Mon cul, le Commandant et Munch

Transcription

Mon cul, le Commandant et Munch
Extrait de la publication
Collection dirigée par
Jean-Pierre April
Extrait de la publication
Photo : Yves Medam
MÔ SINGH
Mô Singh est montréalaise de naissance
et de cœur. D’abord comédienne, elle
s’implique rapidement dans le cinéma,
en production, doublage, publicité,
communications, et elle côtoie depuis
vingt ans les plus grands de la scène
artistique québécoise. Actuellement,
elle travaille dans une société de coproduction cinématographique, où elle est
adjointe aux producteurs.
Mô Singh est une personne authentique, engagée, passionnée, rayonnante, et sa chaleur humaine nous émeut.
De la même auteure
Crève, maman !, Montréal, XYZ éditeur, 2006.
Mô Singh
Mon cul, le Commandant
et Munch
éditeur
Extrait de la publication
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et
Archives Canada
Singh, Mô, 1965Mon cul, le Commandant et Munch
(Kompak)
ISBN 978-2-89261-593-7
I. Titre. II. Collection : Kompak.
PS8637.I54M66 2010
C843’.6
C2010-941430-6
PS9637.I54M66 2010
La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à l’aide financière du ministère du Patrimoine canadien par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ), du Conseil
des Arts du Canada (CAC) et du ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCCQ) par
l’entremise de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).
Conception typographique et montage : Édiscript enr.
Maquette et illustration de la couverture : Anne Tremblay
Copyright © 2010, Mô Singh
Copyright © 2010, Les Éditions XYZ inc.
ISBN 978-2-89261-593-7
Dépôt légal : 4e trimestre 2010
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Diffusion/distribution au Canada :
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1815, avenue De Lorimier
Montréal (Québec)
H2K 3W6
Téléphone : 514 523-1523
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Télécopieur : 01.43.54.39.15
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Imprimé au Canada en octobre 2010
sur les presses de l’imprimerie Lebonfon, Val-d’Or, Québec
www.editionsxyz.com
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Merci à Jean-Pierre April pour sa chasse à la femme.
Merci pour sa fidélité. Merci d’avoir été là, constant et réconfortant dans mes moments d’incertitude. Je l’adore.
Merci à Éric Leca pour le temps qu’il m’a accordé et pour
son regard de pro.
Merci à MC pour son inspiration et pour avoir nourri
avec sa voix matinale et chaude mon imaginaire littéraire.
Merci à Daniel Pellerin pour sa première classe inspirante.
Merci à Seb et à Gwen Nicolas pour leur accueil.
Merci à Micheline Lajoie, à Deitan Trudeau et à Yannick
Sadler pour leur écoute durant ce tourbillon de mots dans
ma tête.
Extrait de la publication
À mon Commandant préféré.
Extrait de la publication
Nous ne peindrons plus longtemps des
intérieurs avec des hommes lisant et
des femmes tricotant. Nous voulons
peindre des êtres vivants qui respirent,
ressentent, souffrent et aiment.
EDVARD MUNCH
Extrait de la publication
Chapitre 1
Le Commandant ne s’intéresse à moi que pour son trip de
cul hebdomadaire. J’écarte mes grosses jambes engraissées.
Ça fait mal. Mon vagin n’est plus lubrifié. Le Commandant
le sait. Il crache de toutes ses forces dans sa main droite. Il
barbouille ma chatte qui a envie de le mordre. Il s’infiltre
tout doucement dans mon trou noir. Et donne trois petits
coups de son majeur droit sur mon clitoris, directement sur
la petite olive, pour que je jouisse vite et qu’il puisse penser
à sa pénétration. Son but étant de se faire jouir, non pas de
me faire jouir. À ce moment précis de la pénétration, je me
transforme en mathématicienne. J’ai une calculatrice dans
la tête. Je compte lentement 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10, 11,
12. À douze, c’est toujours fini. Douze minutes interminables. J’attends l’arrivée de ce nombre libérateur, couchée
sur le ventre, les yeux rivés sur mon réveil aux chiffres jaunes
fluorescents.
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Extrait de la publication
Voilà, il a éclaté.
C’est juteux et gluant, mais c’est fini. Je n’ai pas pris mon
pied, encore une fois.
Je gémis faux. J’orgasme faux. J’ai tout faux.
Nous sommes devenus deux corps morts exposés au
sommet d’une montagne en pleine chaleur, dévorés par des
aigles noirs.
Mon désir a été vidangé par ces affreux oiseaux porteurs
de la mort.
Extrait de la publication
Chapitre 2
Ma mâchoire se coince chaque fois que je crie. Chaque fois,
ma bouche reste grande ouverte, comme si je n’avais pas fini
de gueuler. Mes muscles restent étirés. Mon visage aussi. Je
ressemble au Cri de Munch. Je ne suis pas belle à entendre.
Ce doit être à cause du Commandant. On s’engueule tout le
temps. C’est notre langue. C’est notre seule façon de parler.
On n’a jamais su s’exprimer autrement. C’est lourd. Ça fait
des années que ça dure.
J’arrache le volant des mains du Commandant. Il ne sait
plus tenir la route. Nous tournons en rond dans un rondpoint. Le rond-point se rétrécit au fur et à mesure que nous
faisons des tours. Nous sommes dans une impasse. La catastrophe est inévitable.
Je suis une lâche. Je n’ai pas de couilles. Si je quitte le
Commandant, je dois abandonner Léo, le doberman du
Commandant. Ça me fait trop de peine. Je l’ai élevé comme
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Extrait de la publication
mon propre fils. Je l’aime d’un amour inconditionnel. Tous
les jours à la même heure, je lui fais faire une longue promenade sur le mont Royal. Je le laisse courir en toute liberté,
contrairement au Commandant qui me tient en laisse
depuis plus de vingt ans.
Je me retiens de partir. J’ai la chienne de laisser filer tous
nos rêves d’éternité à deux. Tous les plans que nous nous
étions faits pour nous assurer une belle retraite au bord de
la mer, dans une villa, avec Léo. J’essaie de me convaincre
qu’il ne fait plus partie de mes organes internes. Qu’il est
devenu le chef des externes. Nous ne travaillons plus sur les
mêmes shifts. Je suis comme les pièces d’un jeu d’échecs. J’essaie de trouver la bonne stratégie pour mettre le Commandant échec et mat. Mort au Roi ! Mort au Commandant !
Comment sait-on qu’on n’aime plus ? Quel courage
faut-il pour partir ? En faut-il ? La liste des pourquoi s’allonge dans ma tête. J’attends des réponses. Elles ne viennent
pas. J’attends comme on attend le bus. Comme un cancéreux attend sa rémission après ses séances de chimiothérapie. Comme un vieux attend la mort en pensant que Dieu l’a
oublié. Le Commandant me fait vraiment péter les plombs.
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Extrait de la publication
Tout me dégoûte chez lui. Mes yeux se sont ouverts d’un
coup, comme si dix voitures avaient allumé leurs phares en
même temps pour me les diriger en plein visage.
J’ai été aveuglée. J’aurais préféré le rester.
Le Commandant est un ancien surfeur. Il a participé à
tous les concours de surf du monde lorsqu’il était ado. Il
flotte sur l’eau. Moi, je cale. Les vagues et moi, on ne fait pas
bon ménage. J’ai essayé une fois de monter sur une planche
pour faire une démonstration devant ces jeunes beautés
costaricaines qui excitaient le Commandant, mais je me suis
fait emporter par le tube. C’était géant. C’était gênant. Nous
étions à San José au Costa Rica. J’ai tout perdu ; ma planche,
mon air, presque ma vie. J’ai nagé de toutes mes forces pour
atteindre la rive. J’avais des éraflures partout.
Je ne l’ai plus jamais refait. À cette époque, ma vie comptait.
Extrait de la publication
Extrait de la publication
Chapitre 3
Notre couple ressemble à un show rock sur les plaines
d’Abraham. Ça fait du bruit. Ça détonne. J’en ai marre de
me raconter des histoires et d’écouter celles du Commandant qui parle de nous comme si nous avions un avenir prometteur. Nous n’en avons plus. Notre vie se résume à la
répétition d’un quotidien répétitif. Nous avons été aspirés
par l’usure du temps. J’en ai marre de cet inconfort et de ces
mensonges entre nous deux. Le Commandant est insensible
à la catastrophe qui pointe le bout de son nez. Il préfère ne
rien voir. Les enjeux sont trop grands. Il se sent trop vieux.
Il n’a pas envie de recommencer. Il a la trouille. Moi aussi !
L’un et l’autre, nous sommes conscients que rien ne va
plus.
Ni lui ni moi ne partons.
On ne se donne aucun répit. Toutes les occasions sont
bonnes pour s’envoyer chier. Il ne m’a jamais frappée, mais
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Extrait de la publication
j’ai l’impression que ça s’en vient. Que le coup va être dévastateur et, même, fatal.
Il n’y a plus rien qui m’attire chez lui. Je n’aime plus son
regard. Je le trouve froid. Je n’aime pas la façon dont il mange,
toujours sans dire un mot, le regard fixé sur son assiette, sa
fourchette et son couteau. Le rôti de bœuf dans son assiette a
meilleure mine que moi. Souvent je voudrais prendre la place
de ses petits restes de fromage bleu ou d’Emmental qu’il avale
avec appétit. Il prend un soin particulier à les couper en petits
morceaux égaux pour les déposer tout doucement sur ses
croûtons de pain. Cette minutie est exaspérante.
S’il était comme ça avec moi, je ne serais pas en train de
chercher un moyen pour prendre le large.
La fin est inévitable mais je n’arrive pas à quitter le
navire du Commandant, même si j’ai souvent pensé me
jeter par-dessus bord la tête la première pour me retrouver
dans les battoirs d’une baleine géante qui pourrait me couver. Qui pourrait me faire valser sur ses puissants jets d’eau.
Ce serait plus amusant.
La fin d’une relation, ça doit ressembler à ça. Quand il n’y
a plus de circulation sanguine entre deux corps. Quand on n’a
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Extrait de la publication
Chapitre 31
— Morgane, c’est moi. Morgane !
C’est la voix du Commandant.
C’est l’alerte rouge. La panique générale. L’escouade antiterroriste vient d’entrer. Je ne vois rien. Je n’entends que des
voix lointaines. Des cris. Des hurlements. Léo est là. Je sens
son nez qui me renifle.
Je ne peux pas bouger. Je suis coincée. Le miroir du plafond s’est effondré sur moi. Munch me recouvre le corps.
Ses reproductions sont fondues à ma chair. J’ai mal. Je suis
en sang. Ça pue le cadavre brûlé. Les voix sont différentes.
Tout le monde se parle dans un langage codé.
Léo hurle. Une plainte animale qui s’éternise comme
s’il criait mon nom. Je n’arrive pas à lui répondre. Une
puanteur d’urine et de merde pénètre mes narines. C’est
chaud. C’est écœurant. Une main m’ouvre les yeux. Ces
doigts inconnus tiennent mes yeux ouverts de force. Il y a
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une lumière vive dans ma pupille droite puis dans ma
gauche.
Le Commandant est vraiment là. Je l’entends. Que faitil là ?
Je vois deux ambulanciers s’approcher de moi. Ils me
soulèvent en me demandant où j’ai mal.
J’ai mal au corps. J’ai mal au cœur. J’ai mal au cul. J’ai
mal tout court.
On me donne des calmants. On m’attache sur une
civière. J’aperçois des bouts du Ministre éparpillés partout
dans la chambre. Seule sa tête est restée intacte. Ses yeux
verts sont grands ouverts. J’ai droit à son dernier regard. La
folie vit encore dans ses yeux.
On me sort de chez Oscar. Le bruit des sirènes est violent. J’ai froid. On a installé un grand périmètre de sécurité.
L’ambulance s’en va avec mon corps en décomposition.
Avant que les calmants ne me referment les yeux, je vois
le Commandant monter dans la Chevrolet blanche.
J’entends Léo qui aboie. Le Commandant l’a oublié.
Extrait de la publication