Les autorités turques n`ont pas mené une procédure

Transcription

Les autorités turques n`ont pas mené une procédure
du Greffier de la Cour
CEDH 334 (2016)
18.10.2016
Les autorités turques n’ont pas mené une procédure effective
sur les allégations de viol et d’agression sexuelle
d’une mineure par son beau-père
Dans son arrêt de Chambre1, rendu ce jour dans l’affaire G.U. c. Turquie (requête no 16143/10), la
Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants / absence d’enquête
effective) et de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de de la Convention de la
Convention européenne des droits de l’homme.
L’affaire concerne le grief d’une jeune fille (G.U.), mineure à l’époque des faits, selon lequel elle
aurait été violée et agressée sexuellement par son beau-père (M.S.) âgé de 62 ans.
Sans exprimer d’avis sur la culpabilité du beau-père, la Cour juge en particulier que les autorités
compétentes n’ont pas usé de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour établir les
circonstances des actes, ni pris en considération la vulnérabilité particulière de G.U. et les facteurs
psychologiques propres aux viols de mineurs commis en milieu familial.
Principaux faits
La requérante, G.U., est une ressortissante turque, née en 1984 et résidant à İstanbul (Turquie).
Le 9 octobre 2002, G.U. se présenta au commissariat de police, alléguant avoir été violée par son
beau-père (M.S.), sous la menace d’une arme. Le même jour, G.U. fut examinée à l’hôpital. Son
examen révéla une rupture ancienne de l’hymen, impossible à dater, et une absence de trace
physique de viol. Deux policiers recueillirent sa déposition. Elle leur expliqua avoir eu des relations
sexuelles forcées avec son beau-père à trois ou quatre reprises lorsque sa mère et sa sœur étaient
absentes, et avoir été pincée à la jambe par ce dernier environ un an avant les faits, en la présence
de sa mère.
Le 18 octobre 2002, le procureur de la République inculpa M.S. d’attouchements, de viol et de
séquestration. La première audience eut lieu le 18 novembre 2002 devant la cour d’assises d’İzmir,
laquelle accueillit la demande de constitution de partie intervenante formulée par l’avocat de G.U.,
qui témoigna en audience publique, la juridiction pénale ne s’étant pas prononcée sur la demande
de huis clos. M.S. nia les faits reprochés, expliquant souffrir d’impuissance depuis environ un an.
Le 27 décembre 2006, la cour d’assises prononça l’acquittement de M.S., se basant entre autres sur
différents rapports médicaux, estimant notamment que M.S. était impuissant à la date des faits
dénoncés et ne pouvait donc pas avoir commis les faits reprochés. La Cour de cassation confirma ce
jugement, relevant en outre que l’infraction d’attouchements était frappée de prescription.
1 Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois
mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En
pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de
l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet.
Dès qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Des
renseignements
supplémentaires
sur
le
processus
d’exécution
sont
consultables
à
l’adresse
suivante :
http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants / absence d’enquête
effective), G.U. se plaignait de l’absence d’une procédure effective. Invoquant l’article 6 (droit à un
procès équitable), elle alléguait un manque d’équité de la procédure pénale devant la cour d’assises.
Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), G.U. se plaignait d’avoir été
victime d’un crime resté impuni, dénonçant avoir dû témoigner au cours d’une audience publique et
le fait que le rapport de l’institut médicolégal suggérait qu’elle aurait consenti aux actes dénoncés
par elle. La Cour décide d’examiner ces griefs sous l’angle des seuls articles 3 et 8 de la Convention.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 5 mars 2010.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Julia Laffranque (Estonie), présidente,
Işıl Karakaş (Turquie),
Paul Lemmens (Belgique),
Valeriu Griţco (République de Moldova),
Ksenija Turković (Croatie),
Stéphanie Mourou-Vikström (Monaco),
Georges Ravarani (Luxembourg),
ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section.
Décision de la Cour
Articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants / absence d’enquête
effective) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)
La Cour considère qu’elle doit rechercher si l’État a satisfait à son obligation de mettre en œuvre une
enquête et une procédure effectives pour satisfaire à ses obligations découlant des articles 3 et 8 de
la Convention.
La Cour estime qu’en l’absence de preuve directe, les juges nationaux auraient dû procéder à une
appréciation scrupuleuse de la crédibilité des déclarations de la victime. Elle constate cependant
que, lors de la seule audience où G.U. s’est retrouvée en présence de son agresseur présumé, les
juges se sont contentés de recueillir les déclarations des protagonistes sans chercher à confronter
leurs déclarations ; une confrontation ne semble pas non plus avoir été organisée au stade de
l’enquête. Elle relève en outre que la cour d’assises n’a pas accordé foi aux déclarations de G.U.,
sans s’en expliquer, estimant simplement que ses déclarations n’étaient ni sincères, ni
convaincantes. Cependant, le récit de G.U. n’a pas varié les deux fois où elle a été entendue. Par
ailleurs, les autorités n’ont entrepris aucune démarche pour l’entendre dans des conditions
favorables à l’obtention d’un récit plus précis : au cours de l’enquête, G.U., alors mineure, a été
entendue par deux policiers de sexe masculin ; pendant le procès, G.U., toujours mineure, a été
entendue en audience publique, la cour d’assises n’ayant pas répondu à la demande de huis clos
formulée par son avocat. La Cour souligne donc le caractère traumatisant de la publicité des débats
pour G.U., le fait que son audition au cours d’une audience publique était de nature à porter atteinte
à sa dignité et à sa vie privée, et le fait qu’elle n’a été accompagnée par une psychologue à aucun
stade de la procédure, relevant que ni les autorités d’enquête ni les juges ne semblent avoir pris en
considération la vulnérabilité particulière de G.U., mineure, ni les facteurs psychologiques propres
aux viols de mineurs commis en milieu familial, particularités qui auraient pu expliquer les réticences
de la victime à la fois à signaler la violence et à décrire les faits. La Cour constate en outre que les
juges ayant procédé à l’appréciation de la crédibilité des déclarations de G.U. ne l’ont jamais vue,
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puisqu’ils n’étaient pas présents lors de l’audition de G.U. à l’audience du 18 novembre 2002, la
composition de la cour d’assises étant alors entièrement différente.
La Cour note que la corpulence du beau-père et de G.U. a été un des arguments visant à écarter les
allégations de viol, bien que le code pénal en vigueur au moment des faits ne prévoyait pas une
exigence de résistance physique de la victime en matière de viol. La cour d’assises a ainsi demandé à
l’institut médicolégal de rechercher si, compte tenu de la corpulence de G.U., l’accusé était en
mesure de la violer par la force, demande à laquelle l’institut n’a apporté aucune réponse. Puis, dans
le dispositif, la cour d’assises a fait référence à la corpulence de l’accusé et de la victime pour ne pas
retenir la culpabilité du beau-père. Aux yeux de la Cour, la question posée par la cour d’assises à
l’institut médicolégal ainsi que la mention à la corpulence dans le dispositif démontrent que cette
juridiction entendait étayer sa démonstration de la non-culpabilité du beau-père en s’appuyant sur
des notions auxquelles la loi ne faisait pas référence et qui faisaient abstraction de « l’état de
sidération » qui peut accompagner certains faits de violence sexuelle et expliquer l’absence de
réaction de la victime.
La Cour observe que, pour acquitter M.S., la cour d’assises a accordé un poids décisif au rapport
médical ayant conclu à l’impuissance de l’intéressé. À partir de ces tests, qui ont été réalisés
plusieurs années après les faits dénoncés, la cour d’assises a admis que M.S. était impuissant à la
date des faits. Les contestations formulées par l’avocat de G.U. quant au rapport médical et ses
demandes de clarification ont été rejetées alors même que ce rapport fut un élément essentiel du
procès ayant contribué à emporter la conviction des juges. La cour d’assises n’a pas non plus prêté
foi aux déclarations de la mère de G.U. quant à la capacité sexuelle de son mari. Le fait de conclure à
l’impuissance de l’accusé a conduit les juges à écarter automatiquement les allégations de viol
puisque, selon le droit et la pratique en vigueur à l’époque des faits, le viol ne pouvait être commis
qu’au moyen de l’organe sexuel. Par ailleurs, l’examen de la cour d’assises a porté uniquement sur le
viol et nullement sur l’agression sexuelle alors même que M.S. était aussi poursuivi de ce chef. Au
regard du droit et de la pratique internes en vigueur à l’époque des faits, si l’impuissance pouvait se
révéler déterminante pour l’infraction de viol, elle ne l’était nullement pour l’infraction d’agression
sexuelle. Or, la cour d’assises n’a aucunement cherché à savoir si la conduite de M.S. avait pu
constituer un délit d’agression sexuelle. En outre, aucune expertise psychologique du beau-père
visant à déceler une éventuelle tendance perverse n’a été réalisée, ni une expertise psychologique
pour déterminer la nature des rapports entre G.U. et son présumé agresseur. Les autorités
compétentes n’ont donc pas usé de toutes les possibilités qui s’offraient à elle pour établir les
circonstances des actes dénoncés.
La Cour constate que la procédure a connu des retards considérables : alors que la cour d’assises
avait ordonné la réalisation des tests relatifs à la puissance sexuelle de l’accusé dès la première
audience, il a fallu attendre plus de quatre ans pour leur réalisation ; l’examen du pourvoi en
cassation a duré environ quatre ans et demi, circonstance qui a conduit à la prescription du chef
d’agression sexuelle.
Sans exprimer d’avis sur la culpabilité de M.S., la Cour estime que la procédure menée en l’espèce,
et en particulier la démarche adoptée par la cour d’assises, ne sont pas de nature à satisfaire aux
exigences inhérentes aux obligations de l’État tenant à l’adoption de dispositions pénales et à leur
application effective. Elle conclut donc à la violation des articles 3 et 8 de la Convention.
Satisfaction équitable (Article 41)
La Cour dit que la Turquie doit verser à la requérante 15 000 euros (EUR) pour dommage moral, et
2000 EUR pour frais et dépens.
L’arrêt n’existe qu’en français.
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La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du
Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention
européenne des droits de l’homme de 1950.
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