1) Le marivaudage : un jeu verbal et un jeu de masques c) La parole
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1) Le marivaudage : un jeu verbal et un jeu de masques c) La parole
1) Le marivaudage : un jeu verbal et un jeu de masques c) La parole dissimulée ♦ Les apartés : - Marton contredit Mme Argante en aparté : parole de contestation entendue seulement par Mme Argante et par le public I, 10 « L’air n’y fait rien. Je vous réponds de lui… » (l.31/33) - Dorante peut s’exprimer en toute transparence quand il est seul I, 11« je ne suis plus si fâché de la tromper » à propos de Marton qui l’encourage à tromper sa maîtresse, Araminte, dans le but de récupérer l’argent promis par le Comte. Ainsi, Dorante n’a-t-il pas le courage de dissuader Marton sur les promesses fausses faites par M. Remy sur leur prétendu mariage, mais faute de le dire, se montre plus franc en face du public. Mais, cet aparté, c’est aussi la preuve de sa lâcheté : n’ose pas affronter Marton. - Araminte ne livre ses vrais sentiments, ses doutes, ses craintes, ses faiblesses qu’en aparté ; ainsi seul le spectateur a accès à ce qu’elle ressent, aux effets produits sur elle par les paroles manipulatrices de Dubois. I, 15 « La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même » ; l.39 « Je n’ai pas le courage de l’affliger », « je n’oserais presque le regarder ». Parole en aparté dit le vrai, tandis que la parole échangée dans cette scène avec Dorante vise à cacher le vrai (la confusion amoureuse d’Araminte). Même chose en II, 2 « Il me touche tant qu’il faut que je m’en aille. » - Araminte espère par le stratagème de la fausse lettre écrite pour elle par Dorante pour accepter le mariage avec le Comte que Dorante avouera enfin clairement ses sentiments. Le spectateur sait, grâce à l’aparté, qu’Araminte espère les aveux amoureux de Dorante, alors qu’elle paraisait indécise jusqu’ici. II, 13 « Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? double parole d’Araminte : ce qu’elle dit à Dorante est faux et relève du stratagème ; ce qu’elle dit pour elle-même et pour le public est vrai, et révèle son cœur. II, 13 « Le cœur me bat ! » l’amour fait des progrès dans son cœur II, 15 « Il a des expressions d’une tendresse ! » ♦ Les secrets : - Le premier secret est celui que Dorante partage avec son ancien serviteur : son amour pour Araminte et son désir de se faire aimer d’elle. C’est sur cette parole secrète, connue de ces deux seuls personnages et du public, que se construit l’intrigue. - Paroles échangées entre Dorante et Araminte en I, 12 doivent rester également ignorées des autres personnages : l’intendant révèle à sa maîtresse la machination voulue par Mme Argante pour faciliter le 1 mariage de sa fille avec le Comte : Dorante : « Parlons de ce que j’ai à vous dire ; mais que ceci soit secret entre nous, je vous en prie. » Araminte « Je me trahirais plutôt moi-même ». La parole exclusive est la première manifestation d’une complicité, d’un rapprochement véritablement intime entre ces deux êtres ; d’un abandon à l’autre : une confiance totale alors qu’ils se connaissent très peu. - Dubois, pour mieux manipuler Araminte, prétend avoir un secret à partager avec elle seule I, 13 « Il m’est recommandé de ne vous parler qu’en particulier ». Moyen de donner de la solennité, de la gravité à ses paroles de la scène suivante. Dramatisation volontaire pour pièger Araminte. Celle-ci à la fin de la scène suivante I, 14, une fois la manipulation opérée par les paroles de Dubois, souhaite également garder secrètes les confidences que vient de lui faire son valet sur l’amour de Dorante : « surtout qu’il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton, ignore ce que tu m’as dit ; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. » Mais jeu de dupes : qui est pris qui croyait prendre puisque le spectateur mais aussi Dorante sont déjà au courant de tout cela. De plus, ce secret pousse Araminte au désarroi : I, 15 « La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même » ; puisque cette fausse confidence de Dubois va obliger Araminte à devenir à son tour calculatrice, à agir dans un sens ou dans un autre. - Araminte reproche à Dubois de n’avoir pas su garder secrète sa révélation sur l’amour que Dorante a pour elle : II, 12 « tu n’as guère d’attention pour ce que je te dis. Je t’avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante » ; « c’est de ton silence dont j’ai besoin pour me tirer de l’embarras où je suis. », « et bien tais-toi donc, tais-toi. ». Erreur d’Araminte : croire que le silence, donc le secret, peut la sauver de l’amour. ♦ Un adjuvant de la parole masquée : le leurre du portrait - Est une institution de la société galante du XVIIIe siècle avec le miroir. Notion magique sous-jacente : il y a une vérité intérieure, un double visage de l’être qui affleure au travers de ses masques ; et ce théâtre fonctionne comme une machine à révéler les êtres. - II, 7 Le Comte « le portrait d’une dame ? qu’est-ce que cela signifie ? » II, 8 Marton « Point de mystère » ; II, 9 Araminte « Qu’est-ce qu’un portrait dont M. le Comte me parle… ? », « dites-nous donc de quoi il s’agit », Mme Argante « Ceci a un air de mystère qui est désagréable. » - II, 10 « j’ai vu par hasard un tableau où Madame est peinte et j’ai cru qu’il fallait l’ôter, qu’il n’avait que faire là » [dans l’appartement de Dorante]. Fait partie du stratagème de Dubois. 2 Mais, en même temps, les objets sont là pour parler à la place de Dorante, dont la parole amoureuse, toujours défaillante, ne peut se formuler. Amour passe ici par une révélation visuelle et non verbale. 2) La fausseté des confidences traduit-elle la duplicité des personnages ? a)Tous les personnages font, à un moment ou un autre, de fausses confidences : - M. Rémy fait croire à Marton que Dorante l’aime I, sc4 : mensonges éhontés, véritable fiction racontée à Marton pour qu’elle se laisse séduire par Dorante : « il vous a déjà vue plus d’une fois chez moi… Savez-vous ce qu’il me dit la première fois qu’il vous vit ? Quelle est cette jolie fillelà ? ». Les paroles rapportées sont inventées de toutes pièces : gêne de Dorante didascalie « embarrassé ». - Marton fait croire à Araminte que M. Remy l’a chargée de veiller à la bonne installation de Dorante dans son nouveau poste. Feint donc de parler au nom du procureur en qui Aramonte a toute confiance. S’octroie donc à tort la parole et l’autorité de la parole de l’autre pour servir ses propres intérêts. Le spectateur sait que M.Remy n’a pas demandé cela à Marton ; qu’elle a d’autres intentions, amoureuses en réalité I, 6 « M. remy m’a chargée de vous en parler ». - Araminte veut tendre un piège à Dorante pour l’obliger à déclarer son amour, et ainsi clarifier la situation : II, 12 « j’ai envie de lui tendre un piège. » Incite Dorante à dissimuler ses sentiments pour mieux piéger les autres personnages I, 1 « dissimulez-en une partie [de votre attachement, de votre fidélité], c’est peut-être ce qui les indispose contre vous. » Araminte fait croire qu’elle désire que Dorante dissimule ses vrais sentiments pour pouvoir le défendre aux yeux de ses proches ; or, il s’agit d’abord de se protéger elle-même contre l’amour de Dorante qui l’effraie. - Autre fausse confidence d’Araminte faisant partie de son piège : elle lui fait croire qu’elle est prête à épouser le comte Dorimont II, 3 « toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte. …Oui tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué. Je le lui dirai même ». S’engage donc à mentir au Comte, mais en réalité le vrai mensonge c’est de faire croire qu’elle mentira au Comte, alors qu’il n’en est rien. b)Les fausses confidences sont-elles mensongères ? ♦ Les mensonges de Dorante : -Dorante ment-il vraiment à Marton I, 5 sur l’amour prompt mais durable « Autant l’un que l’autre Mlle » ? Mais en réalité a-t-il le choix ? A été obligé par son oncle de faire croire à MArton qu’il était séduit par elle ; a été pris de court ; a bien essayé de modérer la précipitation de M. Remy mais en vain I, 4 3 « Vous importunez Mademoiselle, Monsieur ». N’ose pas faire de peine à Marton : s’empêtre donc dans le mensonge pour ne pas avoir à blesser cette jeune fille. -La lettre de Dorante, mise entre les mains de Marton par Dubois, est un stratagème. C’est une fausse confidence faite à un ami fictif dans le but de tromper tout le monde ; mais, en même temps, permet à Dorante d’avouer ses sentiments amoureux de manière sincère : III, 8 « elle ne peut plus ignorer la malheureuse passion que j’ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais. » « perdre le plaisir de voir tous les jours celle que j’adore… » ♦ Même Araminte ne dit pas entièrement la vérité : - certes en I, 7, elle accueille avec politesse et même chaleur Dorante, lui montrant ainsi qu’elle n’a que faire des préjugés sociaux, qu’elle est sensible à ses qualités d’honnête homme mais le spectateur sait qu’elle est surtout séduite par l’apparence physique du jeune homme. Donc ses déclarations sont en partie fausses « Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez… ». - Pour défendre Dorante face à Mme Argante et au Comte qui réclament son renvoi, ayant appris que l’intendant est amoureux de sa maîtresse, mais également pour garder auprès d’elle cet homme qu’elle commence à aimer, Araminte a recours elle aussi des ruses II, 12 « je suis obligée de prendre des biais, et d’aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu me dis qu’il a […]. Ce n’est plus le besoin que j’ai de lui qui me retient, c’est moi que je ménage. » ; à la fin de la même scène : « si on me demande ce que tu m’as appris de lui, je dirai ce dont nous sommes convenus. Ment à ses proches, Mme Argante, Marton, ainsi qu’au Comte. - Pour dissimuler son émotion, Araminte use d’une parole mensongère. En effet, dans II, 15, Araminte croit que Marton veut que Dorante la demande en mariage. Or, il s’agit d’une ruse de Marton pour obliger Dorante à prendre enfin ses responsabilités. Araminte fait semblant d’encourager ce mariage. « Je suis charmée de ce qu’elle vient de m’apprendre. Vous avez fait là un très bon choix ; c’est une fille aimable et d’un excellent caractère. » - Araminte fait croire à Dubois que rien de décisif ne s’est dit entre elle et Dorante alors qu’il lui a avoué indirectement son amour « avant d’avouer ce que le hasard vous découvre » I, 15 »Non, il ne m’a rien dit. Je n’ai rien vu d’approchant à ce que tu m’as conté ; et qu’il n’en soit plus question ; ne t’en mêle plus ». En fait, Arminte une fois encore ment pour se protéger car ne sait toujours pas bien ce qu’elle veut. Et cela, Dubois l’a saisi « Voici l’affaire dans sa crise. »II, 16 - De même quand tout le monde a découvert l’amour que Dorante lui porte III, 6, elle ment pour se protéger et pour protéger Dorante : « L’objet de 4 sa tendresse ! Oh ! oui, très secret, je pense. Ah ! Ah ! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. […] Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j’ai envie de deviner que vous m’aimez aussi. » ♦Marton fait elle aussi semblant d’ignorer que c’est Araminte que Dorante aime. Pour obtenir le vrai, elle dit le faux : II, 14 : elle fait croire à Dorante qu’il doit la demander en mariage à sa maîtresse Araminte. Elle veut ainsi que Dorante cesse de mentir ; mais pour l’obliger ne plus mentir, elle doit ellemême passer par le mensonge « il est à propos qu’il s’explique », « Monsieur, vous n’avez qu’à parler à Madame. Si elle m’accorde à vous, vous n’aurez point de peine à m’obtenir de moi-même. » ♦ Dubois dit parfois la vérité mais il n’est pas toujours cru. -Il dit sûrement vrai quand il avance que Dorante a eu une passion destructrice pour Araminte : I, 14. On parlera ici plutôt d’affectation que de fausseté : une déclaration d’amour par personnes interposées. Mais ce qu’il raconte de l’obsession de son maître pour Araminte, de sa volonté de savoir à chaque instant où elle est, du rôle d’espion que Dorante lui fait jouer, est sans doute vrai I, 14, l.98-104 – puisque Dorante a accepté que Dubois entre au service d’Araminte pour parvenir à ses fins : le mensonge (les actions rocambolesques, la violence, la folie de Dorante « il s’achève » l.125, « un incurable » l.131) est inextricablement lié à la vérité « il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n’est pas concevable » l.143. Quand Dubois avance « il me l’a dit mille fois » l.148 : le spectateur peut-il distinguer le vrai du faux ? -Ainsi affirme-t-il à Marton que Dorante a un penchant pour AraminteI, 17 « ne trouvez-vous pas que ce petit galant-là fait les yeux doux », « je me trompe fort si je n’ai pas vu ce freluquet considérer, je ne sais où, celle de Madame », « Je me figure qu’il n’est venu ici que pour la voir de plus près » (I, 17). Il a l’air de médire, de divaguer même alors que ses paroles sont l’exacte vérité. Voir la réaction de Marton à la même scène : « tu n’y entends rien ; tu t’y connais mal », « l’original avec ses observations ». Marton est trop sûre d’elle, de l’amour que Dorante est censé lui porter ; trop condescendante également vis-àvis d’un valet qu’elle ne prend pas au sérieux. Or, c’est elle la sotte. - la lettre de l’acte III est fausse mais les sentiments qu’éprouvent Dorante y sont si bien exprimés que le spectateur peut croire la lettre vraie. d)La cruauté des fausses confidences ♦ Cruauté de Dorante à l’égard de Marton, quand celle-ci croit que Dorante a fait faire son portrait ; or, il s’agit de celui d’Araminte. Dorante ne la détrompe pas, s’amuse même du malentendu, dont il a besoin pour parvenir à ses fins. II, 8 « en s’en allant et en riant. Tout a réussi, elle prend le change à merveille. » 5 vocabulaire de la vénerie qui montre que Marton est trompée, piégée, comme un animal que l’on chasse ≠ sa sincérité « Que vous êtes aimable, Dorante ! je serais bien injuste de ne pas vous aimer." Dorante rachète sa tromperie par son aveu à Araminte : confession qui prouve son honnêteté et, plus encore, sa sensibilité. Marton victime du stratagème monté par Dubois et joué par Dorante : III, 2 « d’un air triste » ; III, 10 « cette aventure-ci est bien triste pour moi ! », « Je suis au désespoir. » ♦ Personnage de Marton victime des manipulations des uns et des autres, de Dubois mais aussi de M. Remy qui lui fait croire que son neveu a un faible pour elle. Du coup, les paroles agissent comme un enchantement sur Marton qui, sous le charme aussi du physique de Dorante, avoue : I, 5 « En vérité, tout ceci a l’air d’un songe ». Marton se rend compte de son erreur d’interprétation, de ses illusions non fondées quant à l’amour de Dorante. Aveu assez touchant de sa naïveté, de son manque de discernement : II, 9 « J’ai pourtant mal conclu. J’y renonce ; tant d’honneur ne m’appartient point. Je crois voir toute l’étendue de ma méprise, et je me tais. » Ne se sent plus le droit à la parole, qu’elle avait, stimulée par cet amour, jusqu’ici prolixe. En même temps, Marton présente également une duplicité certaine : I, 10 Marton s’adresse à Dorante : elle est heureuse de voir que sa maîtresse apprécie son nouvel intendant « et tant mieux, nous n’y perdons point ». Elle convoite l’argent du comte I, 11« c’est que monsieur le Comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat […] plus j’y rêve et plus je les trouve bons. » -- elle est donc prête à mentir, donc trahir sa maîtresse par intérêt, par cupidité I, 11 « d’ailleurs le Comte est un honnête homme et je n’y entends point de finesse ». De plus, travaille à faire chasser Dorante de chez Araminte : III, 2 « Oh ça, Dubois, il s’agit de faire sortir cet homme-ci ». Se propose alors de comploter avec Mme Argante et le Comte : vengeance. Emploi d’un ton très déterminé « Ne nous déguise rien. », « Une lettre, oui-da ; ne négligeons rien. » Personnage devient alors hypocrite, intrigante, sournoise, antipathique. Conjuration, complot avec Mme Argante et le Comte III, 4 « Mais je tiens peut-être son congé, moi qui vous parle… » S’affranchit dans une parole qu’elle souhaite vengeresse mais qui est d’abord brutale et impolie des liens avec M. Remy alors que celui-ci est un des seuls personnages à n’avoir jamais rien comploté : III, 5 « brusquement. Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : je n’aime point les mauvais plaisants. » Ne réintègre l’espace des sentiments qu’à la fin de la pièce en demandant pardon à Araminte. Remords aussi à l’égard de Dorante : III, 10 « J’ai persécuté 6 par ignorance l’homme du monde le plus aimable, qui vous aime plus qu’on n’a jamais aimé. » « J’étais son ennemie ; je ne la suis plus. » Mais est-ce de la sincérité ou du calcul pour être sûre de rester au service d’Araminte, de ne pas perdre son poste ? ♦ Cruauté du stratagème aussi d’Araminte lorsqu’elle fait écrire à Dorante une fausse lettre acceptant son mariage avec le Comte : elle veut ainsi le pousser à lui avouer directement (sans passer par Dubois) ses véritables sentiments pour elle. Perversité de la méthode qui fait souffrir Dorante. II, 13 « Il souffre mais il ne dit mot. », « Je crois que la main vous tremble ! vous paraissez changé », « je ne me trouve pas bien, Madame. » Le dramaturge fait de nous ses complices : d’emblée nous connaissons les projets de Dubois/Dorante et leurs mobiles. 3) De la surprise de l’amour à la découverte de soi Cet aspect ontologique concerne pour l’essentiel Araminte. ♦ La « stupeur d’être » G. Poulet : la surprise de l’amour : pour que la stupeur soit absolue, il faut qu’il m’arrive la chose la moins prévisible, la plus étourdissante ou la plus neuve. ♦ Rôle essentiel du hasard qui joue comme une force créatrice, malgré les personnages, qui les pousse à devenir ce qu’ils ne savaient pas qu’ils étaient. Araminte est prise au dépourvu par son rencontre d’abord avec Dorante, par la découverte l’amour qu’il éprouve pour elle ensuite. De plus, Araminte semble troublée par l’attirance sensuelle qui la pousse vers Dorante – par son désir donc. Araminte complètement perdue : I, 15 à Dorante « De quoi vous-parlerais-je ? Je l’ai oublié » ; II, 12 « je ne sais comment je le traiterai ; je n’en sais rien, je verrai. » Même au moment où Dorante fait le demi-aveu de son amour, Araminte ne sait que dire : « Je ne sais ce que je lui réponds » III, 12. Voir les remarques ci-dessus sur le trouble exprimé à plusieurs reprises par Araminte en aparté. Au moment où elle reconnaît dans une confession implicite son amour pour Dorant, Araminte exprime une fois encore son désarroi, l’incompréhension face à la révolution qui vient de s’accomplir en elle, presque malgré elle : III, 12 Dorante « Que vous m’aimez, Madame ! Quelle idée ! […] Araminte : « Et voilà pourtant ce qui m’arrive », puis « Je ne sais plus où j’en suis. » Marivaux disciple de Malebranche : la connaissance de soi passe par la connaissance de ses propres sentiments (et non pas seulement par l’intelligible) ; c’est par l’expérience que l’homme sait qu’il existe : d’où importance des rencontres, du hasard, de la spontanéité qui permettent à l’individu de se 7 découvrir lui-même. L’épreuve est l’expérience même de la vie, à laquelle tout humain doit s’exposer volontairement. C’est l’esprit qui fausse le cœur. Il faut souligner que l’aveu final (III, 12) se fait à demi-mots et débouche quasiment sur le silence de Dorante et d’Araminte. Dès qu’elle est sûre de ce qu’elle éprouve, Araminte n’a plus besoin de parler, comme Dorante – le silence est celui de la communion de cœur – il n’est pas besoin de dire l’amour quand on l’éprouve sincèrement et profondément. Mais il reste des ambiguïtés et cela conduit à une autre question ontologique : la sincérité humaine est-elle possible ? Ici l’amour naît de la duperie, du mensonge, de l’épreuve, de la mise à l’épreuve de l’amour-propre d’Araminte. Peut-être est-ce également pour cette raison qu’il n’y a pas à proprement parler de paroles d’amour, de déclaration d’amour directe dans les FC. En dehors d’Araminte, quel autre personnage des FC a appris à se connaître sincèrement ? Ambivalence soulignée par Claude Roy (Lire Marivaux) : « Il n’est question que d’amour dans le théâtre de Marivaux mais jamais l’amour ne s’y avoue… Les créatures de Marivaux veulent ne pas aimer, veulent ne pas vouloir aimer. » On n’aime jamais dans l’autre que ses propres désirs. L’amour d’autrui nous révèle nos propres sentiments ; et, ultime paradoxe, c’est grâce au théâtre, au masque, que la vérité sur l’amour peut émerger. D’autre part, l’amour est douloureux : tout au long des FC, on s’aperçoit que Dorante et Araminte souffrent (pour des raisons différentes) de l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. La fin laisse en suspens la question de l’union entre Dorante et Araminte : leur amour va-t-il résister à l’épreuve de la réalité, à celle du quotidien, à une vie, non pas faite de jeux, de marivaudage, mais de face-à-face permanents ? Cf. Georges Poulet, « La distance intérieure », in Etudes sur le temps humain : « […] l’œuvre marivaudienne a, au fond, un accent douloureux. […] Les êtres qui s’embarquent pour Cythère, ne partent pas vers le passé, ni vers l’amour. Ils partent pour le non-être. Ce sont des comédiens qui jouent la comédie, qui promènent leur mensonge. » 8 Conclusion Quelques pistes de réflexion : Il ne s’agit plus seulement de faire rire dans les comédies nouvelles du XVIIIe siècle mais de toucher, d’émouvoir : nouveau lien fondamental entre le plaisant et le sensible. Se détache du genre populaire de la comédie. L’amour triomphe de tous les préjugés. Ce qui importe pour nombre d’auteurs et de philosophes du XVIIIe siècle, c’est la recherche du bonheur. Dans toutes les pièces de Marivaux, le véritable enjeu, c’est la conquête de la liberté. Ici, c’est surtout vrai pour Armaminte qui va accéder à une véritable liberté sociale et ontologique. « Paradoxalement, le masque est au service de la vérité, parce qu’il permet d’éluder un autre masque, celui qu’on se verrait à jamais collé sur le visage par les conventions de la famille et de la société. » Henri Coulet, Michel Gilot, Marivaux, un humanisme expérimental. « Comme dramaturge, Marivaux garde une confiance intacte dans les ressources des êtres humains ; il est celui qui leur permet d’exercer leurs talents, de prouver leur vertu. » Henri Coulet, Michel Gilot, Marivaux, un humanisme expérimental. ≠ Claude Roy : « Ce théâtre qui se donne les apparences de la futilité et du caprice, du badinage élégant et du sourire à fleur d’âme, et en réalité un théâtre grave et souvent cruel. » (Lire Marivaux) M. Deguy : - « une noirceur, une cruauté, une lucidité révolutionnaire ». - la possibilité de duper vient de la différence entre l’unidimensionnalité du langage et la profondeur du psychisme et de l’existence. -selon lui, pas de passion amoureuse dans le théâtre de Marivaux. - il manque à l’amour pour les personnages le truchement du langage, d’où la nécessité de recourir à un Dubois. - le langage est jeu de société, la socialité, jeu dans le langage. 9