Une histoire d`électrochoc.

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Une histoire d`électrochoc.
MORT AU DOUGLAS : UNE HISTOIRE D’ELECTROCHOCS
Je n’ai honte de rien, et si quelqu’un quelque part doit éprouver de la honte à propos de
cette affaire, ce n’est certes pas moi, la victime, mais ceux qui supportent encore cette
épouvantable pratique qui consiste à faire passer du courant électrique pendant près de
deux secondes dans la tête de leurs semblables. Voici mon témoignage sur une pratique
d’enfer qui continue de sévir avec la bénédiction de l’État dans les unités psychiatriques.
Je rentrais d’un congé de maladie que j’avais passé pour l’essentiel à aimer ma femme et
à fouiller des histoires, celles qu’on vous cache. Je m’en fais depuis longtemps une
spécialité. Je ne connais aucun camarade dans ce pays qui ait comme moi l’expérience
de la répression, celle de la psychiatrie comme celle des prisons, quoique aucune
accusation n’ait jamais été retenue contre moi. J’ai passé des années là-dedans.
À mon retour au travail, en avril-mai 2005, j’avais retrouvé une drôle d’ambiance, bien
différente de celle que j’avais quitté, moi qui m’étais esquinté pendant des années pour
représenter mes collègues et les défendre comme délégué syndical, agent de grief, et
tout ce genre de choses. Ils m’apparaissaient bien à plat ventre, la peur aux tripes, et ils
semblaient tous un peu gênés de m’avoir proprement laissé tomber un an plus tôt après
que je me sois battu pour eux comme un lion. Je vous raconterai le détail ailleurs.
Rapidement, mon moral s’était effondré : la routine, la répression, l’autocensure, le
rythme infernal du travail, je n’étais plus fait pour ça. On était en juin quand mon
psychiatre qui me suivait depuis dix ans, tenta de freiner la chute en me prescrivant de la
lamotrigine, un nouveau régulateur d’humeur plein d’effets secondaires. Sa prescription
coïncida avec notre déménagement, ma femme et moi. J’étais alors encore capable de
m’occuper un peu de mes deux enfants nés de deux autres lits, mais ça n’allait pas durer.
Fin août 2005, je commençai à éprouver des problèmes d’équilibre, je me cognais dans
les murs, puis la dépression me frappa de plein fouet et je cessai de travailler. Les mois
passèrent, et passèrent encore, et chaque jour pour moi était devenu une torture. La
faculté de converser, d’avoir des idées, de parler, tout ça s’effaça. Ma femme faisait
tout son possible, notre mariage avait à peine un an. Le psy tenta bien un antidépresseur,
le welbutrin, mais il était trop tard, je souffris d’intoxications diverses aux médicaments.
À Noël, je fus hospitalisés d’urgence à deux reprises : une chute dramatique de
plaquettes sanguines, une intoxication à la bactérie E-Coli. Janvier, février, mars, les
symptômes empirèrent et je devins franchement suicidaire. Je perdis la capacité et le
plaisir de raconter des histoires à mon fils de six ans, de converser avec ma fille de seize
ans, je perdis aussi toute joie de vivre. Le psy cessa toute prescription; le message était
clair, je devais me faire hospitaliser. J’allai à l’Hotel-Dieu, neuf semaines passèrent
pendant lesquelles ma femme rénovait la maison, plantait des fleurs partout pour faire
jaillir un sourire en moi qui en était incapable. On tenta l’Effexor, un antidépresseur qui
fit long feu, finalement je sorti de là sur le Ritalin, aussi dépressif qu’à mon arrivée. On
était début juin quand mon psy me suggéra les électrochocs; beaucoup plus jeune, j’en
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avais reçu quatre assortis d’une pelletée d’antidépresseurs pour me remettre d’un viol
subi par un flic à la Centrale de police de Montréal : le mur s’était fissuré, j’avais
remonté la pente. Alors, pourquoi ne pas tenter les chocs, de nouveau, d’autant que
j’étais terriblement suicidaire? « Je vous garantis que vous allez retrouver vos facultés, »
m’assura le docteur.
« Respirer à fond monsieur … » L’inhalothérapeute me posait le masque sur le nez, que
je me fasse une réserve d’oxygène. J’en aurais besoin tantôt quand, plongé dans
l’inconscience, le courant électrique provoquerait chez moi une crise d’épilepsie d’une
minute ou deux, des convulsions pendant lesquelles je ne respirerais pas.
« J’envoie les petits médicaments pour vous préparer au sommeil ». Lui, c’était
l’anesthésiste. Je venais de passer un mois au Douglas à attendre qu’on en ait terminé
avec une batterie de tests destinés à déterminer si mon cœur, mes organes seraient
capables de subir les électrochocs. J’étais le seul patient de tout l’hôpital qui devait cet
été là en recevoir. Aucun traitement, aucune thérapie n’était venue entre-temps me
soulager de quoique ce soit. Donc, on avait finalement commencé à me rouler ce matinlà jusqu’à la salle des chocs, le long des interminables souterrains qui courent sous le
campus de l’Hôpital psychiatrique Douglas, dans Lasalle. Auparavant, avant que je ne
quitte le Centre de psychiatrie communautaire 2 (le CPC 2) jusqu’à la salle des chocs,
on m’avait piqué avec un relaxant musculaire et gelé au largactil. Je ne dormais guère,
la veille des chocs. Je m’éveillai une vingtaine de minutes après le traitement, la tête
remplie d’acouphènes qui n’allaient plus me quitter pendant des mois et des mois, de
jour comme de nuit. Mon dernier souvenir portait sur le psychiatre qui s’était amené en
fond de salle pour m’administrer le courant. Les infirmières sur place me glissèrent un
Ensure, me demandèrent quel jour on était ( je ne savais plus), comment je me sentais
(vachement assommé) puis on me roula de nouveau jusqu’au CPC 2, que je finisse par
déjeûner. Les maux de tête, on me les soignait au Seroquel, un antipsychotique qui
vous fait à peu près le même effet que si on vous enlevait la moitié, les trois-quarts de
votre pensée. Les jours, les semaines, les chocs passèrent. Chaque jour, je téléphonais
ma femme qui était très alarmée devant les symptômes de plus en plus graves qui
m’assaillaient : les terribles maux de tête, la confusion mentale, les pertes de mémoire,
toutes ces incapacités qui m’assaillaient et me décourageaient encore plus. J’étais à peine
capable de converser une minute, une minute et demie avec elle ou avec mon petit
garçon, et non sans un stress énorme, de loin en loin. Un jour, ma femme m’expliqua
qu’il fallait que je rentre à la maison, que ça n’avait aucun sens de me faire démolir
comme ça. De moi-même, je ne savais plus, je ne croyais plus en rien sauf en mon mal
de tête et dans la certitude que je sortirais jamais de ma dépression, que j’étais fini,
complètement fini. Donc, je rentrai à la maison quelque part vers la mi-août,
totalement, mais totalement sonné, stupide, le QI à zéro.
« Vous allez beaucoup mieux monsieur», m’assura mon infirmière… Je n’avais jamais
été aussi mal. Tous savaient au Douglas que j’étais suicidaire au dernier degré.
Ma femme avait rénové, frotté, elle avait mis des fleurs partout, elle cuisinait les
meilleurs repas possibles, rien n’y faisait. Dès midi, chaque jour, j’étais assommé par
les maux de tête que je gelais comme je pouvais à grand renfort de Seroquel, lequel
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médicament achevait de me rendre encore plus stupéfait que les chocs m’avait laissé. Je
ne voulais plus voir personne, je ne pouvais plus parler â personne, même à mon petit
garçon, même à ma belle adolescente. Les acouphènes me réveillaient en pleine nuit,
sifflant tout ce qu’ils pouvaient vingt-quatre sur vingt-quatre, des mois durant, dans ma
tête vide et remplie de plomb. Le soir, je me couchais à 21 heure, ma femme venait se
coller un peu contre mon corps qu’elle trouvait tout froid, je projetais de plus en plus de
me tuer. En septembre, elle subit l’hystérectomie. Après tout ce qu’elle avait fait pour
moi, je me devais de retarder un peu mon projet et de l’aider. Je fis ce que je pus dans
les circonstances. Je l’aimais, je l’aimais tellement, mais je savais, j’étais certain que
j’étais fini. Au Douglas, d’ailleurs, ils étaient prêts maintenant à me prescrire des
médicaments contre l’Alzheimer, ils se proposaient de calculer l’ampleur de mes pertes
cognitives. Absolument rien pour me donner espoir. En octobre, j’amenai ma femme
chez le notaire, pour que l’on fasse nos testaments; maintenant, je planifiais le pire.
J’en parlai un peu avec mon psychiatre, à qui je suggérai de tenter de me mettre sur le
Manerix, un vieil antidépresseur, un truc qu’on n’avait pas encore essayé sur moi Il
trouva bonne la suggestion; de toute manière, il ne savait pas quoi faire de moi, c’était
évident. Je lui racontai, pour le testament, les idées suicidaires, les projets… En ces
temps-là, je cherchais les ponts suffisamment hauts, je magasinais des conduites pour
amener les gaz d’échappement de ma voiture jusque dans l’habitacle, bien sûr que je ne
lui racontais pas tout ça, non plus qu’à ma femme.
Un matin, elle alla en ville faire des emplettes. On était le 14 octobre. La veille, elle
m’avait cuisiné une fondue bourguignonne pour me faire plaisir, elle s’était placée des
fleurs dans les cheveux, elle était belle comme tout, et moi dans mon cœur je lui faisais
mes adieux. Il était à peu près 10hr du matin, ce matin-là, quand j’avisai la longue
laisse du chien sur la galerie arrière. Je ne voulais pas que ma femme soit la première à
trouver mon corps. Je fis un nœud coulant, grimpai sur une petite table basse, me
passai la laisse autour du cou et donnai un grand coup de pied sur la table. Je ne voulais
plus penser à elle que je laissais, aux enfants que j’abandonnais. Je n’avais laissé qu’un
petit mot sur la table : « je ne veux plus vivre ainsi diminué… Pardonnez-moi. » Je
perdis immédiatement conscience.
C’est peut-être bien les acouphènes, ces terribles sifflements qui m’ont réveillé quatre
heures plus tard, aux Soins intensifs de l’hôpital. J’avais terriblement mal à la gorge, au
cou qui était horriblement enflé, on m’avait branché sur un respirateur artificiel et lié les
mains pour que je n’enlève par les tuyaux qui se rendaient jusqu’à mes poumons. Le
docteur m’expliqua ce qui s’était passé (je m’étais bel et bien pendu mais j’avais été
sauvé par des voisins) et il vérifia en même temps si mon cerveau n’avait pas été abîmé
par le manque d’oxygène : pas vraiment, j’avais aussi mal à la tête que d’habitude. Je
ne me réjouissais pas du tout d’être encore e vie. Et cette fois, j’étais bien certain d’avoir
perdu ma femme à tout jamais. Mais elle vint me voir en fin de journée. Je ne pouvais
pas parler; elle me glissa un stylo, une tablette, mais je n’arrivai à rien non plus. Elle
me dit qu’elle ne m’abandonnerait pas. Jamais. Son beau visage était tout baigné de
larmes, marqué par l’horreur de ce que j’avais fait.
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Quatre-vingt-quinze jours passèrent. Ma psychiatre, en consultation avec le chef du
département, me bourrèrent littéralement d’antidépresseurs à haute dose, du Manerix,
du Prozac, et tout un paquet d’autres dont j’ai oublié les noms. Je continuai de plonger;
je fus convaincu d’être le pire des hommes, de ne plus mériter le nom d’homme car
depuis des mois je me croyais incapable d’aimer ma femme, mes enfants, et qui n’aime
pas n’est pas un être humain. Peu avant le Jour de l’An, ma femme m’annonça qu’elle
me quittait; elle avait perdu l’espoir. Moi, je compris alors que je l’aimais, que je
l’aimais énormément, elle, mon fils et ma fille aussi. Je compris que j’étais toujours un
homme…et brusquement j’émergeai, toutes mes facultés me revinrent et bientôt ma
femme aussi. Je versai dans une sorte d’euphorie. J’étais sauvé de la pire dépression qui
s’était jamais abattu sur un bipolaire. Un an et demi d’enfer ponctué par les pires
traitements qu’un être humain peut endurer. Je pourrais vous en raconter encore
longtemps, j’ai croisé d’autres victimes des chocs, des ombres qui marchent lentement,
la tête basse et le visage marqué le long des corridors des unités psychiatriques. Moi,
j’ai acquis la conviction qu’on peut s’en sortir autrement, j’ai vu qu’il n’y a rien de plus
sinistre et de plus souffrant que les électrochocs. Que leur résultat est moins que nul et
qu’ils conduisent tout droit au suicide.
Là, je vous écris, nous sommes en mars. Ma femme et moi sommes heureux comme
jamais. Elle est bipolaire elle-aussi, et je peux assurer que jamais un homme et une
femme ne se sont tant aimés sous le soleil. En définitive, c’est elle qui m’a sauvé.
Pendant plus d’un an et demi, elle s’est acharné à tirer son homme des griffes de la mort
et elle a réussi. J’arrête ici, elle va bientôt se réveiller, et je lui sers toujours son
déjeuner au lit.
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