Position de thèse - Université Paris

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Position de thèse - Université Paris
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Ecole doctorale III: Littératures françaises et comparée
Laboratoire de recherche : CELLF 17e - 18e
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : littérature française
Présentée et soutenue par :
Michèle Vallenthini
le 19 mai 2014
Sade dans l'Histoire: du temps de la fiction à la fiction du
temps
Sous la direction de :
M. Michel DELON – professeur, Université Paris-Sorbonne
M. Heinz THOMA – professeur, Université Martin-Luther de Halle an der Saale
Membres du jury :
M. Philipe ROGER – professeur, EHESS
M. Rainer GODEL – professeur, Leopodina, nationale Akademie der Wissenschaften
M. Jean-Christophe ABRAMOVICI – professeur, Paris-Sorbonne
M. Hans-Ulrich SEIFERT – docteur, Université de Trèves
S’il a été de bon ton d’émettre des jugements de qualité nés de la comparaison de La
Marquise de Gange, Adélaïde de Brunswick, princesse de Saxe et Histoire secrète d'Isabelle
de Bavière, reine de France avec les romans les plus connus de Sade, jamais dans les
cinquante années écoulées depuis l’essor de la critique sadienne, qui ont fait du marquis un
objet d’étude universitaire, on ne s’est sérieusement attaché à explorer son œuvre de
vieillesse. Les quelques lectures lacunaires dont nous disposons de ces romans les font
évoluer entre deux pôles opposés : pour les uns, ils constituent le point d’orgue intrigant d’une
œuvre peu ordinaire ; pour les autres, ils représentent plutôt une chute dans le conventionnel
et le médiocrité.
Ces études restent attachées à des questions de détail, aucune ne propose une véritable
étude d’ensemble de l’œuvre tardive, alors que ce qu’on pourrait appeler le tournant
historique du marquis peut être considéré comme étant l’un des phénomènes les plus
saisissants et les plus intéressants de l’histoire littéraire du tournant des Lumières et de la
littérature sous l’Empire, elle-même longtemps mal explorée.
Dans le cadre du nouvel essor des études sur les relations complexes entre histoire et
roman, il n’est guère étonnant que la recherche commence à s’intéresser aux récits historiques
du marquis de Sade. Désormais, il s’impose le principe d’une réévaluation des derniers textes
du prisonnier de Charenton. Et, à la lumière de ce que nous découvrirons dans cette thèse, un
nouveau regard sur ces romans ne peut être que bénéfique pour la lecture des textes sadiens
les plus connus.
Le présent travail souhaite comprendre La Marquise de Gange, Adélaïde de
Brunswick, princesse de Saxe et Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France,
comme documents uniques du développement littéraire et idéologique d’un écrivain dans la
France post-révolutionnaire, d’un homme de lettres désormais septuagénaire, confronté aux
nouvelles structures du Consulat puis de l’Empire, dans un monde en plein effort de
reconstitution, auteur des romans pornographiques les plus notoires du siècle des Lumières. Je
m’efforce aussi de remplir ici deux desiderata capitaux formulés par Jean Goulemot. Dans un
article sur Aline et Valcour et le souhait de Sade de se faire homme de lettres, il propose :
« On devrait interroger, sans autre préjugé, dans un même mouvement, l’usage et l’utilisation
par Sade vieillissant du roman noir ou du récit historique et cette présence en ouverture de son
écriture des Cent Vingt Journées de Sodome […]. »1
1
Jean Goulemot, « Se vouloir homme de lettres et pécher par excès. Une tentative d’approche littéraire », dans
Michel Delon, Catriona Seth (éd.), Sade en toutes lettres, autour d’Aline et Valcour, Paris, 2004, p. 17-31, p. 17.
2
Dans une autre étude sur les représentations du temps dans la littérature des Lumières,
il souligne un manque fondamental dont pâtirait la recherche relative au XVIIIe siècle :
Si l’on continue à interroger la recherche dix-huitiémiste, on y constate un manque étonnant,
jamais confessé. S’il existe des études sur l’Histoire, la narration, les ruines, il est rare qu’on
s’attache à la conception, aux représentations du temps. On s’en tient pour toute analyse à des
schémas assez convenus : continu ou discontinu, récit rétrospectif, va-et-vient entre passé et
présent, récit linéaire et cumulatif. On parle plus de diégétique, en tous ses états, que de
temporalité romanesque. Le temps pourtant distendu et malléable du roman épistolaire attire
peu souvent l’attention des commentateurs. La technique de la répétition, si souvent utilisée
chez Sade, n’a jamais vraiment fait l’objet d’une analyse qui mette l’accent sur la dimension
temporelle spécifique du temps et de la philosophie sadienne. Et pourtant le rapport du roman
à l’histoire continue à interroger les consciences dix-huitiémistes.2
Si Marcel Hénaff et plus récemment Mladen Kozul se sont penchés respectivement sur
le corps3 et l’espace4 dans l’univers sadien, le présent travail s’efforce, tout en relevant le défi
formulé par Jean Goulemot, de cerner les notions de temps et d’histoire ainsi que leurs
représentations dans l’œuvre du marquis de Sade.
Le présent travail s’intéresse à Sade dans l’Histoire de quatre manières :
Premièrement, il évoque l’Histoire comme thématique ; deuxièmement, il aborde l’Histoire
comme poétique, en suivant le canevas de l’évolution de la notion d’histoire (et de temps),
comme manière de penser, manière d’écrire, grille de réflexion ; troisièmement, il sonde
l’histoire de l’œuvre de Sade (c’est-à-dire sa chronologie, son développement, sa genèse mais
aussi sa destinée plus récente) ; et, finalement, les inquiétudes du moi pris dans les
engrenages de l’Histoire, qui, habité par l’ambition d’une reproduction intégrale du passé, se
heurte constamment à la certitude qu’il n’y a pas de réalité autre que celle de celui qui la voit,
et que les chaos de l’Histoire restera à jamais fragmentaire.
Il m’importe surtout de regarder de plus près le passage du marquis de ce qu’on
pourrait appeler le temps de la fiction (partie II.) à la fiction du temps qui réfléchit
explicitement au problème posé par le temps (partie III.).
2
Jean Goulemot, « 6. Temps historique et temps des œuvres, propositions et réflexions », dans Lumen :
Representations of Time in the XVIIIth Century/Le temps et ses représentations au dix-huitième siècle, éd.
Thierry Belleguic, 18, 1999, p. 83-93, p. 85.
3
Marcel Hénaff, Sade, l’invention du corps libertin, Paris, Presses Universitaires de France, 1978.
4
Mladen Kozul, Le corps dans le monde, récits et espaces sadiens, Louvain, Peeters, 2005, et aussi : id., Le
corps érotique au XVIIIe siècle : amour, péché, maladie, Oxford, Voltaire Foundation, 2011.
3
En examinant la manière dont se donne à lire l’expérience temporelle, je montre
comment se produit, par la force de l’Histoire, une sorte d’inversion dans l’œuvre de Sade : le
temps est à la fiction, puis la fiction est au temps.
La fiction du temps peut-être définie, dans le sillage des travaux de Paul Ricoeur,
comme ressentant de manière particulièrement aiguë l’aporie du temps. Elle est en même
temps symptôme d’un malaise historique : de l’expérience bouleversante de la Révolution, de
l’opacité d’un monde en mutation, finalement, d’une fuite irrémédiable du temps. La fiction
du temps telle que je vais l’évoquer pour Sade ne thématise pas encore le temps à la manière
de Balzac, mais témoigne d’un inconfort existentiel qui va se précisant à l’approche du
romantisme.
C’est à plusieurs niveaux que la fiction du temps évoque la thématique du temps, un
des intérêts principaux de la littérature au tournant des Lumières : notamment dans les
surenchères et expérimentations génériques et discursives dans le cadre d’un passage général
au roman, dans l’interrogation presque obsessionnelle des réalités contemporaines, dans la
tendance au roman de réflexion. J'expose, à travers les œuvres de Sade et des coups d’œil
occasionnels sur des œuvres du tournant des Lumières, comment la fiction est saisie par le
temps.
Ma démarche s’articule en trois volets, ce choix est dicté par le respect de la
chronologie de l’œuvre :
Après avoir défini l’histoire, le temps et la fiction telles qu’ils se présentent au
tournant du siècle, établi la genèse de leur relation complexe depuis le XVIIe siècle (0.
Préliminaires), le travail évoque, dans un premier temps, le sort de Sade hier et aujourd'hui (I.
Sade dans l'Histoire) : il est particulièrement intéressant de voir comment Sade a considéré
son identité d’homme de lettres (I.1). À Charenton, domaine des exclus de la société
bourgeoise nouvellement constituée, il écrit les trois romans d'inspiration historique qui
forment le corpus premier de ce travail. Le deuxième sous-chapitre Seront esquisse les
conditions matérielles de leur rédaction sur le canevas de ce que l’on pourrait appeler en
termes bakhtiniens le ‘chronotopos’ de l’institution asilaire à l’aube du XIXe siècle (I.2). Le
dernier chapitre de cette première partie cerne la problématique de la dichotomisation ou de
l’unité de l’œuvre sadienne, approches critiques qui courent toutes les deux le risque de dénier
toute existence propre aux romans historiques (I.3).
4
Le travail s’applique ensuite à détecter la trace de l’Histoire et du temps dans l’œuvre
antérieure aux romans dits historiques5 (II. Du temps de la fiction...). Si, pour ne citer que
l’exemple le plus connu, Justine retrace encore un espace et un temps restreints, Juliette
s’ouvre sur une échelle européenne et associe la biographie individuelle de l’héroïne à plus de
trois cents noms propres historiques. Cette relation complexe entre référents historiques et
dynamique d’une biographie romancée mène, tel un fil d’Ariane, à travers la totalité de
l’œuvre sadienne et mérite de former un des axes de réflexion de mon étude. En plus de
déterminer la place, l’usage et l’utilité que Sade a réservés à l’histoire dans son œuvre
antérieure aux romans dits « historiques », je pose la question de savoir s’il est possible d’en
dégager un concept historique distinct, et j’examinerai de quelles façons ce dernier se greffe
sur le roman.
À l’issue de cette partie, j’aurai dégagé les caractéristiques de l’écriture sadienne sous
l’aspect de la représentation du temps et de l’histoire à partir des Opuscules jusqu’aux Crimes
de l’Amour.
Un troisième volet (III. ... à la fiction du temps) détermine les caractéristiques
narratologiques et idéologiques de cette construction étrange que la critique qualifie
généralement de « roman historique » sadien6.
En effet, les récits historiques du marquis furent conçus entre 1806 et 1814, donc juste
avant les romans de Walter Scott qui ont façonné ce qu’on définit aujourd’hui comme
« roman historique ». Afin d’éviter l’écueil de l’anachronisme qui consisterait à lire les textes
de Sade à la lumière du roman scottien, il faut remonter aux sources et aux facteurs
sociologiques déterminant l’évolution de la convergence entre roman et histoire dont
émergera cette construction oxymorique qu’est le roman historique (sachant qu’au départ le
sous-titre « roman historique » signifie rien de plus que « roman vrai » ou « histoire
véritable » ; aussi, Sade ne parle-t-il jamais de « roman historique ») : l’histoire tragique,
5
Je laisse de côté l’œuvre dramatique en renvoyant aux études détaillées de Cerstin Bauer, Thomas Wynn et
Sylvie Dangeville : Thomas Wynn, Sade's theatre : pleasure, vision, masochism, Oxford, Voltaire Foundation
(SVEC, 2007, 2), 2007 ; Cerstin Bauer, Triumph der Tugend : das dramatische Werk des Marquis de Sade,
Bonn Romanistischer Verlag, 1999 ; Sylvie Dangeville, Le théâtre change et représente : lecture critique des
œuvres dramatiques du Marquis de Sade, Paris, Honoré Champion, 1999.
6 Je ne m’attarde pas aux sources et diverses versions des sujets choisis par Sade dans ses romans historiques
parce qu’elles ont été examinées par Chiara Gambacorti et déjà bien plus tôt, par Hans-Ulrich Seifert et HansJürgen Lüsebrink: Gambacorti, Chiara, Sade : une esthétique de la duplicité. Thèse de doctorat. Université de
Genève, 2012, nr. L755, à paraître aux éditions Garnier ; Hans-Ulrich Seifert, Leser und Autor : Quellenstudien,
Kommentare und Interpretation en zu Romanen und Romantheorie von D. A. F. de Sade, Frankfurt am Main
[u.a.], Lang, 1983; Hans-Jürgen Lüsebrink, Kriminalität und Literatur im Frankreich des 18. Jahrhunderts :
literarische Formen, soziale Funktionen und Wissenskonstituenten von Kriminalitätsdarstellung im Zeitalter der
Aufklärung, München, Wien, Oldenburg, 1983, p. 134-151.
5
l’histoire secrète, un engouement pour la vérité spontanée des canards sanglants et des faits
divers, la foule de ces récits qui se disent vrais, des tendances baroques, le genre noir,
finalement le goût pour le Moyen Âge sont autant d’éléments hétérogènes qui ont contribué à
l’émergence du roman historique apparaissant alors en tant que genre à caractère radicalement
mosaïque. Ainsi l’étude du récit historique sadien sera forcément transgénérique et
diachronique, en ce qu’elle dépassera les frontières du siècle des Lumières en aval aussi bien
qu’en amont. L’étude transgénérique détermine d’abord l’apport des diverses traditions qui
entrent dans la genèse des récits historiques afin de montrer le profit que Sade a su en tirer.
L’approche diachronique, n’oubliant pas les modifications du monde des lettres entre Ancien
Régime et Empire et la transformation du statut de l’homme de lettres, permet de détecter la
provenance de ces traditions pour montrer comment elles se trouvent réactualisées par
l’histoire récente surplombée par l’événement révolutionnaire et donnant dans les tentatives
de retour à l’ordre sous le Consulat et l’Empire à partir du moment charnière 1800.
Selon la recherche, la production littéraire de ce moment entre-deux, n’est pas à
considérer par rapport à ce qui sera, le romantisme, mais en la reliant à ce qui avait été, les
Lumières7. Et si on la considérait, dans son présent, par rapport à ce qui était ? Ce qui était
alors, c’est l’inexistence d’une « véritable » école, une littérature risquant constamment de
virer au trivial sous l’effet des masses de romans jetés sur un marché toujours plus avide, la
recherche d’une nouvelle identité nationale, aussi bien que le chemin sinueux de l’histoire
vers la discipline scientifique d’un côté et son omniprésence dans la matière narrative de
l’autre.
Afin de saisir l'évolution de Sade homme de lettres au tournant des Lumières il faut
d'abord faire l'archéologie du goût du jour qui fut loin d'être unifié. Les récits d’inspiration
historique de Sade seront lus avec, comme toile de fond littéraire, historique et idéologique,
ce tournant des Lumières, surtout sa deuxième partie, et plus précisément sa production
littéraire subissant encore les effets de la Révolution. Entre cette littérature composée en
grande partie de minores8 trop souvent déconsidérés par la critique fascinée par la présence
écrasante du groupe de Coppet, et une certaine idée de l’histoire façonnée par la ContreRévolution d’un côté et les historiographes de l’Empire ou au service de l’Empire de l’autre,
les récits historiques du marquis seront lus comme tributaires d’une pensée du temps en
7
Voir, par exemple, Michel Delon, « Savoir totalisant et forme éclatée », dans Dix-huitième siècle, nr. 14, 1982,
p. 13-26.
8
Michel Delon souligne les valeurs heuristiques des minores dans, « Un roman de l’an VIII ou comment
enterrer l’Ancien Régime et la Révolution », dans Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 36, 3/4,
2012, p. 261-270, p. 261 : « Ces textes négligés relativisent des éléments parfois moins sensibles dans les
grandes œuvres comme autant de révélateurs ou de symptômes. ».
6
émergence et comme produits et symptômes d’un monde en train de se faire dans la douleur,
oscillant entre tradition et innovation, sur les débris de la monarchie et sur ceux de la première
tentative républicaine.
Comme dans la deuxième partie de mon étude, j’interroge l’usage de l’histoire par
Sade vieillissant et son utilité. Comment la place et la définition de l’histoire ont-elles évolué
par rapport aux romans d’avant le moment charnière de 1800 ? Comment se caractérise la
relation entre roman et histoire à ce moment où le roman sadien choisit explicitement ses
sujets dans le domaine historique ?
Tels sont certains des centres d’intérêt de la présente étude qui tente de répondre à une
question fondamentale : le roman historique sadien est-il une auto-censure d’un homme de
lettres vieillissant et désireux de se faire publier ? une auto-dérision de Sade ? Est-ce le point
d’orgue d’une œuvre hors du commun ou, obéissant à ce dictat de l’esthétique selon lequel il
faut éviter de terminer sur des notes fortes, une chute irrémédiable dans le conventionnel ? Et,
en fin de compte, Sade est-il vraiment aussi « moderne » qu’on a souvent voulu le rendre ?
Effectivement, il y a chez Sade une tension entre tradition et innovation, blocage et
renouvellement. Moyennant la prise en compte des romans historiques, je montre un Sade
parfois décalé par rapport à son siècle. Non pas un Sade éminemment moderne, minant les
névroses de l’esprit bourgeois régnant, mais, au contraire, un auteur pris dans le statut de
l’homme de lettres en plein changement entre l’Ancien Régime et l’Empire, combinant
modèles issus du XVIIe, concepts du XVIIIe et les idées naissantes du XIXe, dans ce laps de
temps que Jean Dagen et Philippe Roger ont proposé de baptiser un « siècle de 200 ans »9,
plus précisément dans une pensée caractéristique des tournants de siècles, avec leurs moments
de crise, leurs ruptures et leurs continuités, entre deux imaginaires, entre tradition et
renouveau.
Trois exigences méthodiques sous-tendent mes réflexions autour de l’œuvre de
vieillesse de Sade.
Premièrement, Sade est un de ces auteurs « que le hasard a fait naître dans un siècle et
mourir dans un autre »10 : la majeure partie de ses œuvres paraissent autour de la Révolution,
et les romans auxquels je m’intéresse en particulier ont été écrits entre 1803 et 1814. Une telle
chronologie pose problème pour une division par siècle. Plutôt que d’étudier Sade en dix9
Jean Dagen, Philippe Roger, Un siècle de 200 ans ? Les XVIIe et XVIIIe siècles : continuités et discontinuités,
Paris, Desjonquères, 2004.
10
Beatrice Didier, Écrire la Révolution, 1789-1799, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 7.
7
huitiémiste ou en dix-neuviémiste, il faut le concevoir comme auteur du tournant des
Lumières. De ce point de vue, la démarche de ma thèse s’accorde avec les exigences
intellectuelles qui se sont désormais imposées aux jeunes chercheurs : « On ne peut analyser
formellement un texte littéraire sans le référer à son contexte historique […]. On ne peut faire
avancer la réflexion théorique et renouveler les outils d’étude sans élargir parallèlement le
corpus. »11 Ainsi, la réflexion doit avancer autour des seuils et des périodes de transition, en
relevant « comment les dates charnières cristallisent des désirs confus et prennent sens a
posteriori »12. Il faut avant toute chose inscrire le corpus en question dans le contexte du
tournant des Lumières, et dont l’œuvre consulaire et impériale de Sade constitue jusqu’à
présent un maillon manquant, ceci dans l’espoir de montrer que la prise en compte d’une
partie négligée jusqu’à présent permet de faire apparaître un tout que l’on croit si bien
connaître dans une lumière nouvelle.
Deuxièmement, ce travail veut s’inscrire dans le respect du devenir de l’œuvre avec
toute ses continuités et discontinuités. Pour éviter de se crisper dans le postulat d’une unité
trop réductrice, il procède selon un « principe de délicatesse » 13 par la supposition d’une
hétérogénéité souple en considérant que les contradictions à l’intérieur d’une œuvre peuvent
relever du seul principe de transformation historique. Cette perspective permet de surmonter
aussi bien la dichotomie de l’opus sadien en un versant officiel et un versant inavoué14 que le
postulat d’une unité factice, deux démarches interprétatives qui risquent de coucher Sade sur
un lit de Procuste.
Troisièmement, l’exploration des romans historiques de Sade ne saurait-elle que
profiter d’une confrontation avec d’autres types de discours, telle que l’ont pratiquée entre
autres Jean-Christophe Abramovici et Kozul Mladen dans leurs ouvrages respectifs sur
l’obscénité15 et sur le corps16 ? Ainsi le corpus est considéré selon le canevas du champ social,
littéraire et politique dans lequel il s’inscrit : le Consulat et l’Empire. C’est ainsi que l’enjeu
principal de mon étude, l’exploration minutieuse des trois derniers romans du marquis de
11
Michel Delon, « Postface », dans Stéphanie Genand, Claudine Poulouin (éd.), Parcours dissidents au XVIIIe
siècle, la marge et l’écart, Paris, 2011, p. 253-262, p. 253.
12
Philippe Roger, « Note conjointe sur Sade épistolier », dans La Fin de l'Ancien Régime : Sade, Rétif,
Beaumarchais, Laclos. Manuscrits de la révolution I, collectif, dir. par Béatrice Didier et Jacques Neefs, Presses
Universitaires de Vincennes, 1991, p. 45-53, p. 46.
13
Lettre du marquis de Sade à sa femme (23-24 novembre 1783), citée dans Cécile Guilbert, Pierre Leroy, 50
lettres du marquis de Sade à sa femme, Paris, Flammarion, 2009, p. 188.
14
Je me suis également consacrée à cette problématique dans un article à paraître en 2014 : « Sade, romancier
sous l’Empire : Adélaïde de Brunswick, princesse de Saxe », dans Romance Studies (Swansea).
15
Jean-Christophe Abramovici, Obscénité et classicisme, Paris, Presses universitaires de France, 2003. JeanChristophe Abramovici est aussi l’auteur d’un recueil tout récent sur Sade : Encre de Sang. Sade écrivain, Paris,
Garnier (coll. Europe des Lumières), 2013. Il s’y applique à prendre Sade « au plus près du texte » (ibid., p. 11).
16
M. Kozul, Le corps érotique au XVIIIe siècle, op. cit..
8
Sade, de la présence de l’histoire en tant que thématique et en tant que poétique dans l’œuvre
d’un auteur trop souvent réduit à son côté libertin, permet d’aborder des sujets connexes : je
jette un coup d’œil sur l’historiographie et la littérature de l’Empire, je prends en compte le
champ des lettres d’une époque dont on peut affirmer avec justesse qu’elle fait figure de
moment de rupture et de reconstruction. De plus, l’étude des romans sadiens écrits à
Charenton doit obligatoirement impliquer la prise en compte, non seulement du statut de
l’auteur en pleine évolution, mais aussi de l’institution asilaire impériale ainsi que de la notion
de psychiatrie en train de s’édifier.
Jean-Claude Bonnet dit à propos du tournant historique du vieillard de Charenton :
« L’ultime détour par l’histoire permet une légitimation logique du programme de toute
l’œuvre, car la scène historique, comme les romans de Sade, ne montre jamais que la
prospérité du vice et les infortunes de la vertu. »17 Oui, mais… c’est bien davantage, dans la
mesure où, à travers ses trois derniers romans, Sade s’achemine vers une fiction du temps, un
roman historique dont le principal dessein est la recherche d’un sens et d’une cohérence dans
le chaos des contingences historiques. Dans ce sens Walter Scott ne serait qu’une
manifestation assez tardive d’une problématisation littéraire du temps qui a pris émergence
beaucoup plus tôt et s’est intensifiée à partir de l’expérience révolutionnaire.
Le roman historique sadien est l’aboutissement d’une œuvre hors du commun, une
recherche tâtonnante d’originalité dans un paysage littéraire en évolution et la dernière
expérience esthétique d’un vieux gentilhomme dont toutes les grilles d’interprétation on été
bousculées par la force du temps et de l’Histoire.
17
Jean-Claude Bonnet, « Sade Historien », dans Michel Camus, Philippe Roger (éd.), Sade : Écrire la crise.
Colloque de Cerisy, Paris, Belfond, 1983, p. 133-148, p. 39
9

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