LE NOUVEAU JEU DU 1
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LE NOUVEAU JEU DU 1
Le Progrès Illustré LE NOUVEAU JEU Tel est le titre de la pièce de M. Henri Lavedan, jouée récemment à Paris avec un grand succès. Le brillant écrivain y met en scène quelques personnages ultra-modernes, l'aul Gostard, fils d'un commerçant richissime, va épouser M U e Labosse, fille d'un entrepreneur millionnaire. Les jeunes gens se connaissent à peine ; ils se sont vus cinq ou six fois. On les laisse en tèle-à-tète pour leur permettre de causer, et d'étudier leur caractère. Voici cette scène, pleine d'observation et d'ironie malicieuse. l'AUL COSTAUD — M ALICE LABOSSE Clic/ I03 Labosse, Je soir, dans la serre où onlosa laissas seuls après dîner. COSTARD. — Eh bien, mademoiselle? ALICE. — E h bien,monsieur? COSTAUD. — Voilà déjà cinq jours que nous nous voyons? ALICE. — Cinq jours. COSTARD. — C'est énorme. ALICE. — Comment l'entendez-vous? COSTAUD. — J e veux dire que le premier pas est fait, que .nous ne sommes plus des étrangers l'un pour l'autre. Vous me connaissez, je vous connais... , ALICE. — Pourtant nous ne nous connaissons pas. COSTARD. — Affaire de temps, de bien peu de temps. ALICE, avec un soupir. — C'est vrai. [Un silence''. COSTARD. — A quoi pensez-vous? ALICE. — Je pense que dans un mois vous allez être mon mari. COSTARD. — Ah ! il n'y a pas à dire, j e serai. Et qu'éprouvez-vous à cette voyons? Avouez-le moi? ALICE. — J'éprouve... j'éprouve... ALICE. — Nager? COSTARD. — Oui. ALICE. — Loin, loin, bien loin? COSTARD. — Je n'irais pas à New-York. ALICE. — Mais traverseriez-vous la Seine? COSTARD.— A pied, quand elle est prise, oh ! très aisément. ALICE. —Vous n'êtes pas sérieux. Quoi encore? Danser, j e no vous en parle pas, vous dansez bien. COSTARD. — Merci. ALICE. — L'escrime? FAUL COSTARD FAIT SA COUR lle COSTARD. — J'ai fait des nezàLouis-le-Grand, il y a vingt ans. Ils étaient très mous, mes nez. Ils manquaient de cartilages. ALICE. — C'est peu. Et peindre? COSTARD. — Je ne sais pas non plus. Les couleurs ça salit, c'est malpropre. Ça no fait un peu d'effet qu'une fois sur les tableaux. COSTARD. — Oh! ça, l'escrime! De premier ordre. Pardon si j ' a i l'air de me vanter. Mais de premier ordre. ALICE. — Nous ferons des assauts, nous tirerons ensemble. COSTARD. — Tant que vous voudrez. ALICE. — Vous savez conduire? COSTARD. — Comme Phaéton : à deux, en tandem, à quatre... On n'a qu'à parler. ALICE. — Etes-vous musicien? COSTARD. — P a s pour un bémol. Je n'y en- COSTARD. — Oui, mademoiselle, j ' y joue, j ' e n joue, avec un doigt. J e sais la gavotte de Mignon et la Marche indienne do Sellenick. ALICE. — Bravo. Allons! j e vois que nous ne nous ennuierons pas pendant les longues soirées d'hiver. COSTARD. — J ' e n suis sûr, mademoiselle, bien que vous ayez l'air de vous moquer un peu de moi. Mais peu importo... J'ai très bon caractère. Moquez-vous de moi! A L I C E . — Vraiment. Vous consentez? O h ! tant mieux! Il n'y a que cela qui m'amuse un peu! Encore autre chose : j e parie que vous êtes chasseur? COSTARD. — Grand chasseur, mademoiselle. ALICE. — Tant pis, j ' a i horreur de cela. COSTARD. — O h ! pouvez-vous... Quel domm a g e ! Moi qui vous voyais déjà dans un joli petit costume, avec un joli petit fusil, un joli petit chien... • ALICE. — Massacrant de jolies petites bêtes! Eh bien, non, il faut en faire votre deuil. COSTARD. — Je le regrette, mademoiselle. Sans doute, la chasse est souvent cruelle, mais en somme... noble plaisir... passion princière.l ALICE. — Oh! ce n'est pas par sensiblerie. Je tire aux pigeons sans trembler. Non, la chasse, c'est du temps perdu, presque invariablement, Je n'aime pas le temps perdu. Ainsi, moi, je m'occupe toujours. COSTARD. — Oui, mademoiselle. ALICE. — Moi aussi. Savez-vous écrire? COSTARD. — Ecrire? ALICE. — Ecrire en patinant? Moi, je tra'ce avec mon patin tous les signes du zodiaque. COSTARD. — A h ! j e n'en suis pas encore si loin. ALICE. — Tant pis. Je vous apprendrai.- Savez-vous dessiner? COSTARD. — Bon caractère ? ALICE. — Je n'en sais rien. C'est vous qui le verrez. COSTARD. — Etes-vous franche;'' ALICE. — Franche brutale. Au point que j e mentirais pour le plaisir de dire la vérité. COSTARD. — Tant mieux. ALICE. — Par exemple, très sceptique, très méfiante. COSTARD. — Et... rendrez-vous un peu de votre côté? Aimerez-vous le mari? ALICE. — J'aimerai le mari s'il me fait aimer le mariage. COSTARD. J'en prends bonne note. ALICE. — Etes-vous satisfait, commissairepriseur que vous êtes? Avez-vous bien tous vos renseignements? COSTARD. — Pour aujourd'hui, je m'en tiens là. Nous recommencerons la prochaine fois, si vous voulez? ALICE. — Je ne dis pas non. Voilà maman qui vient me faire signe. A demain soir, monsieur. COSTARD. — A demain soir, mademoiselle. [Avec tendresse.)Vous savez... j e v o u s assure... ALICE. — C'est bon, c'est bon. Montez-vous demain matin? COSTARD. — Je monterai si vous montez. ALICE. — En ce cas, à l'entrée des Poteaux, vers les dix heures et demie. Soyez gentil pour papa, et ne le faites pas trotter aussi fort que la dernière fois. Il n'a plus dix-sept ans, ce pauvre papa ! COSTARD. — Tout ce qu'il vous plaira, nous irons à un pas d'agneau. ALICE, se levant. — A demain, Roméo. COSTARD. — A demain, Juliette. COSTARD. — De l'étonnement? COSTARD. — Vous ignorez donc, mademoiselle, que vous êtes en train d'opérer en moi une révolution? ALICE. — Les révolutions ne durent pas. COSTARD. — La mienne durera. Je me sens tout amélioré depuis que je vous approche. Ne !:ie jugez pas sur ce qu'on a pu vous raconter <!e moi, parce que j e deviens un Paul Costard tout neuf. ALICE. — Moi. je ne peux pas vous en dire auiant, je me sens toujours la même. Je crois que j e suis telle quelle une fois pour toutes. COSTARD. — J'y compte bien. Est-ce que j e vous plais un peu? ALICE. — Jusqu'à présent, vous ne ine déplaisez pas. Tâchez que ça se prolonge. COSTARD. — Je tâcherai. Du reste, j ' a i assez du confiance, et j'imagine que nous nous accorderons. Je no suis pas exigeant, ni despote, j e suis un assez bon garçon. ALICE. — C'est comme moi. Pourvu qu'on lasse un peu ce que je veux, je suis toute prête à obéir. Il faut vous dire que j ' a i été abominablement gâtée, comme une fille unique! COSTARD. — Pas plus que votre serviteur. ALICE. — Si nous avons des enfants, nous les élèverons mieux que nous, hein? COSTARD. — Cela ne sera pas difficile. Naturellement, j e ne parle que pour moi. ALICE. — Nous verrons plus tard, nous n'en sommes pas encore là. Qu'est-ce que vous savez faire? Racontez-le moi. COSTARD. — Ce que j e sais faire? ALICE. — Oui... vos talents. Savez-vousmonter à cheval, mais j'entends : monter là... en monsieur tout à fait. COSTARD. — Oui. J e peux dire que j e monte en monsieur tout à fait. ALICE. — Moi aussi. Savez-vous patiner? ALICE. — Guère. Est-ce que cela vous contrarie? COSTARD. •— Ça me va beaucoup. Avez-vous le goût des choses prétendues sérieuses, intellectuelles ? ALICE. — Assez. J e suis satisfaite d'apprendre. COSTARD. — D'apprendre... tout? ALICE. — Le plus possible. COSTARD. — Etes-vous gaie? ALICE. .— Ni gaie, ni triste. J e pleure quelquefois, je ne sanglote jamais. Je souris volontiers, j e n'éclate jamais de rire. Le centre gauche. COSTAUD. — T a n t pis. le ALICE. — Gardez-le. COSTARD. — Modeste? ALICE. — Ça dépend. COSTARD. — Sentimentale ? ALICE. — Adorant mes aises. D'une grande activité d'esprit ut d'une grande paresse de corps. J'aime beaucoup les animaux, peu les hommes, pas du tout les femmes. En tout je me laisse faire, je me laisse vivre, j e me laisserai mourir. COSTARD. — Alors, vous vous laisserez aimer? ALICE. — Sans doute. pensée ALICE. — P a s du tout. Je m'y attendais. Depuis un an je sais que cela devait finir ainsi, l'ne jeune fille, c'est mis au inonde pour ôtre la femme de quelqu'un. Il se trouve que c'est vous... va pour vous ! COSTARD. — Je l'espère bien! ALICE. — Non, je pense comme cela lient à peu de chose... moins qu'à un petit cheveu... que deux êtres plutôt que deux autres soient unis pour la vie entière. La première fois que vous m'avez été présenté, si j'avais déclaré le soir à mes parents : « Ce monsieur est charmant, mais il a des oreilles qui me déplaisent, ou une forme de pieds qui m'est pénible; remportez-le, je n'en veux pas. » Eh bien, vous ne seriez pas là, près de moi, aujourd'hui. Au contraire, je n'ai rien dit, et voilà que vous êtes là, près de moi, en ce moment; et que dans un mois nous nous tutoierons... COSTARD. — Moi, j e n'en cherche pas si long. Voulez-vous savoir ce.que j e me dis? ALICE. — Allez, nous sommes là pour causer. COSTARD. — Je me dis que vous êtes une très gracieuse, une très charmante... ALICE, Varrétant. — O h ! non... plus à présent! C'était bon au bal, pendant le cotillon, ces compliments-là! Aujourd'hui, nous ne dansons plus, nous nous marions. Ainsi, cessez. COSTARD. — Vous êtes sévère. De quoi voulez-vous que je parle si ce n'est de vous ? ALICE. — Do moi, mais autrement. COSTARD. — J e vous dis ce que je pense. ne m'est pas désagréable de dîner en ville, et do me mettre en robe basse, et de parler à dos gens spirituels. COSTARD. — Etes-vous coquette, mademoiselle? ALICE. — N o n . Je sais que je suis toujours une des mieux. MADAME LABOSSE, les abordant. — Eli bien, mes enfants, n'est-ce pas que c'est le plus beau temps de la vie ? Henri Lavedan. SALUTINE UILLARD ÏÏ»: L e P r o c è s Zola. — M. J A U R È S à l a b a r r e d e s t é m o i n s . tends goutte. Et cependant j'adore les ballets. .Mais je déteste tous les instruments, tous, excepté un seul. ALICE. — Je parie que j e devine. Ce sont les castagnettes. COSTARD. — Non. C'est la trompe. J e suis fou de la trompe, et quand j ' e n sonne, c'est comme quand je taille une banque, j e ne peux plus m'arrêter. C'est si beau ! Ainsi, à la campagne, j'en ai une collection, peut-être une trentaine. Il y en a de toutes les tailles, des grandes du temps de Louis XVI, des Dampierro, comme on les appelait, avec le pavillon bien évasé. A h ! oui,.j'aime la trompe! ALICE. — Vous m'en jouerez? COSTARD. — Je vousle promets, le soir, quand tout le grand et le petit monde est couché, et qu'il fait nuit dans les bois. Vous verrez comme ça vous remuera. ALICE. — Et la lecture? vous plaisez-vous à lire? COSTAUD. — Dans mon lit, ou bien en w a gon. ALICE. — Avez-vous un auteur préféré? COSTARD. — Ma foi non. ALICE. — Quels livres lisez-vous? COSTARD. — Ceux que m'indique mon libraire, tout bêtement. Quand il me dit : « Tenez, prenez donc ça, monsieur, j e suis sûr que ça vous ira commémi gant », j e le prends. ALICE. — Airnez-vous à courir? COSTAUD. — Courir? ALICE. — Oui, jouer, sauter, courir en plein air, sans chapeau. Moi j'aime assez, pas à Paris, non, à la campagne ou au bord de la mer. Vous l'aimez la mer, allons? COSTARD. — Sans doute, mais c'est bien grand. ALICE. — Et les montagnes? avez-vous vu le mont Blanc? COSTARD. — J'y suis monté, mademoiselle. ALICE. — Votre impression? COSTARD. — C'est bien petit. ALICE. — Est-ce que vous jouez du piano? COSTARD. — J e vous ai dit que j e n'étais pas musicien. ALICE. — Ça n'est pas une raison. 11 y a une niasse de gens... COSTARD. — A quoi, mademoiselle, si ce n'est pas indiscret? Car enfin vous venez de m'infliger là, à l a minute, un interrogatoire assez complet. Si c'était mon tour à présent. ALICE. — Interrogez. COSTARD. — Eh bien, j e vous interroge : à quoi vous occupez-vous? ALICE. — Vous allez le savoir. Je vais vous dire le genre de vie qui me convient, le seul que j'aie jamais menéjusqu'ici et que j e continuerai de mener après mon mariage comme avant. Le matin, aussitôt réveillée, j e lis les journaux dans mon lit, puis j e pense à ce qui m'a été plutôt agréable la veille, à ce qui me sera plutôt agréable dans la journée ; j e feuillette quelques livres de chevet, des poètes, des romanciers intimes, qui ne sont pas pour vous plaire et très peu dans votre genre. Tout cela me d e mande bien une heure au bout de laquelle j e me lève et m'habille pour le matin d'une façon spéciale, selon le jour, la saison, le temps qu'il fait. COSTARD. — Et vous êtes toujours très bien habillée, mademoiselle ; j ' a i déjà eu l'occasion d'en faire la remarque. ALICE. — J e prends un peu de thé, et je sors — bien entendu pas seule — soit à pied, au marché aux fleurs, soit à cheval, au bois, dans la belle période; soit dans les magasins, soit chez les fournisseurs, dans la mauvaise ; à midi, déjeuner, auquel j'apporto un très bel appétit, car j e suis une mangeuse de pain. COSTARD. — Tant mieux, moi aussi. Mais, pardon! au lieu de vous laisser continuer, voulez-vous me permettre de vous poser, sans suite et telles qu'elles me viendront, up tas de questions analogues à celles que j ' a i subies tout à l'heure ? Je le préférerais, d'autant plus que l'instant approche où il va falloir nous quitter. ALICE. — J e vous en prie, j e répondrai franchement. COSTARD. — Merci d'avance. Etes-vous très mondaine? ALICE. — Qu'appelez-vous très mondaine? Si c'est de sortir tous les soirs, non. Si c'estne pas bouger de chez soi, oui. J'ai en toutes choses des goûts très sages, très modérés, — on vous l'a dit déjà, — mais j e dois avouer qu'il DU 1-fiRAS . E v i d e m m e n t , si c e t t e c h r o n i q u e n ' é t a i t pas c o n s a c r é e a u m a r d i - g r a s , le j o u r n a l n e l ' a c c e p t e r a i t p a s . Il y a, d a n s la v i e , des c h o s e s o b l i g a t o i r e s , et d e s d a t e s i n é l u c t a bles. A u m o i n s , m e s e r a - t - i l p e r m i s de choisir d a n s m e s s o u v e n i r s , c a r s'il fallait parler du m a r d i - g r a s de cette année, j e crois b i e n q u e dix l i g n e s y suffiraient l a r gement. Comme les années précédentes, des m i l l i e r s de b a d a u d s o n t fait, l e s c e n t pas s u r les boulevards, attendant des chos e s qui ne sont p a s v e n u e s . 11 faut ê t r e j u s t e , c e p e n d a n t ; il s e m b l e q u e , d é p u i s q u e l q u e t e m p s , on s e d o n n e p l u s de m a l p o u r r a j e u n i r t o u t e s c e s v i e i l l e r i e s , et n o u s v e r r i o n s , u n de c e s q u a t r e m a t i n s , r é a p p a r a î t r e le b œ u f g r a s , q u ' i l n e f a u d r a i t p a s en ê t r e s u r p r i s . Cela a v a i t c o m m e n c é p a r les effets de n e i g e du b a l d e l ' O p é r a , et p a r l e s b a t a i l l e s d e fleurs o r g a n i s é e s u n p e u p a r t o u t ; cela s'est c o n t i n u é m a r d i p a r les confetti, u n e . m o d e bien a g r é a b l e q u i n o u s v i e n t du M i d i , et q u i est t o u t à fait d é l i c i e u s e p o u r le c h a p e a u h a u t de f o r m e e t l ' h a b i t n o i r . Il e s t v r a i q u ' o n a la r e s s o u r c e d e se d é g u i s e r en p i e r r o t , m a i s ce genre de divertissement suppose un peu de soleil, de la c h a l e u r , - u n p r i n t e m p s qui a v a n c e et n o n p a s c e t t e fin d ' h i v e r qui menace de s'éterniser... De tous les m a r d i s - g r a s passés, envolés en f u m é e a v e c l e s v i e u x a l m a n a c h s , il en est u n qui m e r e v i e n t à l ' e s p r i t à c h a q u e a n n é e n o u v e l l e , e t il est p r o b a b l e , t a n t e s t f o r t e chez n o u s l'association d e s i d é e s , qu'aussi longtemps qu'à pareille époque le ciel m e p e r m e t t r a d e m a n g e r d e s c r ê p e s , c'est à ce m a r d i - g r a s là q u e j e p e n s e r a i , c a r c e q u i d u r e le p l u s , dirait M . d e la P a l i s s e , ce s o n t l e s a v e n t u r e s q u i n ' o n t p a s eu de l i n . . .