatif soufi à des musiques modernes : Dub Sufi, Punk Sufi, etc. Il ne reste, finalement, dans ces musiques qualifiées de soufies, que l’appartenance de l’artiste à une confrérie ou les traces de son imprégnation des enseignements de Rûmî ou d’Ibn al-‘Arabi. La circulation intense d’une musique soufie mondialisée a entraîné dans son sillage, une standardisation des formes de productions. Parmi ces aspects de modernisation accélérée, on ne compte plus les anthologies musicales visant à conserver définitivement les héritages classiques de Noubas andalouses (Poché, 1995), les fabrications de stars initialement issues de confréries (Morin, 1972), les 157 constructions de festivals avec, par exemple au Maroc, celui de musiques Gnawas (Essaouira), sacrées (Fès) ou de culture soufie (Fès). Les musiques soufies sont entrées en modernité par la culture de masse. Elles se consomment dorénavant de la même manière que les musiques familières, communes et audibles par le plus grand nombre. Nous nous trouvons, ici, au cœur du World Sufism. 2.2 Du contexte rituel à la scène Venons-en au triple changement qui caractérise les transformations des pratiques musicales et corporelles soufies : la sortie du cercle des initiés, l’apparition de spectateurs, la mutation de la fonctionnalité du chant, de la musique et de la danse. Le passage d’une logique rituelle de l’entre soi, entre initiés ou assimilés, à une construction scénique pour un large public, a impliqué une transformation radicale de l’expression corporelle des pratiquants qui tentent de s’inscrire dans une logique de marché. La sortie du contexte confrérique alliée aux exigences scéniques, de studio et de passages sur les médias, a produit des cocktails d’expressions soufies où se condensent la représentation, le divertissement et la singularité artistique. La gageure se situe dans le fait de ne pas agir sur scène en tant que soufi, mais de donner à voir et à consommer « ce qu’est un soufi ». Il faut représenter et ne pas présenter. Comment ? En offrant une image, des gestes, des postures, un corps en représentation, alliés à une musique qui touche la sensibilité du public. Il s’agit surtout d’offrir un échantillon contrôlé de représentation de ce qui se passe dans les confréries, sans dévoiler les pratiques intimes de la confrérie. Comment l’accès du Soufi à la spiritualité est-il représenté? Les postures yeux fermés et mains levées, reprises fréquemment, les expressions plutôt statiques, ne correspondent pas aux dynamiques présentent dans les dhikrs confrériques, ni même aux expressions ex-statiques liées aux transes rituelles. Elles offrent un arrêt sur image de pratiques qui, au fond, ne se divulguent pas. Se donnent à voir des représentations du soufisme et de la personne du soufi, au sein même d’un univers de représentations plus vaste qui répond aux normes contemporaines. Lors des rites, les pratiquants soufis conditionnent leur corps afin d’entrer dans un état qui leur permet de poursuivre leur quête mystique. Sur scène, rien ne semble plus « spontané », il faut offrir l’image d’une perte de contrôle corporel, d’une entrée 158 en transe ou d’un retour à la normale, synchronisée avec les limites du spectacle : le temps de la représentation, l’espace de la représentation, les autres artistes présents, le public. Les corps sont, dans ces contextes, contraints de dire les choses densément, rapidement et explicitement. Nous ne sommes plus dans le cadre des longues nuits de Dhikr (rite d’invocations du nom de Dieu) où le corps se laisse, progressivement, transformer par la pratique. Sur scène, les corps deviennent des images esthétiques qui s’optimalisent pour dire le spirituel au moment où cela s’avère nécessaire. Les concerts spirituels à vocation soufie ont intégré cette mise en scène. Lors d’un concert de musique soufie, organisé à Bruxelles, nous constations que des accompagnateurs d’un ensemble marocain d’Omar Mettioui se levèrent, après dix minutes de prestations, pour figurer un comportement de transe. Par son comportement, le meneur de l’ensemble, qui a signifié par un geste le moment de l’entrée en transe, c’est-à-dire de l’obligation instantanée de montrer la transe, inverse les usages corporels et musicaux de la logique confrérique. Là où, initialement, le corps est un réceptacle du ressenti, il devient scéniquement un outil d’échantillonnage de ce qui se produit ailleurs en confrérie. C’est donc l’image des corps en mouvement qui focalise l’intérêt et l’attention du spectateur, plutôt que l’accès à une incarnation de la spiritualité. De plus, la contrainte scénique demande d’assumer un volet esthétique. Pour acquérir une visibilité, il faut uniformiser les contenus, accepter les codes de la world music, se soumettre aux contraintes des tournées et des festivals, et rendre audible en faisant alliance occasionnelle ou fusion avec d’autres groupes. Par ces truchements, l’expression soufie originelle glisse du spirituel au festif, la musique mystique entre dans le cadre du divertissement. Parfois, l’artiste se contente de plaquer son appartenance soufie à une musique originellement autre, par exemple : Sufi Dub, Taqwacore, Abd Al Malik, Rabi’a. Il s’agit alors d’une autre manière de se réapproprier un héritage soufi, qui le transforme profondément. Ainsi, les artisans du Sama’ (audition mystique) et de la danse voient transiter leur fonction première vers un devenir artistique au succès parfois mondial. Ces derniers ont permis le développement d’une culture musicale soufie qui se mélange progressivement avec des musiques plus rythmées et propose des timbres particuliers. Prisés par les non-initiés autant que par les grandes productions musicales internationales, ils offrent au regard le passage d’un corps spirituellement marqué à 159 une mise en corps d’une esthétique spirituelle. Le tourisme culturel, qui conduit des cars entiers de visiteurs à assister aux danses des derviches tourneurs d’Istanbul, démontre bien la tension qui se joue entre l’authenticité des pratiques et leur édulcoration inscrite dans une logique de consommation rapide. Des festivals de Jazz engagent des derviches, pour tournoyer au son des saxophones, ne retenant que l’aspect esthétique des expressions. Les corps, autant que les musiques, sont ainsi conditionnés pour répondre aux conventions permettant de lire et de partager les émotions en vogue. En son temps, Maurice Béjart158, lui-même, a consacré la rencontre entre la danse contemporaine et le soufisme, dans un spectacle intitulé Rûmî. Inspiré de la danse des Derviches tourneurs, le spectacle est une chorégraphie où des danseurs vêtus de blancs opèrent des mouvements adaptés à la musique de Kudsi Erguner159. La mise en spectacle du soufisme propulse également le féminin sur la scène publique. Des groupes de femmes chantent leur spiritualité, en opérant une retenue manifeste dans la manifestation des corps. Le mouvement cadencé des bustes se limite ainsi à une mise en scène symbolique des mouvements de transes. Les chanteuses soufies de l’Ensemble « Rabi’a » (France), se rattachant à la Sainte Rabi’a al-‘Adawiyya de Basra (714-801), portent des tenues féminines du Maghreb et chantent les louanges de Dieu à partir du patrimoine des chants de la confrérie Butchîchiyyah à laquelle elles appartiennent. La spiritualité est surtout engagée par le texte et par les mouvements lents de balancement des corps placés les uns à côté des autres. Enfin, la mixité des groupes apparaît comme un élément, de plus en plus présent, dans les représentations soufies. Un groupe parisien, se référant au Cheikh Bentounès, s’est mis en scène à partir d’un cercle composé d’hommes et de femmes, où se partagent collectivement la lecture du Coran et les chants de la confrérie ‘Alawiyya. La mixité apparait aussi dans les spectacles des derviches où les femmes, repérées par une autre couleur vestimentaire, tournoient aux côtés des hommes. 158 Converti en 1973 à l’islam chiite, Béjart, fils du philosophe Gaston Berger, a toujours refusé les ruptures avec son éducation religieuse de base ou avec des rencontres philosophiques ultérieures : « Rencontrer l'islam ne m'a pas une seconde détourné de mon enfance catholique, ne m'a pas empêché d'être un fervent adepte du bouddhisme et ne m'a pas fait perdre l'amour d'autres merveilles de l'esprit. Je vois mon cheminement spirituel comme une grande continuité », Cf. http://www.lalibre.be/culture/scenes/article/384941/maurice-bejart-mystique-converti-a-l-islam-parsoif-de-spiritualite.html, Consulté le 18 avril 2010. 159 Spécialiste de la musique ottomane contemporaine, sa discographie est tout autant consacrée au soufisme qu’à la musique ottomane, ou aux fusions avec des genres modernes. 160 Beaucoup reste à dire et à analyser autour de ces phénomènes artistiques contemporains de mises en scène de soufismes particuliers qui tendent à glisser vers une représentation d’un World Sufism. Retenons, de l’aperçu présenté ici, le passage d’un univers clos à la scène publique mondialisée. Le chant et les musiques soufies, qui ont longtemps conservé leur expression orale et leur logique de transmission de maître à disciples, passent désormais par une révolution formelle. La modélisation des contenus s’inscrit dans les normes de consommation à forte diffusion. La durée d’une chanson assurant le passage en radio, la nécessité de la construction d’une carrière productive en albums et la fabrique de la singularité artistique par la gestion de l’image s’imposent subrepticement aux nouveaux professionnels. A l’instar de la structure de la représentation théâtrale d’Erving Goffman, les moments artistiques, durant lesquels les corps, les voix et les représentations musicales sont mises en scène, constituent un cadre interprétatif de l’identitaire socioreligieux musulman (Goffman, 1973). Le World Sufism projette l’image d’un islam rassurant. Mobilisé comme espace de dialogue entre les cultures, ce « nouveau » soufisme qui s’affirme au cœur de l’islam présente l’avantage d’être attractif. Il répond à une attente musicale et artistique du public tout en se pliant aux exigences des circuits de production et de diffusion. En acceptant et en assumant sa mise en scène, le World Sufism témoigne d’un phénomène récurrent lors du passage d’une culture locale à la modernité mondialisée : l’obligation de la représentation de soi alliée à une transformation normée. 3. Slam, islam et soufisme politique : le cas d’Abd Al Malik Parallèlement à ces présentations exotiques d’un islam qui rassure par des sonorisations domptées, il existe des voix musulmanes européennes qui promeuvent un soufisme sous une autre forme musicale. Ce soufisme médiatique plaît beaucoup car il permet de démontrer un islam viable en Europe et qui assagit fortement ses praticiens, même s’ils sont issus de banlieues. Le slammeur Abd Al Malik en est la plus parfaite représentation. S’il fallait utiliser le terme de peopolisation de la spiritualité, c’est à ce français d’origine congolaise qu’elle reviendrait de droit. Il incarne, depuis la parution de son ouvrage autobiographique « Qu’Allah bénisse la France » (Abd Al Malik, 2004), la voix d’un islam posé par l’amour, rassurant par ses 161 intentions et citoyen dans l’exigence d’une loyauté, presque nationaliste, à la France. Abd Al Malik tente de vivre les idéaux de paix et d’amour et qu’il répand généreusement sur les plateaux pas ses discours et par la promotion de ses albums et livres. Tout en refusant d’être qualifié d’idéaliste, Abd Al Malik assume pleinement cette positive attitude que lui reprochent quelque fois les sceptiques. Régis160 Fayette-Mikano alias Abd Al Malik est le fils d’un haut fonctionnaire congolais. Il voit le jour le 14 mars 1975 à Paris. A l’âge de 2 ans, sa famille rentre au Congo, à Brazzaville où il réside jusqu’à l’âge de 6 ans. En 1981, Régis revient avec ses parents à Strasbourg où il habitera avec ses six frères et sœurs. Après le divorce de ses parents, sa mère continuera de s’occuper seule de tous ses enfants. Très tôt, l’adolescent va s’initier aux larcins et à la délinquance qu’il côtoie dans le Neuhof, une cité strasbourgeoise. Ce passage par la violence et le vol sera, au moment de l’orientation artistique réussie de l’artiste, construit comme une expérience de vie particulière161. C’est dans le collège privé de Sainte-Anne et le lycée Notre-Dame des Mineurs que le jeune délinquant rencontre la littérature et l’amour du verbe. Son parcours devient alors schizophrénique, partagé entre la rue et la lecture (Abd Al Malik, 2004). Abd Al Malik finit par se lancer dans un cursus universitaire en philosophie et en lettres classiques (Un. M. Bloch). Il va rencontrer l’islam dans les contours de son quartier et aussi fonder le collectif NAP les News African Poets. Le groupe sortira une série d’albums qui fera connaître la voix rapologique issue de Strasbourg. En 1998, le jeune musulman se marie avec la chanteuse Wallen et, un an plus tard, il découvre le soufisme par le biais d’une visite au domicile de Faouzi Skali à Fès. En 2001 naît un premier garçon de l’union des deux artistes. Après 2008, le groupe des NAP va reprendre de la vigueur au sein du collectif de rap et de Slam « Beni-Snassen », construit en aval du succès personnel d’Abd Al Malik. Ce groupe du nom d’une tribu berbère du Nord marocain propose de déplacer le curseur du rap vers les origines, celles qui ont fait le sens même du rap : « Nous voulons revenir à l’esprit initial du rap, lui redonner ses lettres de noblesse, montrer 160 C’est de ce prénom que provient celui choisi pour la conversion. Régis signifiant Roi, le chanteur décide alors de se faire appeler le serviteur du Roi, litt. Abd Al Malik. 161 Cf. N. Négroni, « Le regard critique d’anciens sauvageons devenus artistes », in Le Figaro, 15/10/2007. http://www.lefigaro.fr/actualite/2006/05/10/01001-20060510ARTFIG90053le_regard_critique_d_anciens_sauvageons_devenus_artistes.php, Consulté le 14 novembre 2008. 162 que cette musique est capable d’amener de l’intelligence, de la pertinence, une esthétique, sans séparer les êtres... Les rappeurs peuvent influencer toute une partie de la population. Cette place nous oblige à la responsabilité. »162. Notons que le collectif, qui aura produit un album « Spleen et idéal », dans le sillage des tournées internationales d’Abd Al Malik, fut décevant en termes de réception du public, mais aussi au niveau des critiques. Dans le jargon du milieu musical, l’expérience du collectif est un flop : un échec. Le parcours individuel d’Abd Al Malik est bien plus vendeur. L’islam républicain, que prône ce dernier, va le propulser au devant de la scène médiatique. Il sera désormais l’un des visages médiatiques de l’islam de France. Il est considéré au sein de la confrérie marocaine à laquelle il appartient comme le meilleur relais médiatique des Butchîchiyyah en France. Le Cheikh Sidi Hamza Qadiri Butchîch est omniprésent dans les discours et les textes consacrés à la musique d’Abd Al Malik. Le titre de l’album « Gibraltar » est d’ailleurs une allusion à la traversée de la Méditerranée par le chanteur pour aller rencontrer le maître qui va l’initier au soufisme. Nous avons eu l’occasion de rencontrer Abd Al Malik à plusieurs reprises, une première fois dans les coulisses des Nuits du Botanique, en octobre 2006. L’artiste, qui participait à une soirée consacrée au slammeurs, défilait comme tout autre artiste sur la scène, en interprétant déjà les textes de son album « Gibraltar » (2006). C’est d’ailleurs ce dernier qui fera la notoriété du slammeur peu de temps après. Malgré la parution de l’album, le succès s’est malgré tout fait attendre. Abd Al Malik était un anonyme, seulement connu des puristes du rap et des connaisseurs des circuits du Slam et aussi du monde littéraire au sein duquel se diffusait son premier ouvrage autobiographique. Il « galérait » comme tout artiste de musique urbaine qui tente de se frayer un passage dans un champ saturé. Pourtant, quelques semaines plus tard, tout avait changé pour ce jeune trentenaire. Au moment de l’organisation de la promotion de l’album « Gibraltar » en télévision, l’artiste parvenait à se faire remarquer. Il évoquait de belle manière, par rapport aux clichés entretenus sur le rap, la banlieue et l’islam. Abd Al Malik bénéficie aussi de l’atout de la répartie et de la sincérité. Autant il savait parler, autant ses interprétations scéniques en directe touchaient le public. 162 Cf. http://www.abdalmalik.fr, Consulté le 12 décembre 2007. 163 Abd Al Malik se présentait comme un des admirateurs de Jacques Brel et interprétait des extraits des chansons de la légende de la chanson française. La légitimité de Brel lui est aussi revenue de droit, du fait que l’artiste a été accompagné sur les scènes par le pianiste de Brel. La France découvrait donc une voix posée, soufie, intimiste et mélomane qui plaisait. Le jeune rappeur, fabriqué par la rue et la violence, amenait un discours critique sur les clichés réciproques, autocritique quant à son parcours personnel et de rédemption positive par sa conversion, non pas à l’islam qu’il connaît lors de son adhésion première, mais au soufisme qu’il rencontrera plus tard : « Le parcours d’Abd Al Malik est « vendu » comme un exemple à suivre : avant de publier Qu’Allah bénisse la France, il a grandi dans une cité en Alsace, fut dealer, puis intégriste musulman. »163. Le républicanisme français d’Abd Al Malik va surtout être mis en évidence au moment de la consécration du slammeur par la Ministre de la Culture en janvier 2008 : « La ministre de la culture Christine Albanel nomma Abd Al Malik chevalier des arts et des lettres, le 27 janvier 2008, lors du sacro-saint Marché international du disque et de l’édition musicale (Midem), saluant un « enfant particulièrement brillant de la culture hip-hop, qui prône un rap conscient et fraternel ». Et l’auteur de Qu’Allah bénisse la France de répondre : « Symboliquement, ce qui se passe aujourd’hui me fait encore plus aimer mon pays. Un jour, ma mère m’a dit : “Aime la France et la France t’aimera en retour.” Je n’ai jamais oublié ça. Vive la France ! »164 La carrière d’Abd Al Malik est fortement chargée par la reconnaissance médiatique et celle du monde de la culture et de la musique. L’album « Gibraltar » va, par exemple, se placer à la 13ième place des meilleurs albums français et restera plus de 102 semaines dans les classements165. A partir de là, l’artiste deviendra un habitué des prix et des trophées166. 163 J. Denis, « Remettre le débat dans la rue. Rap domestiqué, rap révolté », Op. cit. Ibid. 165 Cf. http://lescharts.com/search.asp?search=abd+al+malik&cat=a, Consulté le 14 avril 2009. 164 166 2009 : Prix lors des « Victoires de la musique », pour l'album Dante 2008 : Prix « Artiste interprète masculin de l'année » aux « Victoires de la musique ». 2008 : Chevalier des Arts et des Lettres par la ministre de la Culture 2007 : Prix du meilleur album lors des Césaire de la musique pour « Gibraltar » 2007 : Prix Raoul Breton décerné par la SACEM pour l'album Gibraltar. 2007 : Prix lors des « Victoires de la musique », pour l'album Gibraltar. 164 Abd Al Malik témoigne beaucoup de la banlieue, accessoirement de sa musique, mais il évoque le plus souvent l’islam et le soufisme, à l’instar d’une partie des contenus des ses productions167. Il incarne autant le fait d’être, silencieusement, un pont entre les séparations spatiales des citadins (périphérie des banlieues/centre), que la possibilité d’inverser les fatalités (délinquance/discours citoyen). Les plus sceptiques diront qu’« Abd Al Malik ne constitue en fait que la face audible de minorités devenues visibles par une belle opération de communication […] »168. Mais Abd Al Malik reste l’homme de la rencontre avec l’islam et il est au cœur de débats : « On évoque toujours l’Islam, quand on rencontre Abd Al Malik, parce que son message reflète une toute autre image que celle véhiculée. « Parler de burqa, de violences ou d’extrémisme, c’est oublier la part essentielle de cette religion : la spiritualité. L’islam est une religion qui apprend et rend meilleur, c’est-à-dire respectueux des lois du pays dans lequel on vit. On est loin de ce que l’on peut entendre, en réalité, mais après tout, si je l’évoque aujourd’hui, c’est bien parce que l’on ignore beaucoup de choses. Sinon, nous n’en parlerions pas vous et moi.» Spiritualité ? Hmm… le chanteur se meut en messager, veut que les choses soient limpides : «Tout vient des mots, du sens qu’on leur donne, de ce qu’ils nous aident à comprendre le monde qui nous entoure et donc à en parler. Les mots déterminent notre rapport au monde. C’est donc essentiel que l’on parle des choses clairement. C’est une responsabilité que j’ai faite mienne, quand j’évoque l’islam, mais qui nous incombe à tous.»169. Cette implication médiatique ne peut toutefois être limitée au traitement des seules questions touchant à l’islam. Dans l’édition du 16 avril 2010, paraissait, par exemple, dans le quotidien français Le Monde, un entretien croisé entre Dominique de Villepin et le rappeur Abd Al Malik. Les propos recueillis par les journalistes JeanFrançois Achilli et Françoise Fressoz soulevaient des questions relatives aux banlieues mais aussi sur le port du voile intégral ou sur la question de l’identité nationale en France. Cet échange de « Questions du mercredi » s’organisait la veille, 2007 : Trophée « Hip-hop » du meilleur slammeur 2006. 2006 : Prix Constantin et Prix de l'Académie Charles-Cros pour « Gibraltar ». 2004 : Prix Laurence Trân en Belgique pour « Qu’Allah bénisse la France ». 167 Cf. http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=662, Consulté le 21 mars 2010. J. Denis, « Remettre le débat dans la rue. Rap domestiqué, rap révolté », Op. cit. 169 Nicolas Gary, « Abl Al Malik : l'écriture c'est de la sueur, mais de la bonne sueur », 11 mars 2010, Cf. http://www.actualitte.com/dossiers/863-Abd-Malik-ecriture-bonne-sueur.htm, Consulté le 12 mars 2010. 168 165 initialement entre France inter, Le Monde et le site de partage de vidéos en ligne Dailymotion : « […] - Abd Al Malik : « Dans les cités, on a le sentiment d'un manque de solidarité, les gens sont livrés à eux-mêmes et deviennent finalement des objets. Leur réflexion est basique. C'est la survie au jour le jour. Ils attendent quelque chose des politiques, mais en même temps ils se disent qu'à chaque fois, il ne se passe rien. » - Dominique de Villepin : « Depuis trente ans, tous les plans banlieue ont échoué malgré les milliards d'euros déversés. L'erreur, c'est de prendre la question des banlieues par petits morceaux, non dans leur globalité.» - A. A. M. : « La cité n'est pas un territoire étranger, c'est la France. C'est hyperimportant de pouvoir travailler sur les imaginaires. La France doit apprendre à se regarder et à s'aimer dans son "entièreté". Si, aujourd'hui, notre parole ne porte pas à travers le monde c'est que la France, d'une certaine manière, ne s'aime pas. » - Dominique de Villepin : « On a saucissonné l'identité française. » - A. A. M. : « Le débat sur l'identité nationale aurait pu être un merveilleux moment pour travailler à construire du lien. Mais la façon dont il a été mené a conduit à stigmatiser une partie de la communauté nationale, pour ne pas dire la criminaliser. Personnellement, j'ai vécu cela comme une agression. » - Dominique de Villepin : « Le débat a dérapé à cause de ce terrible ministère de l'identité nationale et de l'immigration qui est une insulte à notre pays. Associer l'identité nationale et l'immigration, c'est rejeter, diviser, instrumentaliser. Ce n'est pas à l'image de l'exigence républicaine. » - Un journaliste : « Faut-il lutter, comme le souhaite Nicolas Sarkozy, contre les bandes armées, le trafic de drogue ? » - Abd Al Malik : « Evidemment, la sécurité, c'est important mais il y a de la pédagogie à faire. On focalise sur des éléments qui créent la peur. Et lorsqu'on a peur, on ne peut pas agir bien. Tout d'un coup, on a l'impression qu'il y a une génération spontanée de jeunes dans les quartiers qui sont des bandes organisées, des dealers, etc. Ça existe, mais il y a aussi des parents, des gens qui se battent pour construire et s'épanouir dans ce pays. » […] - Un journaliste : « Faut-il une loi pour interdire le port du voile intégral ? » - Abd Al Malik : « On nous parle de quelque chose qui a très peu d'importance. C'est très important d'expliquer ce qu'est vraiment l'islam parce que, aujourd'hui, dès qu'on parle de l'islam, on pense au 11-Septembre, au terrorisme, à des choses négatives. Lorsqu'il y a ce drame de prêtres pédophiles dans l'Eglise, on ne dit pas que toute la chrétienté est pédophile. » - Dominique de Villepin : « Faisons très attention, les identités peuvent devenir meurtrières. » - Abd Al Malik : « Il y a deux moments qui ont été hyperimportants dans les banlieues et dans les cités. C'est quand l'équipe de France a gagné en 1998, et lorsque monsieur de Villepin a fait son discours à l'ONU contre la guerre en Irak. Maintenant, il faut être capable de passer au-delà des mots parce que, finalement, les mots n'ont de sens qu'illustrés. » […] » 166 Face à la couverture médiatique relativement positive dont bénéficie l’artiste, il existe des critiques plus acerbes. Elles sont postées sur Internet et se focalisent sur les productions du slammeur. Le sociologue Pierre Tevanian, de la plate-forme virtuelle « Les mots sont importants », analysait de manière acerbe un texte d’Abd Al Malik : « Gilles écoute un disque de rap… et fond en larmes »170. Le prénom de Gilles fait allusion au philosophe Gilles Deleuze (1925-1994). L’artiste qui dresse le portrait du philosophe et de sa pensée montre qu’à l’écoute du rap et du contenu, violent et puéril, il se met à pleurer. Pierre Tevanian tente alors de démontrer trois choses au travers de son article titré en longueur par « Pierre écoute un disque de slam… et vomit, À propos d’un détournement de cadavre signé Abd Al Malik et intitulé « Gilles écoute un disque de rap… et fond en larmes »171 : D’abord, que les extraits du rappeur décrivant Deleuze ne sont qu’une description d’un DVD traitant du philosophe : « Nous devinons surtout qu’Abd Al Malik a visionné un (passionnant) DVD de Claire Parnet : « L’Abécédaire de Gilles Deleuze », dans lequel le philosophe, effectivement assez âgé, les cheveux « mi-longs », est assis « chez lui », parle de son rapport aux animaux et confesse qu’il n’aime pas les chats. »172. Ensuite, il met en évidence les déformations de la pensée deleuzienne par Abd Al Malik, prouvant qu’il ne connaît pas les thèses du philosophe : « […] « Gilles, il s’en fout d’être beau, il dit que l’important c’est de rester toujours fidèle à soi… ». Rien n’est en effet plus éloigné de la pensée de Deleuze, telle qu’il l’expose aussi bien dans ses livres que dans l’Abécédaire, que le cliché du philosophe qui « se pose beaucoup de questions » (la philosophie n’est pas réflexive mais créatrice de concepts, répétait Deleuze) ou que l’idée selon laquelle « tout » est toujours-déjà donné, et seulement à redécouvrir (Deleuze a au contraire passé son temps à souligner que tout s’inventait et que la philosophie comme l’art consistaient à créer du « nouveau »). […] »173. Enfin, la critique centrale porte sur le fait que l’artiste est accusé de se fairevaloir, sur le dos du philosophe et des jeunes de banlieues : « […] Ces démonstrations gratuites d’érudition, cet étalage de références culturelles prestigieuses, ce name-dropping, suscitent à vrai dire un certain malaise. Il est vrai que n’importe qui, noir ou blanc, riche ou pauvre, peintre, chanteur ou 170 Abd Al Malik, « Gilles écoute un disque de rap… et fond en larmes », Dante, 2009 P. Tevanian, « Pierre écoute un disque de slam… et vomit, À propos d’un détournement de cadavre signé Abd Al Malik et intitulé « Gilles écoute un disque de rap… et fond en larmes » », 14 février 2009, LMSI, Cf. www.lmsi.fr, Consulté le 12 mars 2009 172 Ibid. 173 Ibid. 171 167 slammeur, peut très bien s’enthousiasmer sur Gilles Deleuze et vouloir exprimer et partager son enthousiasme, pourquoi pas dans une chanson ? Il est vrai aussi que le besoin d’afficher à outrance des références culturelles prestigieuses peut être perçu comme une réaction de défense, voire de révolte, contre un certain discours dominant qui dénie aux classes populaires et aux jeunes issus de la colonisation toute capacité de connaître, comprendre et apprécier un philosophe comme Gilles Deleuze. Mais l’impression qui prédomine, quand on écoute le morceau d’Abd Al Malik, est ni celle d’un simple hommage à un philosophe apprécié, ni celle d’un défi adressé à la caste des intellectuels professionnels, mais celle, beaucoup plus déplaisante, d’une volonté de distinction, aux dépens des prolétaires, indigènes et autres « jeunes de banlieue ». En somme, quand on entend « Gilles écoute un disque de rap », on entend aussi, en sous-texte : Abd Al Malik lit des livres de philo et donc : Abd Al Malik est un bon immigré, un bon noir, un bon banlieusard, civilisé, «évolué» comme on disait dans les colonies. […] »174 La dernière rencontre que nous avons eue avec l’artiste en 2009 portait sur une conférence à trois voix au sein des Facultés Saint-Louis à Bruxelles. Une nouvelle organisation soufie bruxelloise proposait une approche réflexive autour du soufisme, de l’engagement et de la mobilisation d’éléments spirituels et religieux au sein de la pratique artistique et un témoignage d’un artiste soufi, celui du slammeur Abd Al Malik. Lorsque nous étions en coulisse, le manager du rappeur et l’artiste en personne nous confirmèrent que leur implication dans cette voie était une manière de pratiquer la Da’wa : on montre le vrai visage de l’islam et les gens accueillent cela avec un intérêt très particulier, nous confiaient-ils. 174 P. Tevanian, « Pierre écoute un disque de slam…, Op. cit. 168 Chapitre 5. L’impact des musiques urbaines sur la jeunesse musulmane : Le cas du rap. L’expression rapologique est une discipline musicale contemporaine à l’impact important sur les us musicaux de la jeunesse mondiale. Ceci grâce à la circulation planétaire dont bénéficie la musique et qui a vocation à la rendre apatride. Ainsi, le rap n’a de cesse de s’implanter, depuis 30 ans, sur l’ensemble des continents de la planète. Il se greffe sur des cultures contrastées. On trouve, désormais, des rappeurs issus des populations aborigène, kazakhe, tamoul175, sahraoui, indienne ou de la Péninsule arabique176. Ils pratiquent le rap dans leurs langues respectives, avec des sonorités musicales propres à leurs cultures d’origines. 1. Aux sources américaines du Rap Les sources existant en matière de rap sont importantes et nous nous limiterons à en mentionner les principales tout en citant dans le texte les références exhaustives portant sur l’historique du rap et son évolution, ainsi que sur les particularismes culturels dans lequel il se développe ; nous mettrons également en exergue les biographies consacrées à l’un ou l’autre artiste ainsi que les anthologies. Le rap trouve d’une certaine manière ses racines profondes dans les cantillations des esclaves des champs de coton américains. Elles sont la matrice commune de beaucoup de genres musicaux tels que le Blues, le Jazz, la Soul ou le Rap, ou bien encore le Ragtime177. La filiation culturelle et musicale se perd un peu dans les orientations nouvelles, mais la trame artistique des origines fait bien écho aux expressions contemporaines. Dans le contexte esclavagiste américain, les supports qui rappelaient une culture africaine étaient alors proscrits par les propriétaires terriens, et les alternatives de substitution firent leur apparition de manière extrêmement subtile, tout en demeurant continuellement affirmées. La transmission de l’héritage à tout prix, la 175 Cf. http://www.youtube.com/watch?gl=FR&hl=fr&v=y4kc4VYqo0A, Consulté le 30 septembre 2009. 176 Cf. http://cpa.hypotheses.org/428, Consulté le 30 septembre 2009. 177 Cette dernière va notamment influer sur la musique de Debussy (mort en 1918) et de Ravel (mort en 1937). 169 subversion symbolique, la plainte de l’exploitation, le vécu du déracinement et l’affirmation identitaire sous-tendaient toutes les manifestations artistiques de l’époque. Tous ces messages liés aux chants des origines esclavagistes se retrouveront, d’une manière ou d’une autre, dans les dérivées tardives comme le rap (Young, 1987). Les instruments de musique à caractère africain étant radiés, ce sont les chants qui serviront de support à une résistance culturelle collective. Ces chants ont une densité africaine transmise par la mémoire vivante et portent des expressivités nouvelles liées à la déconnexion des origines issue de l’esclavage. Les « chants de labeur » (Work song) et les « rythmiques scandées dans les champs » (Field hollers) se conserveront et se transformeront au gré des tendances musicales, des espaces d’écoute et des modes. Ces chants des champs, véritable poésie orale, réceptacles de l’espoir et de la souffrance de l’exploité passeront notamment sous une enveloppe plus religieuse, dans l’église des « Blacks » (Zumthor, 1983). Ainsi, il se développera un style dit spirituel (Negro spiritual) au côté d’un genre plus connu, le Gospel. Chaque individualité représentait ainsi tout ce qui se joue émotionnellement dans le groupe. Notons que c’est par la sortie de la musique religieuse des lieux de prière que le ton va être donné à la culture musicale américaine globale. L’atmosphère de la mise en scène dans les églises, tant par le chant que par l’expression corporelle, rappelle l’arrière-fond culturel d’une africanité en mouvement. La collectivité, exacerbant la mélancolie et la joie, donne le ton pour une mise en transe unifiée. Des voix telles que celle d’Ella Fitzgerald (1917-1996) joueront un rôle central dans la transmission lente du répertoire religieux vers le profane. La dextérité des artistes à l’église va révéler un certain nombre de talents qui continueront de pratiquer avec la même intensité une musique qui se dédie à d’autres thèmes qu’à Dieu. Whitney Houston (née en 1963) et d’autres grandes voix américaines contemporaines ont d’abord fait leur première école en tant que « voix d’église ». La voix va même jusqu’à commencer à n’être utilisée que comme organe musical et perdre le sens des mots. La musicalité de la voix est ainsi illustrée par le « scat ». Il s’agit là d’une technique de chant basée sur des onomatopées improvisées (invention d’Armstrong 1901-1971). 170 La musique dite noire perdurera jusque dans les années 1970 grâce au succès de la Soul music. Des visages de l’époque tels que ceux de Ray Charles alias « the Genius » (1930-2004), Aretha Franklin (née en 1942) ou James Brown (1933-2006) suffisent à traduire la captation et la transformation de la musique des champs, des Etats du Sud américain, vers les studios d’enregistrements. Les années 1970 vont marquer un tournant musical au moment de la scission de la Soul en trois tendances musicales nouvelles : le Rhythm and Blues178, le Disco et le Funk. La « Soul music » est une musique née dans le courant des années 1950 qui mêle jazz, blues et chant religieux du Gospel. Le mouvement Funk fut une réaction radicale et agressive aux dérives commerciales des deux autres courants. Une forme musicale, esthétiquement plus primitive et inventive par la recherche de supports musicaux inédits, va naître. Elle est issue des ghettos et émerge surtout depuis les quartiers new-yorkais. Plus largement, il s’agit de la naissance du mouvement culturel appelé Hip-hop dont le Rap est une des disciplines. Le Hip-hop a d’abord touché les ghettos des grandes cités américaines avec ses populations les moins favorisées, avant de pénétrer les grandes agglomérations industrielles d’Europe. Le Bronx, banlieue de la ville de New-York, est considéré comme l’épicentre mondial du rap et de l’ensemble du Hip-hop. La genèse de ce mouvement remonte plus précisément à 1974, moment où, sur la musique urbaine du disque jockey (DJ) Clive Campbell alias Kool Herc (né en 1955), s’exécutaient des rimes d’ambiance à l’initiative des animateurs de soirées (Coke La Rock et Clark Kent), lesquels étaient appelés les maîtres de cérémonie (MC). C’est sous cette appellation et par les initiales de MC que l’ensemble des rappeurs sera désigné par la suite. Le phrasé cadencé, mêlant l’argot de rue à la musicalité des rimes, exprimait le vécu de ces maîtres de cérémonie. Dans les faits, le mouvement Hip-hop s’exprime à travers plusieurs disciplines artistiques : la danse urbaine (Break dance), la construction musicale par intervention manuelle sur vinyle ou sur ordinateur (Deejaying), la peinture ou le lettrage à la bombe aérosol (Tag) et les prestations orales par le chant, le rap (MC – maître de cérémonie) ou l’utilisation de la bouche comme instrument musical ou à sonorités multiples (B-boxing). 178 Avec Stevie Wonder (né en 1950) par exemple, qui a vendu plus de 70 millions d’albums au cours de sa carrière. 171 Au-delà de toutes ces expressions, et en l’occurrence celles de sonorités urbaines nouvelles et de prestations rimées au microphone, le Hip-hop promeut avant tout une way of life spécifique pour une jeunesse désillusionnée. La situation sociale et économique en crise va accentuer le désenchantement à l’égard du mythe américain de la réussite généralisée, caractéristique de l’ère post-Kennedy. Mais c’est également l’écroulement politique et moral qui a suivi le désengagement du Vietnam sous Nixon (président américain de 1969 à 1974) qui explique la désillusion. La précarité des banlieues, la ghettoïsation des afro-américains et le sentiment de rejet qui en découle vont permettre au mouvement new-yorkais émergeant de canaliser un certain nombre d’attentes de la jeunesse. L’unification par l’art d’une frange de la population désœuvrée et la possibilité de trouver un exutoire face aux difficultés des vécus, comme dans le Bronx, Harlem ou Brooklyn, expliquent partiellement le succès du Hip hop et son essor international fulgurant par la suite. Le Hip-hop propose ainsi une issue artistique pluridisciplinaire teintée d’un arrière-fond de revendication sociale, raciale et culturelle. Une identité spécifique issue des ghettos d’afro-américains constituait un prolongement et une relève aux discours de Marcus Garvey (1887-1940), de Malcolm X (1925-1965) ou dans une moindre mesure de Martin Luther King (1929-1968). Le sens étymologique du terme Hip-hop n’a jamais été définitivement arrêté. En s’arrêtant sur le sens de chaque terme monosyllabique, on trouve en anglais que le verbe « to be hip » signifie le fait d’être « branché, à la mode ». Le terme « to hop » désigne, lui, le fait de sauter. Les deux termes signifient également dans l’argot américain la compétition pour le premier et la danse pour le second. 2. Le rap en développement Né dans un contexte local et marginal, le Rap a fortement évolué depuis son origine ; c’est aujourd’hui l’une des formes majeures de l’expression musicale contemporaine. 172 2.1. Le rap par les racines Le rap est donc né dans le courant des années 1970, dans la lignée du « Do It Yourself » des punks new-yorkais (le hip hop fut initialement surnommé le « punk noir »). Le Punk rock est à la base une musique qui trouve ses racines dans le rock et s’est fortement développé dans la première moitié des années 1970, depuis les EtatsUnis jusqu’en Australie en passant par la Grande-Bretagne. Les rappeurs posaient leurs textes sur des rythmes synthétiques et brutaux, issus alors de boîtes à rythmes bon marché. La boîte à rythme est un support électronique qui permet de reproduire l’effet d’une batterie ou de percussions, pour donner ainsi une cadence que l’on gère à l’aide d’un séquenceur compris dans l’instrument. La « jive » (terme du début du 20ième siècle), joute verbale où l’argot de rue se versifiait, en était la principale texture textuelle. Dans le rap en effet, le texte, sur le plan de sa musicalité et de son contenu, occupe une place importante. Le rap est une des expressions majeures du Hip-hop et c’est par ce canal que le grand public voit le mouvement se pérenniser et s’exporter. Il est apparu avec quelques groupes dont les « Last Poets » (formé à Harlem en 1968, le jour de l’anniversaire de Malcolm X). Il s'agissait, à cette époque, de diverses déclamations de discours battus sur des rythmes de tambours africains avec la négritude comme thème central. D’un point de vue étymologique, le rap est interprété comme l’acronyme des expressions anglaises « rhythm and poetry » ou « rock against police » ou comme une utilisation du verbe anglais « to rap » signifiant « parler sèchement ». L'ancêtre le plus proche du rap est le « spoken word », littéralement le « mot parlé ». Le premier morceau de rap proprement dit, « King Tim III » du groupe Fatback Band (New-York), voit le jour en 1979. La même année, sort le premier morceau rap en 45 tours intitulé « Rapper's Delight » du Sugarhill Gang (New York), qui sera le premier tube de rap à entrer dans le top 40 américain. Les rappeurs y sont accompagnés par un orchestre de funk (musique apparue à la fin des années 1960). Nous sommes alors aux prémices des expressions rapologiques. On peut noter aussi la parution de « Magnificient Seven » en 1980, du groupe Punk anglais The Clash (groupe formé dans les années 1970 à Londres). Ces premières expressions du 173 rap ont paradoxalement été propulsées par la volonté d’instaurer une ambiance joyeuse dans les soirées. Elles aboutiront à une démarche militante, revendicatrice, qui sera la conséquence des propos violents ou crus fréquemment utilisés et volontairement provocateurs. De telle sorte que le rap sera ainsi accueilli et perçu, dans un premier moment, comme phénomène social, bien plus que comme forme artistique à part entière. Dans la culture Hip-hop, on combine les thématiques de contestation politique à celles de la jouissance matérielle et des souvenirs d’une enfance blessée. De nombreux groupes de rap ont des textes à vocation contestataire ou politique qui les rapprochent de la tendance punk et de la poésie de la « Beat Generation » (mouvement artistique et littéraire des années 1950, avec des figures telles que John Holmes, Gary Snyder ou Lew Welch). C’est par Neal Cassady (1926-1968) que la « Beat Generation » est intégrée au rap. Ces textes, parfois très virulents, vont stigmatiser le rap dans l’esprit du public. Une thématique récurrente, notamment dans le « Gangsta rap », né à la fin des années 1980 sur la côte Ouest américaine, tourne autour de la société de consommation et les symboles du pouvoir : les femmes, les voitures ou les armes à feu seront les « objets » centraux des thèmes abordés. 2.2. Le rap des années 1980 La décennie 1980 sera celle de l'explosion du rap. En 1982, le titre « The Message », écrit par Melvin Glover (née en 1962) alias Melle Mel et interprété par Joseph Saddler (né en 1958) alias Grandmaster Flash, fut la révolution annoncée pour garantir le succès du rap à grande échelle ; il sera consacré, avec plus d’un million de ventes en quelques semaines, disque de platine aux Etats-Unis. La particularité de ce morceau est qu’il s'agit du premier morceau Hip-hop posant les jalons d’une culture de rue et décrivant le quotidien des habitants de la banlieue du Bronx. La thématique de la situation des vécus, en milieu défavorisé, va alors procurer son essence au rap et lui donner un ton grave, en marge de la fonction divertissante de la musique en Occident. Parmi les pionniers du rap, nous avons des groupes tels que Public Ennemy de Long Island (fondé en 1982 et inspiré des discours de Malcolm X notamment) qui 174 manifestait clairement son appartenance au mouvement noir et idéologiquement révolutionnaire des Black Panther Party for Self-Defense (formé en 1966). On peut rappeler aussi le succès de groupes comme Run-DMC et leur premier album, sorti en 1983, considéré comme Hardcore (Young, 1970). Dans les années 1990, des rappeurs commerciaux pesant plusieurs millions d’albums, tels que Tupac Amaru Shakur (1971-1996), vont se targuer d’avoir une ascendance légitime dans la militance. Shakur ne manquait pas de préciser, jusque dans ces clips vidéo, qu’il est né en prison d’une maman liée aux Black Panther. 3. Transculturalité urbaine : du rap des ghettos noirs à l’Europe Très rapidement, le Rap est entré en Europe, touchant notamment de jeunes français issus de l’immigration maghrébine. Parti de France et du Royaume-Uni, il se diffusera en Belgique et aux Pays-Bas. 3.1. Des canaux de diffusion La discipline du rap est arrivée en Europe dans les années 1980, coïncidant avec la phase adolescente de la seconde génération issue des vagues migratoires des années 1960, originaire de pays musulmans. Le rap américain réapproprié par des jeunes en France devient audible à partir de 1984. « Le premier hit à envahir la France fut The Message, titre conscient sur les conditions de vie des ghettos. D'où cette idée biaisée que le rap serait une musique sérieuse qui tirerait sa légitimité de la revendication sociale alors qu'il a toujours parlé de sexe, de rue et de musique. »179. L’attention du public est surtout mobilisée par le biais des radios libres et par la télévision. Le peu de visibilité médiatique du rap en Europe suffira à canaliser l’attention des jeunes au point d’en faire quasiment le seul média possible entre les productions américaines et la consommation de la jeunesse européenne. C’est le rappeur Sidney, présentateur de l’émission H.I.P. H.O.P sur la chaîne TF1, qui popularisera considérablement le Rap. Ce sera alors la toute première émission télévisée entièrement consacrée à la culture Hip-hop dans le monde. 179 David O'Neill, 2007, Explicit Lyrics : Toute la culture rap ou presque, Les éditeurs libres. 175 C'est à la fin des années 1980 qu’un rap français, du point de vue linguistique et culturel, apparaît sur les ondes, avec les premiers free-styles de Saxo, Rico, New Generation MC'S, NTM, Assassin, MC Solaar et Minister AMER. Ils défilent tous dans des prestations en direct dans des émissions radiophoniques telles que Deenastyle sur Radio Nova, présentée par Dee Nasty. Comme les Belges sont connectés par la télédistribution aux chaînes françaises, l’influence du rap en Belgique est marquée par le même canal de diffusion. Defi-J, pilier fondateur du rap belge, nous a confié qu’il a découvert le smurf et la musique Hip-hop en regardant ces émissions françaises. 3.2. Une musique urbaine comme expression des sans-voix Le rap apparaît, au vu du contenu des premières productions musicales, comme un exutoire évacuant le trop plein d’une jeunesse, un média adapté à l’expression d’une frange largement populaire de la population issue de l’immigration non-européenne. Il est ainsi significatif que le rap, dans les premiers temps tout au moins, n’entre pas dans les milieux plus aisés. Mais il n’investit pas non plus les milieux populaires, ouvriers européens de souche ou d’origine immigrée européenne. 3.2.1 Le vécu social injecté dans le rap Le transfert de cette musique s’est opéré en raison d’un vécu social. Elle est symboliquement la voix de ceux qui se considèrent des sans-voix, c'est-à-dire la musique qui représente les quartiers défavorisés, celle des décrochages scolaires ou des dépourvus d’emploi. Cette dimension symbolique reste toujours présente, même si, comme nous le verrons, le rap a dérivé de son axe, par la commercialisation en produit caricatural de variété, sur les chaînes musicales telles que MTV (créée en 1981) ou MCM en France (créée en 1989). Bien que le rap ne soit pas l’apanage des classes sociales défavorisées, le constat dressé à partir des producteurs rencontrés sur le terrain nous laisse toutefois conclure, à l’instar d’autres analyses sociologiques du rap, que la dominance rapologique est historiquement marquée par une provenance qui nous ramène au triptyque suivant : milieu de résidence, moyenne d’âge, revenus, et dans une moindre 176 mesure appartenance ethnique : c’est-à-dire une appartenance touchant au « ghetto » (selon les origines sociales et de résidence des trajectoires des artistes – banlieues ou quartiers défavorisés), à la jeunesse (la moyenne de 15 à 24 ans, mais surtout celle des 15-19 ans ressortent de l’enquête menée en 1997 par Olivier Donnat sur les consommateurs du rap) (Jouvenet, 2006 : 211) et au chômage (le rap étant d’ailleurs perçu comme un moyen d’ascension possible et de sortie de l’impasse financière). L’association « classe défavorisée » et « discipline rap » reste donc, au-delà des amplifications caricaturales, assez pertinente de nos jours. Des événements locaux vont stimuler l’implantation progressive du Hip-hop (rap). On peut rappeler la « marche pour l’égalité » en France. Les Belges, quant à eux, se considèrent dans deux cultures différentes, étant données leurs origines et les politiques hostiles à l’immigration d’un bourgmestre d’une commune de l’agglomération bruxelloise, Roger Nols (1970-1989). Au Royaume-Uni, c’est plus, en général, le repli communautaire qui alimente ce type de musique. Il s'agit donc avant tout d'une véritable musique populaire de rue, développant sa variété de thèmes. Ces derniers se déclinent le plus souvent autour du milieu résidentiel des artistes. Le délabrement des banlieues, la violence des quartiers, les ravages ou l’apologie de la drogue, la jeunesse oubliée ou révoltée, la montée du racisme ou son combat, la réalité latente du chômage mais aussi l’importance de la famille, le système de l’état oublieux des réalités de certains quartiers, l’injustice et le « deux poids deux mesures » face à la loi, les dérives de la police et le harcèlement des contrôles de routine, le respect des aînés, les parents,… en sont les principaux thèmes. 180. 180 Il s’agit d’une manifestation pour l'égalité et contre le racisme tenue en 1983. C’est la première manifestation nationale contre le racisme en France. Les origines remontent aux émeutes dans le quartier des Minguettes provoquées par la blessure du jeune Toumi Djaïda. Les habitants du quartier, dont le père Delorme et le pasteur Costil, provoquent une longue marche, inspirée par Martin Luther King et Gandhi. Les revendications se limitent à une carte de séjour de dix ans et au droit de vote pour les étrangers. La marche part de Marseille avec 32 personnes le 15 octobre 1983 ; elles seront plus de mille à Lyon. La marche est marquée par la nouvelle de l'assassinat d'Habib Grimzi, jeté du train Bordeaux-Vintimille par trois légionnaires. Le mouvement prend de l'ampleur. À Paris, le 3 décembre, la marche s'achève par un défilé réunissant plus de 60 000 personnes. Une délégation rencontre François Mitterrand qui accorde alors la possibilité d'une carte de séjour et de travail valable dix ans. 177 3.2.2 Accessibilité d’une expression poétique et musicale Mais le rap s’enracine aussi parce que sa mise en pratique est résolument accessible. La musicalité axée sur le sampling et les textes mobilisant le vécu suffit amplement pour aboutir à des pratiques présentables en public. Beaucoup de jeunes vont ainsi se découvrir un talent, en ne passant que par l’écoute de cassettes audiophoniques en boucle, tout en remplissant des cahiers de rimes et en s’aidant d’un dictionnaire des synonymes et d’un Bescherelle. Le plus grand défi revient alors à se forger son propre style de scansion, à trouver son flow. Les rudiments de musiques que le rap mobilise et les recherches de styles dans les façons de l’exprimer vont se façonner en une réelle expérience qui ira en se densifiant. Quoi qu’il en soit, pour ces jeunes, cette musique constitue quelque chose issue de leur création et qui leur appartient donc exclusivement. Ainsi, une jeunesse qui ne se retrouvait pas nécessairement dans la musique diffusée sur les ondes radiophoniques, vient de trouver « sa » musique. Elle tient, là, un cadre culturel où elle peut se dire par le multi-identitaire tout en se démarquant. Son caractère innovant, décalé, subversif et portant des similarités sociales avec les vécus locaux a fait que les jeunesses française, belge et britannique ont répondu favorablement à l’écho du rap américain en se l’appropriant identitairement en contexte social (laissés-pour-compte), en culture (état d’esprit) et en performance (jeune). Après un temps vécu en marge de la culture contemporaine, le rap finira par s’imposer, malgré l’image négative qu’il a véhiculée, comme une tendance musicale dominante dans la culture des jeunesses américaine et européenne. 3.3. Une musique comme culture et révélation d’un univers identitaire L’identification de la population maghrébine des banlieues parisiennes d’abord puis des quartiers de nombreuses autres villes à la réalité outre-Atlantique va favoriser le transfert du rap en Europe. Dans un premier temps, cette identification est triple. Il s’agit d’une situation sociale perçue comme semblable des deux côtés de l’Atlantique, et il s’agit d’une identification « raciale » : le rap est une affaire de « Blacks ». 178 Dans certains cas, cette identification se construit également par une opposition commune au monde des Blancs. Il s’agit aussi d’une identification masculine : c’est un monde de jeunes hommes qui s’écoutent parler et tentent de se clamer. Nous verrons comment de jeunes musulmans, qui s’approprieront rapidement le rap, apporteront de nouvelles facettes identitaires. Le style afro-urbain donne accès à la pratique musicale par la légitimation de la couleur de peau ou du moins par la similarité du vécu des artistes. Les rappeurs jalousent leur patrimoine, car le rap a d’abord été un moyen de dire la souffrance du quotidien. Ils estiment que personne, hormis ceux qui vivent la situation, ne peut en parler ou l’exploiter pour une autre fin. Le rap est un micro-média où le témoignage passe par l’expérience individuelle. C’est pourquoi un certain nombre d’artistes ont été jusqu’à s’inventer un passé de Bad boy ou de « racailleux ». De surcroît, le Rap constitue désormais un marché très rentable : c’est une raison majeure de mettre des murailles autour de cet univers. Cette attitude protectionniste explique pourquoi l’engagement d’artistes blancs dans le rap ou le Hip-hop en général sera longuement perçu d’un mauvais œil par les initiateurs. Ils étaient vus comme des privilégiés s’immisçant dans un patrimoine né de la misère. Le mépris pouvait se traduire par le dénigrement léger, au détour d’une rime, mais cela pouvait aussi tourner l’offensive ouverte pour la défense de l’espace sonore. On pourrait parler d’une sorte de « racialisation » du rap, laquelle prêtera à de nombreux débats. Le mouvement musical du Blues afro-américain a connu ce type de crise identitaire, ou de défense de l’identité de la discipline par le mythe des pionniers, lorsque l’expression culturelle américaine blanche s’est réapproprié le Blues par les « spectacles de ménestrels » (Minstrel show). Il s’agissait en fait d’une mise en scène de la vie dans les plantations du Sud, où les artistes blancs se badigeonnaient le visage de cirage. Ce type de réappropriation culturelle s’est vu considéré comme une discréditation de l’ensemble de la discipline. La situation n’est pas sans rappeler l’époque où Elvis Presley (1935-1977) s’appropria des musiques dites noires. Face au succès et au talent indiscutable de l’artiste, les critiques finirent par adopter Presley en disant de lui qu’il s’exprimait sur scène tel un noir. Le rappeur Marshall Bruce Mathers III alias Eminem (né en 1972), un autre artiste blanc originaire de Détroit, a lui aussi bénéficié d’une reconnaissance de la 179 communauté noire pour sa pratique de virtuose. Eminem est encore aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs rappeurs américains en pesant plus de 80 millions d’albums vendus de par le monde. Eminem a aussi pu faire une carrière exemplaire étant donné qu’il a notamment été pris sous l’aile du californien André Romelle Young alias Dr. Dre (né en 1965), lequel s’avère l’un des producteurs les plus respectés du Hip-hop dans le monde et se trouve à la tête de plusieurs labels musicaux. Parmi les autres rappeurs blancs américains qui ont percé aux Etats-Unis, avec des tubes plutôt, nous avons Darrin O’Brian alias Snow (né en 1963) et Robert Matthew alias Vanilla Ice (né en 1967). Ces exceptions dans le paysage démontrent la grande conservation de la musique rap américaine par les afro-américains. Ce conservatisme est d’autant plus possible que tous les maillons de la chaîne de production rapologique américaine sont entre les mains d’afro-américains. En Europe, la discrimination liée aux origines, quant à l’accès au rap, est également perceptible tant auprès de populations issues des anciennes colonies qu’auprès de celles d’origine musulmane. La parodie récente de Waterloo par le rappeur belge Olivier Nardin alias James Deano (1980), récemment converti à l’islam, avec son morceau satirique « les blancs ne savent pas danser » (2007), est un clin d’œil à ce préjugé en arrière-fond ; il nous montre toute son actualité au sein de la discipline en francophonie : « Je suis belge, Blanc, je suis le fils d'un keuf (policier) alors que la première chose que l'on t'apprend dans le rap c'est nique la police ; j'ai rien pour moi, je suis handicapé jusqu'à la mort pour être accepté dans ce milieu.» (Simonet, 2008). 4. Vers le « rap conscient » Le succès commercial, associé à la discipline du Hip-hop, a bouleversé son alliance systématique à une musique de « jeunes désœuvrés issus des banlieues ». Beaucoup de rappeurs, qui dépassent depuis quelques années déjà l’âge de jeunes adultes, vivent désormais de leur production et quittent la banlieue. Leurs parcours de vie montrent à l’évidence que l’âge moyen des producteurs tourne maintenant autour des 30 ans et que le niveau d’étude peut aller jusqu’à la détention du Master universitaire. C’est entre autres parmi eux, mais pas uniquement, que va se développer une nouvelle vision du rap appelée le « rap conscient ». Ce rap 180 dépasse en quelque sort le dilemme entre rap marginal-contestataire et rap commercial-bling bling. Philippe Fragione (né en 1968), alias Akhenaton, d’origine napolitaine, immigré à Marseille, converti à l’islam, est un exemple de ce tournant. Il avait commencé un DEUG de biologie. Il est désormais entrepreneur à la tête de sa propre société de production et de son label. Il a quitté son quartier marseillais pour la périphérie de la ville. L’artiste s’en est expliqué sur un morceau du dernier album du groupe IAM « Saison 5 » (2008) qu’il a intitulé « Le quartier ». Chaque couplet expliquait en partie la transformation de ce quartier, lequel devenait un danger pour la famille de l’artiste. Le refrain martelait alors comme une évidence : « Et tu veux qu'j'reste au quartier ? Que j'consigne ma haine sur du papier ? Y'a plus rien d'bon ici à part les souvenirs, les potes Les vrais, la vie bâtit des styles pour les sourires Les murs gris sont là pour regarder les meilleurs partir »181 Ce profil, certes original, démontre à quel point le milieu rapologique entretient la continuation de l’appartenance des artistes aux quartiers défavorisés. Pour s’en détacher, l’artiste se doit d’expliquer que les raisons du départ ne sont pas dues à l’ivresse du succès. L’expression rap est donc aussi un tremplin social, arrachant géographiquement les artistes à leur univers de référence ; et ce en les délocalisant ou en leur ouvrant des possibilités économiques nouvelles. On parlera alors de « communauté élective » développée à partir du rap et qui sera un formidable argument dans le développement d’ateliers d’écriture au sein des milieux associatifs. Il s’y diffuse l’idée que n’importe qui peut y arriver, à condition de chercher son talent par le travail d’écriture. Afin de motiver les jeunes en ce sens, on amènera des artistes anciennement issus du quartier, ceux-ci se prêtant en général assez facilement au jeu. La motivation pour une réussite économique par le rap est encore doublée par la sortie de l’anonymat ainsi que la reconnaissance des autres par le succès ou la performance. Le rap et le sport sont d’ailleurs associés dans les quartiers et considérés comme les seules opportunités légales d’ascension économique et sociale qui s’offrent aux jeunes. 181 IAM, « Au quartier », in Saison 5, 2007. 181 Emerge en somme un rap qui se qualifie lui-même de « rap conscient ». Il est une sorte de peinture décrivant la vie sociale, portant un message dénonciateur des injustices, tout en responsabilisant son public (face au vote, aux études, au respect des parents). Se considérant comme les porte-voix des groupes sociaux, ethniques et culturels dont ils sont issus, ces rappeurs s'adressent malgré tout au grand public. Ils abordent des thèmes comme l’oppression, l’écologie, l’injustice, le racisme, l’immigration, l’émergence de l'extrême droite, les problèmes d'identité, etc. L’importance de certains rappeurs dans l'apport de sujets sensibles, voire quasiment tabous avant les années 1990, comme le passé esclavagiste et/ou colonisateur de la France, mérite d’être soulignée. Ces rappeurs dits « conscients » se voient avant tout comme des journalistes de banlieue, estimant que les médias donnent un aperçu très partiel de leurs quartiers. Déjà, IAM, avec Akhenaton, dénonçait dans « Petit Frère » (1998) cette situation : « Les journalistes font des modes, la violence à l'école existait déjà. De mon temps, les rackets, les bastons, les dégâts, Les coups de batte dans les pare-brises des tires des instituteurs, Embrouilles à coups de cutter. Mais en parler au journal tous les soirs ça devient banal. Ça s'imprime dans la rétine comme situation normale... ». Les rappeurs participent alors à tenter de rétablir une vérité, loin des clichés sur les banlieues. Ils essayent de redonner des repères universels aux jeunes en général et aux jeunes des quartiers sensibles en particulier. Cette démarche a aussi été amorcée au milieu des années 1990, avec les paroles crues mais réalistes du congolais, converti à l’islam, Kery James. Lunatic (un duo, dont le musulman pratiquant Ali, et Booba), un autre groupe important du Hiphop français aujourd’hui disparu (1996-2003), révolutionna le rap en apportant une touche consciente de la rue, principalement avec l'album « Mauvais Œil » (2000). Une autre tendance du rap conscient prend un autre chemin et s’identifie aux pays d’origine. En effet, certains groupes, à travers une prise de distance symbolique avec ce que représente la France (colonialisme, banlieues,...), se revendiquent, artistiquement, à partir de l'appellation « rap de fils d'immigrés ». Des groupes, comme La Rumeur, luttent avec force contre le terme de « rap français ». Ils y voient une récupération de leur talent artistique par un pays qui ne les reconnaît pas et dont ils n'ont de cesse de dénoncer l'hypocrisie. 182 Plus récemment, l'émergence d'artistes comme Kenny Arkana ou Médine (né en 1983) a redoré le blason d'un style, quelque peu perdu à l'avantage d'un style plus « ego trip » (c'est-à-dire impliquant des performances vocales parties d’une introversion et d’une survalorisation de son talent) et moins porteur de messages. Kenny Arkana est une antimondialiste engagée pour la cause du Sud. Elle diffuse des reportages au travers de ses albums portant sur la résistance au capitalisme et se montre réticente à l’idée de consommer tel ou tel produit du marché. Lino de la Skinfama, organisateur et programmateur de concerts en Belgique, nous a confié que la jeune artiste marseillaise était très pointue en ce sens. Ainsi, Kenny Arkana demande une traçabilité des produits qui lui sont proposés et refuse même, pour les cas d’urgence tels qu’il peut s’en présenter lors de coulisses de concerts, de prendre des médicaments produits par certaines industries pharmaceutiques. Médine, quant à lui, propose un discours axé plutôt sur le pédagogique, le journalistique et le conscient à connotation islamique. Il dit, par exemple, dans son album « Arabian Panther » (2008) sur le morceau « Besoin de révolution » : « Le R.A.P aurait bien besoin d'un Checkpoint Car les M.C tiennent le micro comme un Sex-Toy ! Besoin de performances, de morceaux hors-formats, D'être au Rap ce que Muhammad est à George Forman ! Besoin d'effort, de Hardcore et de réformes. Besoin que le binôme Lunatic se reforme ! » Médine est un des critiques du rap bling-bling. Le « binôme Lunatic » dont il parle était un groupe composé de deux artistes dont l’un, Ali, est un musulman pratiquant à la plume consciente. L’autre, Booba, est devenu, depuis la séparation du groupe, l’une des plus grosses ventes françaises du rap versé dans le « m’as-tu-vu » et les clichés. Le rappeur Booba peut d’ailleurs être considéré comme l'archétype d'un tel rap. La rupture de l’ostentatoire pour une démarche plus engagée dans le fond et dans la forme fonctionne bien depuis que le public répond présent sur les marchés alternatifs ; les Majors sont désormais contraintes de composer avec ces nouveaux profils. 183 5. Islam et rap : entre expériences américaine et européenne Le rap n’est pas seulement enraciné dans les situations de marginalité des Noirs américains. Il est marqué aussi par l’islam. Et cette identité islamique du rap, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, ne fait que s’amplifier, tant par l’affirmation de l’appartenance de rappeurs à l’islam, ou aux organisations musulmanes américaines, que par les textes qui en font l’apologie. 5.1. Une musique des ghettos de l’islam L’imprégnation de l’islam est bien présente dans le rap américain dès ses origines et une sorte de soupçon permanent de la conversion et de l’intégration des artistes afro-américains plane en permanence sur le champ rapologique et même audelà. La Nation of Gods and the Earths, plus connue sous le nom de Five-percent Nation est une frange dissidente de Nation of Islam. Elle est fondée à la fin des années 60 par Clarence 13X et propose une voie qui réfère à Dieu mais se veut en périphérie du cadre islamique traditionnel. Elle compte parmi les groupes dissidents les plus importants, et son impact dans le milieu rapologique est majeur. On retrouve une présence de cette revendication dans l’espace du rap britannique mais elle s’est atténuée depuis quelques années. William Michael Griffin Jr. (1968) alias Rakim, converti à l’islam à l’âge de seize ans, et qui est un des pionniers du Rap, en fait partie. Le Rap serait ainsi « teinté d’islam depuis les origines ». Et le mouvement d’identification à l’islam s’amplifie : beaucoup de rappeurs vont ainsi s’identifier religieusement à l’islam en tant qu’expression de la foi mais aussi par conviction politique, c'est-à-dire comme posture contre la religion du « blanc dominant ». Ce sont généralement les mouvements précités et leurs dérivées qui vont englober les appartenances des rappeurs se revendiquant musulmans. Le 2 mars 2009, le rappeur Cordozar Calvin Broadus Jr. alias Snoop Dogg (né en 1972), aux 35 millions d’albums vendus, a rejoint publiquement la Nation of Islam lors de la Convention annuelle de l’organisation à Chicago. Il est pourtant connu pour ses textes où sexe et argent sont harangués. 184 Retenons pour l’exemple quelques autres noms de célèbres rappeurs musulmans américains : Tracey Morrow alias Ice-T (1959), Lorenzo Patterson alias MC Ren (1969), Eric Schrody alias Everlast (1969), Dana Elaine Owens alias Queen Latifah (1970), O´Shea Jackson alias Ice Cube (1969), Dante Terrell Smith alias Moss Deff (1973), Mutah Beale alias Napoleon (du groupe Outlawz – qui est passé de la chanson à la prédication islamique) et rebaptisé Mutah Wassin Shabazz Beale (1977), etc. Tous ces noms sont significatifs dans le Hip-hop américain et international. Retenons encore quelques noms mentionnés par Ted Swedenburg de l’Université de l’Arkansas. En février 1997, l’auteur présentait une communication s’intitulant « Islam in the Mix: Lessons of the Five Percent », au sein du département d’Anthropologie. Il y met en avant que : « Among the commercially successful and critically hailed rappers who belong to the Nation of Gods and Earths are: Rakim (Allah) of Eric B and Rakim, Big Daddy Kane, Poor Righteous Teachers, Busta Rhymes, Leaders of the New School, The Guru of the group Gangstarr, Pete Rock and CL Smooth, and Mobb Deep (whose latest release entered the Billboard charts at #6 on December 1, 1996). All members of the group, Wu Tang Clan, belong to the Five Percent Nation, including those whose solo work has sold in the millions: Method Man, Ol' Dirty Bastard, Raekwon, and most recently, Ghost Face Killer, (...) »182. 5.2. Faire du rap une voix de l’islam en Europe « Un jour… ils prendront le pouvoir... le pouvoir culturel... comme les soixante-huitards en leur temps »183. Cette phrase a été la conclusion d’un reportage consacré au rap en France par l’émission « Envoyé spécial » de la télévision publique française. En Europe, les jeunes d’origine musulmane ont été à l’avant-garde de la réception du rap. Certainement, la filiation religieuse s’est juxtaposée aux filiations sociale et « raciale ». Et, tout comme aux USA, depuis une dizaine d’années, on peut parler d’un rap à caractère musulman, voire islamique. 182 Cf. l’intégralité de la présentation : http://comp.uark.edu/~tsweden/5per.html, Consulté le 16 août 2009. 183 Envoyé spécial, France 2, « Les enfants du rap », décembre 2006. 185 La grande différence avec les USA, c’est que les artistes musulmans européens traduisent leur appartenance religieuse non pas à partir d’une logique de confrontation ethnique et raciale, mais à partir d’une démarche d’affirmation identitaire liée aux réalités sociale, de provenance ou religieuse. Les styles et les expressions sont plutôt pétris en Europe par les expériences de vécus (d’un islam hérité et ensuite réapproprié), par les dénonciations de situations sociales, politiques ou religieuses (l’entretien des ghettos sociaux, l’ordre public discriminant, la problématique du foulard, le sentiment d’islamophobie en France, la situation en Palestine), ainsi que par les héritages culturels auxquels l’artiste se trouve confronté. Fortement investi par un certain nombre de personnes originaires de pays musulmans, ou bien par des convertis d’origines diverses (Congo, Espagne, Italie, Martinique, Chypre, etc.) ou locales, le rap aura pris, dans les années 1990, une densité qui laisse transparaître du religieux. Ainsi, les scènes française, belge, hollandaise et britannique sont marquées par la présence massive d’icônes musicales qui affichent leur appartenance à l’islam (logo à caractère religieux, choix du calendrier lunaire, posture de prière, invocation en arabe, formules du répertoire islamique). Le choix des instruments ou les lieux à connotation religieuse que l’on mobilise lors des tournages de vidéo clips affichent également la référence à l’islam. Cette émergence de l’islam dans le rap est diffuse dans le monde anglo-saxon et prend une ampleur de plus en plus explicite dans le monde francophone. Les rappeurs musulmans comme Médine du Havre ou Mecca2Medina de Londres sont amenés à s’imprégner de l’héritage Hip-hop tout en promouvant la capacité à se détacher de ses dérivées « non-éthiques ». Médine a synthétisé, lors d’une interview accordée le 09 janvier 2009 à un site Internet, toute l’attente de ces nouvelles voix dans le champ artistique en général. Il commentait alors la sortie de son dernier album en ce sens : « J’attends trois choses, d’abord confirmer ma position d’outsider au sein du rap français. M’inscrire dans le paysage français, faire partie des futurs espoirs du rap. Ne pas qu’on se dise « Médine c’est trop scolaire, c’est un prof d’histoire qui fait du rap etc. ». Je veux faire comprendre que le rap « conscient » est compétitif. Le fait de me documenter, de parler de ce que je connais, d’utiliser une bibliographie, ça gène des rappeurs, car ça les renvoie à leurs faiblesses. Aujourd’hui le rap français, en termes de textes, est très pauvre, je suis obligé de chercher dans la variété pour trouver de nouvelles façons d’écrire, le rap français est très plat. Des artistes comme 186 Kerry James, Kenny Arkana ou moi les renvoient à leur propre échec au niveau de leur écriture. Ensuite j’espère atteindre des ventes honorables, vendre des disques pour prouver que le rap conscient peut être encore compétitif. Bien souvent on pense que pour vendre il faudrait faire de la musique pour enfants, qui passe sur Skyrock en boucle, de la musique cul-cul. Je pense qu’en mettant du contenu dans nos textes on pourra séduire le public et l’informer sur ce qui se passe. L’objectif est d’avoir des ventes comme celles de Soprano, Diam’s, Rohff ou Booba (NDLR : soit au moins disque d’or, 75000 exemplaires). Enfin j’aimerais jeter un pavé dans la mare en termes de discours. On caricature beaucoup le rap aujourd’hui, de même que le musulman ou le jeune des quartiers et moi je suis tout ça. Je veux montrer par l’exemple qu’on peut avoir un discours opposé mais dialoguer ensemble. »184. Les rappeurs musulmans veulent donc se démarquer du rap commercial et redonner au rap ses titres de noblesse. Le succès est fortement palpable en France. Les retours à la musique de Kery James (né en 1977), les apports d’Ali (né en 1975) de Manza (né en 1975), de Kamelancien (né en 1980) ou bien encore de Bakar (né en 1980) sont des exemples assez explicites en ce sens. Plusieurs enjeux impliquant les musulmans et l’islam sont à l’origine de cette nouvelle et vivace conscience rapologique, notamment les événements du 11 septembre 2001. Le 19 décembre 2008, Akhenaton nous confia pourtant qu’il préfèrerait minoriser son choix religieux dans l’ère post-11 septembre 2001 et rendre plus discrète son appartenance à l’islam : « Pour moi…, enfin après c’est… c’est…c’est un vaste débat. Ma vie de musulman et ma vie en tant que, on va dire, en tant… identitairement… c’est plus… c’est plus… c’est plus une partie de ma vie privée que de ma vie professionnelle. Ma vie professionnelle, euh… je mentionne beaucoup moins, par exemple, mon appartenance religieuse et mes convictions…je les mentionne beaucoup moins qu’il y a dix ans, par exemple. Tout simplement parce que j’ai l’impression que le dialogue est impossible. »185 Ses textes consacrés à la foi, qui mêlent mystique et aspect civilisationnel, remontent effectivement à une dizaine d’années. La chanson explicitement intitulée « Dirigé vers l’Est », de l’album « Métèque et Mat » (1995), traduit une démarche spirituelle personnelle faite de quêtes et de tensions. Le personnage de ‘Abd Al- 184 Cf. http://prisedirecte-banlieue.typepad.fr/lire_la_suite/2009/01/medine-et-le-rap-conscient.html, Consulté le 16 août 2009. 185 Interview accordée pour notre enquête de terrain au KVS de Bruxelles, 19 décembre 2008. 187 Hakîm auquel il est fait référence souligne le prénom que l’auteur s’est choisi au moment de sa conversion : « (…) J'ai donc crée une rime pour chaque degré, Comme un esprit en escalier qui tend à s'élever. Puis dédié, mon encre, mon temps, mes vœux Et 361 phrases pour Dieu. (…) » En 2007, l’artiste scandera plutôt sur un ton amer : « Le stylo et la feuille représentent pour eux la frayeur ultime Plus rien m’étonne d’puis qu’ils ont assassiné Ibrahim Ils veulent ma peau quand j’dis : « Bismillah ar-Rahmân ar-Rahîm » Ils traitent ça comme le pire des outrages (…)»186 Le tournant dû aux événements du 11 septembre est, malgré tout, évoqué par beaucoup d’artistes. Lors de nos entretiens avec les rappeurs, l’affirmation identitaire semblait aller de pair avec la volonté de réagir face à une image négative véhiculée par les médias sur l’islam. Abd Al Malik présente assez bien la tension vécue par l’artiste face à l’effondrement des tours de New-York : « J'avais déjà un flow de taré lorsque les tours jumelles se sont effondrées J'avais déjà un flow de dingues lorsque les tours jumelles se sont éteintes Je fus choqué dans mon intime et je vous jure, que si j'n'avais pas eu la foi J'aurais eu honte d'être muslim. Après ça fallait qu'on montre aux yeux du monde, Que nous aussi nous n'étions que des hommes, Que s'il y avait des fous, La majorité d'entre nous ne mélangeaient pas, la politique avec la foi. »187. Médine déclare que cet événement majeur a été décisif dans son engagement d’artiste et de citoyen : « Je me suis mis à rapper et à sortir mon premier projet 11 septembre, car je ressentais une certaine frustration en tant que citoyen français. J’avais l’impression que l’information allait à sens unique. Depuis le 11 septembre 2001, on dégueule sur notre communauté, sur les gens issus de l’immigration, sur les gens des ghettos de France. Personne ne dit rien et les gens qui sont censés nous représenter sur les plateaux télé ne sont pas représentatifs. Ce sont des guignols que l’on va chercher je 186 187 IAM, « Nos heures de gloire », in Saison 5, 2007. Abd Al Malik, « 12 septembre », in Gibraltar, Atmosphériques, 2006. 188 ne sais pas où, des mecs qui sont en déficit d’élocution. Je me suis dit qu’il fallait utiliser cette actualité qui va contre mon identité. »188. Contrairement à Akhenaton, des artistes du rap affirment explicitement leur identité religieuse depuis. Ainsi, le marseillais Vincenzo, du groupe Psy4 de la rime, écrit le morceau « On sait mais on fait », sorti en 2008 dans l’album « les Cités d’or » produit par Barclay, un texte chargé de morale religieuse où se met en scène le musulman dans toute sa subjectivité Médine va même être pionnier dans ce type d’écriture. En 2008, un texte intitulé « I’m Muslim Don’t Panik » fera la notoriété du rappeur. Il en fera la marque de fabrique et le slogan de sa tournée pendant un an en France et en Belgique (Don’t panik Tape, 2008) : « Médine Don't Panik ! Muslim, je le suis everyday. Ecoute ma chronique d'une république effritée. Boul'éhia, de ta barbe, dis-leur Don't Panik ! Musulmane de ton voile, dis-leur Don't Panik ! Banlieusard de ta ville, dis-leur Don't Panik ! Mon slogan, ma devise, c'est le Don't Panik ! Prolétaire de ta classe, dis-leur Don't Panik ! Africain de ta peau, dis-leur Don't Panik ! Musulman de ta foi, dis-leur Don't Panik ! Mon slogan, ma devise, c'est le Don't Panik ! » Dans le monde anglo-saxon, les engagements peuvent varier entre une expression musulmane et une expression islamique. La première, à l’instar de celle des Outlandish du Danemark, traiterait de vécus musulmans dans une réalité qui ne s’exprime pas qu’au travers du religieux. On aura alors des textes du type « I Only Ask Of God » : « I only ask of God. He won't let me be indifferent to the suffering. That the very dried up death doesn't find me. Empty and without having given my everything. I only ask of God. He won't let me be indifferent to the wars. It is a big monster which treads hard. On the poor innocence of people. 188 Cf. http://www.ptb.be/hebdomadaire/article/interview-le-rappeur-francais-medine-besoin-derevolution.html, Consulté le 16 août 2009. 189 It is a big monster which treads hard. On the poor innocence of people. People... people, people. I only ask of God. ». Le groupe Mecca2Medina déclarait de son côté, dans un ton oscillant entre la déclaration de foi du groupe et la prédication : « I’m proud to be a Muslim Proud to be a servant of the all living, forgiving who’s within Deep inside your soul closer than your jugular Closer than sight can see, when using binoculars I’m proud to be a servant of Allah who’s popular Famous in Nigeria, China, Malaysia, Germany, England, Japan, Jamaica, Australia All around the globe people read al-Fâtiha Start with Bismillah, and then al-Hamdulillah When people take Islam they say the Shahadah Go around the Kaa’ba, seven times circular I feel sorry for the people whose theory is secular They follow desire, I follow Rasûlallah».189 C’est ainsi que se profile dans le marché musical français et dans l’espace communautaire musulman de Grande-Bretagne, depuis le début des années 2000 surtout, et avec un indéniable succès dans un marché musical ciblé, du rap à caractère musulman ou islamique ; c’est-à-dire un rap porteur d’une expression musulmane densément revendiquée à partir de l’ancrage religieux. La pochette de l’album du groupe Mecca2Medina cité plus haut représente un jeune homme en prosternation sur un tapis de prière, avec sa casquette posé à côté de lui. Les ingrédients de la réconciliation entre les univers resteront le message majeur de la plupart de ses expressions : Hip-hop/Islam, jeune/pratique religieuse, foi/réussite sociale,… Conclusion L’implantation du rap en Europe a connu des vicissitudes contrastées bien que dans une perspective relativement unifiée. Son évolution est intéressante. Produit dans un premier temps en majorité par des hommes pour des hommes qui s’identifient par 189 Mecca2medina, « Proud to be a Muslim », in Proud to be a Muslim, Sound vision 190 leur couleur de peau, le rap manifeste une identité masculine qui se construit en marge de la société, dans une frustration due à un manque d’accès à la société, un manque qui se rencontre en particulier dans les domaines de la consommation et de la vie professionnelle. C’est un rap de la plainte, de la contestation et du rejet. Le succès de cette musique simple et accessible, mais sous-tendue par la richesse des textes, l’oriente vers une large commercialisation. Aux yeux de certains puristes, c’est une trahison par rapport aux origines. Mais cette commercialisation a pour effet de donner au rap des contenus plus universels, plus propositifs, moins agressifs : c’est le rap conscient. Le rap prend même une allure éducative. C’est dans cette foulée, qu’en Europe notamment, se greffe un nouveau filon : le rap affirme une identité islamique. On renonce alors aux accents raciaux du rap islamique américain et on en fait une affirmation identitaire particulière, autant qu’un instrument pédagogique. 191 PARTIE III. Productions musicales : identités, champ et norme religieuse Chapitre 6. Construction identitaire des artistes musulmans Introduction La synthèse des trajectoires artistiques, la construction des vécus faite à partir des témoignages personnels des chanteurs, les discours sur l’islam et la manière d’en signifier l’appartenance nous ont amené à élaborer une approche catégorielle des biographies. Plutôt que de dresser des trajectoires biographiques exhaustives d’individualités, le classement proposé à partir des « life history » nous a plutôt conduit à faire converger les similitudes dans les parcours, vers deux entités distinctes, où d’une part s’exprime une référence essentielle à l’islam et d’autre part, l’islam sera plutôt secondaire, voire absent. Cette typologisation des vécus et des tendances artistiques du terrain porte donc sur le caractère dominant qui se dégage de la carrière ou du profil personnel de l’artiste ou celui qui nous a semblé le plus pertinent d’éclairer. Les profils médiatiques et ceux concernés par la norme religieuse sont traités ailleurs. Nous avons tenu compte, au travers de ces catégories, du degré de mise en évidence de la dimension de la « représentation de l’islam », mais aussi, d’éléments générationnels, du phénomène des répartitions disciplinaires en fonction des genres. Dans le premier pôle, sont repris quelques artistes musulmans significatifs et qui représentent le profil d’un certain nombre. Notre sélection dresse un profilage représentatif des expressions du champ musical. Ceux qui s’appuient sur l’islam, se réapproprient l’islam dans les discours, les gestuelles, les mises en scène, le choix des vêtements scénique, le corps et les contenus islamiques des chansons. Le texte est ainsi incarné dans l’expression et touche principalement les chanteurs de Nashîd et ceux de la musique soufie. Mais l’incarnation de l’islam se 192 joue aussi dans la transparence de la pratique religieuse, par des rappeurs tels qu’Ali, ex-rappeur de groupe Lunatic de Paris, le slammeur parisien Khalis ou le groupe de rap Ultime Espoir. Nous y épinglons aussi les artistes qui ont fait de l’islam une thématique centrale de leurs productions. Elle comprend évidemment les disciplines construites, à la base, dans les cultures islamiques ou dans la religion, mais elle intègre aussi les autres disciplines. L’islam est donc vécu par les artistes de cette catégorie comme un socle de base à l’écriture et au contenu des productions. L’islam peut aussi se limiter au profil de l’artiste, qui incarne la religion dans ses représentations les plus symboliques, sans nécessairement recourir à une sémantique religieuse. Dans le second pôle, on préconise de présenter les profils de chanteurs qui annoncent, de manière très subreptice, voire comme une émanation naturelle de soi, leur référence à l’islam. Nous sommes, là, loin des schémas d’artistes utilisant l’islam à des fins de représentation plus défensive ou exclusive de la religion. Nous avons plutôt affaire à des manifestations ordinaires de vécus. Les formules religieuses, les regards sur une religion plus intimiste et une traduction du rapport à la pratique seront les spécificités les plus évidentes de la manifestation. On y inclura également les productions d’artistes qui, pour l’une ou l’autre raison, ne font jamais référence à leur religion, sauf de manière sporadique, dans des interviews ou au passage d’un couplet. Ces artistes font de leur expression un moyen de manifester leur « fidèle » appartenance au pays d’origine des parents plutôt et aux politiques d’union entre différents pays non européens, au Maghreb par exemple. Cette double allégeance montre un ancrage local de fait et une référence affective au pays d’origine. Ceci a pour conséquence de poser, pour le cas de certains artistes, un certain nombre de débats politiques mais aussi d’être parfois bien relayé par les médias européens. Le cas du rappeur Rim-K et son morceau « Maghreb United » est emblématique. On y voit d’ailleurs apparaître l’humoriste Djamel Debbouze. La dimension religieuse ne se manifestera alors, pour ces cas de figure, qu’en de rares occasions. A côté de cette bipolarité, on présente la participation féminine à la musique. On y met en évidence le profil de femmes musulmanes que l’on retrouve dans le chant soufi, dans le rap et le slam mais surtout dans la RNB française. Cette présence 193 féminine va notamment nous permettre de pointer du doigt son absence de musiques religieuses, lors des scènes publiques, et sa dominance dans des disciplines de variété. Nous verrons également que lorsqu’il s’agira d’assumer son appartenance à l’islam sur scène, ce sera surtout l’apanage de femmes britanniques et qui sont majoritairement non-originaires du Maghreb. 1. Voies et voix d’islam On voudrait à ce stade cerner les raisons et les processus par lesquels une star de la chanson, issue de la réalité islamique européenne, elle-même cosmopolite, est en train de produire une éclosion à grande échelle. En effet, par ses produits musicaux s’opère une forme nouvelle de planétarisation de la culture musulmane et qui prend pied à partir des contextes culturels européens (Appadurai 2001). Ces artistes sont perçus par les publics internationaux comme la réponse d’un islam assumé, qui s’affiche par l’esthétique et le beau. Cette image inoffensive, belle et positive de l’islam constitue pour les publics le meilleur rempart face aux ressentiments de ternissement de l’image de l’islam dans les médias. Il existe un islam viable en Europe et ces chanteurs de l’islam en sont la plus belle traduction. L’opération se joue sur deux niveaux donc, d’une part, les icônes se construisent comme des modèles d’un islam à suivre par les musulmans et, d’autre part, elles brisent l’essentialisation de l’image de l’islam médiatique. Toute une génération à créé un profil de chanteur musulman européen type. L’appartenance à l’islam et la fierté de l’affirmer, autant que l’utilisation de la musique comme média, dressent les contours d’une vague artistique qui a pris de l’ampleur depuis les années 2000. Les artistes Imaan et Shaam190 de GrandeBretagne, Musa Mustafa de Syrie, et Mohamed Lhsayan du Koweït, Khaleel Muhammad, Yusuf Islam191 alias Cat Stevens (Islam and Dick 2003), Adel Alkanderi du Bahreïn, Miloud Zenasni192, Khalid Belrhouzi et Ahmed Boukhater de France, Al 190 Site officiel : http://www.shaamgroup.com, Consulté le 6 septembre 2008. Site officiel : www.yusufislam.org.uk - Sa maison de production : www.mountainoflight.co.uk, Consultés le 6 avril 2008. 192 Il définit le genre de sa musique par : l’expérimental, le Gospel et le religieux. Cf. le Myspace officiel de Zenasni : http://www.myspace.com/miloudzenasni, consulté le 2 novembre 2010. 191 194 Bachâir, ar-Ridâ, Nibras de Belgique… sont tous ancrés dans la renommée de la culture musicale musulmane de pratiquants193. 1.1 « Mannequins de Dieu » : modélisation idéalisée du chanteur musulman Dans la présente catégorie nous avons inclus les artistes qui traduisent, dans leur manière de se présenter au public, une incarnation de la pratique religieuse. C'està-dire que des musiciens et chanteurs contemporains dictent une manière spécifique d’être à l’islam et à la contextualité. La religion sera pétrie à la mode, la morale ou la citoyenneté et fera apparaître à l’écran des musulmans branchés, décomplexés et assumant une approche religieuse consensuelle. L’aspect scénaristique de mise en avant de la foi déconstruit le concept de l’image qui, mobilisée par les artistes, laisse percoler une charge de spiritualité, de pratiques de base de l’islam et de morales religieuses. Il se dessine ainsi une mise en évidence de profils imagés par un islam palpable visuellement et raisonnablement praticable. Ces prototypes de musulmans européens faisant généralement l’apologie de vertus communes à chaque religion ou philosophie et de bon sens. L’islam est tout entier incarné par les corps, les images et les textes des chansons. Voici, par exemple, comment Nazeel Azami (né en 1981) présente son album Dunya (La vie d’ici bas) : “Dunya is a collection of retrospective thoughts on some of my experiences in a strange world. I have found that despite all the pain, there is still something you can look forward to. There is hope, and even happiness. God does care about us, after all. My vision is to present entertainment that enjoins and celebrates our traditional values of learning, gratitude, compassion and family ties.”194 A l’heure des confluences culturelles, certains vont se pencher sur des genres nouveaux. On verra, en Europe par exemple, des tentatives de glissement vers le rap (Krims 2000) que l’on qualifie d’islamique, la « musique halal » insérée pour une nouvelle mise en forme du Nashîd. Le réflexe général consiste à actualiser les 193 Ceci a commencé par l’importation de profils issus du monde musulmans, tels que les tournées des groupes Raihan et Qatrunada de Malaisie. Ces groupes ont inité un rapport entre le musical et le religieux. Ils ont été parmi les pionniers d’une mise en scène d’un « islam musical », donnant une charge professionnelle au Nashîd, qui n’était dans le courant des années 1990 qu’en émergence. Site officiel : www.raihan.com. 194 http://www.awakening.org/nazeelazami/about/index.htm, Consulté le 2 novembre 2010. 195 contenus et à opérer une recodification musicale, en puisant dans les répertoires esthétiques contemporains. Aussi, la période contemporaine se traduit par une tentative de réappropriation de l’héritage islamique et renoue avec des genres musicaux populaires, confrériques et de divertissements. Un processus de fusion musulmane se constitue dans la valorisation des acquis musicaux musulmans. Le luth arabe, les Mawaâl (improvisation vocale introductive d’un chant) ou le dépoussiérage des répertoires de maîtres de la musique n’ont jamais été aussi fortement exploités. Cet exotisme interne aux réalités musulmanes ou recherche de patrimoines musicaux du terroir traditionnel se joue certainement sur le volet identitaire. Il s’y déploie l’envie de montrer la profondeur des racines des origines, la prise de conscience de la valeur musicale des répertoires et aussi une proposition originale de soi, au travers d’une synthèse des inputs culturels, capables de toucher un public des origines et du contexte de production. Les artistes qui modélisent consciemment ou non ces comportements islamiques touchent de larges auditoires et les relais médiatiques accélèrent la visibilité à grande échelle. Les succès du macédo-britannique Mesut Kurtis, de l’azéro-britannique Sami Yusuf, du libano-norvégien Maher Zaïn, du converti britannique Hamza Robertson ou du sud-africain de Londres Zaïn Bikha nous montrent que depuis les années 1990, en effet, des propositions d’icônes démontrant un visage varié sur le plan identitaire et positif de la religion sont attendues. L’émergence de ces profils sous forme de mouvement culturel islamique contemporain date du début des années 2000. Les modélisations de stars de l’islam offrent la capacité de promouvoir un islam viable dans les sociétés contemporaines mondialisées et qui vivent une crise de la représentation et des discours religieux capables d’engouer les foules de la jeunesse musulmane. Avec ces artistes, on se situe dans une pratique idéalisée en postmodernité : l’islam passe donc désormais par les concerts. Ces caractéristiques de mise en scène de l’islamité se développent au-delà des seuls répertoires religieux. Quoique ces derniers soient dominants, on trouve de façon sporadique des représentations de l’islam par le corps au travers du rap et de la musique traditionnelle. La maison de production musulmane Awakening s’est spécialisée dans la formation de profils musulmans de ce type : 196 « Awakening is a pioneering Islamic publishing and media company based in London and Cairo. Its music division - Awakening Records identifies and promotes Islamic music stars such as Sami Yusuf, Mesut Kurtis, Hamza Namira and Maher Zain. »195 Elle a gagné sa reconnaissance internationale en proposant un islam contemporain et hors des frontières, c’est-à-dire pratiqué par une jeunesse qui promeut des symboliques de l’islam qui ne seront pas polémiques. Avec le titre de la chanson : « This Man is my hero » du jeune britannique Hamza Robertson, un chanteur de Nashîd converti à l’islam qui parlait du Prophète de l’islam, ou celui de l’album « Thank you Allah » du norvégien d’origine libanaise Maher Zaïn (avec plus d’un million de fans sur le site Facebook : http://www.facebook.com/MaherZain), on aura compris que personne dans le monde musulman ne remettra cela en question. La simplicité et le consensualisme, insérés dans un travail de retouches de l’image des artistes, propulseront en moins de dix ans une nouvelle voix musicale, autant qu’une voie de l’islam contemporain. L’impact ne doit aucunement être sous-estimé, car désormais ces artistes se trouvent en tête d’affiche de tous les événements culturels islamiques, mais aussi sur les chaînes télévisées musicales des pays musulmans (Turquie, Maroc, Arabie Saoudite, Jordanie, Liban, Qatar, Egypte) ou sur les télévisions religieuses (les chaînes satellitaires tels qu’Iqra’, ar-Risâla, al-Majd). Patrick Haenni parle, à ce propos, d’un enrichissement des discours islamiques à partir de préceptes de la littérature du management américain. En effet, une littérature économique, au service d’une vision islamique, s’est affirmée avec vigueur par l’intermédiaire de leaders musulmans tels que ‘Amr Khaled ou Tareq Sweidan. Elle traduit, depuis le vocable de la culture d’entreprise, un appel à la reconstruction des êtres (Haenni 2005). On y traite notamment d’excellence, de développement, de sérieux, etc. Ces discours vont transformer un certain nombre de musulmans dans leur regard religieux et aussi dans leur rapport à leur vie. Une nouvelle génération émerge. Elle dépoussière l’héritage traditionnel des aïeux pour en faire un projet adapté aux attentes individuelles. Un autre atout de la maison de production Awakening est sa capacité à produire des artistes issus d’univers culturels différents. Ainsi, ils élargissent la palette 195 http://www.awakening.org/awakening/index_stoppress.htm, Consulté le 27 mai 2010. 197 des offres d’un Nashîd formaté à des cultures et des ethnies très spécifiques. La distribution des productions cible avant tout un contenu commun, traversé par le religieux, et des formes culturelles aux variantes localisées à certaines régions. On peut parler au regard des artistes pris en charge depuis cinq ans par l’Awakening d’une sorte de United Colors of islam. Les sonorités, les langues et origines ethniques diverses ont clairement pour ambition de toucher les plus larges auditoires. Le macédonien Mesut Kurtis représente les Balkans et la Turquie, le jeune Robertson les convertis européens, Nazeel Azami les indo-pakistanais, Hussein Zahawy les kurdes, Hamza Namira l’Egypte, etc. Jusqu’à la rupture du contrat avec l’icône planétaire Sami Yusuf, l’Awakening avait focalisé son impact managérial sur ce chanteur et musicien d’origine azérie. Sami Yusuf a eu l’avantage d’être un pionnier dans l’expérience de ces nouvelles formes de Nashîd, un de ses atouts résidant aussi dans la pratique polyglotte des langues du monde musulman et de l’anglais. Ce dernier a assuré à la maison de production la place qu’elle a aujourd’hui sur le marché du « son halal » et réciproquement. Cette association qui aura duré moins de cinq ans est au départ une aventure d’amis. Elle finira par une relation entre avocats interposés et beaucoup de fans découvriront dès lors l’envers du décor de ces fabrications de voix de l’islam. Sami Yusuf reste dans l’esprit des publics l’initiateur de cette modélisation de la pratique religieuse sur scène et hormis le succès de son art, il continue de brasser les foules pour ce qu’il représente. Il propose en 2010 un nouvel album qui annonce déjà une tournée importante à travers le monde. Sami Yusuf, jouant de ce capital symbolique fort, exige des prix importants pour ces apparitions à succès. Le programmateur des Beaux-Arts à Bruxelles, Tony Van der Eecken, nous confiait avoir eu des contacts avec lui pour le programmer dans le courant de l’année 2010, ceci afin de toucher des foules musulmanes importantes sur Bruxelles. Toutefois la tentative a été un échec, du fait de la somme considérable exigée par le manager de l’artiste. 1.1.1 Le cas de Yusuf comme phénomène musical musulman contemporain Sami Yusuf se situe assurément dans un contexte général de renouvellement du Nashîd et des formes artistiques du monde musulman. Originaire d’Azerbaïdjan, 198 ce londonien est né en juillet 1980 à Téhéran où il bénéficie depuis d’un fan club important. Le jeune chanteur provient d’une famille artistiquement imprégnée de composition musicale et d’écriture. Son père est compositeur, musicien et poète. Sami Yusuf quittera l’école du foyer familial en 1998 après l’obtention d’une bourse pour l'Académie Royale de Musique à Londres. Cinq ans plus tard sortira son premier album intitulé en arabe « al-Mu’allim », ce qui signifie l’enseignant, allusion faite au Prophète de l’islam (Harris 2006). Une icône de la musique islamique venait de naître et personne ne pariait encore sur un tel succès. Sa notoriété fulgurante allait prendre tout le monde à contrepied. Les musulmans pratiquants retrouvaient enfin une digne représentation de leur aspiration culturelle et religieuse. Les artistes qui bénéficient d’un succès dans le même domaine sont tous moulés dans le modèle de Sami Yusuf. L’ensemble de l’expression artistique qui est posée dans l’album est celle d’une voix musulmane exprimant la foi. Il est ainsi entièrement consacré au prophète de l’Islam et à Dieu. Huit chants d’un style assez uniforme s’agencent donc avec quelques variantes essentiellement musicales. Sami Yusuf va ensuite proposer un album avec un titre en anglais. Il tente d’y présenter les multiples facettes culturelles et linguistiques du monde musulman. Baptisé « My Ummah », c'est-à-dire « Ma communauté », le produit se veut un panoramique d’une diversité au-delà des frontières. La production, somme toute modeste quantitativement, va connaître dès le début un foudroyant succès. Notons que d’autres figures artistiques musulmanes, toutes issues d’horizons assez différents, se sont hissées dans les choix des consommateurs musulmans. La diversité de ces voix table sur le même type de répertoire musical que Sami Yusuf. Ce sont des artistes, amateurs ou professionnels, qui se partagent le paysage européen des concerts, des tournées et des audiothèques musulmanes. A l’ère de la globalisation culturelle et d’une diffusion au gré des divers canaux de communication, l’internationalisation de ces succès ne va cesser de s’intensifier (Mohammadi 2002). Sami Yusuf répond à des attentes qui traversent l’ensemble du monde musulman. Aux attentes des classes moyennes supérieures tout au moins. Il amarre dans un monde qui se trouve confronté à son histoire récente et aux mutations plurielles qui le traversent. 199 Beaucoup de commentaires sur le net autant que dans des tabloïdes turcs, anglais, français et égyptiens sont unanimes pour dire la beauté de la voix de Sami Yusuf196. Ce qui, dans un premier temps, suffit à justifier le pourquoi du choix du fan, en apparence du moins. En tous les cas, le ton de ses innovations par le divertissement est donné. Cette nouvelle manière de présenter l’appartenance à l’Islam et à la société moderne contemporaine est une intersection qui plaît et qui répond à une approche démonstrative de l’être musulman en modernité. En Orient, ses deux albums s'arrachent, ses photos se diffusent, ses clips envahissent les écrans de la bourgeoisie d’Alexandrie et de Dubaï, ou se téléchargent en continu sur le net, des blogs multilingues lui sont consacrés, les interviews et les talk-shows se succèdent et ce depuis la BBC197 jusqu’aux chaînes satellitaires telles qu’Iqra’ et al-Jazeera. Parti d’une réalité britannique locale, Sami Yusuf est aujourd’hui un artiste qui marque la globalité du paysage culturel islamique actuel. Le succès est aussi une réalité en Europe et en Amérique du Nord. Le chanteur s’y produit régulièrement par le biais de concerts et son « image » y est désormais installée à plus ou moins grande échelle. Sami Yusuf traduit en chants et images ce que d’autres posent en écrit et prédications religieuses. Ces emblèmes du nouveau visage populaire de l’Islam répondent aux réalités et s’immiscent dans les attentes du quotidien. Il n’y a plus de rapports mitigés à la richesse, à la tradition, à la modernité. Cette voie déculpabilise les détenteurs de moyens financiers plus ou moins importants par la responsabilisation, notamment celle de la prise en compte des nécessiteux et d’une mise de l’argent au service d’une optimalisation de la pratique religieuse. Mais le travail de Sami Yusuf table sur deux plans. On est précisément en phase avec un Islam qui interpelle les classes moyennes et supérieures mais qui s’adresse également aux populations les moins favorisées. Par les classes bourgeoises individualisées, on offre une orientation éthique, l’exemple de fortunés qui font don et qui sont au service des autres. C’est donc un visage nouveau de l’Islam sans ambages politiques ou sans volonté de se constituer en mouvement social. Cette voie ne dérange pas trop ou pas encore. Pour les classes les moins 196 Notamment Nile TV, Orbit, Skoot Hangany Televison, Emel, Aljazeera, Q News, islamonline.net, Al-Ahram, Zaman, Khaleej Times, etc. 197 Pour l’interview enregistrée : www.bbc.co.uk/religion/religions/islam/features/sami_yusuf/, Consulté le 28 mars 2009. 200 favorisées, il y a là la vente du rêve, ce vers quoi le musulman comblé du point de vue matériel et spirituel est censé se projeter. C’est dans ce contexte que l’on comprend le succès foudroyant et mondial de l’artiste. Mais il importe d’en spécifier les composantes. Une maman nous a confié qu’elle espérait voir ses enfants vivre un mimétisme comportemental suggéré par les clips de Sami Yusuf. Un couple trentenaire bruxellois voit en lui un raffinement artistique mariant enfin leur goût personnel à l’éthique musulmane. Sensibles à l’art et à l’esthétique, ils ont développé une grille de sélection qualitative des productions musulmanes. L’accueil de Sami Yusuf s’est presque imposé comme une libération d’un prêt-à-consommer musulman, ceci par une rupture avec le Nashîd classiquement relayé dans les circuits de la consommation musulmane. Le spectateur extérieur ne peut réellement comprendre cette empathie pour l’artiste, s’il n’a pas été plongé dans le passif du Nashîd des consommations européennes. Face à tout ce qui avait été produit jusqu’alors, « Sami Yusuf, c’est la classe ! »198. Le constat est que la carence de productions musicales répondant aux critères de la sensibilité propre autant qu’à la norme religieuse érigeait en 2005 Sami Yusuf en exception. Une jeune fille voit même en lui un mari idéal, car il est fidèle autant à ses principes qu’attentif à son apparence, tandis qu’une jeune femme, mariée, le qualifie de fils idéal et suppose la fierté de ses parents. Les librairies islamiques vendent bien ce produit, qui s’épuise assez facilement et les clients se disent aussi fascinés par la dextérité du chanteur que par le message qu’il véhicule. 1.1.2 Une globalisation musulmane réciproque Le succès de Sami Yusuf dans les pays musulmans est probablement indissociable de son ancrage britannique. Une sorte d’exotisme renversé apparaît. Pour des musulmans de pays musulmans, il s’agit d’une figure étonnante d’un chanteur pratiquant au cœur d’un Occident trop souvent essentialisé, caricaturé, considéré comme désenchanté. Il est la preuve d’un pont possible entre Occident et mondes musulmans. En produisant cette image de musulman moderne, Sami Yusuf répond au rêve d’adhésion à un Occident possible, non contradictoire avec l’Islam. Cet Occident, 198 Témoignage recueilli auprès d’une personne désireuse d’assister au premier et seul concert de Sami Yusuf à Bruxelles en 2008. 201 expurgé de la caricature des regards orientaux, se met en scène par stabilité d’une société en fonctionnement, par la technologie, l’aisance de vie et la possibilité de joindre le succès professionnel à celui de la religion. Sami Yusuf devient ainsi la figure porteuse d’une confiance en soi, d’une réappropriation de ses identités, associées à l’espoir de l’avenir. Ce coup de frais remplace les interpellations de moralisation généralisée, adressée à la « masse » par une partie de la prédication moderne, celle qui se trouve assortie de propos exclusifs ou agressifs à l’égard de l’Occident. Sami Yusuf représente la traduction en images de ce nouvel état d’esprit du monde musulman en éveil dans l’Occident. Par ailleurs, Sami Yusuf relève d’une culture européenne imbibée d’oriental. Les jeunes générations musulmanes européennes voient à leur tour et de leur point de vue la possibilité d’un pont entre leur être occidental et leur être musulman, sans pour autant occulter leur appartenance ethnique des origines. Sami Yusuf exprime la possibilité d’une identité acceptable et fière de l’être musulman en Occident : l’être en tant qu’individu, assumant foi et richesse financière se profile. Par l’usage du média et de ses référentiels symboliques, Sami Yusuf est symptomatique d’une certaine post-modernisation de l’islam. Un commentaire, écrit sur un portail virtuel marocain, dit : « Il est devenu en peu de temps une des icônes les plus cliquables d’un Islam éclairé et vivable ». Encore une fois le croisement entre Occident et Islam resurgit : face à un Occident qui glisserait inexorablement vers un désenchantement religieux, Sami propose un réenchantement piétiste embourgeoisé. Le piège de ces productions idéalisées de la pratique de l’islam peut créer des malentendus du fait de la projection et de la lecture littérale par le fan. Ce que montre Sami Yusuf à l’écran est ce qu’il est vraiment dans sa vie, le piège est donc au risque de cloisonnement de l’artiste dans son propre univers artistique. Le 20 juin 2009, l’artiste accordait une interview, sur la ligne anglophone de la chaîne al-Jazeera, dans laquelle il revenait sur ses clips et l’image qu’il y présente de lui. Il y déclare que luimême espère ressembler au personnage de ses clips et que son travail artistique est une projection de ses propres aspirations, ainsi que celle de millions de musulmans. Cette révélation nous met face à l’évidence des confusions qui se construisent dans l’esprit du fan. La réaction d'un internaute, postée le 14 mars 2006, s'étonnait du fait que, lors d'une interview accordée à la chaîne qatarie Al Jazeera, Sami Yusuf ne parlait pas l'arabe. Il est évident que la langue arabe est la langue matricielle du 202 Nashîd et que la production de l'artiste y réfère abondamment et que donc le fan suppose qu’elle soit naturellement usitée par le chanteur : « I was surprised that Sami was using a translator - I've never seen him interviewed before, and it had never occurred to me that he didn't speak Arabic (he said that he's studying). »199. Mais, dans cette logique, Sami Yusuf est également supposé avoir perdu sa maman, ceci parce qu’il a chanté un morceau sur piano consacré à la disparition de la mère. Un extrait nous dit ceci en substance: « Now I’m alone filled with so much shame For all the years I caused you pain If only I could sleep in your arms again Mother I’m lost without you. » La présentatrice d’une émission que propose la chaîne télévisée arabe MBC TV, Rania Barghût, prise d’empathie pour l’artiste et pour cette chanson, dit en introduction de la présentation de Sami Yusuf : « Votre chanson sur la maman est très… très touchante (…) En réalité, beaucoup pensent que la maman est éternellement présente à vos côtés, mais quand elle vous quitte, elle laisse un grand vide (...) Je ressens cela, car… j’ai moi aussi, perdu ma mère. »200. Le malentendu est dû au fait que la lecture du chant se veut vérité, notamment par l’intensité que l’artiste met dans l’interprétation. C’est donc supposé être réel, personnel. En fait, l’interprétation de cette chanson est un hommage à un ami, qui, inconsolable après la disparition de sa mère, a inspiré la chanson de Sami Yusuf. La maman de Sami Yusuf, elle, est bien vivante et a encore eu l’occasion, selon les propos de Sami Yusuf, de verser des larmes de joie, en juin 2009, lorsque son fils s’est vu remettre un prix de Docteur Honoris Causa par une université en Grande-Bretagne. 1.2 Le World Nashîd ou l’islam des Baba-cool A côté des prototypes de musulmans fabriqués par le Nashîd, il existe des voix qui s’ouvrent plus à d’autres répertoires ou qui pratiquent des fusions musicales tout en étant catalogué comme Nashîd classique. Ainsi, l’équipe de Yusuf Islam et sa 199 http://abuaardvark.typepad.com/abuaardvark/2006/03/sami_yusif_on_a.html, Consulté le 18 août 2009. 200 http://www.youtube.com/watch?v=_QCLoLxUWFo&feature=related, Consulté le 24 août 2009. 203 maison de production Jamal Records et Mountain of Light sont tout entières concentrées sur la promotion de voix musulmanes du monde. La promotion de ces artistes tels que Dawud Warshby, Zaïn Bikha et Yusuf Islam notamment nous montre des voix particulières que nous pouvons classer dans la World Islamic Music ou dans le World Nashîd. Ceci, du fait que nous sommes dans un autre rapport à l’argent et au bien-être matériel. L’univers de la pop de Cat Stevens est très présente et propose des ambiances colorées, où le chanteur se met en scène de façon épurée et dans des contextes de vie photographiant des réalités de tous les jours. Les ambiances sont toujours très enveloppées par une texture où s’impliquent des chorales d’enfants, où le chanteur pousse la voix sur une guitare acoustique et où les valeurs promues sont l’amour du prochain, la beauté de la vie dans une ambiance de préservation de la nature. Cet islam « bio » connaît un succès important du fait qu’il touche à l’universalité tout en référant de moins en moins à l’islam, directement ou explicitement. Le nouveau répertoire de Yusuf Islam (depuis 2006) résume parfaitement ce nouveau genre. Interrogé sur sa musique et sur sa ressemblance avec ses premiers succès, l’artiste pointait du doigt toute l’intervention de l’artiste et du musulman. Il déclarait dans maintes interviews que si on écoute superficiellement sa musique on reconnaîtra clairement le style de Cat Stevens, mais que si on adopte une écoute plus attentive, on y décèlera la présence de Yusuf et de ses principes en tant que musulman. La sortie progressive de la pratique du Nashîd se retrouve aussi en France où se recodifie le cadre de cette musique religieuse. Le cas de Miloud Zenasni, qui a été produit et soutenu par Farid Abdelkrim, représente bien cette tendance. Sa modélisation nouvelle du chant religieux consiste à transiter par le texte religieux vers le style de la chanson française. La guitare acoustique et la voix dévouée à la recherche du sens et de l’universalité sont privilégiées. Le genre musical de nombreux autres artistes musulmans ayant une carrière internationale, tels que les Outlandish du Danemark, Salaama aux Etats-Unis, Akhenaton en France va de plus en plus vers ces répertoires à tiroirs. 204 1.3 Chant pour Dieu et cas de conscience : le cas de Rafik El Maai Avec les productions soufies, spirituelles ou savantes en contexte européen, on touche à une troisième attitude possible d’incarnation de l’islam sur la scène musicale. La voix du confrérisme et de la spiritualité scénique se résume assez bien dans l’attitude des programmations musulmanes ou non, exigeant de plus en plus une expression puriste des terroirs soufis. Les plus anciennes de ces traditions trouvent leurs origines dans la poésie arabe, dans le Huda’ (chant de chamelier rythmé sur l’avancée de la caravane) ou les chants de pèlerins. Dès le 9ième siècle de notre ère, un patrimoine musical religieux émerge, avec les confréries soufies, d’abord procheorientales. Il s’y mêle les voix humaines, les musiques instrumentales et les danses improvisées ou savamment orchestrées. D’une manière ou d’une autre, ces héritages trouvent un écho sur le continent européen. Les Muwashahât201 d’Aïcha Redouane, les Noubas202 de Rafik El Maai, les instruments traditionnels d’Abudragh et le chant confrérique de Dick illustrent tant la singulière survivance des répertoires classiques en contexte européen que leur succès (Vitray-Meyerovitch (de), 1982 ; Shiloah, 1991). La postmodernité impose une mise en scène qui photographie désormais autant un ailleurs qu’un passé. L’exotisme à deux dimensions, de l’espace et du temps, prend des formes très particulières dans le travail scénique des artistes. Toute l’élaboration scénique consiste à se démarquer des autres groupes tout étant au cœur des répertoires soufis classiques. La traduction de l’islam sur scène se résume alors par le suivi méticuleux du répertoire et par la précise revitalisation des costumes d’autres contextualités. Rafik El Maai est un artiste que nous côtoyons depuis 2002, c’est-à-dire depuis son arrivée en Belgique. C’est une figure incontournable des répertoires spirituels et de musiques savantes marocaines et arabes en Belgique. Il nous a permis de le suivre sur une série de programmations. Nous avons pénétré avec lui les coulisses des concerts, des négociations de contrats, mais aussi des studios d’enregistrements. Sa relation avec les artistes, les médiateurs du champ musical et les maîtres de la musique et du soufisme a été centrale pour comprendre les articulations auxquelles se prêtent ces répertoires en contexte européen. 201 202 Poésie et proses classique de l’al-Andalus datant du Xème siècle. Suite de la musique arabo-andalouse composée initialement de 24 noubas. 205 Avec son Ensemble al Qarawiyyîn203, Rafik El Maai a presté, entre 2006 et 2010, dans diverses villes belges telles que Gand, Anvers, Ostende, Bruxelles et Liège. Mais aussi à Paris, Strasbourg, Genève, La Haye et Francfort, et également à Tanger, Azilah, Ksar El Kbir et Chefchaouen. Il ne montra sur scène, pour l’interprétation d’un répertoire de musique arabo-andalouse, que vêtu, – comme le reste de son groupe – de l’habillement tangérois et du fez rouge. Lorsqu’il s’agit de répertoires soufis issus des confréries, la représentation prend des formes de portes ouvertes de Zaouïas du Nord marocain. Les ensembles soufis qui se produisent sur scène font la même chose. Ainsi, le travail de l’incarnation de la mystique et de la concentration passe par le visuel. Pourtant, nous avons assisté à de nombreuses occasions à des veillées dans des confréries soufies, que ce soit à Bruxelles, Paris ou Londres, mais jamais le vêtement n’a été central. La tenue longue traditionnelle était subrepticement plus que souhaitée mais le jeans qui apparaissait sous le vêtement ne gênait aucunement (En Espagne, à Grenade plus précisément, le rituel auquel nous assistions hors du cadre de la recherche était plus organisé. Le contexte et le fait que la majorité était de nouveaux convertis permettent sans doute d’expliquer ce zèle). Mais l’abandon du traditionnel vestimentaire peut aussi être une stratégie scénique pour mieux interpeller les auditoires avec le traditionnel de la prestation donc. Avec Rafik El Maai, on assiste aussi à ces nouvelles compositions. Pour se distinguer de son groupe, l’artiste principal se place au devant de la scène, s’habille de tenues classiques occidentales et décontractées, comme pour indiquer une alliance entre le terroir et la modernité, entre l’Orient et l’Occident. C’est, du moins, ce qu’il nous confiait dans la préparation de ses concerts à Bruxelles. Rafik El Maai voulait aussi pointer du doigt le fait qu’il surprenait l’auditoire avec sa voix dans une tenue qui ne prête apparemment pas à ce type d’interprétation : un peu comme un chanteur d’opéra qui pratiquerait avec un pantalon en jeans et une simple chemise blanche. L’image de l’islam s’adapte en fonction des répertoires, mais aussi lorsqu’il s’agit de croiser des répertoires avec des groupes ou des artistes issus d’autres religions par exemple. Nous avons pu expérimenter au côté de l’artiste l’organisation du spectacle de l’artiste belge Arno en 2009. 203 Rafik El Maai (chant et direction artistique ), Ahmed El Maai (qanûn, chorale), Marwan Fakir (violon), Ahmed khaili (derbouka, bendir, chorale), Mohamed Marwane (luth, ney, chorale), Nejib Farjallah (reqq, bendir, chorale) et Abdelhadi Illi (basse acoustique, hajhouj). 206 Ce dernier préparant un concert pour l’été 2009 à Ostende et une première manifestation en juin 2009 au festival bruxellois « Couleur Café » avait fait la demande à Rafik El Maai pour apporter sa voix et quelques instruments de son groupe dans un orchestre commun. La voix de Rafik El Maai et la présence de son groupe, composé de trois musiciens (Luth/percussion, Ney, Guembri – instrument à cordes des Gnawas), furent insérés par Serge Feys, le chef de l’orchestre musical d’Arno et lui-même musicien. Rafik El Maai a très mal vécu cette expérience, non pas sur le plan artistique et humain, car Arno a été très touché par la disponibilité du groupe, la dextérité des artistes et aussi par la puissance vocale de Rafik El Maai, mais par le contraste des modèles et des visions proposés sur scène. Avec Arno, nous étions effectivement éloigné de la représentation d’islam. L’artiste El Maai qui s’est senti tout entier entraîné dans l’univers d’Arno ne se retrouvait plus du tout. Tiraillé entre l’opportunité offerte par Arno et la tension d’une cohérence par rapport à ce qu’il à l’habitude de produire comme islamité sur scène, l’artiste va finir par céder. Certes, Rafik El Maai montera sur scène pour les dates convenues sur contrats, mais lors d’une proposition de tournée en France pour l’année 2010, le chanteur va tout simplement refuser. Nous avons longuement discuté sur ce point avec lui, ce qui dérangeait le chanteur était la présence de femmes choristes sur la scène en tenues légères mais aussi tout l’univers d’Arno, que ce soit la vulgarité des propos ou les coulisses de la scène. Arno avait même proposé à plusieurs reprises à Rafik El Maai de venir « rencontrer des admiratrices » dans les loges et de laisser ses amis musiciens, tous mariés, s’en retourner chez eux ! Le déclic annonçant la rupture avec Arno est surtout venu après la première prestation à « Couleur Café ». Une vidéo montrant une foule de milliers de personnes dansant sur le rythme effréné du célèbre chanteur flamand, avec des choristes et Rafik El Maai se levant pour un Mawwâl au cœur de la scène, où se démontre toute la dextérité vocale, a laissé pantois l’entourage marocain de l’artiste originaire de Tanger. Postée sur les sites de partages de vidéos en ligne, cette expérience a soulevé beaucoup de critiques. Rafik El Maai finira par nous dire en septembre 2009 : « Je comprends bien… je comprends les enjeux derrière cette opportunité. C’est vrai, c’est bien pour la visibilité… et tout… mais je ne suis pas prêt à assumer 207 les conséquences qui vont avec... c’est pas mon truc… tu vois ce que je veux dire… à Tanger ils m’ont demandé où j’allais comme cela. Tu vois, Farid, c’est pas la critique qui me dérange, mais c’est moi qui suis mal à l’aise… l’éthique et tout… tu vois, moi je fais du chant spirituel et je me retrouve associé à un truc qui fait autre chose, que je respecte et puis j’aime bien Arno et Serge, ils sont très corrects, y a rien à dire, mais c’est leur monde, j’ai beaucoup appris professionnellement, ça fait plaisir, mais la vision, non. Moi, je suis, euh… enfin toi-même tu sais mieux que moi, tu me vois faire du Sama’ à la Zaouïa et après je chante avec Arno : « Putain, d’putain, c’est vachement bien, on est quand même tous des européens… » (Rires). Moi, celui qui veut continuer, qu’il le fasse, les musiciens avec qui je travaille, mon frère et Mohamed et tout… euh… ils sont libres, mais moi je peux plus. Désolé. Je suis plus tranquille dans ma… avec ma conscience sans.». Serge Feys, que nous avons souvent eu en ligne, a regretté cet arrêt imminent et unilatéral de l’expérience avec Rafik El Maai, quant à la relance de la tournée d’Arno en France. Notons que l’orchestre s’est construit comme une mosaïque de musiciens, tous issus de contextes très différents : du jazz, de musiques africaines, etc. Ils finiront par être mis à niveau afin de fondre au mieux dans l’ensemble. Le seul qui a bénéficié d’une visibilité plus privilégiée était Rafik El Maai. On se doute donc du tord que sa disparition soudaine a dû causer à l’ensemble du groupe. Depuis, Rafik El Maai s’est rabattu sur des concerts spirituels et andalous mais aussi à caractère interreligieux. Quand il posera sa voix avec celle d’autres groupes grégoriens ou protestants, la mise en scène sera moins authentique, plus moderne, l’apparence vestimentaire sera plus orientale (tenue longue mise sur une chemise et pantalon classique) ou clairement occidentale (un costume à trois pièces et un col roulé ou chemise cravate). Rafik El Maai joue sur différents répertoires et possède une fine connaissance musicale. Il continue de développer des alliances avec des artistes divers et se renouvelle sans cesse autour de répertoires originaux. Il a notamment presté une approche orientale d’une symphonie de Mozart à Anvers et Gand, il a chanté le répertoire spirituel d’Umm Kalthûm à l’Espace Senghor de Bruxelles, a fait fusionner les mélodies grégoriennes sur une rythmique andalouse dans une Eglise de Saint-Gilles à Bruxelles. Les rencontres musicales de l’interreligieux connaissent, en quelques années, de fortes modifications, notamment du fait de la présence permanente d’artistes en Europe, tels que c’est le cas de Rafik El Maai. Jusqu’alors les groupes étaient de passage et n’avaient pas le temps de collaborer en profondeur sur les répertoires et les contenus religieux. Aujourd’hui, des changements de réalités se lisent dans les 208 intersections entre groupes musicaux et notamment dans les concerts interconvictionnels. La rencontre exotique ou de « vivre ensemble » en société, initialement voulue par les programmateurs de ces concerts, va de plus en plus laisser place à des expériences exclusivement artistiques. On passe ainsi de mises en scène de dialogue, à une réelle mise en dialogue de répertoires musicaux et confessionnellement diversifiés. Le groupe flamand de chants grégoriens, reprenant en chœur les refrains d’al-Burda (poésie médiévale et panégyrique sur le Prophète) en arabe, ira d’avantage vers des tentatives d’expériences plus fortes, culturellement et sans doute aussi spirituellement, ainsi que nous le confiait Paul Vandenberghe du centre culturel flamand bruxellois le « Pianofabriek ». Ces démarches de confusion répertoriale de plus en plus dense ne laissent pas les artistes musulmans sans interrogations. Encore une fois, l’artiste Rafik El Maai, confronté à la mise en commun d’un répertoire islamo-chrétien, c’est retrouvé devoir chanter l’Ave Maria sur fond de cithare arabe dans une église de St-Gilles, une commune bruxelloise. L’artiste nous avait alors contacté pour voir avec lui le contenu des paroles et leur explication en arabe avant de valider sa participation. Il en a été de même lors de sa rencontre avec l’ensemble « Grain de la voix », un célèbre groupe belge de chants médiévaux, aux Beaux-Arts de Bruxelles. On se souvient, malgré un entourage rassurant, de la gêne de Rafik El Maai au moment de la prestation, mais aussi de la forte émotion du public. La multiplication de ces expériences et la variété des thématiques au travers desquelles Rafik El Maai s’est offert finiront par propulser l’artiste au devant de la scène, à partir de son ancrage religieux, en imposant sa voix et sa voie tout en se désincarnant de l’exclusive représentation de l’islam. L’artiste deviendra plutôt un musulman affirmé, exprimant des rencontres humaines par l’universalité de la musique. Les représentations de l’islam prennent ainsi des formes nouvelles. 1.4 « Rap U Akbar » Fortement investi par un certain nombre de personnes originaires de pays musulmans, ou par des convertis d’origines diverses (Congo, Espagne, Italie, Martinique, Chypre, etc.) ou locales, le rap aura pris, dans les années 1990, une densité religieuse certaine. Cette émergence de l’islam dans le rap est diffuse dans le 209 monde anglo-saxon et prend une ampleur de plus en plus explicite dans le monde francophone. La tendance d’artistes musulmans qui a choisi d’envelopper l’islam par le rap fait de la musique urbaine le propulseur privilégié d’une identité religieuse. Ces artistes ont de commun qu’ils semblent tous défendre une cause. Ils sont animés d’une mission par l’artistique et se trouvent tiraillés entre le succès et l’engagement de l’écriture. C’est ainsi que se profile dans le marché musical français et dans l’espace communautaire musulman de Grande-Bretagne, depuis le début des années 2000 surtout, et avec un indéniable succès dans un marché musical ciblé, du rap à caractère musulman ou islamique. C'est-à-dire un rap porteur d’une expression musulmane densément revendiquée à partir de l’ancrage religieux. Ainsi, les scènes françaises, belges, hollandaises et britanniques, marquées par une présence massive d’icônes musicales affichent leur appartenance à l’islam (logo à caractère religieux, choix pour le calendrier lunaire, posture de prière, invocation en arabe, formules du répertoire islamique,…). Le choix des instruments ou les lieux à connotation religieuse que l’on mobilise lors des tournages de vidéo clips affichent également la référence à l’islam. Les rappeurs musulmans, comme Mecca2Medina de Londres, sont amenés à s’imprégner de l’héritage Hip-hop tout en promouvant la capacité de se détacher de ses dérivées « non éthiques ». Dans cette tendance, on intègre des artistes qui réfèrent à la pratique religieuse, tout en jouant des contradictions. En effet, l’instabilité qui caractérise les trajectoires artistiques fonctionne fortement avec l’harmonie et le paradoxe. Ainsi, nous oscillons, sans problème, entre les travers du show-business et la rigueur de la prière quotidienne, l’exigence du repas Halal en Backstage et les fins de soirées arrosées d’alcool, la misère sociale des banlieues ou le soutien à des causes humanitaires et la dépense outrancièrement affichée en objets ou vêtements, l’humilité des parcours de vie, le remerciement à Dieu ou un tel destin et la complaisance dans la starisation, etc. Le rappeur des Pays-Bas Salah Edin, qui a été produit par Dr. Dre, le plus grand producteur de rap à la renommée mondiale, peut ainsi passer de la prosternation et de l’incarnation des prisonniers de Guantanamo, aux plages de Miami et à un panégyrique sur la Marijuana. 210 C’est ainsi que le musical musulman, qui recherche ou exploite ses marqueurs identitaires, se propose à la consommation. Parti de ses paradoxes, de ses sincérités ou de ses dérapages, le chanteur se mettra en relation avec une jeunesse musulmane qui s’émouvra face au porte-voix de ce que lui-même ressent. La jeunesse musulmane européenne se recherche ainsi par une voix d’islam qui s’humanise. Le succès et le charisme du rappeur parisien Kery James résident partiellement dans sa capacité à livrer la force de ses convictions et la certitude de ses faiblesses : « […] Je sais que malgré moi, ils me prennent pour exemple Mais que personne (ne) me suive, si j'me trompe Et si j’deviens violent, l’islam n’y est pour rien. C'n'est dû qu'à mes faiblesses, J’répète pour qu’tu comprennes bien, Et si j’deviens violent, l’islam n’y est pour rien. C'n'est dû qu'à mes excès, L'humilité et l'orgueil, Le tout dans un même homme La folie et la raison, Le tout dans un seul homme Tu peux trouver une faille en moi, Parce que j'suis qu'un homme Vaincra la vérité et ce... Même si tu la déformes Depuis que j'rappe ma foi, Je sais que j'rappe sur des bouts de verres […]»204 1.5 Les « imams-rappeurs » ou le chant d’un islam conservateur Dans la mêlée des contradictions identitaires, il apparaît que des rappeurs parviennent à attiser leur appartenance à l’islam, au point qu’ils sont avant tout perçus comme musulmans, dans une sorte de cohérence de la pratique. Il se dégage une impression qu’ils peuvent à tout moment se passer du rap. Yacine Sekkoumi alias Ali (né en 1975), rappeur parisien du groupe Lunatic (1995-2002) fait partie de ceux-là. Il est une icône incontestée du rap français. Ali s’est aujourd’hui lancé dans une carrière solitaire, après avoir partagé la scène avec Booba, une des plus grosses ventes du rap français. Ce « rappeur de l’islam » tente de traduire sa complexité à partir de son exclusive identité religieuse. C’est ainsi que des profils de la musique contemporaine, urbaine, se développent comme des porte-voix de l’islam, s’appuyant avant tout sur leur univers de références musulmanes : 204 Kery James, « Le combat continue », Réel, EMI, 2008. 211 « Ici, en France, les marocains, les algériens ou les tunisiens sont souvent appelés les "beurs". Personnellement, c'est un terme que j'ai toujours refusé. […] le mot "beur" relatif à "arabe" perd son sens car il regroupe tous les nord-africains. Or les nord-africains ne sont pas tous arabes. La majorité sont berbères, sahraouis, kabyles... C'est aussi simple que ça. En ce qui me concerne, le terme qui me semble pouvoir lier maghrébin en France et mulâtre au Maroc, c'est le terme "africain". C'est pour ça que mon pseudonyme A.L.I. veut dire "Africain Lié à l'Islam". Mais pour être plus juste, en réalité je suis avant tout un musulman lié à l'Afrique. Ma véritable communauté est la communauté musulmane. Musulman, c'est ce qui me définit le mieux. »205. Les exemples d’Ali, chargés d’un capital symbolique fort dans la musique et la foi, ont ouvert la marche pour l’émergence d’une classe de rappeurs de la seconde génération du rap européen, c’est-à-dire issue de la fin des années 1990. Ils sont issus des expressions locales amateurs ou professionnelles et greffés dans le circuit de la diffusion musicale globale. Ces expériences s’incarnent par une prédication manifeste du religieux au microphone. Ce sont les prêcheurs d’un islam de la mise en pratique cultuelle et morale. Le chercheur Samir Amghar avait en 2003 pointé du doigt cette production en émergence. Il avait alors qualifié ces jeunes artistes de rappeursimams206. Ces voix musicales s’agencent toutefois dans le champ musical comme des références à l’islam, plutôt que comme références musicales. Ces artistes-prédicateurs bénéficient d’une sorte d’immunité de la critique artistique de la part des publics musulmans. Ils sont en effet considérés comme dévoués à faire avancer la cause de l’islam. Ainsi, depuis moins de cinq ans, de plus en plus de structures musulmanes font appel à ces profils pour des soirées culturelles ou caritatives. Islamic Relief ou les rencontres annuelles de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF) assument ces nouvelles voix. Notons qu’en Grande-Bretagne les intersections entre artistes et organisations islamiques sont établies depuis plus d’une dizaine d’années. L’ensemble de ces voix musicales et religieuses est une interface offrant un accès vulgarisé aux sources scripturaires musulmanes. C’est aussi un relais aux enseignements de l’islam par les parents, et enfin, un intermédiaire entre les jeunes et les voix des leaders religieux. Les motifs de consommation de ces musiques sont aussi difficiles à distinguer. Ils se partagent entre le respect de la forme pour la musique et le respect des contenus 205 Cf. http://www.abcdrduson.com/interviews/91-ali-.html, Consulté le 5 décembre 2009. Samir Amghar, « Rap et islam : quand le rappeur devient imam », in Hommes et Migrations, n°1243, mai-juin 2003. 206 212 et des intentions des rappeurs. Le rappeur Mc Youn-S de Bruxelles et surtout le montpelliérain Jamal alias Barseuloné représentent bien ce genre. Ils sont à l’instar de Muhammad Yahya ou de Rakin Fetuga de Londres les contributeurs d’un rap essentialisé au message de l’islam207. Si on pouvait importer le concept d’« Islamic rap » de Grande-Bretagne, s’est à eux qu’il s’appliquerait le mieux. Ces approches du rap et de l’islam se retrouvent souvent associées à un islam piétiste qui oscille entre deux expressions particulières de l’islam. Cette alliance de la musique et de la foi se présente explicitement dans les participations collectives pour les compositions d’albums, dans les codes et les comportements sur scène, mais aussi dans les chansons ou les clips. Il s’y exprime d’abord une sorte de « confrérisme-tablighi » qui allie la finalité religieuse, spirituelle, et son moyen de diffusion. Nous entendons par ce premier concept la promotion d’une spiritualité, d’une manifestation explicite de l’appartenance à une confrérie ou à la symbolisation confrérique, par le recours à un chapelet autour du cou notamment. Tout ceci en invoquant les bases de l’islam traditionnel et en utilisant un jargon et des démarches du missionariat musulman où se mêlent pragmatisme et simplicité. On pousse explicitement les jeunes à une écoute de l’islam, par la morale et la valorisation des principes de l’islam, au retour à la pratique et à la mise en évidence de l’identité religieuse (lecture du Coran, aller à la mosquée, faire des invocations, écouter ses parents, porter le foulard, etc.). Il y a ensuite l’expression d’un « néo-wahabbisme » qui sous-entend une pratique de l’islam relativement littérale, c’est-à-dire que les contenus et les références discursives de l’islam renvoient toutes à un univers salafo-wahhabite. Le contexte des artistes belges, influencés par cette lecture de l’islam, indique une proximité avec les centres de formations salafistes bruxellois et un accès à une littérature autant qu’aux discours francophones d’acteurs religieux belges locaux. Mustapha Kastit, qui dispense un enseignement religieux au Centre culturel et islamique de Belgique est cité dans les textes du rappeur bruxellois Mc Youn-S. C’est là un hommage à une référence qui pourrait ne pas plaire à l’intéressé, tant la promotion de l’interdit musical est centrale dans l’islam qu’il représente. 207 On peut aussi désormais citer les exemples d’américains tels que Mos Def. Cet artiste de renommée internationale manifeste vigoureusement son référent religieux par des formules islamiques, des thématiques consacrées ou des attitudes sur scène. 213 Le préfixe « néo » indique justement le fait que ces textes conservateurs, et prônant un islam littéraliste, se disent par le biais de la musique, c’est-à-dire au cœur de ce qu’une littéralité interprétative des normes religieuses interdit catégoriquement. Une jeunesse revendiquant une appartenance littérale à l’islam promeut les valeurs d’un courant tout en s’inscrivant en porte-à-faux par rapport à une série de ces références. Nous sommes ainsi au centre de négociations et de recherches d’équilibres identitaires où se développe une nouvelle manière de représenter l’islam. Les pratiques de l’islam, généralement considérées comme signes de piété ou qui font l’objet d’une obligation cultuelle, sont fortement promues dans ces répertoires. Le cas du foulard est assez paradigmatique de ces ambiances où l’explicite de la pratique se conjugue aux mises en scène de cette pratique. Dans les clips intitulés « Touche pas à mon voile 1 & 2 », on retrouve des mises en scène où des femmes musulmanes apparaissent en foulard. Le morceau musical trouve initialement son origine avec un artiste français du nom d’Alif, mais au vu de la concordance des problématiques liées au foulard de part et d’autre des frontières nationales, le produit s’est importé et a été réactualisé. Le rappeur Mc Youn-S, vêtu alors d’un t-shirt sur lequel est inscrit en gros caractère « Muslim United », scandait notamment face aux jeunes filles, à l’instar d’un instituteur : « […] Le voile, symbole d'honneur La richesse de l'âme et la beauté du coeur Un ticket d'entrée au Djennah [le paradis, note FEA] pour ces sœurs Qui on compris le sens et le devoir de l'accomplissement Je ne demanderai qu'un applaudissement On n’est peut-être pas nés sous la même étoile Je construis, mais qui tisse sa propre toile Interprétation, récolte le maximum de bonnes actions Pour éviter toutes tentations […] »208 Le refrain de ce titre, qui a connu un certain succès sur Internet, était repris par une voix féminine, sans foulard. Ceci participait à davantage complexifier la position de ces artistes par rapport à leur lecture de l’islam et à leur rapport à la morale et à la norme religieuse : le statut normatif de la voix de la femme se rajoutait à celui, déjà problématique, de la musique. Ceci indique aussi la nécessité pour les artistes de la réappropriation d’une pratique musulmane qui concerne les femmes par la femme 208 Alif, feat Nadia & Youn-S, « Touche pas à mon voile », 2007. 214 elle-même. Le rappeur n’étant quelque part qu’un média permettant à la musulmane de s’exprimer et au rappeur de dire son inconditionnel soutien. Si ces jeunes rappeurs bénéficient d’une reconnaissance symbolique comme « service rendu à la communauté », il n’en reste pas moins que pour la plupart la visibilité reste très localisée. Les contenus textuels isolent les prestataires des rencontres de grandes foules où se mêle le plaisir de la musique à ce lui de la fête. Mais les natures de consommation semblent toutefois ouvrir un couloir à la pérennité de ces expressions. Les artistes britanniques, eux, ont plus de chance du fait des réseaux communautaires importants qui leur assurent la visibilité et la productivité. Malgré tout, des artistes francophones parviennent à percer fortement et à toucher des publics au-delà des consommations musulmanes. La stratégie de ces derniers consiste à lier la dimension de la foi à celle de la musique, tout en y rajoutant les ingrédients d’un marketing assurant la vente et le succès. 1.6 Islam du rap : entre prédication, mode et business Médine (né en 1983) est un rappeur qui pèse dans cette catégorie où s’associe l’engagement musical et religieux au succès. Son auditoire est important et s’étend à toute la France et dans l’ensemble des pays francophones européens. Il fait partie de ces jeunes havrais qui se sont révélés par le suivi de la trace des pionniers du rap français. Pratiquant le rap depuis 1997, Médine finira par être progressivement reconnu aux alentours de 2004. En suivant la génération des rappeurs pionniers du rap français tel qu’IAM, NTM, Kery James ou Assassin, Médine se forgera une plume très élaborée par des recherches approfondies sur les thèmes traités. Son style saccadé et sa voix offensive propulsent un rap pédagogique. Le courant militant et religieux nouveau qu’il promeut dans le rap français, mais aussi son charisme scénique lui assurent un vrai succès. Ses revenus, ainsi que ceux des membres de son collectif, permettent, nous confiait-il avec fierté, de faire vivre dignement douze familles dans l’indépendance, celles de tous les membres du collectif. Allant jusqu’à une revendication épidermique de sa pratique religieuse, avec le morceau « Barbe is beautiful »209, l’artiste havrais nuançait son succès commercial et rappelait le sens de son implication musicale : 209 Slogan invoqué par l’artiste dans un de ses titres, intitulé « Code Barbe ». 215 « J'en suis pas encore au point d'être submergé par mon côté artistique pour oublier mon combat. Peut-être que ça viendra mais j'espère être assez fort pour ne pas me laisser emporter par le star system. »210. Face à la référence explicite à l’islam, se joue aussi la tension avec les enjeux de la professionnalisation qui exigent une relation avec le média et les stratégies classiques de ventes d’albums. Médine a aménagé la construction d’une structure artistique qui s’est constituée dans l’indépendance, ceci afin de bénéficier, certes, d’une indépendance financière et d’une coupure avec les intermédiaires de la musique, mais surtout d’une liberté de ton et d’orientation. Son équipe d'amis est intégralement issue du quartier de son l’adolescence. La spécificité de ce groupe, label et collectif, réside dans le fait qu'il s’est constitué en corporation représentative du rap du Havre ; mais il représente désormais le courant islamique du rap en France. Le ciment unificateur de cet ensemble est notamment la religion. Tout tourne autour de l’islam : la majorité du groupe, les heures de prières, la revendication explicite du religieux, mais aussi sa commercialisation par la ligne de vêtements appartenant au groupe et intitulée « Le Savoir est une Arme ». Médine est plus qu’une expression originale. Il est un effet de mode dans le champ rapologique français, et il ouvre un courant très particulier à l’expression. Le retour récent d’Ali à la musique en 2010 élargit ce courant en l’actualisant et en le crédibilisant. Quoique non visible dans les médias classiques de la musique, Médine reste un artiste incontournable. Il pèse par la vente, les tournées et s’inscrit autant dans une légitimité rapologique, en reconnaissant les expériences des prédécesseurs, que dans une légitimité religieuse. L’importance de son profil est à prendre en compte, aussi bien que son âge et son origine. Médine est issu d’une génération nouvelle à laquelle il divulgue une nouvelle façon d’être à l’islam. Il est revendicatif, branché sur les influences américaines du rap et de son contexte d’émergence sociale des années 1960, et promeut des profils héroïques pour la mémoire des jeunes : tels que Malcolm X et son épouse, Rosa Parks, le commandant afghan assassiné Massoud et l’africain Kounta Kinté. 210 Cf. http://www.krinein.com/musique/medine-interview-5726.html, Consulté le 18 août 2008. 216 Cette nouvelle expression d’un islam qui puise ses références dans la militance sociale et dans des visages de combattants est une définition de la pratique musicale et de l’engagement même de l’artiste. Il revendique l’exemplarité de ces leaders dans son contexte. Ce n’est pas une projection de soi pour un ailleurs, mais une importation de luttes qu’il considère comme légitimes dans sa propre société. C’est ainsi que le concept de « Black Panthers » va être réapproprié pour le titre d’un album sorti en 2009 et qui a été intitulé : « Arabian Panthers » (2009). Médine se définissant comme prolétaire, arabe et musulman, considère que l’arabité présente les trois spécificités identitaires. C’est du moins l’image que renvoie selon lui le média. Il estime que la lutte en France concerne une revendication offensive des droits et que seule la mobilisation militante et citoyenne est une voie d’avancée sociale. C’est ainsi qu’il se rapproche des engagements des « Indigènes de la République » et de toute structure engagée dans le combat de la reconnaissance et qu’il fustige au passage Fadela Amara et l’association « Ni Putes ni Soumises ». Médine se sent par ailleurs pleinement français. Alors que nous marchions à ses côtés, dans le centre du Havre, pour nous rendre dans un restaurant Halal, Médine Zaouiche en profitait pour nous faire l’historique de la ville ; il nous confia que sa grand-mère était une française de souche d'origine havraise. Ainsi, le rappeur qui est né dans une famille franco-algérienne, se considère avant tout comme un havrais de souche. Le rappeur barbu et crâne rasé, à la corpulence d’un ancien boxeur, est vu comme un musulman pratiquant dans ses textes. Il est donc convenu qu’il en soit ainsi dans sa vie de tous les jours. C’est même ainsi que le site de MCM le présente : « rappeur, religieux pratiquant, politiquement incorrect : a priori Médine n'a rien pour plaire aux yeux des personnes trop bien pensantes... et pourtant ! »211. Dans le quotidien, Médine nous confie qu’il est certes pratiquant – ce qui se voit aussi dans les prières qu’il organise en backstage des salles de concerts avec son collectif, par exemple. Mais l’artiste confie qu’il reste naturellement un homme faillible. Ce caractère qui admettrait les possibles contradictions comportementales est toutefois plus facilement accepté pour des artistes qui représentent partiellement l’islam, mais qui sont aussi considérés hors de cette identité exclusive. Pour revenir à Kery James, il est aussi bien légitimé dans son islamité que dans son appartenance à 211 Cf. http://www.mcm.net/musique/cdenecoute/58517/, Consulté le 15 avril 2009. 217 la banlieue parisienne d’Orly et à ses combats locaux. Médine, lui, est la voix religieuse qui a la dextérité de dire autre chose que l’islam, mais il est toujours perçu par sa religion. Ce qui ne facilite pas toujours les relations aux publics. Une partie de ce public a d’ailleurs été fabriqué par Médine au travers des thèmes religieux, c’est-àdire qu’il est venu à la musique du fait de l’existence de répertoires qu’il a développés lui-même. Ce dernier a ramené, en effet, de nouveaux fans musulmans à l’écoute de la musique. Cette réconciliation, qui est un mariage de raison, ne tient que par cette islamité exacerbée dans une discipline longtemps caricaturée par la superficialité et le vice. Ainsi, le fan surveillera les moindres faits et gestes de Médine, à partir de cette image projetée par l’écoute ou l’image. Lors d’un concert de Médine, tenu à l’Ancienne Belgique à Bruxelles en janvier 2009, nous avons été interpellés par un spectateur qui nous a témoigné son admiration pour le rappeur et ce tant sur sa performance scénique que sur le contenu de ses textes. Il nous a par ailleurs fait remarquer qu’il ne comprenait pas pourquoi le brassard qu’il tenait au poignet était griffé par la marque Nike alors que son discours était supposé être plutôt altermondialiste et conscient. Le fan, qui est un universitaire de 36 ans, a même souhaité traduire ce bémol à l’artiste en personne ou à son agent du moins. Ne pouvant l’atteindre directement, et sachant que l’artiste nous attendait pour une interview, le critique nous a indirectement proposé de lui poser la question. Le niveau d’empathie est alors tel qu’il y a une exigence pointue pour la fidélité de l’artiste à ce qu’il propose. La consommation d’une fiction par le fan équivaut à la faire déborder dans le réel, dans son réel. Edgar Morin soulignait que ce décentrage, par l’habillage de soi depuis le monde de l’autre, peut faire muter les représentations et donc le comportement de la vie réelle. La volonté de sublimer les parcours des chanteurs est donc accélérée par le processus des constructions identitaires en jeu de miroir. Des artistes sont même obligés de revenir auprès du public pour expliquer des moments de leur vie privée et de rappeler qu’ils espèrent eux-mêmes être ce qu’ils disent dans leurs textes ou dans les mises en scène de clips. Ils se doivent de continuellement gérer la désillusion des fans, à chaque épisode qui les humanise un peu trop et qui entraîne de la déception. Médine bénéficie pour le moment d’une sorte d’immunité et sa trajectoire, aussi bien artistique que religieuse, semble cohérente. Il y a toutefois des remarques 218 récentes qui touchent à ses alliances avec des rappeurs forts critiqués sur le plan de la moralité. 2. Islam au naturel Cette catégorie sous-entend de la part de l’artiste une présentation de l’islam naturellement exposée dans ses productions. En ce sens qu’elle ne fait pas partie d’une démarche militante, consacrée au stratégique ou au religieux. Le naturel est ici à prendre dans une double occurrence. Il y a celle où l’islam se traite comme une réalité du quotidien de l’artiste. La religion incarnée dans la subjectivité de l’artiste se laisse alors découvrir comme une présence allusive, voire consacrée au temps d’une chanson. Le chanteur belgosénégalais Malik alias Jihad Core, le duo canadien The Sound of Reason qui se produit régulièrement en Grande-Bretagne212 ou Abdeslam El Manzah alias Manza, ou bien encore le rappeur carolorégien Salaheddin participent de cette illustration d’une musulmanité en expression. Ils mettent en évidence leur rapport à la foi par des apparitions rapides ou inattendues. Cette musulmanité entend la divulgation de la foi au détour d’une formule religieuse, d’une consécration thématique ou même d’une espérance à revenir à la pratique. L’illustration de cet « islam au naturel » concerne aussi une posture de l’artiste : la pratique de la prière avant un concert, l’exigence de la nourriture halal à la fin des concerts, les formules religieuses dans les correspondances, les remerciements à Dieu sur le dos des pochettes d’albums, etc. La seconde occurrence du naturel s’entend encore comme expression de l’islam où la présentation du religieux devient une construction didactique ou une tentative de présentation d’une belle image de l’islam. Ces voix citoyennes de la chanson parlent d’islam pour rassurer les concitoyens sur la présence musulmane, sans pour autant essentialiser la pratique musicale à celle de l’islam. L’exemple de Khalis213, un slammeur parisien, est en ce sens paradigmatique. Il chante l’amour de Paris et passe ensuite à la dénonciation des attaques terroristes perpétrées par des musulmans. Sa dénonciation l’a conduit à s’adresser directement aux terroristes, en 212 Nous avons eu un long entretien avec ce groupe francophone et anglophone à Londres en juillet 2008. 213 http://www.khalis.fr/, Consulté le 2 septembre 2009. 219 leur parlant de l’intérieur du discursif religieux : il discute la légitimité de leurs pratiques violentes, notamment celles perpétrées en Occident. 2.1 La naturel marseillais Le rappeur marseillais d’origine comorienne, Saïd M'Roumbaba alias Soprano (né en 1979)214, qui est une des plus grosses ventes du rap français, exprime au mieux cette tendance. Il revient souvent sur son rapport à la religion où s’illustre la tension entre sa pratique et le mythe du bon musulman. Notons que son nom de scène provient originellement d’un surnom qui lui a été imputé dans sa jeunesse lorsqu’il était choisi par la collectivité musulmane locale à Marseille pour l’appel à la prière. L’artiste est aussi venu au rap après avoir débuté dans le Nashîd. Investi dans le rap depuis 1995 avec son collectif les Psy 4 de la rime, composé d’un quatuor musulman, le rappeur va rapidement s’imposer sur le difficile échiquier du rap français. Il sortira trois albums avec son collectif et réussira à les faire certifier comme disques d’Or en France215. Inspiré de la série américaine « Les Sopranos », où l’acteur principal se rendait auprès d’un psychologue, Saïd M'Roumbaba va sortir un album solo où il se met en scène dans l’exercice d’une séance thérapeutique. L’abum est intitulé « Puisqu’il faut Vivre… » (2007) et devient en peu de temps double-disque d’Or. Cette mise à nu a l’avantage de montrer avec clarté tout la dimension religieuse de l’artiste. Cette dernière s’imbrique dans un sentiment de forte appartenance à la ville de Marseille, autant qu’à ses origines comoriennes216. C’est pourquoi lors d’un concert au Stade Vélodrome de Marseille, qui a été diffusé au grand public en DVD, Soprano n’a eu aucun problème pour rendre hommage à ses parents, présents dans la salle comble, pour pousser l’hymne des supporters de football marseillais, pour monter sur scène avec son collectif vêtu de l’habit traditionnel comorien et pour parler de son appartenance explicite à l’islam dans une chanson que les milliers de personnes présentes reprenaient en chœur. 214 http://www.soprano-lesite.fr/, Consulté le 25 mars 2009. « Block Party » (2002) – « Enfants de la Lune » (2005) – « Les Cités d'Or » (2008). 216 En juillet 2009, l’artiste rend un hommage « à ses frères et sœurs comoriens », morts dans le crash de l'airbus A310 de Yemenia. 215 220 2.2 Le naturel et la visibilité médiatique importante Un second exemple de cette présentation naturelle de l’islam dans le paysage rapologique français concerne Sefyu, un autre poids lourd de la vente de rap en France. Il provient de la Cité d’Emmaüs, au cœur de la banlieue parisienne de SeineSaint-Denis à Aulnay-sous-Bois. Cet artiste qui bénéficie d’une des ventes majeures du rap en France a développé son style à succès très particulier, et ce malgré une pauvreté d’écriture qui lui est souvent reprochée. Un sketch de l’humoriste « Le Comte de Bouderbala » en France raille d’ailleurs l’écriture du rappeur et prend une série d’exemples de ses textes où la langue française est malmenée. Youssef Soukouna alias Sefyu (le prénom en verlan) est un artiste d’origine sénégalaise217. Né le 20 avril 1981 dans le quartier de Barbès, en France, Sefyu rejoint le milieu du rap français dès les années 2000218, après avoir quitté le milieu footballistique de haut niveau219. L’artiste multiplie les invitations sur les productions d’autres artistes du rap, ainsi que les scènes. En 2005, il sort sont un disque intitulé « Molotov ». L’année suivante, il propose un premier véritable album baptisé « Qui suis-je ? » et qui le propulse immédiatement dans les meilleures ventes et comme disque d’Or. Le phrasé saccadé et offensif de Sefyu lui assure le succès ; il dénote un style qui le distingue de tous les autres rappeurs. Il continue d’accumuler le succès avec la sortie, en mai 2008, de son album « Suis-je le gardien de mon frère ? ». En mars 2009, Sefyu remporte lors des « Victoires de la musique » en France la reconnaissance dans la catégorie « Artiste ou groupe révélation de l’année ». Le 17 mai 2010 était annoncé la sortie de son troisième album « Oui, je le suis » mais voulant éviter d’être noyauté par les grandes sorties du rap français du 217 Cf. le Site officiel : http://www.molotov4.com/, Consulté le 2 avril 2009. Sur le terrain du rap français, Sefyu investit le collectif « G-Huit » au sein du groupe « Natural Court Circuit ». En 2004, apparaît le double album du rappeur parisien d’origine comorienne Housni Mkouboi alias Rohff : « La Fierté des nôtres »218. C’est le premier double album de rap français par un artiste en solo. Il est classé double disque d'or avec quelque 250 000 albums vendus et plus de 70 semaines dans les classements en France. Le produit est densifié par les invitations d’artistes de différents milieux, ce qu’on appelle les featuring, et c’est précisément là que Sefyu se fait remarquer par ses pairs. Il pose son texte sur un titre de plus de six minutes, intitulé « Code 187 » et où alternent au micro les rappeurs Kamelancien, Alibi Montana et Sefyu (Produit par Don Silver). 219 Soukouna, ailier gauche, a dû jeter l’éponge et abandonner toute ambition de carrière sportive, à la suite de blessures contraignantes liées à ses études et à sa reconnaissance. En effet, le joueur qui s’est présenté dans l’équipe londonienne d’Arsenal de première catégorie, se voit refuser un contrat rémunéré de joueur. Il est footballeur stagiaire et bénéficie d’une scolarisation en français à Londres. A la suite de cela, il rentre en France et s’installe à Paris. 218 221 moment, Sefyu a postposé son album jusqu’au 28 juin 2010220. Finalement, la sortie de cet album ne bénéficiera pas du succès escompté, l’artiste ne parvenant plus à étonner, selon les critiques au sein du milieu rapologique avec qui nous sommes régulièrement en contact. La caractéristique vocale de l’artiste est densifiée par son image lors des plateaux télévisés et au moment des concerts où il ne montre jamais complètement son visage. La visière de sa casquette est toujours rabattue au maximum sur le front, ne laissant apparaître que la partie inférieure du visage. Le 5 avril 2009, au moment de notre rencontre avec le rappeur à Bruxelles, lors d’une soirée footballistique organisée par des associations bruxelloises, en hommage à la Palestine, Sefyu ne montrait toujours pas son visage. En questionnant l’entourage de l’artiste et le milieu du rap en Belgique, on nous a dit qu’il s’agissait en fait d’une manière de poser le contenu avant l’image. Ce demi-anonymat est aussi interprété à l’origine comme une volonté de ne pas être reconnu par la famille (le père surtout) dans son implication dans la musique. L’artiste nous confiait l’importance de la mise de sa notoriété au service de causes justes, que ce soit face à la réalité du conflit israélo-palestinien ou face à la lutte contre le racisme. Sefyu est connu pour son engagement en tant qu’animateur social à Aulnay-sous-Bois, comme militant antiraciste. Il a d’ailleurs tourné un clip intitulé en « noir et blanc » avec le célèbre footballeur français Lilian Thuram. Son implication le conduit à développer des structures telles que « vivre ensemble ». L’artiste entame des tournées dans de nombreuses écoles françaises afin de contrer les montées du racisme, prôner la tolérance et le mélange des cultures221. 220 http://fredmusa.com/2010/04/29/info-date-de-sortie-du-nouveau-sefyu/, Consulté le 14 mai 2010. Sefyu pousse la dynamique de lutte antiraciste assez loin et sur le site consacré à cet effet : http://www.ennoiretblanc.fr/, il propose des invitations d’artistes reconnus dans le rap ou ailleurs afin de traduire en 1 minute 30 secondes ce qu’ils pensent du métissage et de la mixité sociale. Soutenu par sa maison de production Because et relayé par Trace TV, l’artiste parvient à créer un événement important autour de ce concept. Interviewé en 2006 pour l’émission « Code Urban Reportages » de la chaîne virtuelle www.trace.tv, à propos de son engagement, l’artiste déclarait dans une évidente simplicité : « Moi le message que j’aimerais faire passer c’est que… euh… de dire, au maximum de personnes possibles… que… déjà… j’… je… j’essaie pas d’être original et j’pense pas l’être en disant ça… c’est que euh… il faut de tout pour faire un monde. Il faut euh… on est dans un concept de complémentarité… c'est-à-dire qu’il faut du chaud, du froid… euh… il faut du bien du mal… euh… il faut… euh… des noirs, des blancs. Donc sans cohabitation,… sans… sans…sans tolérance, j’pense pas qu’on puisse vivre ensemble. » Cf. http://www.dailymotion.com/video/x2qntw_sefyu-face-auracisme_music, Consulté le 14 mai 2010. 221 222 A la fin du mois d’avril 2010, on retrouvait l’artiste à Charleville-mézières rencontrant des jeunes de quartiers populaires et leur martelant fidèlement son massage d’ouverture, d’engagement et de valorisation de la diversité, avec des revendications offensives : « Il faut que vous vous affirmiez en tant que Français et non comme Algériens, Marocains, Turcs ou autres. Vous devez rejeter le communautarisme et vous ouvrir le plus possible aux autres. Vous avez des droits et vous devez les revendiquer, mais vous avez aussi des devoirs en tant que citoyen. C'est en réfléchissant à ça que vous pourrez vous inscrire dans le paysage français. »222 Nous avons pris la peine de nous étendre quelque peu sur l’engagement social de Sefyu car il contraste assez nettement avec les contenus de ses textes de rap. Si nous sélectionnons trois brefs passages où il met en avant son rapport naturel à l’islam, on distingue que le ton est très offensif, caricaturé et mis tout entier en relation avec le regard supposé porté sur l’islam par la société. Cette caractéristique est transversale à de nombreuses prises de paroles d’artistes sur l’islam. Ils ne réagiraient donc que parce que « provoqué » par les débats de société qui interrogent des pratiques d’islam : « […] La légende veut qu’Islam égale ex-voyous de cité, égale recyclage incité La légende dit « hum, tu portes un string? T’es open toi! » Quand t’as mis une grande culotte, tu fais de la peine quoi! La légende veut que nos sœurs soient soumises Parce qu’elles ne mettent pas de minijupes, mais le Hijab La légende veut qu’on leur écarte les jambes de force ou de gré Qu’on les passe à la chaîne dans nos caves délabrées, […] La légende les appelle les caméléons… Bon. Les arabes voleurs, violeurs, égorgeurs, Qui torturent la femme Muslim sans pudeur Barbares et barbus tous un seul but La légende veut des aéroports sans rebeus […] »223. « […] Qui suis-je? Ce costard crade le soir d'un 21 avril en iench (en chien, ce qui signifie dans le jargon rapologique en manque) de viande halal car y a que du porc sur la planche […] »224. 222 Guillaume Lévy, « Citoyenneté/ le rappeur Sefyu en exemple », in L’Union, 20 avril 2010, http://www.lunion.presse.fr/article/culture-et-loisirs/citoyennete-le-rappeur-sefyu-en-exemple, Consulté le 14 mai 2010. 223 Sefyu, « La légende », in Qui Suis-je ?, Because, 2006. 224 Sefyu, « Qui suis-je ? », in Qui suis-je ?, Because, 2006. 223 Le morceau « Undercov » est proposé en 2010 de manière exclusive sur le site officiel de l’artiste. Ceci quelques mois avant la sortie officielle de l’album. Un extrait du texte réagit par rapport au débat sur l’identité nationale en France : « […] Ah… Le tribunal m’a accusé, sale, Soumis au code pénal, hier. Juste parce que j'ai transporté un tapis de prière ! Normal ! Ça permet l'identité. Normal ! Nationale. Normal ! […]»225 Ces moments textuels où émergent les affirmations identitaires religieuses contrastent assez fort avec les approches d’un islam plus silencieux. 2.3 L’islam dans le silence ou la séparation nette des ordres La notion de représentation de l’islam auprès de ces artistes est fortement mise de côté, voire totalement absente. En ce sens que la pratique de la religion n’est pas une réalité effective du parcours de l’artiste. La distinction entre ce qui est artistiquement développé et ce qui relève de la vie privée est presque drastique. Le rappeur franco-kabyle Thomas Gérard Idir alias Sinik (né en 1980) est un visage célèbre du Hip Hop en France et il est méconnu par son origine algérienne et musulmane. Ali Bouali alias Ali B, la plus grosse figure du rap aux Pays-Bas avec Salah Edin, se fait plus remarquer par son identité maghrébine que musulmane. Il en est ainsi de Freeman, rappeur marseillais de renom, du collectif IAM. S’il fallait connoter les expressions musicales musulmanes en fonction des pays d’appartenance, on dirait que la Belgique est fortement connotée par cette tendance au silence, au vu de la majeure partie des expressions. Contrairement aux français et aux britanniques, chez la plupart des artistes du plat pays, il existe une absence évidente du religieux dans la pratique, notamment dans la discipline rapologique dominante. Notons que les autres disciplines ne représentent qu’une très 225 Sefyu, « Undercov », in Oui, je le suis, 2010, Cf. http://www.molotov4.com/, Consulté le 14 mai 2010. 224 faible partie des expressions et celles qui sont religieuses sont majoritairement recluses au stade d’expressions amateurs et fonctionnelles. Des rappeurs comme le sckaerbeekois Youssef El Ajmi alias Rival, du collectif bruxellois Souterrain Production, assume par exemple sa distance vis-à-vis du culte, tout en se projetant dans la nécessité de la pratique. L’artiste boit régulièrement de l’alcool, au point d’être traité de « buveur » par ses pairs du rap. Il fait la panégyrie de la consommation de cannabis dans la plupart de ses productions musicales, mais scande également, dans une chanson intitulée « La Passion » et partagée avec un autre rappeur belge Manza : « Quand rien ne va plus, Nos regards s’dirigent vers l’Est »226. Nous connaissons assez bien l’artiste, qui depuis plusieurs années évolue dans la sphère du Hip-hop belge. Son réseau de contacts, avec notamment le groupe IAM de Marseille et des relais dans les radios musicales belges laisse présager le lancement d’une carrière prometteuse227. Le 1er août 2009, le rappeur postait sur son facebook une présentation autobiographique, qui synthétise sa construction sur la scène du Hip-hop bruxellois : « […] L’écriture que Rival utilise […] illustre toute la dissonance des sentiments qui l’habitent et le tourmentent. Usant des rimes et de nombreuses allitérations suggestives, il traduit par moment des colères maîtrisées sur des sujets ayant trait à la Belgique et sa place au sein de celle-ci (crise sociale et identitaire). A d’autres moments, Rival se fait plus léger faisant la part belle à l’égo trip et à l’écriture spontanée. Enfin, celui-ci se fait beaucoup plus intimiste avec des textes sincères sur sa condition de rappeur dans la Hip-hop et surtout d’homme au sein de ce qu’est la vie, loin des clichés attribués à un rap enfantin. […] Le single Comme on est venu est alors diffusé à de nombreuses reprises sur MCM et Plug TV mais également à l’étranger jusqu’à faire du bruit au Maroc (n°1 au hit marocain) en qualité de témoignage d’un citoyen belge issu de l’immigration marocaine et de la problématique de la double identité que celle-ci pose. […] »228 L’homme est généreux et volubile. Les tentatives d’interviews que nous avons eues avec lui ont été très difficiles à conduire. Rival est en effet un homme de spectacle et il aime mener la danse. Il en a été ainsi lors de tous nos échanges. Nous 226 Manza, La Passion, feat Rival, Walou, 2003. Pourtant Rival produit très peu et souffre d’une faible propulsion artistique. Il possède en sus de son propre studio d’enregistrement une antenne associative au sein du théâtre flamand bruxellois le KVS et il est entouré d’une équipe qui, en plus de compter ses deux frères, possède toute l’expérience managériale pour monter à un niveau professionnel. 228 Cf. http://www.facebook.com/note.php?note_id=111408811655, Consulté le 14 mai 2010. 227 225 possédons plus de trois heures d’entretiens avec l’artiste, mais la plupart du contenu focalise sur le premier quart du questionnaire de l’entretien. Rival voulait aller à son rythme, et il nous promet toujours de nous donner du temps pour enregistrer la suite, chose qui ne sera jamais aménagée, pour la présente recherche du moins. Le rappeur est aussi généreux dans le sens où il organise depuis 2008 des rencontres rapologiques annuelles pour des causes humanitaires : « Hip-hop(e) ». Si ces dernières concernent des pays d’origine musulmane, il ne sera jamais question d’islam. La première soirée était organisée en faveur d’une petite fille venue du Maroc pour se faire opérer et dont l’intervention nécessitait des frais très importants. L’association Dar El Ward et le député flamand du Parlement bruxellois Fouad Ahidar (Spirit) ont porté cette affaire à bras le corps. C’est au détour d’une conversation avec ces derniers que Rival décida de faire de cette affaire un événement caritatif musical. Il organisa en décembre 2008 une soirée où défilèrent plus de 30 groupes et artistes, face à un public de plus de 900 personnes massées au KVS. Le succès financier n’est pas important, mais l’événement place l’artiste au cœur de l’actualité. Il engrange un capital symbolique important et il est montré du doigt comme l’artiste belge capable d’amener les plus grands du rap français à Bruxelles. En effet, le groupe IAM est arrivé au complet pour cet événement, ainsi que le rappeur parisien Kery James. L’année suivante, de légères modifications ont été apportées au programme, mais dans l’ensemble, cela a été une réplique de la première soirée, qui sera cette fois consacrée à un cirque pour la Palestine. Rival s’inscrit dans le prolongement d’un rap dit Underground et qui tente de se positionner en concurrence du rap commercial, sans pour autant le renier. Son intention n’est nullement une mise en avant de sa religiosité et celle-ci, si elle est apparente chez d’autres rappeurs, le gêne particulièrement. L’artiste se sent jugé par le regard des autres, et il confie que la pratique de ses pairs le renvoie à ses propres dérives. Ces dérives peuvent être artistiques ou religieuses. En ce sens que la trop grande proximité avec les rouages du divertissement et du commercial est mal vue par quelqu’un qui se dit construit par le rap des pionniers. L’aspect religieux porte surtout sur le caractère moral où les critiques fusent quant à son état d’ébriété chronique et à ses aventures féminines instables. Ce que reprochent la plupart des artistes du milieu à Rival, c’est surtout d’assumer son état et de continuer à le mettre en valeur dans ses textes. L’artiste Manza avait refusé, au moment où il partageait la scène avec lui, à la fin des années 226 1990, de l’appuyer sur les refrains qui vantaient la consommation de stupéfiants ou qui faisaient étalage d’obscénités. Dans une attitude particulièrement contrastée, on retrouve également le parcours de l’artiste Nordinne Sahli alias Defi J, un personnage charismatique de plus d’une quarantaine d’années. Pionnier du rap belge et impliqué dans divers domaines artistiques, il ne peut toutefois se targuer de vivre de son expression malgré tout. Lancé au début de sa carrière par le label Virgin, il aurait rompu le contrat pour des questions liées à l’orientation de son expression. Cette rupture lui a assuré, par ailleurs, le respect de ses pairs et une légitimité qui l’a érigé en porte-voix du Hiphop. L’artiste est nostalgique de l'état d'esprit qui a marqué les débuts du Hip-hop en Belgique. Là où tous les artistes, et ceux qui tournaient autour des disciplines du rap, de la danse ou de l'utilisation de la bombe aérosol, étaient portés par une « rage positive ». Tous se voyaient en effet au travers de ce couloir. Defi J s’est investi pendant plus de 15 ans aux Etats-Unis, où il côtoya les ténors du rap américain et notamment le fondateur de la Universal Zulu Nation, Africa Bambata. Il en deviendra l’un des représentants belges. Cette richesse de parcours ne laisse pas transparaître de dimension religieuse dans l’expression. Pourtant, dans nos maints échanges avec ce rappeur, photographe, producteur de sons et danseur, il s’est identifié par l’association trois noms renvoyant à ses origines : « Tu vois frère, moi… j’sais pas… j’suis… euh… un… un…. un arabo-maghrébomusulman… enfin… j’suis tout ça à la fois… tu vois… c’est moi ça ». Lorsque nous l’avons interrogé sur la connaissance qu'il a de la réalité du rap dit islamique, il est revenu à son univers proche et aux rappeurs français les plus emblématiques. Il n’a pas ramené cela à lui. Defi J nous a plutôt cité l’exemple de son ami Manza, pour nous parler de l’expérience de rupture momentanée qu'il a connue dans le courant des années 2000 avec le rap. Il a également cité, pour la France, Kery James et ses chroniques remises en question par rapport à la musique. La présentation de soi à partir des origines ethnoculturelles et religieuses, si elle se fait de manière discrète après un long entretien se décale des productions présentées par l’aspect religieux. Elles se décalent aussi des approches qui font état d’une revalorisation ou d’une réactualisation des références aux origines nationales et ethniques. Il y a d’abord ceux qui sont issus de ces pays, tels que Khaled, le chanteur de Raï ou ceux qui sont nés en Europe et qui réfèrent fortement à leur pays d’origine avec une ferveur qui va croissant depuis ces cinq dernières années. 227 Le chanteur Khaled Hadj Brahim alias Khaled (né en 1960) a développé à partir de l’Algérie la notoriété du raï algérien et de l’ensemble de la discipline. Son arrivée en France va lui faire bénéficier d’une notoriété mondiale. Ce chanteur est connu pour son épicurisme et pour son espoir d’union du Maghreb et des pays arabes. Il a par ailleurs été très critique par rapport à l’islamisme, notamment celui exprimé dans le contexte algérien depuis la première moitié des années quatre-vingt-dix. Sa mise à distance de la religion musulmane dans son expression musicale et dans les interviews ne l’empêche toutefois pas d’adresser un appel à la prière accompagné de la guitare de Carlos Santana à San Francisco et aussi de revenir sur la consommation de l’alcool à partir des références musulmanes. Une émission française animée par Thierry Ardisson, et qui a été diffusée sur les sites de partage de vidéos en ligne, reprenait les propos de Khaled en ces termes : - Khaled : « Non...non... mais honnêtement... dans... dans... dans la religion... dans notre... dans l'islam y a pas d'interdits...y a... y a... y a pas d'interdits sur l'alcool. » - Slimane Zéghidour : « Question d'interprétation… oui » - Khaled : « Excuse-moi, y a pas. Y a pas d'interdits, excuse-moi. » - Un invité (une personne musulmane âgée, vraisemblablement un ancien tirailleur) : « Ah si, si je regrette... » - Une invitée : « Ah... ah » - Khaled : « ... Y a pas d'interdits... » - Slimane Zéghidour : « En principe le vin est seulement promis au paradis » - Khaled : « Y a "Mankur" (voulant sans doute dire Makruh – détestable, FEA) excuse-moi... Y a Mankur... c'est-à-dire... » - Jamel Debbouze : « Manucure... manucure... » (Rire général) - Un invité : « Non, non, non, non, non, non, non.... on s'ras pas d'accord là... » - Jamel Debbouze : « Vous n'êtes pas d'accord monsieur? » - L'invité : « Non, pas d'accord du tout là... » - Khaled : « Non, y a pas... quelle sourate ?» - L'invité : « Y a pas Makruh... Y a pas le mot Makruh... » - Khaled : « Dis-moi quelle sourate ?... » - L'invité : « Makruh... c'est uniquement pour la cigarette... mais l'khomr (en fait c'est al-Khamr) Kulluhu Harâm... euh... Kulluhû Harâm 'Alayna... euh... l'Kamr....l'Khamr... » - Khaled : « Il n'est pas… » - L'invité : « Si... si... l'Khamr... c'est un Khamr » - Khaled : « Oui, oui... » - L'invité : « Justement... Makruh... » - Khaled : « Y a pas d'interdits.... » - L'invité : « Ah si... si ... si... » - Thierry Ardisson : « Excusez-moi... juste une question ... vous pouvez nous la refaire en français ?! » (Rire général) […] 228 - Jamel Debbouze: « Khaled, Khaled, dis-moi si je me trompe, t'es un des premiers à avoir chanté le vin et l'amour en Algérie... ou il y a eu des gens avant toi ? - Khaled: « Parce que j'ai grandi avec ça... » - Jamel Debbouze : « Oui, mais... mais... en... en... en... » - Khaled : « C'est vrai, chez moi il n'y a que... que... que le... que le jus de raisin... hein... j'ai grandi avec le jus de raisin... on s'pétait la gueule dans les mariages avec du jus de raisin. Y a pas de Whisky ! » - Jamel Debbouze : « Mais j's... » - Khaled : « J'te parle dans les mariages, c’est des mecs ils te ramènent des Jerricans quoi... (Rire) c'est pas des... des... des... » - Jamel Debbouze : « Ouais... » - Khaled : « C'est pour ça que je dis dans le Coran, dans l'islam... j'suis... je... j'suis resté avec des sages... ils m'ont expliqué gentiment...ils m'ont dit "Khaled...ne t'inquiète pas... Dieu il a jamais fait interdit quelqu'chose... (Sourire de Debbouze qui retient un éclat de rire). L'alcool c'est que tout doucement... l'être humain... c'est lui qui va l'interdire lui-même... Parc'qu'il sait qu'c'est pas bon... il sait qu'il va s'réveiller mal... ou bien avec ça il va faire des conneries... parc'qu'il est pas lui. Il peut tuer... il peut faire ça... et ce comme tu lis dans la Bible... l'abus... c'est pas bien l'abus. Tout ce qui est abus c'est pas bon. (Debbouze, Sami Naceri et les autres invités ne peuvent plus se retenir de rire) ... Basta... C’est tout. Et en plus,… » - Jamel Debbouze : « Khaled, Khaled... » - Khaled : « Ce qu'on voit actuellement... (Rire de Debbouze)... depuis Adam... » - Jamel Debbouze : « Khaled, Khaled... » - Khaled : « Depuis Adam... » - Jamel Debbouze : « L'abus c'est pas bien »229 […] 3. La musique au féminin Le champ musical musulman indique, de manière assez explicite, une rupture entre les lieux de pratique de la musique qui sont réservés à l’homme et à la femme et ce dans l’univers du champ islamique en francophonie. Pour les répertoires du chant soufi, à part le groupe Rabi’a de tendance Butchîchî et la présence de voix féminines dans les groupes ‘Alaouis, aucune femme n’émerge vraiment. La pratique musicale féminine si elle est trop proche de l’univers religieux se conditionne à des espaces féminins et généralement fonctionnels ou va vers la retraite anticipée, coïncide avec l’âge de la puberté. 3.1 Les contours d’une présence 229 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=51wazg3HVcY&feature=related, Consulté le 15 décembre 2009. 229 Le monde britannique, influencé par les Etats-Unis, développe une alternative au chant de la femme musulmane pratiquante, qui est le slam ou le spoken word. Ainsi, de nombreuses femmes montent sur scène, pratiquent la passion de l’écriture et de la prestation face à un public, tout en contournant le recours à la voix mélodieuse. Ces expressions garantissent une alternative aux musulmanes les plus concernées par une référence normative ou morale, voire par une quelconque pression communautaire. Les slammeuses musulmanes à la pratique visible par le foulard, et qui bénéficient d’une notoriété importante, au-delà du communautaire, sont toutes basées aux Canada et aux Etats-Unis. Le frein de la langue les empêche de se produire en France, mais leur tournée s’organise partout dans le monde anglophone, de la Grande-Bretagne à l’Australie. Elles ne sont pas nombreuses mais configurent souvent sur les affiches d’événements culturels communautaires anglophones : Jamila, Lady Khadija, Eloquence en sont quelques unes. Face à ces relations au genre et ses évolutions dans le musical, des contreexemples émergent. Ils sont débarrassés des emprises du religieux ou font explicitement référence à la religion de manière très sécularisée, dans le sens qu’une nette distinction est faite entre la musique et la foi. On verra que pour une bonne partie de ces artistes, il s’agit surtout d’une distinction entre la profession et la religion. En effet, des artistes musulmanes ou d’origine musulmane se distinguent aujourd’hui par leur investissement professionnel dans le champ musical et par leur visibilité médiatique autant que par leur impact sur la culture musicale des jeunes. En France, ces artistes se retrouvent majoritairement dans des disciplines qui renvoient à une exploitation importante de la voix, en tant qu’outil mélodieux et non en tant que moyen d’expression ou de déclamation. Nous sommes ainsi littéralement dans la chanson. Ces filles qui pratiquent toutes le R&B peuvent aujourd’hui être considérées parmi les figures les plus importantes de la chanson en France. Elles sont une demidouzaine à être passées par les canaux de concours de la musique ou par le « repérage » d’autres artistes ayant constaté leur potentiel, avant d’être propulsées au devant de la scène. La parisienne Amel Bent, l’algéro-canadienne qui vit en France Zaho, mais également Sherifa Luna, Kayna Samet, Kenza Farah, Soulfinger ou Laam pèsent ensemble plusieurs millions de disques vendus et bénéficient d’une très grande 230 reconnaissance des publics. Toutes ces artistes continuent aujourd’hui de se produire et elles ont de commun qu’elles n’affirment pas l’islam dans leur production. Elles ne manquent toutefois pas d’en parler si on les interroge à ce propos. La seule qui a chanté une reprise d’un chant religieux contemporain, nous l’avons cité par ailleurs, est Kenza Farah (avec la chanson « Cri de Bosnie », du groupe « Le Silence des Mosquées »). Le rap étant perçu comme un milieu très machiste, les interprètes féminines y restent malgré tout largement sous-représentées. Les rappeuses sont le plus généralement cantonnées aux confins de la variété pop ou limitées à un rôle de fairevaloir du rappeur, en donnant un aspect mélodique à certains morceaux à travers un refrain chanté. 3.2 Les rappeuses et chanteuses en foulard Une présence féminine commence à s’assumer malgré tout dans la pratique rapologique. Elle indique une autre spécificité du champ musical musulman britannique par exemple. Elle est aussi à mettre en parallèle avec les expériences américaines où les collaborations sont importantes de part et d’autre de l’Atlantique. Dans l’ensemble du monde anglophone, ce sont les voix de Miss Undastood, Ms Latifath, Ani qui se font le plus entendre dans leur expression islamique s’entend. Les expériences de The Poetic Pilgrimage et de The Divine Aubergine représentent, elles, les deux voix les plus récurrentes en Angleterre et avec une forme plus secondaire, celle de Sister Haero. Le premier groupe est un duo de musulmanes converties issues de Bristol et qui dans le tournant de leur entrée dans l’islam avaient décidé de rompre avec la musique. Rakin Fetuga, pionnier du rap islamique en Angleterre les avait en revanche encouragées à revenir à sa pratique tout en donnant un sens au texte, et à respecter les limites morales de l’investissement des femmes sur scène. Rakin nous faisait alors observer qu’il s’agissait là de ne pas accepter de se produire n’importe où et aussi de préserver une image qui comporte le respect de soi, malgré une visibilité scénique dans les auditoires musulmans. Ce que le rappeur voulait expliquer avec plus de précision rejoint sans doute les propos postés sur le site consacré aux expressions islamiques dans les musiques urbaines : www.muslimhiphop.com. On pouvait lire, sur ce dernier, en introduction 231 de l’interview de la rappeuse kurdo-britannique Sister Haero que : « There are only a handful of female Muslim artists in the world today. These few, yet bold individuals are leading the way in halal self-expression. Giving young Muslims girls an alternative role model to Britney and Christina, it’s incredibly refreshing to see a female artist being appreciated for her message, and not her sex appeal. Sporting hijab with a hip hop twist, Sister Haero proves that Muslim girls can be stylish, expressive and pious. Mashallah. »230. Le second groupe concerne les chanteuses et musiciennes de Divine Aubergine de Birmingham. L’ensemble qui a été formé en 2006 est majoritairement composé de pakistanaises d’origine, mais aussi de somaliennes, de caribéennes et d’arabes. Elles ont entre 15 et 45 ans. Elles ont été constituées dans une structure féminine musulmane qui allie foi et art et qui s’intitule Ulfah Arts. Le groupe est entendu comme un collectif de femmes pratiquantes, ainsi qu’il est précisé dans la présentation du groupe ; elles sont explicitement investies dans la foi, la musique et la scène. Elles s’adonnent à un Nashîd anglophone, arabophone et Urdu. Mais leur originalité réside dans une réappropriation de répertoires mondiaux qu’elles tentent d’impliquer dans leur expression pour en faire quelque chose d’original. Cette croisée consiste en une rencontre des genres particulièrement complexe car on y mêle les musiques sacrées de divers répertoires religieux aux musiques contemporaines : la musique Punk, le Jazz, la Bossanova, les musiques de la tradition irlandaise, le Bhangra, etc. Ces expériences sont aujourd’hui qualifiées de Sufi Punk. Malgré une pratique instrumentale très limitée, aux percussions surtout, ce groupe se produit devant de grands auditoires, tels que le Wembley Arena de Londres aux côtés notamment de Robin Gibb des Bee Gees. Ces expériences de rappeuses engagées dans la contestation et la foi développent une approche nouvelle de la musique auprès des musulmanes. Sur la durée de notre recherche, nous constatons une nette différence entre les productions de femmes en 2006 et celles en 2010, elles sont désormais numériquement plus conséquentes. Aujourd’hui, il est assez facile de tomber sur des vidéos en ligne où de jeunes femmes en foulards se mettent à chanter face à la caméra. Des vidéos amateurs 230 http://www.muslimhiphop.com/index.php?p=Stories/7._Sister_Haero_Interview, Consulté le 2 mai 2009. 232 montrent notamment une jeune fille chanter depuis les Pays-Bas en néerlandais ou un couple de françaises qui consacrent un texte à une cause humanitaire, etc. 3.3 La lutte féminine et l’ascension artistique de Diam’s et de Wallen Dans le milieu du rap en France et subsidiairement en Belgique, on a la présence d’un rap à consonance féminine, mais qui s’allie très souvent aux contextes sociaux où les filles tentent de montrer une autre image des banlieues par exemple ou bien glissent vers une masculinisation de l’attitude, adoptant les codes vestimentaires et le langage de leurs prédécesseurs masculins du rap. Ce sont généralement de jeunes adolescentes, cantonnées dans des productions amateurs. Une étape importante est certainement représentée par la réussite commerciale de Diam’s, qui a su s'adapter aux contraintes commerciales et toucher un large public avec un album vendu à plus de 650 000 exemplaires. Thématiquement, les rappeuses ne se différencient généralement pas des groupes masculins (ou mixtes), cependant, leur émergence permet l'apparition de nouveaux sujets tels que le viol, la place des femmes dans les banlieues ou la violence conjugale. Les difficultés à percer se conjuguent à la problématique que vivent un certain nombre d’adolescentes pour s’affirmer et s’accepter physiquement : « 1 mètre 68 de hauteur, 40 centimètres de largeur Moi j’étais tout sauf un moteur pour les p’tits mecs en chaleur. Alors, en manque de regard, car les copines avaient la cote, J’ai mis un pied dans l’espoir et l’autre dans le HIP-HOP.»231 Diam’s va commencer à percer dans le monde de la musique à partir de 1999, mais les choses ne sont pas encore au beau fixe. Ses premières prestations et diffusions ne marcheront pas : « Mon ambition : Rapper mieux que tous ces p’tits rappeurs, Qui me disaient : t’as vraiment pas la gueule de l’emploi, ma gueule ! Un premier album cartonné dans trop de presse, J’étais l’échec en personne, en galère, j’avais des dettes. »232 231 232 Diam’s, « I am somebody », Op. Cit. Ibid. 233 Elle explique ensuite sa dépression profonde, qui s’exprime dans la nonreconnaissance de son expression rapologique, mais parle aussi de sa quête identitaire. L’absence de son père va beaucoup jouer sur la psychologie de la jeune adolescente. Elle va donc passer par des phases où la crise identitaire est littéralement traitée par la consommation de drogues : « Petite babtou, abîmée, le cheveu noir, le regard pur, J’ai perdu ma dignité, séquestrée dans la nature. Tu connais ma souffrance, elle m’a rendue Brut de Femme, Je n’aimais plus mon apparence alors j’me suis rasé le crâne. Un côté Pink, un côté punk, en tout cas pile à côté, Si les Kate Moss prennent de la coke bah, je suis moche! »233 Le rappeur belge Manza nous confirme que Diam’s est passé par une période de dérive où la drogue et les expériences extrêmes ont nourri ses nuits. C’est dans ce cadre « Pink et Punk » que l’artiste aurait eu une relation amoureuse, toujours selon Manza, avec le rappeur belge James Deano, aujourd’hui aussi converti à l’islam et recyclé dans le monde du One-man-show. Il incombe, à ce stade de présenter un profil à succès qui a été relativement discret mais qui présente un parcours où se mêlent les collaborations avec des icônes planétaires et le soufisme. Nawel Azzouz alias Wallen est une chanteuse de R&B et de rap d’origine marocaine. Elle est née à Saint Denis, le 23 janvier 1978. Elle y passe sa jeunesse et jouera dès l’âge de huit ans du violon avant de se consacrer à la chanson. Cette jeune licenciée en médecine se trouve très influencée par les musiques en provenance des Etats-Unis qui, outre le rap, diffusent à grandes doses le Funk et le R&B. Tout comme de nombreuses artistes de R&B françaises, c’est par de nombreuses sollicitations et participations à des projets musicaux qu’elle va gagner en expérience et en reconnaissance. Depuis 1995, Wallen pose sa voix ; elle va commencer à le faire avec des groupes de rap tels que les New African Poets (NAP) et aussi avec le chanteur Tonton David. Sa famille provient de l’immigration du Nord du Maroc, précisément dans la région environnant Madagh, où se trouve la confrérie maîtresse des Butchîchiyya et où vit le maître en personne. Si ce détail à toute son importance, c’est que le 233 Diam’s, « I am somebody », Op. Cit. 234 slammeur soufi Abd Al Malik est le mari de Wallen. Ainsi, on retrouvera progressivement plus de manifestation d’appartenance à l’islam et à une spiritualité affichée par une attache au maître Hamza Qadiri Butchich. Sur le site officiel de l’artiste, www.wallen-lesite.com, on retrouve dans la rubrique « photos et vidéos » un cliché où apparaît la chanteuse accoudée sur un support où sied, encadrée, une photo du maître en question. En février 2001, naît de l’union d’Abd Al Malik et Wallen un enfant prénommé Mohamed Hamza. C’est précisément cette même année que Wallen touche avec succès le grand public. Le morceau « Celle qui dit non » enregistré en duo avec le célèbre rappeur du groupe marseillais IAM, Shurik’N, lui donne un impact de diffusion dense. Sa notoriété grandissante et le timbre particulier de sa voix vont alourdir son carnet de rencontres en studio. Les plus importants artistes de musiques urbaines comptent quasiment tous une apparition artistique à ses côtés. En 2002, Wallen est nommée aux « Victoires de la musique » pour son album de R&B « A Force De Vivre » (2001) et elle partage un morceau avec une des plus grandes icônes de la chanson américaine, Usher. Deux ans plus tard, elle propose un album d’introspection « Avoir La Vie Devant Soi » (2004) où se mêlent ses origines et sa réalité proche. Elle se met à inviter des artistes de renom à ses concerts pour partager, en plus de la musique, des symboliques du dialogue. Enrico Maccias l’accompagne notamment sur le morceau « l’olivier ». Dans le clip de cette chanson apparaît Abd Al Malik en pleine ablution rituelle et en prière. Ses projets d’albums tous consacrés disques d’or sont produits par la Major Universal et se diffusent sur les chaînes télévisées musicales majeures telles que MTV ou MCM. L’ancrage saillant dans la religion peut se traduire par une filiation mémorielle avec les origines. Wallen déclarait par exemple : « J'ai l'impression de faire partie d'une génération qui est née dans une espèce de trou de mémoire. […] Donc, j'ai l'impression que ma construction passe forcément par le souvenir. »234. C’est ainsi qu’elle présente son troisième album « Miséricorde » (2008) comme un projet plus personnel, où une dimension identitaire, des origines ethniques et religieuses, est plus présente. Elle parle alors d’elle comme une « nouvelle Wallen ». On la voit sur les 234 Cf. http://www.waxx-music.com/artistes/interview/Wallen_246.html, Consulté le 5 décembre 2009. 235 affiches annonçant la sortie de l’album et sur la pochette du projet coiffée d’un foulard traditionnel très coloré et chargé de floches. Sur le visage de l’artiste apparaît son pseudonyme et le titre de l’album, comme un tatouage qui lui traverse le visage. Voici l’explication de l’album présentée par le site spécialisé du rap français et secondairement du R&B : « L'ambiance générale de l'album est un son hip hop aux bits assez durs, complètement enrobés par le grain si particulier de sa voix. Sa voix est l'élément de départ car l'introduction se limite à un a capella sur son enfance, la Seine-SaintDenis... Wallen met un point d'honneur à parler des origines de ses parents dont elle est le fruit : son parcours a été nourri de ces origines. […]Elle, Fille de berger, se remémore ses origines et voit "la réussite des autres" face à "ses propres défaites". […]L'album se termine par le titre de l'album Miséricorde où elle décrit la souffrance d'une mère ayant son fils à Guantanamo et demande miséricorde. Ce nouvel album de Wallen pourrait se résumer en un mot : ambitieux ! Ses influences hip hop l'entraînent vers un son très riche pour accompagner des textes forts où chaque mot est pesé et son travail d'écriture qui est son premier moteur est là pour nous faire passer un message fort. »235 Ce dernier texte dit ceci en substance : « Elle égraine un chapelet Sous son voile En récitant La Ilâha Illa Allah. (La Ilâha Illa Allah). Elle est restée sans nouvelle De son fils cadet Enfermé sur l'île de Guantanamo. Quand son front Touche le sol Son âme s'écrit Miséricorde. »236 Ces présences témoignent d’une réduction progressive des freins moraux et normatifs religieux, mais aussi de l’impact des contraintes sociales qui sont indirectement ou directement appliquées à la femme et qui définissent un nouveau rapport aux genres. 235 236 http://www.rap2france.com/cd-album-wallen-misericorde.php, Consulté le 24 janvier 2009 Wallen, « Miséricorde », Miséricorde, Universal, 2008. 236 Chapitre 7. Le musical musulman : enracinement dans les médias européens Ce chapitre reprend les profils qui jouissent d’un fort capital symbolique. Ils sont liés à la couverture médiatique portée sur leur vie et leur carrière. Nous y démontrons les différentes manières dont s’entretiennent les relations entre les médias et les artistes musulmans. Cet angle d’approche permet également d’observer les articulations où se mobilisent la religion et la réceptivité médiatique. Les relations peuvent aller d’une confirmation du succès dans la presse spécialisée ou dans le média global, à un traitement dans la presse à scandale, voire jusqu’à des « bannissements » médiatiques de profils jugés dérangeants, et même aux tribunaux. Nous insisterons sur cette catégorie car elle est un curseur révélateur des productions musulmanes à succès et de la pénétration de l’islam dans le champ culturel global. 1. Musulmans people et relation aux médias Le facteur du succès est un canal qui permet une forte propulsion médiatique. Il met au devant de la scène les engagements particuliers de stars ainsi que des informations se rapportant à leur vie privée. Les artistes musulmans qui bénéficient de ce succès ne sont pas épargnés par la surexposition. Leur appartenance à l’islam est publiquement présentée, discutée, considérée voire critiquée. Elle s’inscrit dans les tabloïdes, les écrans de télévision ou passe au travers des ondes radiophoniques. Le nombre d’artistes mettant en avant leur appartenance à l’islam sur des plateaux télévisés, dans des entretiens ou dans des déclarations à la presse est très significatif. Nous pouvons même affirmer que ces pénétrations progressives de la présence de l’islam, dans les consommations culturelles européennes, dans le monde artistique contemporain, sont un phénomène inédit. La mise en évidence du soufisme par le slammeur Abd Al Malik, la mobilisation médiatisée de Kery James en faveur de la catastrophe naturelle d’Haïti en 2010, la participation militante du principal chanteur du groupe londonien The Fun Da Mental en territoire palestinien, diffusée sur les médias britanniques, les passages récurrents du groupe danois Outlandish sur la chaîne musicale MTV ou ceux du rappeur La Fouine sur la chaîne musicale française MCM sont illustratifs en ce sens. 237 Ces interpellations dans le paysage médiatique s’accompagnent d’une visibilité dense des us islamiques (formules religieuses en interviews, logos religieux sur T-shirt, …), des discours portant sur la religion musulmane, des positions ou des pratiques religieuses personnelles (barbe, pratique du Ramadan déclarée, foulard,…), etc. Dans cette « peoplisation » des profils artistiques, nous parvenons à sérier que la construction de l’image médiatique de chanteurs musulmans, variablement enracinés dans la pratique religieuse, se traduit sur un éventail très divers et parfois contrasté. L’appartenance à l’islam se présente même chez des artistes qui ne se sont pas particulièrement distingués à partir de leur adhésion à la religion. Beaucoup constituent des trajectoires artistiques musulmanes ou d’origines musulmanes plurielles dans l’univers de la culture ambiante. Ces affirmations ne sont d’ailleurs pas circonscrites au seul univers musical. 1.1 Quelques cas de figures exceptionnels en France Dans le monde des acteurs français, par exemple, le nom de Gérard Depardieu s’associe, de manière surprenante, à celui de l’islam. Cet artiste de renommée, à la carrière comptabilisant plus de 150 films, est paradigmatique d’une affirmation religieuse momentanément inscrite dans la foi musulmane. Dans son ouvrage intitulé « Vivant », paru chez Plon en 2004, fait d’entretiens entre lui-même et le journaliste Laurent Neumann (Depardieu, 2004), se trouve un extrait qui traite particulièrement de l’appartenance conjoncturelle de l’artiste à l’islam. De longs passages ont ainsi été publiés dans l’édition du 2 septembre 2004 du Nouvel Observateur, dont nous reprenons ci-dessous un bref extrait. Gérard Depardieu témoignait de son arrivée à l’islam par le biais de la musique arabe : « Je crois aux hommes. Je crois à la vie, et notamment à celle qui a précédé Dieu. Et, bien sûr, je crois en Dieu. Enfin… Je dis que je crois. En fait, je crois que je crois. […] En tout cas, je ne suis pas athée. […] Je vais même te faire un aveu : quand je suis arrivé à Paris, en 1965, j’ai été musulman pendant près de deux ans. […] Je fréquentais la mosquée de Paris, rue Geoffroy-Saint-Hilaire. Je faisais mes prières cinq fois par jour, mes ablutions quotidiennes au hammam, je lisais le Coran… En fait, je crois que cette idée s’est imposée à moi après un concert d’Oum Kalsoum (1904-1975), «l’astre de l’Orient». […] Quand je suis sorti de [son] concert 238 à Issy-les-Moulineaux, j’étais transporté, bouleversé, ému aux larmes… J’avais dû éprouver ce que les Arabes appellent le tarab, le paroxysme de l’émotion et de l’amour. […]Ma vie n’est pas un modèle de vertu. Mais j’ai toujours été dans une forme de recherche personnelle. Il faut bien que Dieu existe, qu’il y ait quelque chose à nous supérieur ! Quelque chose ou quelqu’un pour exorciser toutes les peurs que l’on porte en soi. […] J’ai aussi beaucoup pratiqué le yoga, pas au point cependant de devenir bouddhiste… Toute ma vie a été ainsi scandée par cette quête spirituelle et par la découverte de l’autre. […] »237 Plus récemment, toujours dans le monde du cinéma, une interview audiovisuelle du comédien franco-marocain Jamel Debbouze, portait sur l’identité nationale et la Burqa. Il y était indirectement questionné en tant qu’acteur d’origine immigrée et musulman. Cet échange a été diffusé sur le portail www.leparisien.fr, le 25 janvier 2010, avec la collaboration du site www.aujourd’hui.fr. Nous avons retranscrit l’intégralité de sa déclaration, qui a, par ailleurs, soulevée de nombreuses réactions hostiles sur Internet : « Euh… j’suis pas porte-drapeau, j’suis un artiste… et puis j’dis c’que j’pense… et ça n’est que c’que j’pense. Le débat sur l’identité nationale par exemple est une insulte… qu’on alimente tous… là j’en reparle… j’alimente aussi… mais… Mmm… mais j’voudrais absolument dire que… ils auraient dû appeler ce débat… le « contrôle de l’identité nationale »… euh… comment j’ai encore à me justifier d’habiter dans mon pays ? C’est schizophrénique… euh… pointer quels sont les bons français et les mauvais français ça m’dégoute. Je suis français, je suis fier de l’être et il faut l’accepter… fri... la France a aussi un nouveau visage… et il ressemble étrangement au mien… et il faut que ça soit… (Geste de la main vers la tête) que ça rentre dans les cerveaux. Ça fait…ça fait… ça fait…je suis né ici, j’ai grandi ici… je suis un « icicien » et j’ai pas besoin de l’expliquer. Pourquoi les intitulés des débats sont toujours les mêmes ? Islam… euh… poison ou virus ? S’ils avaient appelé ce débat… euh… pourquoi la France aime ses immigrés… on aurait posé… on… on … on en serait venu naturellement à ce demander qu’est que d’être français. Mais non, on veut être frontal pour diviser et créer des clans. Alors j’vous dis… c’est dangereux… c’est électoraliste et c’est stérile comme débat »238. Le rédacteur Bertrand Métayer, du site www.leparisien.fr, qui menait l’interview, posa la question de la Burqa à l’intéressé. Jamel Debbouze de répondre de manière assez offensive, et ennuyé par le débat : « La Burqa est un… un… même pas un… un épiphénomène… ça concerne 250 personnes… qu’est c’qu’on vient nous faire chier avec ce truc… l’islam est… est en Europe depuis 3000 ans… ça fait…ils… ils… ils le découvrent pas la Burqa… euh… 237 Gérard Depardieu, Mes amours, in Le Nouvel Observateur, La semaine du 2 septembre 2004. Cf. http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/documents/057356/mes-amours-par-gerard-depardieu.html, Consulté le 8 novembre 2008. 238 http://www.youtube.com/watch?v=71J-PKvNVr0, Consulté le 2 mars 2010. 239 encore une fois c’est xénophobe… voilà… et les gens qui vont dans ce sens-là sont des racistes… voilà c’que j’pense… »239. Jamel Debbouze peut aussi faire parler de l’islam sur le ton de l’humour. Dans l’émission « Tout le monde en parle » sur France 2, l’intéressé répondait à un « antiportrait chinois » proposé par l’animateur Thierry Ardisson. - Thierry Ardisson : « Si tu étais un meuble ? » Jamel Debbouze : « Un canapé convertible, pour le convertir à l’islam… direct ! » (Rire général sur le plateau) Dans un autre registre, nous avons le profil de Faudel Belloua alias Faudel (né le 6 juin 1978), chanteur de raï originaire de Mantes-la-Jolie (Cf. catégorie 7). Après une ascension fulgurante dans la musique, commencée dès l’âge de 13 ans, et suivie d’une dépression profonde, l’artiste s’est engagé sur de nombreux plateaux télévisés pour se raconter. Son soutien à Nicolas Sarkozy, pour la présidentielle de 2004 en France, lui a coûté très cher. Décrié par ses fans, la situation a atteint son paroxysme, en 2007, lors de la « fête de la musique » en France, moment où le chanteur se fait huer par une foule immense. L’année qui suit, Faudel, alors âgé de 29 ans, publie un ouvrage autobiographique intitulé « autobiographie d’un enfant de cité » (Faudel, 2008). Il y retrace ses engagements, ses blessures et ses relations à la famille et au politique. Dans un contexte de promotion du livre, le chanteur s’est notamment retrouvé invité sur la chaîne télévisée française LCI. Le climat sur le plateau ressemblait à une vraie séance de thérapie. L’animateur lisait des extraits du livre autobiographique et Faudel, vraisemblablement encore blessé et dans un don de soi manifeste, réagissait avec beaucoup de sincérité. Il acquiesçait, la plupart du temps, aux analyses et aux encouragements de son interlocuteur. La star déchue s’expliquait sur ses déboires avec sa maman, notamment, et sur sa sortie de l’internement psychiatrique, faisant suite à une tentative de suicide : « ... dans les familles... françaises... d'origines algériennes... maghrébines… où la réussite... où j'parle de réussite... où ils se sont approprié ma réussite... en fait... est-ce qu'ils ont le droit? C'est ça… les questions. […] la culpabilité… y a rien de pire... moi j'suis de confession musulmane... euh... je voilà… donc j'suis... j'suis croyant... c'sentiment là où on a peur de la malédiction... où on fait très attention à la ... d'ailleurs maman j'l’appelle le général... ça veut pas dire que j'l'aime pas... je 239 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=8pm-Axy2bcc&feature=related, Consulté le 2 mars 2010. 240 l'aime ma mère, mais je suis pas d'accord sur des points... (...) La réussite qu'est ce que ça veut dire? (...) c'est pour ça que j'ai eu envie... je sais pas... la sonnette d'alarme... Il y a quelqu'un qui me protège, je ne sais pas quel Dieu... mais… qui me dis aujourd'hui... ben... quoiqu'il arrive... qu'il y ait reconstruction professionnelle ou pas... que ça re-fonctionne ou pas... euh... en tout cas... que égoïstement… j'ai... je... je... j'ai aujourd'hui fait la démarche de dire les choses... réellement de montrer qui j'étais. »240. Notons que cette franche traduction de soi reste le résultat de la volonté même de l’artiste ; l’appartenance à l’islam y est distillée, à travers la conversation. Elle se répercute subrepticement sur l’audimat et s’intègre dans un témoignage global. 1.2 Relation à la star et à l’interface de l’islam : le cas Akhenaton Par ailleurs, nous avons le cas où ce sont les interlocuteurs qui, le plus souvent, identifient religieusement l’artiste. Ils vont à la recherche de son appartenance à l’islam pour des motifs variés. Les journalistes ou animateurs demandent alors aux chanteurs de s’expliquer, de livrer un point de vue sur des faits de l’actualité portant sur l’islam, etc. Ainsi, le 18 mars 2006, Thierry Ardisson, animateur sur la chaîné télévisée France 2, de l’émission aujourd’hui disparue « Tout le monde en parle », posait frontalement la question au rappeur marseillais Philippe Fragione alias Akhenaton quant à son appartenance à l’islam: - Thierry Ardisson : […] « Tu es musulman toi ? ». Cette interrogation, plus qu’une question, était surtout un prétexte, un moyen de passer à un autre sujet de l’émission. En pleine promotion de l’album d’Akhenaton « Soldats de fortune » (2006), Thierry Ardisson voulait faire basculer l’échange du rap américain à l’islam. L’artiste, jusqu’alors à l’aise sur le plateau, se positionna par une sèche affirmation tout en se préparant à la suite de l’échange. - Akhenaton : « oui » (avec l’affirmation et le sourire de celui qui devine la suite de l’interview). Et l’animateur d’enchaîner sur la question, déjà préparée par ailleurs sur les fiches : - Thierry Ardisson : « Alors tu as réagi comment aux caricatures de Mahomet ? » […] 240 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=Pb4Q3PcCiEg, Consulté le 9 janvier 2010. 241 Lors du passage de l’artiste à Bruxelles en décembre 2008, nous avons repassé cette séquence avec lui dans le détail. Akhenaton nous confiait avoir été embêté par cette approche intéressée d’Ardisson. Non pas que l’artiste ait été gêné de se présenter comme musulman, mais il pressentait que le débat allait tourner à la controverse. En effet, un autre invité de l’émission, le journaliste au Figaro Eric Zemmour, connu à la télévision pour sa rhétorique tranchée et polémiste, a saisi l’argumentaire d’Akhenaton pour le réfuter avec force. Là où le rappeur musulman voyait du racisme dans les caricatures, Zemmour y lisait une liberté d’expression que les musulmans se devaient d’intégrer. Ardisson avait reproduit l’affrontement classique entre argument de blasphème et celui de liberté d’expression. Akhenaton est vu pourtant comme un artiste à la recherche de vraies rencontres et d’interfaces possibles aux débats. Pour lui, le média ne se traduit que par le spectacle et la controverse, pérennisant les caricatures sur les vécus d’islams, de banlieues, etc. L’artiste est très amer quant au climat politico-médiatique français. Sa notoriété et son discours posé lui ouvrent tout de même les portes de la promotion telle qu’il le souhaite. Akhenaton est donc atypique en ce sens qu’il s’impose au média plutôt que le contraire. Son approche de l’islam est assumée et se présente comme un islam intelligent. L’artiste a malgré tout développé un champ médiatique qui lui est propre et qui diffuse en toute autonomie son univers musical, mais aussi son statut de citoyen et de musulman français (Cf. Lyrics « Ecœuré », Black Album, 2006). Les médias vont donc s’accaparer le profil du rappeur hors du commun qu’est Akhenaton. Ils feront de lui un emblème autant qu’un médiateur. L’artiste permet en effet de faire comprendre au grand public les articulations que traverse la jeunesse des quartiers populaires, celle de Marseille, et la jeunesse française en général. Sur ses 20 ans de carrière au sein du groupe marseillais IAM, il est vu comme un analyste judicieux du terrain, permettant de lire les problématiques liées aux jeunes, aux quartiers populaires ou à l’islam. L’émission de documentaires et de reportages « Envoyé Spécial » diffusée sur la chaîne télévisée France 2, a consacré un reportage, en décembre 2006, au rap français intitulé « Les enfants du rap ». La conclusion du reportage s’est arrêtée sur cet artiste incontournable du rap français. Pénétrant les studios d’Akhenaton, le narrateur commentait les images des enregistrements de musiques en ces termes : « Akhenaton… a la réputation d'être un 242 sage… il a beaucoup réfléchi… et ça s'entend (on voit le rappeur scander des textes au micro). Les médias viennent souvent le trouver… et quand un journaliste lui demande de condamner la violence et le machisme du rap, il préfère retourner l'accusation. ». C’est notamment ce type de construction narrative des reportages qui poussera l’artiste à prendre de plus en plus de recul critique par rapport aux médias. La réponse d’Akhenaton « retournant l’accusation » était alors la suivante : - Akhenaton : « Aujourd'hui une émission de télé, elle se vend pas sans paires de fesses ou paires de... de nibards bien montés allègrement à 20h30... Le rap reprend ces critères là... à... euh... à la sauce quartier... et à la sauce ghetto... en plus exubérant... en plus gros... avec plus d'emphase. On exhibe ?... On exhibe son argent à la télévision? les rappeurs exhibent leur argent…. On... on... on ... on nous dit ... à longueur d'année qu’on n’est personne, si jamais on n’est pas connu ? le but c'est d'être connu et d'être quelqu'un. Et c'est exactement... le rap fonctionne sur la même grille que la société.» Akhenaton, qui a longtemps été privilégié par les médias, est devenu très réticent à participer à des plateaux télévisés où il se sent piégé. Il va commencer à refuser assez vite d’être un artiste prétexte au divertissement et aux Shows médiatiques. Il refusera catégoriquement de continuer à « jouer » dans le sens des audimats. En discutant de ses passages à la télévision et de la couverture médiatique française portant sur le rap ou l’islam, Akhenaton nous dit : « … c’est notre pays. Il est relativement doué pour la caricature. » L’élément déclencheur de ce type de réaction est un débat qu’il a eu face à Charles Pasqua. L’artiste qui défendait ses positions trouvait devant lui un interlocuteur qui acquiesçait à toutes ses idées. Une fois hors antenne, dans l’ascenseur de la chaîne télévisée, Charles Pasqua lui aurait dit : « Monsieur Akhenaton, je vous ai bien eu ». L’intéressé a été atterré et s’avoue vaincu face à la mécanique discursive des politiques et des plateaux télévisés. Il estime que la télévision est devenue un espace de divertissement attentif à l’audimat. La présence promotionnelle pour la vente d’albums réduit les artistes à de simples figurants (Akhenaton, 2010). 243 Dans un extrait de son autobiographie, le rappeur revient sur sa conversion à l’islam. Selon lui, l’ignorance de cette religion est directement imputée à la télévision et à la presse en général. La majorité de la population est privée, affirme-t-il, de supports vulgarisateurs permettant de comprendre la religion qu’il a choisie : « J’ai choisi d’épouser la foi musulmane car elle s’inscrit dans la grande tradition des religions monothéistes. L’islam est une réforme du christianisme, et donc du judaïsme. Voilà pourquoi j’aime me définir – au grand dam de certains de mes frères musulmans à l’esprit étriqué – comme « un juif moderne ». Je ne fais qu’accepter la réforme de Mohamed. En islam, la grande majorité des prophètes étaient de confession juive. Beaucoup de mosquées au Yémen sont ornées d’une Magen David, l’étoile de David. Les Arabes, musulmans ou non, et le Juifs sont cousins ; ce sont deux peuples sémites. Les musulmans reconnaissent cette même étoile, mais ils l’appellent l’Etoile de Suleyman. David et Salomon, le père et le fils. Juifs, chrétiens et musulmans célèbrent le même Dieu. En revanche il existe chez les musulmans des différences majeures avec le christianisme : dans l’islam, Dieu n’est pas le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la Trinité n’existe pas ; Jésus n’a pas été crucifié, mais substitué par Simon de Cyrène, le gardien du Mont des Oliviers à Jérusalem. Pour le reste, l’islam est une continuité, non une rupture. Peu de gens le savent en France, c’est d’autant plus dommage qu’on le comprend très vite en lisant une bonne traduction du Coran. La faute à la télévision et à l’enseignement public, ces outils d’éducation et de savoir que je fustige régulièrement car ils sont les pivots de l’avenir mais ne remplissent pas leur mission. » (Akhenaton, 2010 : 253-254). Philippe Frangione comparait la réalité des médias aux mosquées françaises : dans les deux, il n’y a plus de champ à la discussion et à l’échange serein : « Comme j’ai l’impression que dans les mosquées… on pouvait avoir un débat à la sortie de la mosquée et ne pas être d’accord, le débat est improbable et impossible. Parce que chacune des mosquées est devenue aujourd’hui… est devenue un instrument politique qui appartient à une ligne, soit à certaines personnes d’une telle obédience ou de telle secte ou de telle interprétation, soit ethniquement, il faut se regarder… je pense que nous musulmans on doit se regarder aujourd’hui en face et dire c’est une aberration d’avoir des mosquées sénégalaises, des mosquées comoriennes, des mosquées marocaines, des mosquées algériennes, ça veux dire quoi ? ». L’artiste qui a passé le cap des 40 ans a décidé de combler, avec ses moyens, le vide de connaissance provoqué, selon lui, par les médias. Il remplit ainsi sa mission par l’éducation et le savoir. Il possède aujourd’hui son propre canal télévisé de diffusion sur Internet : www.akh.tv et www.cosca.tv. Il y présente des rubriques hebdomadaires faites de commentaires sur l’actualité, sur la musique, mais aussi une émission de cuisine où l’artiste invite des personnalités à la préparation d’un repas à l’écran. Ce que pense précisément l’artiste à propos des caricatures et du climat dans lequel l’islam est aujourd’hui posé, notamment dans les télévisions publiques, 244 l’enseignement et les publications diverses, a longuement été passé en revue dans son livre publié en 2010. Dans son ouvrage autobiographique, Akhenaton a pu revenir, en effet, dans une même logique argumentative que lors de l’émission précitée. Nous avons exposé ici une part exhaustive de la logique argumentative de l’artiste et qui illustre de manière significative l’amertume de la couverture médiatique et scolaire sur le fait islamique : « À l’école, l’histoire de l’islam est enseignée en deux jours. Pour raconter quoi ? La conquête du monde par les musulmans sous l’égide de Mohamed. Pour affirmer quoi ? Que l’islam s’est répandu au fil de l’épée, ce qui est archifaux. Et, bien sûr, on ne dit trois fois rien, ou si peu, de l’apport de cette religion à la civilisation moderne […]. On comprend mieux l’ambiance délétère dans laquelle nous vivons. La façon dont on se réclame de Renan m’évoque cette récente « béatification médiatique » du professeur de philosophie Robert Redeker, lequel, s’il a parfaitement droit à la liberté d’expression, n’en a pas moins vomi sur l’islam dans les colonnes du Figaro […]. Autre béatification non moins choquante : Theo van Gogh, ce réalisateur néerlandais assassiné, en novembre 2004, par un extrémiste, a été présenté, à travers moult reportages posthumes, comme un homme libre, courageux et tolérant ? Si je déplore et condamne son meurtre, je suis effaré de constater qu’à sa mort pratiquement aucune des phrases racistes, antisémites et fascisantes prononcées par le cinéaste le long de sa carrière n’a été dénoncé. « Les musulmans sont des baiseurs de chèvres. ». Elégant pour nos femmes et nos enfants […]. Pourquoi France Télévisions, la chaîne du service public, n’a-t-elle pas diffusé ne serait-ce qu’une fois, à une heure de grande écoute, Le Message, ce magnifique film de vulgarisation de l’islam avec Anthony Quinn, Omar Sharif et Irène Papas ? Comme Ben Hur et Le Roi des rois racontent l’avènement du christianisme, ou Les Dix Commandements celui du judaïsme, Le Message retrace avec pédagogie la naissance de la religion musulmane. Ce film serait pourtant utile pour comprendre l’islam, son implantation en Arabie, une région qui était, avant son apparition, défigurée, déchirée par les guerres tribales, en prise à l’infanticide, au meurtre des filles premières nées, à la négation absolue de la femme… Du temps du Prophète, hommes et femmes priaient ensemble dans la mosquée et l’islam a sévèrement condamné l’infanticide. Non, on préfère programmer Les Charlots à Saint-Tropez ou agiter l’opinion publique à grands renforts de faux débats et de clashs. De l’opposition systématique. Du duel télévisé racoleur au dérapage assuré. À de rares exceptions, la télévision française préfère donner la parole aux ambassadeurs d’un islam caricatural et intolérant, aux Talibans, par exemple, qui squattent l’attention et finissent par occuper l’espace médiatique au détriment de tous les autres musulmans, la majorité silencieuse. Mieux, elle parvient à faire passer les femmes et les hommes qui constituent cette majorité pour de « faux musulmans » ; en effet, dans l’imaginaire collectif de notre belle contrée, le « vrai » musulman est sombre, belliqueux et vindicatif.» (Akhenaton, 2010 : 253-254). Les façons de se dire relèvent donc, en fonction du climat posé par le média, de l’actualité en cours, des invités partageant le plateau ou la chronique, mais aussi de l’engagement de l’artiste. 245 L’extrait de l’ouvrage d’Akhenaton nous montre aussi que l’argumentaire médiatique coïncide avec la pensée véritable de l’artiste. Il n’y a donc pas un discours médiatique et un discours hors du champ de la caméra. Le livre est un canal, autant que la musique de l’artiste ou ses entretiens et ils se diffusent variablement au grand public. La volonté de communiquer est centrale chez Akhenaton. L’artiste marseillais possède d’ailleurs, en plus de sites, de Facebook et Myspace, son propre média audiovisuel alternatif sur Internet241. Dans une séquence vidéo, datant du 9 janvier 2009, intitulée « vue de la cage », l’artiste se consacrait, pendant 10 min. 26’, à une thématique sur l’islamophobie et dans laquelle il revint, notamment, sur la question des caricatures danoises. Il y présenta l’ouvrage collectif intitulé « Les Grecs, les Arabes et Nous, ou l’islamophobie savante »242, mais aussi un ouvrage sur le soufisme de Cheikh Bentounès. D’un autre côté, l’engagement de la foi ou d’un discours sur l’islam se positionne entre une affirmation très retenue et pudique et une approche beaucoup plus tranchée, plus affirmée. Certain artistes musulmans annoncent même dans les médias leur retrait de la musique, pour des motifs religieux justement. 1.3 Kery James : le cycle de l’ombre et de la lumière Kerry James est un artiste qui a connu une relation paradoxale au média. Ce dernier, vu le succès de l’artiste dans les quartiers populaires et sa précoce présence dans le rap, n’a pas pu l’amnésier. Mais il a tout de même développé une relation ambiguë que synthétise assez bien l’artiste qui se situe « A l’ombre du Showbusiness ». Il est ainsi dans les paradoxes où il est critiqué pour sa relation particulière à la religion et se retrouve, en 2008, dans l’émission de Michel Drucker aux côtés de Charles Aznavour. Le collectif La Rumeur montre la relation du politique par les prises de position des artistes sur différentes questions. Une situation où les extrêmes se gèrent 241 Cf. http://www.cosca-network.fr/cosca-network/#/coscaTv_2/, Consulté le 8 avril 2010. Cf. Büttgen, de Libera, Rashed, Rosier-Catach, Les grecs, les Arabes et nous, ou l’islamophobie savante, Fayard, 2009. 242 246 devant les tribunaux. La manière dont les médias relaient cet aspect de la polémique et de prise de position est décisive dans la carrière des artistes. « Octobre 85, dans ce pays j'atterrissais Le temps était gris et j'ignorais ce qui m'attendait Souvent les parents ont pour leurs gosses de l'ambition Ainsi ma sœur et moi on s'est retrouvés en pension Loin de ma mère, tu le sais, enfance amère […]Puis on a quitté la pension pour venir vivre à Orly Et ce que j'ai vu ce jour là, a sûrement changé ma vie Dans un pavillon ma mère louait une seule pièce Qu'un rideau séparait 30 mètres carré au plus Dans ce truc là on était 5, vivant dans la promiscuité Ouvrir un frigidaire vide, me demande pas si je sais ce que sait […]Mais maman (ne) nous a jamais laissé crever de faim Avant je ne portais pas de Nike Air, mais plutôt des Jokers Mon style vestimentaire, provoquait des sourires moqueurs Ce qui développa en moi, très vite la rage de vaincre La rage d'exister, l'envie de réussir ». Kery James, « 28 décembre 1977 », Savoir et vivre ensemble, Naïve, 2004. Le projet est alors produit sous le Label de Carla Bruni. Voici ce que dit l’artiste en introduction de l’album : « Ayant été profondément touché par cette vague de violence aveugle qui a et continue de frapper l'humanité dans sa chair et parce que les auteurs de ces actes les ont injustement attribués à l'Islam, j'ai entrepris de réaliser un disque dans lequel je voudrais mettre en lumière ce que l'Islam confie comme enseignement de paix, de fraternité, de modestie, de patience face aux injustices, de générosité et autres qualités humaines. Les artistes, d'origines et de confessions diverses, conscients des nobles objectifs de ce disque se sont mobilisés bénévolement. En effet, une partie des bénéfices de cet album sera reversée pour la construction d'un centre culturel en France ouvert à tous dans lequel sera dispensé un enseignement religieux loin de tout extrémisme et fidèle à l'esprit du disque. Ce centre, géré par l'association Savoir et Tolérance, aura également pour mission de proposer des cours d'alphabétisation, du soutien scolaire et d'organiser des événements sportifs et culturels. Dans un souci d'ouverture, j'ai souhaité qu'une autre part des bénéfices soit reversée à une association n'ayant aucun caractère confessionnel, l'association CVHG affiliée à Handisport. J'ai l'espoir que grâce à ce disque reculera la peur de l'autre, qui a souvent pour origine la méconnaissance de l'autre et dont la conséquence peut être malheureusement la haine de l'autre. C'est pour cela que j'ai souhaité donner pour titre à cet album : Savoir et Vivre Ensemble. »243 243 Kery James, « Intro », Savoir et vivre ensemble, Naïve, 2004. 247 Avec le titre suivant, on cerne toute la problématique dans laquelle se situe aujourd’hui l’artiste dans la sphère médiatique et dans le champ musical français. Son style atypique et revendicateur d’un purisme du rap, loin des enjeux commerciaux, et son appartenance à l’islam lui valent, selon lui, une mise à l’écart de sa discipline : « … La vérité comme étendard Depuis mes premiers disques, je prends des risques On ne danse pas sur ma musique, donc je ne serai jamais une superstar Au pays des droits de l'homme, mais de quels hommes ? J’ne rentre pas dans leurs critères, mais de quelles normes ? S'intégrer, mais sous quelles formes ? Avec mes cheveux crépus et mes lèvres gonflées ? Même moi, j'ai du mal à le croire, mais à c'qui paraît j’suis français Franchement, sans vous offenser, J’ne suis pas venu en France pour danser, mais pour banquer J'ai troqué le zouk contre du sale rap français J'suis menotté à la vérité, à l'inverse des célébrités qui débitent des stupidités Je ne conçois pas la forme sans le fond Qu'est-ce que j'fais ? Je mène une révolution sur le son, sans le sang Demande à Ardisson si je défends mes convictions Piégé dans son émission je n'ai pas trahi mes positions Comprends que j'n'ai pas ma place dans leurs talk-show J’ne peux pas porter le masque occidental du gentil négro Hypocrisie démocratique, deux poids deux mesures Va dire aux provocateurs que j'rejette leurs caricatures Leur justice porte un voile arbitraire et opaque On parlera laïcité pendant les vacances de pâques ! »244 Le 28 septembre 2002, Kery James participait, en effet, à une émission de Thierry Ardisson « Tout le monde en parle », réalisée par Serge Kalfon, produite par l’animateur en personne et Catherine Barma. Nous avons appris très tardivement l’existence de cette émission. Ceci après avoir écouté justement le titre du rappeur qui y revenait avec amertume. Cette expérience est traduite par l’intéressé comme une tentative de piège de la part de l’animateur Ardisson. Nous avons donc recouru au canal d’Internet pour déceler l’enregistrement de cette émission. C’est sur le site de l’Institut National de l’Audiovisuel que nous 244 Kery James, « Le prix de la vérité », A l’ombre du Show-business, (Featuring Médine), 2008. 248 l’avons partiellement retrouvée. La séquence disponible ne diffusait que de moins de quatre minutes245. Mais l’essentiel s’y trouvait. La présence de Kery James se justifiait par la promotion de l’album « Si c’était à refaire » (2001). Sur le plateau, il y avait le producteur et animateur français Laurent Ruquier, Arielle Dombasle, actrice et épouse du philosophe Bernard-Henri Lévi, mais aussi la féministe française Isabelle Alonso. En voici la retranscription en substance : - Thierry Ardisson: « … Alors, il y a pas mal de chansons intéressantes, il y en a une aussi qui s'appelle… 28 décembre 1977... Où vous racontez votre vie... Elle raconte quoi cette chanson ? » - Kery James: « Elle raconte... euh... environ... euh... toute ma vie, c'est pour ça... euh... qu'elle dure... presque… onze... onze minutes... depuis... euh... mon arrivée en France en octobre... 1985... Jusqu’à aujourd'hui... voilà.» - Thierry Ardisson: « Ouais ... Elle raconte aussi votre conversion à l'islam... » L’extrait de la chanson traitant de la conversion de l’artiste à l’islam est un plaidoyer piétiste d’un jeune artiste nouvellement converti à l’islam et qui témoigne de son rapport personnel à la foi et à une littérature islamique basique. La dimension eschatologique est très présente et associe fortement la préparation à la mort. Le rappeur dit ceci en substance : « Puis j'ai appris l'Islam cette religion honorable De transmissions orales auprès de gens bons et fiables Elle ma rendu ma fierté, m'a montré ce qu'était un homme Et comment affronter les démons qui nous talonnent J'ai embrassé le chemin droit et délaissé les slaloms Ceux qui mon éduqué je remercie Je passe le Salam à tous les musulmans de France, de l'occident à l'orient Ceux qui de ce bas-monde voudraient quitter en souriant Mes yeux se sont ouverts, mon cœur s'est épanoui Me fut dévoilé, peu a peu tout ce qui m'a nui Jusqu'a ce que je devienne de ceux qui s'inclinent et se prosternent Voudraient aimer pour leurs frères Ce qu'ils aiment pour eux-mêmes J'ai une vie et j'en connais le sens Je ne pars plus dans tous les sens Ne soit pas étonné si au rap conscient je donne naissance A la précipitation, je préfère aujourd'hui la patience Aux paroles inutiles, la sauvegarde du silence A l'intolérance et au racisme l'indulgence 245 Cf. http://www.ina.fr/ardisson/tout-le-monde-en-parle/video/I08280460/le-chanteur-kery-james-et-lislam.fr.html, Consulté le 5 mars 2010. 249 Et à l'ignorance j'aimerais rétorquer par la science Ce bas monde, terre de semence que plus tard tu récoltes Le jour où l'âme te quitte, subitement qu'la mort t'emporte Sois intelligent et sèmes-y ce qui t'est utile Ceci est l'enseignement de l'Islam et il hisse l'âme Loin de tout extrémisme, la voix de droiture, l'unique voix à suivre Et si le système te sature, l'Islam ramène l'amour, rassemble les gens de tout les pays De toutes les origines, toute les cultures, toutes les ethnies Y a pas que des riches et des pauvres, y a des gens mauvais ou bien J'ai réappris à vivre, compris les causes de notre déclin Et quand je regarde mon passé, j'ai failli y passer Si je n'avais eu l'Islam peut-être que je me serais fait repasser Ou la moitié de ma vie en prison, j'aurais passé Pour ceux qui y sont passés, ici, j'ai une pensée Combien sont partis sans avoir eu le temps de se préparer ? Chargé de pêchés et d'injustices à réparer, avant que la mort, ne me vienne Faut que je répare les miennes »246 Kery James n’était pas à l’aise par rapport à la précision d’Ardisson. Il sentait que l’orientation de l’interview tournerait seulement vers son choix de conversion à l’islam. Nous avons appris plus tard, en écoutant une interview sur un portail de rap, une explication supplémentaire de ce malaise par l’artiste. Kery James précisait que juste avant son passage l’invitée qui était présente n’était autre que Taslima Nasreen. Pour lui, il serait mis en contraste avec l’invitée et passerait sur le plateau pour le musulman conservateur ou au pire intégriste. Les questions de l’animateur, mais aussi les réponses de l’artiste, ont confirmé la crainte de départ. - Kery James : « Exactement » - Thierry Ardisson: « Un petit peu d'ailleurs… comme le frère de Zakarias Moussaoui ... euh... Abdessamad Moussaoui… qui était notre invité ici la semaine dernière... Vous avez ressenti un moment donné un vide culturel et religieux et vous en parlez dans une autre chanson de l'album, qui s'appelle "La Honte", que vous chantez avec Salif Keita... voilà... alors votre destin, Kery James, a changé, le jour de l'assassinat de votre copain rappeur Las Montana... donc… c'était quelques jours avant le concert de votre groupe... et vous dites, le même jour j'ai enterré mon ami et ma carrière... et vous êtes allé vers l'islam qui vous a apporté après ce drame un certain équilibre. » - Kery James: « C'est ...c'est quand même une démarche qui a pris plus de temps... mais le décès de mon ami… a été… le déclic… qui m'a poussé à faire un pas plus prononcé dans l'apprentissage et l'application de la religion. » - Thierry Ardisson : « Alors, au début, vous pensez vous consacrer uniquement à la religion... et puis… ensuite vous décidez d'utiliser le rap comme vecteur de votre message. » 246 Cf. Kery James, « 28 décembre 1977 », Op.cit. 250 - Kery James : « Oui, exactement, quant j'ai appris la religion, je ne me sentais plus bien dans la musique… ça ne me correspondait plus… euh... parce qu’en fait, tout était lié… euh... que ce soit les problèmes... liés à la rue... à la musique… tout ça est un peu lié... donc... euh... j'ai voulu arrêter un certain moment c'est vrai. » - Thierry Ardisson : « Donc, vous récusez, Kery James, les interprétations intolérantes du Coran...mais… paraît-il… vous refusez de serrer la main aux femmes ? » - Kery James : « ... » - Thierry Ardisson : « ... ou même de leur faire la bise. » - Kery James : « Oui...parce que… » - Isabelle Alonzo : « Oui ? ! » - Kery James : « ... oui... a fortiori, oui... le Prophète, 'Alayhi Salâtu Wa Salâm (Sur lui la Paix), ne faisait pas cela… et les femmes du Prophète également ne le faisait pas. Mais il n'y a pas en cela de diabolisation de la femme, tout comme il n'y a pas de diabolisation de l'homme... dans le fait que la femme musulmane, qui a appris sa religion et qui cherche à appliquer sa religion, ne serre pas la main aux hommes. Donc la première fois qu'une femme a refusé de me serrer la main, je n'ai pas dit, c'est une diabolisation de l'homme, qu'est ce que c'est ... quel est cet extrémisme... il faut savoir... je pense... pouvoir imaginer qu'il puisse y avoir des gens qui ont des codes de savoir-vivre différents des nôtres et savoir respecter cela... voilà. » - Thierry Ardisson : « Quand on va sur le site qui est indiqué... qui est indiqué sur votre album... on apprend par exemple qu’il ne faut pas frapper les femmes au visage... ça veut dire qu'on a le droit de les frapper ailleurs? » - Kery James : « Non, non... ça veut… ça veut pas... ça veut pas dire ça... ça veut juste dire que les frapper au visage est un pêché plus grave. » - Thierry Ardisson : « Vous avez banni les instruments à vent. » - Kery James : « Mmm... » - Thierry Ardisson : « Pourquoi? » - Kery James : « Et à cordes... parce qu’il est parvenu du... du Prophète... des textes clairs concernant l'interdiction de ces instruments... donc je n'utilise pas ces instruments… mais c'est aussi un moyen, pour moi, de pouvoir faire en sorte que la musique ne prenne pas le pas sur les paroles et que l'on puisse comprendre les messages avant tout, voilà. » - Thierry Ardisson : « Alors, vous dites qu'il n'y a pas d'islam extrémiste, il n'y a qu'un seul islam ? » - Kery James: « Oui, celui qui nous a été transmis... du Prophète, 'Alayhi Salâtu Wa Salâm (Sur lui la Paix), ... mais malheureusement, il y a une méconnaissance aujourd’hui de l'islam, de la part des non-musulmans, mais aussi de la part des musulmans. Ce qui fait qu'il y a parfois des confusions... voilà. »247 Le rappeur parisien Kery James compte, en 2010, parmi ces retraites anticipées. Il n’a, pas exemple, jamais caché son appartenance à l’islam et l’a mise en évidence dans les scènes et les textes qu’il propose, ainsi que dans ses exils épisodiques du monde de la musique. En effet, l’artiste a déjà quitté la musique une 247 Cf. http://www.ina.fr/ardisson/tout-le-monde-en-parle/video/I08280460/le-chanteur-kery-james-et-lislam.fr.html, Consulté le 5 mars 2010. 251 première fois en 1999, motivé par sa lecture de la norme religieuse, portant sur le chant et la musique en islam. Notre rencontre, à plusieurs reprises avec lui, que ce soit lors de ses passages en Belgique, en 2008 et 2009, ou sur notre terrain à Paris, nous ont fait découvrir une personnalité mêlant une grande timidité à un piétisme affirmé. Les maintes formules de politesse, propres à une forte immersion dans la pratique religieuse, ont caractérisé notre échange avec l’artiste : « Al Hamdu Lillâh », « Subhâna Allah », « Mâchâa Allah », « Inchâ Allah », … ont étés récurrents. Mais nous avons également remarqué le contraste évident entre l’homme de la scène et celui de la vie, ce dernier étant résolument plus retenu. On peut supposer que ceci le prédisposait à ce parcours d’homme en tension, peu à l’aise dans sa passion, finalement, assumant sa notoriété et son talent comme un fardeau à gérer. Nous n’avons donc pas trouvé surprenant de lire dans la presse people une nouvelle annonce de sa retraite anticipée en 2010. Les raisons religieuses sont à nouveau avancées, pas pour des raisons morales ou normatives, mais bien spirituelles. Le billet affiché le 4 mai 2010 sur le site www.purepeople.com, au titre religieusement connoté : « Regardez Kery James faire une offrande à son public avant de partir... » mettait en évidence ce départ annoncé de la scène : « … alors qu'il disparaît pour une durée indéterminée de la scène rap française, décidé à s'exiler - y compris géographiquement - pour mieux revenir et revenir autrement, Kery James lègue à son public, pour tromper l'absence et le manque, son 1er album live. Après 20 ans de carrière (et 7 albums studio) en 32 années de vie, le rappeur haïtien repasse "à l'ombre du show-business", pour paraphraser le titre de son avant-dernier album. […] Au cœur d'une année 2009 émaillée par sa passe d'armes avec Black V-Ner et sa condamnation, Kery James avait annoncé qu'il se retirerait, notamment auprès du journal 20 Minutes : "Dans ma vie, il y a des choses plus importantes que ma carrière, la spiritualité, par exemple [...] Je vais m'absenter deux ou trois ans à l'étranger pour ensuite revenir, mais je ne sais pas encore sous quelle forme artistique. Je pense aller au Moyen-Orient […]. »248 Les informations que le rappeur Médine nous a fournies à propos de cette retraite laissent envisager un départ pour le Liban, pour le centre des Ahbâch249 dans le monde. Médine, qui est un admirateur autant qu’un collègue de scène de Kery 248 Cf. http://www.purepeople.com/article/regardez-kery-james-faire-une-offrande-a-son-public-avantde-partir_a55259/1, Consulté le 8 mai 2010. 249 Les Ahbâch tirent leur nom d’un cheikh du 20ième siècle, Abd Allah Yûsuf al-Hirârî. Il est considéré comme le maître spirituel du mouvement. Le terme de Ahbâch fait référence au qualificatif du Cheikh dit l’abyssin et qui se traduit en arabe par al-Habachî. L’homme a, dans les années 1930, quitté l'Ethiopie pour venir s'installer au Liban, à Beyrouth. 252 James, pense que le rappeur est toujours dans la mouvance des Ahbâch. Il justifie cela du fait de son amitié, jamais démentie, avec le frère de Zakarias Moussaoui, un Ahbâch parisien très actif (Amghar, 2007). Kery James restera fort critique et amer vis-à-vis des médias. Ils ne s’intéressent, selon lui, qu’à ses dérapages personnels, ceux de la vie de tous les jours. L’artiste se sent condamné à devoir nourrir exclusivement la rubrique faits divers : « … Il y aura toujours dans les médias des gens qui ne s'intéressent pas à notre musique... qui ne s'intéressent pas au fond de notre message... et... euh... et qu'il faut... faut... être dans la rubrique... la rubrique faits divers pour qu'ils s'intéressent à nous. Quant j'ai monté mon association ACES... y a pas eu une dépêche AFP. Ouais... un rappeur qui monte une association... euh... pour le soutien scolaire... par contre, j’me bats dans une radio... Là, l'AFP connaît Kery James… […]»250 1.4 Islam, people et toiles médiatiques Dans la sphère médiatique, les productions focalisées sur la vie des artistes ou celles plus généralistes ne produisent pas de discours médiatiques unanimes sur l’appartenance ou la pratique religieuses des artistes musulmans. L’information émanant de la toile virtuelle a pesé fortement dans cette hétérogénéité. Il existe même des sites musulmans qui font désormais référence au parcours des artistes musulmans. Visiteur Unique Francophone (en milliers) pour Avril 2010 Visiteur Unique Francophone(en millier) 220 140 120 110 53 52 43 35 33 250 Interview consacrée, le 8 juin 2009, à Télé-loisirs.fr et que l’on retrouve sur le site de partage de vidéos en ligne Youtube. Cf. http://www.youtube.com/watch?v=UuU9OaWT2i8, Consulté le 3 août 2009. 253 Les sites www.islamonline.net, www.amrkhaled.net et www.saphirnews.info en sont un exemple. Ils participent notamment à densifier l’identitaire religieux des artistes et leur place dans le flux des visites est considérable. Nous ne reprenons dans le schéma ci-dessus que l’aspect des clics de visiteurs francophones potentiels. La présence des espaces virtuels réservés aux carrières personnelles des artistes, les structurations de sites en collectifs, présentant une image et un discours spécifiques, ainsi que les magazines et les revues spécialisées participent aussi à complexifier l’image de l’artiste, et notamment dans son appartenance à l’islam. En plus de la profusion des canaux de diffusion d’informations portant sur les artistes, c’est la variété des profils, ainsi que leur instabilité, qui rend les schématisations difficiles. Une tendance se dégage tout de même, les artistes qui semblent promus dans les médias généralistes, en France surtout, sont ceux qui, soit sont démarqués de la dimension islamique, soit tendent vers le soufisme, le mystique ou affirment clairement appartenir à une confrérie de cet ordre. Ces derniers sont alors mis en évidence sur les plateaux télévisés, dans les émissions artistiques ou celles plus politiques. C’est pourquoi le rôle de ces artistes se trouve très vite désengorgé de l’univers de la musique. On peut dès lors constater la tentation des journalistes et des animateurs de télévision à proposer des participations médiatiques, sur les seules questions de société directement liées à l’islam, voire à l’immigration, aux banlieues... les chanteurs passent alors pour des leaders d’opinions, pesant dans les débats de société. L’artiste musulman peopolisé devient ainsi autant une star musicale que le promoteur d’un islam qui rassure. On peut passer en revue un certain nombre d’articles de presse ou d’émissions télévisées où est mise en évidence la promotion d’une expérience de foi, comme valorisation d’une référence à l’islam. L’artiste, considéré à partir de son identité religieuse « rassurante », devient une voix mobilisée pour servir un triple objectif. Le premier porte sur le fait qu’il est une interface musulmane capable d’analyser de l’intérieur les réalités de l’islam. Akhenaton incarne bien cette situation. Le second présente des artistes qui sont indirectement proposés à la jeunesse musulmane française ou européenne comme la pratique de l’islam à suivre. Le troisième aspect est celui d’une voix de l’islam qui rassure les opinions publiques, sur la pratique de jeunes européens notamment et sur les orientations 254 souhaitées de l’islam européen. Le chanteur de Nashîd Sami Yusuf est en ce sens très représentatif. 1.5 Dans un jeu de rôle de l’islam Abd Al Malik est arrivé au devant de la scène comme étant doublement repenti. Il est sorti de la délinquance et de ce qu’il qualifie d’extrémisme dans l’islam (le mouvement du Tabligh en fait). Il est présenté dans les médias par le soufisme, mais aussi par le républicanisme issu des quartiers populaires. Implicitement, l’artiste dans son discours d’amour et de fraternité a attiré les politiques, tentant de se réapproprier l’image de l’artiste. Sa littérature va fortement faire pencher la balance. « Qu’Allah bénisse la France » (2004) et « La guerre des banlieues n’aura pas lieu » (2010) L’artiste, qui est promû médiatiquement et artistiquement, est aussi décrié dans certaines presses et par des artistes du milieu du rap. Dans l’album du slammeur intitulé « Dante » paru en 2009, une chanson mettait en avant, de manière assez binaire, les bons et mauvais citoyens français. Pour le slammeur, il y a, par exemple, ceux qui se lèvent tôt le matin pour aller travailler, et ceux qui ne font rien de leur journée. Le titre de la chanson : « ça c’est du lourd » faisait référence à la première catégorie. Dans la loge de l’Ancienne Belgique à Bruxelles en 2009, nous évoquions avec Médine son regard sur le rap. Au moment de la citation du titre d’Abd Al Malik « ça c’est du lourd », le rappeur nous répondit sèchement : « ça c’est d’la merde » ! Le critique nous confiait, qu’outre le fait qu’il n’avait rien à l’encontre de l’artiste et de sa présentation d’un islam mielleux, le projet était artistiquement pauvre. Je lui ai dit au passage que son analyse était enregistrée et il m’a signifié qu’il l’assumait complètement. Il y avait bien des genres d’islams qui s’affrontent dans le monde de l’art. Un « islam bisounours » d’Abd Al Malik, selon le qualificatif que nous formula l’herméneute et islamologue Rachid Benzine251 sur l’artiste et un « islam des maquis » plus spécifique à la verve et au contenu des musiques de Médine. 251 Rachid Benzine est affublé par certains artistes et médiateurs du champ musical musulman du quolibet suivant : « imam de la Jet-set », ceci pour toute ses connexions avec des chanteurs tels que Diam’s et Akhenaton. Dans un échange que nous avons eu avec lui à Rabat en juin 2010 (Maroc), il 255 A côté de la valorisation de la religiosité de l’artiste, dans la société civile ou dans sa pratique de l’islam, on peut également trouver le scénario inverse. Ce dernier se traduit par le désamour, voir un désenchantement violent suite à un événement touchant la vie ou l’engagement de l’artiste. Le cas d’artistes à succès, nouvellement convertis à l’islam, nous montre parfois ce genre de revirement de la couverture médiatique. Une reconstruction de l’image de l’artiste, focalisant entièrement sur son nouveau choix de vie, est ici centrale. 1.6 La reconversion de l’image médiatique en France et en Grande-Bretagne Les artistes convertis à l’islam ont parfois du mal à composer avec les polémiques liées à leur conversion ou à accepter de voir leur carrière artistique analysée par le seul prisme de leur appartenance à l’islam. Lorsque cela arrive, on peut passer d’un renforcement de la nuance des identités de l’artiste, jusqu’à un désengagement complet du média, pourtant vital à la vente des produits de l’artiste. Ce principe de clarification systématique, ainsi que peut le faire le rappeur Médine, survient lorsque l’artiste se sent caricaturé dans son image : lorsqu’il sent que la presse ne relaie que les scoops à scandales à son propos, et qui le réduisent aux faits divers et à une marginalisation qui entraîne des effets sur les consommations. 1.6.1 Quand Mélanie voie Diam’s Le profil de la rappeuse française Diam’s est en ce sens paradigmatique. Son foulard, plus que sa conversion survenue neuf ans plus tôt, a provoqué un raz-demarée généralisé dans la presse. Ces attitudes d’amertume par rapport à la construction de l’image de l’artiste sont souvent contrastées et Diam’s décida par exemple de s’emmurer stratégiquement dans le silence. Ce pied de nez à la presse et aux photographes s’accompagne d’une acceptation de la vague de rumeurs. Le mutisme médiatique depuis 2009 et 2010 a provoqué une frugalité d’informations, poussant la recherche de scoops auprès d’artistes de son entourage. nous a fait part de son étonnement quant à cette étiquette, en ce sens qu’il n’a eu que des rencontres occasionnelles avec les artistes. Il a poussé Abd Al Malik à faire éditer son premier ouvrage, il a rencontré quelquefois Diam’s, à la demande de l’artiste. De son côté, Nourdinne Farsi nous faisait part du fait qu’ils ont été invités à des soirées organisées par Rachid Benzine, où se trouvaient invités pas nombre d’artistes du monde de la musique. 256 Le profil de la rappeuse Diam’s252 mérite un arrêt sur image. Diam's a vu le jour dans la capitale chypriote Nicosie, le 25 juillet 1980. Sa maman est française, originaire de la ville de Roubaix et son père chypriote. La jeune enfant va connaître le divorce de ses parents. Elle est alors âgée de 4 ans. C’est à cette époque qu’elle arrive en France accompagnée de sa mère, qui s’installe à Paris. Mais elle transitera aussi dans le département de l'Essonne, à Brunoy. Diam’s y vivra jusqu’à l’adolescence253. Diam’s étudiera partiellement dans le Collège privé Saint-Nicolas. Dans la banlieue parisienne où elle finira par s’installer avec sa maman, la fille unique découvrira alors le rap : « Contre l’avis de sa mère, Diam’s, encore mineure, fait son premier concert avec un pote d’école. C’est la porte d’entrée de Diam’s dans le rap biz : elle intègre le collectif de la Mafia Trece et contribue à lancer le concept de ‘rap théâtral’. Après l’ombre de l’underground, la lumière du succès… Ou presque : malgré un gros buzz et un premier maxi très remarqué, le groupe s’enlise dans des problèmes de contrats et Diam’s ne participe pas au premier album. Retour à la case départ. »254 Celle-ci parvient à mettre en lumière une situation nouvelle dans le champ artistique et médiatique. Diam’s a été projetée au devant de la scène, à partir de son talent artistique, devenant de fait le symbole d’un féminisme de banlieue qui s’affirme dans une discipline machiste. La visibilisation de l’artiste avec un foulard islamique va radicalement réorienter la couverture médiatique. Si elle n’est une révision du talent de l’artiste elle est une déception et un retrait de l’éclairage dont elle a jusqu’ici bénéficié. On peut qualifier cette réalité nouvelle de désenchantement médiatique. Notons que Diam’s développait depuis son succès une répulsion progressive de l’univers du succès et des médias. Elle vivait entre le sentiment d’harcèlement médiatique et celui de la désillusion de la notoriété. Le foulard a été l’accélérateur d’un divorce annoncé de longue date. 252 Diam’s reste l’une des artistes les plus populaires de la chanson en France. Diam’s possède à son actif plus d’un million d’album vendus et son succès phénoménal a pris un effet exponentiel depuis 2006. Son pseudonyme provient de la volonté de percuter dans le milieu du rap. 253 Voici notamment comment l’artiste présente son parcours dans l’adolescence, ceci nous situe bien avant la reconnaissance artistique et la notoriété : « Adolescence sans père, ma mère blindait le frigidaire. Crise identitaire, je n’me sentais pas française. Peu m’importait la 2e guerre, la marseillaise et Louis XVI. J’suis pas d’ici moi, c’est écrit sur mon passeport, J’veux être MC, moi, et j’s’rai jamais Bachelor. » Cf. Diam’s, « I am somebody », Op. Cit. 254 Cf. http://www.ramdam.com/bio/diams-biographie/, Consulté le 28 novembre 2009 257 « J’ai passé 28 ans de ma vie à rechercher un équilibre, Pourtant libre de mes trippes, je me sentais toujours vide. Prisonnière de mes tourments, j’aurai tout fait pour qu’on m’libère, … »255 Nous avons tenté, par divers canaux de production, de distribution et de réseaux d’artistes, d’accéder de notre côté à Diam’s entre 2009 et 2010. Les pistes les plus sérieuses auraient pu aboutir, mais celles-ci embarrassaient tellement les artistes français que nous avions interpellés à cet effet que nous n’avons pas insisté. La dernière piste exploitée a été celle avec l’artiste Médine, alors de passage en Belgique le 21 mai 2010 et que nous rencontrions après son concert à l’Ancienne Belgique. Il se sentait pris en tenailles, entre le fait de répondre à ma requête et celle de ne pas perturber d’avantage la rappeuse. Notons que l’artiste ne s’est prêtée à aucune interview depuis 2008 et qu’elle se refuse de laisser perler la moindre information la concernant. Cette dernière a drastiquement réduit son entourage. Les personnes auxquels elle s’ouvre sont ses seuls proches et quelques artistes de confiance. Médine fait par exemple partie de ceux-là, mais on nous a fait comprendre qu’elle se serait sentie mal à l’aise lors de notre entretien, non pas pour les garanties de son exploitation, mais parce que le moment n’était pas opportun. Diam’s vit une pression très forte et depuis qu’elle s’est enfermée dans le silence, les choses ne se sont qu’envenimées davantage (Cf. Infra). Nous n’avons donc plus demandé à la rencontrer, pour ne pas embarrasser nos contacts surtout. L’occasion se présentera sans doute dans un cadre plus propice, audelà même de la présente recherche et espérons avant toute sortie médiatique. Nous sommes donc réduit à présenter ce que l’artiste livre d’elle à travers ses chansons. C’est d’ailleurs l’exercice auquel Diam’s invite tous les médias à se prêter. Nous estimons que cet angle de pénétration dans le champ biographique de l’artiste est primordial. A ce propos, sa trajectoire autobiographique a fortement été mise en évidence dans la diffusion de son album « SOS » sorti en 2009. Diam’s a consacré la plupart des contenus de la production comme une photographie de sa trajectoire d’artiste, de femme, de banlieusarde et de musulmane. Elle pose un regard linéaire sur sa carrière, 255 Diam’s, « I am Somebody», SOS, EMI, 2009. 258 sur les médias qui ont fabriqué l’image et le succès dont elle a bénéficié, mais aussi sur ses choix et engagements nouveaux, dans l’humanitaire, le mariage et la foi. Diam’s va donc passer du statut d’artiste préférée des médias à l’icône à propos de laquelle on étale la vie privée dans la presse populaire. Les paparazzis vont voir en cette jeune artiste un profil atypique où se mêlent sensibilité, fragilité et style de garçon-manqué : « On me regarde, quand je lézarde, On me shoot en loisirs, Pour ça qu’je tape des photographes Et qu’je casse tout chez “Voici”. »256 Concernant le magazine Voici, l’artiste y a vu son image exploitée en couverture du numéro de la semaine du 17 au 23 mars 2008. Il s’agissait d’un cliché montrant l’artiste, le 8 mars 2008, en larmes aux « Victoires de la Musique ». Le titre de la Une du magazine à sensation indiquait : « Diam’s, grosse fatigue. Brisée, elle veut tout arrêter ». L’artiste se rendra dans les locaux de Voici, le premier jour de la parution du numéro, sans assistance et elle vandalisera le standard à l’accueil. Diam’s ira jusqu’à violenter physiquement le chef des informations. L’affaire sera malgré tout classée sans suites. Ce bras de fer engagé avec la presse à scandales, une image publique noncontrôlée par l’artiste et le désir de se retrouver vont pousser la chanteuse à une première retraite médiatique : « Ces salauds ne m’auront pas, Durant une année sous la Lune, Je disparais des spots lights Et je retourne dans ma bulle… »257 Diam’s renoue tout de même avec la scène et le succès mais elle avoue qu’elle ne se sent bien que sur scène. Elle se contenterait d’ailleurs de la seule relation avec son public, sans l’interférence des médias : « En 2006, je suis sur scène avant la sortie de l’album Quand les médias me dégomment, Le public est mon atoll. Auprès d’eux je me sens mieux, à leurs yeux j’suis BIG, Alors J’fais de mon mieux, pour pas devenir droguée et VIP Boostée par Dj Dimé, partout même dans les stades Belgique et Suisse bouches bées devant le clash avec Marc. Quand on m’attaque, bah, bah je dégaine ma calculette, 256 257 Ibid. Ibid. 259 Qu’ils se rappellent du chiffre qu’à fait mon single la boulette… Avec le cœur, je fais du rap et je m’éclate avec la foule, En première page de tous les Mags, je me retrouve avec la trouille! »258 Mais l’extrait indique avec précision le nouveau rapport qu’elle envisage avec les médias et les orientations autant que les préoccupations qui sont les siennes. Elle s’intéresse à mettre la lumière sur le contient africain, qu’elle a traversé au moment de sa retraite et vers lequel elle va décider de s’investir d’un point de vue humanitaire (Cf. infra) : « Ce qui m’importe en vrai ce que ma musique me rapporte, De la chaleur humaine, loin des clashs de mon Hip- Hop. Je n’veux plus que l’on m’observe, je veux juste que l’on accepte Que ce qui prime ce sont mes textes, pas la couleur de mon survêt’… Je n’veux plus de vos débats de merde, le soir à la télé, C’est un combat de mère que je mène, c’est un combat d’épée. Donc je me fous de ton forum, le seul que j’aime c’est le mien, Et les équipes sur les Skyblogs, qui me suivent au quotidien. À toutes les lettres que j’ai lues, auxquelles je n’ai pas répondu, Je l’avoue c’était tendu, des milliers pour une seule plume. Et grâce à Dieu, j’ai compris que le succès est éphémère, Que la presse et les télés ne doivent servir qu’à faire la paix. À tous les paparazzis qui aimaient shooter ma cellulite, Messieurs allez plutôt shooter ce qu’on nous cache en Afrique. Et pour tous ceux qui me sont chers : je me sens mieux dans le noir Donc je s’rai souvent en concert si vous désirez me voir. »259 Au-delà de la stratégie du silence260, l’artiste ne manque par de répondre à certaines déclarations faites à son propos. La réaction de Diam’s a notamment été très vive concernant la femme politique Fadela Amara. La chanteuse, ayant assisté à la mise en branle de ses choix, pendant l’enregistrement de son album, celle-ci a pris le soin d’y insérer des faits et des noms de polémistes. Si nous prenons l’exemple de la plus spectaculaire contre-offensive organisée par Diam’s, on devra attendre le 25 janvier 2010 pendant l’événement musical des NRJ Music Awards. Cet événement de la musique française contemporaine est un moment de grande audience télévisée. L’artiste y a été invitée pour rapper un morceau. Elle interprétera une chanson satirique intitulée « Peter Pan ». Le contenu de la chanson met en avant une artiste qui ne veut pas grandir et refuse le monde des adultes au sein duquel on ne comprend pas grand-chose. 258 Diam’s, « I am somebody », Op. Cit. Diam’s, « I am Somebody », Op. cit. 260 N. Fadil, « Diam’s, le pouvoir du silence », in Le Soir, 26 décembre 2009. 259 260 Travestie en lapin géant et coiffée d’une capuche cachant ses cheveux, Diam’s s’est mise à chanter sur un ton enfantin, un peu dans la reproduction des prestations scéniques de Chantal Goya. Un moment de la représentation a clairement été engagé à l’égard de Fadela Amara, où l’artiste scandait : « Tu me fais peur Fadela, tu ressemble à une sorcière » et de crier à tue-tête « … maman j’veux pas aller chez Tata Fadela ! ». Offensée, la politicienne répondait par médias interposés, notamment lors de l’émission « Politiquement Parlant » sur la chaîne télévisée Direct 8 : « … Ce n'est pas parce qu'aujourd'hui elle porte le voile qu'elle peut se permettre n'importe quoi et accuser tout le monde. Je trouve que là, pour le coup, elle devient un vrai danger pour les jeunes filles des quartiers populaires, parce qu'elle donne une image de la femme qui est une image négative.»261 1.6.2 Yusuf et l’affaire Rushdie ou les 30 ans d’une rumeur médiatique La gestion médiatique de l’artiste musulman peut également aller jusqu’à une condamnation médiatique forte, en créant une polémique sur des déclarations, avérées ou supposées, d’artistes musulmans. Yusuf Islam représente une gestion de la notoriété incluant de facto la présence de l’islam comme composante de l’identité des artistes. Cet éclairage porte sur le média anglo-saxon. Toutefois le profil de Yusuf Islam reste intéressant en ce sens qu’il est présenté comme une légende musicale et enclenche par ses productions une véritable machine promotionnelle. Ceci n’a pas mis entre parenthèses la répétition inlassable d’une polémique qui entacha l’artiste depuis 1989. Il a été en effet présenté au public comme soutien à la Fatwa iranienne condamnant à mort Salman Rushdie, littéraire d’origine indienne. Cette expérience de Yusuf Islam sur la polémique de Salman Rushdie, engagée par le tabloïde britannique, The Sun, reste exemplaire. On y accuse, malgré les démentis permanents, l’artiste d’avoir cautionné le contenu de la Fatwa de Khomeiny en 1989. Cette déclaration a servi à radier momentanément le passage de l’artiste sur toutes les radios britanniques et à le priver des Royalties qui lui reviennent de droit. 261 Cf. http://www.lepost.fr/article/2010/02/12/1937986_fadela-amara-diam-s-devient-un-granddanger.html, Consulté le 3 mars 2010. 261 Pour les médias, l’ex-artiste commencera alors à être observé à partir de son rapport à la pratique religieuse et dans la radicalité de sa décision. Yusuf s’était emparé de Cat et beaucoup d’articles de presse seront virulents en attaques. Il suffit de voir le nombre de poursuites et de dédommagements que les tabloïdes ont dû à l’artiste pour le comprendre. Une sorte de jeu médiatique s’est instauré, charriant les frontières de l’interprétation quant aux actions ou déclarations de Yusuf Islam. Mais le plus intéressant dans tout cela, c’est qu’entre les informations tronquées et les mensonges avérés, la couverture médiatique ne se sera jamais détourné de Yusuf Islam : « Like all converts Yusuf Islam began as a radical. After turning his back on the music business he sold all his instruments and gold discs, learned Arabic and set up an Islamic school in London. He married a Muslim woman in an arranged marriage and had five children. Once, running by chance into his former muse Patti d'Arbanville, he declined, for religious reasons, to talk directly with her, communicating instead, via her husband. His voice was heard only on didactic spoken recordings in Arabic as he refused to have anything to do with musical instruments. »262. Sur cette supposition du mariage arrangé de Yusuf Islam avec Fauzia Ali263, on trouve une réaction sur le site Internet de l’artiste qui explique les circonstances de son union. Le billet en question qui s’intitule explicitement : « Did He Have An Arranged Marriage? » montre une volonté de répondre aux rumeurs, entre autres médiatiques, qui circulent sur son mariage. Yusuf Islam dit : « I had two prospective girls. I was interested in marrying, one a new convert from America and the other from a traditional Muslim family. I invited them to meet my mother and then asked her opinion. She told me her preference and I agreed. I had no intimate relationship with either before marriage. Therefore, to Western standards and my own previous track record, this was a stark departure from the norm. Nevertheless, the old fashioned custom of respect and modesty between sexes has tremendous benefits in making marriages last. The Prophet said there are four things a person marries for: Wealth, Beauty, Lineage or Faith, and the successful one is the one chosen for Faith (although the other qualities may already be present – of course). This wisdom is one I followed and the happiness and peace I found, incalculable. My wife’s name is Fauzia, which itself means, ‘success’. » 262 Ibid. Le 7 septembre 1979, Yusuf Islam se marie à Fauzia Ali sur les lieux-mêmes de sa conversion officielle, c'est-à-dire à la Regent’s Park Mosquee. Il part ensuite s’installer près de sa mère, dans le Hampstead Garden Suburb. 263 262 Nous avons l’impression, en parcourant les multiples coupures de presse sur Cat Stevens, que les médias britanniques n’ont jamais rompu avec l’image d’une star, celle que l’intéressé semblait avoir enterrée. Les comptes-rendus et les scoops sur Yusuf Islam se sont cristallisés sur un Cat Stevens transformé et non sur un Yusuf Islam ayant un jour été Cat. Yusuf Islam va se mouvoir dans un relationnel en tensions par rapport à une certaine presse. Celle qui va véhiculer une image altérée de l’artiste à la retraite. C’est en 1984 que débutent, précisément, les polémiques concernant la pratique religieuse de l’ex-artiste. Khomeiny marquait alors les esprits de 1980 et c’est à ce visage que l’on va souvent associer le nom de Yusuf Islam. Ce dernier s’en défendra, parfois même à coup de poursuites judiciaires : « Yusuf sues The Globe tabloid in the US for $5m for claiming he was devoted to Imam Khomeini and that he was living in Iran with a begging bowl in a school for aspiring Ayatollahs! (In fact, he was living in London with his wife and children and had never set foot in Iran.) The publishers settled out of court and agreed to print two lengthy articles to correct the misinformation and put the record straight. »264. Mais c’est définitivement l’année 1989 qui est celle du basculement de l’image médiatique de Yusuf Islam. Tout débuta par un grand malentendu de la part d’une certaine presse britannique. En effet, dix ans après la conversion du chanteur à l’islam éclate l’affaire Rushdie en Grande-Bretagne. Elle ébranla les perceptions et les mobilisations musulmanes intensifièrent les incompréhensions. Le 27 mai 1989, une manifestation spectaculairement violente engageant entre 15 à 20000 personnes éclata à Londres. Et on ne compte plus le nombre d’autodafés de l’ouvrage littéraire au contenu incriminé. Le pays est secoué et ce jusqu’aux plus hautes instances politiques. La reine d’Angleterre est directement impliquée. C’est alors que le tabloïde britannique The Sun annonce que Yusuf Islam aurait cautionné, lors d’une conférence, la Fatwa de l’Ayatollah Khomeini : « He hit the headlines in 1989 after ill-considered statements made to the media created the impression that he was in favour of the fatwa pronounced against Salman Rushdie. Although he immediately acted to try to correct this impression, the Sun newspaper headlined with – "Cat says: Kill Rushdie!" »265. 264 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/25/124a6d304b06ce7af06d390b2399d8e8/, Consulté le 25 mars 2009. 265 Ibid. 263 Le contexte de l’anecdote qui précipita la controverse est abondamment expliqué sur le site de l’intéresse: « Invited by the Islamic society, Yusuf delivers a talk to students at Kingston University, London, about his life and journey to Islam. He is asked to comment on Rushdie’s Satanic Verses and the fatwa against him. Yusuf explains that, like the Bible, the Qur’an defines blasphemy as a capital offence but at no time claimed to support any fatwa. The next day the Today newspaper runs with the headline, ‘Cat says kill Rushdie!’ »266. Cette affirmation du journal à sensation va toutefois réussir à tourner la page sur l’image de Cat. Beaucoup se résignaient à ne plus voir désormais que Yusuf Islam. Nous avons même pu mettre la main sur des reproductions vocales simulant des échanges supposés entre Yusuf Islam et un journaliste, où l’intéressé confirmerait la Fatwa267. On peut encore retrouver sur le site de Yusuf Islam, dans la rubrique de la foire aux questions, un très long droit de réponse par rapport à cette polémique. Elle dit substantiellement ceci : « The accusation that I supported the Fatwa, therefore, is wholly false and misleading. It was due to my naivety in trying to answer a loaded question posed by a journalist, after a harmless biographical lecture I gave to students in Kingston University in 1989, which unleashed the infamous headline above. To indicate my actual stance about this matter before this front-page controversy erupted, it’s useful to quote a letter of complaint I sent to Viking, a subsidiary of Penguin Books, the publishers, on 8th October 1989. This was after I had been sent a preview of the text of Satanic Verses: “I wish to express my deepest outrage at the insensitivity of Penguin Books in Publishing Salman Rushdie’s book, ‘Satanic Verses’, This book is clearly blasphemous in nature and so deeply offensive to the Muslim Community… I urge you to give the contents of this letter your most urgent attention and take a responsible decision.” Some years later I re-entered the studio to produce a spoken-word recording, The Life of the Last Prophet, my first official album after seventeen years. During its launch at a press conference I said: “The Satanic Verses was Salman Rushdie’s view of the Prophet of Islam; The Life Of The Last Prophet (s) is mine! Rushdie’s book, by his own confession, is based on fiction – mine is based on facts! Therefore people are free; they now have a choice, so let them listen and see who they are more inclined to believe…” As can be seen from the above, my personal response was significantly different from the fables and myths, which have been circulated by the media. Sad too that no matter how many times I’ve repeatedly tried to explain my true position, journalists inevitably bring up this subject again and again; as if it was the only 266 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/30/adc203bb98444612f068a93717c067f5/, Consulté le 25 mars 2009. 267 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=CW3oNUbwd6o, Consulté le 25 avril 2010. 264 memorable thing I was reported to have done in my almost sixty years living on this planet (yawn). »268 La perte du capital sympathie eut aussi des effets très concrets. Jusqu’alors, les médias continuaient de diffuser les musiques de Yusuf Islam, lui assurant des Royalties d’un million et demi d’euros par an en moyenne. Mais le boycott était annoncé: « As a consequence, many radio stations removed his songs from their playlists for years. »269. Le 2 mars 1989, le New-York Times Journal précisait la campagne de boycott de la part des radios américaines : «Radio station WNEW-FM (102.7) is offering free copies of Salman Rushdie's ''Satanic Verses'' to the first 102 listeners who mail in any recording by Cat Stevens. Dave Herman, who made the offer on his morning program, said it was a response to comments made by the former pop singer, a convert to Islam now known as Yusuf Islam, who has been quoted as supporting Ayatollah Ruhollah Khomeini's death threat against the author. ''The idea of marking someone for death because of what he writes,'' Mr. Herman said, is the ''antithesis'' of what rock-and-roll and the station stand for. WNEW and two other stations -WEBE-FM (107.9) in Westport, Conn., and WCXR-FM in Washington - announced that they would stop playing music by Cat Stevens. KBCO-AM and -FM in Denver acknowledged that it had stopped, too, but attributed the unannounced move to calls from listeners rather than station policy. »270. Presque dix ans plus tard, la polémique continue d’entacher l’engagement de l’artiste dans l’humanitaire. Le 8 décembre 1997, le journaliste Stephen Kinzer écrivait notamment : « Mr. Islam, 49, was born Steven Demetre Georgiou, the son of a Swedish mother and a Greek Cypriot father. Since retiring from the pop scene, he has been running an Islamic school in his native London. He was widely criticized after making a comment that seemed to endorse the Iranian fatwa ordering the murder of the author Salman Rushdie. He no longer speaks about the Rushdie matter, but in letters to newspapers and in other statements, he has portrayed himself as a devout though not intolerant Muslim. »271. 268 Cf. http://www.yusufislam.com/faq/3ed8ab9cb40dcd15dc38b7f0efc2f696/, Consulté le 25 mars 2009. 269 Cf. http://www.nytimes.com/1989/03/02/books/stations-stop-playing-cat-stevens-records.html, Consulté le 13 mars 2010. 270 Cf. http://www.nytimes.com/1989/03/02/books/stations-stop-playing-cat-stevens-records.html, Consulté le 13 mars 2010. 271 Cf. http://www.nytimes.com/1997/12/08/arts/arts-abroad-once-a-pop-star-now-he-sings-softly-oftragedy.html, Consulté le 13 mars 2010. 265 Cette permanence de la polémique, lancée par le journal The Sun et rattachée au nom de Yusuf Islam va structurer l’image de l’artiste dans la suspicion. Son look étrange mais sympathique devenait étrangement suspect. En 2000, il est question de ses implications sporadiques dans le monde de la chanson religieuse mais encore et toujours sur la polémique de l’affaire Rushdie. Un entretien avec Mim Udovitch du NY Times soulevait de nombreuses questions dont certaines furent liées à l’actualité personnelle et polémique de l’artiste272 : - Mim Udovitch: « Let's talk about Israel's recent refusal to let you enter the country to film part of a ''Behind the Music'' program for VH-1. That must have been the first time that anyone suggested ''Behind the Music'' was covertly supporting terrorist activity. ». - Yusuf Islam: « We went there because Jerusalem was an important aspect of my discovery of Islam. The first place I ever prayed was Al Aksa in Jerusalem. So it's a very profound part of my history. » - Mim Udovitch: « What about the Israeli claim that you've also supported terrorist groups? » - Yusuf Islam: « Those statements, which I read after being sent back on the plane, were news to me. I came with a broken traveling iron, a deodorant stick, a toothbrush and some clothing. I don't see how that poses any serious danger to national security, but there we are. ». - Mim Udovitch: « I think people associate you with terrorism because of the statements that you made when the fatwa was initiated against Salman Rushdie. As I understand it, someone asked you about the punishment for blasphemy, and you quoted the Koran to the effect that the punishment is death. » - Yusuf Islam: « What I had to deal with -- and not very successfully -- when I was a new Muslim was being thrust to the front and asked to answer the most complicated legalistic questions. That was a general answer to what I thought was a general question. As if, for instance, someone was asked to quote a law from the Bible on a particular crime and punishment. » - Mim Udovitch: « Later you issued a statement saying that Muslims should follow the laws of the countries in which they lived, as long as that didn't interfere with their freedom to fulfill their basic religious duties. So, does carrying out a fatwa fall within the bounds of fulfilling your basic religious duties? » - Yusuf Islam: « I think that you as an individual have no responsibility to implement it by yourself, or to take the law in your own hands. » Au travers de ce climat, entaché par la rumeur et la recherche de la faille prouvant son intégrisme, Yusuf Islam s’impliquera à temps plein dans les causes 272 Cf. http://www.nytimes.com/2000/07/30/magazine/the-way-we-live-now-7-30-00-questions-foryusuf-islam-pilgrim-s-progress.html, Consulté le 13 mars 2010. 266 humanitaires, tout en suivant de près son projet d’école islamique, pour lequel il milite vers plus de reconnaissance. Les 28 ans de rupture avec la musique paraissent avoir été une période d’attente nostalgique. La manière dont les journaux, les plateaux télévisés et les scènes se sont emparés du retour de l’artiste, depuis 2006, s’explique en partie par une sorte de mise en veille. C’était l’événement attendu. Le « retour » de Yusuf Islam à été mondialement relayé, tant par la presse que par la télévision. 1.7 Archéologie de l’islam musical visible dans la génération née en Europe Avec Benny B de Bruxelles, on a l’exemple d’une star éphémère moulée dans le kit complet de la consommation juvénile. Les produits dérivés, la construction de groupies et de fans mais aussi la disparition radicale du devant de la scène démontrent un rapport aux productions. Benny B a été fabriqué par des producteurs belges qui l’ont propulsé et abandonné au moment où il a voulu faire évoluer sa musique avec sa maturation personnelle. Abdelhamid Gharbaoui alias Benny B est un rappeur belge d’origine marocaine. Son profil d’avant-garde de la présence musulmane visible dans le milieu musical est caractéristique de son empreinte ethnique, où la dimension de la pratique religieuse est complètement effacée, voire absente du champ de référence de l’artiste. La quête de la reconnaissance voulue par le rappeur en question va stimuler dans le champ de sa visibilité médiatique un effacement de toute référence aux origines ethniques et religieuses. Son nom de scène, le contenu de ses textes et ses interviews sont toutes dénuées d’affirmations ou de connotations à caractère ethnique ou religieux. Son expérience a été le reflet des constructions identitaires d’une partie significative de la jeunesse musulmane de l’époque. L’islam est arrivé avec l’âge, avec les polémiques et les reconstructions identitaires à partir des pratiques religieuses. Benny B est né le 11 décembre 1968 à Bruxelles et a été actif pendant dix ans dans le milieu du rap. Sa carrière qui a débuté en 1985 de façon très spectaculaire273 273 Dans les années 1980, Abdelhamid Gharbaoui mise tout sur la musique et la danse (Stiers 2007). Elles sont une passion, mais aussi la seule issue à une situation quotidienne terne. Le jeune molenbeekois n’est pas très assidu à l’école, qu’il abandonne assez tôt, et démotivé par son travail d’apprenti-chocolatier. 267 va connaître, en 1995, une extinction très discrète et mitigée. La courte carrière et notoriété de l’artiste sont partagées entre un Background issu de l’Underground bruxellois, alors bouillonnant, le succès commercial phénoménal et la disparition aussi radicale des émissions de télévision et des ventes. Avec son acolyte Serge Nuten alias Perfect, ils rencontreront Alain Deproost alias Daddy-K ils pour ainsi former le groupe des Benny B. Daddy-K est déjà un homme expérimenté et bénéficiant d’un capital symbolique fort dans le milieu du Hip-hop et compte parmi les premières figures du Hip-hop belge274 (dès le début des années 1980). Il participe à la concrétisation de la première production d’un album de rap belge intitulé BRC275 (Bruxelles rap convention). En 1989, le succès commercial est immédiat. Il est notamment au rendez-vous avec des tubes tels que « Vous êtes fous ! ». Ce dernier est devenu l’hymne d’une jeunesse « découvreuse » du rap. Mais il y a aussi des morceaux qui passent en boucle sur les antennes radiophoniques et les chaînes télévisées tels que : « Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? », « Parce qu'on est jeune » ou « Dis-moi bébé ». Le classement de ces chansons, dans les plus grosses ventes d’albums, donne une grande part de visibilité médiatique au groupe. La vente de l’ensemble des productions musicales du groupe Benny B se chiffre à quelque trois millions d’albums : « On a vendu trois millions de disques, tout confondu. » déclarait Abdelhamid Gharbaoui dans un magazine spécialisé276. Le parcours du rappeur est resté atypique, par le fait qu’il a déclenché la démocratisation du rap au large public. Benny B est effectivement le premier rappeur francophone, en Belgique, en France mais aussi dans d’autres pays européens, à avoir été propulsé au devant de la scène médiatique pour devenir une véritable icône. Il a créé le rap commercial par le divertissement. Il n’en reste pas moins qu’il incarne la pomme de discorde dans le milieu du Hip hop. Benny B est même vu par quelques-uns comme le péché originel infligé au rap. Le Hip hop belge surtout voit en lui le constructeur originel de l’image biaisée du rap francophone. Lorsque nous citons le nom de Benny B dans le milieu du rap belge et même français, celui-ci résonne comme un incident et une trahison. 274 Daddy-K jouit également d’une renommée internationale dans la musique urbaine, dans le deejaying notamment. C’est ainsi qu’il décrochera, à plusieurs reprises, le titre de champion du monde de la discipline. 275 Defi J & Rumky, Brussels Rap Convention Volume 1., Stop the Violence, Indisc, 1990. 276 Cf. « Interview de Benny B "1er rappeur commercial" », dans 5 Styles, no 55, sur 5styles.com, avril 2008. (p. 12 à 14). 268 On reproche précisément à l’artiste d’avoir infantilisé et ridiculisé le rap. Le grief porte sur la participation du rappeur à des émissions pour l’enfance, notamment le Club Dorothée. Mais le rappeur s’en défend : « Le Club Dorothée, c’est une émission comme les autres sauf qu’à la place d’avoir des adultes comme public, tu as des enfants. Et l’impact d’une émission de télévision n’est pas comparable à la publicité, à toute la promotion que tu peux faire. C’est incomparable. Le Club Dorothée nous a permis de toucher beaucoup de gens. Pour moi, c’était évident de faire une émission comme celle-là. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi Dorothée a été critiquée et son émission supprimée. »277. A côté de cette émission, il y a celle qui a véritablement propulsé le rap des Benny B dans les foyers français. Le passage à l’émission du dimanche : « l’école des fans », consacrée aux enfants et présentée par Jacques Martin, nous semble avoir été décisive. À la surprise et dans l’hilarité générale, l’animateur s’était, au moment de la prestation des Benny B, déboutonné la chemise, mis la cravate sur la tête et couché sur le sol en simulant la danse des Breakers : « Ce jour-là, c’était le summum. On était dans le délire et voir un papy comme Jacques Martin, paix à son âme, qui se déshabille, c’était amusant. Sur le coup, tu n’es pas là pour véhiculer une image de méchants ou quoi que ce soit. On est devant le grand public et on fait notre truc. La culture hip hop, on la connaît et on s’éclatait que ce soit à l’école des Fans, chez Dorothée ou même dans les soirées hip hop. Ce qu’on a retenu de Benny B, ce sont ces passages télévisés alors que l’on a jamais parlé des scènes hip hop qu’on a fait en banlieue et ailleurs. » L’opportunité n’a pas été saisie, selon les pionniers du rap belge, de la manière qui convenait et le rappeur est qualifié de « pantin des producteurs ». Ces derniers sont accusés d’avoir gelé une image du rap en l’ayant fait pénétrer par son aspect festif et d’amusement. Ce qui montre les origines subversives du rap et la revendication dont il est chargé. Le rap reste avant tout perçu comme le média de la jeunesse et des banlieues. Benny B aurait donc permis la défiguration de la discipline ; il fut surtout le premier à longtemps entretenir cette dimension. Jamais il ne sera pardonné par certains rappeurs belges d’avoir craché sur sa passion pour la tentation du gain, et d’avoir été prêt à n’importe quoi pour : « J’descends des quartiers, soit disant mal fréquentés Où la P.J y passe les trois-quarts de la journée Mais j’en ai marre de tout ça, J’en ai marre de cette vie-là, 277 Ibid. 269 Et pour sortir de cette impasse, Je ferais n’importe quoi ! »278 La notoriété précoce de l’artiste est aussi salie de manière récurrente par le fait qu’on lui reproche d’avoir traîné une partie de la jeunesse issue des quartiers populaires dans un cliché trop souvent véhiculé par les médias : « Merde, quand je vois dans la rue tous ces jeunes qui errent Qui restent là à ne rien foutre, moi je crie colère Car tous ces farceurs ne savent pas qu’il reste encore une chance Ils n’en n’ont rien à cirer, pour eux ça na pas d’importance Mais je ne suis pas comme eux, je veux me défoncer Je ferai tout ce que je peux pour que ça puisse marcher Montrer à tous ces bailleurs que le monde est beau Qu’une fois que c'est parti, tu te sens le plus fort ! »279 Cette ascension va provoquer des relations contrastées avec le public. Il y a évidemment les consommateurs et ceux qui revendiquent l’illégitimité de Benny B à la pratique du rap : « … parfois on rencontrait des jeunes de banlieue qui nous charriaient, d’autres qui nous appréciaient. Aujourd’hui, avec du recul, je n’ai pas eu d’ennuis comme en ont eu certains rappeurs. Et quand on se promenait dans les rues ou qu’on sortait, on n’avait pas de gardes du corps ou de protection spéciale. »280 La grande problématique du rap est de se fixer un choix quant à une relance de carrière et la réputation est ici considérable en termes de vente. Il est très difficile de durer artificiellement, c'est-à-dire en étant déconnecté des consommations en provenance des terreaux du Hip hop. Benny B ne pouvait compter sur un soutien de ce côté, d’autant plus qu’il s’en était éloigné avec force pour la médiation. Le marché de la consommation rapologique est donc très profilé et le rap commercial reste l’apanage de l’industrie du disque qui investit sur des produits essentiellement rentables et donc variables. Le rap commercial a créé le cycle de la mode. Benny B était déjà consumé et de nouveaux artistes s’étaient déjà enfoncés dans la brèche ouverte qu’il avait ouverte. Des profils tels que les 2be3, Ménélik et Alliance Ethnic ont radié les Benny B de la scène. La concurrence dans la catégorie du rap commercial francophone était née : 278 Benny B, “Mais vous êtes fous !”, CBS, On the Beat, 1990. Ibid. 280 « Interview de Benny B "1er rappeur… », Ibid. 279 270 « Je n’ai pas voulu revenir comme un rappeur fatigué. Ce qu’on attendait de moi avant tout, c’était du Benny B. A cette période, le rap commençait à émerger commercialement à grande échelle, j’ai préféré me mettre en retrait. »281. Mais la trajectoire de l’artiste a aussi été teintée de rumeurs et sa fin de carrière a été particulièrement fertile en scénarios. Beaucoup de rappeurs belges ont mis en évidence qu’après avoir servi à ternir l’image revendicatrice du rap, le collectif a été renvoyé chez lui, avec une belle rente pour service rendu. L’artiste quant à lui donne un tout autre son de cloche : « On ne s’entendait plus au niveau artistique, je voulais amener des sons un peu plus matures et le producteur ne voulait pas. On a eu une grosse discussion avec Daddy avant de décider de notre séparation. J’ai gardé mon nom, Daddy a signé un single avec eux. ». Mais la rumeur la plus spectaculaire sur le rappeur belge ultra-médiatisé dans les années 1990 a été l’annonce de sa mort. Un peu comme les sorties de légendes de la musique tels qu’un Jim Morrison, un Elvis ou un Bob Marley : « C’était hallucinant. On ne sait pas d’où est partie cette rumeur, on s’est même dit à un moment que ça venait de NTM282. Je me souviens qu’on a fait un démenti sur la place du Trocadéro. C’était dingue, je me souviens que les gens écrivaient des lettres par milliers. Nous avions reçu beaucoup de sacs remplis de lettres avec des gens en deuil et d’autres qui avaient écrit pour gagner un concours organisé avec une marque de basket. Ils soulignaient qu’ils étaient désolés que Benny B soit mort mais qu’ils voulaient recevoir la basket. C’était cynique et dingue. »283 Depuis, Gharbaoui a dû s’engager comme coordinateur à l'aéroport national de Bruxelles. Il déclarait notamment : « Je suis coordinateur à l’aéroport de Bruxelles. Je suis responsable d’une équipe de quarante chauffeurs. Ce n’est pas la même vie que lorsque j’étais dans la musique, j’ai une femme et deux enfants à présent. »284. L’artiste déchu s’empresse de préciser que cette fonction à été voulue par lui, en ce sens qu’il cherchait un endroit où il pourrait mener une vie tranquille, précisément là où il ne serait pas montré du doigt : « Un pote m’a dit que je devais retrouver un travail où l’on ne m’ennuierait pas. Il m’a parlé d’une place de transporteur d’équipage. Je me suis lancé car c’était un emploi où je pouvais effectivement être 281 Ibidem. Un groupe de rap parisien considéré, avec IAM de Marseille, comme un des pionniers du rap français. Un des rappeurs, Joey Starr a distribué une série de tracts demandant la mise à mort de Benny B. 283 Cf. « Interview de Benny B "1er rappeur commercial" », Ibid. 284 Ibid. 282 271 tranquille. J’ai donc eu ce poste et j’ai évolué. En dix ans, je suis passé de chauffeur à responsable. Je suis aujourd’hui à ce poste et propriétaire d’un immeuble. Tout ça sans l’argent de la musique.»285. Son collègue et complice de la vie Perfect est quant à lui agent de sécurité. L’ex-rappeur est assez objectif sur l’image qui a été construite sur son expérience : « Ce n’est pas gratifiant d’être référencé sur des sites comme bides et musiques… Je sais. Mais je te dirai que l’important aujourd’hui, c’est de faire parler de soi, en bien comme en mal. On n’a pas eu l’occasion de revenir parler de notre expérience. Je sais très bien que si demain je devais faire un plateau avec tous les anciens du hip hop, il y a des vérités qui tomberaient et je sais très bien que j’en sortirais gagnant. Les sites qui nous réduisent à un succès d’un jour, ce n’est pas grave, j’ai un caractère fort, la vie continue. » Pourtant après ce constat et plus d’une décennie de silence, Benny B décide de revenir à la musique, en 2008 précisément. En effet, lors du festival « Génération 80 » de Marbehan, au cœur de la Province du Luxembourg, le groupe s'est symboliquement ressoudé. Cette démarche, datant du 27 septembre 2008, avait surtout un but commercial, visant à promouvoir l'intégral des clips des Benny B en DVD. Deux ans plus tard, le 27 février 2010, lors du « Into The 90’s » de Liège, le groupe s’est à nouveau reformé. Une séquence vidéo sur Internet laisse présager la sortie d’un nouvel album sur le devant de la scène. Elle annonce en tous les cas, depuis février 2010, la sortie d’un titre intitulé « Révolution ». Tout ce vécu artistique et humain, ayant évolué en dents-de-scie, Abdelhamid Gharbaoui concluait qu’il n’en éprouvait pas de regrets : « … je n’ai pas de regrets. J’ai eu la chance de vivre tout ça. »286. L’artiste qui a été présenté au monde francophone comme un belge ayant eu son heure de gloire concluait par un ancrage identitaire faisant clairement référence à ses origines marocaines : « Je suis issu du peuple, je ne suis pas un Américain, je ne suis pas un Européen, je suis un Marocain. Aujourd’hui je fais vivre ma femme mes enfants et c’est grâce à Dieu. »287 285 “Interview de Benny B …”, Ibid. Ibid. 287 Ibid. 286 272 Chapitre 8. Structuration d’un champ musical par le religieux Introduction : Après avoir présenté les différentes formes de chants pratiqués par les musulmans et analysé ensuite les enjeux identitaires qui sous-tendent ces productions musicales, les trois chapitres suivants entendent étudier, sous l’angle plus sociologique, le mode de construction de ces productions musicales. L’utilisation du concept de « champ », même s’il sera utilisé dans une acception assez large, peut être un outil euristique fécond (Bourdieu, 1992). Il fera l’objet de nos chapitres huit, neuf et dix. On traitera d’une application du concept de champ au terrain des producteurs musulmans de musique. On analysera, dans le chapitre huit, deux polarités sociodémographiques que nous avons identifiées comme étant constitutives et structurantes du champ musical musulman européen. Une polarité sociale, donc, où l’on mettra les principales articulations qu’elle sous-tend en avant, telles que les relations et les classifications générationnelles, mais aussi la répartition des sexes dans la comparaison du monde anglophone et francophone. Dans le neuvième chapitre, il sera question d’une lecture plutôt socioéconomique du champ, avec une approche des « capitaux financier » des artistes et des potentialités de la diffusion (globale/locale). Ce dernier point touche aux manières dont les artistes entretiennent leur visibilité et aux façons de s’offrir sur le marché communautaire, ou au large public. Y seront particulièrement analysés les agencements des acteurs et les structurations des expressions artistiques au travers des réseaux de diffusion, ainsi que les relations humaines qui influent sur l’établissement de pôles privilégiés du relationnel, conduisant aux stagnations, aux mises en mouvement ou aux équilibrages de carrière. Dans le dixième chapitre, l’accent sera mis sur la socio-symbolique qui résulte du champ musical musulman. Nous analyserons la polarité de l’authenticité. Il y sera déconstruit la dimension de l’identité religieuse des artistes. Cette dernière étant mobilisée comme facteur de véracité d’engagement et de connexion avec le public. Une authenticité qui se traduira encore par la référence aux discours des intellectuels religieux et aux manières dont les artistes se les réapproprient. 273 La notoriété, comme autre vecteur, concernera la façon dont les artistes musulmans construisent leur sortie de l’anonymat, voire gèrent ou subissent leurs succès, autant que les représentations et les liens avec les publics. Le rapport aux fans sera particulièrement analysé, car il met en avant la façon dont se réalise l’image de l’artiste musulman sous les projecteurs et donc la construction inédite des appartenances à l’islam en Europe. Nous aborderons encore la notoriété à partir d’une étude de cas concrets et paradigmatiques. Ces derniers ont été choisis pour leur exceptionnalité dans le paysage musical ou pour leur représentativité d’une tendance d’artistes musulmans contemporains. L’ensemble de ces polarités met en relief l’existence d’un ciment identitaire constitutif d’un champ fédérateur d’appartenances religieuses. 1. Des structures et des réseaux au « champ » La réalité du champ met en relief une diversité des constructions de réseaux et des méthodes d’organisation, renvoyant tantôt à un background culturel tel que la culture Hip-hop et l’importance de l’unité. Les dynamiques internes au champ varient donc en fonction des disciplines musicales, notamment, mais aussi des aires culturelles propres à l’expression, ainsi qu’en fonction des ambitions des acteurs. Le regard porté sur les multiples instances qui permettent l’aboutissement marchand d’un produit artistique et sur les réseaux qui favorisent l’insertion de l’artiste dans ces structures cerne l’activité de l’artiste sous l’angle des pratiques qu’il met en œuvre afin de réaliser son projet. L’existence même de ces instances et de ses pratiques aboutit à la constitution d’un « champ ». On peut entendre par là l’existence d’un corps social relativement autonome et qui s’emboîte dans l'espace social global. Plus précisément, par rapport à notre objet d’étude, il s’agit d’un microcosme structuré autour des positionnements culturels, idéologiques et religieux, voire esthétiques d’artistes musulmans européens. Mais il s’agit, aussi, d’un réseau, tissé par un ensemble de relations objectives entre « acteurs » ou structures internes au champ et qui s'inter-définissent par la distribution inégale d’un patrimoine, c'est-à-dire, dans le champ musical musulman, d’un capital de légitimité culturelle et de positionnement de l’identitaire religieux. 274 L’intérêt de l’analyse en termes de champ consiste à cerner dans quelle mesure on peut entrevoir la stabilisation et la consolidation de la production musicale musulmane et comment celle-ci se structure. La production musicale musulmane en Europe, se structure, donc, comme un champ artistique et religieux, dans lequel des acteurs interagissent en fonction d’intérêts complexes. On pourrait postuler que des sous-champs sont en train de se constituer, dont il s’agira de voir qu’ils se forment en fonction des genres musicaux, des référentiels religieux ou de marchés (ou bien « du marché ») à conquérir. Entre ces sous-champs naissent des formes de rivalités, mais actuellement, il semble plutôt se constituer une sorte de modus vivendi serein, en vue d’affirmer ce nouveau champ religieux, nouveau pas ses expressions, ses contenus, les formes identitaires produites, par rapport aux champs religieux de différentes tendances. L’analyse en termes de champ permet encore de mettre en lumière les consolidations institutionnelles de la production musicale. Celles en termes de réseau et qui éclaire les processus qui bâtissent ces structurations. Mais, à l’instar des autres champs musicaux européens, le champ musulman de la musique fait écho au principe mis, entre autres, en exergue par Raymond Boudon et qui consiste à dire que tout phénomène social doit être lu comme la résultante d’un ensemble d’actions individuelles. En ce sens, il importe également d’analyser les producteurs musulmans ou d’origine musulmane à partir de leurs intentions individuelles. Un phénomène tel que la structuration d’un champ musical musulman résulterait, pour notre cas, de la somme des actions artistiques (musique, chant, danse, infographie, tournage de clips,…) et discursives individuelles (conférences, intellectuels musulmans européens, ouvrages lus par les artistes sur la norme religieuse au regard de la musique,…). Le tout dépend en définitive de l’univers d’imprégnation sociale de l’artiste et de son environnement lié aux influences artistiques et religieuses, déterminant ses choix en fonction de la pratique religieuse et des options musicales. La densification du tissu artistique relevant du champ musical musulman est proportionnelle à la somme des expressions artistiques dans des moments et des environnements spécifiques. Nous avons démontré plus haut qu’il existe tout un jargon au sein des disciplines pour signifier le système de fonctionnement de la musique par le relationnel. Il permet de comprendre les dynamiques de construction des réseaux et les agencements de chacun des acteurs. 275 Nous sommes donc face à un champ complexe, évoluant dans la variété des acteurs et des disciplines musicales, mais aussi à vitesses variables en fonction des divers « capitaux » dont chacun bénéficie (Bourdieu 1992). Les natures autant que les impacts de ces acteurs sont donc très contrastés : ils peuvent être d’origine amateur ou professionnel, viser le communautaire ethnoreligieux ou cibler le grand public, voire être exclusivement investis sur le plan local, ou encore portés dans les circuits de la grande distribution à l’échelle internationale. Le champ musical des musulmans d’Europe est également indissociable des processus de mondialisation en cours dans la réalité musulmane globale. Il évolue donc au frottement de la culture musicale mondialisée. La mobilisation des backgrounds musicaux issus des univers culturels musulmans et les références aux pays d’origine (que ce soit dans les musiques urbaines, ou religieuses) s’avèrent des constantes dans les productions de beaucoup d’artistes. 2. Quelques éléments pour l’analyse du champ religieux musulman L’expression musicale, tant par sa composition, son écriture rimée, que par le chant, sont autant d’expériences artistiques qui, fondamentalement, résultent d’une émanation très personnelle de l’artiste. Ce dernier mobilise de l’inspiration, du ressenti et de l’émotion individuelle qu’il va ensuite partager avec des écoutants potentiels. Cette démarche intimiste de base caractérise le socle même de l’exceptionnalisme artistique et de l’élection de l’artiste dans la société (Heinich, 2005). Mais la caractérisation solitaire de soi, quand elle décide de prendre une orientation plutôt professionnelle, c’est-à-dire une visée de carrière, ne peut se passer de l’accompagnement d’une structure canalisatrice, encadrant l’expérience créatrice de l’artiste. 2.1 L’artiste, un individu produit par une structure et par des réseaux La diversité des expériences musicales nous montre qu’il existe des percées individuelles exceptionnelles de chanteurs ou de rappeurs. Ces derniers, isolés et sans aucune structure professionnelle, sont pourtant parvenus à se faire remarquer par le consommateur et à accéder quelquefois au succès. 276 La toile virtuelle est un exemple d’outil important sur lequel les chanteurs injectent leur musique en consommation libre. Le rapport à Internet est progressivement entré dans les mœurs, et les nouvelles générations y sont naturellement initiées depuis le plus jeune âge. Cet outil ne cesse donc de se démocratiser considérablement et de s’élargir à un public toujours plus grand288 (Pichevin, 1997). Cette agora virtuelle est donc fortement investie, tant par les artistes que par les publics, au point de révolutionner les approches des productions culturelles et ainsi perturber les enjeux du marché de la musique. Le téléchargement de musiques en ligne est l’exemple le plus frappant sur le plan du marketing. Un effet de la toile virtuelle est que le chanteur, plutôt que de faire le tour des maisons de production, préfère s’étendre à toutes les offres du marché musical. Ceci s’opère par un accès rapide aux sites spécialisés, ou à ceux qui permettent de capitaliser les investissements. Le but de l’artiste qui se promeut gratuitement en ligne vise à s’attirer principalement l’attention des professionnels de la musique, des producteurs surtout. Ceux-ci sont d’ailleurs, eux-mêmes, à la recherche permanente de nouveaux artistes. Il revient à ces derniers de décider de lancer ou non l’artiste démarqué dans le circuit du marché musical. Des artistes amateurs, que nous avons rencontrés depuis 2006, et qui tentent d’aboutir à la visibilité et à la rentabilité de leur musique, passent majoritairement par le canal du Buzz289 d’Internet. Ils tournent, entre autre, des clips diffusables sur les sites de partages de vidéos en ligne ou proposent des « démos »290, aux seules fins d’être remarqués par des producteurs potentiels291. 288 Selon une étude de la Commission européenne réalisée en décembre 2006, quelque 44% des foyers européens ont accès à Internet. Cf. http://www.journaldunet.com/cc/01_internautes/inter_nbr_eu.shtml, Consulté le 3 août 2010. 289 Terme technique signifiant l’engouement et l’intérêt soudain des masses pour un produit, un artiste ou un événement. Les maisons de production sont très attentives à ce phénomène et tentent de mettre la main sur les acteurs du Buzz avant tout autre concurrent. L’intérêt des industriels de la musique concerne la découverte et la mainmise contractuelle sur un artiste ou une chanson. Mais le Buzz peut également concerner une information à dimension polémique et people : le foulard de Diam’s, le clip « la fin de leur monde » du groupe IAM (avec plusieurs millions de lectures vidéo en ligne), les anecdotes de Kery James, ses bagarres autant que ses mises en garde à vue à Paris, certaines des prestations de Sami Yusuf (avec plus d’un million de visiteurs pour un seul clip) sont quelques-uns des aspects concentrant l’intérêt des internautes. Le Buzz est donc une information susceptible de concentrer particulièrement l’attention des personnes et qui est densément relayée ensuite. 290 Cette apocope du terme démonstration signifie une présentation synthétique de chansons sur un support audio ou vidéo. Elle a pour fonction de montrer rapidement autant la dextérité de l’artiste que la palette de sa production. La démo est donc une maquette représentative de l’ensemble du travail artistique ou de celui du moment. Ce procédé s’adresse aux professionnels de la musique, tels que les producteurs de musique, les radios, etc. Les contenus sont variables, mais la démo concerne quelques 277 Les autres artistes, ceux sous contrats avec l’une des Majors292 ou un label autonome, voire les professionnels indépendants, passent, eux aussi, par Internet. Leur objectif consiste alors à toucher le public, et à garder ainsi le contact avec une jeunesse fortement, voire essentiellement, connectée à ces nouveaux médias. Internet est donc un carrefour où se recherchent les opportunités de carrière et se distillent les créations. Nous verrons qu’Internet peut aussi devenir un contrepouvoir aux industriels de la musique et ainsi développer un tissu de denses contreproductions. C’est-à-dire des développements qui sont indépendants des circuits classiques de la production, et où les intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs sont tout simplement radiés293. Ce mode d’entrée dans le monde de la reconnaissance, qui tend à devenir une méthode privilégiée pour nombre d’amateurs aux faibles ressources (en termes de capitaux financier, symbolique ou de réseau), n’en reste pas moins un aspect mineur de la possibilité de se produire avec succès. En fin de compte, tous convergent vers la conclusion que l’intervention d’intermédiaires s’avère centrale. Le rappeur Akhenaton de Marseille regrettait, à ce propos, que le milieu du Hip-hop marseillais connaisse une carence de « médiations » entre les artistes et le public. Il soulignait que « … Marseille à longtemps mis à comprendre que dans le Rap, il ne faut pas que des rappeurs, on a besoin de personnes qui organisent des concerts, des managers,… »294. Ces médiations295, mobilisées à un moment donné du processus de construction de la carrière, révèlent une typologie d’acteurs ayant des fonctions très spécifiques. La musique s’expose donc sur les marchés contemporains de l’art, comme un produit résultant d’une chaîne de savoir-faire, dont dépend en grande partie le succès de son auteur. Le produit musical de consommation doit presque nécessairement percoler au travers des rouages de la transformation, que ce soit au sein des studios titres musicaux assez courts, à l’instar des morceaux formatés pour le passage en radio (durée autour de trois minutes, lancement du refrain dès les premières secondes de la chanson, etc.). 291 C’est là une des conséquences de l’immatérialisation des supports de la nouvelle technologie, propre aux sociétés hypermodernes. La compression de l’espace et du temps en est la conséquence. Elle permet un taux de pénétration et un effet d’immédiateté considérables. 292 Ce sont les quatre principales industries du disque qui dominent le marché musical planétaire : Universal, Sony, Emi et Warner. En 2004, ces industriels occupent 75% du marché du disque. 293 Chevalier A., « Internet fait valser les majors de la musique », in Alternatives internationales, Hors série, n° 007, décembre 2009. 294 Entretien d’enquête, FEA, 17 décembre 2008. 295 Pierre Bourdieu a qualifié ces intermédiaires de « médiateurs » (Bourdieu 1992). 278 d’enregistrement et des techniques de retouches sonores, de transposition, que de la divulgation massive par les canaux classiques du média. C’est par ce processus que se constitue une visibilité de l’artiste et que se fabrique le succès artistique et commercial. C’est ainsi qu’il est quasiment devenu impossible, en période contemporaine, de percer dans le milieu musical sans le soutien et la prise en charge de l’artiste par les professionnels de la technique d’enregistrement et de duplication des productions sur des supports médiatiques, de la distribution et de la gestion promotionnelle de l’image de l’artiste, jusqu’à l’organisation de tournées scéniques au sein des circuits culturels de la musique. On retrouve, plus concrètement, dans les structures d’encadrement, en plus des artistes et de leurs intermédiaires, des labels, des espaces d’expressions musicales, des festivals et des médias de diffusion, des structures associatives, des coopératives, des sociétés anonymes, telles que les maisons de production, des organismes indépendants, ou des institutions qui couvrent l’ensemble des connexions nécessaires aux professionnels de la musique. Cette densité d’acteurs peut développer une contrainte structurelle qui maintient les artistes dans un rapport de forces. Il s’y joue fortement des promesses d’élections et de succès, que conditionnent la commercialisation et donc la rentabilité, voire des menaces d’exclusion du système (dues aux relations humaines houleuses entre artistes et producteurs, aux débats sur la censure des contenus musicaux par les industriels). Nous verrons que cette binarité, constituée par les rapports entre les médiateurs et les artistes, crée un produit musical contrasté. Le schéma dichotomique, élaboré par Théodore Adorno sur la musique, s’appliquerait pertinemment bien ici. Sa principale thèse repose, en effet, sur la distinction entre des musiques produites pour le marché, paramétrées donc par les consommations de masse et les musiques développées hors des contraintes de la commercialisation (Adorno, 2001). L’exemple du rappeur belge Manza l’illustre fort bien : ce dernier, lequel n’est pas commercialisé par l’industrie musicale, se targue de ne pas faire des musiques pour « chanter et danser »296. Il assume ainsi sa condition de mise hors circuit de la musique, comme un critère de légitimité et d’originalité créative. 296 Manza, « La page déchirée », in La dernière page, Walou, Bruxelles, 2000. 279 Aussi, les approches professionnelles et les savoirs-faires amateurs se superposent dans les circuits de la production, où l’artiste est pris en charge. Les uns et les autres se développent généralement à partir d’un réseau social, fait de relations objectives, de circulation des compétences et où le capital financier n’est plus le seul déterminant. Ce qui réduit fortement les monopoles. 2.2 Réseau en interférences et aspects fédérateurs des disciplines du champ 2.2.1 Le carnet d’adresses en réseau L’univers familial, amical ou d’influence de l’artiste peut aussi s’immiscer dans la constitution du réseau. Ce dernier interfère ou se confond parfois avec les acteurs de la production : la gestion du collectif belge de Hip-hop « Souterrains Productions » par la fratrie El Ajmi, le management du marseillais Akhenaton par son frère Fabien Frangione, la direction de la maison de production de Yusuf Islam par son fils sont autant d’exemples qui indiquent les interpénétrations entre les milieux familiaux et les connexions de carrières des artistes. Avec l’exemple du rappeur parisien Kery James, on peut aussi démontrer toute l’importance du relationnel qui s’opère dans les coulisses de la scène musicale. L’artiste n’aurait jamais pu bénéficier de l’apparition de Charles Aznavour sur son album « A l’ombre du Show-business » (2008), s’il n’avait eu des contacts privilégiés et d’amitié avec le slammeur français de Saint-Denis à Paris : Grand corps malade. Ce dernier partage le même manager que Charles Aznavour297. On en déduit l’existence de connexions denses qui se matérialisent dans les coulisses. Ces alliances de carnets d’adresses nous révèlent les sources des potentialités de production, ainsi que les collaborations originales qui peuvent se produire sur le marché musical et qui échappent parfois aux schémas figés du champ. Rares sont désormais les acteurs qui se laissent conduire par des médiateurs, sans que ceux-ci interviennent dans le développement de leur carrière. Au delà des contraintes de créations sonores, les chanteurs guettent des opportunités d’accélération de carrière, de légitimation par les pairs, de reconnaissance symbolique par des icônes, etc. 297 Avec cet exploit de l’apparition d’une grande voix de la chanson française sur un album de rap, Kery James a même déclaré qu’il pouvait déjà prendre sa retraite. 280 Ils contournent, pour y parvenir, des démarches et des intermédiaires du champ, façonnant des pôles de relations privilégiées. Ces procédés coïncident assez souvent avec les attentes des producteurs, qui en tirent des capitaux financiers supplémentaires, mais, quelquefois, la rupture peut être une conséquence. Ainsi, malgré sa polarisation traditionnelle, le champ musical reste assez malléable et il se transforme rapidement. 2.2.2 Le liant des diverses disciplines musicales Il faut noter que la constitution de ces réseaux ainsi que leur fonctionnement réfèrent à des justifications et à des argumentaires qui différent selon les disciplines musicales. Ainsi, dans la culture Hip-hop, on trouve une référence forte à l’idée d’unité artistique et même philosophico-religieuse des adhérents. Le leitmotiv de l’Universal Zulu Nation (créée en 1973), dirigée par Africa Bambaataa, fait la synthèse de l’état d’esprit du Hip-hop en quatre points : « Peace, Love, Unity and having Fun »298. Le ciment fédérateur serait donc l’harmonie entre les hommes et le partage du plaisir créatif. Cette approche dépasse le cadre de l’organisation internationale et influence tout le milieu du Hip-hop. Notons que la philosophie prônée par Bambaataa, dans ses messages publiés sur le site Internet officiel, est influencée par les contextes de violences urbaines ayant fortement marqué les années 1970 et 1980 dans le Bronx et plus généralement à NewYork. L’Universal Zulu Nation prône donc un climat de paix sociale, par le recours aux armes de discipline artistiques urbaines. Tout un jargon technique existe au sein des disciplines du Hip-hop pour signifier le système relationnel où se joue et se structure la musique. Il nous permet de comprendre les dynamiques de construction des réseaux et les agencements de chacun des acteurs dans le champ disciplinaire. La notion de Posse ou de Crew, pour dire le collectif, le clan ou la « tribu » (Maffesoli, 2000) en est un exemple. En plus de signifier le groupe, le Posse sousentend, dans le milieu du Hip-hop, une fourmilière de compétences mises en interaction et qui se conjugue à un liant social ou artistique commun : le quartier, 298 Cf. Le site officiel de la Zulu Nation : http://www.zulunation.com/, consulté le 23 mars 2008. 281 l’amitié, l’intérêt pour le rap ou le graphe, etc. Il sera alors question d’une espèce de coopérative où circulent les compétences et le savoir-faire. Un graphiste fabriquant gratuitement un t-shirt avec le logo d’un rappeur, recevra, par exemple, en retour, une promotion exclusive de l’artiste. Ce dernier portera le produit en question sur scène, ou citera le nom de l’artisan. Aussi, un producteur de sons musicaux offrant ses titres à un slammeur ou à un rappeur, laisse supposer qu’en cas de succès il sera privilégié dans l’accompagnement de la carrière du chanteur. Le principe est qu’il s’agit de décrocher à la base, individuellement ou collectivement, un maximum de contrats, tout en restant attaché à la retombée du succès pour tous. En plus des démarches qui permettent de bénéficier de ces « contrats alimentaires »299, il se développe, en pratique, une attente latente du succès. Ce qui laisse, en attendant, place à des stratégies d’offres généreuses de la part de chacun des acteurs. En réalité, plus larges seront les collaborations, plus les chances d’ascension seront optimisées. Ce système de corporation de la musique urbaine rend objectivement compte de la difficulté à se profiler par ascensions collectives, sur un marché où la carrière individuelle est privilégiée. Une économie d’échanges, par le troc des potentialités, donne donc une orientation au groupe et à ses motivations. Ce donnant-donnant définit au mieux le fonctionnement et le réseau du milieu. L’espoir de reconnaissance qui sous-tend la mise en synergie des compétences est autant le vecteur qui pousse à une productivité constante qu’une pomme de discorde à mesure que le temps passe et que s’éloigne le but escompté. Mais les tentations de percées individuelles, qui s’inscrivent en porte-à-faux des conventions morales en circulation dans le Hip-hop, déterminent aussi bien les tensions existant au sein du relationnel. Notre observation de proximité du milieu rapologique belge depuis 5 ans illustre particulièrement bien l’aspiration aux valeurs de partage et de gestion de 299 C’est-à-dire des contrats qui permettent aux artistes de pratiquer leur musique, tout en bénéficiant de petites rémunérations. Les scènes locales, dans les maisons de quartiers, les mariages ou les événements mineurs ont la caractéristique de maintenir l’actualité de l’artiste, qui ne refuse que rarement la prestation. L’acceptation de ses faibles rétributions et petites scènes peut aussi être motivé par la possibilité de se voir repéré par un producteur présent dans la foule et qui serait intéressé par le prestataire. Beaucoup de scènes, peu ou parfois non lucratives, ne sont pas nécessairement associées à un rendement ou une énergie scénique amoindrie. 282 conflits entre individus. Beaucoup sont jugés par la trahison en fonction des saisies d’opportunités de marché et d’avancées solitaires significatives. Tout le monde scrute donc les pratiques et les avancées des pairs. Ceci rend le climat très instable, fait d’alliances fragiles et de séparations constantes300. Les pionniers du rap parlent même d’une dissolution généralisée de cette fratrie musicale, progressivement entamée depuis les années 1990. Le cas du pionnier belge du rap, Nordinne Sahli alias Défi J, est illustratif en ce sens. Durant de nombreuses années, le rappeur et chanteur a offert sa notoriété au groupe « Souterrain production » et à la « Zulu nation » belge, dont il reste l’un des représentants majeurs. Des accumulations de situations, où l’artiste s’est senti lésé et non respecté par des membres de collectifs, ont fini par le pousser à claquer la porte et à s’isoler. Il a même récemment posté sur Internet les dates de naissance et de décès du Hip-hop belge. Sur sa page personnelle Facebook on trouve, en effet, la date inaugurale de 1980 et 2010 comme année terminale. Aujourd’hui, la préoccupation majeure de Nordinne Sahli, quasi obsessionnelle, est de faire savoir sa rupture de la « Souterrain Productions » et, par là, sa réappropriation du capital symbolique qu’il y a investi en tant que fondateur du Hip-hop belge, ainsi qu’auprès de toutes les dynamiques qu’il accuse d’abuser du non-respect de l’esprit originel du rap, de ses compétences et de son image. 2.2.3 Liens et tensions internes à deux autres disciplines L’univers du Nashîd, caractérisé par la spontanéité de l’amateur et l’approche dévotionnelle du musulman, a été rattrapé par le souci de la professionnalisation, de la course à la légitimité et par la notoriété des chanteurs de Nashîd. Un processus d’individualisation des trajectoires a été diamétralement opposé à la notion même du fonctionnement collectif du Nashîd. En effet, la structure interne liant les membres d’un groupe de Nashîd, fonctionne selon un mode d’hiérarchisation empreint des références à l’islam. Un cadre religieux met, ainsi, en avant, la nécessité d’ériger un émir : al-Amîr, afin d’assurer la représentation d’une assemblée ou la conduite d’un groupe. 300 FEA, Carnet de terrain : Rap Belgique, novembre 2005- novembre 2010. 283 Cette recommandation de la tradition musulmane s’active lors de l’association de trois personnes au moins. La tradition prophétique qui recommande cette initiative trouve sa source dans les occasions de voyages. Le Prophète de l’islam recommandait d’unir les volontés de traversées périlleuses à un groupe de trois personnes au minimum. L’émir de la traversée ou de la bataille va ainsi s’impliquer dans toutes les occasions collectives. L’émir joue le rôle de leader, d’arbitre et d’ultime recours, visant à faire balancer les voix, afin de prendre la plus convaincante des décisions pour l’intérêt du collectif. Ainsi, dans les groupes de Nashîd, souvent inspirés par ces héritages, le principe de représentation du groupe par un porte-parole est fort vivace. Ce procédé est pourtant devenu une source de conflits et de disputes pour le leadership artistique. Il nous semble que cette fragmentation est due aux reconfigurations de l’ensemble de la discipline. La transformation notoire du Nashîd et la translation des principes régissant la notoriété de musiques contemporaines sur ce répertoire religieux a secoué les fonctionnements internes. Effectivement, un public musulman301, nouvellement acquis à ce répertoire religieux en phase d’hyper-modernisation, découvrait de nouvelles stars de l’islam. Ces derniers devenant tout aussi inaccessibles que leurs pairs du rock, ce qui est une rupture fondamentale de la perception de base du répertoire. L’apparition de ces icônes de la musique et la rencontre avec un nouveau public, essentiellement musulman, ont ouvert un vaste marché du son Halal. Ce champ lucratif communautaire est bien structuré dans le monde anglo-saxon, somme toute habitué aux offres spécifiquement communautaires, mais il s’organise progressivement dans le monde francophone. Le business de cultures du divertissement de l’islam a donc le vent en poupe et il crée des investissements qui débordent le cadre de la prédication religieuse par la culture. Ceci développe, à l’instar des autres disciplines, un réseau, où la concurrence, les tensions et les ruptures de contrats vont bon train. L’exemple de Sami Yusuf, chanteur azéro-britannique de Nashîd, est, à plus d’un titre, significatif en ce sens. Il est le pionnier de la représentation postmodernisée 301 Et même non musulman quelquefois. Des remarques sur des blogs ou des commentaires d’internautes, laissés en bas de vidéos de chanteurs de Nashîd, indiquent qu’ils aiment le contenu tout en n’étant pas musulmans. Steven Lilleyman, un jeune américain que nous avons croisé en octobre 2010, affichait son admiration pour la voix de Sami Yusuf sur son facebook. 284 du Nashîd contemporain et catalyse l’ensemble des ingrédients qui font le succès du Nashîd, ainsi que son nouveau mode de consommation. L’artiste agit sur le champ global, se diffuse par des salles de concerts combles, touche, par le biais des chaînes satellitaires, des auditoires internationaux assez hétérogènes, développe un modèle idéal et raisonnable de la pratique religieuse pour la jeunesse et bénéficie d’une reconnaissance en tant que compositeur musical et chanteur. Le lancement de carrière de Sami Yusuf s’est développé au sein d’un collectif de jeunes entrepreneurs musulmans britanniques. D’origine égyptienne ou pakistanaise, ces entrepreneurs associés au succès du jeune chanteur vont monter, dans la première moitié des années 2000, une maison de production appelée très explicitement: Awakening. Partant d’une intersection entre les orientations des leaders religieux issus de la mouvance dite réformiste ou faisant référence à des icônes du réformisme des 19ième et 20ième siècles et les émergences musicales musulmanes de l’embourgeoisement, une voie de la jeunesse musulmane était tracée de façon inédite. L’objectif était donc clair : faire de la Da’wa businness selon les modes et les tendances juvéniles. Sami Yusuf était donc un mannequin302 de la chanson, qui a servi de caisse de résonance au discours de l’Awakening. Ce mariage de raison n’a pas tardé à se rompre, et ce avant même la clôture du contrat qui liait l’artiste à la maison de production. Le point de rupture est le suivant : Sami Yusuf a davantage voulu revendiquer sa contribution artistique que la référence à l’islam, cette dernière l’ayant enfermé dans un univers exclusivement islamique. L’artiste n’aura eu de cesse de se définir pourtant, au gré des interviews télévisées et radiophoniques, comme un chanteur et un compositeur plutôt que comme un Munshid (litt. Praticien du Nashîd). Le débat sur le qualificatif est un débat sur le statut. En effet, Sami Yusuf refuse de réduire, par là, son implication musicale à sa seule appartenance à l’islam. Un conflit d’intérêt opposait donc, fondamentalement, deux entités : une maison de production musulmane et celui que le quotidien d’information britannique The Guardian qualifie de plus célèbre britannique musulman à travers le monde303. 302 C’est-à-dire qu’il a servi de modèle à une diffusion esthétique (par la voix et le corps) du discours religieux de l’Awakening. 303 Cf. http://www.guardian.co.uk/world/2007/nov/05/religion.pop, consulté le 15 novembre 2007. 285 D’une part, la maison de production, qui s’est forgée, par une identité marketing, sur l’offre de jeunes modèles musulmans pour une bourgeoisie montante à travers le monde, ne pouvait sortir de son créneau de rentabilité et de crédibilité. D’autre part, Sami Yusuf, auquel d’aucuns reprochent d’avoir tourné le dos à une structure qui lui a permis la notoriété, se sentait étouffer dans une instrumentalisation de sa pratique artistique. En 2009, Sami Yusuf quitta donc la maison de production qui fit effectivement son succès, et il passa chez les « cousins », pour reprendre les mots d’humour de Nordinne Farsi de Nantes304. En effet, il fut pris en charge par un manager d’origine juive ; sa nouvelle maison de production, ETM International, n’était pas gérée par des musulmans. La séparation ne s’est pas faite sans douleur, car l’Awakening a diffusé, quelque mois après la rupture, un album du chanteur, non finalisé selon Sami Yusuf. Ce dernier n’a d’ailleurs pas manqué de le boycotter sur Internet. L’affaire est aujourd’hui toujours entre les mains de la justice et le site officiel de l’Awakening continue de recenser Sami Yusuf comme étant l’un de ses artistes. Le site www.samiyusuf.com est lui aussi dirigé par l’Awakening. L’artiste et sa nouvelle structure d’encadrement en sont réduits à reprendre la gestion de l’image de Sami Yusuf par le biais du site www.samiyusufofficial.com. On considère que, selon les centaines de messages laissés sur les blogs et les commentaires de vidéos en ligne touchant à Sami Yusuf, les internautes et les fans du chanteur se sentent doublement déçus par ce tournant. D’un côté, l’opposition publique entre ex-collègues musulmans, autour d’une musique qui a servi à donner une image si idyllique des musulmans, est incompréhensible et, d’un autre côté, le fait que l’artiste se démarque complètement de son répertoire originel plonge les mélomanes religieux dans un nouveau champ de la consommation, les balises n’étant plus si explicitement définies. Dans les musiques traditionnelles (musiques arabo-andalouses, musiques spirituelles et soufies, …), le liant entre les membres de la discipline, trouve sa source dans la légitimité à accéder à la pratique même. Deux voies s’avèrent possibles : la transmission de la pratique par héritage et l’issue d’une formation rigoureuse. Faire référence à la musique traditionnelle consiste donc à renvoyer les prestataires à un 304 Représentant démissionnaire de la structure Awakening en France. 286 capital historique ou formatif. Les musiques traditionnelles issues d’une lignée musicale se réfèrent, par exemple, à une autorité transmise de maître à disciple. Être issu d’une confrérie, posséder une accréditation de maîtres incontestés de musiques arabo-andalouses, avoir pour père une grande voix du soufisme ou de la musique soufie constituent l’univers de la musique traditionnelle et l’ensemble de ces connexions à des héritages se trouvent disséminées à travers l’Europe. Le dénominateur commun du groupe féminin français Rabi’a, du belge Mohcen Zeggaf ou de Rafik El Maai est la référence directe à un maître : il s’agit, pour les deux premiers, de Cheikh Hamza Qadiri Butchich, de la confrérie de l’Oriental marocain de Madagh et, pour le dernier, du maître tangérois de la musique andalouse az-Zaytûnî. La reconnaissance se mesure ici par les programmations de Rabi’a lors des Festivals de la Culture soufie de Fès, que préside Faouzi Skali, et par la prédominance de la voix marocaine, Mohcen Zeggaf, élevé depuis l’enfance par le Maître Hamza en personne. Rafik El Maai, quant à lui, accumule les scènes avec les incontournables de la musique andalouse, que ce soit au Maroc ou en Belgique ; il a également contribué à faire venir son maître pour une prestation en 2004 à Anvers. La démarche de l’englobement des expériences soufies sur le terrain belge est un nouveau tournant dans les mises en scène de la légitimation. Rafik El Maai, qui a été programmé en Belgique aux Beaux-Arts pour le Festival annuel « Sufi Night » (2010), est monté sur scène avec un orchestre de 15 personnes : un tiers était issu du Maroc et les huit choristes représentaient au moins 4 confréries marocaines présentes sur le terrain bruxellois. Le tour de force de l’artiste réside dans le marquage d’une réconciliation symbolique, par la représentation de toutes les potentialités confrériques marocaines sur scène ; il convient aussi de noter au passage qu’il a conforté sa légitimité en tant que voix représentative du soufisme marocain dans l’une des plus belles salles d’Europe. Notons que la dextérité musicale ne fait pas toujours autorité. C’est pourquoi les capacités individuelles s’organisent autour d’un élément clé qui fera sans doute la notoriété du groupe. Mais, longtemps restées sous silences, les voix d’exception ou les potentialités musicales ne peuvent plus se cantonner, lorsqu’il s’agit d’immigration, au rang d’appui dans une chorale. Dans un contexte européen, la confirmation de ces acquis traditionnels ne se fait pas toujours naturellement. Des artistes profitent du « vide historique » en Europe 287 pour se forger un groupe et un nom, en amnésiant, par exemple, les potentialités existantes, et qui ont plus de légitimité à prétendre à la reconnaissance. L’émergence de groupes traditionnels à Paris ou Londres n’aurait, par exemple, pas été possible en contexte algérois ou tangérois. La légitimité s’est trouvée désaxée par la transnationalisation et les capitaux de base se sont confrontés au concept de précédent. Les pionniers de la musique traditionnelles en immigration ont bénéficié des connexions pour les représentations et les plus tardifs ont dû s’aménager en fonction des configurations nouvelles. Le bras de fer qui s’est engagé entre des artistes venus du Maroc, chacun bénéficiant d’un capital symbolique fort, nous semble dessiner au mieux cette rivalité de lutte pour une légitimité en terre vierge. Les pays d’origine ont même souvent été sollicités pour gérer les conflits qui pouvaient surgir de ces relations nouvelles. Le fils d’un maître de musique soufie, de passage en Europe, peut s’ériger en médiateur entre deux groupes implantés en Europe en vue d’apaiser les dissensions. 3. La polarité sociodémographique : âge et sexe Le facteur générationnel a trait à la manière dont se bâtissent les différentes relations entre artistes musulmans de générations sociales différentes. Il touche au rapport entre tranches d’âges ; et c’est pourquoi il évoque l’âge : comme frein de carrière dans une « discipline juvénile », comme indicateur de contraintes sociales et religieuses, mais aussi la maturité religieuse où seront développés les « renaissances musicales », par le retour à la musique, après une longue retraite, ainsi que les profils jugés artistiquement dépassés. Un accent sera particulièrement mis en évidence dans l’analyse des écarts générationnels contrastés, mais aussi entre les répertoires et l’âge des artistes. C’est ce que nous avons qualifié de générations disciplinaires. Il sera enfin question des âges pour dire l’islam et son contraire ainsi que pour parler des générations de publics. Le rapport des âges entraîne avec lui la question centrale du rapport au genre dans le champ musical musulman en Europe. La question concerne principalement la polémique de la norme religieuse touchant à la voix de la femme, la dominance d’hommes ou de femmes pour l’un ou l’autre des répertoires musicaux, la différentiation dans le rapport au genre entre le modèle anglo-saxon et continental, la réduction de la femme à un outil esthétique vocal, la réaction des modèles nationaux 288 de société en fonction de l’affichage de l’islam par la chanteuse ou la rappeuse, l’organisation spatiale par les structures associatives musulmanes en fonction des genres, la transformation des publics où les femmes musulmanes, pratiquantes notamment, découvrent et assument leurs rapport aux concerts. 3.1 Le facteur générationnel Le facteur générationnel porte sur la façon dont s’élaborent les processus de relations qui s’établissent entre artistes musulmans de générations sociales différentes ; il concerne donc le rapport entre générations : l’adolescence (entre 14 et 17 ans), les jeunes adultes (de 18 à 24 ans), les adultes (25 à 30 ans), les trentenaires et les artistes de plus de quarante ans. Ce découpage, ressorti de notre terrain, pointe en fait les zones où les articulations intergénérationnelles paraissent compliquées et fait aussi ressortir les causes de ces difficultés. 3.1.1 L’âge comme frein de carrière dans une « discipline juvénile » Mais avant même de traiter de la relation entre catégories sociales, il y a lieu de s’intéresser à la manière dont les artistes réagissent face à leur âge. Ces réactions sont très diverses et elles se caractérisent par trois types de positionnement : il y a tout d’abord la retenue quant à la divulgation de l’âge, vient ensuite la construction (floue mais avérée) d’un âge de la retraite nécessaire ou, enfin, la perception négative du retour à la musique, une fois passé une période où l’islam s’est imposé dans la pratique quotidienne de l’artiste notamment. Lors de notre enquête en territoire britannique (juillet 2008), nous avons remarqué que l’âge des artistes constitue une clé intéressante dans les autoreprésentations biographiques. Alors que la notion de l’âge n’intervenait dans notre analyse que pour situer les contrastes générationnels forts, un cas particulier s’est ouvert à nous : durant la biennale culturelle des musulmans britanniques, intitulée « Islam Expo », nous interviewions le chanteur britannique de Nashîd, Muhammad Khaleel. Ce sinojamaïquain d’origine, né aux États-Unis, nous fit part de sa longue expérience dans la musique reggae et de la soul avant sa conversion à l’islam. Il nous parla aussi de ses longues années de retraite (une dizaine d’années), pour des motifs religieux, avant une 289 relance par le chant islamique contemporain. Cet exposé de carrière exhaustif nous a conduit naturellement à demander l’âge de l’artiste : - Farid El Asri : « […] Et ça te fait quel âge tout ça ? » - Muhammad Khaleel : « Je ne parle jamais de mon âge… les gens disent de moi que je suis le Peter Pan305 du Nashîd… et… Je n’ai pas envie de perdre cela (Rires) […] J’aime cela. Non, sérieusement, je ne parle jamais de mon âge. » - Farid El Asri : « Allez, 35… 36 ans… euh… 38 ans ? » (Rires) - Muhammad Khaleel : « Ok, cool, mais là tu me rajeunis bien, ça me va… »306 Muhammad Khaleel fut certes très courtois mais inconditionnel. Jusqu’alors, l’interview était très détendue, l’artiste nous chantait même ses nouveaux morceaux en a cappella, tout en interprétant des instruments de musique avec la bouche. Un point de bascule avait été atteint avec notre question. L’artiste s’était alors crispé, mal à l’aise, on le sentait prêt à clore l’échange. Nous ne pensons pas l’avoir offusqué par notre insistance, car les règles de l’entretien avaient été basées sur un échange franc, accepté par l’artiste. C’est au fond l’âge plutôt que la question sur l’âge qui posait le problème. Nous avons tenté d’en savoir plus à propos de ce qui nous a semblé être le talon d’Achille de l’artiste. Nous nous sommes alors tourné vers le manager de Muhammad Khaleel, une femme en foulard d’une trentaine d’années, avec qui nous avions négocié la possibilité d’interviewer l’artiste. Elle aussi refusa de répondre. « Muhammad Khaleel ne parle jamais de son âge. », rétorqua-t-elle simplement. Quand nous lui avons demandé si, elle-même, de par son statut, connaissait seulement l’âge de son artiste, elle se contenta de sourire, tout en s’éloignant gentiment et en nous adressant un « Salâm ‘Alaykum !! ». Ce tabou vraisemblable, enrobé de mystères, m’a conduit à rechercher l’information au travers de matériaux secondaires : magazines britanniques traitant de la culture islamique (tels que le magasine musulman Emel, qui a consacré une couverture à Muhammad Khaleel), sites Internet en rapport avec l’artiste (Myspace, Site officiel, etc.), plates-formes virtuelles ou brochures des représentations de 305 Peter Pan est un célèbre personnage de fiction imaginé par l’auteur écossais Barrie au début du 20ième siècle. Une des caractéristiques de Peter Pan est notamment son refus de grandir et d’entrer dans le monde responsable des adultes. Les analyses portées sur l’œuvre littéraire ont mis en évidence qu’il s’agissait là d’une réflexion portant sur la mort. 306 Entretien en anglais de Muhammad Khaleel, 12 Juillet 2008, dans les coulisses de la Biennale : « Islam Expo » (espace réservé aux artistes), Londres 290 Muhammad Khaleel, etc. Aucune information probante n’est venue satisfaire ma curiosité. Le mystère a toutefois fini par être levé, au travers des relations tissées avec d’autres chanteurs britanniques, notamment ceux du groupe Mecca2Medina (rencontrés pour la première fois à Londres en juillet 2007) et les canadiens The Sound of Reason. Ils m’ont confié qu’il s’agissait, dans le milieu retreint du Nashîd britannique, d’un secret de polichinelle et que l’âge de Muhammad Khaleel se rapprochait plutôt de la cinquantaine. Pour un répertoire de Nashîd, exporté au delà de la scène locale, l’artiste s’avérait être l’aîné de la discipline sur la scène européenne. Deux facteurs expliquent selon nous le malaise de l’artiste. D’une part, l’écart d’un quart de siècle qui sépare les têtes d’affiches du Nashîd européen de Muhammad Khaleel. Cet écart se creuse d’avantage quand on le compare avec la moyenne d’âge des publics du Nashîd (des enfants à de jeunes adolescents). Muhammad Khaleel pourrait alors être perçu, dans un univers essentiellement juvénile, comme un cheveu dans la soupe. D’autre part, l’énergie scénique de l’artiste, face aux milieux musulmans pratiquants où Muhammad Khaleel se produit, pourrait être interprétée comme de l’indécence. Porter jeans et lunettes de soleil sur scène, sautiller en permanence d’un bout à l’autre de l’estrade, haranguer la foule pour faire répéter les refrains ou faire lever les mains du public, lancer des fleurs aux musulmanes de la salle, réaliser de brefs pas de danses ou se coiffer d’un béret porté à l’envers pourraient disqualifier le chanteur si le public avait connaissance de l’âge de l’artiste. D’autant plus que les chanteurs de Nashîd sont généralement très retenus sur scène307. Ils sont vêtus le plus souvent d’un costume et tiennent une position figée où seules les mains (voire le buste) se mettent en mouvement. Le scénique de Muhammad Khaleel peut aussi déboucher sur une double lecture : soit l’artiste tait son âge pour se vivre pleinement sur scène, soit il s’y surproduit pour tromper l’assistance sur son âge ; pour « rester dans le coup », à 307 Ces éléments de la mise en scène du Nashîd ont particulièrement étés exposés dans l’analyse de vidéo clips musulmans et dans les agencements de corps d’artistes issus du Nashîd : « Clips vidéo musulmans : quand le corps dit l’islam autrement ! », avec A.-M. Vuillemenot, conférence donnée dans le cadre de la Formation continue : Islam (UCL), FUSL, Bruxelles, 25 mars 2009 et « Islam and body: analysis of trajectories of contemporary Muslim artist », (Avec A.-M. Vuillemenot), 30ième Conférence de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR), Saint-Jacques de Compostelle, 27-31 juillet 2009. 291 l’instar de Michael Jackson auquel il a été fait abondamment allusion tout au long de l’entretien. Nous pensons que la première possibilité est plus pertinente, car Muhammad Khaleel est un véritable passionné de musique. Il n’a cessé, durant toute l’interview, de sautiller sur sa chaise, de profiter de la citation d’une chanson pour l’interpréter et même nous interpréter des pas de danse. Il est sans nul doute un passionné qui aspire à durer, mais dans un répertoire qu’il pousse jusqu’aux limites de ce qui est communément accepté par les publics du Nashîd. La représentation de Muhammad Khaleel, en juillet 2008 à Londres, était perçue comme une prestation dynamique et le public a réagi au travers de nombreuses interactions. En revanche, lors de son passage en Belgique, dans le cadre du festival du chant spirituel en 2006, les avis étaient plus partagés. Arrivé dans un contexte où le Nashîd est très conventionnel, l’artiste a surpris le public en lançant ses roses à la foule. Beaucoup d’acteurs associatifs présents, d’autres artistes de Nashîd, et des participants, déclaraient qu’un pas de trop avait été franchi et que la responsabilité des organisateurs, dans le fait d’exposer ces chanteurs aux jeunes musulmanes, était engagée. Notons que ces expériences de chant et de mixité assumée sont, sous cette forme, une nouveauté dans la communauté musulmane. Elles datent tout au plus de cinq ans et continuent de ne pas faire l’approbation de tous. 3.1.2 L’âge comme indicateur de contraintes sociales et religieuses L’âge marque une limite à une carrière. Il laisse planer l’annonce de la fin raisonnable d’un parcours artistique. À ce propos, l’échange que nous avons eu le 19 mai 2007 avec Samir Boukouidar alias « ça » met en relief toute la notion de la retraite et, au passage, de l’image de la musique et de son monde. Assis dans un café de la place Flagey à Bruxelles, nous échangions avec l’artiste d’origine marocaine, issu du groupe de rap belge, dit Hardcore et Underground, nommé « Incantation ». Un commentaire sur ses perspectives d’avenir dans la musique révéla l’existence d’une pression latente et autoproduite et qui pèse sur les épaules de beaucoup de trentenaires. Samir Boukouidar, toujours investi dans la musique au 292 moment de l’entretien, planifiait les limites de son implication dans la musique, et ce dans un avenir proche. Lorsque nous lui avons posé la question du pourquoi, il semblait déconcerté, étonné par notre question. L’artiste ne comprenait pas que je ne comprenne pas ! Il était même agacé de devoir expliquer les évidences. Samir Boukouidar nous exposa alors que la musique exprime l’adolescence et la jeunesse, l’insouciance et la perte de temps, la passion mais sans compensation financière et la dérive morale. Prisonnier de sa passion, l’artiste devait alors au moins s’en détacher avec l’âge : Samir Boukouidar : - « Les seuls qui peuvent légitimement rester dedans, sans la peur de passer pour ridicule, c’est ceux qui peuvent prétendre en vivre. Les autres, se sont des entêtés qui courent après des ombres. Tu crois que je vais continuer à tagger et à tenir un micro toute ma vie ou quoi ?... (éclat de rire de Dema, la personne qui l’accompagne) ». La musique est donc perçue comme une passion naturellement exprimée dans l’adolescence des artistes et dans leur jeunesse. L’artiste devra tôt où tard se convaincre d’arrêter, soit par une réorientation (le chanteur passe à la production sonore en studio ou devient manager – dans la médiation) ou par une reconversion (prise d’une autre orientation dans la vie et éloignement, parfois drastique, du champ musical). L’univers musical, des studios à la scène, est donc associé à l’insouciance et à l’irresponsabilité sociale (que ce soit par les « galères » et les « délires » des artistes ou par les projections des entourages familiaux sur la pratique de l’artiste), à la dérive comportementale et aux excès qu’elle offre (le fait de vivre la nuit entre amis, de découcher, de partir en concert à l’étranger et prendre congé du travail, de faire la fête après les concerts, de consommer des stupéfiants,…), ainsi qu’au peu de pratique religieuse assidue à laquelle s’expose tout artiste investi dans le champ musical (ces cinq dernières années, une dichotomie entre pratique musicale et religieuse – dans les répertoires non-religieux – se résorbe, grâce à l’émergence de nouveaux profils qui assument la foi et la musique : Médine, Kery James, Mecca2Medina, Diam’s,… À l’écoute attentive de Samir Boukouidar, porte-voix de la plupart des commentaires d’artistes du milieu du rap, ainsi que nous l’avons constaté au fil des rencontres, ce n’est pas la musique proprement dite qui est boudée, mais c’est l’univers dans lequel elle attire les artistes. 293 Deux éléments d’analyse se dégagent alors, quant au regard de l’artiste sur la musique : elle est d’abord une pratique de jeunes, qui coïncide avec une pratique fluctuante de la religion. Ensuite, la maturité des années et de la foi impose subrepticement une sortie du monde de la musique. Le mariage ou l’implication forte dans la religion représentent les étapes de la vie qui coïncident le plus avec les moments de la retraite artistique. Au vu de la pression familiale croissante pour faire réussir le mariage, des amis du conjoint regardant sur les sorties, de la responsabilité parentale au moment de l’arrivée des enfants, les issues sont fort minces pour perdurer sereinement. Des bras de fer sont parfois engagés dans les couples, où des compromissions sont recherchées pour permettre de combiner la vie artistique et celle du couple où de la famille. Mais rares sont les exemples qui témoignent d’une réussite en ce sens. Surtout si le mari ou l’épouse ne s’implique pas du tout dans le travail artistique du conjoint. Au moins deux cas de divorces, dus à l’interférence de la musique, ont été constatés dans notre échantillon. Le dernier en date remonte à juin 2010 à Bruxelles. L’artiste R.E.308 est un belge de 36 ans d’origine algérienne. Producteur de sons depuis une dizaine d’années, R.E. tente de se reconstruire après une séparation ; son mariage dura un peu plus d’un an. Ce dernier avait pourtant installé son studio à la maison, afin d’être présent au maximum chez lui et pouvoir continuer sa passion. Il va sans dire que les facteurs du divorce sont multiples, mais l’engagement musical pèse dans la considération du statut de l’époux, qui se voit accusé de prolonger son adolescence ad vitam aeternam. Le nœud gordien de cette question repose aussi sur le fait qu’on considère que l’artiste, qui ne pèse pas financièrement par son implication artistique, perd son temps et son argent. Les investissements (locations de studios, achat de matériels, …) et les quelques scènes ne suffisent pas à convaincre à domicile. Moins de musiques pour plus de réussite et de légitimité sociale donc. La problématique est évitée ou inexistante quand le succès accompagne la trajectoire de l’artiste (la compagne ou la famille sont même très souvent associées à l’organisation du succès) ou lorsqu’il s’agit d’un répertoire religieux (moralement, l’artiste est perçu comme un prédicateur par la musique – le manque de rentabilité est compensé par une espérance de récompense dans un avenir eschatologique). 308 Qui a souhaité garder l’anonymat au vu de la sensibilité et de l’intimité de ce qui nous a été confié. 294 3.1.3 La Maturité religieuse : entre renaissance musicale et statut de « has been » Parmi les autres remarques qui circulent dans le champ musical musulman et qui concernent l’âge des artistes, on trouve celle selon laquelle ces derniers décident de s’assumer spirituellement et musicalement, au devant de la scène, malgré leur respectabilité religieuse et leur âge jugé trop avancé. Yusuf Islam s’avère être en ce sens un cas d’école. Il s’agit d’un sexagénaire qui a renoué avec la musique, après 28 ans de silence. Le célèbre chanteur de pop des années 1970 revient surtout au moment où plus personne ne l’attend. Il se débarrasse au passage de la lourde image morale qui symbolisait l’exemplarité de son arrêt de carrière pour les musulmans309. D’autant plus que l’implication renouvelée concerne la Pop et que le chanteur se met en évidence avec une guitare en bandoulière. Il assume donc pleinement tant la musique que la sortie des répertoires religieux. L’autre exemple concerne le chanteur de Nashîd syrien Mohammad Mustapha Ali Masfaka alias Abu Râtib. Cette icône proche-orientale dès 1980, aujourd’hui détenue aux Etats-Unis310, a connu un succès important du fait de la nouveauté de l’expression, de son timbre de voix particulier et de la rareté des artistes de Nashîd de l’époque. Lorsque l’on demande aux musulmans pratiquants ce qu’ils écoutaient comme Nashîd dans les années 1980 et 1990, ils citent la plupart du temps : Abû Mâzin, Abu- 309 Yusuf islam était cité en permanence pour convaincre les sceptiques quant au débat sur la norme musicale. Le sacrifice qu’il est jugé avoir fait, au sommet de sa gloire, constitue la preuve d’une foi forte et montre aussi que la jurisprudence musulmane n’est pas si ambiguë à propos de la musique. La démission de Yusuf Islam catalysait à elle seule l’interdiction de la musique en période contemporaine. 310 « The court accused Abu Rateb with attempted naturalization fraud by allegedly providing false information to FBI investigators and immigration officials, who claim that he was employed by the Holy Land Foundation for Relief and Development in 1997 and 1998 and was involved in organizing and participating in fund-raising events. Investigators said that in a 2002 application for naturalization with the Immigration and Naturalization Service, Masfaka had failed to mention that he was employed with the Holy Land Foundation. In 2003 questioning, Masfaka noted that he worked with the Foundation as a singer for fund-raising events. But Investigators say that they found cashed checks that reveal that he had been paid for his work with the foundation. Following the attacks of September 11, 2001, U.S. authorities began a massive crack-down on Islamic charity organizations under heightened regulations to combat terrorism. Investigators accused the Holy Land Foundation of giving money to Hamas, which the U.S. government considers a terrorist group. If convicted of the charges, Masfaka faces up to 23 years in prison and up to $750,000 in fines. ». Cf. http://en.ammonnews.net/article.aspx?articleNO=6127, consulté février 2010. 295 l-Jûd, Abû Dujâna et Abû Râtib. Ce sont tous des orientaux, issus pour la plupart des contextes libanais, jordanien, palestinien ou syrien. Abû Râtib311 était en mai 2009 de passage en Belgique, pour un concert en faveur de l’ONG Islamic Relief Belgique. L’icône orientale entendit parler de notre travail doctoral, et demanda à nous rencontrer. Contacté la veille du concert à Bruxelles par l’intermédiaire du directeur d’Islamic Relief Belgique, nous avions signifié que nous n’étions pas intéressé par son profil, pour notre échantillon d’artistes musulmans européens du moins. Ahmed Bouziane, un homme d’une quarantaine d’années, à la direction de l’organisation, fut choqué par notre réponse et par le manque d’emballement quant à son enthousiasme. Il me signifiait, non sans émotion, que je ne me rendais pas compte de l’opportunité offerte. D’autant plus que c’était l’artiste en personne qui avait émis le souhait de me voir. Nous lui avions alors rétorqué, sur un ton d’humour, que seuls les nostalgiques des années 1980 connaissaient cet artiste. Nous avons déjà pu assister à une prestation live du chanteur lors des rencontres musulmanes du Bourget 2009. La réaction de la salle, qui comptait plusieurs milliers de personnes, montrait alors une évidente dichotomie générationnelle. Les personnes plus âgées suivaient les paroles du chanteur, tandis que les plus jeunes attendaient le tour du jeune macédonien Mesut Kurtis annoncé juste après lui. Toutefois, nous avons fini par nous entretenir avec Abû Râtib, qui est également le président d’une structure internationale du Nashîd. La « Société Internationale El Houda pour la production artistique » vise à redonner ses titres de noblesse au Nashîd et tout le succès qu’il a impulsé dans la militance islamiste des années 1980. Notons que c’est surtout ce statut qui a motivé notre intérêt. Une boîte à rythme pour seule musique, la répétition inlassable d’un même répertoire et une interaction culturellement décalée avec l’auditoire font que ce chanteur est stylistiquement dépassé. Les commentaires de chanteurs de Nashîd bruxellois et du public présent au moment de la prestation de l’intéressé sont unanimes : Abû Râtib appartient à un autre âge, une autre culture et à un autre univers linguistique. 311 Le chanteur est né en 1962 en Syrie, dans la ville d’Alep précisément. Après un diplôme en économie et dans les sciences islamiques, autant qu’en littérature arabe, Abû Râtib préparait la défense imminente d’une thèse doctorale au Maroc portant sur la philosophie esthétique en islam. Cf. http://www.aburatib.com/, consulté le 19 mai 2009. 296 Au gré des remarques collectées après la prestation d’Abû Râtib, nous retenons que son apparence physique n’a pas joué en faveur de son rajeunissement : corpulence forte, moumoute, costume et cravate fleurie ont densifié le côté décalé. L’artiste est pourtant monté sur scène comme une icône confirmée alors que la majorité de la salle, appartenant à la jeune génération, ne connaissait même pas le chanteur. Les parents quinquagénaires et la direction d’Islamic Relief, en revanche, étaient ravis. Notons que la musique et le chant restent une équation à peine résolue dans la consommation des musulmans pratiquants. Les chanteurs restent toujours associés, malgré la dimension religieuse du répertoire, au ludique et au divertissement. On a ainsi moralement tendance à plus facilement accepter les pratiques « ludiques » d’une jeunesse, que les « entêtements » de leurs aînés dans le futile. 3.1.4 Les écarts générationnels contrastés Un des autres aspects montrant l’intérêt de la question de l’âge est le grand écart qui existe entre l’âge des artistes propre à notre échantillon. Un demi siècle sépare, notamment, le chanteur de la pop britannique Cat Stevens alias Yusuf Islam de la jeune rappeuse française Islem312, âgée de 16 ans. Si, pour ce cas précis, la disparité est pour le moins spectaculaire, la plupart des chanteurs ou rappeurs se classent par ailleurs dans une moyenne d’âge qui les situent entre 25 et 35 ans. On peut toutefois balancer, tous répertoires confondus, entre des chanteurs âgés en majorité entre 18 et 40 ans. Le contraste des expériences des uns et des autres se mesure déjà en fonction de l’âge et caractérise une accumulation de capitaux pour les plus âgés, ainsi qu’un univers culturel assez différent en fonction des époques de la jeunesse. 3.1.5 Entre les répertoires et l’âge des artistes : les générations disciplinaires Le concept de générations dresse à lui seul une ligne du temps de la pratique musicale qui va du début des années quatre-vingt jusqu’à aujourd’hui (sauf le cas 312 Rappeuse française protégée par le rappeur franco-marocain Nessbeal. 297 exceptionnel de Yusuf Islam qui a pratiqué la musique dans le courant des années 1960, c’est-à-dire avant sa conversion). Nous faisons face à 30 ans de musiques pratiquées par les musulmans en Europe. Ces vécus pétris de musiques, permettent de photographier des époques, des situations socio-économiques et culturelles, ainsi que des conjonctures politiques, propres aux moments des créations de chansons. La classification des répertoires, en fonction de l’âge des artistes, démontre que les musiques traditionnelles, ancrées dans les héritages culturels et religieux de l’islam, (musique soufie, musique arabo-andalouse, chant classique arabe ou ottoman,…) s’établissent sur une fourchette qui oscille en moyenne entre 35 et 50 ans. Celles qui concernent le chant islamique traditionnel touche deux catégories distinctes : les enfants qui apprennent la religion par le divertissement du chant islamique (entre 7 et 14 ans) et les artistes confirmés, bénéficiant d’une notoriété ou d’une reconnaissance, fût-elle locale ou fonctionnelle, c’est-à-dire rattachée aux cérémonies de mariages ou aux festivités religieuses (entre 20 et 30 et pouvant aller jusqu’à 50 ans). Pour les musiques urbaines, on retrouve deux générations d’artistes, ceux qui y ont accédé au tournant de la trentaine (entre 30 et 42 ans) et la jeune génération prenant la relève (entre 15 et 25 ans). Cette grande diversité dresse des choix privilégiés d’objectifs pour des répertoires musicaux. Rares sont les rappeurs de plus de 50 ans et les voix de la musique arabo-andalouse d’une vingtaine d’années. Cette variété des âges et des cultures musicales nous conduit au rapport qui se développe entre les artistes issus d’une même discipline musicale et à la façon dont se réalisent les rencontres, les collaborations ou les méfiances, voire les exclusions. Nous qualifions cet aspect des choses de générations disciplinaires. Le fil conducteur, établi au travers du prisme des générations disciplinaires, concerne la lutte permanente pour la légitimité artistique. Il y a, d’une part, les aînés qui veulent conserver les acquis de leur notoriété ou de leur visibilité (possibilité de se produire sur scène, passages en radio, etc.) et, d’autre part, ceux qui se cherchent une part dans le marché de la musique, ou qui s’approprient l’autorité et la référence dans la musique, disqualifiant au passage les productions antérieures ou annonçant la mort artistique des aînés. 298 Le champ de la lutte pour la légitimité va dès lors nous conduire à interroger l’intergénérationnel par le statut artistique, dont chacun jouit au sein des diverses disciplines musicales. La question des disqualifications touche aux fondements culturels au sein d’une discipline, mais aussi à la charge symbolique (ou au « capital symbolique ») qui construit la trajectoire des artistes. On parlera alors de générations statutaires pour illustrer les catégorisations que les chanteurs et musiciens musulmans développent dans leur pratique musicale. Un panorama du relationnel transmis par l’intergénérationnel nous donne une idée des positionnements et des regards portés sur les uns et les autres : Sami Yusuf (Grande-Bretagne) est l’ « innovateur » du Nashîd, Defi J (Belgique) est considéré comme le « pionnier » et la « référence » du Hip-hop belge, Manza et Rival (Belgique) font partie de la « Old School » du rap, Benny B (Belgique) est affublé du nom de « Bouffon » du rap, Salah Eddine (Pays-Bas) est le « N°1 », MC Youn-S (Belgique) se classe dans la « New School », Akhenaton (France) est vu comme le « Père » du rap français, Yusuf Islam (Grande-Bretagne) est « l’intouchable », Médine (France) engrange le « respect », Abd Al Malik (France) est considéré comme producteur d’un « islam Bisounours »313, etc. La course pour la légitimité exige donc, avant tout, la destitution du statut de l’artiste. Quand la charge est négative (quolibets attribués à Benny B ou Abd Al Malik), il n’y a pas trop de problèmes, mais quand il s’agit de s’attaquer à des modèles du public et à des contributeurs de la discipline, unanimement respectés, le travail est plus risqué. Le porteur du préjudice peut même, dans sa tentative de disqualification, se faire à son tour disqualifier. L’enjeu est de taille pour Rival. Depuis le début de sa carrière artistique, l’ensemble des artistes belges du rap se positionnent dans le respect des aînés et 313 Formule empruntée à Rachid Benzine avec lequel nous avons eu de nombreux entretiens à propos de la musique et de l’émergence d’artistes musulmans en Europe. Lors d’un dîner à Strasbourg, en juin 2010, au cours d’un colloque international tenu au Conseil de l’Europe, il nous fit part du fait qu’il avait poussé Abd Al Malik à éditer son livre « Qu’Allah bénisse la France » (2004) auprès des éditions Albin Michel. Rachid Benzine déclarait aussi son affection pour Abd Al Malik et pour sa gentillesse, mais regrettait son discours lissé dans les médias et sa surabondante référence à son maître soufi, Cheikh Hamza, et à la confrérie Butchîchiyah (Madagh, Nord du Maroc) à laquelle il appartient. C’est ce qu’il considère comme un « islam Bisounours » : un islam gentil où tout va pour le mieux comme dans le dessin animé des Bisounours. A côté des cette formule explicite mais non offensante, il y en a d’autres qui sont plus virulentes. Abd Al Malik est parfois accusé d’être un « traître », de contribuer à la « lepénisation de l’islam », d’être « sarkozyste », etc. 299 particulièrement de Defi J. Cet artiste belgo-algérien de plus de quarante ans représente la genèse du rap belge. Aujourd’hui en conflit ouvert avec Rival, ce dernier tente de contourner le pionnier et de développer une crédibilité en passant notamment par les notoriétés françaises. C’est en se faisant respecter par les Français que la reconnaissance s’implante en Belgique. C’est ainsi que les choses se précisent dans la mouvance du Hip-hop belge. Défi J est donc la charnière qu’il convient de contourner (Cf. Chapitre 9). La densité du statut se mesure aussi par la capacité à durer dans la musique. Une acquisition de statut, élaborée sur la base des seules prestations artistiques, ne tient pas. On peut bénéficier, du jour au lendemain, d’une visibilité et d’un succès médiatique, sans pour autant être statué par les pairs de la discipline musicale. Il n’y a pas de générations spontanées, quand on ne confond pas le succès et le statut. C’est, en revanche, au travers d’une carrière musicale, étalée sur un temps plus ou moins long, que prend pied la reconnaissance ou la disgrâce des artistes de la discipline. L’aspect du statut est donc lié à l’histoire de l’artiste dans la discipline musicale. C’est ainsi qu’un découpage en séquences, sur la linéarité des disciplines, nous permet d’établir des charnières dans la courte histoire contemporaine de la musique des musulmans européens. On parlera à ce propos de générations historiques. Le découpage temporel nous met alors devant des évidences qui construisent de fait un statut : Yusuf Islam avait arrêté la musique, au sommet de sa gloire, avant même la naissance de la plupart des artistes qui font aujourd’hui les voix musulmanes européennes. Le rappeur et producteur Akhenaton avait rencontré les légendes du rap américain à New York, bien avant que ne se démocratise cette musique urbaine aux consommations françaises et européennes, etc. Entre autres exemples, ces pionniers du débat sur la conversion et la présence d’une norme religieuse portée sur la musique ou sur l’importation d’un courant musical nouveau constituent des repères inconditionnels dans les héritages des artistes musulmans européens : que ce soit sur l’identitaire religieux ou sur la musique. 300 3.1.6 Des âges pour dire l’islam et son contraire L’âge détermine encore un rapport à la pratique religieuse, à la foi et au discours sur l’islam. Cette fluctuation des rapports à l’islam, déterminée en fonction d’une échelle des âges, indique deux aspects majeurs de la pratique religieuse. Nous avons, d’un côté, une jeunesse développant des options religieuses tranchées, c’est-à-dire tantôt une absence de la pratique, tantôt son exubérance. De l’autre côté, nous sommes face à des artistes, d’âge mûr, plus nuancés et qui proposent une triple tendance de la religion. Les jeunes caractérisent leur absence du religieux soit dans la pratique quotidienne (revendication d’une rupture avec la prière ou une consommation assumée de l’alcool,…), dans leurs discours (la religion n’est jamais mentionnée ou est clairement mise entre parenthèses) ou dans leur musique (aucune référence n’est faite à l’islam). Cette catégorisation des approches n’est pas hermétique, car des contradictions peuvent caractériser les trajectoires. Redouane alias « la déglingue », un jeune rappeur d’une vingtaine d’années de Bruxelles, est à l’origine d’une polémique médiatique lancée par le politicien belge Alain Destexhe à propos du contenu de l’un de ses clips314. Le rappeur interprète un contenu textuel virulent, parle du rapport à la drogue, à la vitesse au volant, à l’alcool et aux prostituées, tout en mentionnant le fait qu’il faille arrêter de boire ; mais ses propos sont jugés offensants pour la Belgique. Un autre rappeur bruxellois d’origine palestinienne, à peine plus âgé, avec qui nous avons eu beaucoup de contacts, en tant qu’informateur privilégié pour les concerts et les passages de rappeurs en Belgique, écrit des textes sur le foulard, sur la Palestine et sur l’islam sans pour autant pratiquer sa religion. De jeunes adolescents ont ainsi tendance à chanter l’islam, à parler de l’islam sans pour autant le mettre en pratique. Ce type d’exemple est monnaie courante et cette sur-revendication religieuse dans la musique apparaît comme un phénomène de mode, dû au succès de rappeurs plus âgés comme Médine ou Kery James ; c’est-àdire des artistes qui ont su allier le succès commercial et la pratique religieuse. Les 314 Cf. http://www.lacapitale.be/regions/bruxelles/2010-02-06/le-rappeur-qui-a-choque-la-belgique-sexplique-759143.shtml, Consulté le 3 juin 2010. 301 jeunes découvrent donc une pratique religieuse dans leur univers de délassement et d’activités nocturnes et tendent à l’intégrer dans leur projection identitaire à venir : Majid M. : - « Tu vois… on parle de religion, mais… que Dieu nous guide, faut prier et pas faire les schizos315 … c’est pas avec ces rappeurs déglingués qu’on va libérer la Palestine (rires)… c’est des mythos316… même moi…c’est pas ça… mais bon… T’as ces mecs qui montrent le quartier, la religion, qu’ils sont à fond engagés pour la cause, ils montrent qu’ils sont à font dedans, mais dès que tu creuses un peu tu te rends compte du grand écart… Y a des types bien, c’est pas ça… mais faut un moment donné être un peu cohérent… tu vois la barbe et tout l’truc ça veut rien dire à un moment… tu vois. Faut le Sah317 ». La tendance opposée consiste en une approche assumée de l’islam, et ce dans la pratique, les discours et la musique. Le chanteur de Nashîd se construit alors comme un jeune modèle de piétisme et le rappeur comme un prédicateur en lutte contre l’islamophobie jugée latente en Europe. Le jeune britannique Hamza Robertson, qui chante en anglais le fait que le Prophète est son héros, est caractéristique de la pratique d’un Nashîd juvénile et naïf. Le rappeur MC Youn-S qui poste, sur Internet, deux chansons sur le foulard et qu’il intitule « Touche pas à mon voile », dessine les profils de ces jeunes rappeursprédicateurs. Il interprète, dans une seule chanson intitulée « Sois fier », une revendication explicite de l’appartenance à l’islam318 : « J’adore ma religion », « Fier de ma religion », « Un homme rempli de Dîn (religion)», etc. L’exemple du montpelliérain Jamal alias Barseuloné est aussi des plus éclairants. Il s’agit d’un jeune rappeur franco-algérien qui ne traite dans ces textes que de morale, de pratique de bonne conduite et de religion. Il est un des tous premiers à avoir ouvert la pratique du rap sur l’exclusivité de thématiques religieuses et morales. Barseuloné, que nous avons rencontré à maintes reprises (au Paris/Bourget 2008 et à Bruxelles en 2008 et 2009) refuse, par exemple, de connaître ses textes par cœur. Il les interprète sur scène, en lisant l’ensemble de son répertoire, tout en jetant les feuilles au sol, au fur et à mesure du concert. Son argument est que le Coran doit primer comme apprentissage, avant tout autre texte. Cette démarche est clairement signifiée au début de chaque concert. Ainsi, l’artiste reproche indirectement à l’assemblée sa capacité à répéter les chansons de bon nombre d’artistes et de ne maîtriser que les plus courtes sourates du 315 Schizophrènes. Mythomanes. 317 Terme arabe signifiant le vrai et qui est récurrent dans les expressions de jeunes d’origine arabe. 318 Cf. http://www.myspace.com/youns1020, Consulté le 2 mai 2010. 316 302 Coran. Barseuloné se sent clairement investi d’un rôle de prédicateur par la voie musicale. On peut dire que l’écoute de son répertoire musical donne l’impression d’un mélange entre le Nashîd francophone, le slam et le rap. La présentation qui est faite de l’islam par cette tendance est une lecture de la pratique issue de livres et de discours qui se focalisent sur l’eschatologie, la lutte pour les droits de la pratique et sur une visibilité de l’islam à la foi littérale et idéalisée à outrance, sublimée même. Auprès des artistes musulmans les plus âgés (c’est-à-dire à partir de 35 ans), il y a ceux qui sont issus de structures associatives religieuses ou qui proviennent de mouvements religieux, voire politiques issus du monde musulman. Les artistes qui revendiquent ou qui sont héritiers d’une mouvance quelconque sont tous âgés de plus de 30 ans : le soufisme (Hassan Dick, Abd Al Malik, ou les femmes du groupe Rabi’a), l’appartenance à la mouvance frériste, au mouvement des Ahbâch (le rappeur Kery James) ou à Justice et bienfaisance (le belge anversois Hassan Boufous), ou au parti marocain Justice et développement (le chanteur de Nashîd bruxellois Ahmed Benomar), etc. Dans le sillage de ces ancrages, les appartenances à l’islam évoluent, autant que la nature des appartenances. Lentement, les connexions des structures islamiques locales, qui ont fait les cadres de référence de nombreux artistes dans leur rapport à l’islam, mutent vers la vision d’un islam mondialisé, où les relations intermusulmanes ont translaté vers des approches plus complexes et plus dialoguées avec les autres lectures. Au sein de Justice et bienfaisance Belgique, des clivages sont nés quant à la pertinence de continuer de vivre la pratique de l’islam dans le contexte marocain. De nombreux jeunes nés en Belgique ont naturellement opté pour des approches plus critiques et se sont donné des marges de manœuvre plus grandes. Lentement, la notion de centre à périphérie s’est estompée. À côté de ces artistes ancrés dans des matrices de la pratique, on en trouve également quelques-uns qui développent un rapport distant par rapport au religieux, c’est-à-dire que le religieux interfère peu ou pas dans la pratique quotidienne et musicale. On retiendra l’exemple du chanteur de Raï franco-algérien Khaled pour traduire cette approche distante et mesurée. C’est également le cas des chanteurs du groupe Zebda, de Faudel, de Zaho, de Sahli alias Defi J, d’Amel Bent, etc. 303 Dans la dimension ethnique algérienne de Khaled, on retrouve une présence significative du religieux, mais qui reste un héritage culturel plutôt qu’une pratique. Khaled revendique une appartenance à l’islam, qui est passée de la prise de distance de l’islamisme algérien des années 1990 à une réconciliation culturelle avec la religion du terroir. A San Francisco, le chanteur s’est par exemple prêté à l’exercice de l’appel à la prière en plein concert, sur un fond de guitare de Carlos Santana319. A l’instar de Khaled et pour des motifs contrastés, on retrouve une démarche de réconciliation sous différentes formes. Cette posture concerne des personnes qui reviennent à la pratique religieuse, ou qui cessent leur hostilité à l’égard des musulmans320, après une période de rupture variable. Une meilleure connaissance de la religion, la transformation de leur vécu social, la rencontre avec des musulmans, contredisant leurs anciens collègues plus sectaires, les amènent à trouver un équilibre entre leur vécu, les regards portés sur eux et leur aspiration à la pratique. A côté de l’approche réconciliée, se trouvent également des démarches qui consistent en des lectures renouvelées de l’islam. Au littéralisme et au purisme des pratiques religieuses des premières heures, beaucoup arrondissent les angles de la pratique (par le mariage, par les initiations aux conférences, par la lecture, par le suivi d’intellectuels musulmans à la télévision). Ainsi, le chanteur de Nashîd ose se libérer d’une relative pression communautaire en insérant de la musique dans son répertoire ; le rappeur voit moins de contradiction entre le fait qu’il monte sur scène et qu’il faille prier cinq fois par jour. Certains, tels que le rappeur belge Manza, sont sortis d’une relation spirituelle liée à Dieu par la culpabilité (quant à leur pratique musicale) pour aller vers une approche de la musique revendiquée comme éthique. L’adage de Manza est le suivant : Manza : « - on peut pas faire la politique de la chaise vide… si on l’fait pas qui va l’faire. Ça ma flashé dans une conférence de Tariq Ramadan à Saint-Louis. Une question avait été posée sur l’art et tout… et il a répondu que face à des pratiques culturelles qu’on peut pas accepter éthiquement, il fallait apporter autre 319 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=9kx-TsUxmzM, Consulté le 12 février 2010. Réactions virulentes axées principalement sur les contradictions qu’ils ont constatées dans leur rapport à des musulmans de leur entourage et qui concernent principalement ceux qui sont revenus à la pratique et qui jugent leur ancien collègue de scène. Du fait que peu d’artistes connaissent la religion, ils misent tout sur leurs connaissances revenues à la pratique et confondent vite musulmans et pratique et islam et principe. Le débat prend directement des proportions sulfureuses. 320 304 chose… pas s’enfermer… tu vois… Moi, j’avais arrêté de rapper à l’époque, bon j’ai continué d’écrire, j’ai sorti un bouquin, mais j’avais fait un rejet du mic321. Là maintenant j’sais comment me positionner,… ». Notons qu’en 2005 l’artiste se demandait encore si la musique était licite religieusement ou pas. Après une période de distanciation avec la musique et après avoir été hostile envers les rappeurs qui avaient continué leur pratique, Manza avait désormais un argumentaire religieux qui conceptualise la pertinence de son retour. 3.1.7 Les générations de publics Enfin, un dernier aspect concernant la notion de génération, est celle qui regarde la variété des publics en fonction des artistes. Les chanteuses de R&B, la rappeuse Mélanie Gorgiades alias Diam’s et le rappeur belge Olivier Nardin alias James Deano touchent principalement un public d’adolescents, voire de préadolescents. Avec Médine, on retrouve un public de jeunes adultes, qui déborde depuis 2007, c’est-à-dire depuis la pénétration de l’artiste dans les circuits du marché musical musulman francophone, touchant un public de pratiquants (jeunes couples, parents,…). Des artistes tels qu’Akhenaton ou Outlandish rassemblent un public plus hétéroclite et principalement d’adultes. On aurait tendance à croire que les publics se mesurent à l’âge des artistes par le contenu culturel (référence à un univers musical particulier et à un background qui parle à l’auditoire) et textuel (formulation de phrases, vocabulaire, thématiques,…). On peut retrouver cette tendance dans la transversalité des répertoires. 3.2 Rapport de genres La question centrale du rapport au genre dans le champ musical musulman en Europe reste entière. Poser le statut et l’image de la femme, au travers du texte musical, autant que l’implication féminine dans les disciplines musicales, permet de déterminer la place de la femme musulmane dans la musique en Europe. 321 Le micro. 305 Beaucoup de facteurs conduisent au rapport inégal des genres : l’image véhiculée par le rap, notamment sa médiatisation au travers d’un machisme outrancier (Barber, 1996), celle de l’islam, avec les débats de société portant sur le statut de la femme dans la religion (la controverse sur le port du foulard, l’infériorité supposée sous-jacente aux us sociaux sur la femme en islam, la polémique de la voix de la chanteuse,…), celle aussi des clips de Nashîd où le féminin incarne quasi exclusivement une fonction sociale : mère, fille, épouse (ou un statut particulier : enseignante, femme au foyer, etc.), et enfin celle de l’absence de voix féminines musulmanes (adultes) sur les scènes publiques des disciplines religieuses en sont des exemples significatifs. 3.2.1 La voix du privé ou les interdictions de chants féminins par moralité Le cœur de la problématique concerne d’abord, du moins pour les répertoires religieux ou spirituels, la voix de la femme en tant que telle. Celle-ci est interrogée à partir des interprétations de textes prophétiques qui discutent la pertinence d’élever ou non la voix en public. Il s’agit, selon les interprétations les plus littérales, de ne pas se laisser tenter par la belle voix, par une sensualité qui laisserait libre cours à l’imagination et qui porterait inexorablement sur le désir illicite du point de vue de la morale religieuse et du point de vue social. Cette conception de la séparation – la voix publique à dominance masculine et la voix privée à dominance féminine – a longtemps été une structuration de la musique et du chant dans le monde de l’islam. En théorie du moins, car cette séparation est surtout présente dans les principes et n’a jamais cessé d’être véhiculée, que ce soit par des femmes dites de vertu légère ou des courtisanes, ou par des icônes de la musique arabe notamment, qui sont parvenues à faire accepter leurs sorties. Aujourd’hui, avec plusieurs centaines de chaînes musicales dans le monde musulman, où la femme est omniprésente, en tant qu’interprète ou comme objet de l’interprétation, le clivage est plus que caduc. Le nombre de chaînes musicales arabes suffit à démontrer l’engouement pour des consommations au-delà des tabous culturels. Plus de soixante chaînes musicales télévisées arabes et une floraison de sites consacrés aux stars féminines arabes, indiennes, africaines participent d’une transformation du rapport au genre et à la consommation. L’intégration du corps de la 306 femme et de sa voix dans les foyers musulmans structure une nouvelle conception des relations hommes/femmes, dont les codes ressemblent à ce que Serge Latouche appelait déjà à la fin des années 1980 une « Occidentalisation du monde » (Latouche, 1989). Le réflexe qui charge la chanteuse par la négation morale tend, malgré tout, à perdurer. Une chanteuse musulmane en Europe doit donc, selon les contextes familiaux, accomplir un double travail de légitimation. D’abord celui de son statut d’artiste, et celui de son statut de femme-artiste par la suite. Ceci n’étant que les prémices de négociations continues. Les réfractions de chanteurs masculins musulmans (morale religieuse ou machisme) ou non du milieu musical peuvent aussi mettre une pression sociale indirecte sur la chanteuse. Elle pourrait alors se sentir rattrapée par les discours familiaux, ce qui consisterait à dire, à l’instar d’un chanteur de Nashîd français qui a souhaité gardé l’anonymat : X. : - « une femme respectable, ça ne se donne pas en spectacle sous les regards d’hommes intéressés ! C’est pour ça qu’il faut être prudent quant on ouvre la porte (de la licéité, note de FEA), là ça déborde… tout devient Halal et tout se confond.»322. Notons que cette situation se rencontre surtout dans les contextes maghrébins où les cultures des foyers familiaux posent des réticences objectives à la fille. Elle reste la personne à qui on doit garantir un avenir, lequel se fonde sur une réussite académique, professionnelle autant que familiale. La sauvegarde de la réputation et de l’intégrité reste donc un enjeu et un frein à la carrière artistique, moralement du moins. Même si de nombreuses chanteuses sont désormais au devant de la scène et qu’elles sont soutenues par leur famille, le père en l’occurrence, la réserve continue d’être d’actualité. L’orientation d’une fille pour le métier du chant et du divertissement reste mal vue dans l’inconscient collectif musulman. La chanteuse reste l’exception qui se tolère ou de la fille qui se détourne de l’islam et de sa moralité. C’est pourquoi l’engouement pour des icônes comme Diam’s et sa conversion à l’islam sont autant commentés et relayés par la jeunesse et les familles musulmanes. Le nombre d’imams qui ont consacré une partie de leurs sermons ou qui citent le cas de la chanteuse convertie a été significatif. 322 El Asri Farid, Carnet de bord, 27 mars 2008, Entretien sur un parking après un concert de Kery James, Paris. 307 Mais l’investissement progressif de musulmanes dans la musique a fini par naturaliser la présence de ces voix et faciliter l’implication de leurs cadettes dans le circuit artistique. La proportion de chanteuses musulmanes ou d’origine musulmane, dans les années 1980-1990, est radicalement différente de celle de 2000-2010. Malgré une survivance des clichés issus des cultures traditionnelles et des lectures des textes religieux, la donne a fortement changé. Les femmes musulmanes chantent massivement désormais. Elles pratiquent leur art, très souvent soutenues par des hommes avec lesquels elles partagent un album, ou se font inviter pour participer à un titre. Ceci est valable dans le rap, ou dans le croisement des disciplines, telles que récemment le R&B français de Sherifa Luna avec du Nashîd du groupe le Silence des Mosquées. 3.2.2 Présence féminine : entre modèles de sociétés et cultures traditionnelles Dans le monde anglo-saxon, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, le frein ayant trait à l’investissement de la musulmane dans le chant est moins perceptible, bien que les contextes sociaux et le climat d’une morale communautaire religieuse soient plus palpables qu’en francophonie. Il nous semble que les identités ethnoculturelles marquées par un certain regard sur la femme jouent en ce sens. En effet, les origines maghrébines y sont notamment moins fréquentes, et la donne y est, du coup, très différente. Nous citions plus haut que le manager du chanteur britannique de Nashîd Muhammad Khaleel était une femme arborant un foulard. Nous n’avons pas d’exemples similaires en France ou en Belgique. Les femmes artistes que nous avons recensées en Grande-Bretagne sont principalement originaires d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique : Niger, Sierra Leone, Inde, Caraïbes, Pakistan, Trinidad,… L’impact des cultures joue sur l’implication et la revendication de l’islam par ces femmes. La présence dans la musique est, dès lors, beaucoup plus significative que celle de leurs pairs d’origines française, belge ou hollandaise. Les exemples de Divine Aubergine de Birmingham ou du duo natif de Bristol The Poetic Pilgrimage (Sukina Abdul Noor et Muneera Rashida) montrent tant l’implication que la visibilité de ces femmes sur la scène musicale communautaire et les percées sur la scène britannique globale. 308 La logique communautarisée du système britannique a favorisé l’émergence de ce type de productions féminines décomplexées, les scènes musulmanes étant nombreuses tant au travers des festivals, des concerts caritatifs, des événements religieux… On peut dès lors comprendre le nombre de ces apparitions. Ce dernier se révèle d’une part dans le fait que le public féminin, sentant le besoin de se retrouver à huit-clos, a poussé à l’émergence de profils tels que ceux précités. D’autre part, comme pour la communauté musulmane britannique le cadre moral et religieux est respecté par la plupart de ces chanteuses (qui arborent foulards et tenues longues), il a été autorisé une entrée progressive et légitime de ces contributions féminines. Elles sont devenues les nouveaux modèles féminins à suivre pour la jeunesse. La pression des cultures ambiantes à l’intérieur des foyers musulmans accélère le besoin de fabrication de jeunes alliant pratique religieuse décomplexée et attitude branchée : par une expression artistique ou par une manière d’être. Dans la majorité des événements artistiques communautaires britanniques, ces artistes femmes sont donc sollicitées. Au moment des programmations, la disproportion avec l’écrasante majorité masculine fait d’elles des choix de première main. Sur le continent, les lentes visibilités et la valorisation progressive du statut de la chanteuse musulmane ont été densifiées par les répercussions des succès commerciaux (économiques, artistiques et moraux). Depuis, les tentatives opérées par nombre de musulmanes vont bon train : de la course à l’émancipation ou à la traduction d’une passion pour la musique, on est passé à l’espoir du succès immédiat et à la visibilité médiatique, à l’instar des chanteurs et rappeurs. Si la nature des implications paraît s’égaler entre hommes et femmes, la répartition, quasi drastique, des sexes en fonction de répertoires musicaux reste surprenante. Dans les contextes français et belges, surtout (en comparaison avec la GrandeBretagne), la proportion de femmes rappeuses (d’origine musulmane ou non) est minime. Ceci est à comparer au regard de la dominance de rappeurs et de musulmans dans le répertoire, ces derniers étant mêmes les icônes du rap français contemporain. 309 3.2.3 Exemples de répartitions disciplinaires : rap de garçon et R&B de fille ! A l’échelle mondiale, en effet, le champ rapologique français est l’un des plus significatifs au monde, après les Etats-Unis. Ce dernier est largement dominé par des artistes de notoriété aux origines musulmanes ou qui revendiquent une appartenance explicite à l’islam : Akhenaton, Kery James, Ali (ex-Lunatic), La Fouine, Bakar, Rym-K, Diam’s, Islem, Kamelancien, Soprano, Nessbeal, Saïd (IAM), Médine, Proof, Tiers-Monde, … Dans le Rythm and Blues (R&B), c’est l’inverse qui se produit. Les succès de Zehira alias Zaho, Nawal alias Wallen, ou de Sherifa Luna montrent que les figures de proue du R&B francophone sont d’origines maghrébine et musulmane. Dans l’esprit des auditeurs, la sensualité de la voix du R&B s’opposerait ainsi à la virilité du rap : il y aurait donc implicitement un répertoire musical de fille et un autre de garçon. Les exceptions, c’est à dire les artistes qui glissent vers un « répertoire de l’autre sexe », se travestissent le look pour bénéficier d’une sorte de légitimité d’accès. La féminité des chanteuses de R&B est très prononcée par l’aspect vestimentaire ou cosmétique, tandis que les rappeuses restent encore classées dans les rubriques de « garçons-manqués ». Diam’s chantait à ce propos : « Toujours en marge quand les minettes portaient jupes et barrettes, Mon Baggy était large, bagarreuse ! Eh mec ! Rien ne m’arrête ! Assoiffée par l’interdit, j’étais rebelle sans le savoir, […] »323 Dans les musiques contemporaines, dans des répertoires comme le rap, le corps musical reste masculin tandis que la femme est réduite à un accessoire vocal, mobilisé pour les refrains ou pour chantonner les mélodies en arrière-fond, comme appui. Dans l’univers du Nashîd, finalement peu ou non visible sur la scène du grand public (sauf dans le monde musulman ou sur Internet), on obtient une configuration de la répartition des genres encore plus prononcée que le rap. Le constat est d’autant plus tranchant qu’il n’y a aucune femme promue par les structures musulmanes encadrant les chanteurs de Nashîd en Europe. Les voix qui y sont autorisées, mises en avant, sont généralement celles de chorales de jeunes filles que l’on place en arrière-fond, et qui ont au grand maximum 323 Diam’s, « I am somebody », SOS, Hostile Records, 2009. 310 14-15 ans. Celles-ci accompagnent des chanteurs de Nashîd placés, eux, au devant de la scène. La voix féminine d’une personne majeure dans le Nashîd est donc implicitement recluse aux limites du privé. Beaucoup de contacts de groupes sont essaimés sur les blogs, les sites ou les forums de discussions sur Internet. Tous précisent qu’il s’agit de groupes de femmes et que leur mission est fonctionnelle, cantonnée aux mariages ou aux représentations entre femmes. L’esprit musulman charge donc la voix de la femme adulte d’une teneur sexuelle, qu’il considère comme pouvant induire des dérives amorales, quand bien même le contenu des chants est jugé louable. Ce « principe de précaution » trouve une similitude dans le judaïsme où la montée de la femme pour la lecture de la Thora à la Synagogue est implicitement interdite, sans pour autant être catégorique dans les interprétations de la littérature rabbinique. Dans le monde des musiques soufies figurent quelques exceptions de voix féminines rendues publiques. Avec le chant traditionnel, issu du monde musulman, l’équilibre semble trouvé, non pas au niveau d’un calcul de parité, mais d’une mixité plus naturelle. Plus que de l’esthétique vocale, ces répertoires musicaux donnent un statut plein à la femme chanteuse. Pour le chant traditionnel, la légitimation demande de la nuance, en fonction des statuts qu’attribuent les répertoires respectifs. La trajectoire d’une chanteuse du répertoire populaire du raï n’est en rien comparable à la voix du Melhûn324 marocain. La première attribue à la femme une accessibilité, une popularité voire une légèreté des mœurs. Tandis que la maîtrise d’un répertoire savant comme le Melhûn met en évidence le statut social de l’artiste et également la pratique de la musique comme pratique complémentaire, à vocation exclusivement artistique. Si nous devions retracer le parcours des voix féminines originaires de pays musulmans, en France notamment, nous pourrions remonter aux années 1950. Nous constaterons que nous passons des univers de cabarets et du chant sur l’exil ou de l’immigration à des prestations contemporaines à succès, où l’identité religieuse est plus perceptible. 324 Style de poésie et de prose savante de la musique andalouse. 311 La trajectoire nous fait donc glisser de la chanson ethnoculturelle (dès les années 1950 dans les casinos parisiens et sur les scènes algériennes en France : Leila Ben Sedira, Ouarda, …) à la musique urbaine contemporaine. 3.2.4 Les voix féminines de l’islam La visibilité de la pratique religieuse de la musulmane se découvre parfois dans le seul port du foulard. Mais ceci n’influence pas nécessairement une implication pour l’un ou l’autre répertoire. Ainsi, les femmes en foulard ne sont pas forcément cantonnées aux répertoires religieux. Avec le rap, on retrouve la chanteuse française Diam’s ou les britanniques Sukina Abdul Noor et Muneera Rashida. Les deux dernières rappeuses déclaraient après leur conversion à l’islam : « Now Islam is the axis we revolve around »325. Les musiques contemporaines sont donc nécessairement développées par ces musulmanes autour de l’axe religieux, tant par les formes que par les contenus. Notons que dans les répertoires religieux, des femmes et de plus jeunes filles mettent en évidence leur expression artistique sans pour autant porter de foulard. Dans l’ensemble des chants soufis Rabi’a, bien que l’ensemble du répertoire consiste en une ode à Dieu, aux prophètes et aux textes des mystiques musulmans, aucune femme ne porte le foulard. Aussi, dans le groupe de la confrérie alaouite de Paris, lors d’une cérémonie à laquelle nous participions326, une dame a porté le foulard pour prendre en main la lecture du Coran et les chants d’occasion d’un groupe mixte, assis à même le sol. A la fin de la prestation, la dame a retiré son foulard. Le contenu du répertoire et l’intentionnalité de la pratique équivalaient-ils au rituel de la prière ? En tous les cas, la ritualité confrérique dans laquelle l’expression artistique se manifestait semblait donner un caractère sacré qui explique certainement la couverture de la tête. 325 Steven Lawson, « Watch this face », in Emel, The Muslim lifestyle magazine, Novembre 2006, p. 16. 326 En juin 2009, lors d’une journée d’études réalisées par l’Institut International de la Pensée Islamique. 312 3.2.5 Pratiques religieuses : entre latitudes polémiques et communautaires Lorsque les artistes musulmans décident d’afficher leur foi, on se rend très vite compte que la polémique varie en fonction du sexe. Beaucoup de rappeurs ou chanteurs assument publiquement leur foi sans que cela ne pose de problèmes. Abd Al Malik est même perçu de manière positive au travers de son appartenance à l’islam et il a été consacré à plusieurs reprises, par des prix en Belgique ou en France, depuis son succès musical en 2006. Pour les femmes, les destinées sont plus controversées. Outre la mise en pratique de la religion qui est rendue plus visible, surtout quant elles décident de porter le foulard, la polémique concerne surtout le message que véhicule l’icône. Tout se joue alors sur une confirmation ou une contestation d’un statut social et artistique. L’image la plus récurrente, construite autour des chanteuses d’origine musulmane en France, est celle de la libération des traditions culturelles, des contextes de banlieues et parfois de l’emprise des religieux, autant que de la dérive fondamentaliste. La sortie de ces sentiers est difficile, et parfois l’artiste est même rappelée à sa responsabilité d’orienteur de choix du public. Surtout lorsqu’il s’agit de chanteuses ou de rappeuses qui intéressent un public d’adolescentes, voire de préadolescentes. Le cas de Mélanie Georgiades alias Diam’s est très emblématique en ce sens. Sa carrière musicale s’est développée dans l’anonymat de l’adolescence pour ensuite évoluer vers une reconnaissance à succès. L’artiste s’est alors progressivement construite médiatiquement, pour devenir une révélation musicale. S’ensuivront des rapports houleux et conflictuels avec ces mêmes médias, dus à la peopolisation non préparée de la nouvelle star. Elle s’est littéralement sentie harcelée par les paparazzis et les scoops gênants ou mensongers la concernant. La conversion à l’islam, assumée médiatiquement en 2009, va enclencher une situation de désillusion et de « point de rupture » de la part de certains politiques et des médias. Le public, lui, a malgré tout continué de soutenir l’artiste. Mais revenons un moment sur le parcours de l’artiste, pour analyser de plus près les enjeux liés à sa conversion. Diam’s est une jeune rappeuse française d’origine chypriote327. C’est une fille « écorchée vive » comme elle aime à le rappeler. Cette icône du mouvement féministe en France (du groupe Ni Putes, Ni Soumises 327 Cf. http://diams-lesite.com/, Consulté le 25 novembre 2009. 313 notamment) a symbolisé le pied de nez au machisme des banlieusards, des rappeurs et des milieux où des cultures et des ethnies sont supposées êtres archaïques. Avec le succès, Diam’s a bénéficié d’une couverture médiatique la présentant comme une des grandes voix de la jeunesse musicale en France. Elle est un des rares modèles de réussite visibles de femmes issues des quartiers populaires. La reconnaissance s’est aussi densifiée lorsque Diam’s a bénéficié, parmi les rares rappeuses françaises, d’une notoriété et d’un respect dans le milieu du rap. Elle est, avec la rappeuse marseillaise Kenny Arkana et la parisienne Casey, l’une des seules figures emblématiques d’un rap féminin respecté par le milieu. Le point de bascule est atteint en 2009, alors qu’est révélée l’appartenance de l’artiste à l’islam, quand la chanteuse décide de porter le foulard. Les réactions virulentes lors de la décision de l’artiste seront proportionnelles à la construction engouée de la femme libre et à la forte personnalité. C’est dans un climat de remise en question et de maturation dans le rapport au succès de l’artiste que des rumeurs ont porté sur sa conversion à l’islam dans les tabloïdes populaires francophones et dans la presse générale par la suite. La rumeur va très vite se transformer en événement et prendra des proportions importantes. Le Nouvel Observateur consacrera sa couverture à la chanteuse, Le Soir reviendra sur la réaction de cette dernière, les télévisions s’arracheront l’exclusivité de sa venue à une émission, etc. Tout a commencé par une photo de la chanteuse en foulard, publiée dans le magazine à sensations Paris-Match, à la sortie d’une mosquée parisienne. Le commentaire de la photo était en substance : « Diam's porte un voile noir associé à une tenue traditionnelle noire et elle refuserait de faire la bise aux garçons. Toutefois, elle a choisi de prier en la mosquée de Gennevilliers, connue pour pratiquer un islam tolérant. Quant à son refus de faire la bise, ne coïnciderait-il pas seulement avec le Ramadan, période durant laquelle, hommes et femmes se montrent distants? Elle prie deux heures alors qu'une prière dure quarante-cinq minutes, lit-on dans Paris-Match, mais la découverte d'une religion ne nécessite-t-elle pas beaucoup de temps ? Le recueillement a-t-il une durée limitée ? »328. 328 Cf. http://www.purepeople.com/article/diam-s-la-chanteuse-est-desormais-mariee-et-voileereactualise_a41539/1, Consulté le 25 novembre 2009. 314 L’information, qui était encore liée à la photo, partait d’une apparence vestimentaire, mise en corrélation avec le mariage religieux de Diam’s à un musulman, deux mois auparavant. Diam’s s’est pourtant convertie bien avant cette vague médiatique, depuis 2000 déjà. Avant la photo du magazine Paris-Match, l’artiste avait déjà affiché son foulard. Ainsi, quelques mois avant la présentation par la presse à scandale comme une exclusivité, l’artiste donnait un concert à l’Institut du Monde Arabe en foulard et capuche, au côté du rappeur havrais Médine. On peut supposer que son choix de mettre plus en évidence son appartenance à la religion découle de sa radicale remise en question, depuis sa crise personnelle de 2008. Toujours est-il que Fadela Amara, ex-présidente de l’association française « Ni Putes, Ni Soumises », a aussi violemment critiqué le choix du port du foulard manifesté par l’artiste. Le contenu de ses diverses déclarations était centré sur l’argument de la manipulation de l’artiste et sur son instabilité psychologique. Madame Amara espérait voir, par ce contexte peu favorable, Diam’s recouvrir la raison. Ces faits toucheront profondément l’artiste, qui ne manquera pas de réagir avec beaucoup de précision et de cynisme. Toujours à ce propos, Claire Chazal, célèbre présentatrice du Journal télévisé sur la chaîne privée TF1, confiait dans le magazine Femme Actuelle, sur le foulard de la jeune artiste : « C'est un choc. J'aime beaucoup ce qu'elle fait. Elle nous a séduites avec sa liberté, sa rébellion contre l'injustice à l'égard des cités (...) Ce voile est un signe extérieur de soumission. Je n'en reviens pas. »329. C’est dans ce contexte d’étonnement, de scandale et de prises de positions de politiques, d’intellectuels et d’artistes, que se fait le retour de Diam’s sur la scène musicale. En novembre 2009, Mélanie Georgiades arrive avec un nouvel album intitulé « SOS ». Le climat n’était alors pas propice à la promotion d’un album et l’artiste bâtit dès lors une stratégie de communication très particulière : Diam’s se refuse à tout commentaires et aucune interview n’est enregistrée pour expliquer son choix et 329 Cf. http://www.greatsong.net/PEOPLE-LE-FOULARD-DE-DIAMS-EST-UN-CHOC-AVOUECLAIRE-CHAZAL-12614.html, Consulté le 3 février 2010. 315 l’image circulant dans la presse. L’album défraye la chronique, mais la presse populaire entache le cours naturel de la distribution par l’attente des réactions de l’artiste. Si l’artiste reste muette face à cette levée médiatique, elle n’est pas pour autant inactive. Elle est même très réactive et envoie des signaux forts à ces contradicteurs ou à ceux qui exploitent son appartenance à l’islam. Elle a, par exemple, poursuivi Le Nouvel Observateur, lequel a réalisé la couverture du numéro datant du 17 décembre 2009 avec son visage partiellement couvert. Ce résultat fait suite à un montage pratiqué par un programme de retouche d’images. L’artiste a obtenu gain de cause et jouit, suite à cette exploitation jugée abusive, d’un dédommagement de 10 000 euros. Elle en réclamait le quintuple : « Pour la première fois de son histoire, le Nouvel Observateur a été condamné, cette semaine, à publier un avis judiciaire barrant sa Une. A l’origine de cette condamnation, la chanteuse Diam’s qui a déposé plainte en référé devant le tribunal de Nanterre pour une atteinte à sa vie privée. Motif: le Nouvel Obs avait fait figurer son portrait sur sa couverture du 17 décembre 2009 consacrée aux musulmans de France. Que contenait ce dossier ? Un article de fond et un ensemble de témoignages de français musulmans soulignant, à l’instar de l’historien Benjamin Stora, que "l’Islam, c’est aussi la France". Bref, rien dans ces pages ne se prêtait aux dérapages du "grand débat sur l’identité nationale". Rien dans ces pages ne remettait en cause la liberté de conscience et de culte. Alors pourquoi Diam’s ? Parce que la chanteuse, personnalité visible et influente, nous a bel et bien paru intervenir dans le débat public. Parce que sa conversion amplement chroniquée (même si l’intéressée se refuse à tout commentaire), son rap engagé consacré à une jeune convertie voilée, ses apparitions sur scènes la tête strictement encapuchonnée nous semblaient, comme nous l’écrivions dans un encadré, "sortir de la sphère privée". Et que son message, par son ambiguïté même, constituait un élément d’information et de compréhension que nous souhaitions porter à la connaissance de nos lecteurs. Le tribunal de Nanterre ne l’a pas entendu ainsi. Au détriment, nous semble-t-il, de la liberté d’expression et d’information. »330 Évitant de se prononcer sur des questions qui touchent à sa vie privée, Diam’s invite précisément les médias à la découvrir au travers des contenus de son album. Elle se raconte tout au long de l’album « SOS », et répond à certaines questions attendues par le public. Elle y parle dans le titre « Lilly » (SOS, 2009) de son islam et de son foulard, etc. En s’effaçant ainsi devant le contenu de ses titres, Mélanie Georgiades signait là un beau tour de force publicitaire. C’est ainsi que les seules émissions de la 330 Cf. http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/media/20100209.OBS6392/l-obs-condamne-pour-unephoto-de-diam-s.html, Consulté le 12 février 2010. 316 télévision française où elle s’est illustrée sont « Taratata » et « Le Grand Journal ». Pour la première émission, l’animateur, Nagui, posait des questions à l’artiste qui répondait par une interprétation d’extraits de son album. Pour la seconde émission, Diam’s est venue chanter deux textes qui explicitent son parcours personnel et sa disparition durant l’année 2008. Elle a eu aussi l’occasion de revenir sur sa relation avec les médias et les paparazzis. Dans le même principe d’apparition conditionnée à sa seule prestation musicale, sans interviews, la rappeuse se présentera au 63ième Festival International du Film à Cannes (2010) ainsi que dans divers autres médias français. Au cœur de la polémique, Diam’s parvient tout de même à se hisser dans les meilleures ventes d’albums et se voit concéder deux nominations aux NRJ Music Awards, en tant qu’« artiste féminine française de l’année » ; mais également comme « Album français de l’année » 2009. Entre-temps, son agent a été remplacé pour avoir refusé de respecter la stratégie du silence comme seul moyen de communication. Dans les contextes britanniques, les artistes en foulard participent généralement à des scènes de l’interreligieux, à des représentations télévisées ou à des médiatisations par le biais de festivals ou d’interviews. La présentation de ces voix féminines de l’islam britannique, si elle s’attarde plus sur l’aspect de la pratique religieuse que sur la pratique artistique, n’en reste pas moins une mise en lumière qui porte un regard positif sur les parcours. Le message en arrière-fond de ces présentations est autant l’étonnement résidant dans l’alliance de la femme pratiquante à la musique, que la contribution positive à l’apaisement de la société. 3.2.6 La mutation progressive du public des musulmanes Un autre aspect des genres dans la scène musicale musulmane européenne concerne les publics et leur transformation progressive. La prise du micro par un certain nombre de femmes, tous répertoires confondus, a accéléré l’arrivée de jeunes femmes musulmanes ou d’origine musulmane dans les salles de concert. C’est ainsi que faire revisiter des répertoires religieux par des chanteurs comme Sami Yusuf ou Mesut Kurtis a fait découvrir aux pratiquants, et aux pratiquantes plus particulièrement, un nouveau cadre de divertissement. 317 Notons que ce phénomène d’investissement des pratiquants dans la sphère des concerts et des festivals est inédit et remonte à sept ans tout au plus. Le Nashîd et la prise en charge par les structures associatives musulmanes a transformé les pratiques musulmanes et élargi la musique à de nouveaux publics. Ainsi, Sami Yusuf a ouvert la marche à des rappeurs tels que Médine ou Soprano. C’est la normalisation de l’écoute de chants religieux, musicalement et esthétiquement recherchés, qui a ouvert le champ à l’écoute de musiques qui font sens pour l’auditeur. Le rappeur engagé, le chanteur musulman, la slammeuse en foulard et même l’humoriste musulman américain deviennent les cibles du marché musulman et des nouvelles consommations musulmanes. L’écoute s’élargit à d’autres artistes, pas nécessairement musulmans, et le glissement s’opère entre des contenus qui font sens, vers une qualité musicale qui se respecte. Nous avons pu constater les débuts de ces apparitions de musulmanes en rencontrant différents artistes. De 2004 à 2010, les comportements du public de pratiquantes, au contact de la scène, nous semble éclairant, du moins sur les habitus du divertissement islamique en Europe. Que ce soit dans les festivals du Nashîd, lors des rencontres annuelles de musulmans ou au moment de concerts d’icônes religieuses, nous avons toujours eu l’impression de nous retrouver dans les ambiances de mariages traditionnels tenus entre femmes. En effet, les publics de pratiquantes, plongées dans un univers de divertissement par la musique, que ce soit dans le cadre de mariages ou de cérémonies de baptême ou de circoncision maghrébins, mobilisent des manifestations de joie telles que les formules collectives scandées sur le prophète de l’islam ou des youyous331. Lors de la montée sur scènes d’artistes reconnus ou au moment de l’interaction avec le chanteur, ces formules et youyous apparaissent à saturation. Les femmes, plongées dans l’anonymat de l’obscurité, mobilisent donc un background culturel qu’elles maîtrisent et qu’elles réactivent en contexte nouveau. Ces nouvelles 331 Onomatopée traduisant l’émission d’une sonorité féminine aigue et continue. Cette manifestation vocale, fort répandue dans les contextes arabes et africains, exprimant un ressenti, est la réaction à des émotions lors de fêtes ou même de deuils. 318 présences féminines, massives, interrogent considérablement les organisations musulmanes, mais également le sens même des pratiques artistiques. Le rapport à la mixité a longtemps été un sujet de polémique dans les assemblées réunissant les structures associatives musulmanes. Celles nouvellement engagées dans la voie des organisations d’événements culturels et artistiques ont davantage été confrontées au risque de condamnation morale dans laquelle le public musulman pratiquant risque d’enfermer les organisateurs. D’autant plus que, depuis une quinzaine d’années, dans le milieu des conférences et des séminaires portant sur l’islam, l’argument majeur tenait sur le fait que le fond même du rassemblement était porté par la nécessité religieuse de lutter contre l’ignorance et que l’apprentissage de l’islam pouvait permettre de convaincre les plus sceptiques. L’offre de divertissement par le Nashîd ou le chant spirituel, tel que le propose annuellement le « Festival du Chant Spirituel » à Bruxelles, par exemple, pose un certain nombre d’accommodements de la mixité. L’organisation dans la salle d’allées réservées aux femmes séparées de celles réservées aux hommes et de rangées pour les couples (et les non musulmans) semble avoir été la meilleure mise en place. Cette concession répond à l’attente d’un public hétéroclite au sein duquel beaucoup de musulmans européens discutent désormais cette sécularisation des genres et la pertinence morale et religieuse d’une telle configuration. Les pratiques culturelles développées à l’extérieur des structures associatives musulmanes, et leur consommation massive par les musulmans, ont accéléré les aberrations qui poussent à la séparation quand on est entre coreligionnaires et à l’acceptation de la mixité entre concitoyens. Aussi, la normalisation progressive des rapports entre hommes et femmes représente une lente sortie de l’héritage des systèmes d’organisation issus des pays musulmans. Le forcing établi par des associations ou des intellectuels musulmans exigeant le respect mutuel plutôt qu’une séparation radicale des genres, le contexte culturel différent des pays d’origine (tel que sauvegardé dans la mémoire de migrants) et le côté pratique lié à l’organisationnel ont accéléré l’essoufflement des salles essentiellement masculines ou féminines, voire duelles, où les hommes sont à droite et les femmes à gauche. 319 Chapitre 9. Le champ dans ses aspects socio-économiques 1. Musique et catégories sociales En posant la grille de lecture socio-économique sur le champ musical musulman en Europe, on se rend très vite compte des contrastes qui existent dans les backgrounds socioculturels et économiques des artistes. On peut déjà classer les provenances socio-économiques à partir de la simple orientation musicale des artistes. Les répertoires musicaux restent une grille de lecture significative des classements sociaux des chanteurs ou des musiciens, et ce sans pour autant appliquer systématiquement une classe sociale particulière à un répertoire particulier. La tendance pour la dominance d’un profil social spécifique au sein d’un répertoire musical continue pourtant d’être révélatrice. 1.1 Le rap comme musique populaire Dans le rap, le concept de « milieu populaire » traduit au mieux les trajectoires sociales. Depuis les années 1980, les artistes de la musique urbaine sont majoritairement issus de contextes particuliers, établissant par là un terroir de références culturelles communes : les banlieues332, la trajectoire migratoire (l’arrivée ou l’origine de pays musulmans : Comores, Sénégal, Maghreb, Pakistan,…), le milieu ouvrier des parents, les passages par des établissements scolaires défavorables (ZEP) et les familles nombreuses (ainsi que le revendique Rim-K de la Mafia K1Free de Paris dans ses chansons) marquent la vie privée et la production textuelle de nombreux artistes. Nous avons vu que cet ancrage social est autant la muse du rap que le milieu de légitimation du rappeur. La banlieue et le parcours difficile inspirent et donnent une autorité symbolique au rappeur. C’est pourquoi nombreuses sont les interférences entre les textes de rap et le vécu des artistes. 332 Ils manifestent, par exemple, leur identité sociale par une référence au code départemental de provenance (avec toute la référence aux jargons locaux et au climat de violence urbaine qui transitent dans la musique : comme fierté ou comme illustration d’une réalité sociale). 320 Les implications artistiques de nombreux rappeurs se résument souvent, de manière contradictoire, à dénoncer autant qu’à vanter cet héritage social. Mais nous ne pouvons pas réduire le rap à un simple outil de contestation ; il s’agit bien d’un moyen de revendication et d’engagement. Une frange de la jeunesse européenne, issue de milieux défavorisés, s’implique donc à sa façon dans l’agora sociopolitique, tout en développant des textes chargés d’éléments d’analyse sociologique sur leur propre vécu et sur celui d’un jeune public. Une lecture des provenances, à partir des milieux populaires, peut orienter vers une approche essentialisée du parcours de ces artistes de banlieue. Or, les vécus s’avèrent plus complexes. Un éclairage par la réussite dans les études démontre la richesse des profils des artistes concernés : le rappeur Akhenaton (a commencé un DEUG en biologie), le rappeur Hamé (possède un DEA en sociologie des médias), la rappeuse Diam’s (a fait ses études secondaires à Igny dans un lycée privé), le slammeur Abd Al Malik (est diplômé en philosophie et Lettres Classiques à l’Université Bloch), la rappeuse et chanteuse de R&B Wallen (est licenciée en médecine), etc. Notons enfin que tous les rappeurs ne viennent pas de ces milieux populaires. Des exceptions existent, mais elles ne contredisent pas la tendance majoritaire de la provenance populaire. Le plus illustratif des exemples est bien celui du fils du président de la république française Nicolas Sarkozy, Pierre Sarkozy alias Mosey (né en 1985). Ce dernier est un producteur musical incontesté de Hip hop français. Il s’avère si respecté dans le milieu restreint du rap français que la découverte de ses origines familiale (au moment de son apparition aux grandes audiences lors de l’investiture de son père) et sociale (Neuilly-sur-Seine) n’a en rien entaché son parcours artistique. 1.2 Le répertoire d’une élite religieuse : militantisme et bourgeoisie Pour le Nashîd, deux types de profils sociaux sont mis plus en avant. Il y a d’abord les importateurs du Nashîd dans les pratiques et us musulmans en Europe. Ce sont à la base des étudiants de troisième cycle, issus de milieux sociaux très variés. On peut retrouver, d’un côté, les damascènes idéologiquement engagés sur le terrain religieux et issus d’une famille de notables syriens, et de l’autre, des trajectoires 321 contrastées : des rifains, par exemple, qui ont sacrifié une partie du budget de la famille pour prolonger leurs études en Europe, avec toutes les tracasseries de visa, de stabilisation et d’intégration sociale une fois sur place. Cette catégorie issue d’une immigration musulmane tardive, par rapport à celle de la main-d’œuvre des premières heures, a généralement été initiée au chant islamique contemporain sur les campus universitaires ou dans les structures religieuses activistes des pays d’origines (Cf. Chapitre 5). Une troisième catégorie se dresse aux côtés de ces deux profils : celle de générations musulmanes pratiquantes, nées des contextes migratoires, et qui touche ou l’Italie et l’Espagne), ou d’indopakistanais (quand il est question de l’espace britannique). Cette tendance tend à se renforcer, du fait du revival du Nashîd et de son succès croissant auprès des publics de jeunes musulmans pratiquants. Nous avons remarqué que pour les turcs, autant que pour les iraniens, le penchant pour le Nashîd est plus faible, et ce grâce aux patrimoines de musiques spirituelles, ottomanes ou persanes, encore très vivaces dans les pratiques religieuses ou quotidiennes. Les musiques soufies ou les proses spirituelles continuent de l’emporter sur la chansonnette religieuse, issue de contextes très différents des milieux persano-turcs. Avec la fabrication d’icônes turcophones du Nashîd européen (tels que Sami Yusuf ou Mesut Kurtis), un public nouveau, d’origine turque ou iranienne, vient accroître le succès du Nashîd auprès des publics musulmans. A ce propos, le premier fan club de Sami Yusuf a vu le jour à Téhéran (sans doute parce que l’artiste y a vu le jour) et Mesut Kurtis est représenté lors de grands événements d’organisations turques ou lors de tournées en Turquie. Désormais, le Nashîd concurrence, dans les consommations de la jeunesse stambouliote ou de Téhéran, les patrimoines ancestraux de Rûmi ou de Chirâz. Le caractère inédit de cet élargissement à des publics culturellement hétérogènes repose sur le fait que la nouvelle vague à succès du Nashîd est partie d’Europe et concerne des artistes qui ont trouvé l’équilibre entre le fond religieux et la forme « branchée » qui séduit les jeunes. Un style de Nashîd européen revisité dans les formes, grâce à sa désincarnation naturelle des cultures d’origines, rajeuni, professionnalisé et mondialement diffusé densifiait son taux de pénétration dans les consommations musulmanes et sortait ainsi des habitudes des seuls pratiquants. 322 Dans le répertoire des musiques issues des patrimoines musicaux du monde musulman, telles que les musiques confrériques ou les musiques dites savantes (arabo-andalouse, chant classique arabe, musiques ottomanes, etc.), le public est généralement de classe supérieure. Le parcours académique ou la formation musicale sont importants. La culture générale, si elle est parfois restreinte aux seuls univers desquels émergent les artistes, n’en reste pas moins importante. Pour les artistes issus de la musique soufie, on compte un nombre important de convertis et/ou de migrants installés depuis plus d’une dizaine d’années en Europe. Ce sont généralement des profils qui émergent des adeptes de courants soufis en Europe. Les groupes que nous avons rencontré réfèrent à la Butchîchiyya, à la ‘Alawiyya, à la Naqchabandiyya, à la Tidjâniyya, … Pour les artistes qui jouent d’instruments de musiques classiques, issus de pays musulmans, on compte un nombre important d’orientaux. Ce sont des iraniens, des irakiens, des libanais ou des palestiniens notamment. Leur niveau d’instruction est élevé. Ils parviennent généralement à vivre de leur pratique, en s’impliquant dans des formations pour de jeunes publics, dans des centres culturels ou en étant programmés pour divers concerts ou événements musicaux. D’autres répertoires existent. Ils sont proportionnellement moins conséquents que les autres en implications musulmanes. Ces derniers concernent le reggae, la pop music, le rock, etc. La variété des profils qui s’y impliquent porterait à faire pencher la balance sociale vers des profils plutôt aisés et issus de contextes favorables. Ceci est estompé avec la mise en évidence de la musique Raï et du R&B. Ce dernier retrouve approximativement le même profil socioéconomique que celui du rap. 1.3 Une répartition entre passions et carrières Une distinction qu’il convient aussi de mettre en évidence, au moment de la lecture sociale du champ, concerne celle qui s’établit entre les pratiques des professionnels et des amateurs. Ces deux pôles sont eux-mêmes à scinder en deux entités car ils se développent à partir de motivations artistiques spécifiques. Dans le groupe des amateurs, on relève ceux qui pratiquent la musique comme passe-temps. Elle est alors une pratique secondaire, qui vient combler un désir momentané d’investissement dans la musique. 323 Le chanteur ou le percussionniste, impliqué dans un groupe de chant religieux, par exemple, à Liège ou Manchester, pourra passer le relais à d’autres potentialités ou quitter un collectif, au moment qu’il juge opportun. Cette décision est souvent personnelle et peut même participer à l’éclatement d’un groupe, voire à sa disparition. L’évaporation de nombreux groupes de chants religieux amateurs est la conséquence de ces sorties individuelles qui laissent très souvent de l’amertume, voire de la rancune. La situation se présente lorsqu’une contrainte personnelle réoriente temporairement les priorités de l’amateur, ou lors de la décision d’un retrait définitif : les cas de mariages et de sorties du statut d’étudiant pour la vie active sont symptomatiques. La durée de vie de ces praticiens varie en moyenne entre 2 et 5 ans. Quand la pratique assure un petit revenu permettant d’arrondir les fins de mois, cette pratique s’étend jusqu’à dix ans au moins. Mais on retrouve également les artistes, qui, totalement engagés du point de vue artistique par la passion musicale, par l’autofinancement, par les longues soirées de répétitions non rémunérées, par la mobilisation d’énergies et de potentiels variés, espèrent le succès. Ces artistes-amateurs sont donc classés de la sorte, car ils ne vivent pas de leur pratique artistique et sont condamnés à bricoler artistiquement, à la recherche de scènes et de studios d’enregistrement au moindre coût. Leur stratégie est de faire parler d’eux et d’attendre d’être consacrés par un producteur quelconque. Cette attente peut être enthousiaste au début mais elle se change très vite en attente éprouvante, voire amère. La plupart des jeunes qui débutent leur implication, dans une salle aménagée (cave, garage, local associatif,…), se disent, en effet, qu’ils ont autant de chances que les grands groupes, puisqu’ils connaissent les mêmes conditions qu’eux dans leur période d’anonymat. L’enthousiasme est alors le stimulateur des expressions et pousse à une production musicale importante, autant qu’à une évolution dans la maîtrise et dans la créativité. L’épreuve commence à partir du moment où l’artiste considère avoir fait le tour du milieu, que ce soit des scènes, des studios, des ateliers d’écriture et que, bien que son nom soit reconnu, la reconnaissance, par le succès des ventes et des programmations, tarde, elle, à arriver. 324 Nous avons rencontré un certain nombre de ces artistes, qui, confrontés à cette situation de l’entre-deux (une reconnaissance locale, sans possibilité de carrière), manifestent de la colère et de la révolte. Les artistes se sentent ainsi humiliés par un système qui les produit sur de petites scènes sans leur donner l’occasion de percer du point de vue professionnel : Manza (rappeur bruxellois): « - Moi c’est fini, j’fais plus des scènes pour rien, ils me veulent, ils paient. J’ai assez fait pour faire tourner mon nom. Maintenant, ils me connaissent. S’ils me veulent sur scène et bien ils doivent penser à moi comme si j’étais un artiste français. Là, quand y a un français qui arrive, ils ont de l’argent, ils te passent en radio, ils font une promo qui tue, ils respectent l’artiste. Mais toi, ils te calent en bas d’une liste, ils te font monter (sur scène, note FEA) pour 5 minutes et ils te tapent sur l’épaule en te disant qu’ils feront mieux la prochaine fois, mais qu’ils ont eu des contraintes de programmation. J’les emmerde ! A partir de maintenant, c’est comme ça, tu veux Manza, tu paies Manza, comme n’importe quel autre artiste pro. Je n’ai peut-être pas une carrière rap, mais j’ai quand même 20 ans de pratique Hip hop. On était les premiers sur le coup et ces ploucs ne veulent pas bouger le petit doigt. J’ai plus rien à prouver. ». Un fossé manifeste se crée donc entre les capitaux culturel et économique. Culturellement parlant, des artistes comme Manza, Djam le rif ou Défi J bénéficient d’un capital fort. Certains sont respectés par des artistes de notoriété internationale. Defi J collabore, depuis plus de 15 ans, avec le new-yorkais Africa Bambata (fondateur de la Zulu Nation internationale). Les rappeurs du célèbre groupe marseillais IAM passent leurs soirées au domicile de ce même rappeur, après leurs concerts en Belgique. Manza est, quant à lui, ami du rappeur, écrivain et animateur de télévision franco-algérien Rachid Djaïdani, etc. La fierté de ces artistes les pousse à ne jamais se mettre en position de quémandeurs, ils fréquentent le milieu des professionnels et attendent qu’on vienne les chercher. La maîtrise de leur pratique et les sacrifices des années d’attente leur donne le sentiment de devoir fuir les situations où ils peuvent passer pour des opportunistes. Défi J a une relation très privilégiée avec Shurik’n, un membre du groupe IAM. Le rappeur marseillais apprécie les productions et la voix de l’artiste belge. Il a même demandé à ce dernier de venir à Marseille pour enregistrer des sons et tester la rencontre vocale. Ce dernier n’a à ce jour pas répondu à l’appel du pied. Lorsque nous évoquions ceci avec Défi J et avec le rappeur marseillais, ce dernier nous informa que son invitation tenait toujours. En aparté, Défi J nous confiait : 325 « - Attends frère, en vérité, si Jo (Surik’n du groupe IAM, note FEA) est si intéressé que ça, pourquoi il vient pas, lui, à Bruxelles, plutôt que d’attendre que je descende moi sur Marseille. Pourquoi faire, concrètement ? Chiller (passer du bon temps et pratiquer de la musique au feeling, note FEA), attends, ça va me coûter un billet, le logement, pour faire un truc avec Jo. J’suis pas contre, mais moi j’demande rien à personne, tu vois frère. Il a vu ce que je fais, il a kiffé (aimé, note FEA), donc, s’il veut un truc concret, qu’il propose un truc concret ! » Au point de vue du capital économique, l’écart est drastique. Beaucoup arrondissent leur indemnité sociale (chômage, invalidité, assistance sociale – CPAS) avec des petits boulots de scènes pour lesquels les paiements ne sont généralement pas déclarés. Le peu d’économies se retrouve, après les coups de colère et les promesses de tout quitter pour passer à autre chose, à nouveau investi dans du matériel ou dans l’impression d’albums, ou dans la mise en page de sites internet dédiés aux productions musicales des artistes. Dans le pôle des professionnels, on retrouve, d’une part, ceux qui ont pu bénéficier d’une formation artistique sérieuse (académique ou de terrain par une initiation ou une reconnaissance par d’autres professionnels) et qui pratiquent leurs musiques ou leurs chants, même de façon occasionnelle. D’autre part, il y a les chanteurs, rappeurs, slammeurs qui vivent de leur pratique artistique et qui héritent autant du succès médiatique que de la rentabilité financière. Des rappeurs comme Rohff, Sefyu (Paris), Sami Yusuf (Londres) ou le groupe Outlandish (Danemark) font partie de ces artistes. Un certain nombre est à classer dans la catégorie des « réussites fulgurantes », c’est-à-dire des personnes qui, projetées dans un nouveau rapport à l’argent, se mettent à dépenser dans le but de rendre visible leur réussite. Cette réalisation nouvelle de soi, surtout dans le milieu du rap, se caractérise par une extraction soudaine des milieux sociaux d’origine et par une volonté d’assouvir toutes les attentes emmagasinées en soi. Beaucoup de critiques accablent ces nouvelles réussites et la conduite de leur nouvelle vie privée. Le déplacement vers de nouveaux quartiers de résidence, la circulation en voitures de luxe dans les anciens quartiers défavorisés et l’affichage vestimentaire de l’argent sont les principaux griefs. La critique, pour ne pas être accusée de jalousie, est le plus souvent posée par le bons sens et la morale : cette manière d’agir incite les plus jeunes à envier les aînés 326 et à aller chercher de l’argent par n’importe quelle voie. La réussite rendue visible est ainsi associée à de l’incitation à la délinquance. Parmi les réussites soudaines, on retrouve un des pionniers du rap médiatisé : le rappeur belge Benny B. Ce dernier est passé du statut d’apprenti chocolatier à Bruxelles, à celui de première icône francophone du rap. Avec plusieurs millions d’albums écoulés, on se doute que le jeune molenbeekois a connu une transition radicale des revenus : passant de faibles revenus à plusieurs millions de francs belges pour l’époque. Nous sommes alors à la fin des années 1980. Son retour drastique à l’anonymat par une descente de l’estrade médiatique et commerciale va contraindre l’artiste à de nouveaux choix de vie. Ne changeant rien au système de vie à succès, Benny B. consommera toute la rente des bénéfices de ventes d’albums : « Quand la musique s’est arrêtée, j’ai commencé à vivre de mes rentes. Un jour, après avoir eu un train de vie de fou, je me suis levé et je me suis dit que cela ne pouvait pas continuer comme ça. Il fallait que je fasse quelque chose de mes journées. »333. L’artiste menait une vie faite de grosses dépenses, qui se traduisait par des sorties et des invitations collectives : « Je sortais avec mes amis tous les jours de la semaine pour rentrer au petit matin. Et comme j’étais le seul à avoir des moyens, j’invitais tout le monde à chaque fois. Je n’ai rien gardé de cet argent. La seule chose que j’ai faite dès que j’ai eu mon premier cachet, c’est d’acheter une maison à mes parents. »334 1.4 Le poids économique des artistes : vivre pour/de la musique Un troisième aspect qui permet une lecture profonde de la polarité socioéconomique repose sur le revenu des artistes et leur capacité à vendre des albums, sur les cachets de la scène et le droit de passage dans les médias. Hormis les conditions sociales en amont des carrières musicales, il y a les ascensions par le biais de la pratique musicale, qui assurent une répartition nouvelle des contextes socioéconomiques de base. Diam’s, qui est une jeune rappeuse de banlieue, s’est retrouvée du jour au lendemain millionnaire. 333 Cf. http://mecalancienne.wordpress.com/2009/09/22/benny-b-on-a-ete-les-premiers-rappeurscommerciaux-et-les-autres-ont-suivi/, Consulté le 12 avril 2009. 334 Ibid. 327 La transition a été très difficile pour elle, avec cette vie nouvelle où tous les moyens étaient à sa disposition. L’ascension fulgurante de Diam’s va devenir si difficile à gérer qu’elle passera par des moments de remise en question et de rupture importantes. Elle sera prise en charge psychologiquement, et ce jusqu’à l’enfermement psychiatrique en 2008 : « Nous voici fin 2007, j’me retrouve seule dans mon appart, Dans ma tête c’est le casse-tête, je suis millionnaire en Dollars, J’me sens coupable, c’est beaucoup trop pour mes épaules, Dieu est-il si bon que ça ? Ai-je vraiment rempli mon rôle ? Alors je cherche des réponses, à mes doutes, mes cicatrices, Petite star, je suis finie, vue de la clinique psychiatrique. J’en sors en vrac, les médocs me montent au crâne, Aux victoires de la musique, ma gloire me monte aux larmes. Alors je fuis, je voyage, Île Maurice et Bali, Je rêve autant des Maldives que de marcher au Mali. Mes amis me soutiennent, me motivent et me guettent, Et ma mère cache sa peine sous des milliards de “je t’aime”. J’suis à court de forces, quand dans la rue on me désigne, J’aime l’amour que l’on me porte, mais pas que l’on me surestime, Ça me gêne tous ces regards, ces filles en larmes quand elles me croisent, La gloire des médias me dépasse donc désormais je la toise. »335 Si l’on distingue entrées financières des amateurs et des professionnels, on soulève naturellement les écarts de revenus qui sont générés à partir de la musique. Les uns sont poussés à participer à l’ensemble de la chaîne de production d’un album, à céder un certain nombre de droits de passage en radio (tant que la diffusion se fait) et à distribuer les productions de main-à-main, sur des étals en fin de concerts, etc. Les bénéfices générés suffisent donc, au mieux, à rembourser les investissements de départ ou à permettre de tant à autre de générer des sommes plus conséquentes. Les autres, eux, se caractérisent par la parcellisation de la charge de travail et par une répartition des fonctions, à l’instar de toute production professionnelle. Les ventes sont alors variables en fonction des succès du moment. Il y a donc dans le marché des professionnels de la musique ce que nous qualifions de « valeurs sûres » (que ce soit des ventes importantes ou modestes), d’ « étoiles filantes » (de succès et de disparition soudaine) et de « carrières en dents-de-scie » (pour des raisons variables). 335 Diam’s, « I am somebody », Op. Cit. 328 Parmi les valeurs sûres, on compte les artistes qui s’autoproduisent sous leur propre label professionnel ou qui ont signé auprès d’une maison de production. Le contrat conditionne généralement l’artiste à produire au moins trois albums ; le label assure une visibilité médiatique et scénique significative. Les productions d’Akhenaton (indépendantes ou chez les principaux Majors), par exemple, qui, depuis 25 ans, proposent des albums et assurent une garantie de vente, atteignent très souvent les milliers, voire les centaines de milliers de CD écoulés. Les sorties artistiques du rappeur sont donc attendues et ses albums sont même souvent épargnés du téléchargement gratuit et non légal sur Internet. Ceci, du fait que le contenu est bien travaillé et que le produit est rendu attrayant pour le consommateur potentiel (texture de la pochette, livret bien fourni, photos exclusives,…). La notoriété du rappeur et producteur Akhenaton lui ouvre donc les espaces de concerts et les passages en télévision ou dans les radios. Un autre exemple, en Grande-Bretagne, met en évidence le profil de la professionnalisation tardive du Nashîd. Le chanteur Sami Yusuf a connu un succès global et des ventes conséquentes d’albums (plusieurs millions d’albums vendus à travers le monde) et compte parmi les premiers chanteurs de Nashîd à pouvoir vivre de sa pratique et surtout demander des sommes importantes pour ses prestations. Le cachet, c’est-à-dire le montant demandé pour un concert, est passé pour le Nashîd de défraiements et de participations symboliques à des montants de plusieurs dizaines de milliers d’euros. La plupart des groupes que nous avons interviewés à Bruxelles nous ont indiqué que les sommes pour un groupe s’échelonnaient entre 50 et 200 euros par prestation de chaque membre. Les organisateurs paient donc de 200 à 1000 euros en moyenne, pour faire monter un groupe pour un concert de 45 à 90 minutes. Le montant demandé par Sami Yusuf, lors de son passage à Bruxelles, en mai 2007, s’élevait à quelque 25 000 euros. Il a en plus exigé de faire venir son équipe dispatchée en Allemagne et en Egypte, ainsi que son bassiste des Etats-Unis. Le matériel a aussi été imposé par l’équipe de Sami Yusuf et des camions chargés de la scène du chanteur sont arrivés d’Allemagne. L’ensemble des frais est revenu aux organisateurs. Le responsable des événements culturels des Beaux-Arts et organisateur de la Sufi Night nous a confié avoir tenté de programmer Sami Yusuf, afin de bénéficier d’une affluence importante des communautés musulmanes 329 bruxelloises. Le projet a avorté à cause de la somme trop importante exigée par l’artiste. Rafik El Maai, qui a aussi participé à l’événement, en tant qu’avant-première de la scène de Sami Yusuf, a été fort mécontent de cette fracture des reconnaissances et des revenus. Il a, pour sa part, une dizaine d’années d’académie musicale à son actif et maîtrise divers répertoires patrimoniaux. El Maai a été approché par les organisateurs à partir de la fibre fraternelle. Il a d’ailleurs l’habitude de partager les confidences des coulisses de l’organisation. Ces derniers lui ont posé la problématique de l’exigence de Sami Yusuf et lui ont ainsi demandé de ne monter sur scène qu’en échange d’un défraiement symbolique. Ce dernier a accepté mais beaucoup de prestataires de Nashîd se plaignent de ces écarts économiques de plus en plus évidents et commencent à refuser de faire des scènes bénévolement ou avec simple remboursement de frais. Alors que jusqu’ici les chanteurs s’adaptaient aux offres du marché religieux très restreint, ils commencent à imposer les montants de leur prestation. Les écarts majeurs entre les uns et les autres artistes ont donc accéléré la structuration du Nashîd. Il est passé d’une pratique dévotionnelle religieuse et souvent bénévole à un penchant assurément plus artistique et lucratif. Dans un autre répertoire musical, celui de la pop music, le chanteur Yusuf Islam alias Cat Stevens, connaît un succès planétaire et organise des tournées en Australie, aux États-Unis et partout en Europe. Il est plusieurs fois disque d’or dans divers pays européens et n’a jamais cessé de toucher des Royalties pour ses passages dans les médias, mêmes lors de sa pause carrière de trois décennies. Ces Royalties s’élèvent à quelque un million de dollars par an, sans compter les ventes d’albums. Au sortir de sa longue retraite, le chanteur fortuné refit autant son apparition sur les scènes internationales, que par des dons humanitaires ou pour des causes variées faites à partir de ses Royalties. Suite aux événements du 11 septembre 2001, on le retrouvera par exemple sur scène, interprétant sa célèbre chanson Peace Train. Le concert étant destiné aux familles des victimes. Nous sommes alors le 20 octobre 2001 et l’artiste décide même de céder une partie de ses Royalties à cet effet. L’année suivante, en plus de s’afficher dans des rassemblements mondiaux en faveur de la paix, aux côtés du Dalaï Lama en Autriche, par exemple, le chanteur décide de ressortir ses classiques musicaux. 330 Des Majors de la musique rééditent donc les chansons de Yusuf Islam. Ce dernier consacre tous les bénéfices engendrés aux victimes des frappes en Irak et aux orphelins du monde. Mais ce retour progressif et les bénéfices touchés par la musique, depuis tant d’années, vont susciter une polémique au sein de la communauté musulmane. Ce qui va pousser Yusuf Islam à réagir de manière aussi exhaustive que franche. Dans un long réquisitoire intitulé « Music a question of Faith or Da’wah », Yusuf Islam s’adressait aux musulmans (surtout), sur un ton personnel et maniant une rhétorique religieuse : « … Regardless of all the other unnecessary controversies surrounding me at the moment, I was saddened to recently hear that some voices in the Muslim community have been criticising me because of various record companies rereleasing and advertising a DVD and other past music albums. They appear to be making it out to be a question of Faith; it seems they have not yet understood certain fundamental truths about these issues. So I decided to respond and pray for Allah’s assistance to make the matter clear. When I embraced Islam in 1977 I was still making records and performing. The chief Imam in the London Central Mosque encouraged me to continue my profession of composing and recording; at no time was there ever an ultimatum for me to have to choose between music or Islam. Nevertheless, there were lots of things about the music industry which contravened the Islamic way of life and I was new to the faith, so I simply decided myself to give up the music business. This helped me to concentrate fully on learning and practising Islam - the five pillars - and striving to get close to Allah through my knowledge and worship. However, it is interesting to quote here part of the first interview I gave to a Muslim magazine back in1980; when asked about my thoughts with regard to music I said, “I have suspended my activities in music for fear that they may divert me from the true path, but I will not be dogmatic in saying that I will never make music again. You can’t say that without adding Insha Allah.” For those who may not be aware of the basics of Islam, the things which make a person Muslim begin with his firm belief in the one and only God, Allah, and Muhammad as the last Messenger of Allah (peace be upon him)… »336. 2. La polarité de la diffusion La présence de l’artiste dans le champ musical ne détermine ni la durée de vie artistique, ni la diffusion, ni même la reconnaissance du public. La scène est l’aboutissement d’un long processus de « fabrication » de la visibilité. On ne diffuse finalement que ce qui parvient à se mettre aux enseignes de la 336 Cf. http://www.mountainoflight.co.uk/PDF/music_question_faith.pdf, Consulté le 12 novembre 2008. 331 vente. La présence artistique et les potentialités musicales sont denses, mais c’est par une trajectoire rigoureusement professionnalisée que rendement et succès peuvent être escomptés. C’est donc en amont de l’artiste que réside la possibilité d’être vu, connu et vendu. La capitalisation d’un savoir-faire dans le marché musical est donc vitale. Le champ musical est découpé en structures qui se partagent la diffusion des artistes. Les potentialités économiques de production développent des écarts considérables entre les diverses composantes actives dans le marché de la musique et l’industrie du disque. Mais le savoir-faire, la technicité de diffusion et les relations humaines développent des concurrences où le pouvoir financier n’est plus le seul à déterminer la viabilité scénique ou médiatique d’un artiste. Les artistes musulmans sont, à l’instar de leurs pairs, concernés par cette réalité. La constitution d’un réseau de personnes encadrant l’artiste (une équipe de managers, de promoteurs, de diffuseurs), autant qu’une approche offensive des rouages du marché musical, déterminent les façons dont l’artiste va se positionner sur l’échiquier du marché de la musique. Akhenaton, montre, à l’évidence, que le cœur organisationnel du champ rapologique marseillais souffre d’un manque d’interfaces entre l’artiste et le public. Toute la problématique de la diffusion de la musique, ainsi que la construction de la notoriété des artistes reposent donc sur une pratique managériale en marché musical et sur une redoutable capacité organisationnelle et promotionnelle : connaître les dates de programmation des festivals, développer un carnet d’adresses des programmateurs de concerts, promouvoir des albums dans des moments jugés opportuns, etc. : tels sont les quelques clés de la réussite de la diffusion, dans un monde où la concurrence est rude, et où l’offre est forte, alors que les possibilités d’émergence restent minces. Le déploiement du savoir-faire, visant à optimiser les passages en radio ou en télévision, le placement dans les bacs des grandes surfaces, la multiplication des concerts sont également des questions d’échelle de diffusion. Nous verrons que les écarts entre les possibilités et les pouvoirs de diffusion par les « médiateurs » que sont les labels, par exemple, sont parfois très contrastés. Quelques structures dominent le paysage du marché musical avec une portée globale. Elles bénéficient de très gros moyens et d’une intégration probante dans le 332 système du show-business et assurent à l’artiste contractuel une présence, qui s’accompagne de la notoriété internationale ou régionale, avec le gain qui s’ensuit. D’autres exploitent, parfois avec beaucoup de rendement, les possibilités de viabilité de l’artiste à une échelle plus réduite. Les radios locales, les salles de gymnastique aménagées en salle de concerts, les soirées caritatives et la distribution des albums sur des étals en fin de prestation artistique, les téléchargements musicaux avec une participation symbolique à la production337 sont autant d’accommodements pratiques qui se jouent sur le local. A la lecture des procédés de diffusion de notre champ, qui se trouve positionné sur le marché de la musique, on va donc osciller entre le rendement industriel et l’artisanat. Le découpage du champ musical musulman à partir du critère de diffusion nous montre quatre types de structuration : les principales Majors, les structures indépendantes, le milieu Underground et les organisations communautaires. 2.1 Les mégastructures ou le monopole des Majors Le passage de la création à la diffusion exige des chanteurs de s’orienter vers le secteur de la musique où s’industrialisent, en fonction de la demande, les productions musicales. C’est alors que des labels prennent en charge la carrière des artistes. S’ils sont signataires de plus petits labels, dépendant directement des plus grosses structures, on s’occupera alors de leur supervision Ce sont ces sociétés qui, via l’impuissance et/ou la méconnaissance des rouages du marché de la musique par les artistes, vont générer de grands bénéfices au détriment des artistes eux-mêmes. La dépendance à ces grands industriels sera souvent un mariage de raison. Une fois que se développe la capacité de l’artiste à trouver d’autres alternatives au contenu des contrats, la recherche d’une réappropriation des productions sera immédiate. Il passera ainsi chez le concurrent, en indépendant, ou tentera de s’autoproduire afin de s’assurer la propriété des contenus et le bénéfice de l’ensemble de la chaîne de production. Mais ces possibilités sont rares, et la plupart du temps les artistes signent consciemment mais à contrecœur. 337 Le canal de la diffusion virtuelle et les téléchargements libres de droits ont quelque peu brouillé ce système de classe, mais la tendance reste au cloisonnement des entités. 333 Les plus grandes part de marché de la musique reviennent aux sociétés Universal, EMI, Warner et Sony BMG. Elles sont les principales Majors de l’industrie du disque planétaire. Ces dernières s’offrent le marché mondial et promeuvent depuis les managers, les ingénieurs sons, les tourneurs et jusqu’aux infographes, tous les facteurs assurant une construction, une exploitation et une optimisation de la consommation massive d’artistes qu’ils produisent pour le grand public. Dans le monde de la musique en France, des artistes musulmans ont pu bénéficier d’une visibilité médiatique importante, du fait de leur passation de contrat auprès de ces industriels. Une concurrence rude s’est orientée vers le monde du rap et du R&B qui touchent un public jeune important. Le rap en France attire les producteurs autant que le Rock des années 1970 et 1980. L’exercice consiste à cadrer des artistes qui peuvent être subversifs sur les contenus, difficiles à gérer, même sous contrat et de plus en plus attirés par l’indépendance. En effet, les rappeurs peuvent au gré des productions développer des thématiques qui ne mettent pas les producteurs à l’aise, voire les indisposent complètement. Ces cas de figure peuvent aussi concerner des propos haineux tenus à l’encontre de la France ou porteurs de déclarations misogynes. Il est évident que la plupart des artistes musulmans qui sont signataires auprès de labels importants se trouve projetés au devant de la scène et peuvent pour la plupart se consacrer complètement à leur travail artistique. Généralement, les contrats sont signés pour une durée déterminée avec la production exclusive de trois albums sous le label. La notoriété de certains artistes tels qu’Akhenaton ou Sinik leur donne la possibilité de passer d’un label à un autre en fonction de chaque sortie d’album. Les négociations établies avec ces connaisseurs de la profession de la musique mènent à des arrangements bien différents de ceux des artistes qui débutent dans la carrière professionnelle. Le quadrillage du milieu du rap par les grandes sociétés est impressionnant et la proportion entre le rap, le raï et le R&B est savamment dosée. Chacun peut aujourd’hui se targuer de posséder au moins une icône dans chacun des répertoires. Une première génération de signataires de contrats va développer en aval un sentiment de contournement, voire d’hostilité à l’égard de ces industriels de la musique. Les pourcentages engrangés par ces macrostructures ont très vite été 334 contestés, mais c’est l’ingérence dans les contenus qui a surtout marqué les moments de rupture. Le rappeur marseillais d’origine algérienne, Freeman alias Malek, s’était manifesté de manière très hostile, pendant un concert, à l’égard des maisons de disques, et celle de son groupe de rap IAM en particulier. Le 6 mai 2007, lors d’une émission télévisée de promotion et de divertissements, animée par le présentateur Cauet, l’intéressé a pu revenir sur ses déclarations : - - - […] Cauet : Vous avez fait une très jolie dédicace aux maisons de disques... hein ? Un invité du groupe IAM : Oui, c'est Malek… (Rire général) Akhenaton d’IAM (pointant Freeman du doigt): ça concerne, ça concerne que celui qui est... euh... là-bas. Une animatrice assistant Cauet : Et apparemment ils étaient très contents… (Rire général) Malek d’IAM : … J'ai pris mes responsabilités… L’animatrice assistant Cauet : (…) Et qu'est ce que tu as dit en fait ? Malek : (Coupe la parole à Cauet) … Oh, j'ai dit que j’les aimais bien... (Rire général) Malek d’IAM: X338 m'a répondu.... L’animatrice assistant Cauet : ... par lettre recommandée … (Rire général) Malek d’IAM : Voilà…. (Rires) … De vive voix… (Rires) Cauet : Hein… le patron de la maison de disques a dit quoi ? Malek d’IAM : … En fait... euh... J'ai dit que... j'encule les maisons de disques... et il m'a répondu... en fait… ça me ferait plaisir... mais vous êtes un peu beaucoup. (Rire général et applaudissements) Cauet : … Ceci dit… c'est drôle. […] L’animatrice assistant Cauet : Qu'est ce que tu leur reproches en fait? Malek d’IAM : … Ah… ben... que... euh... Ils pre... Y a... Y a... Y a plus de risques... ils prennent plus de risques. Cauet : ça il a raison... hein Malek d’IAM : Maintenant.... maintenant c'qui marche le mieux... enfin c'qui va le plus dans.... dans... c'qu'on appelle aujourd'hui… entre parenthèses… la musique Kleenex. Ils suivent plus les gens sur le long terme... les vraies carrières... ils suivent pas. L’animatrice assistant Cauet (perplexe) : ... t'as eu des difficultés à c'niveau là ? Malek d’IAM : C'est pas pareil, ça fait... euh... plus de 20 ans que le groupe il existe, c'est pas pareil. C'est autre chose. Mais après, parce que nous… dans le groupe… on est six... six personnalités... six personnes différentes. On a tous une carrière solo et en fait quand on se retrouve en solo, c'est vraiment pas pareil. 338 Le nom de l’intéressé de la maison de disque d’IAM qui est prononcé est inaudible du fait de la cacophonie généralisée qui régnait sur le plateau télévisé. 335 […] Alors que Freeman est produit par EMI, d’autres ne parviennent pas à passer sur les radios que monopolisent ces labels et qui font aujourd’hui les voix musicales auprès des consommations de la jeunesse. Le 22 décembre 2009, Laurent Bouneau, directeur de la programmation chez Skyrock, répondait à une interview filmée du site www.booska-p.com couleur, spécialisé dans le rap. Cette vidéo traduit à elle seule les enjeux qui se jouent aujourd’hui en France au niveau de la visibilité du rap français et de la dépendance quant aux choix des programmateurs. A la question franche de l’interviewer de Booska-p : « Pourquoi Médine, Mc Tyer ou Nessbeal ne sont pas joués sur Skyrock ? ». Laurent Bouneau réagit un peu perplexe et répond, mal à l’aise : « Tu prends des artistes déjà... trois cas différents... trois cas différents. Médine... euh ... Médine... j'ai un problème, c'est que j'ai pas le titre. Et quoi qu'on en dise... "Code Barbe", je trouve que c'est trop dur. Le morceau... ça ne le fait pas. Donc, la problématique que j'ai sur Médine, c'est sur le titre. Après j'trouve que c'est un discours très didactique, tu vois... c'est très euh... voilà... pour l'instant, j'ai pas trouvé le morceau de Médine qui me plaisait. J'veux dire... il a vendu 20 000 albums... il pourrait inspirer... le problème c'est que j'ai pas le titre. J’ai pas trouvé le titre pour l'instant. Voilà... c'est aussi une question de... de... »339. L’interlocuteur tente tout de même de nuancer ses propos sur le contenu de l’album de Médine : « Il y en a quand même dans l'album... dans... dans... ». Laurent Bouneau lui coupe la parole et repart dans des déclarations qui le poussent à déconstruire le fond du produit et donc le fond du refus de diffusion : « - Toi tu trouves, ben pas moi. Moi j'trouve pas... J'trouve que c'est un album qui est très... euh... tu vois... qui est très… euh... et puis très communautaire. C'est le problème aussi, c'est… attention... il faut se servir de son identité… mais pour parler... moi je parle à l'ensemble d'une génération. Tu vois... c'est quand même des albums qui sont très teintés... très teintés... qui sont...euh... je trouve ... fortement... tu vois... la... la... la... le parallèle avec les Blacks Panthers, c'est pas neutre quand même... mais la problématique c'est que… c'est après... euh... moi qui suis… euh... si tu veux... en quoi ça me touche... ça m'touche pas. Moi, c'que j'ai besoin de Médine, c'est qu'à un moment donné, il fasse un morceau qui me touche. Pour l'instant… si tu veux… je l'écoute… il est intelligent... mais je dois faire un effort. Tu vois… avec « Planète Rap » quand j'ai fait la semaine, je dois faire un effort. C'est pas un truc qui est immédiat. Tu vois… j'dois faire un effort pour écouter. Et quand on fait un effort, 339 http://www.lepost.fr/article/2009/12/12/1837412_le-rappeur-medine-aux-maisons-de-disquesbande-de-colons.html, Consulté le 2 octobre 2010. 336 ça devient vraiment intéressant. Mais sur un morceau qui est joué dans la journée, il faut quelque chose... euh... tu vois... qui nous... euh... qui nous... rassemble tous. »340 Le jeune rappeur Médine avait déjà eu l’occasion de revenir sur ce qu’il pensait des maisons de disques, des labels et de l’univers du business de la musique. L’artiste qui est signé dans son groupe indépendant Din Records était passé en partie chez Because, mais le rappeur a vite déchanté. Le morceau musical intitulé « Candidat libre » (2009) est tout entier consacré à cette relation aux Majors de la musique : « […] A part rapper, moi je sais que rapper Je n'ai jamais gratté Ciré les pompes d'un gradé Pourtant les offres d'emploi j'entoure au stabylo boss Bientôt j'irai bosser pour un boss Lorsque la page casting de mon newspaper M'informe qu'un gros producteur recherche un rappeur Carrière et contrat d'artiste à la clé Pour le candidat le plus motivé J'ai toutes mes chances, j'ai fait mes preuves dans l'indépendance Et cette année j'ai plus tourné que tous les groupes de France J'ai serré des milliers de mains, croisé des milliers d'yeux Et répété mille fois que sur toi soit la paix de Dieu Alors à l'audition de la dernière chance Je me présenterai comme la dernière tendance MC sulfureux, les lyrics écrits sur le feu Moitié engagé, moitié Hardcore et « rageux » C'est le jour J Et à quelques mètres du jury J'écris quelques rimes Pour impressionner leurs ouïes Ça donne un truc qui commençait comme ça : "Besoin d'un Bic, d'un beat et d'une bonne grosse basse" La salle est pleine de prétendants D'anciens du mouvement et de la scène indépendante Tous révisent leurs paroles, réajustent leurs flow Portent les dernières sapes à la mode sur leur dos J'ai mis mes Nike et mon survêt' de training Mon keffieh offert par les frères de Gaza Team Médine, candidat 11 mille ? 01 Se prépare et rentre en salle d'examens Bonjour messieurs les jurés J'ai quelques jeux de mots sans jurons qui peuvent vous enjouer 340 Ibid. 337 Je les ai joués à tout les gens de ma jungle C'est des éloges d'encouragement que j'obtiens de mes singes […] Quoi ? Communautaire je n'aurais souhaité jamais l'être Autant qu'un nègre des sixties dans la cours d'une fac de Lettres Forcé d'admettre que votre cancer n'a pas de remède Je n'irai jamais tirer mes plans sur votre comète […] Et puis je ne sais même plus pourquoi j'auditionne Devant des ploucs qui cherchent dans nos albums des singles de Madison Tous fraîchement sortis de l'école de commerce Vous chlinguez le complexe, le mal à l'aise dans vos converses Ne venez pas me faire payer ce que vous subissiez jadis Dans vos cours de récré respectives Le rap est nôtre Il appartient aux Hommes, pas aux nobles Il n'est pas neutre et fait partie des meubles Et ce n'est surement pas une brochette de singes Qui m'apprendra le son, le cul assis dans du mobilier Louis XV […] Tu veux du Main Stream, des tubes de l'été Moi le seul tube qui te fera danser aura le canon scié Bande de colons, condescendants, imbus de votre ego Je défonce vos maisons de disques une à une comme dans D&CO Je n'appartiens à aucune génération Depuis que Sky est moins engagé que Rire et Chansons Mon ouverture a remis sa Burqa Car tout les « Because » du monde ne répondent pas à mes pourquoi. »341 Il arrive que des groupes musicaux déchargent toute leur violence verbale à l’encontre de ces structures considérées comme asphyxiantes. Alors que nous étions au concert du groupe parisien La Rumeur, de passage à Bruxelles, celui-ci n’a cessé, tant à l’ouverture du concert qu’à la fin, de mobiliser le public contre la radio Skyrock, considérée comme le symbole de l’aliénation et du néocolonialisme. Aussi, le rappeur du groupe, Ekoué, par ailleurs diplômé en sciences politiques, scandait le nom de « Skyrock… tous avec moi » et le public de répondre en cœur « Fils de putes ». Cet échange d’invectives violentes avec la salle dura plusieurs 341 Médine, « Candidat libre », Arabian Panther, Edition Collector, 2009 338 minutes, jusqu’à pousser le public à l’euphorie et dans une mobilisation de plus en plus prononcée, passant du rire à la manifestation plus sérieuse. Accélérant la rythmique de l’insulte, la salle s’unissait dans le cri d’un seul homme. La fin de l’exercice était ponctuée de hurlements de victoire et d’applaudissements massifs. Une salle qui contenait quelque 300 personnes ne pouvait laisser la sensibilisation anti-Skyrock dans les oubliettes, une fois le public de retour chez lui. D’autant plus que cette posture est devenue un label de qualité et de crédibilité supplémentaire. Des artistes comme Rocé, Médine, La Rumeur, Ali, etc. ne sont jamais diffusés sur ces radios. 2.2 Les structures indépendantes en réaction Comment se situer par rapport aux incontournables de l’industrie de la musique. Telle est la question qui explique l’émergence et les objectifs des labels indépendants. L’origine des structures indépendantes est donc une réaction à l’hégémonie des Majors et une tentative stratégique d’acquisition de parts du marché. La relation entre ses différentes structures du paysage musical est donc aussi bien concurrentielle que réactionnelle. C’est pourquoi le label Because déclarait dans la présentation de sa structure une rupture nette avec les grands industriels : « Plus question d'entendre le discours fataliste, miné, minant, des multinationales du disque : jamais les artistes n'ont eu à leur disposition autant d'outils pour faire connaître leurs musiques, partager leurs chansons. »342. Il existe différentes formes de structures indépendantes. Il y a celles qui se construisent comme une société développant un produit à rechercher sur le marché existant ou encore non découvert par le public. La finalité étant une claire concurrence sur le marché de la musique. La reprise de laissés-pour-compte des gros industriels, ainsi que la proximité et l’écoute des contenus des artistes, sont autant d’ingrédients qui séduisent les chanteurs. Ainsi le label Because, qui produit les rappeurs Médine, Deano et Diam’s déclare : « Plus question de cloisonner : label mondial et espace ouvert, Because sera aux côtés de ses artistes pour diffuser au mieux, au plus efficace, leur message, leur image, leurs idées. Ses équipes, avec une vision transversale, accompagneront les artistes en commando, en formation légère mais sur le qui-vive. Musique et politique, 342 http://www.because.tv/editorial/index.html, Consulté le 2 octobre 2010. 339 trop souvent séparés depuis l'effondrement des idéaux, retrouvent ici un fertile dialogue. »343 D’autres se forgent une authenticité dans la qualité musicale qu’ils promeuvent. Plus que de petits industriels, ces labels indépendants sont vus aussi comme des mécènes. Les labels indépendants peuvent aussi être amenés à devoir gérer les polémiques qui entachent le parcours des artistes. La dernière anecdote en date concerne le groupe Sexion d’Assaut. Propulsé au devant de la scène en 2010, le groupe est consacré révélation musicale de l’année. Il s’est récemment attiré les foudres des organisateurs de concerts et des médias, après avoir tenu des propos homophobes dans une interview : « A l'origine de la polémique, ces déclarations de Lefa, le chef du collectif de rappers parisiens âgés de 20 à 25 ans, au magazine "International Hip hop": "Pendant un temps, on a beaucoup attaqué les homosexuels parce qu'on est homophobe à cent pour cent et qu'on l'assume." "Le fait d'être homosexuel est une déviance qui n'est pas tolérable", ajoutait-il dans cet entretien qui suscite un buzz sur le net. Après avoir démenti, Lefa s'est excusé par communiqué pour ses propos "inacceptables" en affirmant avoir "grandi dans l’ignorance de ce que ce terme signifie vraiment". "Je me suis rendu compte en vérifiant la signification du mot « homophobie » que j’avais sorti une connerie plus grosse que moi (...) Ni moi ni le groupe ne sommes homophobes", assure-t-il. Ses excuses n'ont "pas convaincu" le Chabada qui tranchera "d'ici la fin de la semaine", ni les associations de défense des homosexuels. »344 Le label SMI (Saxophones & Musiques innovatrices) qui a produit le dernier album du groupe se trouve contraint sur le plan commercial mais aussi sur le plan des idées. Il doit au moment de la diffusion de l’album prendre de la distance par rapport aux contenus d’interviews. L’exercice est très difficile et atteint quelquefois des points de non-retour. Plus de 13 concerts ont depuis été annulés. L’automne 2010 et les mois suivants seront déterminants pour le redressement ou la chute du groupe. Les dénonciations politiques, médiatiques et associatives vont bon train et le groupe n’a de cesse de tenter de « réparer » les dégâts. 343 http://www.because.tv/editorial/index.html, Consulté le 2 octobre 2010. http://www.rtlinfo.be/info/magazine/musique/741466/polemique-autour-de-la-tournee-de-sexion-dassaut-accuse-d-homophobie, Consulté le 29 septembre 2010 344 340 Enfin, des artistes ou des groupes musicaux arrivent par leur prise en charge personnelle à développer un collectif et à se constituer en label, concurrençant toute offre qui pourrait leur venir des majors ou des incontournables labels indépendants : « J'ai commencé le rap pour les mêmes raisons Qui m'ont poussé à refuser à aller bosser pour un petit patron véreux Un quotidien de chien, quasi esclavagiste 10 ans plus tard je retrouve les mêmes conséquences Mais cette fois-ci dans ma propre discipline Obligé de faire du baise-main et du lèche-botte pour faire mon propre boulot Alors conseil à moi même et aux futures équipes Refusons la main tendue et agissons comme le chien qui trop longtemps battu Grogne même si la caresse est amicale Organisons nous, en groupe, en collectif, en association, Peu importe du moment que ça vienne de nous-mêmes, Du moment que l'initiative vienne de nous-mêmes Et ne laissons pas les clés du rap à des mégalos dégénérés Qui font de nos carrières des sujets de conversation Parole d'Arabian Panther […] Le Savoir est une arme en tant de guerre On peut tuer un révolutionnaire mais pas la révolution »345 Le goût pour l’indépendance va ainsi devenir une motivation artistique et financière. Ce qui est qualifié par certains de « colonialisme musical » va permettre la mise sur pied de ces labels indépendants. Beaucoup vont se rendre compte que, face aux Majors de la musique en France ou en Belgique, l’organisation, pour engranger un maximum de mainmises sur les productions musicales, est de rigueur. C’est pourquoi le mouvement de créations de labels indépendants autour d’artistes innombrables a été quasi systématisé dans les années 2000. Le point de vue de l’artiste Médine est important à développer car il nous semble paradigmatique de tout ce qui se joue dans le milieu de la musique et qui cadre la réalité du champ musical contemporain. Un droit de réponse a été offert à Médine, pour réagir aux propos de Laurent Bouneau. Arrivé dans les studios de « Kilomaitre » à Paris, un animateur du site www.booska-p.com revenait déjà sur le morceau « Candidat libre » : « Ça vise personne particulièrement. J'ai pas voulu faire... euh...euh... J'ai pas voulu encore une fois être le théâtre de la division... euh... et de la violence... en nommant des personnes etc. Non, c'est juste un constat depuis... euh... depuis la 345 Médine, « Candidat libre », Arabian Panther, Edition Collector, 2009 341 signature de Médine...euh... depuis ce partenariat entre DIN Records et Because... euh... et puis c'est un constat... un ressenti par rapport à tout ce qui se passe dans l'industrie du disque. C'est aussi... un... un... en quelque sorte un conseil... pour les futures équipes, qui vont se lancer dans le rap et qui ont en quelque sorte une illusion de la maison de disques croyant que... elle va régler tous les problèmes... que c'est elle qui va... euh... que c'est elle qui va... euh... faire en sorte que l'on va se sortir la tête de la merde etc. Non, nous on a vécu cette désillusion-là, et on aimerait la faire partager avec les futures équipes parce que c'est important. Quant t'es en indé... ce qu'il faut comprendre... quant t'es en indépendant... Salsa te l'dira… t'es dans une configuration où... euh... t'as pas accès à ... euh... à certains carnets d'adresses et tout... euh... donc forcément... tu es cantonné à la presse spécialiste. Et quand tu vas en maison de disques, tu fais l'effort d'aller faire un partenariat... parce que c'est un effort quand même... tu sais rentrer en partenariat... avec des gens... avec une autre équipe... qui va venir mettre les mains dans ton projet et tout c'est pas toujours simple... euh... mais bon, on a voulu l’faire, on a pris ce risque-là. Ça s'est bien passé pendant un certain temps. Ça s'est mal passé... ça se passe mal aujourd'hui... pour tout un tas de raison. Et donc voilà... euh... on a signé... essentiellement pour plus de visibilité, chose qu'on n’a pas forcément obtenue... et c'est l'un des reproches qu'on va dire... euh... que l'on fait dans ce morceau... ben... de candidat libre quoi. C'est l'un des reproches. Mais bon, c'est pas le seul. Faut pas prendre ça comme une guerre... euh... On part pas en guerre contre qui que ce soit. C'est simplement, faut l'prendre vraiment comme un avertissement, un conseil pour les futures équipes. - "Dedans aussi tu parles des radios, qui..." - Ouais, j'parle des radios, j'parle de Skyrock, clairement faut l'dire. Pourquoi, euh... parce que moi aussi, comme... comme... euh... comme bon nombre d'internautes, j'ai vu l'interview de Laurent Bouneau sur ton site... ou… est ce… qui clairement taxe mon rap de communautaire. Donc voilà... euh... j'ai... j'avais envie un peu de répondre... euh... à cette... à cette petite polémique-là... en disant que si je suis... si je suis taxé de communautarisme... euh... aujourd'hui... parce que je suis vraisemblablement pas communautaire, ni communautariste... celui qui écoute mes albums de A à Z ne trouvera jamais à un moment donné... euh... euh... un soupçon de communautarisme. […] C'est important de répondre, parce que, quand même, il a fait une interview qui a été vue par un certain nombre de personnes, et ça prouve bien encore une fois que le mot communautaire c'est un fourre-tout. On cache tout derrière ça. On met des étiquettes aux rappeurs, même aux philosophes, aux humoristes, on met des étiquettes de communautaires... pour faire en sorte... que l'on ne va pas aller plus loin... comprendre leur discours et essayer de l'entendre. Tel rappeur c'est un communautariste, tel rappeur c'est un intégriste, euh... tel humoriste c'est un communautariste... pour... euh... justement essayer de brouiller son discours et que les gens ne puissent pas aller au-delà de c'que l'on pourrait croire. Juste... pour recentrer le débat par rapport à l'industrie du disque... et tout etc. Nous, Médine, Arabian Panther, l'album a été victime de discrimination... par la radio Skyrock. Il faut le dire clairement. Je suis un artiste qui a été... euh... discriminé... pourquoi... et là je... je joue pas le jeu de… - « T'es sûr de ça? » - « J'en suis sûr. J'te donne un exemple... j'te donne un exemple... » - « Vas-y… » 342 - « Tous les ar... Tous les artistes de ma génération... de Orel San à Mac Tyer... euh... tous ceux qui sont sortis... plus ou moins en même temps que moi... ont eu, en quelque sorte, le droit d'être testés sur la radio Skyrock. En gros, on a pris un de leurs morceaux, on l'a diffusé et ça... ça a eu son... ça a eu son effet ou pas. » - « Mais quand même, tu as eu de Planète Rap… ». - « Oui, mais ça ne veut rien dire... Planète Rap c'est des os à ronger et ça je le redis. Planète Rap j'lai eu deux mois après mon album. C'est pour euh... là c'est dans une logique de... partenariat avec les maisons de disques, on donne Planète Rap à Médine pour faire en sorte d'avoir l'autre artiste derrière, qui, lui, est plus influent que Médine. C'est des enjeux comme ça... tu veux l'artiste international, faut que tu prennes mon petit rappeur ici. C'est des enjeux comme ça. Tout le monde le sait... tout le monde le connaît. Maintenant, pour en revenir à cette polémique, pourquoi je me sens discriminé, tous ces artistes ont été testés... pas Médine. Pour quelle raison? Pourtant Médine a peut-être fait un meilleur score au niveau des chiffres etc. Et... très sincèrement...ça ne doit pas me valoriser davantage par rapport à ces autres artistes là. Mais... malheureusement c'est les indicateurs de référence qu'utilisent les gens des radios. Aujourd'hui, on regarde le top album.... qui est c'qui est là.... qui est c'qui est là... ok, ben, Médine, il a fait tant de disques, il a vendu presque 7000 albums la première semaine, logiquement on d'vrait rentrer dans une logique de partenariat avec les radios et pas… que Skyrock… même Génération. Malheureusement on n'rentre pas dans cette logique de partenariat. Pour une raison qui est floue, qui est obscure... on sait pas pourquoi. Est-ce que c'est l'discours de Médine? Est-ce que c'est l'image de Médine ? Bref. Est ce que c'est les titres de Médine ? Moi je suis... je suis dans une position légitime de m'poser la question, comment ça se fait que les radios ne nous diffusent pas. Alors que tous les artistes de ma génération qui ont peut-être vendu un peu moins que moi sont diffusés. Je suis pas en train de m'victimiser, parce que très sincèrement... j'ai plus envie aujourd'hui d'être diffusé... parce que je cautionne pas toute cette politique, toute cette idéologie... de monopole... euh... que l'on garde sur le rap... et des pressions aux maisons de disques, pour faire renvoyer des rappeurs en studio... je cautionne plus tout ça. Parce que j’allais à reculons dans les Planète Rap, même si Fred, ç’a été l'un des animateurs qui nous a suivi depuis le début... et ça c'est tout à son honneur. Fred, au moment où est-ce que des radios, inférieures à Skyrock, nous snobaient, ... écoutait l'album 11 septembre, de la 1 à la 11 devant al-Hassan et moi, il l'écoutait. Et ça c'est tout à son honneur, il nous jouait deux fois, il nous jouait trois fois, pendant la nocturne etc. Et il faut... il faut lui rendre c'qu'il nous a donné. Et très sincèrement, Fred c'est un très bon animateur... Mais maintenant il appartient à une grosse institution... avec laquelle aujourd'hui j'ai pas envie de faire de compromis. J'ai pas envie de faire de compromis sur ma musique pour être diffusé dans une radio... »346. Nous sommes loin de l’organisation, quasi ethnique, du rap aux Etats-Unis par exemple. Toutefois, des structures telle que DIN Records du Havre, 361 Records à Marseille, Souterrain Productions à Bruxelles et La MafiaK1free ou 45Scientific de Paris ont prouvé leur capacité organisationnelle. 346 http://www.lepost.fr/article/2009/12/12/1837412_le-rappeur-medine-aux-maisons-de-disquesbande-de-colons.html, Consulté le 13 décembre 2009. 343 Même si la plupart ne font pas le poids face à ces mastodontes des capitaux de la promotion et de la distribution musicale, la plupart des labels du terrain ont un public. La crédibilité musicale ne se mesure plus en termes de visibilité médiatique seulement ou par le poids de la vente. Des artistes tels que Kery James ont pu devenir disque d’or en quelques semaines, sans quasiment bénéficier d’une opportunité médiatique. Les labels indépendants reviennent ainsi à ce qu’ils connaissent le mieux, les « capitaux » du bouche-à-oreille. La proximité des quartiers et des contenus est l’alchimie qui diffuse le mieux les musiques des différents artistes du terrain. Depuis les quartiers, on touche les publics jeunes, et la crédibilité des contenus permet une identification aux vécus des artistes. Le dernier élément, qui permet la distribution de main-en-main des productions musicales, est la prise de conscience du bras de fer entre les « grands » de la musique et les « petits ». Consommer les labels indépendants équivaut à résister, et les jeunes qui téléchargent illégalement les variétés de la radio seront plus hésitants devant des produits de « chez nous ». Cette prise de conscience vient de l’écart entre les contenus des baladeurs des jeunes, qu’ils considèrent comme les incontournables, et les contenus des radios nationales consacrées à des disciplines musicales, comme Skyrock pour le rap. Il se peut aussi que les artistes eux-mêmes attisent la réalité de ce bras de fer. 2.3 Le milieu Underground : façon d’être et structure Les milieux de l’Underground développent de façon bricolée des relais aux productions musicales, par le biais d’une proximité, d’une diffusion de main-à-main et d’un refus d’assimilation dans l’industrialisation de la musique. Cette dernière est avant tout considérée comme une passion et son développement commercial maîtrisé garantit une sorte d’authenticité, autant qu’une finalité de la pratique musicale : le plaisir de jouer. Mais ce plaisir se jumèle aussi aux attentes de succès et de reconnaissance, tout en conservant de l’authenticité. Une tension est palpable entre les divers acteurs des milieux de l’Underground. Les uns désirent conserver les possibilités de jouer, sans pour autant se faire remarquer par une visibilité auprès des grands publics. Les 344 autres, eux, espèrent, comme un tabou inavoué, se profiler auprès des médias et des scènes « glocales ». C’est ainsi que Sahli Nordinne, alias Défi J, qui est l’un des profils les plus respectés du rap belge, criait sa colère par rapport à ces « déviants de l’authenticité ». Le pionnier incontesté du mouvement rapologique dans le pays ne désire pas l’anonymat à tout prix, mais espérait que se développe dans l’Underground une éthique de l’ascension collective, plutôt qu’individuelle. Dans une conversation téléphonique, il nous confiait, amer et avec un ton très virulent, sa conclusion du plus d’une décennie d’engagement au sein d’une structure rapologique de l’Underground bruxellois Souterrain Production : « C’est tous des fils de putes…, Y’a pas d’esprit Hip-hop ici, on t’exploite à mort et on te jette dans ton coin… Tu vois, toi tu bosses avec tout le monde pour faire monter le level… les featuring, les mix,… tu vois, mais y en a qui pensent qu’à eux, qui tuent toute l’énergie… et après ils veulent que tu restes là… qui ne comprennent pas que tu lâches tout… comme ça… c’est des chiens… ces mecs-là… Y a plus de respect, frère… ». Defi J est une icône du hip-hop belge. De son vrai nom Sahli Nordinne, cet algérien reste une figure emblématique dans le rap de la capitale. Il est né en 1968 et anime aujourd'hui des soirées, chante sur beaucoup de couplets où il est invité par les rappeurs et anime des émissions radiophoniques consacrées à la musique rap. Il est par ailleurs l'un des représentants officiels de la Zulu nation en Belgique. Son plan de carrière a fortement été entravé depuis une dizaine d'années, et bien qu'il ait été l’un des pionniers du rap belge au parcours impressionnant, il n'en reste pas moins que sa production personnelle demeure minimale. À l'origine du premier vinyle consacré à la musique du rap belge intitulé Bruxelles rap convention (BRC), Nordinne Sahli n'a presque plus rien produit comme maxi, album ou autre production personnels. Il y a eu ses déboires avec le Major Virgin et des producteurs, lors d'un casting, ont favorisé un autre rappeur du nom de Benny B. On sait l'impact médiatique que ce rappeur belge a pu avoir tant sur les plateaux télévisés belges que sur ceux de la France. Il a participé à rendre audible, visible et accessible une musique jusque-là cantonnée aux halls de banlieue ou à quelques émissions télévisées ou radiophoniques consacrées aux disciplines du hip-hop. Avec son tube « mais vous êtes fous » qui a connu une diffusion globale sur toutes les ondes françaises et belges, on peut imaginer le succès qu’aurait pu avoir Defi J avec une telle médiatisation. 345 A la différence des approches belges qui sont individualisées à l’extrême, fonctionnant de manière éparse et souvent dans un esprit de concurrence inavouée, les structures artistiques françaises, elles, se démarquent aujourd’hui par des mobilisations collectives très fermées. C’est en quelque sorte un système de « tribus », selon le concept de Maffesoli, où les individualités s’érigent par le soutien d’un groupe, aux compétences, aux succès et aux profils très variés. 2.4 Les organisations communautaires islamiques Les maisons de production musulmanes se spécifient par l’identité religieuse, et un marquage ethnoculturel. Généralement prédicatifs, par le caractère d’un islam essentialisé, tant par les notions esthétiques que par la morale religieuse, les labels islamiques se posent sur un marché très lucratif. Ils viennent combler un vide culturel là où la jeunesse autant que les parents sont très attirés par les garanties islamiques offertes par ces structures. Le Nashîd européen a longtemps été un passe-temps, un engagement religieux. La désorganisation ou l’improvisation qui a alors rythmé les programmations et l’agenda des artistes est la conséquence d’un amateurisme assumé. Depuis, des structures professionnelles ont pris les choses en main. Le Nashîd a alors retrouvé ses titres de noblesses, en étant respecté pour sa forme religieuse autant que pour sa présentation aboutie, et au-delà même du champ de la musique religieuse. Le monde du Nashîd s’est ainsi professionnalisé, « industrialisé », et c’est désormais lui qui « fabrique » ses artistes. Les productions communautaires les plus efficaces sont principalement issues de Grande-Bretagne. Elles sont pour la plupart calquées sur les méthodes des grands labels musicaux, qui paramètrent la rentabilité et l’efficacité par l’immédiateté du retour sur investissement concernant un artiste avant tout autre chose. La Da’wa devient alors une technique de marketing comme une autre. Ainsi, à l’instar du juteux marché de la viande Halal, on voit désormais s’afficher avec de grands bénéfices celui du « Son Halal ». Les grandes labels de la musique communautaire britannique sont Awakening, Jamal Records, Meem Music&Audio, Mountain of Light, etc. 346 Chapitre 10. Le champ comme rapport d’authenticité 1 La représentation de l’islam en tant que vecteur d’authenticité La tentative de compréhension du structurant identitaire qui construit le « chanteur musulman européen » nous pousse à recourir au concept d’ « idéaltypes » de Max Weber (Weber, 2003). Il s’agit, là, d’une sociologie de l’individualisme méthodologique, appliquée aux constructions identitaires musulmanes. Cette sociologie s’articule autour de la compréhension d’agissements et de pratiques humaines prenant appui, à partir de la musique, sur de l’identitaire religieux. Elle fixe en quelque sorte un postulat qui illustre tant le mécanisme des constructions de soi (aspect identitaire) en tant que musulman que les déploiements extérieurs de soi (aspect social) en tant qu’artiste et musulman. Cette grille de lecture nous permettra d’analyser l’existant du religieux en mouvement dans l’artistique musulman. L’idéaltype nous aide aussi à sortir de l’impossibilité d’englobement des hétérogénéités de parcours et nous permet une classification plus factuelle des pratiques artistiques musulmanes. C’est une construction pensée pour appréhender au mieux ce que nous avons ressenti sur le terrain. Elle fait remonter toute la complexité de ce dernier. Cette complexité est objectivement constatée par les scènes, l’écoute des musiques ou des interviews, ou bien, étant enracinée dans la subjectivité de l’artiste, dans son affectivité. Le type idéal sera un élément de comparaison de notre réalité sociale et permettra d’élucider, dans la singularité de chaque trajectoire, les réflexes et les motivations des artistes musulmans européens. Plus qu’un souci méthodologique, donc, visant au cadrage de l’objet d’étude, le concept d’idéaltype interroge les arrièrefonds des pratiques musicales musulmanes, pose la question des finalités des expressions. Hypothétiquement, l’idéaltype qui se grefferait le mieux à notre objet d’étude serait une « ethos de la représentation de l’islam ». Cette notion de représentation de soi à partir d’une manière d’être à l’islam pose le souci de l’être à soi (cohérence 347 interne) et aux autres (authenticité naturelle). Elle constitue ce socle commun à l’ensemble des chanteurs musulmans. L’éthos ou la notion d’ « habitus », empruntée notamment à Bourdieu (Bourdieu, 1992), représente le fait musical musulman dans sa pleine dimension sociale. Elle dessine aussi les subjectivités de chacun, les transformations des discours et des représentations de l’islam par les artistes. Cette « ethos de la représentation de l’islam » est le plus petit dénominateur commun de l’ensemble des productions porteuses d’une référence islamique, aussi allusive soit-elle. 1.1 La variété des représentations Ceci prend évidemment des formes et des densités très différentes en fonction des parcours individuels, des centres d’intérêts des artistes, des stratégies de communication et des choix de carrière. Il s’agit alors de traduire cette notion au travers de la diversité des productions, plutôt que d’uniformiser les pratiques musicales selon notre angle de perception. La chanteuse de R&B marseillaise d’origine algérienne, Kenza Farah, est une artiste de grande renommée en France et dans le paysage francophone. L’ensemble de sa production est centré sur les thèmes récurrents du R&B, tels que l’amour, la douleur de la séparation, la trahison, etc. Pourtant, alors que rien ne laissait présager une volonté d’assumer une appartenance quelconque à l’Islam, l’artiste va se réapproprier un texte de chant islamique francophone : « Cri de Bosnie ». Ce morceau musical provient d’un groupe de Nashîd dijonnais, appelé « Le Silence des Mosquées ». Kenza Farah va le rajouter à son album à succès, et elle va même inviter le groupe de Nashîd à chanter avec elle. Ceci se passera en direct de la radio musicale française de grande écoute Skyrock. C’est une première pour une radio de cette catégorie, et une expérience inédite pour le groupe de Nashîd. La motivation de représenter, à un moment donné de sa trajectoire artistique, son appartenance à l’islam, où son empathie à l’égard d’une cause, construite comme oppression à l’égard de Musulmans, est très variable. Elle dépend des aléas des rencontres ou des actualités, qui mobilisent de l’émotivité notamment. La chanson dit en substance : « Entendez-vous ces cris, ces cris de haine 348 Venant d'un pays massacré et torturé, privé de ses droits Pour un simple mot : Lâ Ilâha Illâ Allah347 Sans aucune pitié, ils démolissent les quartiers, torturent nos enfants, Brûlent nos mosquées, sans aucune raison, sans aucune pitié, Parce que t'es musulman... »348 Des événements, touchant le monde arabe ou les troubles du Proche-Orient, sont les plus parlants en ce sens. Retenons l’exemple du chanteur de raï, vivant depuis le début des années 1990 en France, Khaled. Ce dernier s’est dit prêt, au moment de l’offensive israélienne sur Gaza, en 2009, à se rendre sur place pour lutter militairement contre Israël. Le Figaro a repris à ce propos les déclarations de l’artiste, confiées au quotidien algérien Ennahar : « […] "Je suis prêt à prendre les armes pour aller combattre à Gaza", a déclaré Khaled, qui a participé mercredi à Alger à un rassemblement d'artistes algériens contre l'offensive israélienne à Gaza. Khaled s'est dit "affligé" par les "tueries dont sont victimes quotidiennement des civils sans défense à Gaza", ajoutant qu'il "regrettait le silence des officiels arabes". "Les pays arabes doivent cesser de livrer du pétrole et du gaz aux Juifs et aux Américains et rompre leurs relations diplomatiques" avec les Etats-Unis et Israël, a ajouté le chanteur. »349 Cette notion de représentation se veut aussi, au-delà de la défense supposée de l’islam ou d’une volonté de présenter au mieux la religion, une légitimité à parler en son nom. Des artistes musulmans prennent donc la parole en tant que musulmans et imposent aux publics, d’une certaine façon, leur manière d’être à l’islam. Si nous restons avec l’artiste de raï en France Khaled, on pourra mesurer toute l’ampleur de la variété de cette notion de représentation. Un moment télévisé a été significatif de la mise en avant de l’islam par l’artiste. Il caractérise l’appartenance de Khaled à l’islam, à partir d’un vocabulaire qu’il se réapproprie, sans trop en comprendre le poids dans la culture française. Ce moment passé en télévision française, le 20 novembre 1988, continue, aujourd’hui encore, de circuler sur les sites Internet de partage de vidéos tels que www.dailymotion.fr ou www.youtube.com. Dans cette interview de Khaled, proposée par l’animateur français Karl Zéro, et portant sur la situation conflictuelle en Algérie, l’intéressé se positionnait avec une certaine détermination : 347 Litt. : « Il n’y a nulle autre Divinité sinon Dieu ». Kenza Farah, « Cris de Bosnie », Authentik, 2007. 349 Cf. http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2009/01/08/01011-20090108FILWWW00568-gaza-lechanteur-khaled-pret-a-se-battre.php, Consulté le 2 septembre 2009. 348 349 - Karl Zéro : « Toi, l'islamisme ça t'a jamais tenté? » - Khaled : « Je suis musulman et fier de l'être. » - Karl Zéro : « Islamiste, non? » - Khaled : « Je suis un islamiste, je suis musulman... d'accord... mais j'suis pas un intégriste » (éclat de rire et sourire de Karl Zéro un peu dérouté par la réponse de Khaled) - Khaled : « ...et j'aime pas les intégristes... je pense que personne n'aime... n'aime l'intégrisme... et ce que je ne comprends pas... pourquoi on arrive à un frère qui tue un frère… un musulman qui tue un musulman... et c'est ça... on comprend rien. » Autant la « représentation », par Kenzah Farah ou Khaled, d’une thématique liée à l’islam ou aux bouleversements du monde musulman est exceptionnelle, autant d’autres artistes, français, belges, hollandais ou britanniques, vont devenir des portevoix de cette représentation. 1.2 Se dire par l’islam et dire l’islam Depuis une dizaine d’années, cette apparition de la représentation de l’islam ou de son appartenance à l’islam par la musique commence à se profiler de plus en plus (avec la charge exotique de cette particularité) ; au point de devenir à partir de 2005 une trajectoire à travers laquelle s’assume la réussite symbolique et économique. Ce souci de la représentation de l’islam met d’emblée l’accent sur une caractéristique fonctionnelle des chanteurs de la discipline du Nashîd dans leur ensemble. Ces artistes « religieux » et représentant un répertoire musical – où des textes, jusqu’aux mises en scène, sont entièrement consacrés à la représentativité de l’islam – par le beau, le parfait, le spirituel, le sensible, etc. disent la musulmanité et l’islamité. La musulmanité sous-entend la façon individualisée de se dire comme musulman et l’islamité repose sur la manière dont les références religieuses se distillent dans les discours. C’est donc une façon de se dire dans la pratique ainsi qu’une façon de dire la pratique. Représenter, c’est donc faire crucialement la pérennité du répertoire. Par exemple, la raison d’être du Nashîd est garantie par la bonne parole et par la 350 démonstration que l’on peut être musulman(e) pratiquant(e) et être bien dans sa peau. Pas de Nashîd, donc, sans une « ethos de la représentation de l’islam ». Pour comprendre d’avantage cette dimension centrale du souci de la représentation de l’islam, par les artistes du rap cette fois, il nous faut composer avec leur manière de produire des chansons. La majorité des artistes sont auteurs et interprètes. Les rappeurs font du rap pour exprimer leur vécu, c’est une plume du témoignage avant tout et l’interprétation de textes non écrits par l’artiste, si elle est exceptionnelle, reste mal vue. On ne peut traduire, au fond, que ce que l’on ressent dans ses entrailles. Le paramètre de la présence de l’islam dans les textes de rap se pose ainsi, dans la densité de l’identité religieuse de l’artiste. L’opinion de l’artiste, sur une question touchant à l’islam, est ainsi une expérimentation personnelle de l’islam. Kery James qui invite les fans à la découverte de l’islam par les associations Ahbâchs en France (en faisant référence aux coordonnées de la structure sur la pochette de son album), Abd Al Malik qui réfère directement à son maître soufi au Maroc et Akhenaton qui en appelle à un islam dans sa densité civilisationnelle sont autant d’exemples de vécus d’islams qui s’injectent dans les musiques urbaines contemporaines350. Quand il s’agit de parler de l’islam où de réagir à propos d’une actualité touchant un fait religieux ou issu du monde musulman, le rappeur engage la même ferveur. Beaucoup de textes rapologiques peuvent d’ailleurs être perçus comme une composition de caméra à l’épaule, c'est-à-dire où l’on propose un défilement de clichés, retraçant un témoignage chargé d’imageries. 350 Retenons donc, que, dans le rap, l’ensemble des domaines couverts sont quasiment légitimés et défendus par la force du vécu. Le rappeur chante le quartier qu’il connaît, par exemple, et en faveur duquel il abat les « clichés des médias ». Ceux qu’il juge fallacieux et sélectifs. Le jeune rappeur Bakar écrit à propos de son quartier à Chartres : « … Viens faire un tour, et tu verras toi-même, Les médias donnent une sale image en les filmant d'un mauvais angle. Au quartier on sait sourire, Arrêtez d'dire qu'on sait faire qu'les bandits, On sait s'ambiancer dans l'bon esprit. On s'prend la gueule parfois pour des histoires gratuites, Le fond d'tout ça c'est qu'l'amitié nous r'soude... La bourgeoisie n'connaît pas les lits superposés, Le mot "partage" a d'la valeur dans la façon d'donner... Frère, dans les quartiers on l'a tous fait… » Bakar, « Paroles pour les quartiers », Roses du béton, 2007. 351 Le rappeur partage sa vie de tous les jours au sein de sa production. Il s’affiche personnellement, ou tente de représenter au mieux ce qu’il estime être une « juste » parole sur l’islam. L’entretien que nous avons mené au domicile du rappeur belgoalgérien Sahli Nordinne alias Défi J dévoilait l’empathie d’un artiste pour des situations globales et locales de musulmans qu’il estime êtres bouleversés par les conflits et la non-reconnaissance. Tout au long d’un échange qui dura plus de deux heures, l’artiste s’exprima sur un ton aussi mélancolique que virulent. Il vidait son paquet de cigarettes et tout en sirotant le fond de sa troisième tasse de café, sur un fond de musique américaine Old School, il déclara : « Par rapport à toutes ces merdes… depuis les tours et ces putaines de maisons de disques qui te voient comme un barbare… ouais et ben… pour tout ça… j’suis et j’resterai un putain de Muslim ! ». Pour ce dernier, la représentation de l’islam s’avère une nécessité, au moment où s’interprète une volonté de mise à l’écart de l’islam ou des musulmans. C’est donc le ressenti d’une hostilité ambiante qui, pour ce cas du moins, développe une revendication forte et fière. Elle se vit comme un sentiment de résistance, quand bien même l’islam n’est jamais invoqué dans les productions, ni même incarné dans la pratique quotidienne de l’artiste. D’autres, comme le rappeur havrais Médine, sont même poussés à sortir d’un isolement de carrière, qualifié de spirituel, pour reprendre la plume et le micro et ainsi représenter une autre manière de percevoir l’islam. Cet artiste a été tout au long de la recherche un de nos contacts privilégiés et il incarne au mieux le prototype de nos profils. Nous l’avons rencontré en différents contextes, que ce soit à Paris, au Havre, à Liège ou de manière systématique lors de ses passages à Bruxelles. Une complicité est née de ces échanges et il nous a permis de performer dans les lectures des maillages artistiques. En effet, Médine Zaouiche compte, en 2010, comme l’un des artistes français les plus vendeurs dans les circuits de la distribution musicale du rap, parallèlement à la distribution classique. Son retour à la musique fait suite aux événements internationaux touchant à des faits d’actualités majeurs impliquant des musulmans : « … J’ai pris du recul. Je me suis documenté, retrouvé spirituellement, j’ai essayé de trouver l’équilibre entre le rap et l’Islam, qui est aujourd’hui un grand sujet de débat au sein de la communauté religieuse. Bref à cette époque-là, j’écrivais très peu. Et est arrivé un moment où tout ce que j’avais emmagasiné, notamment le 352 stress et la frustration, notamment suite au traitement médiatique du 11 Septembre 2001, avait besoin de sortir. Je voulais donner mon droit de réponse à tout ce qui s’était dit sur ma communauté. J’avais envie de parler de certaines choses, de décharger la frustration que j’avais accumulée pendant trois ans. Je me suis mis à écrire mon premier album, et sans vouloir être prétentieux, c’est devenu mécanique. J’ai pondu "11 Septembre", j’ai enchaîné sur le 'Savoir est une arme' de La Boussole, puis sur mon deuxième disque "Jihad, le plus grand combat est contre soi-même". Tout s’est vraiment fait de façon très mécanique. J’avais un thème, j’écoutais un beat, et hop on adaptait. Ça sortait. Ça sortait sans s’arrêter. »351 Depuis le lancement de sa carrière en 2004, l’artiste a pris artistiquement part, en effet, aux débats sur le 11 septembre 2001, le foulard en France, l’image médiatique de l’islam, les prisonniers de Guantanamo, etc. Sa mécanique de la surreprésentation, pour répondre à l’adversité, pousse jusqu’à la provocation et tente de susciter, entre les lignes, le débat. Médine est l’artiste que nous qualifions « d’épouvantail attractif ». En ce sens, il joue sur les caricatures portées sur l’islam en vue d’attirer vers un discours d’apaisement sur la présence musulmane en Europe et particulièrement en France (Cf. Infra). En Suède, le rappeur converti à l’islam, Saul Abraham, traduisait à sa manière, dans une interview accordée au site www.muslimhiphop.com couleur, une éthique dans le rapport au rap, déterminant par là une sorte d’éthos du producteur et du consommateur musulman. Car les musulmans sont liés à une morale de la consommation, qui suppose la présence de l’interdit islamique et donc de la norme religieuse. Les principes islamiques sont considérés par l’artiste comme une participation à la représentation de la véracité du Hip-hop et des enseignements de l’islam : « … The Hip hop game is always in need of the Truth, and it's clearly lacking right now. So in that sense I'm definitely making a difference even if nobody even notices it. Muslims in general need to wake up and realize that we can't listen to whatever you hear on the radio or so on MTV or whatever. Whatever goes against Islamic teachings is clearly forbidden to listen to with the intention of entertainment.»352. L’islam est assumé avec force par beaucoup, et les contextes locaux alimentent ce besoin de représentation qui détermine une recherche d’authenticité. 351 352 Cf. http://www.abcdrduson.com/interviews/181---medine-.html, Consulté le 2 juin 2009. Cf. http://www.muslihiphop.com, Consulté le 4 septembre 2009. 353 Les jeunes écoutent ces artistes comme un média alternatif, comme une voix qui permet d’apaiser ce qui est ressenti comme autant de frustrations. Ainsi, la plupart des faits de l’actualité liés à l’islam se retrouvent commentés dans la musique des musulmans européens : pays musulmans touchés par des conflits, situation politique des pays musulmans, prisonniers de guerre et concept de « clash » des civilisations, profanation de tombes musulmanes en France, la femme en islam, l’excision, etc. Nous avons encore épinglé, dans une interview de Médine, et consacrée au site de rap www.Booska-P.com, une déclaration renforçant le choix de notre idéaltypie. Le jeune rappeur, auto-catalogué dans le « rap engagé », refuse l’étiquette de « rap conscient » et affirme, en ayant misé sur une carrière prenant fortement appui sur l’islam : « Ce que je fais c'est de « l'identitarisme ». J'essaie de m'identifier, je me suridentifie peut-être,… peut-être que je m'enferme dans un... dans un rôle... mais, c'est parce que, justement ce rôle-là on ne veut plus le voir exister en France. On ne veut plus de cette identité-là : jeunes, issus de l'immigration, des quartiers populaires, euh... musulmans... mais pourtant, ils se revendiquent français. Et rien que... dire ça... dans un débat politique aujourd'hui... ça choque… c'est violent. »353. 1.3 La musique comme média d’un autre islam Au moment des sentiments d’exclusion ressentis par les artistes musulmans, on attise donc la surreprésentation multi-céphalée (jeune, banlieue, arabe, chômeur,…) et dont l’islam, pour le cas de Médine, est à dominante visuelle et textuelle. Dans l’ensemble des concerts en francophonie – de Médine, de Soprano354, de Manza355, de Youn-S356, etc.,– la revendication de l’islam génère, systématiquement, une grande interaction avec le public. Médine, le 5 juillet 2008, montait sur la scène liégeoise en tenue orange de prisonnier de Guantanamo. Il scandait à tue-tête le slogan de sa tournée : « I’m Muslim, Don’t Panik ». Cette atmosphère n’a jamais laissé le public indifférent. Elle constitue une réappropriation localisée de l’actualité globale et qui se vit un peu comme une soupape de dépressurisation des salles de concerts. 353 Cf. http://www.lepost.fr/article/2009/12/12/1837412_le-rappeur-medine-aux-maisons-de-disquesbande-de-colons.html, Consulté le 18 mars 2010. 354 Cf. http://www.soprano-rap.com, Consulté le 14 octobre 2009. 355 Cf. http://www.myspace.com/manzaone, Consulté le 4 avril 2009. 356 Cf. http://www.myspace.com/youns1020, Consulté le 7 mai 2010. 354 Des jeunes filles en foulards ou des enseignants de religion islamique venus de Bruxelles côtoyaient lors du concert précité, dans l’obscurité de la salle enfumée, des jeunes fans de rap sautillant sur le rythme de la musique. Le liant de cette diversité du public était, en partie, cette nouvelle manière de dire l’islam. A la sortie, les participants, qui, pour beaucoup en étaient à leur premier concert « non-religieux », furent unanimes quant à cette nouvelle façon d’assumer la « défense » de la religion. Les plus âgés retenaient le caractère didactique du contenu des productions, rassurés de voir leur enfants dans ces milieux où se partagent musique et conscience musulmane. La fierté et l’étonnement sont caractéristiques de l’ensemble des échanges que nous avons pu avoir ce soir-là, que ce soit lors de ce concert ou à chaque représentation de l’artiste ou de chanteurs de son profil. Cette dimension de la représentation est aussi fortement visible chez des rappeurs tels que Kery James et Ali ex-Lunatic de Paris, Soprano de Marseille, Bakar de Chartres, Mecca2Medina et The Poetic Pilgrimage de Londres, etc. Elle passe par des prises de distance vis-à-vis des clichés sur les jeunes de cités ou sur l’islam par le biais d’une critique des événements liés à l’actualité globale de l’islam. Ceci se traduit quelquefois par une approche qui oscille entre responsabilité, sagesse et naïveté. Dans les extraits de textes musicaux suivants, on peut lire les diverses manières dont cette réalité de la représentation est mise en mots, ainsi que toute la charge d’authenticité qu’elle engage. Ces extraits concernent le rappeur marseillais Soprano, l’une des plus grosses ventes de Hip Hop en France, signé auprès de Majors. La situation concerne aussi Ali, qui compte comme pionnier du rap parisien et qui bénéficie d’un capital symbolique et culturel incontesté. Le dernier extrait fait référence aux rappeuses britanniques, issues du binôme The Poetic Pilgrimage : « De ma voix j'grave ma foi, comme Daoud dans les psaumes, Entretiens la marche avec Dieu et rappelle la doxologie du mieux que je peux. Je loue l'Eternel, ma voix et ma musique en harmonie, Loue l'Eternel. Allah entend ceux qui le louent »357 « Je dis que l'Islam m'a appris à aimer ma sœur, ma femme et ma mère Qu’elles aient le voile ou pas. 357 Ali, « Tolérance zéro », Chaos&Harmonie, 2005. 355 Je dis que l'Islam m'a appris à aimer mon prochain Mais, chez moi, Ben Laden on ne l'aime pas»358 « J' rappe pour que nos parents retournent au bled, yeah, Inchallah Pour la santé de nos frères, yeah, Inchallah Pour plus de colombes sur terre, yeah, Inchallah, Inchallah, Inchallah, Inchallah, Hey… Ho!! Pour qu'en Afrique, on puisse bouffer, Yeah, Inchallah Pour tous nos frères enfermés, yeah, Inchallah Pour que nos frères restent dans le Dîn359, yeah, Inchallah, Inchallah, Inchallah… Hey… Ho!! »360 « I am a slave awaiting emancipation day I'm a believer preparing my soul for Judgement Day I'm a wife of a prisoner in Guantanamo Bay Fighting for his Freedom til my dying day You see, he's innocent regardless what they try and say I'm Betty Shabazz with Malcolm dying on my knees Watching his life force slowly deplete Knowing soon I'll be left alone to raise my seeds Their father martyred for the cause just so we could be free. »361 1.4 Consommation de l’authenticité Le côté explicite de ces productions textuelles et les discours qui sous-tendent les productions de chanteurs musulmans peuvent faire l’objet de critiques violentes. La contestation se bâtit sur la remise en cause de l’authenticité dans laquelle l’artiste s’enveloppe. En effet, le respect qu’engendre ce type de production dans le public entraîne dans le sillage l’établissement d’un statut particulier. Une personne que nous croisons à chacun des concerts de Médine à Bruxelles : « - Non, Médine c’est du rap, du vrai, tu vois… lui il parle de trucs sensés, il représente plein de monde… il touche à la religion, et il s’y connaît. Il défend nos sœurs et tout, tu vois, il se mouille à fond. Non, respect franchement, t’as vu, il y avait même les chiliens qui sont venus le supporter ce soir, tout ça pour la chanson contre Pinochet. En vérité, les autres ils mangent en faisant de l’égotrip. Lui, il est modeste, il a un flow qui tue et il fait des textes engagés, c’est normal qu’on est fier. C’est pas un bras cassé. Il est dans le bon et ça… tu vois, ça fait chaud au cœur. Moi, j’ai jamais vu des filles en foulards, dans un concert rap. Tu vois, avec lui, il y a de tout. 358 Soprano, « Ils disent », Block Life 4, 2006. La religion. 360 Soprano, « Tant que Dieu », Puisqu’il faut vivre, 2007. 361 Poetic Pilgimage, “Ode To Those Who Give a Damn”, Cf. http://poeticpilgrimage.blogspot.com/2009/01/ode-to-those-who-give-damn.html, Consulté le 13 mai 2010. 359 356 Même le frère de mon pote est venu avec sa femme. Elle porte le foulard, ça veut dire que son texte touche, tu vois. Les gens le supportent et il se bat, en plus c’est intelligent ce qu’il écrit. Tu peux réécouter et t’apprends toujours un truc. Non respect au barbu (rires). ». On manifeste aussi sa fidélité en refusant, notamment, le téléchargement illégal et en soutenant le rappeur par l’achat des produits dérivés qu’il propose (TShirt, autocollants, …). Cette place de « rappeur de l’islam » est donc convoitée, enviée, mais parfois remise en question. Au delà de la représentation, la cohérence qui fait le critère de l’authenticité est devenue un critère d’évaluation : ne parlent de l’islam que ceux qui sont vraiment dedans ! La rudesse du critère de sélection tient au fait que la thématique de l’islam est devenue un véritable marché de la distribution. Il existe des enseignes de rap qui tiennent des stands dans les grandes foires de l’événementiel musulman : Kery James et Médine aux rencontres de l’islam francophone du Bourget, Mecca2Medina et The Sound of Reason à la biennale londonienne « Islam Expo ». Médine a même donné un concert de rap au Bourget en 2010, ce qui est une première pour des structures islamiques de ce type, qui permettent rarement les innovations en matière de culture (évitant ainsi les critiques des publics acquis et les ruptures avec l’héritage culturel des organisateurs). Désormais, le chant religieux du Nashîd n’est plus le seul répertoire qui ait droit à la scène dans l’associatif musulman. Parmi ces critiques, il y a celle du rappeur et acteur de cinéma Charles M’Bouss alias MC Jean Gab1. Il s’était évertué, en 2003, à critiquer l’univers du rap français en s’attaquant explicitement aux rappeurs. Dans le morceau, cru mais sans équivoque, intitulé « J’temmerde », MC Jean Gab1 attaqua notamment le rappeur Kery James et son image de rappeur musulman : « Rappelle-toi le mélancolique. Tu fais dans la purée Mousline, Car pour un Muslim, t'aurais dû déjà changer de blaze362, Ça sent le gaz, Allah Akbar363, La première qualité d'un Muslim, c'est d'être humble, et tu l'es pas, Et sache que la religion n'est pas un sprint, mais une course de fond, Alors pense à ceux qui pratiquent depuis 20 ou 40 ans, Et qu'en font pas tout un boucan Remarque, dis donc Marco, tu s'ras pas une icône, Et si seul l'être suprême juge, Alors là Sky, roulette, sacrilège, 362 363 C'est-à-dire « de nom ». Qui signifie litt. : « Dieu est le plus grand ». 357 Bismillah364, j't'emmerde, j't'emmerde et j't'emmerde. »365 2. Interaction avec le leadership musulman comme impératif d’authenticité Les artistes musulmans européens ne sont, la plupart du temps, pas outillés pour accéder aux textes religieux par eux-mêmes ou craignent de s’engager dans un vaste champ qu’ils respectent mais méconnaissent. Aussi, afin d’établir une connexion avec le référentiel religieux, juridique, moral, spirituel, civilisationnel ou normatif, l’artiste se doit de composer avec les interfaces privilégiées que sont les voix locales de l’islam européen ou celles « glocalisées » par la parabole et la densité des déplacements (réels ou virtuels). Des conférenciers, des intellectuels, des imams peuvent eux-mêmes aller à la rencontre d’artistes et interagir de façon conjoncturelle, ou bien par l’accompagnement spirituel, intellectuel ou de l’engagement social et religieux de l’artiste. Ce dernier peut simplement s’interroger sur le juridique islamique, ce qui prend parfois la tournure de franches collaborations et d’échanges. Les interfaces religieuses sont des personnalités qui se retrouvent consommées en tant que support de la découverte de l’islam, références à l’état quasi encyclopédiques et statiques, accompagnateurs dans la trajectoire de l’artiste ou perturbateurs dans la construction de la complexité identitaire au regard de la pratique musicale. Dès lors, chanteurs, musiciens et rappeurs mêlent leurs réflexions et questionnements au discursif de médiateurs religieux. Ils considèrent ces hommes et femmes de l’islam comme une voie d’accès privilégiée pour l’interprétation des sources scripturaires musulmanes. Il se crée au passage une typologie des actions musicales (influencées par ces discours : Nashîd, rap islamique, rappeur pratiquant, inspirés par divers aspects de l’islam,…) et des tendances dans le rapport au religieux (mystique, populaire, traditionnel, littéral,…). 364 Litt. « Au nom de Dieu ». MC Jean Gab1, « J't'emmerde », Maxi CD, face B : Mec à l'ancienne, 2003. Cette joute verbale ne va pas s’arrêter là. Elle connaîtra des issues fâcheuses : le monde de la musique glissera, en juillet 2007, vers des bagarres de rues et des guerres déclarées sur Internet. 365 358 L’ensemble de ces discours religieux contemporains sera généralement respecté par les artistes, pour ce qu’il est. En ce sens, le discours islamique est intégré dans la quotidienneté de l’artiste comme une voix de l’islam à part entière. Et ce, même si celui-ci ne se retrouve pas dans la projection que l’artiste se fait de la religion musulmane et de sa pratique. La citation de textes, ancrés à l’islam, suffit presque à la validation des contenus. La reconnaissance de ce spectre discursif s’opère aussi par l’interrogation implicite que formulent les artistes dans le niveau de savoir islamique au quotidien : « Qui j’suis moi, pour avoir un avis sur le truc, tu vois, la religion c’est pas… enfin, c’est pas à moi à dire à un imam ou à un… un savant, tu vois c’ que j’ veux dire… c’qu’il doit faire quoi. Tu vois, dans la musique j’vois mal un Fqih faire de la prod et me dire… ah… là y a un son crasseux (rires). Donc, moi, non la religion, j’touche pas. Ils font ce qu’ils font et moi pareil. Après, eux, même s’ils sont pas d’accord, ils parlent du Coran et tout. Moi, moi… j’ai trois sourates et j’sais même pas si j’les connais encore !! et tu veux qu’je parle de la religion. Un peu d’respect. Le truc est trop… Big, tu vois, Smahli ». Ce statut où s’accordent le respect et l’effacement de soi par méconnaissance des contenus religieux n’aboutit toutefois pas à un « travail » de partage des expériences entre artistes et leaders religieux. La diversité des voix musulmanes a lentement été réappropriée en fonction du choix des artistes, sans quasiment jamais déborder sur la scène et le texte (pour les répertoires musicaux non religieux). 2.1 Des intersections sur une ligne du temps L’idée d’une tendance, qui s’appliquerait à la nature des consommations du discursif religieux en Europe, a lentement trouvé sa place. En effet, dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990, c’est plutôt une approche statique qui est observée dans le discours islamique et ses réappropriations. La distance entre artistes et voix musulmanes du religieux est alors de rigueur. Notamment, du fait que ces derniers sont principalement arabophones, turcophones, ou persanophones. La rupture générationnelle avec des leaders issus des premières heures des migrations musulmanes en Europe a contribué au cloisonnement, voire au rejet. Dans la seconde moitié des années 1990 et avec plus de ferveur ces dernières années, les inter-connectivités sont devenues une évidence : l’islam est au cœur de 359 l’actualité, de la quotidienneté ou de la projection de vie future des artistes, ainsi que dans les us de la jeunesse musulmane. La popularité des religieux auprès de la jeunesse musulmane tient à leur capacité d’actualisation des contenus en contextes sans cesse nouveaux et à leur entrée dans les sphères du ludique et du divertissement des jeunes. Cette actualisation ne touche pas nécessairement à la voie de la réforme de l’islam, mais à des adaptations formelles de lectures même très conservatrices de l’islam : le « parler jeune », l’articulation de références théologiques à des exemples de l’actualité, le développement de thématiques à partir des constats communautaires ou sociétaux, la prise de parole par des leaders nés en Europe, etc., restent la clé de voûte de la séduction de la jeunesse. On peut, tout autant, consommer les discours du conservateur belge Rachid Haddach, maniant l’humour et l’accessibilité langagière366, que ceux de l’intellectuel égypto-suisse Tariq Ramadan ou de Hassan Iquioussen. Les influences et les inspirations de discours islamiques par les artistes s’établissent par l’habitude (le discours de l’imam distillé de façon hebdomadaire à la prière du vendredi), l’affectif (par une voix qui attire par la formulation des contenus ou pour des critères subjectifs de goûts personnels), la sélection pragmatique (la mobilisation de leaders en fonction de domaines ou de thématiques précis : par spécialités ou fonctions) ou par la capacité du leader à se connecter au contexte artistique. La plupart des références que nous avons interviewées en Grande-Bretagne et en France mentionnent le Cheikh al-Qaradâwî pour légitimer leur rapport à la musique. Sans doute faut-il y voir que c’est quasiment la seule autorité religieuse contemporaine qui ait consacré tout un ouvrage à cette seule question. Les diverses interpellations des artistes par les discours religieux en Europe passent, avant tout, par la démocratisation des produits et des supports de diffusion d’idées : tels que les conférences enregistrées, les livres, les sites Internet, mais aussi les échanges directs (courrier écrit, question lors d’une conférence, mails, tchat, …). Il sera souvent question d’une relation privilégiée aux discours, qui passent par la visibilité (intensité des productions de conférences, d’ouvrages, …), la proximité 366 Haddach parle notamment du foulard de Diam’s dans une conférence sur le foulard au Centre islamique et culturel de Belgique : http://www.youtube.com/watch?v=hxdq-N_AkTU, Consulté le 2 juin 2010. 360 (intellectuel local ou imam,…) ou le charisme des leaders (personnalité distinguée par des critères d’exceptionnalité dans le paysage musulman). La toile virtuelle a davantage rapproché et permis le stockage de tous ces moments d’expressions discursives sur la religion. La consommation d’islam est devenue illimitée, instantanée et très diversifiée (avec toutefois une nette tendance au salafisme dans beaucoup de sites islamiques). Ces effusions de voix ont contribué à faire jaillir l’hétérogénéité des positions religieuses, ainsi qu’une capacité d’interpellations et de constructions d’un discours des jeunes plus critique et portant sur le discours religieux européen. Depuis les années 2000, la voix du leader religieux contemporain pèse, significativement, dans la trajectoire artistique du chanteur et du musicien. Au delà du discours sur le normatif islamique, la figure du religieux exerce une influence et oriente, directement ou non, les choix de carrière des artistes musulmans. Les chanteurs, rappeurs ou musiciens recherchent, à l’instar de la jeunesse musulmane, un équilibre identitaire entre les diverses sphères d’appartenance et un appui sur des références religieuses (ressources/modèles) qui participe de cette nécessité de se construire. On côtoie alors les discours islamiques au fil des choix et des engagements personnels, pour mieux comprendre les transmissions religieuses familiales ou gérer des sentiments religieux par plus de rationalité, ou répondre à des polémiques ou des questionnements entre amis, sur la foi et la pratique de l’islam. La recherche d’un savoir compréhensible de l’islam, par les artistes musulmans, se combine à la recherche d’authenticité. Le champ islamique est ainsi réapproprié par l’artiste qui se met à incarner autant une trajectoire musicale qu’un modèle d’islam. Ce qui donne à l’artiste, au delà de la prestance et du succès musical, un charisme religieux ainsi qu’un moyen de promouvoir sa pratique religieuse à travers le vécu d’une jeunesse. Les nouveaux visages de l’islam européen peuvent aussi être des chanteurs et rappeurs367. Les consommations discursives de l’islam par les rappeurs ou chanteurs sont ainsi translatées de sphères où le religieux se cantonne aux pratiques cultuelles et intellectuelles (mosquées, salles de conférences, libraires islamiques, …) vers des univers scéniques et musicaux. 367 Samir Amghar, « Rap et islam : quand le rappeur devient imam », in Hommes et Migrations, n°1243, mai-juin 2003. 361 Le mot le plus souvent associé par le public aux noms d’artistes qui développent de l’islam dans leur trajectoire personnelle ou dans leur carrière, voire dans leur écriture, est le respect. C’est souvent l’attitude que la jeunesse musulmane adopte par rapport à la religion et à ses porte-voix. 2.2 Quelques aspects des rencontres d’artistes et de religieux Sur la radio française Générations (88.2), consacrée à la musique Soul et au Hip-hop (http://generationsfm.com/), nous avions suivi l’interview de Médine aux côtés du Genevois Tariq Ramadan (le 25 novembre 2009). Le jeune rappeur, ne cachant pas son enthousiasme face à la présence de l’intellectuel et à la reconnaissance de son parcours d’artiste, manifestait tout ce qu’il estimait devoir, en tant que jeune musulman, à l’écoute et à la lecture de Tariq Ramadan. Ces rencontres conjoncturelles ou ces alliances sur des ondes musicales sont de plus en plus manifestes. Elles charrient les frontières de champs restées jusqu’alors hermétiques, voire disqualifiantes les uns pour les autres. Ce sont les motivations croisées de chacun des acteurs, pour la chose artistique ou religieuse, qui motivent ces nouveaux types de croisements. Derrière la rencontre Médine/Ramadan sied une reconnaissance mutuelle pour une mise de soi au service de la jeunesse musulmane. Ces alliances montrent encore une volonté d’ouverture à des publics nouveaux ou une densification de la pénétration dans les publics réciproques. Le jeune rappeur a lu Tariq Ramadan et le public de ce dernier lui a parlé de l’impact de Médine auprès des jeunes. Donc, bien plus qu’une stratégie marketing pour un passage en radio, il s’agit plutôt de reconnaissances mutuelles par des trajectoires et des réflexions convergentes. Le rappeur Médine est passé de scènes de rap dites Underground, à celles touchant un plus large public, où des familles musulmanes entières viennent consommer une sonorité urbaine qui semble chargée de sens. Aujourd’hui, l’artiste chante dans diverses manifestations de structures associatives islamiques, telles que les rencontres annuelles des musulmans de France au Bourget ou les soirées caritatives mises sur pied par l’organisation Islamic Relief. Ce glissement de scènes spécifiques au monde du rap aux scènes islamiques montre 362 l’évolution des profils, du capital d’authenticité religieuse et des nouvelles consommations musulmanes. Entre des formes de pensées de l’univers artistique du chanteur et l’univers religieux du leader, un point de conjonction inédit est identifié : la vision de la société et du monde. Les intersections d’idées entre l’univers discursif et artistique sont donc plus fortes, au moment où se reconnaissent les « habitus » et les modèles de sociétés. Les dispositions réciproques s’acquièrent au gré d’une expérience de vie intellectuelle ou artistique et permettent des alliances objectives entre le champ musical et le religieux. Le calcul est également un facteur de rencontre. L’événement de la rencontre annuelle de l’islam francophone au Bourget voit ce type de schéma se mettre en place. Nous échangions étroitement avec le chanteur de musique araboandalouse Rafik El Maai, lorsqu’il a été proposé sur la scène de la 26ième année de l’organisation des rencontres islamiques du Bourget par l’UOIF368 avec un orchestre de musiques savantes. Le contrat a été passé avec les organisateurs, mais l’épreuve inédite de ce 3 mai 2009, qui a été retransmise en direct sur la chaîne télévisée arabe al-Hiwâr, a révélé un calcul de risque vis-à-vis du public pratiquant. Farid Abdelkrim, proche de l’organisation, nous a confirmé le caractère exceptionnel de l’expérience et que l’auditoire ne pouvait encore apprécier le contenu de la prestation à sa juste valeur. Ceci, du fait d’une rythmique de Nashîd trop longtemps consommée par un public difficilement enclin à sortir de ce répertoire religieux, dans ces manifestations là du moins. Le présentateur arabe de la soirée n’a par ailleurs pas manqué de présenter ce groupe de chants comme un groupe de Nashîd. Il nous apparaît, aussi, que le penchant des artistes se tourne vers une certaine lecture de l’islam où la mélomanie, le soutien des leaders religieux à l’égard de la question de la culture, participent de ces intersections nouvelles. Les nouveaux leaders assument leur penchant pour la chose culturelle et certains s’en font les promoteurs. Farid Abdelkrim est devenu un producteur incontournable de la scène culturelle musicale des musulmans en France et l’universitaire Soumaya al-Ghanouchi, fille du célèbre intellectuel tunisien et homme politique en exil Rashid al-Ghanouchi, que nous interpellions en juillet 2008 à 368 Union des organisations islamiques de France. 363 Londres à propos de la norme religieuse portant sur la musique, nous a tout simplement répondu : « - Ah, moi je n’ai rien écrit sur cette question-là, précisément, mais tout ce que je peux vous dire à propos de la musique, c’est que j’adore le jazz ! (Rires) ». Le fait que Cheikh Yûsuf al-Qaradâwî assume, sur les chaînes satellitaires, la musique classique comme voie d’apaisement et qu’il dise à une téléspectatrice qu’il connaît son parcours musical, que Zakaria Seddiki écrive des chansons arabes de Nashîd pour l’azéro-britannique Sami Yusuf, que Médine cite dans ses raps l’intellectuel Tariq Ramadan ou MC-Youn’s le nom du religieux belgo-marocain Mustapha Kastit, montre toutes les interactions entre le discursif religieux contemporain (ouvrages, conférences,…) et le discursif musical (chanson,…). Entre intellectuels et artistes musulmans, ce sont aussi des affinités humaines qui se tissent : Farid Abdelkrim qui s’associe à Miloud Zenasni pour la production d’un album ou Faouzi Skali qui affectionne son rapport avec Abd Al Malik et qui le produit à de multiples reprises au Festival de la Culture Soufie de Fès, ou bien les collaborations artistiques et intellectuelles entre Tariq Ramadan et Yusuf Islam sont autant d’exemples de superposition des champs de la scène intellectuelle religieuse et artistique. 2.3 Conjonction de modèles de société Les seules sensibilités ou affinités musicales et les penchants pour l’un ou l’autre répertoire, ainsi que le partage d’une même lecture de l’islam, ne suffisent plus à justifier les rencontres entre leaders et artistes. Parmi les noms de leaders religieux, ce sont d’abord les plus visibles médiatiquement qui sont prononcés, ceux qui ont été perçus comme les voix musulmanes des grands publics et les incontournables des milieux associatifs. On trouve, parmi les personnalités religieuses les plus citées par les artistes, que ce soit à l’échelle internationale et/ou européenne, une variété de profils qui donnent lieu à des références à thèmes : Cheikh Yûsuf al-Qaradâwî (pour ses écrits consacrés à la licéité de la musique et à ses dernières déclarations sur la licéité du chant de la femme) ou Saïd Ramadân al-Bûtî (avec ses déclarations et conférences audio-phoniques sur la licéité de la 364 musique et du chant), ou Cheikh al-Albânî (chantre contemporain de l’interdit) seront évoqués dans les débats abordant les questions normatives. ‘Amr Khaled, Tariq Ramadan, Zakaria Seddiki ou Tareq Oubrou auront, eux, les places de promoteurs des artistes musulmans, à l’instar des références soufies contemporaines (Cheikh Bentounès – Algérie/France ou Hamza Qadiri Butchich – Maroc, Cheikh Muhammad Nâzim - Chypre, Faouzi Skali – Maroc/France, …). Les autres acteurs, qui se positionnent très peu intellectuellement sur la question artistique ou qui ne s’investissent pas du tout dans le champ culturel, restent des références satellitaires, contribuant à développer ou entretenir l’identitaire et les pratiques religieuses. En isolant le nom des leaders musulmans, cités dans les entretiens des artistes rencontrés sur le terrain, on se rend très vite compte que certains apparaissent, de manière privilégiée, dans l’un ou l’autre répertoire musical. Il ne faut pourtant pas y voir une sélection privilégiée selon les goûts musicaux du leader (quoique cet élément puisse jouer en faveur d’une présence). Ceci est à recouper avec le background culturel et religieux de chacun des artistes. La présence dominante de voix de l’islam dans un répertoire est donc avant tout un choix des artistes. Dans les musiques soufies, les références au maître de la confrérie se font naturellement, comme principale source discursive et de légitimation de la pratique musicale. L’artiste est éclairé par son autorité qui lui confère une double authenticité : celle du lignage spirituel et celle d’une prolongation des pratiques culturelles soufies. Même si le chanteur ou le groupe soufi ne mentionne pas le maître de la Tarîqa à laquelle il réfère directement, la littérature soufie est dense de références à la musique et à sa culture. L’historicité du musical religieux, établie au carrefour de la mystique musulmane, propose dans l’Europe contemporaine des artistes aussi à l’aise avec le passé qu’avec leur pratique. Il ne leur reste plus qu’à négocier le regard de leurs coreligionnaires qui se trouvent déconnectés de ce profond héritage traditionnel : « Tu sais les ‘Ulémas du Tasawwuf eux-mêmes assistaient aux séances du Dhikr et du Sama’. Aujourd’hui, l’autre il a appris deux mots sur sa religion, et il vient te dire, non, c’est pas bien, depuis quand on rentre la musique ici, et tout. Tu vois, c’est comme ça qu’on ne fait pas avancer les choses. Si Mohamed Toujgani sait cela, on vient pas chanter comme ça dans les mariages, tu sais Si Hassan Ben Siddiq qui est une autorité par rapport à lui, me demande de faire du Sama’ quant je suis en visite chez lui. Et lui, là, il ne dit rien de spécial, mais il donne une image ou en tous les cas un regard qui n’est pas ça. Comme si on était à côté de la plaque. Et ça pousse plein 365 de jeunes à être coincés, on leur fait écouter des chansons de Nashîd mais on ne sait même pas ce qu’ils écoutent à côté. C’est bizarre, franchement, là où il y a des gens qui connaissent leur religion, il n’y a pas de problème, comme à la Zaouia ou ailleurs. Mais dès que tu vas près du peuple, on te juge. Et je trouve ça très fort ici en Belgique, j’veux dire en Europe. Mon ami, les gens sont coincés »369. Les musiques traditionnelles réfèrent aussi souvent aux références soufies ou aux productions discursives du passé pour légitimer la pratique musicale ou pour même s’arroger un caractère d’autorité, par la pratique d’un répertoire pluriséculaire. Notons que ces deux répertoires musicaux sont très à l’aise avec la dimension normative, quand se pose l’interdiction ou non de la musique en islam. Les références à partir desquelles va se puiser une authenticité se trouvent être la mystique et le passé. Ce sont portés par un maître ou par l’histoire que ces artistes vont se projeter sur scène et au devant des concurrents. L’accessibilité à la langue des références scripturaires religieuses et une culture livresque intéressante, autant qu’une pratique des musiques savantes, développe une autonomie par rapport aux discours francophones ou anglophones des leaders européens. Ces voix sont généralement perçues comme un pont important entre la jeunesse musulmane, désarabisée par exemple, et les sources de l’islam. C’est pourquoi la plupart des intellectuels francophones et anglophones qui touchent la jeunesse musulmane européenne se retrouvent le plus souvent cités dans les répertoires de musiques urbaines, ainsi que dans le Nashîd des années 2000 : Tariq Ramadan, Tareq Oubrou, Zakaria Seddiki, Farid Abdelkrim, etc. Tous s’expriment dans des langues européennes lorsqu’ils s’adressent à des publics musulmans. Les moments du culte (prière du vendredi,…) nécessitent aussi des efforts de traduction vers les langues nationales de résidence. Ce dernier aspect d’adaptation aux publics particularise les pratiques religieuses en Europe. Les visions de l’islam et du monde, les modèles de société développent des schémas d’alliances entre religieux et musical et des tensions nouvelles entre leaders et artistes. Nous proposons de confronter, par le biais de la musique et des choix des artistes, les intellectuels modèles de sociétés que proposent Tariq Ramadan et Tareq Oubrou. Le modèle de société du premier consiste à prôner une société de droit où la multiculturalité a toute sa place. D’un côté, le droit serait appliqué égalitairement 369 Entretien avec Rafik El Maai dans un restaurant turc de la commune de Saint-Josse à Bruxelles, 24 mars 2007. 366 entre tous les citoyens et de l’autre, un effort de lecture quant à la possibilité de s’enraciner dans le paysage européen serait étudié par les musulmans (Ramadan, 1999). La principale ligne de conduite du discours de Tariq Ramadan, concernant la présence musulmane en Occident, consiste en une tentative de montrer que la rencontre entre musulmans et constitutions européennes est plus que possible. Pour l’intellectuel, les chiffres et les faits confirment que le mariage est une réussite et que l’on peut être autant musulman que citoyen européen. Le concept de minorité religieuse, à laquelle on appliquerait un « Fiqh de minorités » (CEFR), est caduc. Cette approche disqualifie deux attitudes : d’une part, celle qui consiste à rendre les lois nationales plus restrictives à l’égard des musulmans, notamment celle issue de la Commission Stasi, de l’autre celle qui pratique une religion en déconnexion avec les réalités locales, dans les « ghettos mentaux » ou dans les lectures extrémistes de l’islam (Ramadan 2003). Dans ce cadre général, le travail de Tariq Ramadan sur la culture a été de mettre en évidence le passif de la question normative en interférences dans les pratiques musulmanes contemporaines. Une démarche pédagogique a ainsi été entreprise dans son ouvrage « Être musulman européen » (1999), où il consacre un point à la question culturelle. Il passe en revue les positions canoniques classiques sur la musique, la photographie, la sculpture, et tente de proposer les pistes d’une « culture islamique européenne ». Nous sommes là à l’intersection des identités entre l’Europe et l’islam. L’auteur ne va cesser de revenir sur ce concept afin de proposer une alternative de consommation artistique à la jeunesse. La culture étant située dans le champ du divertissement et du temps libre, il faut l’investiguer à partir d’une démarche sélective des musulmans et d’une éthique de la créativité. Parallèlement au champ de la réflexion, Tariq Ramadan avait mis sur pied une structure associative en France, l’APAM (Association pour la promotion des artistes musulmans), qui gère, depuis, son bureau à Paris. Un concours avait même été lancé en 1999 afin de canaliser dans la francophonie la créativité musulmane. Les réponses à l’appel ont étés massives, depuis la France jusqu’à la Suisse, en passant par le Sénégal. Mais les gestionnaires de ce dossier n’ont jamais su faire aboutir le projet. La structure est devenue l’Association pour la promotion des auteurs musulmans. 367 C’est dans cet état d’esprit qu’a eu lieu la rencontre entre Tariq Ramadan et le slammeur Abd Al Malik (Abd Al Malik, 2004). L’aspect collectif et entriste dans les contenus avait gêné le jeune rappeur, et jusqu’à 2010 les contacts avaient été rompus. Aujourd’hui, Tariq Ramadan continue de développer des relations privilégiées avec des artistes du Nashîd en Grande-Bretagne, avec des icônes comme Yusuf Islam et avec les rappeurs français tels que Kery James ou Médine Zaouiche. Les premiers retrouvent sans doute l’énergie d’un revival civilisationnel musulman, autant qu’une motivation personnelle où chacun peut faire quelque chose pour faire évoluer les regards portés sur les musulmans. Les deux derniers rappeurs retrouveraient plutôt, dans le discours de Ramadan, une charge revendicatrice où les droits ne sont pas négociables et où la lutte contre les discriminations devient centrale. Quant au modèle de société du second, on retrouve plutôt un schéma d’adaptation au contexte, au travers du concept de « Sharia des minorités ». La démarche invite les musulmans, démographiquement minoritaires, à s’adapter à leur société, en ne réactivant de leur pratique que ce qui est essentiel. La discrétion, le dialogue et la contribution au bien-être général sont les moteurs du discours oubrouiste. Lorsque nous invitâmes l’imam bordelais aux séminaires du CISMOC à Bruxelles, dans le cadre de la présente recherche, il tenta à maintes reprises d’esquiver la question du normatif religieux portant sur la musique. Il nous conseilla de nous focaliser sur la question de l’éthique dans le traitement de l’esthétique et de la culture. Il fallait selon lui extirper l’essence de l’islam sans s’adapter aux attentes des masses musulmanes formatées par le juridisme à tout-va. Le musulman se doit de rassurer dans une société crispée par la présence musulmane, et les revendications offensives de Médine ou de Diam’s ne rentrent pas du tout dans le schéma artistique de Tareq Oubrou. Il nous a informé qu’il avait poussé des artistes bordelais de Raggamuffin à pratiquer dans des structures musulmanes. Tareq Oubrou est surtout un des inspirateurs français du slammeur et rappeur Abd Al Malik370 . Ce dernier, inspiré du soufisme, n’en est pas moins une sorte de personnification du discours de Tareq Oubrou. 370 Rappeur, slammeur et auteur strasbourgeois d’origine congolaise. Il se convertit à l’islam et suit les voies du mouvement Tablîgh avant de s’impliquer dans la voie soufie marocaine de la Butchîchiyyah. 368 3. Le facteur de notoriété : analyse de cas et interaction avec le public La société globale de consommation propose un grand marché artistique, qui prend pied sur les carrières parfois volatiles des artistes. Le succès, qui construit la notoriété d’un groupe ou d’un chanteur, n’a de réalité qu’à partir d’un ensemble de fans qui reconnaît à l’artiste sa qualité et sa virtuosité. Le modèle stratégiquement construit pour le succès, ou comme conséquence du succès, consiste également à créer ou à recomposer du lien social. La star propose un corpus de références communes au groupe dont il est l’articulation. Les communautés de fans se constituent en clubs, en sites, en codes, … Par un grand accès aux technologies, capables de dupliquer les représentations artistiques (les supports discographiques classiques et l’ensemble des nouveaux médias), les jeunes invitent le chanteur à pénétrer leur univers de loisir. La facilité d’accès à la consommation, associée au plaisir de l’écoute, développe une surreprésentation des artistes dans la réalité quotidienne du consommateur. Parmi ces chanteurs, se trouvent des musulmans qui font ainsi rêver une partie de la jeunesse européenne. Il n’est donc pas question de savoir qui propose du rêve, mais bien comment chacun le propose. Ce rêve peut se traduire par la projection de soi dans l’avenir, par la présentation de modèles sociétaux, par des manières d’être, etc. L’observation des contenus musicaux consiste en des projections idéalisées du public vers la scène. Cette opération peut se réaliser de façon volontaire ou non. Les thématiques textuelles, les mises en scène et les procédés mis en œuvre quant aux distillations du chanteur dans le grand public sont, à cet égard, très éclairants. Les compétences purement artistiques seraient ainsi conditionnées à l’offre de modèles ou de projets comme issues pour la jeunesse. La construction de la notoriété est donc plurielle. Notons aussi que l’univers du Show-business a plongé des artistes dans des pressions telles que la notoriété est devenue une véritable souffrance. La rappeuse parisienne Diam’s a plongé notamment dans une dépression profonde. Elle a été poussée à l’isolement (voyage en Afrique, internement psychiatrique et retour à la religion), et ce jusqu’au retrait de la scène pendant toute l’année 2008. Cet exemple de notoriété, difficilement gérée, est un indicateur assez intéressant de la complexité des constructions de carrières, de la part d’artistes 369 musulmans, au regard de la communauté musulmane, des médias, du public ou des industriels de la musique. Notre échantillon d’artistes combine le facteur du succès à celui de la visibilité de l’islam et révèle que les audiences sont de plus en plus larges et que leur rôle de médiateurs sociaux est très souvent engagé. Ainsi, la notoriété de chanteurs musulmans développe un nouveau leadership musulman : une sorte de voix people de l’islam européen. Retenons quelques exemples assez illustratifs où se jumèlent les indices de notoriété et ceux de l’islam : l’italien Akhenaton, alias Philippe Frangione, est un musulman converti de Marseille. Il est l’une des icônes les plus respectées de la discipline du rap et ce jusqu’aux Etats-Unis ; son charisme et son autorité font de lui une des voix de l’islam. Le parisien Kerry James a été, lui, plusieurs fois disque d’or en France. Ce dernier a notamment invité Charles Aznavour sur son dernier album rap (2008). Sefyu, qui est un autre rappeur parisien, a été nommé « artiste révélation du public de l’année » lors des Victoires de la musique 2009. Le strasbourgeois Abd Al Malik est, quant à lui, régulièrement invité sur des plateaux télévisés français. Il s’est vu décerner un certain nombre de prix en France et bénéficie d’une image médiatiquement confirmée371. L’artiste londonien Sami Yusuf, au succès globalisé, a bouleversé, depuis son émergence en 2005, le rapport de la jeunesse musulmane pratiquante à la musique. Le havrais Médine Zaouiche et ses albums « 11 septembre » (2004), « Jihad » (2005), « Table d’écoute » (2006) ou « Arabian Panther’s » (2008) déterminent une voie rapologique puriste, offensive et fortement impliquée dans différentes causes locales et internationales. Le bruxellois Manza, à la plume engagée, s’est frayé un chemin dans le collectif belge des poètes « Passa Porta », et il revoit aujourd’hui la Constitution européenne en vers ; son empreinte dans le milieu rapologique bruxellois et francophone fait autorité dans le genre. Le controversé Salaheddin, qui se qualifie de « plus grand cauchemar des Pays-Bas », auteur de la célèbre chanson « Het land van… », est la personnalité rap la plus en vue du pays. 371 Il s’est fait connaître avec l’album « Gibraltar » (2006), dédié au maître de la confrérie mystique marocaine Boutchichiyya à laquelle il appartient, et celui plus récent intitulé « Dante » (2009). 370 Allier le concept de notoriété à celui de religiosité donne naissance à une production inédite de profils musulmans. 3.1 La notoriété artistique comme modélisation du musulman contemporain A l’instar du cinéma (Decordova 1990), le monde de la musique fascine et invite à l’empathie, ainsi, jusqu’au mimétisme des chanteurs par les appréciateurs. La surenchère sur des détails de la vie des uns ou des autres montre autant la construction que la projection dans le vécu du chanteur. Dans un cas extrême, le nombre de fans se suicidant à l’annonce du décès de grandes icônes de la musique illustre bien la dérive de la fabrique de l’exceptionnalité de l’artiste et du suivisme qu’il encourt. Des publics aux identités plurielles font ainsi face à des « modèles identitaires », depuis les salles de concerts. Ceux-ci s’incarnent par le scénique et vont jusqu’à se confondre avec le réel. Mais tel est le désir du fan : faire fusionner les émotions ressenties à partir de la scène, avec tout ce que le chanteur est censé être dans la vie. Le fan, perméable aux constructions identitaires qui s’établissent sur celles des chanteurs, est invité à partiellement abandonner son identité. La situation se présente au moment de la reconstitution d’univers idéels déployés notamment sur la scène ou à l’écran. Le chanteur est ainsi un « produit » qui déborde le simple cadre de son expression. Le fait que l’artiste mobilise ses idées, son image, sa sensibilité au travers du média artistique, lie inévitablement l’exprimant qu’il est à son expression musicale et à ses représentations par l’image. L’univers dans lequel l’artiste invite le public se referme quelquefois sur lui et sa notoriété est très souvent due à une essentialisation du chanteur à sa discographie. Il s’installe alors une sorte de contrainte indirecte autant qu’une reconnaissance miroir, qui participe d’une projection dans le mythe que « l’autre » propose. Plus que de vendre seulement des images ou des produits, les nouvelles stars (Morin 1957) ou icônes sont des modèles de l’être fun dans le monde contemporain. On le porte en soi et l’artiste dépasse très vite le cadre du morceau musical ou de la réclame. L’image de l’artiste sert de projection dans un nouveau nous. Elle nous met en tension pour être dans l’avant-garde de la mode et de la vitesse de son changement. L’image tend à nous rendre meilleur, à espérer nous faire devenir meilleur, à le rêver du moins. 371 Ce sont ces couches de représentations qu’il convient d’éplucher afin d’observer les constructions identitaires au sein desquelles s’associe la notoriété au religieux. La proximité générationnelle, discursive et musicale est donc plus importante pour les jeunes publics que le comblement d’une carence de leaders religieux en Europe. 3.1.1 La fabrication de la notoriété La maison de production, l’entourage de l’artiste, les effets des productions et la nature de la réception des produits jouent alors un rôle sur les trajectoires biographiques fantasmées des artistes. Des motifs lucratifs, d’admiration débordante ou de recherche publicitaire sont à l’origine de ces effets secondaires de la pratique professionnelle. Le consommateur, conquis, se laisse projeter au travers du monde fictif des productions proposées – les clips, les albums, les produits dérivés –, et au travers des produits commerciaux produits à l’effigie de l’artiste (Leclercq 1984). Beaucoup d’annonceurs s’associent à des artistes, en effet, pour vendre leurs produits. On retiendra notamment les marques de vêtements que portent les chanteurs ou celles des souliers qui font la mode du moment. En plus d’offrir son image à des publicitaires vantant, contractuellement, les mérites d’un produit, l’artiste de notoriété peut être promu par une ligne de vêtements qui l’habillera en permanence. Ce sont par les artistes et les canaux les diffusant que se pérennisent en hypermodernité les identités et les consommations. Cette focalisation sur les artistes découle du fait que ces derniers sont particulièrement capables de toucher des milliers de jeunes à travers le monde. L’impact de chaînes télévisées mondialisées consacrées à la musique est important : MTV touche à elle seule plus d’un demi-milliard de consommateurs (Barber, 1996). Du côté des artistes, le jeu de la dualité est parfois savamment entretenu. Mais cette confusion des ordres peut être involontaire, et l’artiste se sent alors pris dans la vague de la rumeur et du supposé dont il lui sera difficile de se détacher. L’image comme mirage entretient donc les regards. Nous ne pouvons donc analyser les trajectoires de notoriété artistique sans tenir compte, d’une part, de la complexité de la dialectique qui s’opère entre le public et l’icône, et, d’autre part, de la distinction entre la part réelle du vécu de l’artiste et 372 celle construite aux fins de la marchandisation de ses produits. L’analyse porte donc sur des succès et des notoriétés publiques pétris par la réalité, la rumeur, les effets d’annonce, les blogs de fans, la presse people, etc. 3.1.2 Les soubassements de la notoriété musulmane Le fan qui s’inscrit dans la matrice de la production de l’artiste musulman en vient à partager sa vision, et le message qu’il véhicule dans ses chansons. Les messages de tous les artistes se retrouvent sur le commun de la réception des produits : ce sont tous des marchands de concepts, de morales, d’idées, de fantasmes, de rêves. Même les plus réalistes et les plus crus s’y englobent. L’américaine Lady Gaga (Herbert 2010) défend la communauté Gay et prône l’épicurisme par le sexe et l’argent372, l’irako-canadien The Narcicyst clame moins de sécuritaire à l’égard des musulmans en Amérique et la libération des pays musulmans par les occupants373, les Britanniques Shaam, qui se présentent comme « pionnier du Nashîd traditionnel », centrent leur chant religieux sur l’amour de Dieu et sur l’importance de la pratique religieuse374, etc. Tous ont quelque chose à vendre par la musique et le vaste marché de l’offre crée des consommations parfois très contradictoires. Quand il s’agit de chants thématiques rattachés à l’islam, les frontières sont tout aussi peu étanches. Une partie de la jeunesse musulmane recherche des modèles musulmans qui leur ressemblent et où s’associent le fait d’être pratiquant et celui d’être de son temps. Parler du respect et de la fraternité musulmane, de l’amour des autres et de l’humilité, autant que de l’importance de la pratique rituelle engage en premier l’émetteur. Une réalité artificielle, scénarisée au travers des produits, crée, dans le chef du récepteur, des confusions entre l’identité réelle de l’artiste et celle qu’il propose dans ses productions. Sami Yusuf est un chanteur, mais il est avant tout perçu comme un musulman idéal : pratiquant, à la mode de son temps, respectueux des parents et doué d’un talent incontesté. La couverture de sa carrière, que nous suivons depuis 2006, laisse 372 Cf. http://www.ladygaga.com, Consulté le 12 mars 2010. Cf. http://www.myspace.com/euphrates, Consulté le 2 décembre 2009. 374 Cf. http://www.shaamgroup.com/, Consulté le 24 février 2008. 373 373 apparaître que son public est majoritairement issu de la gente féminine et d’un public de familles. La nature du consommateur divulgue celle de l’image : Sami Yusuf serait donc ce mari ou ce gendre idéal. 3.1.3 Les pièges de la notoriété Face à des auditoires exigeants, réclamant toujours plus de dons de soi de la part l’artiste, les situations se tendent. Le fan, qui veut lire la véracité du produit qu’on lui propose, se met à chercher le symbole au-delà de la scène et pousse l’exigence jusqu’à désirer faire correspondre les biographies réelles des artistes aux personnages mis en texte, mis en scène. L’admirateur s’invite alors à filtrer, à appréhender les dernières informations qui portent sur la vie privée ou artistique de l’artiste. Parfois, le fan monte au créneau pour faire part de sa désillusion ou défendre l’honneur bafoué de l’artiste. Les commentaires sur les forums de discussion ou en bas des sites de partages de vidéos montrent la fertilité et la profusion des de l’implication des consommateurs. Les trajectoires artistiques idéalisées sont, de fait, soumises aux relectures permanentes. Le 2 novembre 2009, on pouvait lire sur le Blog de Jules Allain, un fan de la rappeuse Diam’s, le commentaire suivant : « Cette information, que j’ai apprise hier, me met hors de moi. Je suis déçu. Je m’attendais à tout sauf à ça. Diam’s, musulmane, briseuse de ménage, mariée à un homme qui ne serait pas vraiment divorcé ? Mais que se passe-t-il finalement dans la tête de la rappeuse qu’ici je défendais becs et ongles, becs et hanches aussi, avec conviction après sa conversion ? Closer nous révèle donc que le mari de Diam’s, Aziz, est déjà marié à Farah et papa d’une fillette de 4 ans. Aziz serait bigame car ses mariages avec Diam’s et Farah ne seraient que traditionnels. Quant à la fillette, elle vivrait la plupart du temps à Neuilly chez Diam’s, avec Aziz qui aurait simplement dit à la chanteuse qu’il avait une fillette… Mais les photos de Match avaient mis la puce à l’oreille de Farah, la femme trompée. Elle venait pourtant de fêter les 30 ans de son mari. »375 La presse à scandales prend ainsi le relais des contradictions ou des corrélations de l’artiste. Le chanteur, « vendeurs de symboles », perd alors la maîtrise de sa vie privée dans le sillage. La rappeuse Diam’s, toujours, dans le premier titre de 375 Cf. http://allainjules.wordpress.com/2009/11/02/diams-la-voleuse-de-mari/, Consulté le 15 mai 2010. 374 son album « SOS », sorti en 2009, propose un dialogue entre la personne de Mélanie et celle de Diam’s, c'est-à-dire entre l’artiste du privé et celle du public. La première allant même jusqu’à accuser la seconde de l’avoir perdue sous les projecteurs. La seconde rétorquant que c’est tout de même grâce à cette surexposition qu’elle peut aujourd’hui remplir le frigo de sa mère. 3.2 Les notoriétés non médiatiques Alix Mathurin alias Kery James a vu le jour le 28 décembre 1977, à Pointe-àPitre en Guadeloupe. Ses parents sont d’origine haïtienne376. Âgé de 8 ans, il arrive avec sa mère en France métropolitaine. Il sera placé en pension et connaîtra des moments particulièrement difficiles, du fait de l’éloignement de sa mère 377 . Kerry James va relater les détails de ces perturbations pendant l’enfance dans le titre « 28 décembre 77 », qui dure plus de 11 minutes378. L’artiste ne compte pas parmi les derniers arrivés du rap. Il est même un des pionniers de la discipline en France. Sa carrière musicale a débuté avec un texte portant sur le racisme. Le jeune rappeur est alors âgé de 11 ans. C’est Manu Key, un de ses aînés du quartier et reconnu dans le rap des années 1980, qui le stimule d’avantage dans l’écriture. Sa participation à un atelier d’écriture va le pousser plus loin encore. Il va y être remarqué par un artiste bénéficiant d’une grande notoriété médiatique Claude M’Barali alias MC Solaar. Ce rappeur sénégalo-tchadien va lui permettre 376 Ceci expliquera notamment l’implication forte de l’artiste pour assister les sinistrés du tremblement de terre survenu en 2010 à Haïti. Kery James sera, sur l’ensemble de la scène artistique française, l’une des chevilles ouvrières de la solidarité envers les rescapés de ladite catastrophe. 377 « Deux noms fusent, la Tournelle, l'école privée où il était en pension, et Vasse, celui de la famille d'accueil qui l'hébergeait les week-ends. Le reste de son passé yvelinois s'est estompé. «J'ai appuyé sur un bouton et tout effacé.» C'est l'image qu'utilise Kery James pour expliquer qu'il a gommé certains souvenirs de son enfance passée dans le département des Yvelines. […] Sa mère trouve un logement d'une pièce à Orly (Val-de-Marne). Alix et une de ses sœurs partent eux dans l'Ouest parisien. «Mes parents haïtiens d'origine sont très attachés à la culture et au savoir. Mon père nous a envoyé en France pour avoir accès aux études. Il s'est sacrifié, la pension, c'était au-dessus de ses moyens.» Cet internat, ce sera l'école privée La Tournelle, fondée en 1947 à Septeuil. Le futur Kery James y côtoie des enfants de bonne famille. « Le week-end, la plupart des gosses rentrait chez eux. J'ai eu quelques problèmes d'adaptation. Je souffrais de ne pas pouvoir rentrer voir ma mère. ». Cf. http://www.leparisien.fr/loisirs-et-spectacles/kery-james-revient-a-guyancourt-14-02-2009411322.php, Consulté le 2 mars 2009. 378 Kery James, « 28 décembre 1977 », Savoir et vivre ensemble, Naïve, 2004. 375 d’enregistrer, à l’âge de 13 ans, un morceau sur son premier album intitulé « Qui sème le vent » (1991). Ce dernier connaîtra un succès retentissant et permettra de diffuser le nom de Kery James : construction d’une notoriété par l’étonnement, video qui circule, bande de gamins qui traitent de choses graves. A partir de là, le jeune rappeur se développe un style au sein d’un groupe intitulé « Idéal Junior ». La plupart des membres continuent de se côtoyer en 2010, et beaucoup font toujours partie du collectif que revendique Kery James (Cf. Chapitre 10). La notoriété, dans les cités locales et au sein du milieu du rap, va se construire sur la plume virulente de Kery James. L’artiste a alors un style très incisif, provocateur et violent. La mort violente de son acolyte Las Montana en 1999 va plonger l’artiste dans une période de doute, de remise en question fondamentale, tant sur sa carrière que sur des questions existentielles fortes. Ce passage douloureux va le conduire jusqu’à la conversion à l’islam. Après une annonce de retrait du rap et un renoncement total à la musique, le rappeur finit par y revenir. Le souvenir resté vivace de son ami décédé et des raisons religieuses liées à la norme le contraignent à modifier radicalement son style, tant dans le fond que dans la forme. Kery James passe ainsi du rap dit Hardcore au rap où s’invite le Nashîd, et ce jusqu’au rap dit conscient. En 2001, il signe son premier album personnel : « Si c’était à refaire ». Il est projeté disque d’or et étonne, tant par les propos matures que par l’absence d’instruments à vent et à cordes. L’album est sacré, malgré ces changements, disque d’or en France. Très vite, l’image de Kery James devient celle du grand frère de banlieue, prônant l’union de la jeunesse et le respect des autres. C’est dans ce sens qu’il réunit, en 2004, plus de 30 artistes pour partager son projet musical « Savoir et vivre ensemble »379. On y retrouve des chanteurs de tous bords, mais aussi des figures emblématiques du monde sportif. Le projet est, entre autres, une réponse claire aux événements du 11 septembre 2001. Celle d’un musulman montrant qu’une image 379 Kery James, Savoir et vivre ensemble, Naïve, 2004. 376 positive de l’islam existe et que c’est celle-là qu’il faut aussi savoir pour vivre ensemble380. En 2005, l’artiste est à l’intersection entre son style incisif des premières heures et l’album de 2004, plus religieux et didactiquement moralisateur. 3.3 Notoriété et réconciliation identitaire L’année 2008 annonce la sortie de l’album « A l’ombre du Show-business ». Ce dernier projette l’artiste dans les meilleures ventes dès les premiers jours. Avec plus de 100 000 albums vendus en France, Kery James voit encore son travail récompensé d’un disque d’or. L’artiste est respecté dans le milieu, les foules l’acclament comme un artiste de grand talent, Charles Aznavour le considère comme un poète et les salles de concerts sont quasiment pleines à chacune de ses représentations. Fort de ce succès, Kery James se presse de rentrer en studio pour sortir, en 2009, un autre album « Réel ». La situation entraîne des jalousies, qui débouchent parfois sur des affaires médiatiques ou judiciaires. Le point de départ critique de cette revendication de l’islam est survenu avec un autre artiste du rap, tardivement arrivé dans la musique. Mc Jean Gab1 manifeste d’ailleurs fièrement le fait qu’il mange du porc. Cette identification par le choix culinaire est clairement une prise de position face à des artistes musulmans du rap. Kery James et son ami le rappeur Rohff ont dû s’expliquer sur des échauffourées qu’ils auraient eues, en 2007, avec un rappeur parisien du nom de Mc Jean Gab1. L’artiste encenseur, Mc Jean Gab1, avait clairement accablé Kery James de critiques offensantes et rendues publiques dans une chanson. Le titre de la chanson de MC Jean Gab1 est évocateur du contenu réservé aux artistes cités : « J’ t’emmerde ». Le morceau interprété fustigeait la majeure partie des icônes du rap français. Le grief sur Kery James visait l’exploitation supposée de l’image de religieux dans le milieu du rap. MC Jean Gab1 reproche en effet la mise en évidence d’une pratique religieuse, qu’il juge tendanciellement orientée pour la vente. 380 Kery James, « Intro », Savoir et vivre ensemble, Naïve, 2004. 377 Le marché du rap est saturé par des revendications de légitimité où le fait d’appartenir « à la rue » augmente la crédibilité des productions de l’artiste. Avoir fait de la prison, avoir une expérience de la délinquance ou s’inscrire en « repenti » et dans la moralisation de la jeunesse jouent en faveur d’une reconnaissance et donc de la vente. Sur cette anecdote conflictuelle entre artistes du rap, on parvient à lire l’importation du rap américain, avec toutes ses dérives. La logique du clash entre rappeurs américains s’est parfois jouée en rivalités entre côte Ouest et côte Est. Elle a pu aboutir à de violents homicides de rues, par armes à feu et jusqu’ici non élucidés. Ces séries meurtrières ont entraîné dans le courant des années 1990 la disparition de rappeurs tels que Tupac Shakur ou Notorious BIG. En France, nous ne sommes pas au niveau des conflictualités entraînant la mort de personnes, mais des heurts avec violence physique ont bien lieu. En plus de menaces verbales et de « clash » par raps interposés, les événements dérivent jusqu’à l’affrontement physique. Le rappeur Sinik avec Booba, Kamelancien et La Fouine ne sont que quelques exemples de violence aboutie ou presque. Kery James est, précisément, accusé d’avoir frappé le rappeur sur le périphérique de Paris. Son image de grand frère, de garant de la morale dans le rap français, de celui qui prône l’union et le respect, et surtout de musulman plein de sagesse, a été mise à mal. Les commentaires d’internautes incrédules à propos de l’implication de Kery James dans ce fait divers ont même été jusqu’à l’écarter du récit. Il ne pouvait, au vu de ses discours et de ses chansons, se retrouver dans pareille situation. Et pourtant. L’artiste prend alors la peine de s’expliquer en détails sur les faits. Une vidéo de quelque dix minutes, consultable sur Internet381, revient sur l’incident en question. Ce compte-rendu est nécessaire dans un milieu où la crédibilité est un facteur de vente et où le respect du public passe par des explications sur des canaux de proximité. Internet est bien le meilleur matériau pour approcher la jeunesse. Le défi est alors pour Kery James de briser la rumeur, de donner un visage humain à son parcours, sans toutefois rejeter tout le patrimoine textuel qui fait l’artiste. C’est pourquoi il reconnaît dans un certain nombre de ses morceaux qu’il doit s’humaniser, qu’il est fait de qualité et de défauts. Il dira même explicitement 381 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=XRQ7r9GOVpU, Consulté 21 avril 2008. 378 dans son album à « l’Ombre du Show Business » que s’il devient violent, l’islam n’y est pour rien. Il répétera ce passage à deux reprises en précisant « j’répète pour qu’tu comprennes bien ». Et plus loin de dire : « j’échoue, mais j’essaie ». Il y a là une double distinction qui rappelle qu’il ne faut pas confondre les prestations artistiques et la vie de tous les jours des artistes. Mais aussi qu’il ne faut pas mêler l’islam et ses principes avec les musulmans et leurs pratiques. Ce mode de distinction sera la trame de la plupart des artistes musulmans concernés par notre recherche. Les va-et-vient de Kery James entre la musique et son retrait s’expliquent par les tensions personnelles que l’artiste vit intérieurement avec sa religion. Son appartenance au mouvement des Ahbâch, qui n’est jamais expliquée, reste la zone d’ombre qui plane sur le chanteur. Il est chaque fois pris dans l’engrenage d’une double allégeance supposée. Il est parfois soupçonné de faire de la Da’wa discrète pour ramener les jeunes musulmans vers les structures des Ahbâch en France. On se souvient d’avoir vu des mails de personnes issues de structures musulmanes, demandant de ne pas acheter les albums de Kery James du fait de son appartenance au mouvement. Cette polémique qui a éclaté en 2004 faisait suite à la sortie de l’album le plus « religieux » de l’artiste. L’aller-retour entre la musique et le choix de la religion trouve aussi son élément explicatif dans la difficulté à gérer les pressions de la part du milieu du rap. Kery James et son collectif se sont en effet positionnés sur Paris, comme les tenanciers du rap « réel », giflant au passage un certain nombre d’expériences rapologiques, sans pourtant citer de noms. En se plaçant au dessus de la mêlée, l’artiste a inexorablement entraîné sur lui une série de rancunes finissant parfois en troubles ou en règlements de compte. Des concerts de Kery James ont parfois été annulés en France pour intrusion de bandes contestant la prestation de l’artiste. Bien que cet aspect reste minime et que l’image de l’artiste soit restée celle d’un rappeur de grand talent à l’ image respectable, la pression peut jouer sur les sorties de Kery James du champ musical. Lors d’un concert aux « Nuits du Botanique » à Bruxelles, le rappeur parisien Rocé nous faisait part de son constat quant à l’émergence d’artistes musulmans revendiquant de l’islamité dans le paysage rapologique français. Il citait le nom de Kery James et de Médine notamment. Pour lui, Médine semblait être le plus sincère dans cette mise en image et en texte de son appartenance. Pour Kery James, il voyait 379 les faits comme une tactique, visant à le protéger de certains milieux des banlieues qui pourraient lui être hostiles. Le rappeur n’a pas voulu nous fournir plus d’éléments en ce sens, mais, pour notre part, nous pensons qu’il est surtout fatigué par le manque de reconnaissance médiatique après 20 années de pratique du rap. Il doit sans doute, au vu de son amertume affichée vis-à-vis des médias, souffrir de cette amnésie. La signature auprès de labels officiels et la vente honorable de disques ne lui assurent pas la place qu’il estime lui revenir de droit. Il passe à côté de toutes les nominations officielles ou se voit reclus dans l’éternelle position de second. 3.4 Notoriété et bannissement : régulation étatique et procès médiatique Des textes festifs, humoristiques ou à orientations commerciales ont vu le jour avec le succès du rap à la fin des années 90. On y retrouve des musulmans qui n’affichent pas nécessairement leur islamité. Le cas emblématique de Benny B représente magistralement la tendance. Le pôle puriste du rap, c'est-à-dire le courant de rupture de la tendance dominante ou en marge des circuits commerciaux, concentre beaucoup d’artistes musulmans. La scène du rap a donc su conserver, malgré la tentation du commercial, une ossature revendicatrice déterminante. Elle va se manifester à certaines occasions, sur des thématiques particulières (terrorisme, intervention de la police, insulte au sein des pays de résidence,…) au point de pousser des gouvernements européens, français surtout, à la censure de quelques groupes. Prenons l’exemple d’un cas d’école intéressant à ce propos. Le groupe de rap La Rumeur, dont l’un des principaux membres est musulman (2 sur 4 des rappeurs sont musulmans), a été poursuivi par le ministère de l'intérieur pour des propos tenus par Mohamed Bourokba alias Hamé. Le groupe français La Rumeur382 est fort respecté par le public du rap français. Il est catalogué comme un groupe puriste, c'est-à-dire possédant des sonorités et des textes lourds. Malgré son répertoire noir et photographique mettant en jeu les problématiques de la banlieue, de l’immigration et du colonialisme, il parvient tout de même à faire rêver une jeunesse qui se retrouve dans les contenus et dans le combat des artistes. 382 Cf. Le site officiel du groupe : http://www.la-rumeur.com/, Consulté le 22 août 2009. 380 Notons que La Rumeur est un des seuls groupes de rap avec des artistes au bagage universitaire conséquent en France. Ils ont un franc-parler lors des passages sur le petit écran, que ce soit dans les émissions de Marc-Olivier Fogiel, « On ne peut pas plaire à tout le monde » sur France 3383, ou de Thierry Ardisson, et ils gardent une ligne de conduite cohérente dans leur discours. Ils fustigent par exemple un des anciens leaders de SOS Racisme, Malek Boutih (1964), de Skyrock, notamment, au cours de l’émission talk-show sur France 2, « Tout le monde en parle » (19982006)384. Hamé est né en 1975 en France. Cet originaire de Perpignan arrive à l’âge de 17 ans à Paris, dans le but de poursuivre ses études. Hamé possède un diplôme d’études approfondies de cinéma et de sociologie des médias. Il a passé une année à approfondir ses études à l'Université de New York Tisch School of the Arts. Artiste d’origine musulmane et principal leader du groupe formé en 1997, Hamé a très tôt donné une orientation engagée à son groupe, qui qualifie son rap de « rap d’immigrés »385. Le cocktail musical et les contenus que proposent La Rumeur sont autant un rap politiquement engagé qu’un discours de contestation radicale du traitement réservé à une partie de la population française386. Leur rapport à l’univers des artistes se calque sur les contenus des productions. Les engagements des uns et des autres vont déterminer la construction d’un réseau de rap engagé. Avec des profils comme ceux de Rocé, de la rappeuse marseillaise Kenny Arkana ou de Casey ont comprend comme une évidence ce qui fait la transversalité du réseau : l’engagement et la contestation des états de fait structurels : « Hamé s’est toujours pensé comme un « contre-pouvoir culturel et symbolique... Et désormais politique ». Comme Ekoué, il ne veut pas verser dans les prêches béni-oui-oui de Grand Corps Malade, autre figure de rédemption quasi christique: parce qu’il est né et a grandi en Seine-Saint-Denis, nombre de médias font 383 Cf. http://www.dailymotion.com/related/x5zv2/video/x8t7v_la-rumeur-interview-marcolivierfog_music, Consulté le 22 août 2009. 384 Cf. http://www.dailymotion.com/video/x5zv2_la-rumeur-tout-le-monde-en-parle_events, Consulté le 22 août 2009. 385 Le groupe refuse de qualifier son expression de rap français : il dit ne pas être reconnu et affirme que leur expression a été bâtie dans la réalité de l’immigration. 386 Le bras de fer qu’il engage est une critique du système politique et médiatique dans lequel on enferme les revendications à l’égalité. L’acolyte de Mohamed Bourokba, Ekoué, qui est d’origine togolaise, lève le voile sur cet aspect des choses : « Ekoué évoque la «Françafrique » à propos des quartiers et considère les figures de banlieue qui habitent les plateaux télé comme autant d’alibis susceptibles de masquer la réalité. Ils sont nombreux, de Pointe-à-Pitre à Marseille, à penser depuis longtemps que le revenu minimum d’insertion (RMI) et un présentateur télé ne servent à rien d’autre qu’à anesthésier in fine la pensée critique. ». Cf. J. Denis, « Remettre le débat dans la rue. Rap domestiqué, rap révolté », in Le Monde diplomatique, septembre 2008, p.31 381 de ce dernier un porte-parole « positif », d’autant plus qu’il a surmonté un accident qui devait le laisser sans l’usage de ses jambes, et que ses textes chantent l’amour de l’autre, au-delà des « couleurs politiques ». « C’est le fruit d’une idéologie tiède, qui renvoie la jeunesse des quartiers à ses erreurs, à sa responsabilité individuelle, en évacuant les données socio-historiques, estime Hamé. Ces figures de la bonne conscience arrangent symboliquement les élites médiatiques et désamorcent les problèmes. » Sans les régler. Lui entrevoit dans les périodes de crise la vertu de faire tomber les masques... Et considère les émeutes de novembre 2005 comme « le mouvement social le plus important depuis dix ans en France »387. Hamé pose donc sa musique comme un porte-voix de la réalité que l’on tente de contourner dans le fond. Il dit incarner la légitimité d’un discours sur la rue, étant donné qu’il en est issu : « Quand ce sont des universitaires qui parlent de ces sales histoires, cela “passe” puisque ça ne se diffuse pas. Nous, on veut remettre le débat dans la rue. On a la légitimité du vécu, de nos familles. Manifestement, c’est gênant. Ces questions ne sont pas la propriété privée de La Rumeur. C’est un enjeu pour toute la société. »388 Dans un « fanzine » vendu avec l’album du collectif (« l’Ombre sur la mesure »), en avril 2002, Mohamed Bourokba écrivait : « les rapports du Ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété » (La Rumeur Magazine). Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Une plainte est alors déposée en juillet 2002 par le ministère de l'intérieur d’alors, celui de Nicolas Sarkozy (depuis mai 2002). D’autres propos permettent de mieux cerner l’univers de la production de ce fameux article titré : « Insécurité sous la plume d’un barbare »389 : « (...) au travers d’organisations comme SOS racisme, crée de toutes pièces par le pouvoir PS de l’époque pour contribuer à désamorcer le radicalisme des revendications de la Marche des beurs : l’égalité des droits devient l’égalité devant l’entrée des boîtes de nuit. La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique "Touche pas à mon pote !" ou "Vive le métissage des couleurs !", etc. ». Il y a aussi la déclaration suivante : « Aux humiliés l’humilité et la honte, aux puissants le soin de bâtir des grilles de lecture. A l’exact opposé des manipulations affleure la dure réalité. Et elle a le cuir épais. La réalité est que vivre aujourd’hui dans nos quartiers c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières, d’instruction bâclée, d’expérience carcérale, d’absence d’horizon, de repli individualiste cadenassé, de 387 J. Denis, Ibid. J. Denis, Op.cit. 389 Cf. La Rumeur, Magazine n°1, 29 avril 2002. 388 382 tentation à la débrouille illicite… c’est se rapprocher de la prison ou de la mort un peu plus vite que les autres… »390. L’assignation à comparaître au tribunal de grande instance se justifie pour le motif de « diffamation publique envers la police nationale ». Le verdict du procès rendu le 17 décembre 2004 conduit à la relaxe de l’artiste Hamé. Les propos figurant dans cet article ont été qualifiés par le parquet comme relevant de la « liberté d'expression » : « … replacés dans leur contexte, ces propos ne constituent qu'une critique des comportements abusifs, susceptibles d'être reprochés sur les 50 dernières années aux forces de police à l'occasion d'événements pris dans leur globalité. »391 Néanmoins, le procureur de la République fait appel de ce jugement en avril 2005. L’artiste Hamé est alors amené à motiver les propos tenus par des exemples concrets. Ce dernier cite une liste d’une vingtaine de cas et se penche surtout sur les ratonnades des années 1960 (avec pour paroxysme le 17 octobre 1961), jusqu’au 27 octobre 2005, en passant par les « étés meurtriers » du début des années 1980 : « Nous sommes dépositaires, héritiers involontaires de ce rapport avec la police, qui ensanglante l’imaginaire des quartiers »392 dit-il. Hamé comparaît devant la cour d'appel le 11 mai 2006 avant d'être relaxé le jeudi 22 juin 2006. Après ces deux jugements, le ministère de l'intérieur se pourvoit en cassation. Le 26 juin 2007, l'avocat général (Jacques Mouton) de la Cour de cassation demande la cassation de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 22 juin 2006. La cassation est motivée selon Jacques Mouton par le fait que les propos de Mohamed Bourobka (Hamé) « contenaient des faits déterminés à porter atteinte à l'honneur de la police nationale »393. Le 11 juillet 2007, la Cour de Cassation annule la décision de relaxe prononcée en faveur de Mohamed Bourokba (Hamé) et se conforme donc aux conclusions du 26 juin 2007 de l'avocat général. L'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Versailles le mardi 3 juin 2008 et le verdict sera prononcé le 23 septembre 2008. Le 23 septembre 2008, Hamé est définitivement relaxé dans l'affaire l'opposant au ministère de l'intérieur mais trois 390 La Rumeur, Op. Cit. En première instance, l'historien de la police Maurice Rajsfus avait rappelé que, dans le cas du massacre du 17 octobre 1961, il y a de manière avérée homicides volontaires avec préméditation. 392 La Rumeur, Ibd. 393 Ibid. 391 383 jours plus tard, un nouveau coup de théâtre surgit, puisque l'Etat décide de se pourvoir une nouvelle fois en cassation. Le 27 octobre 2009, une audience est organisée au Palais de Justice à Paris, devant la chambre criminelle de la Cour de Cassation. Mais le 10 novembre 2009, le dossier est renvoyé devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation. Si la relaxe prononcée par la Cour d'appel de Versailles est cassée, alors la Cour d'appel qui devra rejuger l'affaire sera tenue d'adopter la position de la Cour de cassation. Dans une affaire de presse écrite, ceci est sans doute, selon le témoignage de plusieurs avocats, unique dans l'histoire de la justice française depuis plus d'un siècle.394 Mais Hamé n’est pas le seul dans ce cas de figure. En effet, en novembre 2005, le député UMP François Grosdidier porta plainte contre divers groupes de rap français. Il invoquait le caractère d' « incitation au racisme et à la haine ». Alors que cette plainte était déposée dans le contexte des émeutes de l'automne 2005, de nombreuses personnes de gauche dénonçaient un « acharnement » comme des tentatives de censurer la parole des quartiers. Les groupes concernés ont été : Monsieur R395, Smala, les groupes Lunatic, 113, Ministère Amer et les chanteurs Fabe et Salif396. Une bonne partie de ces rappeurs sont d’origine musulmane et Fabe ainsi qu’Ali de Lunatic sont eux clairement engagés dans une pratique de l’islam et dans un discours où s’affiche l’appartenance à l’islam. Ces deux artistes sont aujourd’hui hors du circuit commercial, voire de la pratique active du rap. Ces artistes sont ainsi vus comme des résistants, des dénonciateurs du système, des « têtes brûlées », des « incorruptibles » subissant les multiples poursuites judiciaires de Nicolas Sarkozy ou claquant la porte de Majors du disque. Ces faits ont 394 Retenons aussi que deux agents municipaux et trois rappeurs sont passés en procès à Bobigny pour « injures » suite à un CD distribué dans la ville. Jean-Christophe Lagarde, député UDF et maire de Drancy, avait interpelé le ministre de l'Intérieur Dominique de Villepin en octobre 2004, lequel a saisi le préfet pour déposer plainte (chose faite le 18 novembre 2004). Le procureur a demandé des peines de 1000 à 3000 euros394. Catherine Peyge, la maire (PCF) de Bobigny, a lancé le même jour un « appel national pour la liberté d'expression », dénonçant une « dérive autoritaire qui voit la restriction de la liberté d'expression devenir monnaie courante ». Cf. « Catherine Peyge lance un appel pour la liberté d’expression », in L'Humanité, 25 avril 2007. 395 Monsieur R, poursuivi pour injure raciale par l'AGRIF, a été relaxé le 26 avril 2007. Attaqué pour sa chanson « FranSSe », Monsieur R avait déjà été relaxé le 26 juin 2006. Le tribunal correctionnel de Melun avait déclaré irrecevable la plainte déposée par le député UMP Daniel Mach, qui arguait d'un « outrage aux bonnes mœurs ». Cf. « Relaxe du rappeur Monsieur R, accusé d'injure raciale », in Le Nouvel Observateur, 3 mai 2007. 396 « Rap : la réponse aux censeurs », in L'Humanité, 30 novembre 2005. 384 suffi à forger d’eux une image d’exemplarité voire de héros pour une partie de la jeunesse française. Ce qui continue de séduire, chez eux, c’est le fait qu’ils aient tous les ingrédients en main pour pouvoir percer dans la grande distribution, mais qu’ils préfèrent continuer à se battre dans les réseaux alternatifs et par l’autoproduction. La séduction de leur profil et la notoriété qui en découle résident donc dans leur capacité à rester des « Outsiders » (Becker 1985) du star-system. Notons qu’ils ont par le passé signé auprès d’une grande maison de production. Le groupe a fini par rompre le contrat et aujourd’hui encore ils sont approchés par diverses structures de productions. 4. Notoriété au féminin : entre élection et déception La ténacité de Mélanie Georgiades la propulse en 2002, moment où elle signe auprès de Labels importants en France. Elle passe d’abord chez EMI, puis chez Hostile et se voit protégée par l’humoriste Jamel Debbouze. Ainsi, la jeune Mélanie Georgiades parvient à passer le cap des critiques et sceptiques. Mais cette reconnaissance du milieu n’a pas toujours été évidente au début et la rappeuse est revenue sur cette réalité de son parcours : « En 2003, c’est le come-back, “Dj” fait danser les campings, Mes délires dérangent le rap, mais je fais danser les Antilles, En Afrique, je me régale, du Gabon au Sénégal, Banlieusarde en Nike, je me balade dans la jungle en Guyane. Sur le territoire Français, j’accumule les petites scènes, Je rappe, je cours, le public hurle, c’est pour ça que je suis faite ! J’aime trop les gens, ils me donnent tout l’amour dont je manquais, Puis je rencontre mes légendes, Joey Starr et Kool Shen… En Tunisie dans le désert, au Maroc je joue mes titres Et en guise de dessert en Algérie j’me sens à Chypre. Premier gros chèque, j’achète un appart à ma mère, Trop chère la villa sur la mer, mais ça, ça viendra après. »397 La transformation du statut de Diam’s, après l’accès à la notoriété et au respect de ses pairs, va conduire l’artiste à devenir critique à l’égard de l’univers du rap français. En 2009, elle tirait ses conclusions sur le milieu en se présentant comme sauveuse potentielle : « Quand les rappeurs se matent le torse, pour tomber des gamines, 397 Diam’s, “I am Somebody”, op. Cit. 385 J’me dis qu’peut-être le rap est mort, peut-être faudrait qu’je le réanime… Mais heureusement il y a toujours 2-3 trucs sur Booska-p, En 13 ans, j’en ai vu tant palper, se tâter Entre une féfé, une merco, voulaient jouer cainri, Aujourd’hui sont tout pétés, z’on pas d’quoi vivre à Paris! Je t’explique, J’ai des taupes dans toutes les équipes oh À tous les hypocrites voici mon chikiflow, Rares sont ceux qui ont l’honneur, mais voici toute ma sympathie, Aux marseillais qui ont du cœur, à toutes les mafias K1fri. J’t'explique, l’avenir du rap français se trouve dans le cœur d’une fille. Depuis qu’les MC font des clips, le cul moulé dans des Slims. »398 Dès le départ, l’artiste, qui n’a pas été préparée à un tel succès, ne pourra gérer son impact. Elle ne se retrouve pas dans l’image qui est projetée d’elle. Avec le retour de Diam’ un an plus tard, on voit tout le travail que l’artiste va mettre en œuvre pour distinguer la personnalité publique de celle de l’intimité. Le premier titre de la chanson de l’album « SOS », diffusé par l’artiste en 2009, mettait un point d’honneur à distinguer Diam’s de Mélanie. Une discussion duelle est engagée alors entre les deux personnages. L’artiste y parle aussi de son retour à la musique et à la « vie ». Dans la peau de Mélanie, la rappeuse interpelle son personnage artistique. Elle déclare alors au personnage de Diam’s qu’elle identifie à une prison : « J’me sens perdue, j'vis à l'étroit dans ta cellule, Si j'perds pied, c'est qu'jen ai marre qu'on nous conjugue, Tu prends trop d'place, t'occupes toute la surface, et moi j’m'écrase, Plutôt c'est toi qui m'efface, Diam's ! Ton ambition cadenasse tous mes rêves de gosse, Où est mon mari ? Où est son bon goût ? Où est son carrosse ? Baggy, baskets, y a que mon mascara qui t'illumine, Et puis je me taperais bien un grec, vu que t'es au régime! Depuis quand c'est toi la bouée, quand c'est moi qui submerge? Et qui écrit quand c'est toi qui a la gamberge? Je suis ton "inspi" et c'est dur à admettre, Diam's! Car je suis l'auteur et toi t'es que l'interprète! » L’artiste, personnifiant cette fois le profil de Diam’s, (se) répondit alors sur un ton de reproche. Elle rappela à la jeune banlieusarde, bientôt trentenaire, que : « C’est quoi ce discours ? Car t'as bien kiffé399 mes disques d'or! Tu fais demi-tour car t'as peur que mon succès te dévore! Je suis ton sang, celui qui n'a jamais fait plus qu'un tour, Ton Lexomil comme avant dernier recours, ma belle! 398 399 Diam’s, « I am somebody », Op. Cit. Aimé. 386 Je suis la rage, t'es fragile comme une princesse, Moi le dragster, je suis le Baxter de ta TS ! T’es mon frein et puis t'es beaucoup trop timide mèl ! Moi j'aime les refrains, j'aime quand ça rappe, j'aime les gimmicks ouais ! A t'écouter on n'aurait pas atteint le zénith, ni le million, ni l'Afrique, Moi j'suis photovoltaïque ! J’suis la compet', j'ai du succès et ils sont fous de moi ! Toi tu pètes un câble et t'es vexée, car on s'en fout de toi ! »400 Une fois l’échange entamé entre les deux profils d’une même personne, la chanteuse fournit une réplique où fusionnent ses deux aspects de la personnalité. « Viens, on leur dit.... Ils ont dit que j'étais morte, ils ont dit ? que j'avais péri, Je vous réponds que je suis forte, que je suis guérie, Ils on dit que j'avais pété les plombs, pas là pour leur cirer les pompes, Désormais seul mon public compte ! La lumière les aveugle, ils peuvent dire ce qu'ils veulent, Mais je suis seule devant ma feuille ! Et si Diam's a perdu des amis détracteurs, Sachez que Mélanie n'a pas perdu son cœur... » 401 Diam’s fait ensuite allusion à son parcours, à l’internement, à la dépression mais aussi à son passage par l’islam ; elle met en exergue le fait qu’elle veut seulement être acceptée. L’artiste montre par son nouvel engagement, dans la religion, le mariage et l’humanitaire, que son approche de la musique et de l’univers du Show-business a radicalement changé. « 2009, je sais qu’ma force n’est pas seulement sur la scène, Mais aussi proche d’Amnesty que du Secours Populaire Merci aux radios et télés de m’avoir servi de tremplins, À la presse et Internet malgré leurs nombres de pantins. Désormais qui m’aime me suive, les médias font ce qu’ils veulent. Libre à vous de me jouer ou pas, je m’en fous des singles. »402 Elle opte désormais pour la redistribution de son succès en Afrique où elle a passé une partie de sa dépression. C’est une transformation radicale de l’artiste qui se joue, là, depuis son retour en 2009. Elle est musulmane, en foulard, religieusement mariée, enceinte, en rupture avec les médias et en connexion avec le monde de l’humanitaire. 400 Diam's, « Mélanie », SOS, EMI, 2009 Ibid. 402 Diam’s, « I am Somebody », Op. cit. 401 387 « La Politique de l’espoir me remplit de combat, Moi aussi je veux y croire, moi aussi j’suis du Kenya !403 Moi aussi je veux me battre et puis aider les démunis, Dans le monde si je le puis, et dans mon pays désunis. »404 L’ensemble des Royalties, c'est-à-dire les bénéfices liés à la diffusion et à la vente de l’album seront reversés, selon la volonté de Mélanie Georgiades, aux « enfants du désert » ou plutôt au Big Up Project. Ce dernier est une initiative née de la volonté de l’artiste qui désire mettre sur pied une fondation d’aide aux enfants africains. Cette fondation en est encore au stade de projet et promeut l’aide à l’enfance. On trouve, sommairement, en page d’accueil du site de ce projet www.bigupproject.org l’explication suivante : « Big Up Project agit pour la protection de l’enfance défavorisée en Afrique par un soutien à des centres d’accueil de jeunes en difficulté et la mobilisation de bénévoles pour l’entraide et la solidarité internationale. »405. « Allume ton briquet dans la salle, ça éclairera l’Afrique, Je viens pour obtenir la palme de la meilleure pompe à fric, »406 La transformation de l’apparence de l’artiste par l’affirmation de la conversion à l’islam a influencé le comportement d’un certain nombre de musulmans ou plus précisément de musulmanes. Des structures associatives musulmanes ont même émis le désir de programmer un concert avec l’artiste. Ces associations qui n’ont pas d’expérience dans le monde artistique professionnel et dans le champ artistique, de la musique du moins, montrent que cette démarche découle d’une double volonté : celle de venir soutenir l’artiste en la confortant dans ses choix, mais aussi dans le fait de présenter un profil à la mode à une jeunesse pratiquante. Nous avons également rencontré des associations belges telles que « les disciples du style » qui voyaient là une belle opération lucrative, au travers de laquelle le public habituel de Diam’s se verrait densifié par le « public musulman ». Aucune de ces démarches n’a pour l’heure été concrétisée. 403 Faisant allusion au président américain Barak Obama. Diam’s, « I am Somebody », Op. cit. 405 Cf. http://bigup-project.org/index.php, Consulté le 15 avril 2010. 406 Diam’s, « I am Somebody », Op. cit. 404 388 5. Notoriété charismatique : Akhenaton, le pharaon de la musique urbaine Philippe Frangione est natif de la ville de Marseille. Il a vu le jour dans le 13ième arrondissement de la cité phocéenne le 17 septembre 1968. Celui qui se qualifie aux yeux d’Hitler de « nègre de l’Europe » laisse entendre par là qu’il est originaire du Sud de l’Europe, d’Italie. Frangione précise qu’il est « napolitain d’origine espagnole ». Sa mère est employée chez EDF et s’occupe de ses enfants dont Fabien, le frère de Philippe. Les liens qui lient ces deux frères sont intenses et se prolongeront dans la carrière musicale, Fabien Frangione étant le manager de Philippe. Le jeune Marseillais, qui n’est pas très assidu à l’école, s’intéresse dès le plus jeune âge aux animaux de la préhistoire et à l’Antiquité. C’est l’Egypte qui retient son attention et qui fera sa passion, et plus tard son nom de scène. Philippe Frangione est en effet connu sous les pseudonymes de Chill mais aussi d’Akhenaton. L’égyptophile tire ce nom du Pharaon Aménophis IV, considéré comme un monarque se vouant au culte de l’unicité. Le rappeur Médine dans une chanson intitulée « lecture aléatoire » citera Philippe Frangione en l’affublant du nom de « Pharaon croyant ». Le jeune lecteur assidu découvre le rap alors qu’il est adolescent. Cette rencontre est le fait d’une immersion dans la matrice du rap mondial. C’est en effet dans les rues et les studios de New-York que le Marseillais découvre cette musique et les messages qu’elle véhicule. Sa famille paternelle, installée à Los Angeles et NewYork notamment, va lui offrir la possibilité de rencontrer des légendes du rap américain. Akhenaton est pionnier, privilégié et passionné. Notons qu’à l’époque, « au début des années 1980 », le rap n’est pas encore l’apanage de la jeunesse européenne. Akhenaton sera la charnière française entre le rap américain et le développement du rap français. Il compte, avec Assassin407 et le groupe NTM,408 comme l’un des pionniers du rap francophone. 407 Cassel Matias alias Rockin Squat qui est le frère du célèbre acteur Vincent Cassel. Le collectif « Nique ta mère » est surtout rendu célèbre par le duo composé de Joey Starr et de Kool Shen. 408 389 La vie du jeune Marseillais se partage entre les découvertes et les écoutes musicales, mais il continue ses études, bon gré mal gré, jusqu’à une première année de DEUG de biologie. Akhenaton nous expliquait que cette expérience lui avait tout de même ouvert les yeux sur la réalité de l’infiniment petit et sur l’importance de l’équilibre et de l’harmonie entre les choses. Elle influencera sa musique au travers de laquelle il est perçu comme un orfèvre du son, se faisant aussi remarquer par son cheminement dans la foi. Philippe est une personnalité accessible, il a le sens de la répartie, de l’humour et un sens de l’analyse critique. Ce sont ces ingrédients qui vont le hisser comme porte-parole du groupe qu’il fonde en 1989, intitulé IAM409, mais aussi comme représentant d’une jeunesse. Mais il aura aussi une série d’autres étiquettes qui lui « colleront à la peau ». Quand on lui demandait dans notre entretien à Bruxelles quelle image médiatique dominait à l’association de son nom, il répondait sur un ton rieur et saturé : « Plein de casquettes… que j’ai pas voulues… et que j’ai eues sur la tête ». Ses compagnons de route musicale portent pour la plupart des surnoms faisant référence à l’Egypte ancienne. Avec Imhotep, Kheops et Shurik’N, Akhenaton va commencer à rapper et composer. En 1991, un premier album est proposé au grand public et s’intitule : « De la planète Mars ». 20 ans plus tard, le succès des artistes de Marseille va les conduire à chanter aux pieds des pyramides à Guizèh, le 14 mai 2008410. A côté de sa passion musicale, Philippe Frangione conduit une quête mystique qui va le mener en 1993 à se convertir à l’islam. Son épouse Aïcha, qui est musulmane et originaire du Sud du Maroc, n’est pas en cause dans la conversion de 409 La signification qui se cache derrière IAM, selon les explications livrées par Akhenaton sur le plateau de l’émission « Des mots de minuit », le 14 avril 2010, provient de l’anglais I am, je suis. Cette affirmation a été un slogan aperçu lors d’une manifestation pour les droits civiques aux Etats-Unis. La multiplication de sens a donné lieu à des interprétations telles qu’Ayâm qui signifie littéralement « les jours », le temps qui s’écoule. Avec la passion de Shurik’N pour le monde asiatique et les civilisations chinoises et japonaises, IAM prendra la forme de Imperial Asiatic Men. On retrouvera aussi sous forme de slogan artistique les « Indépendantistes Autonomes Marseillais » ou l’« Invasion Arrivant de Marseille ». 410 Le 26 mai 2008 est sorti "Retour Aux Pyramides". C’est un CD uniquement téléchargeable sur les sites contenant les musiques du Live à Gizeh et qui sont les sites partenaires de l’opération. La commercialisation a continué avec la sortie le 30 mai 2008 d’un DVD : « IAM 20 », incluant une vidéo du Live à Gizeh, mais aussi un documentaire sur le groupe : « Encore Un Printemps », et enfin un cd bonus des musiques du Live à Gizeh : « Retour Aux Pyramides ». 390 l’artiste. Akhenaton précise bien que sa démarche n’est pas à mettre en corrélation avec son mariage mais bien avec un choix intime et personnel. Akhenaton devient ainsi le serviteur du Sage, Abd Al Hakîm : « Je suis né une deuxième fois en 1992. Pour se convertir à l’islam, il suffit de prononcer la profession de foi : « Je témoigne qu’il n’est de Dieu que Dieu et que Mohamed est son prophète » - des mots simples qui attestent de notre foi et de notre aspiration sincère à devenir musulman. Le professeur Hamidullah, une sommité dans le monde musulman, était le recteur de la mosquée où je me suis converti ; mais c’est un imam mauricien qui a prononcé ma conversion. C’est ainsi que j’ai pris le nom d’Abd El-Hâkim, « le serviteur du sage » en arabe. » (Akhenaton, 2010 : 253). Philippe Frangione aime nuancer son parcours de converti dans une trajectoire de quête initiée dès le plus jeune âge : « Ma conversion n’avait rien d’une lubie. J’ai grandi dans un environnement familial propice à l’éclosion d’une forme de spiritualité. Mes parents avaient beau être issus d’une lignée de communistes bouffeurs de curés, ils vivaient dans une foi évidente, dénuée de dogmatisme, quasi mystique. Ma mère refusait de nous envoyer au cours de catéchisme, elle boycottait la messe le dimanche, mais tous les samedis après-midi, sur les marches de notre maison, elle me lisait des passages entiers de la Bible, une Bible illustrée qui appartenait jadis à mon arrière-grand-mère. Je devais avoir huit ans et j’étais déjà captivé par les Saintes Ecritures. Je ne faisais aucune distinction entre l’histoire des prophètes et celle de l’Egypte ou des dinosaures. Dans mon esprit, tous ces récits faisaient partie d’un ensemble historique. Ma mère avait une vision orientaliste de la Bible : elle situait l’histoire en Palestine, en terre sainte. En décembre, lorsqu’elle décorait la crèche de Noël, elle n’oubliait jamais de placer les chameaux. Ainsi, j’ai eu très tôt conscience de ne pas vivre un christianisme occidental. Dès l’âge de six ans, j’ai accepté l’existence d’une puissance supérieure. J’étais superstitieux, comme ma mère, mais d’une superstition rationaliste, dotée d’une pensée scientifique. Aujourd’hui, d’une certaine façon, je le suis toujours. On oppose souvent science et religion, alors qu’elles peuvent s’accorder parfaitement : je les considère comme sœurs jumelles. Plus tard, les lectures de Maurice Bucaille comme L’Homme d’où vient-il ?411 ou La Bible, le Coran et la Science412 m’ont conforté dans cette conviction. Gamin, mon esprit était scindé en deux ; mon cerveau bouillonnait de questions existentielles sur le pourquoi et le comment de la création du monde, sur la place de l’homme dans l’univers infini… Alors, je cherchais des réponses dans mon encyclopédie. Et quand je rentrais de l’école, je m’adonnais à d’étranges jeux. Je m’interdisais de regarder à gauche, sinon un malheur se produirait, fatalement. Ou bien mon regard restait tourné du même côté, vers l’Est, sans raison. Je passais aussi des pactes avec Dieu. Comme dans le protestantisme et l’islam, je 411 What is the Origin of Man ?, Fixot, 1988 La Bible, le Coran et la Science : les écritures saintes examinées à la lumière des connaissances modernes, Pocket, 2003 412 391 m’adressais à lui directement, pour obtenir de bonnes notes à l’école, préserver mes proches de la maladie… la superstition fait sourire par sa naïveté. Dans mon cas, elle a constitué une croyance brute, primaire, non organisée, pour laquelle je me suis inventé un dogme et certains rituels ; elle a marqué une première étape vers la foi. Dans l’hyper-superstition, il existe cependant un côté lourd, parfois infernal au quotidien. J’étais à la limite du toc (trouble obsessionnel compulsif), je me fixais trop de règles irrationnelles et contraignantes, m’interdisais trop de choses… Je vivais dans la crainte permanente de rompre les règles. Quand, à l’âge de dix-sept ans, j’ai découvert la Bible, la Torah et le Coran, le cadre de la religion a naturellement annihilé toute forme de superstition. » (Akhenaton, 2010 : 253-4) La dimension sociale explique aussi le passage du rappeur à l’islam. Son univers social et ses liens amicaux sont tissés avec des jeunes musulmans ou d’origine musulmane. Leur côtoiement au quotidien a même fait anticiper la pratique avant l’adhésion officielle à la foi musulmane. Le jeûne du Ramadan illustre bien cela : « A cette époque, la plupart de mes amis étaient de confession musulmane, je me suis donc mis à faire le Ramadan. J’en garde surtout des souvenirs de fêtes et de communions : les parties de foot à la porte d’Aix, le ventre vide, les dîners le soir, quand on cassait le jeûne. J’allais chez la mère de Ryad, elle cuisinait de succulents artichauts à l’harissa – les Tunisiens adorent les plats pimentés. J’ai d’abord ressenti les bienfaits physiques du jeûne, car il débarrasse le corps de toutes ses toxines. Durant tout le Ramadan, on a la sensation d’être un débris, mais le mois suivant, on se sent complètement revigoré. Je me suis mis à faire le jeûne dans son intégralité à partir des années 1989-1990. Mais c’est seulement depuis quatre ou cinq ans que je mesure la portée spirituelle d’une telle démarche. Auparavant, je continuais à travailler durant cette période, je partais même en tournée avec IAM. Aujourd’hui je m’interdis de le faire. Je veux concevoir le Ramadan comme un moment de répit propice à l’introspection et à la réflexion sur soi. Cela dit, je donne mes concerts à jeun, comme Charles Aznavour dont j’adore les mots : « Je monte toujours sur scène le ventre vide pour me rappeler d’où je viens. » La raison, chez moi, est purement physiologique : quand on a l’estomac rempli, tout le sang se concentre dans le système digestif et l’on est moins oxygéné. Ainsi je déjeune ou dîne après le concert, pour maintenir la tension de mon corps. » (Akhenaton, 2010 : 254). L’année 1993 est bien celle de la conversion, mais elle est aussi celle de la consécration. Le rap français du groupe IAM est entonné partout en France et dans la francophonie. C’est le titre populaire « Je danse le Mia » qui a littéralement projeté les artistes comme phénomène de la musique urbaine et comme rencontre musicale. Benny B avait fait découvrir le rap au grand public, IAM l’a, lui, fait rentrer dans les mœurs. 392 Pour découvrir la personnalité d’Akhenaton, il faut s’arrêter sur son plus grand succès solo qu’est l’album « Métèque et Mat ». Il est offert au grand public en octobre 1995, après une immersion dans la Naples profonde d’où s’effectue l’enregistrement. La texture de l’album peut être qualifiée de nostalgique, mystique, sicilienne et anthologique. Lorsque nous parlions justement de la Sicile avec Philippe Frangione, celui-ci évoquait la présence pluriséculaire de l’islam sur l’île. Comme s’il voulait donner des racines à son ancrage islamique, mais l’artiste est un passionné d’histoire et c’est de cela dont il s’agissait, les traces de l’islam en contexte sicilien : « Elles ont existé (les mosquées), dans le temps, elles ont existé pendant deux siècles. Tu sais qu’à Palerme et même sur des comptoirs comme à Maldi près de Naples, à Otrante. Moi, dans mon village, toutes les églises sont des anciennes mosquées… et quand les Lombards sont venus, le premier génocide de l’histoire est un génocide sur le peuple musulman. Ce sont les Siciliens, les italiens du sud, natifs musulmans, et pas seulement arabes,… les natifs musulmans sont passés sur le bûcher par les Lombards. Donc… en fait, la première invasion chrétienne, les Normands tolèrent l’islam et respectent l’islam. Les Normands conservent les mosquées, les Normands conservent les monnaies frappées en arabe, euh, ils conservent la langue arabe au palais, et que, en fait, derrière les… les… les Lombards, qui sont… un peuple chrétien aussi, mais eux par contre pratiquent une conversion de force, et euh… et énormément de familles et de musulmans sont passés sur le bûcher et finissent brûlés. »413 La reconnaissance de l’artiste dans une carrière solitaire ne l’empêche pas de continuer avec son groupe. En solo, Philippe Frangione vend des centaines de milliers d’albums et l’artiste monte tout de même son propre label, Côté Obscur, et La Cosca. Cette dernière est une maison d’édition qui constituera un vrai pôle de diffusion du rap marseillais. Elle sera surtout la structure qui fera la durée des rappeurs IAM414. Depuis, le succès d’Akhenaton n’a jamais été démenti. Tout ce qu’il touche devient un événement : en 1998, il signe la bande originale d’un film produit par Luc 413 Entretien réalisé à Bruxelles, le 17 décembre 2008. Les années de complicité des membres du groupe ne vont pas suffire à maintenir la cohésion avec le dernier arrivé, Freeman. Ce marseillais d’origine algérienne, qui dit souffrir du favoritisme de Fabien pour la mise en évidence exclusive de son frère Philippe et de l’opération médiatique qui isole tous les membres du groupe, pour Philippe, va pousser le rappeur à claquer la porte en été 2008, le groupe venant de fêter, quelques mois plus tôt, ses vingt ans en Egypte. Arabi, administrateur du collectif de Hip hop bruxellois Souterrain Production, représente en Belgique le contact privilégié du groupe marseillais IAM. Depuis les débuts, ce passionné du rap a été en contact avec IAM. C’est indirectement par lui que nous tenons les coulisses du collectif en veille. Une longue conversation téléphonique d’Arabi avec Akhenaton, quant au retrait de Freeman, s’explique par la volonté d’assurer plus de visibilité sur sa personne et ainsi tenter de percer dans une carrière solo. Ce que ne comprend pas Philippe Frangione, c’est que cet aspect des choses était possible tout en restant au sein du collectif. Les motivations de départ restent floues même de l’intérieur donc. 414 393 Besson « Taxi », ce qui lui permet de remporter dans l’année qui suit le prix de la meilleure bande originale de l’année aux « Victoires de la Musique ». L’artiste, initié à la biologie, va aussi participer à la réalisation de la Bande originale du film « Microcosmos ». Ambitieux, Akhenaton se lance encore dans la réalisation d’un film portant sur la jeunesse marseillaise, « Comme un aimant » (1990), et sa production reste constante. En 2010, il édite une autobiographie, « La Face B », aux éditions Don Quichotte (Akhenaton, 2010), ainsi qu’une bande originale du livre, intitulée aussi « la Face B ». 6. Yusuf Islam : retour sur une notoriété planétaire de la musique 6.1 Cat ou le terreau d’une légende Il y a précisément deux vies dans le parcours biographique de Cat Stevens : « People must always be ready to face up to changes in their lives. If we do not change ourselves, life changes us »415 D’une part, nous avons celle qui comprend les premières années dans la musique, les productions propres à la carrière et la construction de la légende. Mais elle comprend aussi ses questionnements mystiques et ses recherches de voies. D’autre part, se présentent son engagement dans l’humanitaire, son retrait de la musique et son retour ensuite. Sa vie est désormais au croisement de deux univers : celui où il est invité par la famille royale saoudienne pour des cérémonials à symbolique religieuse, et celui auquel le fait participer l’acteur américain Kevin Spacey, pour des concerts à vocation caritative. Ces transformations, choix nouveaux et réconciliations entre divers univers et priorités personnelles vont amener l’artiste à jouer sur plusieurs fronts de critiques. Nous nous focaliserons sur deux axes principaux de la critique. Le premier vise les médias, principalement britanniques, s’attaquant à la personne de Yusuf Islam pour des actions ou des déclarations supposées montrer son intégrisme latent. Le second 415 Il s’agit de l’introduction d’une interview de Yusuf Islam proposée en 2006 : "To Be, You Must Give up What You Are". Elle a été publiée dans le Das Magazine, un tabloïd Suisse, et relayée ensuite sur le site Internet allemand du Goethe Institut. Cf.www.qantara.de. L’interview a été assurée à la base par Guido Mingels. Cf. http://www.qantara.de/webcom/show_article.php/_c-310/_nr-364/i.html, Consulté le 13 avril 2007. 394 porte sur les questionnements et parfois les accusations de la communauté musulmane dans le rapport de l’artiste à la musique et au monde du Show-business. Nous avons fait le choix d’une plus grande exhaustivité dans la présentation de ce profil issu de l’univers anglo-saxon car nous pensons à juste titre qu’il catalyse de façon évidente les articulations identitaires propres aux artistes musulmans européens. Cat Stevens est une lecture des médias, de la communauté musulmane britannique, du changement de choix de carrière, de la norme religieuse, de la recherche du sens dans les actions menées, dans le développement de l’indépendance dans les productions artistiques,… En observant la trajectoire biographique et artistique proposée sur le site de Steven Demetre Georgiou (né le 21 juillet 1948 à Londres) alias Cat Stevens et Yusuf Islam, on se rend compte qu’elle débute par une présentation des membres de sa famille proche416. La première année, marquée sur la « lifeline » de l’artiste, est 1900 et la dernière s’arrête à 2009417. Le 21 juillet 1948 naquit le jeune Steven, le cadet de la famille. L’intéressé précisait, sur son site officiel, que sa naissance coïncidait avec une pleine lune et avec le mois le plus important du calendrier musulman : « Steven Demetre Georgiou is born in London on a full moon night. The date coincides with the 15th of Ramadan 1367H in the Islamic lunar calendar. »418. Le jeune artiste grandit dans un univers familial de mélomanes et exploite toutes les sensibilités musicales de la famille : sa sœur penche vers Frank Sinatra419 (1915-1998) (Ayache, 2010), son frère David pour Buddy Holly420 (1936-1959). Lui, tend l’oreille vers le Prince’s Theatre. Cet espace de représentations d’où lui parviennent les musiques donne en fait sur la fenêtre de sa chambre d’enfant. En 1963, Steven qui est alors un fan des Beatles, à l’instar de la jeunesse britannique, reçoit une guitare de son père. Une année plus tard, il fait sa première apparition sur scène, lors des Folk Night du Black Horse Public House. 416 Le 25 mai 1900 naît Stavros Georgiou, le père de Steven, à Tala, située non loin de la ville de Paphos à Chypre. Quinze ans plus tard, le 2 avril 1915 précisément, sa maman Ingrid naissait à Gavle, une ville portuaire suédoise. Formé à Londres, le couple décide de s’unir par le mariage en 1938 et se lance dans le métier de la restauration. Un an après les noces, ils donnent naissance à la sœur aînée de Steven, Anita, puis à David. 417 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/, Consulté le 24 mars 2009. 418 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/0/bdf531e09252cc4c73fc5d84c4138cb3/, Consulté le 24 mars 2009. 419 Cf. http://www.sinatrafamily.com/, Consulté le 12 juillet 2009. 420 Cf. http://www.buddyholly.user.fr/, Consulté le 12 juillet 2009. 395 Parallèlement à ses études au Hammersmith Art College, qu’il ne terminera jamais, le jeune artiste multiplie les scènes et les interprétations. Mais c’est aussi à cette période qu’il commence à écrire ses propres morceaux. En 1965, poussé par son frère David, Steven propose quelques-unes de ses chansons et parvient à signer un premier contrat. Il pose alors ses textes pour l’enregistrement d’une démo : « The First Cut is The Deepest ». Steven touchera 30 £ par chanson interprétée et signera déjà sous le pseudonyme Cat Stevens. Le choix de Cat, litt. Chat, renvoie à une anecdote selon laquelle une jeune fille précisait, lors des études de Steven, que ses yeux ressemblaient à ceux d’un chat421. La carrière et la discographie de Steve alias Cat commencent véritablement à l’été 1966 avec l’album « I Love My Dog ». La rentrée pour Cat Stevens dans le monde de la musique est assurée par une notoriété immédiate et une visibilité massive. Elle se traduit par des ventes de disques considérables ; le jeune homme vient alors de fêter ses 18 ans. La chanson « Matthew and son » se place, par exemple, à la deuxième place des Charts britanniques et l’artiste devient le phénomène musical pop du moment. L’année suivante, en 1967, d’autres chansons se placent dans le Box Office des meilleures ventes britanniques. Les tournées du chanteur se font désormais aux côtés des grands de la musique contemporaine déjà confirmés, tels que Jimmy Hendrix. En février 1968, le rythme accéléré de la vie d’artiste s’arrête brutalement. Pour des raisons de santé, le chanteur devra subir une hospitalisation de plusieurs mois : « A nagging cough, ignored as probably the result of too much drinking, smoking and fast living, is diagnosed as tuberculosis, resulting in an emergency three–month stay at King Edward VII Hospital, a National Health facility in the country, and the better part of nine more at home in bed. Steve is 20 years old. He begins to slow down, to think about what he really wants and to read up on Buddhism and starts to meditate. Time inert allows him to substantially improve his abilities on guitar, and he practices diligently on the Georgiou baby grand. »422. Ce retrait va plonger le jeune artiste dans les premiers questionnements existentiels. Notons que cet ex-étudiant de la St Joseph Roman Catholic School a toujours été intéressé par la dimension religieuse et spirituelle. 421 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/10, Consulté le 24 mars 2009. Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/10/324b11745313609e51df399c16ebe1c1/, Consulté le 25 mars 2009. 422 396 Le séjour à l’hôpital constituera surtout une période où il s’attèlera à la rédaction de ses plus grands succès musicaux, qui viendront pérenniser l’image du chanteur et l’ériger en légende vivante. Les inspirations pour le Bouddhisme le pousseront d’abord à se rapprocher du mouvement Hippie. Nous sommes alors en 1969 et Cat Stevens commence à apparaître sous une image qui symbolisera sa carrière423. Il est l’homme à la guitare. Notons que c’est en grattant la guitare de son fils, plus d’une décennie après sa conversion, que l’artiste reviendra à la pratique musicale. En 1971, année particulièrement dense pour Cat Stevens, le chanteur produit des tubes importants tels que « Moonlight Shadow » et « Father and Son ». C’est aussi le début des grandes tournées auprès du public des Etats-Unis, qu’il avait découvert une année auparavant. Il élargira sa tournée l’année suivante en Australie et reviendra triomphant à Londres. C’est là qu’il donnera un de ses plus fameux concerts, le 4 décembre 1972, dans le Royal Albert Hall. L’artiste se partage ensuite entre enregistrements en studio, comme en Jamaïque, et scènes. Puis, en 1974 commence à apparaître l’influence des recherches mystico-spirituelles qui traversent le chanteur. Cat Stevens produit, en effet, un album explicitement intitulé : « Buddha and the Chocolate Box »424, et qui reflète la dualité le traversant alors : « The title refers to an epiphany Steve has had during an airplane flight: In one hand, he held a tiny statue of Buddha, a constant travelling companion; in the other, a box of chocolates. Halfway between the spiritual and material worlds. His religious conviction deepens. Steve moves from the UK and takes up residence in Rio de Janeiro, overseen by the famous statue of Christ atop Corcovado. »425. Pour atténuer les tensions et faire taire ses propres contradictions, Cat Stevens s’intéresse alors aux causes humanitaires. C’est un combat qui le caractérise encore aujourd’hui, et qui fera d’ailleurs de lui une icône internationale incontestée pour la paix dans le monde. Il commence à dédier ses prestations à diverses causes et s’associe à des organisations internationales : 423 Parallèlement à la carrière de Cat Stevens, des événements artistiques majeurs s’opéraient en 1970. Le 10 avril 1970, le groupe des Beatles se séparait et quelques mois plus tard, Jimmy Hendrix mourait d’overdose à Londres. 424 Cf. http://www.yusufislam.com/albums/albums/4/26ef915281fccd8e1f864fcd11dcacf5/, Consulté le 25 mars 2009. 425 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/15/6047d2f511bf29513dca43e7fac51d15/, Consulté le 25 mars 2009. 397 « Steve donates the proceeds to the international children’s organization UNICEF426, which will soon name him its first pop music ambassador. »427. Mais cet ambassadeur pop de l’UNICEF n’en finit pas de se chercher. Une rencontre avec une femme va le pousser à également s’intéresser à la numérologie: « Steve spends Christmas in Switzerland, where he studies numerology, which has been introduced to him by Hestia Lovejoy, a woman he met in Australia. Here he writes the rest of his next album. »428. En 1975, sort un album de Cat Stevens au titre, en effet, sans équivoque, « Numbers ». Les seuls titres de la discographie de Cat Stevens révèlent, à eux seuls déjà, une part importante des recherches introspectives de l’artiste : « … the album is subtitled “A Pythagorean Theory Tale” and represents his current infatuation with numerology. »429. Avec «The Greatest Hits» Cat Stevens sortira son album le plus vendu et qui sera classé 6ième des meilleures ventes aux Etats-Unis. Cat Stevens se classe parmi les artistes occidentaux contemporains les plus respectés et les plus connus. 6.2 Cat as Yusuf : entre notoriété et rencontre avec l’islam Le 21 juillet 1976, Cat Stevens reçoit de la part de son frère David, pour le jour de son anniversaire, une traduction du Coran. Le chanteur a alors 28 ans et, la même année, il visite la ville de Jérusalem. Cat Stevens se rend sur l’esplanade et visite les mosquées. Ce voyage sera une charnière dans la construction du récit de vie depuis la conversion de l’artiste à l’islam. Jérusalem a été pour lui un des grands moments de sa vie. C’est précisément durant les mois qui suivent ce voyage, que Cat Stevens plonge dans la lecture du Coran. Parallèlement aux prestations artistiques, naît le souci d’une 426 United Nations of International Children's Emergency Fund. Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/15/6047d2f511bf29513dca43e7fac51d15/, Consulté le 25 mars 2009. 428 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/15/6047d2f511bf29513dca43e7fac51d15/ , Consulté le 25 mars 2009. 429 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/15/6047d2f511bf29513dca43e7fac51d15/, Consulté le 25 mars 2009. 427 398 lecture assidue et régulière du Coran : « He spends nearly all of his spare time in this period reading the Qur’an and carrying a prayer mat. »430. A ceci s’ajoute une expérience personnelle qui pousse l’artiste à faire un choix définitif. Après une baignade, au bord de la plage de Malibu aux Etats-Unis, Steven Georgiou réchappe d’une noyade. Dans la débâcle solitaire au cœur des flots, le chanteur aurait scandé que s’il était sauvé, il se mettrait à la recherche de Dieu. Le 23 décembre 1977, le chanteur passe le cap de la réflexion et de l’expérience de la noyade et embrasse l’islam. Il l’officialise au Regent’s Park Mosquee à Londres. Sa conversion à l’islam fut une rupture nette avec l’image du bohème épicurien en quête de sensations mystiques et de cultures autres. La transformation physique et vestimentaire de l’artiste mettait déjà fin à l’image de l’idole des Seventies. Les violences qui ravagent le Bangladesh en 1978 vont pousser le chanteur à donner, en mars de la même année, une série de concerts sur place. En tant qu’ambassadeur de l’UNICEF, Cat Stevens offre ses représentations et en profite pour visiter les mosquées du pays, comme il le fera généralement pour tous les pays musulmans dans lesquels il se rendra ultérieurement. Le 4 juillet 1978, Cat Stevens décide de se faire appeler Yusuf Islam. C’est un nom qui trouve évidemment sa source dans la religion, qu’il a choisi, et dans le récit coranique relatant abondamment le récit de Joseph (Yûsuf en arabe). Une sourate est d’ailleurs nominativement consacrée à ce prénom. Plus qu’un nouveau nom, l’artiste a fait le choix d’une nouvelle vie. Yusuf Islam commence doucement à s’éloigner de l’univers musical, à prendre de la distance avec son image de star, mais sa carrière ne s’arrête pas encore là. L’artiste signe alors un nouvel album qui s’intitule « Back to Earth ». Mais il montre, par le désengagement des aspects promotionnels, les tensions Cat versus Yusuf qu’il ne cache plus et la disparition de l’enthousiasme que l’envie n’y est plus. Le résultat se lira dans les classements de l’album notamment : « Yusuf is praying five times daily, and the sessions take on a melancholy edge as it’s implicitly understood that they are to be the last. Indeed, Yusuf has no more use for Cat Stevens, having found something that satisfies him a great deal more. 430 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/20/7dc8b3634ff682ff5d3b10365e7028cd/, Consulté le 25 mars 2009. 399 With no artist to promote it, “Back to Earth” and its singles make a poor showing in the charts. »431. Yusuf Islam attendra tout de même jusqu’en 1979, lors d’un concert au Wembley Arena en faveur de l’enfance, pour tirer sa révérence. Le Wembley Arena sera ainsi sa dernière apparition musicale, pour un quart de siècle, et Yusuf Islam de déclarer au Evening Standard en ce sens : « I don’t think I’ll be performing on stage again, but I can’t be dogmatic and say that I never will again. I just think that’s not the way I want to go from now on. »432. Ainsi donc, après avoir été adulé par toute une génération, et bénéficiant d’une couverture médiatique conséquente, une icône était happée par sa religion. Cet enrayement radical du business, du Show et du monde de la chanson, va plonger, tant les fans, les amateurs de musiques que certaines voix musulmanes dans l’incompréhension. Mais la sortie spectaculaire de Yusuf Islam, lequel vendit quelque 40 millions d’albums, va également ouvrir la porte à des spéculations médiatiques importantes, afin de tenter d’expliciter le « geste ». Beaucoup de musulmans ont admiré l’artiste pour son frein de carrière audacieux, d’autres ont regretté sa disparition. L’argument de la foi forte et de l’illicéité de la musique a été véhiculé par les fans musulmans pour justifier son abandon de la musique. Certains même ont conforté leur position quant à l’interdit de la musique, dans ce geste interprété de Yusuf Islam. Ils ont vu les jeunes praticiens de la musique comme des écervelés. Pour eux, ils ne désiraient pas voir la réalité de l’interdit en face. Si un artiste comme Cat Stevens avait « compris » l’interdit et avait pu arrêter une telle machine à succès, pourquoi les artistes de plus basse notoriété s’entêtaient-ils à abonder dans la musique ? Yusuf Islam n’a pourtant jamais fait de déclarations à propos de l’interdit. Il a simplement mis en évidence que son choix de vie penchait pour d’autres priorités. Mais les musulmans, fascinés par l’audace, ont préféré mythifier sa sortie. 431 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/20/921ccd0e31a16d0dca8866025ffc88fa/, Consulté le 25 mars 2009. 432 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/20/5d4b428a6cb275df75b806c4c216e85c/, Consulté le 25 mars 2009. 400 6.3 Entre succès communautaire et notoriété historique En 1980, naît la première fille de Yusuf Islam : Hasanah. Il lui écrira une comptine à caractère islamique intitulée : « A is for Allah » (1981). A partir de là commence à germer dans l’esprit de l’artiste l’importance de la mise sur pied d’un projet éducatif à caractère islamique. C’est un investissement total de la part de l’artiste dans le religieux et, selon la propre formule de l’intéressé, il ne veut penser à rien d’autre : « I almost didn’t listen to anybody else’s music, because I thought it might influence me, and I’d end up copying them. And I did it when I entered my spiritual discovery of Islam. It made me think only about just that, and I didn’t want to think about anything else. »433. Il part donc en pèlerinage à La Mecque et commence à dispenser à Londres, dès 1981, une série de conférences publiques à la mosquée sur l’islam. L’année de la naissance de sa deuxième fille, Asmaa, (19 novembre 1982) coïncide avec le lancement du projet d’une école primaire privée et islamique de Yusuf Islam : Islamia Schools (février 1982). En 1983, Yusuf Islam acquiert une vieille bâtisse victorienne, qu’il rénove et inaugure comme une école primaire islamique d’Angleterre. Fort d’une équipe de 13 institutrices, on procède à l’accueil des premiers enfants. Le projet gagnera en crédibilité et en reconnaissance officielles. En mars 1989, Yusuf Islam acquiert les bâtiments de l’ancienne Brondesbury & Kilburn Secondary School. Il y fonde une école secondaire pour filles : l’Islamia Girl’s Secondary School434 et rallie sa structure primaire sur le même site. Ce n’est qu’en 1998 que le secrétaire d’Etat à l’éducation et à l’emploi, David Blunkett (de 1997 à 2001) lui attribue officiellement le statut d’école subventionnée. Ce qui constitue une première en Grande-Bretagne : « … education was at the top of my agenda. So I helped establish three schools for Muslim pupils in London, the first being a Primary school which opened in 1983. This was followed by a girls’ then a boys’ secondary school, all of which teach the British National Curriculum. These days, our schools often top the National League Tables within the local Borough due to excellent exam results. As founder and Patron over the years I have been involved with obtaining voluntary-aided status and grants from the British Government similar to other faiths, 433 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/20/5d4b428a6cb275df75b806c4c216e85c/, Consulté le 25 mars 2009. 434 Cf. http://www.islamiaschools.com/, Consulté le 25 mars 2009. 401 like Christian and Jewish denominations. Historically, our primary school was the first Muslim School to receive such status in Great Britain. »435. La consécration symbolique du projet éducatif de Yusuf Islam arrivera en 2000, moment où le Prince Charles d’Angleterre visitera officiellement l’école. Le 13 juillet 1985436, Yusuf Islam accepta d’interpréter, exceptionnellement, lors d’un concert caritatif, une de ses chansons, sans accompagnement musical toutefois. C’est là que l’artiste se rendit compte que le monde de la musique changeait aussi de regard par rapport à lui : « At the massive Live Aid charity concert at Wembley Stadium, Yusuf arrives and offers to perform – a capella – a new song written for the occasion, “The End.” The promoters allow Elton John to overrun, leaving no time for Yusuf. Having turned his back on the music business, Yusuf comes to understand that the business has also turned its back on him. »437. Ainsi, on le découvre en 1992 sur le terrain du conflit bosniaque où il débloque des fonds considérables pour les victimes. Mais on le retrouvera encore mobilisé en faveur de la Macédoine et de l’Albanie, en 1999, autant que pour les victimes d’un tremblement de terre en Turquie. 6.4 Yusuf as Cat : notoriété et islamité C’est au tournant de l’implication humanitaire de l’artiste que la musique, ou du moins le travail d’artiste reprend symboliquement du sens. Yusuf Islam prend conscience que la mise à jour de ses produits musicaux, par des rééditions, permettrait de générer des fonds d’aides supplémentaires pour les différents terrains où il s’implique. Mais il prend aussi conscience que le musical est un formidable canal de communication pouvant attirer les regards sur des causes humanitaires. « Music on Yusuf Islam's new album is nothing like the music his old fans might have hoped for when he was the pop superstar known as Cat Stevens and not the Muslim educator and spokesman he is today. The new style comes out of Bosnia's long musical tradition, with most lyrics written and performed by Bosnians. Only two 435 Cf. http://www.yusufislam.com/faq/9a69f978868a6bcee39a99191ffad7f6/, Consulté le 25 mars 2009. 436 L’année 1985 est aussi celle de la naissance de son fils Mohamed (mars). Il aura un autre garçon en 1990, mais il mourra après 13 jours. Il l’avait alors été baptisé ‘Abd Al Ahad. 437 Cf. http://www.yusufislam.com/lifeline/25/5406cba971b28410276176853fa16098/, Consulté le 25 mars 2009. 402 were written by Mr. Islam, and he sings just one. They could not be interpreted as any sort of attempt at a musical comeback, but since many fans had despaired of ever hearing his singing voice again, they are something of a breakthrough in that he sings his first new song in nearly 20 years. The album marked the second unexpected step recently for Mr. Islam, who adopted Islam in 1977 and renounced the celebrity life he enjoyed while churning out hits and selling 25 million albums in the 1960's and 70's. On Nov. 15 he appeared in concert for the first time since his conversion. The place was Sarajevo, and the audience included many prominent Bosnians, among them President Alija Izetbegovic. A recording was made, perhaps to be released next year. The new album, the concert and the prospect of a live concert album do not mark a reversal of Mr. Islam's decision to retire from the pop life. Instead they reflect his desire to do what he can for the Bosnian cause without returning to stardom or dredging up the catchy, introspective songs that made him famous. »438. Le dilemme était pourtant difficilement négociable. Il se jouait entre le fait de respecter ses choix, de ne plus revenir à la musique, et la nécessité de développer une voie de communication autant qu’une voix musulmane alternative aux consommations ambiantes. Yusuf Islam commence donc par rééditer ses comptines islamiques, originellement dédiées à sa fille : « A is for Allah ». Ce produit en 2 CD a été en partie rendu possible par le fait que le chanteur dispose de son propre label musical Mountain of Light. Puis, le retour à la pratique musicale se fait par occasions, suivant les interpellations et l’importance des causes à défendre. Mais Yusuf ne revient pas encore à la musique avec des productions nouvelles ou avec une passion musicale nouvellement affirmée. La musique reste un prétexte. Il est définitivement l’homme de l’humanitaire, tel que Bono, et reçoit des reconnaissances partout à travers le monde. Yusuf Islam est effectivement invité à recevoir des prix consacrant ses longues années d’implication pour l’aide aux victimes et pour la construction de la paix dans le monde. Parallèlement à cet engagement, l’artiste continue de faire son « bonhomme de chemin » dans son retour progressif à la musique. Il organise en 2003, pour les 20 de l’Islamiya School, un grand concert au Royal Albert Hall intitulé « Night of Remembrance ». Il y défile des voix du Nashîd, surtout, telles que celles de Zaïn Bikha, de Khalid Belrhouzi, les rappeurs américains musulmans Native Deen et Yusuf Islam (Cf. Chapitre 10). 438 Cf. http://www.nytimes.com/1997/12/08/arts/arts-abroad-once-a-pop-star-now-he-sings-softly-oftragedy.html, Consulté le 13 mars 2010. 403 Deux dates clés – l’artiste apparaît dans des événements artistiques majeurs – vont constituer les premiers signaux d’un retour à la musique, débordant le cadre du Nashîd. C’est aussi une apparition pour le grand public, à l’échelle mondiale. En effet, le 23 novembre 2003 et le 25 novembre 2004, l’artiste participe au concert en faveur de la lutte contre le Sida aux côtés de Nelson Mandela et de Peter Gabriel. Le retentissement est important et les centaines de milliers de personnes présentes devant la scène, à l’air libre, acclament avec considération la montée de l’artiste sur scène. Depuis, son retour assumé à la musique en 2006 avec l’album An Other Cup (avec des instruments à cordes et à vent inclus) suscite nombre d’interprétations sur le personnage réel de Yusuf Islam. Yusuf Islam s’affiche à nouveau par son nom de scène d’avant sa conversion. Désormais paré du nom de Cat Yusuf, il devient l’objet de toutes les spéculations sur les nouvelles latitudes artistiques qu’il se donne. Hier, il s’interdisait le chant ou proposait du Nashîd en a capella et aujourd’hui, il compose pour rendre un hommage à Michael Jackson, décédé le 25 juin 2009. Cette manière de s’assumer, avec un répertoire de la Pop music, continue d’en troubler plus d’un. Le « retrait piétiste », de plus d’un quart de siècle, a laissé la place au retour d’une star choyée par la Jet-set de la musique et les fans quinquagénaires nostalgiques. Conclusion Nous avons, tout d’abord, pu démontrer qu’il se constitue actuellement en Europe un champ religieux musulman ayant des enjeux et intérêts spécifiques, irréductibles à d’autres champs, mais inscrits dans l’ensemble du champ musical contemporain. Ce champ s’édifie par un rapport de force entre agents pour la distribution des capitaux respectifs, financiers et symboliques. Ces multiples agents s’allient par ailleurs pour maintenir la solidité du champ, le clôturer relativement au regard des nouvelles entrées. Ensuite, ce champ, qui est en voie de constitution, révèle l’apparition de tensions entre des individus et des réseaux. Autrement dit, l’espace est encore assez ouvert pour le changement et l’innovation à l’intérieur du champ. On pourrait postuler aussi, comme troisième remarque, que des sous-champs sont en train de se constituer, dont il s’agira de voir s’ils se construisent en fonction 404 des genres musicaux, des référentiels religieux ou des marchés à conquérir. Entre ces sous-champs naissent des formes de rivalités, mais actuellement semble plutôt se constituer une sorte de modus vivendi serein, en vue d’affirmer ce nouveau champ religieux, nouveau par ses expressions, ses contenus, les formes identitaires produites, par rapport aux champs religieux des différentes tendances. Enfin, le champ musical des musulmans d’Europe est indissociable des processus de mondialisation en cours dans la réalité musulmane globale. Il évolue donc au frottement de la culture musicale mondialisée. La mobilisation des backgrounds musicaux issus des univers culturels musulmans et les références aux pays d’origine (que ce soit dans les musiques urbaines ou dans les musiques religieuses) s’avèrent une constante dans les productions de beaucoup d’artistes. Les frontières linguistiques, géographiques, culturelles et même religieuses sont charriées en permanence. Ces cinq dernières années, le processus semble même être passé de métissages stylistiques, telle que la fusion, à la « confusion » des univers de référence. Le rappeur Salah Eddine des Pays-Bas symbolise bien ces traversées d’univers. Son dernier album, « Horr » (litt. libre en arabe littéraire et dialectal), est tout entier écrit en dialecte marocain, le rappeur s’est incarné dans le personnage historique de Saladin, jusque dans la mise en scène (nom de scène, ambiance sonore renvoyant à l’arrivée de Saladin et de son armée, port du turban sur la pochette de divers albums,…). Mais le rappeur n’en reste pas moins le plus gros vendeur de rap des Pays-Bas. Nous sommes, là, au cœur des réappropriations et des transformations de musiques urbaines, élargies aux consommations de la jeunesse des pays musulmans, où le religieux est culturellement fort présent (référence à l’islam par le calendrier hégirien, aux péplums arabes relatant les Croisades,…). Nous avons eu l’occasion de rencontrer l’artiste au moment de deux scènes musicales au Maroc. L’une avant un Festival qui s’est déroulé le 25 juillet 2010 à Tanger, où l’artiste s’est représenté, et l’autre, lors d’un concert dans la ville d’Ifrane, le 29 juillet 2010, en l’honneur des « jeunes marocains du monde » réunissant plus de 500 personnes. Ces représentations scéniques en contexte marocain croisent cette ambition de la recherche d’une scène plus large, qui pousse à la spécialisation sur des scènes particulières. Mais elle reflète également une mise en avant de la complexité identitaire de l’artiste et une volonté de surprendre en permanence l’auditeur, quitte à contraster radicalement dans la 405 discographie. Pavarotti s’ouvrant aux artistes à succès de la planète (Mariah Carey, James Brown, Bono, …), Souchon chantant une chanson en algérien, écrivant tout un album en espagnol sont autant d’initiatives qui démontrent une tendance au décloisonnement et sans doute à une dialectique avec un monde culturel aux frontières floues. La conscience d’un auditoire musulman global pousse aussi des artistes, tels que Sami Yusuf, à miser sur un marché communautaire où s’assure une diffusion sur les ondes et les chaînes satellitaires du marché musulman global. Dans une seule chanson islamique contemporaine, on peut désormais parler à un plus large auditoire. En effet, en plus de l’anglais ou du français, on réfère, dans une même chanson, à au moins quatre langues différentes issues du monde musulman (langues turque, urdûe, arabe, persane). En 2005, Sami Yusuf avait initié cette démarche avec succès, elle est désormais récurrente dans les albums de Nashîd européen et s’étend au rap et au R&B. Par ce procédé d’élargissement de la diffusion des productions à un public ethniquement ou linguistiquement ciblé, on attise irrémédiablement les acquis ethnoculturels de base. Les langues maternelles des foyers sont revisitées pour devenir des langues d’écriture de chant (dialectes marocains, algériens ou tunisiens, l’arabe, le turc, le sénégalais, l’urdu, etc.) et sont injectées dans les contenus : tantôt dans les refrains, tantôt dans l’intégralité d’un album. Enfin, il importe de noter que la connectivité (par le répertoire musical de base, ou le marché communautaire ethno-religieux) du champ musical musulman européen à la réalité culturelle du monde musulman ne peut toutefois pas ramener l’ensemble de la production musulmane européenne à une mondialisation qui se limiterait aux frontières musulmanes. Les rappeurs musulmans sont, notamment, forts connectés avec l’univers américain du rap, qui reste, en plus du contexte d’origine, un lieu privilégié d’où s’observent les nouvelles tendances. Internet a ouvert encore plus le champ de l’écoute musicale et accéléré le processus qui tend à puiser musicalement ou à modéliser les productions musicales en fonction des goûts d’une jeunesse mondialisée. Leur production déborde l’aspect religieux, qui se limite à quelques productions. Ainsi, d’aucune manière on ne peut réduire les productions des musulmans européens à de la musique religieuse ou sacrée. 406 Chapitre 11. Analyse des univers sémantiques des chansons Introduction D’un champ musical occidental en postmodernité une nouvelle voie discursive de la spiritualité musulmane s’est mise en route, qui nous révèle autant une conception qu’un rapport particulier au monde. Cette dernière s’est construite partiellement à partir de l’identité religieuse, et développe une discursivité poétique où la musulmanité se met en scène, tout en portant un regard d’islam sur les choses de la vie. La religion est ainsi rendue accessible à la consommation des jeunes et elle se décharge par l’ouïe. Cette traduction de l’islam dans le contenu des chansons s’inspire de principes islamiques où s’ancrent à des événements concernant les sociétés musulmanes, ou le vécu des musulmans européens. Ces artistes musulmans émergent, dans leur globalité, du cœur d’une esthétique musicale européenne, occidentale et mondialisée. L’aménagement qu’ils font entre les sphères d’une musique, culturellement marquée, et d’une charpente spirituelle est décisif pour l’avenir de leurs choix culturels. A cet égard, des trajectoires artistiques sont assez significatives des négociations entre les sphères culturelles et soufies ou des musiques urbaines où les voix sont les parfaites intersections de ces pluralités identitaires. L’ensemble des disciplines musicales investies par les musulmans européens traduisent des formes de spiritualité qui s’incarnent dans les images et les corps et qui s’offrent au marché religieux ou au marché culturel des pays européens. La plupart des artistes se mettent en image, s’activent dans des vidéoclips promotionnels et entretiennent une relation aux consommateurs par une offre de soi travaillée par le média de la photo ou de la vidéo. L’objectif du chapitre est de dresser la tendance des expressions de « musulmanité » et d’ « islamité » contenues dans les chansons de rap, de Nashîd, de R&B, de Slam, de Pop et de musiques traditionnelles, par les contenus textuels des chansons et picturaux des vidéoclips. Un accent particulier sera mis sur les chansons de rap. Ce répertoire propose, à la différence des autres, une grande latitude à la 407 créativité d’écriture et les expériences personnelles y sont densément exprimées. Les autres répertoires, traditionnels notamment, sont quant à eux héréditairement de simples transmetteurs de contenus textuels issus d’autres époques : les musiques soufies référent aux poèmes mystiques de grands maîtres. C’est ainsi que le groupe soufi du Sud de la France, Rabi’a, déclarait sur son site officiel : « Seule la poésie parvient à exprimer ce que vit le soufi en présence d’un Au-delà dont certaines effluves peuvent être goûtées ici bas. La poésie soufie est une véritable expression symbolique, allégorique d’une modalité relationnelle que peut entretenir tout homme ou toute femme avec le divin. »439. Les textes de poètes du médiéval ou de la poésie contemporaine se retrouvent dans les chants spirituels où les chanteurs ne sont que des interprètes fidèles des contenus. « L’Ensemble Rabi’a, du nom de la célèbre sainte soufie du VIIIe siècle Râbi’a Al-Adawiyya, s’est constitué dans le sud de le France en octobre 2003. Il est composé de femmes issues d’horizons culturels divers (France, Mali, Maghreb, Andalousie, Portugal), que la voie soufie a réunies et qui suivent l'enseignement du même guide spirituel, sidi Hamza al-Qâdiri Boudchich. Les chants sacrés interprétés par l'Ensemble Rabi'a remontent pour certains aux premiers temps de l'islam, alors que d'autres ont été écrits plus récemment par des saints des diverses voies ou confréries qui composent le soufisme. Les membres de l'Ensemble Rabi'a ont progressivement appris les techniques séculaires de l’interprétation mélodique de poèmes (qaçida) appartenant au registre de la tradition soufie. L'apprentissage des chants soufis s'effectuant au sein de la confrérie, lors des séances rituelles de sama’ auxquelles les disciples participent régulièrement. En effet le chant soufi ou sama' constitue une des pratiques spirituelles de la voie soufie et en particulier au sein de la voie Qadiriya Boudchichiya. »440 Le référentiel à l’univers de provenance culturel et aux symboliques de la civilisation musulmane est beaucoup plus fort que dans les années 1980 et 1990. Les interprètes sont bien évidemment issus des chants traditionnels, mais on retrouve aussi des chanteurs interprètes dans la pop ou le R&B. Ces derniers répertoires contemporains ont vocation à être divertissants et généralement classés dans les musiques de variété. Ils pourront de temps à autre placer du contenu avec un caractère religieux. Aussi, les manières de se dire en tant que musulman varient en fonction des répertoires, des contextes culturels de production, mais aussi dans la diversité du référentiel islamique. 439 440 http://www.ensemblerabia.net/poesie_soufie.php, Consulté le 13 mars 2009. http://www.ensemblerabia.net/bio.php, Consulté le 13 mars 2009. 408 La présence explicite de termes renvoyant à l’appartenance de l’artiste à l’islam tend à s’accentuer. Ainsi, la musique urbaine, au sein de laquelle s’impliquent de nombreux musulmans, se voit chargée par l’identitaire religieux. Le champ, construit dans le cadre de notre enquête, nous indique que le monde du rap francophone, est désormais dominé par des artistes musulmans. Ce répertoire est le numéro de la francophonie à l’échelle mondiale. Dès lors, la religiosité des artistes tend à donner une nouvelle teinte identitaire au rap : « Le mouvement rap se nourrit en France comme aux Etats-Unis d’influences musulmanes. La plupart des artistes qui s’y collent, le font à la fois pour doper leur discours et se distinguer d’une culture dominante, supposée d’obédience judéochrétienne. Certains revendiquent cette appartenance religieuse d’une façon claire et posée dans leurs lyrics [Paroles], d’autres se contentent de cultiver ardemment leur foi dans l’ombre. Du plus connu au moins médiatisé, le phénomène frappe à tous les étages. »441. Les rappeurs et les chanteurs de Nashîd ont ceci de particulier que leurs textes sont très chargés moralement. Pour le cas du rap, les proses adressent des vécus et donc des reflets du réel des artistes442. La fonction moralisatrice du Nashîd et de la véracité « avérée » des propos du rappeur, facilitent pour le fan l’opportunité de se mettre dans la peau des prestataires. Si le fan accepte le produit proposé, il accepte également « les consignes » sousjacentes de l’artiste et l’admirateur s’attend donc à avoir un interprète incarnant les textes en vécus. Dans cette projection de vécus, l’univers de l’artiste musulman se distingue par la présence du religieux, qui participe à mettre en évidence, voire à construire une manière d’être musulman européen. En périphérie des discours musulmans classiques, les jeunes retrouvent, dans le musical, un canal d’identification et de réconciliation avec le monde de la foi et qui s’incarne dans la chanson ou dans les diverses manifestations visuelles de l’artiste. La voix de l’artiste est donc récemment venue densifier le canal de transmission de l’identitaire religieux auprès de la jeunesse. L’analyse des profils des artistes musulmans par le biais de l’image, celles des clips principalement, nous permet d’élargir le champ d’analyse au domaine du nonverbal et de complexifier l’approche à partir d’un double phénomène. Il y a d’une part, celui de la gestion de l’image qui pose un problème au regard de la jurisprudence 441 http://www.rfimusique.com/musiquefr/articles/060/article_14789.asp, Consulté le 4 avril 2009. « Réel » est d’ailleurs le titre du dernier album de Kery James sorti en 2009 et classé disque d’or en France. 442 409 musulmane (surtout dans l’utilisation de références à l’art et au divertissement). La photographie et le cinéma à savoir la captation d'images fixes et celle d’images mobiles ont posé un certain nombre de questions dès leur apparition. La logique du questionnement repose sur le fait que les jurisconsultes ont souvent été amenés à répondre aux questions des pratiquants en interrogeant les pratiques innovantes. Pour le cas de la télévision, de l'appareil photo, et des projections sur grand écran, l'innovation est une nouveauté qui choque et qui plus est une importation des pays coloniaux. La lutte contre l’image et la représentation des êtres vivants prenait alors un caractère de résistance à l’invasion culturelle. Les débats vont également être réactivés dès le XIXème siècle du fait de l’éclosion de la référence à l’image443. Il y a d’autre part, celui de la représentation du non-représentable, ainsi que de la mise en scène du corps de l’artiste musulman au travers des canaux de la variété et de l’industrie commerciale. Face à ces difficultés et/ou entraves objectives, il y a, par ailleurs, des spécificités propres aux mises en image des corps de musulmans européens. L’image de l’artiste, intentionnellement mise en témoin de la foi, recourt donc à des gestuelles qui expriment des univers du cultuel musulman. Les mises en scènes s’articulent alors entre un religieux démonstratif, qui passe notamment par le référentiel au soufisme ou au normatif et une démarche plus allusive, qui porte sur l’émotif religieux et le ressenti spirituel. Une analyse socio-anthropologique, élaborée à partir du corps d’artistes musulmans européens, pour interroger les usages et les pratiques en Islam, détermine les expressions musulmanes en cours dans le monde contemporain. Cette approche constitue une lecture novatrice de phénomènes culturels où le lien social se confond avec le lien religieux. Elle trouve son angle d’observation à partir des pratiques musicales, de mises en scène et de représentations d’islams européens dans les corps musulmans (Blacking, 1977 ; Giddens, 1991 ; Dakhlia, 2006). L’évocation de la visibilité de la foi et de la spiritualité musulmane passe donc par une mise du chant dans un champ de vision accessible tant à la consommation qu’à l’interprétation. 443 Le Cheikh al-Qaradâwi développe dans ses sermons et ouvrages l'importance du délassement, du loisir et de l'éducation. Il promeut un cinéma qui peut être, en même temps, objet de loisir et de morale vertueuse. La consommation de ce type de produit n'est pour lui problématique qu’à partir du moment où il freine le croyant dans ses obligations religieuses. En l'occurrence lorsqu'un film empêche le musulman de pratiquer sa prière canonique à l’heure. 410 Cette traduction singulière de l’identitaire musulman, dans la chair des chanteurs, s’exprimera prioritairement et de façon dominante au travers de disciplines musicales religieuses et dévotionnelles entièrement consacrées au sacré. De manière synthétique, on peut cerner que ces répertoires, où s’incarne de la spiritualité dans les corps, passe au travers des mouvements issus des héritages spirituellement codifiés, d’une part et, d’autre part, par les interprétations des contenus de chansons religieuses et qui se traduisent au premier degré. Ceci trouve son illustration pour le premier aspect des choses dans le chant soufi et, pour le second, dans le Nashîd. Au cours de la recherche doctorale, nous avons eu l’occasion de passer en revue plus de 312 vidéoclips d’artistes français, belges, britanniques, avec quelquefois des empreintes spirituelles significatives. Une mise en image des productions musicales, qui vise à rendre les albums « visibles » sur le marché de la concurrence, est une sorte de règle de survie. Les clips ne sont plus des produits de luxe ou des productions de Majors importantes. Ils rentrent dans tous les cahiers des charges des artistes. Ceux qui n’ont pas les moyens de mobiliser une équipe de tournage pour la réalisation d’un clip vidéo posteront sur Internet des vidéos retraçant leurs performances, au cours de concerts, de soirées de galas, d’interviews, de passages en télé, etc. Mais l’image est primordiale, car tous savent que la musique s’écoute désormais par la vue. Le clip vidéo de Sami Yusuf (UK) « You came to me » (ETM International, 2009), de Yusuf Islam (UK) « Roadsinger » (Island Records, 2009), de Médine (FR) « Code barbe » (Din Records, 2008), de Salah Edin (PB) « Tfoe » (Focus, 2009), de Manza (B) « Ma Fleur au bout du fil » (Noonz, 2009) ne sont que quelques exemples de ces expressions de la musulmanité et de l’islamité portées à l’écran444. Le marché artistique planétaire qui parvient à uniformiser les critères de productions des expressions musulmanes (clips, albums, tournées,…) continue de regorger de particularités, qui, au-delà des distinctions disciplinaires et de courants 444 La recherche de définitions identitaires à travers les pratiques musicales n’appartient pas qu’aux mondes musulmans, mais s’inscrit aussi dans d’autres sphères où le religieux est présent ; pour exemple, Madona incarne ce type de processus. De plus, l’utilisation des médias pour mettre en scène le religieux n’est bien sûr pas propre à l’Islam. Les pentecôtistes, les charismatiques, certains rabbins et d’autres s’approprient les techniques médiatiques contemporaines afin d’inscrire le religieux au sein de la postmodernité. 411 artistiques, font l’identité et le marqueur d’un produit. Ces marqueurs peuvent être à forte connotation religieuse voire paramétrés par le religieux.445 Ils figurent dans les programmations de grandes chaînes télévisées, sur les sites Internet des artistes ou d’hébergement des vidéos tels que www.youtube.com ou www.dailymotion.fr. 1. Polarisation de l’islam par la « musulmanité » et l’ « islamité » La présence d’un discours sur l’identité musulmane et sur la religion en tant qu’expression dogmatique ou en contexte social est un fait indéniable dans la musique pratiquée par les musulmans. Ce chapitre se consacrera à l’analyse de ces univers sémantiques issus des productions de chansons de musiques urbaines, de chansons religieuses et celles issues des circulations de musiques ethnoculturelles, ou patrimoniales musulmanes. On peut mettre en évidence un certain nombre de traces d’islam, essaimées dans les textes de chansons que mobilise l’artiste dans son travail, ainsi que dans les vidéoclips et dans le pictural (pochette d’albums, affiches, etc.). Les présences d’islam, explicites ou subreptices, seront classifiées à partir d’une présence de sémantique religieuse ou renvoyant à la dimension dogmatique, sociale, médiatique ou morale de l’islam. Ces traces d’islam seront ensuite organisées selon qu’elles renvoient à une notion de musulmanité ou d’islamité. Notons que ces néologismes sémantiques concernent une nature du religieux et une attitude autant qu’une intention de l’artiste dans la référence à l’islam. Le recours à ces deux néologismes s’explique encore par le fait qu’ils expriment un habitus des appartenances à l’islam, laissant transparaître les conditions de l’exploitation de références religieuses à des fins artistiques. La distinction des productions entre musulmanité et islamité pourra quelquefois paraître arbitraire, tant les frontières sont fines et le passage de l’un vers l’autre est pour certains artistes une règle. Plus précisément, nous entendons par « musulmanité » l’ensemble des expressions qui impliquent l’appartenance naturelle de l’artiste à l’islam et qui 445 Ce qui entraîne dans le sillage un questionnement sur la classification de ces productions globalisées. Dans le répertoire de la World Music se trouvent dilués ces patrimoines spirituels et soufis. L’étalonnage des productions issues du monde font se côtoyer des chants corses, avec les patrimoines de musiques arabo-andalouses, Peuls ou de Derviches stambouliotes. 412 évoquent une façon individualisée de se dire musulman. Cela peut se traduire par la présence subreptice de formules religieuses, engageant dans le texte l’identité de l’artiste. Par le terme d’« islamité » nous entendons la mobilisation élaborée des aspects de l’islam, qui peut se traduire par une consécration d’un répertoire musical à la religion. Ceci comprend aussi la manière dont les références religieuses se distillent dans les discours, par une occupation importante de la foi dans le texte et par des termes génériques associant, d’une manière ou d’une autre, un répertoire musical à la religion. Nous avons évoqué l’existence du Nashîd comme chant islamique contemporain, mais il y a aussi une présence manifeste dans l’univers musical anglosaxon du Sufi Punk (UK), de l’Islamic Rap ou de Sufi Dub (UK). Ces adjectivations, glissant quelques fois vers les surqualificatifs, laissent paraître la nécessité de paramétrer les productions sur un marché communautaire, alliant la concentration des réseaux musulmans aux bénéfices que suppose une telle densité de consommateurs potentiels. Le recours à une sémantique religieuse peut aussi référer à l’histoire de l’islam, à ses patrimoines et aux grandes figures religieuses musulmanes. Porter des noms avec une telle charge conditionne d’emblée la gestion de son corps. Cette sémantique peut symboliquement se référer à des états spirituels tels que la quiétude qui se trouve dans le vide des mosquées. Le groupe dijonnais du Nashîd francophone qui se fait appeler « Le Silence des Mosquées » le démontre bien. Mais il y a aussi le groupe londonien Mecca2Medina qui réfère à l’Hégire du Prophète de l’islam et qui est pionnier en Europe dans la revendication d’un rap à consonance islamique. Les voix féminines de Birmingham qui se font appeler les Divine Aubergine font, elles, explicitement référence à leur apparence physique, liée à la couleur de la peau, et ainsi qu’à Dieu. Mais cette schématisation méthodologique permet d’appréhender un niveau de langage du religieux (élaboré à partir des lectures littérale ou populaire et traditionnelle), de connexions religieuses (un accès direct aux sources canoniques, contacts privilégiés avec des leaders religieux, suivis de conférences ou de colloques sur l’islam, entourage familial porté sur les débats liés à l’islam, etc.) et de besoins personnels de l’artiste (un conversion en pleine carrière, un retour à la religion ou une actualité sur l’islam qui fait polémique, voire une expérience privée qui fait ressortir la foi : décès d’un proche notamment). 413 Afin de mettre en évidence cette double nature de la présence d’islam dans les chansons, nous avons sélectionné un ensemble de termes renvoyant tantôt au corpus de la musulmanité, tantôt à celui de l’islamité. 1.1. Voix d’islam versus voie d’islamisation ? L’expression de l’appartenance à la religion ou à son univers culturel ne met pas en évidence une recrudescence de l’islamisation du champ musical musulman. Il révèle, en revanche, un processus d’affirmation de soi, qui naturellement exprimé n’en est pas moins un outil prédicatif privilégié. La subjectivité des textes de rap, de Nashîd ou de la Pop Music laisse perler une charge où se manifestent des identités significatives. Nous pensons que les contextes internationaux et les politiques internes aux contextes européens, tendus par rapport au fait islamique, exacerbent le besoin de s’affirmer. Il s’agit, indirectement, de dire l’islam autrement, pour le dire mieux. On tente quelque fois de perturber les audiences pour toucher l’attention et ainsi contrer les images de l’islam dominant l’actualité. Les voix musulmanes qui ont la capacité d’accéder aux médias scéniques, télévisuels ou radiophoniques sont moralement responsables des réactions face à la représentation de l’islam en Occident. Il apparaît alors que les chanteurs musulmans, qui assument leur appartenance à l’islam, deviennent les médiateurs entre la société et la religion. Ils se donnent pour mission de contrer à leur échelle une image jugée déformante de l’islam. Même la virulence du rap et la présence rude de l’islamité qu’il peut y avoir prennent des allures de discours pédagogiques et d’actions civiques. C’est pourquoi Médine, qui se définit comme un rappeur engagé, se positionne très souvent sur le débat sur l’islam. Il est même, aujourd’hui encore, perçu par son appartenance religieuse avant tout autre identité. La récurrence à une thématique peut donc construire un artiste dans ses choix et l’y enfermer. Le rappeur Médine clame à qui veut bien l’entendre qu’il ne parle pas que de l’islam et Sami Yusuf dément avoir fait du Nashîd et se dit artiste avant d’être musulman. 414 1.2 Le parlé islam : élaboration textuelle au regard des contenus religieux L’opération qui consiste à classifier des niveaux de langage de chansons nous montre qu’il existe une variante en fonction des contenus religieux ou pas. L’univers d’écriture d’un texte musical à connotation morale ou religieuse sans glisser dans une plume littéraire ou standard évitera le langage propice à la vulgarité, à la dimension populaire ou à une déclamation improvisée (pour le rap ou le slam). En général, les textes consacrés à la religion sont plus aboutis ou laissent transparaître que c’est le fond qui a conduit la forme du texte. Pour le rap c’est souvent l’inverse, la thématique centrale est conduite dans le travail d’écriture, au gré de la rime et des synonymes. Il ne faut pas perdre le sens de vue, mais les tergiversions métaphoriques sont denses. Pour le Nashîd par exemple, on aura du texte essentiellement religieux et dont le style est fortement balisé. Le Nashîd et son contenu sont très pédagogiques, laissant beaucoup de place à des phrases génériques, répétitives et conventionnellement indiscutables par les théologiens. Opérer un travail de lecture des textes nous a d’abord fait réagir à partir du contenu des titres des albums, le côté explicitement religieux des titres de chansons et ensuite des thématiques consacrées à l’islam ou des mots clés renvoyant à l’islamité ou à la musulmanité. Bon nombre d’artistes, se positionnant dans un climat de tension avec l’image que la société dans laquelle ils vivent se fait de l’islam, décident de doubler la fonction des mots qu’ils utilisent pour dire la religion. Ils vont utiliser la provocation pour espérer poser un débat, ou jouer sur des thématiques touchant les musulmans en mettant des symboles de la société française, par exemple, en situation. La signification des mots génériques liés à l’islam comporte souvent une double résonnance : d’une part, elle concentre une thématique ou renvoie à un imaginaire et d’autre part elle pose une provocation, liant pour le rap le côté Hardcore et d’engagement dans les voies de l’islam : de la prière au champ de bataille en passant par le respect des morts. Le rappeur Médine qui propose un album intitulé « 11 septembre » ou « Jihad » est engagé depuis 1995 dans un collectif appelé la Boussole (en référence à l’orientation de La Mecque) et au sein d’un Label havrais indépendant intitulé DIN Records (litt. Religion Records) ; il synthétise parfaitement et à tous niveaux ce prototype d’artistes. 415 L’artiste propose à la vente, depuis mai 2005, et dans les bacs de la FNAC notamment446, l’album en 13 titres « Jihad » où l’on retrouve dans les premières versions de l’album un sabre jaune recourbé qui domine la pochette et les affiches d’annonce de concerts. La présence d’islam y est partout constante. Hormis le nom de scène de l’artiste, qui est par ailleurs son vrai prénom, retranscrit en caractère gras, on retrouve l’année 1426 de l’Hégire, indiquant l’an 2005 du calendrier. Une ouverture de l’album dans le sens d’un livre arabe, c’est à dire à partir de la gauche et la structure du livret interne basé sur la même configuration, accentue l’univers islamique. 2. De l’identitaire par la rime L’écriture des chansons, en rimes ou en prose, contribue à profiler l’identitaire religieux sur un champ discursif nouveau, qui transite par l’émotivité et la recherche d’un langage esthétique. La forme attractive du texte divulgue, plus directement, les arrière-fonds identitaires religieux. Les contenus seront, dès lors, très explicites et imagés ou seront au contraire allusifs, laissant place aux interprétations multiples447. Cette expression des subjectivités pose un certain nombre de thématiques et d’idées ; elle concerne le rapport des artistes à l’islam et aux musulmans, ou aux regards portés sur la religion au travers des faits d’actualités notamment. Le rapport au monde de ces artistes musulmans se détermine variablement, du fait de la diversité de leurs profils et des angles à partir desquels s’abordent les thématiques des chansons. Les ancrages moraux, éthiques, mystiques, philosophiques seront ainsi massivement projetés dans les oreilles des écoutants. Mais la question de l’expression religieuse pose également celle de la conformité de l’artiste aux contenus de son expression. Ceci n’est toutefois pas spécifique à l’Europe, le rappeur algérien francophone Youss, interrogé par Keira Maameri, réalisatrice parisienne d’un documentaire portant sur le phénomène des rappeurs musulmans dans le monde déclarait que : « Faire des textes sur l'islam c'est 446 http://musique.fnac.com/a1751922/Medine-Jihad-CD-album, Consulté le 2 septembre 2010. Akhenaton déclarait, à ce propos, après la parution de son ouvrage autobiographique, que le meilleur compliment fait au livre, est qu’il situe et explicite les contenus de beaucoup de ses chansons (moment d’écriture, traduction des métaphores, …). 447 416 très délicat, car pour dire les choses il faut d'abord les appliquer sur soi ... et c'est pas le rappeur qui perd de sa crédibilité malheureusement, mais c'est tout... tout l'islam »448. Les attitudes, notamment en tant que musulman, conditionnent la nature des écritures : Kery James qui refuse de serrer la main de la gente féminine, Abd Al Malik qui englobe son parcours dans un rapport densément spirituel, Akhenaton qui promeut un islam de civilisation, où les valeurs chevaleresques de l’islam sont revivifiées, et ceux qui, comme Médine ou Mc Youn-S sont focalisés sur des rapports internationaux touchant aux « oppressions externes à l’islam ». Pour ces derniers, on va du recensement de pratiques jugées aller à l’encontre de l’islam, jusqu’aux théories du complot sur le monde de l’islam et des musulmans (écrits sur les « Illuminatis », la dénonciation de la droite conservatrice américaine de la période du Président W. Bush, les scepticismes quant à l’élection d’Obama, la politique de N. Sarkozy et de T. Blair, les détentions de Guantanamo). Les identités religieuses sont donc amenées à se poser par le discours et les attitudes des artistes sur le marché musical. Elles sont portées comme contribution de trajectoires de vies musulmanes en Europe : à l’intersection de la subjectivité de l’identitaire et de la créativité. La production musicale, où se décharge de l’identitaire religieux, se retrouve liée à des implications plus concrètes de la part des artistes. Ce qui permet d’objectiver en partie les contenus des chansons, la dénonciation de la situation des prisonniers de l’armée américaine dans la baie de Guantanamo, pousse Médine à monter sur scène en tenue de détenu orange, mais aussi à participer à des événements qui se solidarisent avec les situations jugées injustes. C’est pourquoi on le retrouvera, à maintes occasions, aux côtés de la militante franco-algérienne Houria Boutelja (née en 1974), porte-parole des indigènes de la république. Des rappeurs comme Akhenaton animent des émissions télévisées où est dénoncé le climat d’islamophobie ressenti par l’artiste en France. Mecca2Medina se produit gracieusement sur scène pour Islamic Relief et Médine réalise des tirages spécifiques de T-shirts qui dépassent le cadre de la chanson. Ils sont à l’effigie du 448 Keira Maameri, Don't Panik, Derniers de la classe Production, 2010. 417 commandant Massoud449 ou consacrés à des adages identitairement qualifiés par l’islam tels que : « I’m Muslim Don’t Panik », « Muslim United », « Muslim with Attitude », « Every Day I’m Muslim » (LSA)450. On transite aussi de la parole artistique musulmane à l’engagement citoyen ou communautaire. En effet, l’ensemble des contenus musicaux qui quittent la scène deviennent un objet matériel (T-shirt, atelier d’écriture, chaîne télévisée, ouvrage,…) ou quantifiable (par le nombre d’heures de concerts bénévolement données pour des causes : Palestine, Haïti, Pakistan, foulard, racisme,…). L’expressivité des subjectivités et des idées glisse ainsi vers de l’action concrète, ce qui génère une respectabilité auprès des publics. La cohérence des discours de Diam’s, impliquée sur son projet « Big Up », à l’adresse des enfants d’Afrique, ou celle de Yusuf Islam, qui consacre une part de ses revenus à des causes humanitaires (liées au monde musulman – Bosnie, Irak, victimes du 11 septembre, Afrique –, ou animées par des motivations religieuses, etc.). C’est là une participation musulmane qui, propulsée depuis les succès de la scène musicale, se retrouve activée dans la société. L’ambition est toujours de tenter de changer ou d’infléchir l’ordre des choses (Joas, 1999) : Akhenaton qui pousse les jeunes français à voter à la fin de son clip « La fin de leur monde » ou Médine et le collectif DIN Records qui incitent les jeunes à se cultiver par la lecture sont des exemples significatifs de la mobilisation du succès au service du changement de l’ordre social. L’identitaire religieux, exprimé par la chanson et qui translate vers des projets ou des appels à projet, développe de façon inédite les engagements musulmans dans la société. Ces productions musicales musulmanes en Europe attirent des publics jeunes et diffusent des modèles d’interactions avec la société. 449 Le T-shirt reprend au dessus de la photo du personnage afghan : « Ahmed Massoud » et au bas du T-shirt : « Prix Rebel de la Paix » (en deu