Marc Riboud 2 JUILLET 1962, JOUR DE FETE A ALGER

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Marc Riboud 2 JUILLET 1962, JOUR DE FETE A ALGER
Marc Riboud
2 JUILLET 1962,
JOUR DE FETE A ALGER
Ces photos en noir et blanc, extraites de son dernier livre,
« Algérie, indépendance » ont la couleur de l’époque, à la manière
d’un album de famille. Marc Riboud ne photographie pas le sang,
ni la mort, mais la joie et la vie avec, comme l’écrit
Jean Daniel dans sa préface, « une sensibilité de poète de la
quotidienneté et d’historien de l’intime ».
Double page précédente et photos ci-contre
MARC RIBOUD ALGER, 2 JUILLET 1962
Dès le lendemain du vote, le 2 juillet, après une écrasante victoire du «oui», des millions d’hommes et de femmes en liesse envahissent les rues et les places d’Alger,
pour faire la fête durant des jours et des semaines. L’indépendance sera officiellement proclamée le 5 juillet 1962, date anniversaire de la prise d’Alger, le 5 juillet 1832.
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hiver 2009 - 2010 I
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MARC RIBOUD
“ Tous ces épisodes de la guerre
d’Algérie se déroulent avec une familiarité
étonnamment naturelle ”
par J e a n D a n i e l
M
arc Riboud possède,
mieux que personne,
« l’instinct de l’instant ». J’ajouterai
qu’il s’agit d’un
ami très cher,
dont j’ai été souvent le compagnon lorsque nous avions en
commun la contrainte et la passion de faire
la chronique de l’épopée des peuples dans
leur transe émancipatrice.
Pour ce qui est de l’Algérie, que nous
avons parcourue de long en large, d’orage
en orage, attentifs aux aurores lumineuses
et aux crépuscules tragiques pendant sept
longues années, les images qu’il en a gardées et qu’il nous offre ici constituent pour
moi quelque chose comme un album de famille. A partir d’elles, chacun peut reconstituer son monde, et quant à moi, je n’ai pu
revoir le mien sans un frémissement
d’émotion devant le passé et de gratitude
pour celui qui le ressuscitait.
Tous les épisodes de la guerre d’Algérie choisis dans cet album (1) avec une
sensibilité de poète de la quotidienneté et
d’historien de l’intime se déroulent avec
une familiarité étonnamment naturelle.
Comme si Marc Riboud s’était enraciné
depuis longtemps sur cette terre et qu’il
en avait tiré une spontanéité maîtrisée.
On ne trouvera pas ici les « noces de
sang, des attentats et de la répression » (2),
les horreurs des combats fratricides, les
embuscades diaboliques ni les visages
crispés de tel vieux maquisard ou de tel
jeune para. Ce fut pourtant notre lot de
les vivre entre deux arrêts devant les
triomphes de somptueux paysages. Nous
avons un défilé de scènes choisies avec
un art consommé et qui suscitent plus des
évocations que des descriptions. A certains moments, on se dit, devant l’une
d’entre elles, « c’était exactement ça ». Or
cette expression est, selon Roland
Barthes, celle qui révèle la qualité du
grand photographe.
Je suis né en Algérie, mais dans une
Algérie plurielle parsemée d’îlots de fra-
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ternité et de culture, au milieu de peintres,
d’écrivains et d’enseignants qui parvenaient à oublier qu’ils étaient ou bien les
victimes ou bien les bénéficiaires de la colonisation. C’étaient des jeunes gens à qui
l’on avait appris que, pour ce qui était de
faire disparaître « l’entité étatique algérienne », d’autres, avant la France, avaient
su s’y prendre. Une rue voisine de celle où
je suis né à Blida a pour nom rue des Coulouglis, le nom qui désigne les Algériens
nés de père turc et de mère arabe ou berbère. Il est vrai que la régence plus ou
moins ottomane n’étant pas représentée
par des infidèles, l’occupation était supposée être plus tolérable.
MARC RIBOUD LE 2 JUILLET 1962
Le drapeau algérien flotte dans les rues d’Alger.
J’en ai souvent parlé à Marc Riboud
tandis qu’il me questionnait sans cesse et
sur place sur mon pays natal. Il sait que j’ai
toujours eu de l’Algérie l’idée que s’en faisait mon ami Kateb Yacine et qu’il a défendue avec âpreté dans toutes les circonstances: l’Algérie est berbère, un peuple qui
a intégré des juifs, des chrétiens, des musulmans arabisés, des Turcs et des Français.
Il m’a écrit qu’il combattait pour un pays
qui devait affirmer son algérianité originale
et non une arabité indifférenciée. J’aimais
beaucoup Kateb Yacine et, avec l’âge, j’admire de plus en plus son œuvre. Mon Algérie est autant la sienne que celle de Camus.
Je n’ai pas pu être présent à Alger pendant les journées de l’indépendance. J’ai
des souvenirs d’une réalité télévisée mais
non des scènes vécues sur place par Marc
Riboud. A ce moment-là, j’étais encore
dans une chambre d’hôpital, enfin conva-
lescent après avoir été blessé par les parachutistes français à Bizerte en juillet 1961.
En regardant certaines images des
journées de l’indépendance, si j’arrive à
épouser l’irrépressible joie d’un peuple si
longtemps humilié et enfin libéré, je ne
peux oublier tous les amis que j’ai perdus
dans les deux camps. Ma première fiancée
a été assistante d’Abderrahmane Farès, premier président de l’exécutif provisoire en
1962. Elle a été assassinée le jour de l’indépendance. Elle était belle, passionnée et
elle avait pris, avec moi, le parti de ceux
dont elle allait être la victime.
Lorsque je suis revenu à Alger en
m’appuyant sur des béquilles, j’ai été accueilli dans tous les milieux comme un
« frère » : c’est ainsi que s’appelaient entre
eux les maquisards dont je n’ai évidemment jamais fait partie. Les scènes de fraternité que Marc décrit lorsqu’il est hébergé en Kabylie dans une maison où on
lui cède le seul lit confortable, je les ai vécues. Peut-être cette fraternité dont tout le
monde parle aujourd’hui en France sans
que les citoyens se considèrent pour autant
comme «frères» les uns des autres se réfugie-t-elle chez les êtres qui ont souffert ensemble, parfois les uns contre les autres.
Pourquoi éprouver le besoin de rappeler cela à propos des photos de Marc Riboud ? Parce qu’elles ont gardé leur insolite et subtile évocation, parce qu’elles se
sont réinsérées dans ma mémoire la plus
familière et parce qu’en les contemplant,
pour citer Apollinaire : « En moi-même je
vois tout le passé grandir. »
•
1. Jean Daniel signe la préface de: «Algérie, indépendance», l’album de Marc Riboud (éd. Le Bec
en l’air) dont sont extraites ces photos.
Né à Blida en 1920, fondateur historique du «Nouvel Observateur», Jean Daniel est l’auteur d’un
grand nombre d’essais et de carnets autobiographiques, dont ce très beau livre publié en 1992,
chez Grasset «La Blessure». Grièvement blessé à
Bizerte, en juillet 1961, c’est au cours de sa longue
convalescence qu’est proclamée, un an plus tard,
l’indépendance de l’Algérie.
2. Cf. Albert Camus.