Akuna-Aki,
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Akuna-Aki,
Gilles Dubois Akuna-Aki, meneur de chiens roman Akuna-Aki, meneur de chiens Du même auteur : Chez le même éditeur : Aurélie Waterspoon, collection « Cavales », 2008 Chez d’autres éditeurs : L’homme aux yeux de loup, Édition David, 2005 Gilles Dubois Akuna-Aki, meneur de chiens Roman 2e édition Collection « Vertiges » Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Dubois, Gilles, 1945Akuna-Aki, meneur de chiens / Gilles Dubois. (Collection « Vertiges ») ISBN 978-2-923274-35-5 I. Titre. II. Collection : Vertiges (Ottawa, Ont.) PS8557.U23476A78 2007 C843’.6 C2007-905923-6 Les Éditions L’Interligne 261, chemin de Montréal, bureau 310 Ottawa (Ontario) K1L 8C7 Tél. : 613 748-0850 / Téléc. : 613 748-0852 Adresse courriel : [email protected] www.interligne.ca Distribution : Diffusion Prologue inc. Papier ISBN : 978-2-923274-35-5 PDF ISBN : 978-2-89699-121-1 ePub ISBN : 978-2-89699-122-8 © Gilles Dubois et Les Éditions L’Interligne Dépôt légal deuxième édition : deuxième trimestre 2009 Dépôt légal première édition : quatrième trimestre 2007 Bibliothèque nationale du Canada Tous droits réservés pour tous pays À Ian MacNaughton, mon ami le vétérinaire. Un jour de famine, une femme creuse un trou dans une rivière gelée et en extrait le caribou. Mais les orgueilleux chasseurs ne tuant que les plus belles bêtes du providentiel troupeau, il ne reste bientôt que les animaux en mauvaise santé. Alors la femme retourne au trou sur la rivière, et en tire Amarok, le loup. Celui-ci, ne prélevant que les caribous impropres à la consommation humaine, élimina la menace d’extinction qui pesait sur le troupeau et, ainsi, sauva les peuples nordiques. Naissance du loup, d’après une légende inuite Il est un plaisir plus grand que celui de tuer, c’est celui de laisser la vie. James Oliver Curwood, Le grizzly Akuna-Aki, meneur de chiens · 13 Prologue La tempête se déchaîne, tornade blanche impitoyable. Une colère magistrale du ciel balaie ce paysage nordique désolé, serpente entre les collines disséminées çà et là sur la toundra nue, jusqu’aux montagnes majestueuses bordant la ligne d’horizon déchiquetée où elle perd souffle et s’assagit. De longues rafales tourbillonnantes emprisonnent la forêt ; parfois, comme mues par une volonté surnaturelle, elles fondent sur le traîneau qui brave les éléments en furie. Un seul animal tire le petit attelage. Vêtu d’une courte veste en fourrure de raton laveur, comme si le froid ne le concernait pas, le conducteur se fraie de force un passage entre les bancs de neige accumulés sur sa route à des hauteurs souvent vertigineuses. Le conducteur est un adolescent. On peut aisément discerner en sa course solitaire tout ce qui, progressivement, a fait de lui un homme du Nord hors du commun. Grand, bien découplé, l’allure déterminée, il se dresse, orgueilleux, face aux éléments tumultueux, se riant de l’aventure qui l’entraîne un peu au hasard sur la vieille piste d’été d’une famille d’ours bruns. Le jeune homme possède ce don rare d’un sens de l’orientation presque infaillible. Durant ses errances à travers le pays, aucun besoin pour 14 · Gilles Dubois lui de boussole. Il est capable de se déplacer n’importe où, par n’importe quel temps, « à l’instinct », ainsi qu’il se plaît à l’affirmer. Parfois, le garçon chemine à petites foulées derrière son attelage ; à d’autres moments, souffle court, il s’installe sur le repose-pieds, se laissant emporter, cheveux au vent. À peine si le superbe animal qui mène la course perçoit la différence de poids ajoutée si soudainement à sa charge. À ce point est sa vigueur ! — Mush! Va, mon loup ! Marche ! La bête est en effet un loup des bois, animal énorme au pelage flamboyant. L’adolescent crie de plaisir, heureux de sentir vibrer en lui la puissance vive animant chacun des muscles de son corps. Ces courses en forêt, sans but précis, représentent pour le jeune garçon les minutes de vérité de sa vie. Il trouve ici la liberté totale, une existence sans contrainte. Il est le maître. Et voilà qu’à un tournant de la piste se dévoile une de ces imprévisibles scènes qui ont la faculté de faire éprouver à l’adolescent une excitation incontrôlable. Ce jeune homme, hélas, ne connaît pas la peur. Il tire un coup sec sur le lien de cuir le reliant au grand prédateur. L’animal ralentit aussitôt. L’adolescent pèse sur le frein, installé au centre du repose-pieds. Les crocs d’os mordent la glace avec un crissement assourdi. L’attelage s’immobilise. Le garçon sourit. À cinquante mètres de là, deux hommes, farouches d’allure, se tiennent en travers de la piste. Désharnachés, les huit chiens de leur attelage sont groupés devant eux. « Ça, il fallait s’y attendre », se dit l’adolescent avec une moue pensive. Il y a trois jours, il s’est trouvé mêlé à une sérieuse altercation avec ces deux voyageurs de commerce qui, dans la région, font office de postiers. Ils avaient promis de « le retrouver afin de lui faire payer son arrogance ». C’est chose faite, du moins concernant le premier point. Le reste leur serait déjà plus pénible à réaliser. Le jeune Akuna-Aki, meneur de chiens · 15 garçon détache prestement les sangles reliant le loup au traîneau. — Vous êtes deux, avec une meute nombreuse ; les forces sont disproportionnées, les apostrophe le jeune conducteur, s’approchant d’eux d’un pas égal en roulant les épaules. Ce que je veux dire par là, c’est que je ne tiens pas à vous faire de mal. Écartez-vous et j’oublierai vos mauvaises manières. Les deux postiers s’esclaffent. Ce freluquet qui ose les défier ! — Prépare-toi à pleurer, petit imbécile ! jette hargneusement l’un des hommes en excitant ses chiens d’un cri pour les lancer à l’attaque. Les bêtes se précipitent vers l’adolescent avec de sourds grondements. Le loup n’attendait que cela. Sans un cri, il bondit à la rencontre de la meute. Le premier chien qui se présente à lui se retrouve sur le dos dans la seconde qui suit, gorge déchirée, avant même d’avoir eu le temps de se mettre en position de combat. L’occasion ne sera pas laissée non plus aux hommes d’exécuter leur sombre dessein. Planté au milieu du chemin, l’adolescent les reçoit crânement avec son long fouet en intestin de caribou. La mince lanière se détend, siffle, tel un miaulement de chat en colère, fouette le visage du postier le plus proche, y trace un trait sanglant du front à la base du nez. Le second postier empoigne le couteau à dépecer qui pend sur sa hanche. Le fouet du jeune garçon fait à nouveau entendre son chuintement ; la main du postier est happée, vivement tirée, et l’homme se retrouve à plat ventre. D’un mouvement agile du poignet, l’adolescent dégage sa lanière et la fait cingler durement sur le dos de cet adversaire. — La moitié de vos chiens est déjà en pièces… Vous avez compris ou on doit continuer ? s’informe l’adolescent d’un ton hargneux. 16 · Gilles Dubois — C’est bon… Rappelle ton bâtard… On s’en va, ronchonne le postier blessé au visage tout en aidant son compagnon à se relever. Cinq chiens seulement les rejoignent, dont un sérieusement handicapé. L’adolescent flatte rudement la tête du loup et glisse à son épaule le harnais du traîneau. — Cette fois, je tire, mon gars. Tu as mérité un peu de repos. Vous, là-bas, dégagez le chemin, on passe. Les postiers ne se font pas répéter deux fois l’injonction. Abandonnant leur traîneau sur la piste, ils s’engagent prestement dans le bois avec leurs chiens rescapés. L’adolescent laisse échapper un grondement de plaisir. Avec ce loup à son côté, il est invulnérable ! • Le vieux pousse la porte de la cabane abandonnée bâtie derrière chez lui qu’il utilise comme réserve à viande et pour entreposer ses peaux. Il bat le briquet, installe trois petites lampes sur des étagères et enfile des gants souples, renforcés aux jointures par un cuir d’orignal épais. Il se met en position devant le sac de cuir pendu au centre de la pièce. Avec ce froid, la terre à l’intérieur est dure comme de la pierre. Quelques coups de poings appuyés pour se réchauffer et il s’active aussitôt avec une science consommée : on reconnaît en lui le boxeur d’expérience. Il s’arrête pourtant bientôt. Avec un mouvement d’humeur, il retire ses gants, les jette sur le sol de terre battue. Suffit avec ces protections de débutant ! Il veut éprouver des sensations, ressentir la dureté du cuir rugueux. À poings nus, le vieil homme cogne un coup puissant, sourit. Cette fois, la douleur est bien présente. Le vieux vibre au maximum ! En quelques minutes, ses mains ne sont que chairs sanglantes. L’homme grogne, satisfait. Assez pour ce matin. Il éteint ses lampes et retourne chez lui. Il s’habille chaudement, harnache ses chiens, et se rend au village iroquois de Kanata où l’attendent ses vieux amis. Akuna-Aki, meneur de chiens · 19 1 Une plaine nordique balayée de rafales de neige virevoltantes. Un paysage sans vie, figé, semble-t-il, dans l’attente de quelque émoi céleste, de quelque mystère. L’hiver s’installe sur les hautes terres du Nord avec sa froidure et ses tempêtes impitoyables. Une longue nuit commence qui durera six mois. Les journées ne seront faites que d’une courte grisaille s’élevant à peine de l’horizon ; parfois, geste clément du Créateur, percera l’éclat d’un reste de soleil évoquant un lointain paysage fait de lumière et de parfums enivrants, autant de miracles devenus à cette époque de l’année inaccessibles à cette région boréale. L’aube timide repousse à grand-peine la masse sombre des nuages, monstrueuse paupière d’une vaste contrée en hibernation. Venu tout droit de la nuit des temps, le décor court ainsi jusqu’à ce qui semble être les ultimes limites du monde, avec, de temps à autre, un soubresaut au passage d’une colline, un frisson à la découpure d’un ravin. Là, surgissent des formes rocheuses tourmentées par la rigueur des siècles, prenant visages de génies ou de divinités chtoniennes. Ici, un aiguillon aux reflets d’acier échappé des entrailles de la terre s’élance vers la voûte basse, la transperce, et en jaillit une coulée écarlate née d’un soleil furtif. Mais, déjà, elle s’atténue. Sur les hautes 20 · Gilles Dubois terres, durant la saison d’hiver, l’astre éclatant paraît mourir aussitôt né. Plus près, montagne retenue dans son élan par les carapaces glacées de mille siècles de froidure, une saillie ventrue se tapit sous la neige telle une bête endormie. À son sommet, un pin solitaire blanc de givre oscille sous les poussées du vent. Et, là-haut où se perd le regard, aux portes mêmes des plus grandes découvertes, les crêtes montagneuses dentellent l’horizon, griffes de pierre sculptées par l’éternité, refermées sur une vallée tout encombrée de collines. Une rivière se glisse entre les obstacles montueux. Sous la croûte glacée qui la recouvre, encore mince en ce début d’hiver, on perçoit le débit tumultueux de ses flots rapides. Mais bientôt, l’hiver tout-puissant lui imposera son hégémonie, la réduisant au silence. Déjà, alors que se termine le jour, le cours d’eau majestueux n’est plus que chuchotements se faufilant entre les énormes glaçons. L’air sec vibre encore des caresses de la belle saison passée. De temps à autre, des claquements mats perturbent la sérénité des lieux. Les arbres éclatent sous la morsure du froid. Et puis la vie… Un lièvre blanc aux larges pattes en forme de raquettes sautille entre les troncs serrés d’un boqueteau de mélèzes, s’arrête au pied d’une souche, jette un regard inquiet en tous sens, et reprend ses bonds gracieux vers la plaine. Quelquefois, le chant nostalgique d’un loup solitaire se répercute d’une falaise à l’autre, attachant sa note magique au décor. L’hiver de l’année 1883 prépare son entrée sur les hautes terres de la baie d’Ungava, à l’extrême nord du Québec, à deux pas de l’Arctique. Dans ce décor de la Genèse, un petit lac, dont le pourtour égalisé par la neige se perd sur le flanc des montagnes, se mêle à la plaine. Tout près, un village de wigwams et de tipis se niche au creux d’un vallon boisé. Un