Thérèse Raquin (Explication n° 1)

Transcription

Thérèse Raquin (Explication n° 1)
Thérèse Raquin (Explication n° 1) → P 20-23 (« Le soir […] malade et gâté »)
Présentation :
Incipit du roman Thérèse Raquin de Zola. Cet extrait du chapitre I est plutôt de type descriptif.
L’auteur situe l’action à Paris au « passage du Pont-Neuf ». Focalisation omnisciente (ou focalisation
zéro) = tout est vu par l’auteur. Ici Zola nous présente le quartier et la boutique et les principaux
personnages.
Ier axe : Les caractéristiques du décor :
Zola insiste sur l’aspect inquiétant du lieu :
Importance de l’obscurité : le décor est décrit « le soir » (début du paragraphe), « grandes ombres »,
« vaguement éclairée », « ombre »
Rôle des termes connotant la peur, la répulsion : « aspect sinistre d’un véritable coupe-gorge »
Gradation avec l’idée de mort : « on dirait une galerie souterraine », « lampes funéraires »
Humidité : « des souffles humides viennent de la rue » (p.20), « les boiseries d’un vert bouteille
suaient l’humidité » (p.21)
→ Ce décor a déjà tous les aspects d’un tombeau et nous met mal à l’aise.
Puis l’auteur se focalise sur la boutique où nous découvrirons les principaux personnages.
L’enseigne annonçant la boutique est à l’image de celle-ci :
- étroite : « faite d’une planche étroite »
- noire : « en lettres noires » → semble annoncer qqch de sombre
- Porte le nom « Thérèse Raquin » en « caractères rouges » → on attendrait « Veuve Raquin ».
Mais en reprenant le nom du personnage éponyme et en l’associant au rouge → met l’accent
sur l’héroïne et son caractère passionné.
IIè axe : Un travail de peintre :
Zola était ami des peintres impressionnistes et il cherche à rivaliser avec eux. Ce texte comporte trois
tableaux : ce sont des « clairs obscurs ».
Le premier tableau (premier paragraphe) = scène extérieure la nuit. Plusieurs personnages sont
esquissés en quelques touches : « les marchands », « les passants ». Ils ne sont pas peints avec plus de
précision que « les devantures » ou « les vitres » → comparables à des touches sur un tableau
impressionniste.
« un cartonnier » → contour imprécis (comme les personnages des tableaux impressionnistes)
Puis évocation de la boutique en deux tableaux : le jour / la nuit → rappelle les « séries » de Monet sur
la cathédrale de Rouen : le même motif est peint à des heures différentes de la journée. :
→ deuxième tableau : la boutique le jour (« Pendant le jour, le regard ») : importance du champ lexical
des couleurs (« jauni et fripé » (p.21), « blanc éclatant », « papier bleu », « laine verte » → cependant
ces quelques couleurs restituent une boutique peu resplendissante.
Quant à Thérèse Raquin, la jeune femme, elle est décrite comme un portrait immobile : « profil pâle et
grave de jeune femme » (son nom n’est pas précisé) → aspect passif. Quelques couleurs la
définissent : « profil pâle », « œil noir », « chevelure sombre » → couleurs juxtaposant les contraires
(« pâle » = mauvaise santé / « noir, sombre » =
→ troisième tableau : la boutique le soir (« Le soir lorsque la lampe était allumée ») : seule couleur
signalée : « cartons verts » → cette couleur aura par la suite une importance symbolique (Camille
verdâtre à la morgue). Absence d’autres couleurs (« ne traînaient pas […] avec leur joyeux tapage de
couleurs » → au contraire, la description met l’accent sur l’absence de gaieté du lieu.
IIIe axe : les personnages : (les actants)
Quatre personnages prennent place dans ce triste décor. Mais ils ne sont que suggérés pour l’instant :
-
« La jeune femme au profil grave » → ce sera Thérèse Raquin
« une vieille dame […] environ 60 ans » → Madame Raquin, mercière et belle-mère de
Thérèse → mais l’auteur ne le dit pas pour l’instant.
« un gros chat tigré, accroupi » → ce chat jouera un rôle important dans l’histoire. Mais ici,
seul le mot « tigré » suggère un aspect menaçant.
« Plus bas, un homme » → La position physique de ce dernier symbolise son infériorité ( =
Camille), et il s’oppose en tous points à Thérèse par son aspect physique : elle est brune,
tandis qu’il est d’un « blond » fade, il est languissant et chétif tandis qu’elle paraît nerveuse.
Tout, en lui traduit la faiblesse et aboutit à la comparaison avec « un enfant malade ».
Conclusion :
Ce début de roman insiste sur la description des lieux où se déroulera l’action et suggère une
impression de malaise chez le lecteur. Influence des impressionnistes dans l’écriture de Zola qui
cherche à recréer plusieurs tableaux. Quant aux personnages, ils ne sont qu’esquissés.
Explication 2 chap V (p 41-42)
Le chapitre V introduit le dernier protagoniste du drame, Laurent, qui va devenir l’amant
de Thérèse et son complice dans l’assassinat de Camille. L’ironie du sort veut que ce soit
Camille lui-même qui l’introduise chez lui et le présente à sa femme. Les premiers regards
de celle-ci pour Laurent laissent prévoir quelle sera leur relation future.
Ier axe : Présentation de Laurent par Camille
- Circonstances : Le jour (un jeudi) est différent des autres, puisque c’est celui des
« réceptions du jeudi », où Madame Raquin reçoit quatre personnes (Michaud, son fils
Olivier et sa femme, et un collègue de Camille, Grivet).
- Thérèse déteste ces soirées, mais elles plaisent à Camille, ce qui explique qu’il apparaît
ici moins passif que précédemment. La présentation qu’il fait de Laurent = dialogue au
style direct, où la plupart des répliques sont prononcées par Camille. Ce dernier est tout
énervé par cette rencontre qui l’enchante : quatre des cinq répliques au style direct sont
des paroles de Camille → traduisent un enthousiasme puéril.
- Il répète quatre fois le prénom de « Laurent » - qui apparaît neuf fois dans le texte,
comme s’il était tout heureux de sa découverte. Deux fois, Camille le désigne par des
expressions: « ce monsieur-là », « ce farceur-là », complicité exprimée également par « un
geste familier » → traduit une camaraderie complice
- Ses exclamations, ses questions, ses répétitions → enthousiasme : la deuxième réplique
de Camille rappelle leur enfance à Vernon, la suivante les circonstances de leurs
retrouvailles, qui, quoique banales, émerveillent Camille, et la réplique suivante est un
résumé de l’évolution de Laurent depuis que Camille et lui se sont perdus de vue.
- Vive admiration pour Laurent : révélée par l’anaphore de « Laurent », l’expression de
son admiration pour les « champs de blé » de son père, mais surtout l’éloge de la santé,
des études et de la carrière de Laurent : « Lui, il se porte bien » (on sait que Camille se
porte mal) « il a étudié » (Camille n’a reçu qu’un enseignement élémentaire). « Il gagne
déjà 1.500 francs » (on sait au chapitre III que Camille gagne 100 francs par mois, ce qui
représente 1.200 francs par an, alors qu’il est entré aux chemins de fer d’Orléans depuis
trois ans). La mention des études de droit et de la peinture en font un homme supérieur,
instruit et auréolé du prestige des artistes. Une ébauche mal dégrossie de ce qui pourrait
séduire une jeune fille romanesque nourrie de lectures romantiques, mais dont le prestige
ne touche pas Thérèse, « placide ».
- En fait il saisit l’occasion de se donner de l’importance, pour compenser sa médiocrité.
Zola, écrivain réaliste, analyse finement le mécanisme de cette compensation : pour
Camille, exhiber Laurent chez lui = moyen de faire sensation, ce qui explique sa
volubilité. En faisant admirer Laurent, il montre aussi que celui-ci le traite en égal ; la
remarque « C’est si vaste, si important, cette administration ! [...] tout fier d’être l’humble
rouage d’une grosse machine. » fait bien voir cette volonté de faire rejaillir sur lui un peu
du prestige qu’il prodigue à Laurent : comme lui, celui-ci est employé à la gare Orléans, et
le compte-rendu de leur rencontre est et l’occasion de souligner l’importance du travail de
Camille « vaste » explique pourquoi ils ne se sont pas rencontrés plutôt, mais traduit aussi,
comme « important » la fierté naïve de Camille.
- D’ailleurs, le « grand gaillard » réagit fort peu à toute cette agitation ; il contraste par son
calme : « Il souriait paisiblement », « répondait d’une voix claire », avec des « regards
calmes et aisés ». Il répond « carrément », c’est-à-dire avec simplicité. Les autres
protagonistes, pendant que Camille parle, sont indifférents, y compris Thérèse, dont le
l’air placide est indiqué au début. Quant à Madame Raquin, premier symptôme du
vieillissement qui aboutira à la déchéance finale, où elle ne sera plus capable que de voir
et d’entendre, elle réagit par des banalités : « singulièrement grandi », entraînant un
commentaire ironique du narrateur et qui sont suivies par un bavardage insignifiant qu’il
ne juge pas utile de reproduire.
IIè axe : le regard de Thérèse sur Laurent :
- C’est à partir du moment où Laurent perd le statut de curiosité ramenée par Camille et où
il n’est plus question de son statut social que Thérèse s’intéresse à lui. Le choix du verbe
qui le met en pace au début du dernier paragraphe, consacré au regard que Thérèse porte
sur lui, est révélateur de ce qui va suivre : Laurent « s’installa » ; on ressent combien sa
présence silencieuse s’impose aux yeux de Thérèse bien davantage que l’agitation
volubile de son mari. On a déjà vu dans la description du chapitre 1er l’importance de l’œil
de Thérèse. Ici, c’est son regard qui se traduit par tout un champ lexical : « regardait »,
« vu », « contemplait », « arrêta ses regards », « considérer », « l’examinait », « ses yeux »
→ focalisation interne ici.
-
Ce qu’elle éprouve se résume dans « Elle n’avait jamais vu un homme ». Cette
apparition provoque son étonnement, son « admiration », sa « curiosité » ; la pudeur
que lui a transmise son éducation se volatilise : « elle s’oublia à considérer les grosses
mains » ; ce qui l’impressionne, c’est :
→ la santé de Laurent, « grand, fort, le visage frais », « ses joues pleines, ses lèvres
rouges, sa face régulière ».
→ sa force : il est « puissant », avec de « grosses mains », des « doigts carrés » ; il peut
« assommer un bœuf », il possède « des muscles ronds et développés, tout un corps d’une
chair épaisse et ferme. »
→ son aspect brutal (« front bas », « poings énormes », avec la reprise du mot « poings » à
la fin du passage) lui donnent eux-mêmes une apparence animale, qu’on retrouve dedans
la comparaison « cou de taureau ». Laurent n’a rien d’un jeune premier romantique → en
le décrivant, Zola semble évoquer son ami Paul Cezanne.
- On observe que le motif du « cou » apparaît dès ce passage : trois occurrences du mot. Il
est souvent question de ce cou dans le roman : au chapitre XI (récit et de l’assassinat),
Camille, avant d’être noyé, parvient à mordre le cou de Laurent. Ce cou = motif récurrent
dans le roman, avant le meurtre, où le soleil déjà « mord le cou » de Laurent, et après,
quand cette blessure sera la traduction physique de son remords. Il est manifeste que ces
premiers regards de Thérèse sur Laurent n’ont rien de romanesque au sens traditionnel :
elle n’éprouve pas d’amour, mais de la curiosité, et un commencement de désir, transcrit
de manière clinique par « de petits frissons », c’est-à-dire une manifestation
exclusivement physique.
Conclusion : L’ensemble constitue une scène de première vue tout à fait atypique :
situation proche du triangle du vaudeville au début, puisqu’on voit le mari qui présente
joyeusement à sa femme son futur amant, analyse psychologique plus résolument
naturaliste dans le dernier paragraphe, par la description en focalisation interne de la
naissance du désir chez Thérèse, dont la sensualité, jusqu’alors totalement anesthésiée, va
enfin s’éveiller.
Explication 3 chap XI (« Camille, qui avait fini par se coucher […] un beau réveil »)
Introduction :
Chapitre décisif : Laurent et Thérèse (= amants), mettent à exécution le projet de supprimer Camille :
obstacle pour Thérèse qui souhaite épouser Laurent. Circonstances : promenade au bord de l’eau à
Saint-Ouen, suivie d’une partie de canotage (scène souvent représentée par les peintres
impressionnistes), mais issue tragique ici.
Ier axe : Les personnages :
Ce sont Camille, Laurent, Thérèse et les canotiers.
Camille : Désigné par son prénom ou « le commis », « le malheureux ». c’est la victime, et pendant la
scène du meurtre, il est pourtant le seul à parler au discours direct.
- Présenté comme un enfant un peu naïf, effrayé par l’eau et essayant de se donner bonne
contenance. Quand Laurent le saisit, il « éclate de rire »
- Il utilise le vocabulaire des jeux enfantins : « tu me chatouilles » « pas de ces plaisanterieslà ». La comparaison avec un enfant apparaît dans le § 5 (« Il le tenait en l'air, ainsi qu'un
enfant » → aspect chétif.
- Enfant adulé, il monopolise la parole pour dire des banalités. Depuis le début du récit, ne se
comporte pas en adulte.
- Mais il apparaît plus résistant que prévu : il réagit avec « l’instinct d’une bête », « lutte », et
parvient à mordre le « cou » de Laurent, dont il emporte dans sa bouche « un morceau de
chair » → blessure lourde de conséquences. Motif du « cou » = motif récurrent.
Thérèse : instigatrice du meurtre.
- Pourtant, attitude passive : « Thérèse, roide, immobile, la tête un peu renversée, attendait. »
L’immobilité la caractérise ici (« roide » = archaïsme souvent employé par Zola : il l'applique
aux tempéraments qu'il qualifie de « nerveux ». Dans les Rougon-Macquart, cet archaïsme
disparaîtra au profit de « raide ». Même notation, § 9 : « Elle était rigide, muette. » Personnage
entièrement soumis à ses nerfs et à ses sens, qui est ici incapable d’agir.
- Elle finit par fuir la réalité en pleurant et s’évanouissant : « il saisit entre ses bras Thérèse
évanouie » (p 89)
Laurent : seul personnage actif.
- Muet pendant le meurtre, présenté comme un animal brutal et méfiant : accent mis sur ses
« grosses mains », ses « bras vigoureux », sur « sa figure…toute convulsionnée » → indice
clinique de son tempérament sanguin. En fait sa force morale n’est qu’apparente (il ne fait que
mettre à exécution un plan élaboré par Thérèse et qu’il n’approuve guère)
- La peur le rend inventif et convaincant, toutefois : « ne perdit pas une seconde », il arrive à
jouer une comédie efficace au moment du « sauvetage » et trouve une explication plausible à
l’accident.
Les canotiers : appartiennent au décor : l. 7 arrière-plan sonore par leurs « chants adoucis ». Leurs
réactions sont celles de badauds = aussi naïfs que les habitués des soirées du jeudi de Mme Raquin.
Ils ne demandent qu’à croire à la thèse de l’accident. Ils assurent dans le récit un retour momentané à
la normale et une détente par rapport à la tension de la scène qui précède.
IIè axe : La mise en scène du crime :
Scène violente, encadrée par deux épisodes plus calmes :
Au début, Camille est couché « à plat ventre » → attitude sereine, malgré une certaine crainte de l’eau.
La progression de la tension commence par :
- le silence des protagonistes : « Laurent ne répondit pas »
- l’immobilité passive de Thérèse : « Thérèse […] immobile […] attendait »
Seul bruit = chant des canotiers : « On entendait […] les chants […] d’une équipe de canotiers » →
Notations descriptives du décor très limitées, mais elles préparent le drame : « La barque allait
s'engager dans un petit bras, sombre et étroit, s'enfonçant entre deux îles. » → écho avec le passage du
Pont-Neuf, au début du roman.
Opposition entre la violence muette de Laurent # retard de Camille à comprendre : « Il ne comprit
pas »; une épouvante vague le saisit. » → Décalage entre le meurtrier qui approche et l’inconscience
de la victime = fréquemment employé dans les récits d’épouvante.
Champ lexical de la peur = important à partir du § 7 : « effrayante », « [une] épouvante » (emploi
fréquent, chez Zola, de l'article indéfini avec le nom d'une émotion : les émotions s'analysent comme
des substances chimiques), « horrible ». Le meurtre se passe presque sans bruit : au début, Camille
« voulut crier », mais vainement, et les deux appels à Thérèse sont étouffés : « — Thérèse ! Thérèse !
appela-t-il d'une voix étouffée et sifflante. », « — Thérèse ! Thérèse ! appela de nouveau le
malheureux qui râlait. » Ce râle = celui de l’agonie. Un seul « hurlement », mais suivi de cris sourds.
Ainsi s’explique que les canotiers aient pu ne rien remarquer ; mais surtout ce silence accroît la tension
dramatique.
Zola joue sur les points de vue narratifs : le point de vue est souvent omniscient mais on remarque
qu’au début, le personnage dont on connaît les pensées « de l’intérieur » est Camille : « Camille se
tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas ; une épouvante
vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. ».
On est informé des émotions de Thérèse : « Elle ne pouvait fermer les yeux : une effrayante
contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide », « La
crise qu'elle redoutait la jeta toute frémissante au fond de la barque. ». Spectatrice du meurtre qu’elle a
prémédité, elle le regarde avec une terreur qui augmente celle du lecteur.
Mais presque aucune information sur les pensées de Laurent, sinon la mention « avec inquiétude » →
simple expression de son visage ? Absence d’une vision « de l’intérieur » → réduit à sa force
physique, quasi animale.
Enfin Zola joue sur les « présages » et les échos dans le récit :
- Au début, Camille évoque par plaisanterie la mort qui le menace : « Il ne ferait pas bon de
piquer une tête dans ce bouillon-là ».
- Caractère sombre du bras de rivière (écho à la description du passage où se trouve la
boutique).
- Crise nerveuse de Thérèse : elle reste « pliée, pâmée, morte » → annonce son effondrement au
chapitre XXIX et au double suicide du dernier chapitre.
- Mais principal thème récurrent : moment où Laurent lance Camille dans l’eau : thème de la
morsure au cou. Allusions au « cou de taureau » de Laurent, « les rayons du soleil mordaient
le cou » de Laurent (début du même chapitre). La cicatrice de cette morsure = sera le symbole
du remords physique.
Conclusion :
Zola met en scène, comme il l’annonçait dans la Préface de la 2è édition, « des personnages
souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang ». L’art de Zola est ici dans la mise en scène à la
fois réaliste et terrifiante de ce meurtre, bref épisode inséré dans l’évocation d’une paisible journée de
canotage. Les choses semblent revenir à la normale à la fin du texte, mais déjà Laurent doit dissimuler
la morsure de Camille, tandis que Thérèse s’évanouit, victime de ses nerfs ; ces premiers « désordres
organiques » préludent à la folie qui s’emparera des deux personnages dans la suite du roman.
Explication 4 : extrait chap XXII
Intro :
Au chapitre XXII, le narrateur présente l’évolution de ses deux personnages principaux depuis le
meurtre. Laurent est allé reconnaître le cadavre de Camille à la Morgue (chap. XIII) → impression
pénible. Le désir qui le rapprochait Thérèse est en partie éteint; car le « fantôme de Camille » les
sépare de plus en plus. Zola est très influencé par Claude Bernard, biologiste français, dont les travaux
ont inspiré son oeuvre et le mouvement naturaliste.
Ier axe : L’évolution du couple :
→ Pour Laurent :
- Absence de repentir : « ses remords étaient purement physiques », « il n’avait pas le moindre regret
d’avoir tué Camille », « il aurait commis de nouveau le meurtre, s’il avait pensé que son intérêt
l’exigeât », « le corps souffrait […] l’âme restait absente » → être cynique, amoral (dans sa Préface,
Zola parle de « brutes humaines, rien de plus »)
- Rejet de la faute sur Thérèse : « il gourmandait Thérèse, qu’il accusait de le troubler. »
- Evolution vers les troubles nerveux (après le crime) : « Il subissait […] des crises de nerfs […] qui
détraquaient ses sens », « les nerfs se nouaient en lui » (alors qu’au début, Laurent était calme, serein)
→ Pour Thérèse :
-Troubles nerveux « depuis l’âge de 10 ans », c’est à dire avant le crime : c’est sa « nature première »
Ceux-ci étaient dus à son éducation et son environnement : « désordres nerveux dus […] à la façon
dont elle grandissait dans l’air tiède et nauséabond de la chambre […] Camille »
- La liaison avec Laurent la métamorphose : « dès la première étreinte d’amour, son tempérament sec
et voluptueux s’était développé avec une énergie sauvage » → sursaut d’énergie
-Puis évolution vers une attitude passive : « s’abandonnant de plus en plus », « stupeur maladive »,
« elle se montrait plus femme que son nouveau mari » = signe de faiblesse chez elle
-Sorte de repentir : « de vagues remords, des regrets inavoués » → signe d’évolution vers la folie.
IIè axe : Une analyse médicale :
-Zola a lu les travaux du biologiste Claude Bernard (Introduction à la Médecine Expérimentale) et il
réduit ici les sentiments à des phénomènes physiques. Les deux personnages sont rarement désignés
par leurs noms lorsqu’il s’agit de ce qu’il ressentent :
-Au début, la peur n’est pas ressentie par Laurent, mais par « son corps, ses nerfs irrités et sa chair
tremblante », les personnages sont réduits à leurs organes et à leur sens : « le corps souffrait
horriblement » → ton objectif du médecin, qui observe un cas pathologique.
-Vocabulaire emprunté à la médecine : occurrences du mot « crise », « accès », « effrayante maladie »,
« affection nerveuse », et « hystérie » (ce dernier terme est appliqué à Laurent alors qu’il désigne au
XIXe une maladie nerveuse spécifiquement féminine)
Pour Thérèse on rencontre des expressions comme « désordres nerveux », « stupeur maladive ».
-Etude des symptômes : la peur se traduit par « des sueurs glacées » pour Laurent. On note aussi des
convulsions de sa face, ainsi qu’avec un verbe fréquent chez Zola : « ses membres se roidissaient ».
Zola utilise parfois la focalisation interne, mais adopte le regard de l’observateur impassible, du
médecin : « on voyait que les nerfs se nouaient en lui ».
Les symptômes de Thérèse sont différents mais analysés de manière identique : « des secousses
profondes », « des désordres nerveux » ; qui provoquent des « fièvres », autre symptôme d’ordre
médical dont le narrateur essaie d’analyser les causes dans une démarche qui se veut d’inspiration
scientifique.
III) Le regard d’un artiste
Toutefois Zola garde la volonté de « bien écrire » et donne une dimension esthétique à son récit.
Sans déterminer si le ton du constat objectif aurait pu produire un bon roman, le lecteur doit constater
ici que celui de Zola en est bien éloigné. L’usage systématique de l’anaphore vient souligner la
violence de la crise de Laurent : anaphore du possessif, au début, puis de « lorsque », de « c’était », de
« des crises », nombreuses anaphores des articles dans tout le texte. Procédé stylistique robuste et
efficace, quoique facile.
Recours fréquent au lexique affectif, surtout lorsqu’il s’agit de provoquer l’effroi : « scènes
épouvantables », « face verte et ignoble », « souffrait horriblement ».
Utilisation de la métaphore notamment lorsqu’il est question des troubles nerveux de Thérèse :: « des
orages, des fluides puissants », des « tempêtes » → métaphore filée de la tempête
Le triangle du vaudeville qui s’était formé (Thérèse-Laurent-Camille) continue d’exister ici sur le
registre fantastique : le fantôme de Camille est plus présent que Camille vivant. Au début, Laurent a
« peur du noyé ». Le fantôme se manifeste sous la forme de « la face verte et ignoble de sa victime ».
Cette dernière prend plus de réalité encore aux yeux de Thérèse puisque le narrateur note « des envies
de se jeter à genoux et d’implorer le spectre de Camille ».
En se débarrassant du mari gênant, les deux complices en ont fait un être surnaturel qui n’existe que
dans leurs esprits malades.
Bien qu’il prétende suivre une démarche scientifique, Zola ne peut se priver de mettre au service de
celle-ci les moyens stylistiques de la littérature de l’époque, avec un lexique en partie rajeuni et
renouvelé par les emprunts qu’il fait au vocabulaire de la biologie.
Conclusion :
Caractère démonstratif et expérimental de ce premier roman naturaliste de Zola : au risque de
présenter, comme l’auteur l’a avoué lui-même « un cas trop exceptionnel », ou des personnages trop
entiers qui risquent de paraître monstrueux et de se voir refuser l’adhésion du lecteur, il offre bien
pourtant l’exemple d’une transposition de la méthode expérimentale dans la littérature : comme dans
l’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard, on découvre ici des êtres vivants qui
sont soumis au « déterminisme des phénomènes », comme le sont les « corps bruts ».
Explication 5 : chap. XXXII
(« Mme Raquin, sentant que le dénouement était proche […] regards lourds »)
La situation finale est préparée depuis les premières pages du roman, en fonction des règles du
déterminisme biologique que Zola emprunte à Claude Bernard. La scène finale est l’aboutissement
fatal de la situation initiale, et doit se déduire nécessairement de la rencontre entre Thérèse et Laurent
Après une période de reproches mutuels et de menaces de dénonciation, Thérèse s’est munie d’un
couteau, Laurent d’un flacon de poison, chacun méditant de faire mourir l’autre.
Ier axe : Une réconciliation dans la mort
A la fin se produit une « crise suprême ». Mais elle n’est pas l’occasion d’un repentir qui rendrait les
personnages sympathiques au lecteur :
- Ceux-ci la subissent, comme le montre la construction de la phrase : « Une crise suprême les brisa »
→ le mot « crise » = position de sujet, tandis que les héros sont représentés par les pronoms
compléments d’objet « les » → les personnages ne sont que des objets soumis à la crise.
- L’emploi des pronoms personnels suggère aussi cette réunion ultime : dans les paragraphes 2 et 3, on
trouve plusieurs fois « les », huit fois « ils », « eux-mêmes », « eux » → les époux sont donc désignés
collectivement, de même que le nom « les cadavres » les rassemble et les déshumanise à la fois dans le
troisième paragraphe.
- La réconciliation est expliquée par la lassitude et le dégoût : « ils se sentirent tellement las et écœurés
d’eux-mêmes »
- Dans le paragraphe central, les sentiments des personnages sont révélés au moyen de leurs gestes et
de leurs attitudes : « Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise suprême les
brisa, les jeta dans les bras l’un de l’autre, faibles comme des enfants. » ; « Thérèse prit le verre, le
vida à moitié et le tendit à Laurent qui l’acheva d’un trait. »
- Le lexique fait place à la tendresse d’une enfance retrouvée : « éclataient en sanglots », « dans les
bras l’un de l’autre », « faibles comme des enfants », « quelque chose de doux et d’attendri », « une
consolation ». Au centre du paragraphe, le regard échangé est souligné par une réduplication : « un
dernier regard, un regard de remerciement », et le dernier sentiment rapporté par le narrateur est la
gratitude réciproque, autre indice d’une suprême réconciliation dans la mort. Les modalités de la
complicité entre Thérèse et Laurent n’ont pas non plus changé depuis le début de leur relation : c’est
encore Laurent qui fournit le moyen pratique de donner la mort, le poison, bien préférable au couteau
de Thérèse, celui-ci restant pourtant révélateur de son « tempérament ». C’est d’ailleurs Thérèse qui
fait le premier pas vers la mort, où Laurent la suit aussitôt.
IIè axe : Le registre tragique.
- Les points communs avec la tragédie sont nombreux. Dès le début, le mot « dénouement » invite à
un rapprochement avec un dénouement théâtral : « sentant que le dénouement était proche »
- Le fatum, le Destin, caractérise la tragédie : ici, les héros sont prisonniers d’une situation dont la
seule issue est le suicide : ils semblent s’y résoudre après un dernier débat « Ils pleurèrent, sans parler,
songeant à la vie de boue qu’ils avaient menée et qu’ils mèneraient encore, s’ils étaient assez lâches
pour vivre ». Mais le lecteur sait que leur sort est scellé depuis longtemps par une fatalité génétique.
Le spectacle est mis en scène par :
→ l’embrassement final
→ le dernier regard échangé
→ la présence du couteau + verre de poison → dramatisation
Ce poison, c’est de l’acide prussique (= « cyanure », qui provoque une mort foudroyante, avec des
convulsions atroces, sur lesquelles le narrateur ne s’attarde pas, sinon pour évoquer la chute de
Thérèse sur Laurent : « Ils tombèrent l’un sur l’autre, foudroyés »
- On retrouve ici le leitmotiv du cou de Laurent et de la cicatrice de la morsure de Camille, traduction
et vecteur physique des remords de Laurent, et vengeance posthume du noyé, signe du destin encore :
« sur le cou de son mari, la cicatrice qu’avaient laissée les dents de Camille »
- Comme la colère de Zeus dans les tragédies, ce poison foudroie (« éclair », « foudroyés »).
- Mais c’est surtout la vengeance de Mme Raquin qu’on voit s’exercer ici :
→ Son regard encadre cette scène (début/fin) : « les regardait avec des yeux fixes et aigus » / « ne
pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds »
→ Elle éprouve enfin la « joie cuisante » de la vengeance. Mme Raquin avait songé un moment à se
laisser mourir de faim, mais elle a résolu de vivre jusqu’à ce qu’elle puisse dire à Camille « tu es
vengé »
- On relève dans ces deux paragraphes le champ lexical du regard : « yeux », dans la première et la
dernière phrase, « contemplant », « regards », qui trouve son écho dans le regard de pardon échangé
entre Thérèse et Laurent. Mais les yeux de Mme Raquin sont, dans le premier paragraphe, « fixes et
aigus », comme pour mieux voir et précipiter une mort imminente, et ils traduisent à la fin un
triomphe : « ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant de regards lourds. »
Conclusion : On constate enfin que la dernière scène du roman, comme la description du passage du
Pont-Neuf au début, n’est éclairée que d’une lumière « jaunâtre », dont le suffixe péjoratif confirme le
caractère étriqué et étouffant du milieu où s’est déroulé cette histoire qu’on a trouvée parfois sordide.
Cette fin de tragédie permet toutefois de saisir une des originalités de Thérèse Raquin : la simplicité
presque racinienne de l’action, menée par une destinée implacable.