Puzzle - LYCEE RAYMOND SAVIGNAC

Transcription

Puzzle - LYCEE RAYMOND SAVIGNAC
Puzzle
Mffff ! Rien d’intéressant dans cette brocante… Voilà une demie heure que je tourne en rond. Tiens, ce
vieil homme qui s’installe, il doit bien avoir quelque chose !
Cet homme était chétif, tremblant et on pouvait lire une peur inexpliquée dans ses yeux. Il
m’intriguait aussi bien par son physique que par son stand. Celui-ci paraissait extrêmement vieux,
comme si son propriétaire venait à chaque fois que l’occasion se présentait mais n’était jamais parvenu
à vendre quoi que ce soit. Me rapprochant de son stand, je pus en découvrir le contenu. Disséminés
de-ci-delà, des bibelots sans importance semblaient faire fuir les clients. Pourtant, une chose attira mon
regard : une grande boite de fer avec pour seule inscription « puzzle ». J’aime les puzzles ; je ne sais
pas d’où me vient cette passion, mais j’aime les puzzles. Je m’approchai du vendeur qui était accroupi,
affairé à chercher je ne sais quoi dans un vieux sac immonde : « Bonjour monsieur. »
L’homme, me tournant le dos, eut un tel sursaut qu’il tomba en avant. Je me pressai pour l’aider à se
relever. Une fois sur pied, je lui demandai : « Votre boite, elle contient bien un puzzle ?
-Oui, monsieur, répondit-il encore tremblant.
-Je vous l’achète ! »
A ces mots, le visage du vieil homme laissa transparaître un intense soulagement . Après m’avoir
annoncé un prix qui dépassait mon espérance, le vendeur, sans même savoir s'il me convenait, me
tendit sa main tremblante. Après avoir payé, je quittai cette brocante pour rentrer chez moi.
Une fois arrivé dans mon immeuble, j’entrepris l’escalade des quatre étages, quatre-vingt-douze
marches en tout, afin de me rendre devant la porte de mon modeste appartement, toujours mon
puzzle sous le bras. Après avoir inséré la clef dans la porte, je me retrouvai enfin dans mon repère.
Celui-ci se composait d'une chambre, une salle de bain, une cuisine, et un salon. En face de la porte,
j'avais installé un miroir deux années auparavant. Je pouvais y voir un homme de taille moyenne, les
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tempes dégarnies, usé par la vie, le manteau en toile gris foncé, le jean bleu sombre et les chaussures
de cuir, usées, me donnaient bien plus que mes vingt-cinq ans. Après avoir jeté mon manteau sur le
fauteuil se trouvant à ma gauche, je m’empressai d’ouvrir la boite. Cette dernière résista un instant :
cela devait faire bien longtemps que personne n’y avait touché…
D’un brusque coup, je parvins tout de même à l’ouvrir. Une étrange odeur, se rapprochant de
celle de la moisissure s'en échappa. Il y avait une autre odeur, mêlée à celle-ci, acre et désagréable
mais je ne parvins pas à l'identifier…
Je vidai la boite avec empressement sur le carrelage, et en découvris enfin le contenu. Le
nombre de pièces était impressionnant. Combien y en avait-il ? Je ne le savais pas, mais je pouvais
être certain qu'il allait me falloir énormément de temps pour en venir à bout. Les pièces étaient jaunies,
sans doute par le temps et par l’enfermement. À présent, l’étrange odeur s’était répandue dans toute la
pièce. Je commençai la recherche des coins du puzzle pour me donner une base de construction. Au
moment où, ô miracle, j'en trouvai un, mon horloge m’indiqua neuf heures. Je me levai, me dirigeai vers
mon frigo et remarquai avec stupeur qu’il était vide. J’ouvris mon placard et découvris un paquet de
pâtes. Ce soir, encore des pâtes…Une fois ce pauvre repas avalé, je fus pris d’une intense fatigue qui
m'obligea à aller me coucher sans même rechercher des pièces supplémentaires.
Ma nuit fut désagréable, emplie de songes étranges et vaporeux. A mon réveil, des gouttes de
sueurs froides perlaient sur mes tempes. Sans que je puisse me souvenir du monde onirique que je
venais de quitter, une peur intense s’était emparée de moi, une peur étrange, une peur totalement
irrationnelle, indéfinissable. Une foi debout, je remarquai avec désagrément que l’odeur flottait toujours
dans la pièce, et pire, qu'elle s'était ancrée dans mon jean et mon manteau. Une bref coup d’œil sur ma
montre me fit comprendre qu’on était dimanche, dix heures. Un regard par la lucarne m’apprit que la
journée s’annonçait fort belle ce qui me raviva l’esprit et me fit oublier l’odeur désagréable. Je sortis en
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toute hâte pour profiter du soleil matinal. Aujourd’hui, jour de marché, les passants marchaient, l’air gai,
un panier en main, parfois rempli, d’autre fois non, dans un sens ou dans l’autre… J’aime bien voir le
contenu du panier des gens, analyser leurs habitudes et leurs goûts. Je marchais dans les allées, me
sentant bien sous ce soleil qui, de ses rayons, me caressait. Je m’approchais du parc Verdoyant. Dans
cet espace de verdure où je passais beaucoup de temps durant mon enfance, je me sentais bien. Le
parc était très grand, des arbres disséminés sur lesquels, petit, je m’amusais à grimper, des bancs sur
lesquels les amoureux s’embrassaient et un kiosque. Ah ! ce kiosque ! Il se dressait fièrement au milieu
du parc, grand et magnifique : il avait un côté mythique. Je m’accoudai à la rambarde que les employés
municipaux avaient eu le mauvais goût de repeindre en un vert hideux et j’observais. Il est toujours
intéressant quand on n'a rien à faire de voir ce que font les autres. Une mère se promenait avec son fils
tout en lui interdisant à grands cris de ne pas grimper aux arbres. D'autres enfants, visiblement seuls se
faisaient la guerre avec des bâtons trouvés de part et d'autre dans le parc.
« Bonjour », souffla une voix dans mon dos, une voix douce et mélodieuse, quoiqu'un peu froide.
Je me retournai et découvrit un visage ovale, pâle et encadré d'une magnifique cascade de cheveux
cuivrés. Sur ce visage, à gauche des lèvres rouges, trônait un grain de beauté qui avait extrêmement
bien choisi sa place.
– Heu... Salut à vous !
– Je vous attendais.
Ses lèvres avaient à peine bougé, pourtant la voix était forte et majestueuse.
« Mais... Je ne vous connais pas... Qui êtes vous ? » répondis-je, montrant mon incompréhension.
– Elisa, mon prénom est Elisa...
– Fort joli nom pour une fort jolie personne !
– Vous dites ça parce que vous ne savez pas quoi dire.
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« Exactement »,pensai-je.
– Pas du tout ! répondis je
– Bon, passons. Je suis venu vous voir pour parler avec vous. Très souvent, je vous vois, l'air
pensif, marcher dans ce parc, je vous vois regarder les passants et commenter leurs actions ou leurs
habitudes. Ne niez pas ce fait, je vois vos lèvres bouger à chaque fois que vous regardez quelqu'un.
– Je ne nie rien mais venez-en au fait, s'il vous plait : je ne comprends toujours pas pourquoi
vous êtes venu m'aborder ».
Je ne compris pas pourquoi je réagissais ainsi. Ma timidité maladive me rendait de temps en
temps agressif avec les gens que je ne connaissais pas et qui prétendaient connaître toutes mes
pensées.
« J'ai juste une envie de parler... Avec vous.
– Hé bien c'est chose faite ! répondis-je d'un ton glacial. ». "Calme-toi, calme-toi, me disais-je,
elle ne t'a rien fait, et elle te parle gentiment".
Malgré mes pensées intérieures, je ne parvenais pas à retrouver mon calme légendaire ;
quelque chose, chez cette femme me mettait mal à l'aise et me la rendait insupportable. Peut-être étaitce justement le fait que ce soit une femme ?
« J'aurais aimé discuter plus amplement avec vous, » me dit-elle, nullement perturbée par mon
agressivité croissante.
Son calme et son insistance m'exaspéraient et je partis du parc à grands pas, sans avoir pris la
peine de prendre congé.
Je ne fus pas certain des mots que j'entendis dans mon dos au moment où je sortis du kiosque
mais, si mon ouïe ne me trompait pas, il s'agissait d'un : « À demain ! ».
Arrivé chez moi, après une petite journée tranquille, à trainer de ci de là dans les rues, mon
regard tomba sur l'acquisition de la veille, éparpillé sur le sol. Je m'assis en tailleur au milieu de ce
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fourbi et continuai la dure recherche que j'avais entreprise il y avait vingt-et-une heures de cela...
Enfin ! Il me semblait enfin avoir trouvé toutes les pièces du bord ! Une heure trente-six pour trouver
quatre coins et... Trois cent cinquante-six bords ! Le puzzle comptabilisait donc un total de huit mille
pièces... Je ne pouvais y croire, je n'avais jamais vu un puzzle avec autant de pièces... Le problème,
c'est que toutes les pièces trouvées étaient bleues, avec seulement quelques variantes. C'était un bleu
triste, très foncé. La reconstitution promettait d'être périlleuse et sans doute très hasardeuse...
Deux heures vingt-quatre du matin, je viens de finir. Je me suis essentiellement nourri de cafés et je ne
me sens pas très bien. Le contour du puzzle n'est pas entièrement bleuté : occupant une place assez
importante sur un côté, il y a des pièces blanches. Le puzzle fait environ un mètre trente de long pour
un mètre quatre de large (pour être précis). Sans doute le plus grand puzzle que je verrai de ma vie !
Bon ! je vais me coucher.
Une voix... Elle m'appelle... Je ne comprends pas... Je ne comprends rien... Ne pas faire quoi ?
Je me réveillai en sursaut , sur la table de chevet, mon réveil sonnait, j'avais à peine dormi et l'odeur
flottait toujours dans la pièce...
Une nouvelle journée de travail, enfermé dans un bureau à aligner bêtement des chiffres tous aussi
inutiles les uns que les autres.
Midi cinq. Le métier de comptable est sans doute le pire métier qui existe. Ne supportant pas la
nourriture de la cantine, je me dirigeai vers la boulangerie où j'avais l'habitude de me remplir l'estomac
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les jours de travail, quand je la vis. C'était elle, le même teint pâle, la même magnifique chevelure.
« Bonjour, me dit-elle sur un ton un peu moins froid que la veille.
– Bonjour, lui répondis-je avec plus de sympathie.
– Vous avez mangé ?
– Non, pas encore.
– Venez manger avec moi, me dit-elle en me désignant un banc, tourné face à la rivière qui
traversait la ville. »
J'effectuai un mouvement de tête positif et la suivis vers le banc convoité. Je n'avais qu'une heure de
pause avant de retourner travailler.
Cette heure, justement, passa à une vitesse considérable. Sur le chemin que je pris pour
retourner travailler et que je fis seul, l'idée que je m'étais faite de cette fille avait presque entièrement
changé. Certes, sa présence avait un étrange effet sur moi, mais il était tout de même différent de notre
première rencontre sous le kiosque. Moins désagréable... je ne savais toujours pas ce qui me
dérangeait. Peut-être sa voix ?
Dix-neuf heures. Je sortis du bâtiment dans lequel j'étais resté enfermé la journée durant. Une fois chez
moi, je retournai m'installer face au cadre que j'avais pu bâtir vingt-quatre heures auparavant. Je
réfléchis brièvement à la tactique à adopter pour venir à bout de ce casse-tête et en conclut que,
commencer par le bas et remonter était sans doute la meilleur méthode. Parler de "bas" n'était pas
vraiment un terme juste car, je n'avais pas la moindre idée du sens dans lequel il fallait tenir ce puzzle.
Mais je pouvais imaginer que le côté clair qui semblait être de la soie, était le bas. Il y avait en fait
beaucoup de pièces blanches et bleues, d'autres étaient de couleur chair...
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Minuit. J'avais fait un quart de puzzle : cela paraissait être un tableau peint puis découpé, vu la matière
des pièces. Je ne m'en étais pas rendu compte la veille, la fatigue sans doute... Je ne m'étais pas
trompé à propos de la soie, ça ressemblait à une robe datant du dix-huitième siècle peut-être...
Encore cette voix... Toujours la même... Une ombre à présent... Impossible de distinguer quoi que ce
soit... Juste une ombre... Elle me dit de ne pas faire... Ne pas faire quoi ?
Assis devant mon bureau de travail, je repensais à ce rêve... Je passais la moité de la nuit à faire ce
fichu puzzle. Mon travail s'en ressentait.
En sortant du travail, je me dirigeai vers le lieu de rendez-vous que nous avions convenu avec
Elisa. pendant l'heure où j'avais été à ses côtés, je m'étais rendu compte que c'était une fille fort cultivé,
qui connaissait beaucoup de choses. Malgré son apparente jeunesse, elle donnait l'impression d'une
personne qui avait vécu un grand nombre de choses dans sa vie...
Je la trouvai en face de l'église qui était la fierté de notre ville visitée chaque année par un grand
nombre de touristes subjugués par l'excellente conservation du bâtiment qui datait quand même du
treizième siècle et qui n'avait jamais était restauré.
Nous discutâmes, l'heure durant, de tout et de rien en mangeant le casse-croûte que j'avais pris
soin d'apporter.
Elle me parla justement de l'église, du temps et des moyens que les gens avaient mis à la bâtir.
Je fus surpris, une fois de plus de sa grande culture et de la précision avec laquelle elle me racontait
tout cela ...
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Une fois rentré chez moi, me disant que le lendemain, ce serait mercredi, et que, comme chaque
mercredi, je ne travaillerais pas , je m'installai confortablement et continuai alors mon dur labeur...
J'avais fait la moité du puzzle... C'était bien une robe. Et la personne qui la portait était bien une
femme vu les formes de la poitrine. Je m'étais arrêté en dessous des épaules, la femme avait les mains
derrière le dos, c'était tout ce que je pouvais dire là-dessus...
Encore ce rêve... Toujours le même... L'ombre est plus précise, un vieil homme sans doute... Courbé et
tremblant... Il me dit de ne pas le faire...
Midi quarante cinq. Je pensais que j'avais vraiment besoin de sommeil. Heureusement que je ne
m'étais pas levé trop tard, je devais passer l'après midi avec Elisa. Après avoir englouti des pâtes et un
œuf, je sortis pour la retrouver au point de rendez-vous donné. L'après midi se passa bien, et, le soir
venu, elle me proposa de manger dans un petit restaurant "pas cher" m'a-t-elle dit. La soirée se passa
tout comme l'après midi et nous nous quittâmes seulement à la nuit tombée. Elle ne me dit pas "à
demain" ce jour-là.
Quand je fus chez moi, je jetai un regard au puzzle, mais l'envie de dormir fut plus forte.
Aucun rêve cette nuit là, pensai-je en souriant. Je me dirigeai vers la boulangerie pour y acheter
un petit quelque chose à manger et en espérant, au fond de ma tête, qu'Elisa viendrait m'aborder. Mais
rien n'arriva... Je mangeai ma quiche fraîchement achetée sur le banc sur lequel, il y avait deux jours,
j'avais discuté avec cette jeune femme. Elle ne vint pas.
Vingt-trois heure quarante-sept. Les trois quart du puzzle étaient complétés : il me laissait
entrevoir un magnifique cou fin et long et une bouche rouge écarlate d'une beauté sans pareil. Une
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cascade de cheveux orangés semblait couler sur les épaules de ce magnifique modèle.
"Arrête toi maintenant pauvre fou ! Arrête toi tant qu'il est encore temps !" Arrêter quoi ? L'ombre
commence à s'agiter, à bouger les bras tel un fou débarrassé de sa camisole.
– Pourquoi ne t'ai- je pas vu hier ? demandai-je souriant à Elisa qui se joint à moi lors de mon
repas.
– J'étais très fatiguée, il fallait absolument que je dorme, m'expliqua-t-elle d'un ton tranquille.
L'heure que je passais à ses cotés fut agréable, mais la séparation difficile.
Un regard jeté sur le puzzle, celui-ci m'attira comme un aimant...
Deux heures douze. Mais où était donc cette maudite pièce ? Il manquait une pièce à ce fichu puzzle !
Une heure que je la cherchait et elle n'était nulle part... Le visage était d'une immense beauté... Il me
rappelait étrangement quelqu'un, je connaissais cette personne. Je ne suis pas du tout physionomiste,
voilà mon plus grand problème. La pièce manquante se situait en haut, à gauche de la bouche. Un
puzzle avec une pièce en moins, c'est comme une star sans maquillage... C'est laid. Il était tard : j'allais
me coucher ...
"Il n'est pas encore trop tard ! Tu peux tout arrêter maintenant !" Ça y est, l'ombre est devenu claire. Je
crois reconnaître le vieux fou qui m'a vendu le puzzle... Pourquoi je rêve de lui moi ?
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Treize heure six. Il pleuvait, j'avais rendez-vous avec Elisa. Il pleuvait. Je sortis. Elisa m'attendait sous
le kiosque du square. Il faisait froid. Après avoir rempli les formalité du "Bonjour" "Tu vas bien ?" et du
"Oui et toi ?" Elisa me proposa d'aller chez elle. J'acceptai volontiers : il faisait froid dehors et de plus,
j'étais curieux de voir dans quelle demeure une femme comme elle pouvait vivre. Une fois arrivé au lieu
dit, je fus surpris par l'ancienneté et la splendeur de la maison.
– Mais, tu vis seule ? dis-je avec stupéfaction.
– Oui, entre.
L'intérieur de la maison était encore plus majestueux que l'extérieur, la porte principale s'ouvrait
sur un grand hall qui anciennement devait faire office de salle de bal. Un grand lustre en cristal éclairait
la pièce. Je n'eus pas le temps d'en contempler d'avantage, Elisa me prit par la main et m'entraîna
dans une petite pièce. Pour arriver là, nous avions traversé un dédale de couloirs qui comportaient un
grand nombre de portraits. "Tous de ma famille" me souffla-elle à l'oreille. Dans cette pièce, se trouvait
un immense lit, triste au milieu de la pièce. A gauche de la porte se trouvait une étagère remplie de
bibelots. Elle s'assit sur le lit et commença à me parler de la maison, des peintres, des tableaux. Je ne
l'écoutais plus : mes yeux s'étaient posés sur une pièce de puzzle. Seule, au milieu d'objets sans
grande importance. La couleur de la peinture, la taille, et la matière étaient la même que les autres
pièces de mon puzzle. Celle-ci était couleur chair, avec une tache marron au milieu. Je pensai que
c'était de la crasse mais cela semblait faire partie de la pièce. Elisa continuait à parler. Je répondais
"oui" de temps en temps pour donner l'impression que je l'écoutais mais mon attention était entièrement
tournée vers la pièce. Je n'osais pas lui demander de me la prêter, de peur de paraître ridicule : faire
des puzzles à vingt-cinq ans !
Après un coup d'œil par dessus mon épaule, je vis qu'elle ne me regardait pas. Je choisis ce
moment pour me saisir de la pièce et la glissais discrètement de ma poche. Elle continuait de parler,
elle n'avait rien dû voir... Je regardais ma montre et vis qu'il était déjà vingt-trois heures.
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– Heu, je dois y aller, demain je travaille et ces derniers temps, je manque considérablement de
sommeil .
– D'accord, va, me répondit-elle avec un étrange sourire en coin.
Elisa me raccompagna jusqu'à la sortie.
Dès que je fus chez chez moi, je me précipitai vers le puzzle afin d'y mettre la pièce manquante.
Comment Elisa pouvait être en possession de cette pièce ? D'une main tremblante, j'approchai la pièce
de sa place. Une fois en place, mon sang se glaça. Le point marron était en fait un grain de beauté.
Placé au même endroit que celui d'Elisa, et ce visage, qui la veille me rappelait étrangement une
personne, c'était Elisa. Je ne comprenais rien. Je ne voulais plus qu'une chose : dormir.
Demain, j'irais parler à Elisa.
– Il est trop tard... Tu n'aurais pas dû... Fuis pauvre fou !
– Mais... Pas dû faire quoi, pourquoi fuir ?
– A présent, tu le sais, et elle le sait aussi.
Il...Il m'a parlé ? Dans un rêve ?
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Bien sûr que je peux te parler. J'ai toujours pu te parler. Le vieil homme était entièrement
visible. Il me fixait, tremblant, les yeux vides mais grands ouverts. La bouche béante.
– Je sais quoi ? Je ne comprends rien !
– Tu n'as donc pas compris, la fatigue dont tu es atteint, ces derniers temps, c'est ELLE.
– Qui ça : « elle » ?
– Elisa, petit idiot ! Elle se nourrit de ton énergie. Elle n'est pas comme nous. Quand je l'ai découvert
elle a voulu me garder emprisonné, je me suis enfui. C'est une succube. Elle a besoin d'un humain pour
vivre, de toi.
– Je ne comprends pas, c'est quoi une succube ?
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– Autrefois, les gens pensaient que c'était une légende. C'est un démon féminin envoyé par leur reine
répondant au nom de Lilith pour se nourrir de l'énergie des hommes. Cette légende est vraie...
– Mais comment... Et pourquoi moi ?
– Le puzzle ! En ouvrant la boite, son âme s'est échappée... En finissant le puzzle, tu l'as matérialisée !
– L'odeur, c'était donc son âme ! Mais... Mais le premier jour, j'ai vu Elisa, et je n'avais pas commencé
le puzzle !
– Ce n'était pas tout à fait elle... Un ectoplasme si j'ose dire... L'as-tu touchée ?
– Mhm, non... Mais je ne comprends toujours pas pourquoi une pièce du puzzle était en sa
possession...
– Je l'avais laissée... Je ne voulais pas qu'il t'arrive quelque chose, Elisa, ne pouvant pas toucher cette
pièce de puzzle, elle s'est servie de toi et de ta naïveté...
Je me réveillai, transpirant, essoufflé. Ce rêve... Peut-on appeler ça un rêve ? Je ne sais pas, je voulais
en avoir le cœur net. Je devais travailler aujourd'hui. Tant pis. Je sortis de la maison après m'être
habillé avec empressement je courus vers la demeure d'Elisa... Arrivé devant la porte, je sonnai...
"Tu as commis la dernière erreur de ta vie mon garçon..."
Où suis je ? Il fait noir. J'ai mal derrière la tête comme si quelque chose me compressait... Mes deux
mains sont liées. Mes jambes aussi... J'entends des pas... On vient... Elisa vient.
Lilian Jaillard
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