Elaborer une théologie du dialogue au service des société plurielles
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Elaborer une théologie du dialogue au service des société plurielles
Elaborer une théologie du dialogue au service des sociétés plurielles fr. Thierry-Marie Courau, o.p. La polysémie du terme dialogue, les caractéristiques implicites qui lui sont associées, et son utilisation souvent imprécise, dans le discours le plus ordinaire, comme dans celui des théologiens ou du magistère ecclésial, génère souvent comme un malaise, voire une défense, dès qu’il est employé pour représenter la posture décisive du chrétien dans ses rapports avec les religions. Il est alors souvent réduit à un moyen ou à une méthode. Souvent assimilé à une conversation, à un entretien ou à une communication entre deux personnes, voire deux groupes de personnes, le mot dialogue peut aussi renvoyer au discours que l’on tient à soi-même, dans son intériorité. Utilisé pour désigner une discussion ou un débat, il porte le désir d’obtenir une convergence de vues, un consensus ou pour le moins un chemin à prendre ensemble. Vu comme une négociation ou une médiation, il vise l’accord ou le compromis. Il est vu comme un outil efficace. Du côté des théologiens des religions, la possibilité du dialogue n’a été jusqu’à présent envisagée qu’à partir de l’idée de la nécessité d’une certaine égalité des plans entre les religions 1 , ou de contenus communs, partagés. Cet axiome, posé sans être démontré, que le dialogue exige du semblable, de l’égalité, et de la réciprocité2 , et ses conséquences dans les élaborations catégorielles en théologie des religions, ont empêché de voir la force que possède la notion de dialogue en théologie. Le dialogue se réalise autrement que dans la réponse positive à des requêtes d’égalité et de réciprocité. Celles-ci sont des raisons qui donnent à croire que le dialogue avec les religions est impossible 3 . Notre communication veut exposer la nécessité d’élaborer une théologie du dialogue en commençant par montrer que le dialogue n’est pas ce que l’on croît, que l’on peut trouver sa densité dans la révélation chrétienne où se dévoile la capacité et la vocation de l’homme d’êtredialogue, avant d’envisager une mise en œuvre dans nos sociétés plurielles 1 Trois règles de tout dialogue : « Respecter l’altérité de l’interlocuteur dans son identité propre », « Me définir moi-même à partir d’une certaine identité culturelle et religieuse » et une « certaine égalité entre partenaires ». Claude Geffré, « La rencontre du christianisme et des cultures. Fondements théologiques de l’inculturation », Supplément, n°192, p.90. 2 En christianisme, l’exigence est celle de la justice. 3 Thierry-Marie Courau, « Traversées par la parole, vers des altérités en communion », Transversalités. Revue de l’Institut catholique de Paris, n°102, Paris, avril-juin 2007, où je vise une série de contrefaçons du dialogue. 1 où les bulles que nous sommes semblent de prime abord destinées à s’affronter. Le dialogue n’est pas ce que l’on croît Le dialogue dont nous voulons parler se tient au-delà des premières approches présentées en introduction. Il est même la condition de possibilité de ces significations courantes et ordinaires, et plus encore d’une rencontre authentique où s’exprime la vérité qui habite le chrétien. « Quand le mot ‘dialogue’ se présente aujourd’hui dans la théologie et dans l’Eglise, il signifie moins un acte limité qu’une attitude générale, l’attitude qui reste ouverte à une nouvelle écoute, et reconnaît l’autre comme autre, même si pour un temps rien de plus n’est prononcé : l’attitude qui ne se renonce pas, et s’apparente de près à l’espérance. 4 » Ce passage de Théodramatik I de Balthasar situe bien la posture dialogale comme une écoute. Si son étymologie, dia-logos, est d’origine grecque, l’Ecriture et la Tradition renvoient à un riche tissage de significations. Le dialogue 5 est d’abord cet événement de traversée (dia) en moi de la parole de l’autre, du surgissement en moi d’une parole à cause (dia), grâce à autrui. Loin d’être un « duologue » ou une accumulation de monologues, il conduit et participe du mystère du Verbe fait chair, mystère de relation, comme l’expérimente l’Eglise par et dans sa pratique. Logos doit être compris selon le Logos divin, venu dans la chair 6 , intervenu dans l’histoire du monde depuis la création, le dabar hébreu, et non pas seulement selon les différentes acceptions du logos du monde grec. Sa densité provient de la double charge de la raison et du vouloir, de la parole et de l’acte, de la vérité et de l’amour, de l’écoute et de l’hospitalité. Lui sont indissociablement liés la quête du comprendre et le choix d’accueillir, le renoncement à croire que l’on puisse comprendre et le renoncement à ce que l’invitation d’accueil soit reçue et fasse l’objet d’une réponse. La combinaison de dia et logos conduit à un ajustement de toute la personne au réel « par la vérité et l’amour », une posture kénotique à la suite de la personne de Jésus-Christ, une impulsion de charité pour le monde 7 . C’est avec cette toute autre charge que celle de son utilisation habituelle que 4 Hans Urs von Balthasar, La dramatique divine, Paris/Namur, Lethielleux/Culture et vérité, col. Le sycomore, 1984 [Theodramatik I, 1973], p.29. 5 Dia : « par, à travers, au milieu de, pendant, au cours de, par le moyen de, par l’intermédiaire de, grâce à (avec l’accusatif) ; à cause de, en faveur de, en vue de (avec le généitif) ». Maurice Carrez et François Morel, Dictionnaire grec-français du Nouveau Testament, Genève/Villiers Le Bel, Labor et Fides/Société biblique française, 4e éd., 1992, p. 67. 6 « La Révélation, qui est la relation surnaturelle que Dieu lui-même a pris l'initiative d'instaurer avec l'humanité, peut être représentée comme un dialogue dans lequel le Verbe de Dieu s'exprime par l'Incarnation, et ensuite par l'Evangile. » Paul VI, Ecclesiam suam § 72. 7 « Si vraiment l'Eglise, comme Nous le disions, a conscience de ce que le Seigneur veut qu'elle soit, il surgit en elle une singulière plénitude et un besoin d'expansion, avec la claire conscience d'une mission qui la dépasse et d'une nouvelle à répandre... A propos de cette impulsion intérieure de charité qui tend à se traduire en un don extérieur, Nous emploierons le nom, devenu aujourd'hui usuel, de dialogue. » Ecclesiam suam § 66. 2 le dialogue doit être ainsi approché si nous voulons entreprendre le parcours qui doit permettre à chacun d’habiter sa place dans le total respect de son identité 8 , et en relation de communion avec les autres 9 . Être-dialogue 10 Nous devons approfondir comment la foi chrétienne révèle à l’homme sa vocation d’être-dialogue et la voie pour advenir à sa fin. L’homme est un être pour et par le dialogue. La foi chrétienne est dialogale. De nombreux courants des sciences philosophiques, psychothérapeutiques et sociales peuvent enrichir cette approche. L’humain est destiné à devenir ce qu’il est par le logos, par la « parole ». Le dialogue n’est pas un bien à acquérir ni une méthode ou un moyen. Il n’a pas d’objet ni de but. Il vaut par lui-même. Il est le mode d’être en relation avec toutes choses qui permet que soi-même et autrui soient chacun ce qu’ils sont, en tout liberté et vérité. Si le dialogue structure son être-au-monde, souvent l’homme ne s’en rend pas compte. Ou plutôt, il vit sur un mode réduit ou caricatural sa capacité d’être-dialogue. Celle-ci est souvent ignorée, étouffée, blessée, abîmée. Elle est pourtant le lieu de son bonheur qui advient dans la seule communion des êtres. La réalisation du dialogue y conduit. La Révélation chrétienne se présente elle-même comme le dévoilement fait à l’homme du fondement du dialogue : « la vie même de Dieu un et trine 11 ». Elle fait découvrir la source de cette capacité (Dieu le Père), par celui qui la conduit à sa guérison et à son accomplissement plénier (Jésus le Christ – Verbe fait chair), et les moyens qu’elle offre aux hommes pour sa réalisation (l’Esprit-Saint et l’Eglise), en Dieu, avec tous les hommes et toute la création. Si sa capacité fondamentale est d’être-dialogue, si sa vocation est d’y correspondre, alors toutes les activités de l’homme sont appelées à être portées par elle. Ou plutôt c’est quand il s’ajuste à elle, c'est-à-dire à ce qu’il est appelé à être et à vivre fondamentalement, que ces activités deviennent justes, c'est-à-dire dialogales. Comment comprendre une mise en œuvre du dialogue à ce moment décisif de l’histoire du monde et de ses cultures où tout s’accélère et donne le vertige ? La guerre des bulles L’intensité et la rapidité des déplacements de population n’ont jamais été aussi fortes. Les transports de marchandises sont faciles. Les textes, les images et les sons, traversent les espaces en quelques secondes, voire en microsecondes. Les cultures n’ont jamais été autant en contact les unes avec 8 Ce qui signifie en particulier pour les chrétiens l’indépassable et unique médiation du salut par le Christ. 9 « L'histoire du salut raconte précisément ce dialogue long et divers qui part de Dieu et noue avec l'homme une conversation variée et étonnante. » Ecclesiam suam § 72. 10 Nous posons quelques affirmations qui devront être démontrées dans le projet théologique que nous proposons. 11 Jean-Paul II, « Le dialogue s’insère dans la mission de l’Eglise », Documentation catholique, n°1874, p.521. 3 les autres. Le danger serait de croire que parce que les hommes et les cultures entrent en contact, ils sont en dialogue. C’est une illusion. La crise de la relation que nous vivons à tous les niveaux dans le monde et les sociétés plurielles auxquelles nous appartenons en est le témoin. Elle naît de notre difficulté à nous ouvrir à la différence à cause de notre habitude à construire sans lucidité un univers uniquement centré sur nous. Chacun d’entre nous est un monde, que pour cette communication, j’appellerai bulle et que d’autres pourraient appeler cellule. Une bulle apparaît comme un volume sphérique, lisse et sans aspérités. Le danger pour une bulle est double. D’un côté, si elle a peur d’être détruite, envahie ou tout simplement modifiée, elle peut renforcer sa surface de séparation en la transformant en mur de défense, en muraille de béton (nous l’avons vu en Europe, nous le voyons en Palestine, en Amérique du Nord ou en Corée). De l’autre, elle peut s’imaginer pouvoir être totalement ouverte en s’oubliant soi-même et exposer une extériorité perméable et une intériorité spongieuse. La première posture conduit à une destruction intérieure qui fragilise et ébranle le mur de séparation avant de se détruire à terme à son tour. La seconde attitude mène à une ingestion. Soit celle-ci est intolérable pour l’absorbant qui finit par expulser l’absorbé. Soit elle fait disparaître autrui en soi et celui-là cherche alors à s’extraire lui-même du marais qui l’étouffe. Dans tous les cas, le rapport est brisé. Le risque est d’évoluer vers une guerre portée par la quête de reconstitution des bulles originelles, à moins que l’intelligence ne soit introduite à ce moment-là pour accompagner l’événement et transformer le rapport brisé en relation au moyen du travail de réconciliation qui est de nature dialogale. Aucune des deux postures ne reconnaît la différence pour ce qu’elle est : une différence, c'est-à-dire un écart comme le dit François Jullien, qui permet d’inspirer l’intelligence. Souvent niée, voire reconnue pour être niée, c'est-à-dire absorbée dans une catégorie supérieure, englobante, la non distinction des choses et des êtres dans leur réalité conduit à la création de différences n’existant pas. La construction par confusion d’une fausse unité, c'est-à-dire par non reconnaissance des différences réelles, ne peut pas tenir. Elle mène toujours à la guerre et aux divisions. Le dialogue des bulles En nous mettant à l’écoute de la Révélation chrétienne, le dialogue nous conduit à renoncer à cette confusion. Il se présente comme une rencontre étonnante des bulles, distinctes l’une de l’autre, où l’une entre en communion avec l’autre, sans confusion, ni mélange, par un milieu commun. L’autre, invitée à se prêter elle aussi au dialogue, reste libre d’y répondre ou pas. Une telle bulle établit sa surface de séparation selon un mode imperméable et souple, résistant et malléable. S’ouvrir ne signifie pas se déchirer, c'est-à-dire se perdre, mais bien se laisser déformer sans rien perdre de sa réalité, de son identité, bien au contraire. La bulle acquiert ainsi 4 le pouvoir de se modifier sous une forte pression sans éclater, pour laisser s’ouvrir et s’élargir l’être intérieur sans se diviser, pour lui permettre d’être accueillant à ce qui produit la pression sans peur de disparaître. La déformation radicale pourrait ressembler à une destruction ou à une absorption mais en fait il s’agit d’un creusement, de l’ajustement de la bulle à ce qui vient à elle, de sa réponse comme capacité à recevoir. La bulle perd sa rondeur sphérique et lissée, arrogante et illusoire, pour devenir accueillante à la différence qu’elle reconnaît pour telle et pour laquelle elle n’a aucun objet ou perspective de transformation, de domination. C’est elle qui s’ajuste et non pas l’inverse. C’est elle qui se mobilise pour celui qui vient à elle et dont elle se rend proche. Elle n’exige pas la réciprocité et consent à aller jusqu’au terme. Cela s’appelle l’amour de charité. En cherchant à s’ajuster ainsi, elle se dévoile à elle-même et apprend à se connaître dans ses résistances et ses peurs. La rencontre de la différence la révèle. Aucune bulle ne ressemble à un autre. Même si j’avais la nationalité indienne, je ne serai jamais un indien, au sens où sa culture pourrait m’être accessible. Celle-ci est destinée à me rester définitivement éloignée quels qu’en soient mes efforts pour l’approcher. Mais alors, peut-on être en relation et nous connaître alors que nous appartenons à des univers avec des cohérences inaccessibles ? Cette distance « incommensurable » comme le dit George A. Lindbeck 12 n’est pas un problème pour entrer en relation les uns avec les autres, pour la communion des uns avec les autres. Bien au contraire, le dialogue ne s’établit qu’avec ceux que l’on ne comprend pas pour apprendre à les connaître. Saisir ceci et savoir le vivre est l’enjeu des décennies à venir, où la responsabilité de l’Eglise pour le monde est engagée. En somme, la question qui se pose pour nos sociétés plurielles, où les différences surviennent en masse et de façon brutale, n’a pas pour objet la remise en cause de la bulle que nous sommes, individuellement ou collectivement, mais : comment permettre aux bulles de se rencontrer, comment leur donner la capacité de se constituer en limites accueillant les différences et leur donner de vivre d’unité ? Si cela s’apprend, le travail reste toujours à faire, car la bulle, que chacun d’entre nous est ou à laquelle il s’efforce d’appartenir, cherche à se reconstituer sous une forme sphérique isolée, non adhérente, dominatrice, qui divise. Celui qui en est l’éducateur, le pédagogue, est le Christ. C’est à sa suite, avec et par le Logos fait chair (dia-logou), que l’homme apprend à réaliser l’être-dialogue qu’il est appelé à devenir. Ces quelques réflexions montrent, je l’espère, combien il est nécessaire d’élaborer une théologie qui pense le dialogue à partir de toute la densité 12 Lindbeck, George A., The Nature of Doctrine : Religion and Theology in a Postliberal Age, Philadelphia, Wesminter Press, 1984. La nature des doctrines. Religion et théologie à l’âge du postlibéralisme, traduit de l'anglais par Mireille Hébert, Paris, Van Dieren, coll. « Références théologiques », 2003. 5 que peut lui donner la tradition chrétienne, et ce pour le plus grand service, non seulement de l’Eglise mais, de la réalité de nos sociétés plurielles. 6