Ma Famille, Nos Séries et Moi - Bibliothèque de Sciences Po Lyon

Transcription

Ma Famille, Nos Séries et Moi - Bibliothèque de Sciences Po Lyon
Institut d’Etudes Politiques
Robin Drelangue
Mémoire réalisé
Sous la direction de Max Sanier
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Etude de réception des séries télévisées
humoristiques ivoiriennes Migration, liens familiaux
et culture ordinaire
Soutenu le 3 Septembre 2013
Dans le cadre du séminaire
Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel
Jury Max Sanier et Philippe Corcuff
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Comment travailler? L’étude de réception . .
Sur quoi travailler: Le choix du sujet . .
Projeter la croyance: le choix du médium culturel . .
Qui interroger ? Resserrer l’enquête et accepter la contrainte . .
Distance et proximité: les nouvelles formes d’enquête . .
Chapitre 1: La nostalgie du pays: interroger la migration . .
Chercher les racines, réaliser des boutures . .
Le retour au pays . .
Amitiés, cuisine et différences . .
Le magasin . .
Guerre civile et conflits culturels . .
Le migrant et conflit . .
Les frictions culturelles: au-delà de la définition politique d’intégration . .
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds . .
Où et quand préfère-t-on la télévision et ses programmes? . .
Du domicile et du divertissement . .
Internet comme solution de repli puis support principal . .
Le médium comme lien familial . .
« House chat » . .
De la fin du genre chez un public ivoirien ? . .
Chapitre 3 : La société de l’ordinaire . .
Humour et amour : la série télévisée comme un ordinaire dramatisé . .
Un apprentissage moral . .
Théâtralité : série télévisée et catharsis moderne . .
La télévision, une habitude culturelle et sociale? . .
Du quotidien télévisé . .
Individus et pratiques télévisuelles: une carte de visite sociale . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
Ouvrages scientifiques . .
Articles scientifiques . .
Articles de presse . .
Ressources Web . .
Annexes . .
Index des séries télévisées citées . .
Entretiens . .
Gretta . .
Philippe-Auguste . .
5
6
8
9
9
11
12
14
14
16
17
18
19
20
21
26
26
26
32
33
35
39
43
43
43
44
47
47
48
51
57
57
57
58
59
60
60
62
62
71
Iconographie . .
Résumé . .
Mots-clés . .
79
80
80
Remerciements
Remerciements
A mon directeur de mémoire, Max Sanier, pour ses encouragements, sa vision du monde et ses
précieux conseils,
A Philippe Corcuff, pour son travail sur les séries télévisées et les cultures ordinaires,
Aux interrogés, avec qui j’ai eu grand plaisir à discuter et partager,
A David Simon, Graham Lineham, Shawn Ryan et Alexandre Astier pour leur contribution
au monde télévisé,
A mes parents, pour leur soutien sans faille dans mon travail,
A Félix et Laure pour leurs idées brillantes,
A Delphine, pour sa patience et ses paroles sincères
5
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Introduction
Il n’est pas juste de qualifier la télévision aussi durement que le font les nombreux hommes
1
qui l’habitent. Un simple coup d’oeil aux pages de citations répandues sur Internet révèle
une haine grossière, maladive et injustifiée des «intellectuels» qui pourtant l’habitent depuis
sa création.
Bernard Pivot, Jean d’Ormesson, Woody Allen, Jean Amadou, tous expriment
l’inquiétude et le mépris envers le médium télévisé. La réalité de cette animosité, c’est
essentiellement le choc de notions antinomiques de culture. D’un côté une vision étroite,
bourgeoise, confortable, livresque de la culture, celle que l’on conçoit uniquement en édition
blanche, en fondation d’art contemporain, en art et essais. De l’autre, une culture étendue,
populaire ou plus simplement, ordinaire. Ordinaire car elle s’attache au quotidien.
Malgré tout, il est bon d’éviter l’écueil de diviser la notion de culture, de la rendre
parcellaire. Il est en effet essentiel de souligner la porosité, avançons même, le mélange
existant entre art contemporain et émission de variété. Souvent inavouables, les pratiques
culturelles révèlent, certes des comportements de groupe mais également des bascules,
le cadre supérieur se baladant à la fête de village et faisant une pause pour écouter la
fanfare, au même titre que l’employé possédant une reproduction des «Nymphéas» de
Claude Monet dans sa salle à manger. Ces exemples, certes fantasques, sont une réalité
pourtant tenace dans la société.
On évitera d’ailleurs à l’avenir la notion de porosité, se rapportant à des constructions
de cloisons culturelles. On y préférera la notion de culture commune, au sens de partage
mais également de quotidien comme l’évoque Sandra Laugier, offrant les possibilités de
ponts au dessus des disparités.
Disparités que l’on ne peut ignorer et pouvant exister au sein de la société,
qu’elles soient économiques, matérielles, scolaires, spatiales. Cependant, les «disparités
culturelles» ne peuvent honnêtement être constatées, ou bien en manifestant une
hypocrisie, militant alors classiquement pour l’accès à une certaine forme de culture
«élitiste» et en hiérarchisant les pratiques culturelles. Cette hypocrisie n’est pas dangereuse
par sa capacité à offrir l’accès à certaines pratiques culturelles mais l’est par sa capacité
à nier la légitimité culturelle des autres espaces de la société. On pourrait évoquer par
exemple les BBC Proms, programmation de musique classique datant de la fin du 19ème
siècle et remis au goût du jour en offrant la possibilité d’obtenir des billets à prix très bas
(moyennant une position debout) pour des spectacles d’interprètes généralement bien plus
onéreux. Dans la même idée, le Festival Radio France et Montpellier Languedoc-Rousillon
a réalisé une série de concerts en entrée libre entre le 11 et 25 Juillet 2013. Nuance
toutefois, il serait trop simple d’invoquer la gratuité comme unique moteur d’accessibilité.
Cette négation se fait par des notions telles que le «manque de goût», «l’abrutissement».
Récemment visés, on peut compter les programmes télévisés type «télé-réalité», la musique
1
6
Il suffit par exemple d’effectuer une recherche aussi simple que « télévision » sur Evene.fr
Introduction
2
3
électronique, Internet et les réseaux sociaux , les jeux-vidéos . C’est bien la hiérarchisation
des pratiques culturelles qui creuse les écarts.
Le concept intellectuel de «culture» s’est lui-même originellement construit par
opposition à ce qui alors n’était pas considéré comme un divertissement «noble» (nous
y reviendront). L’opéra, la haute-couture ou bien l’art contemporain étaient alors (et sont
pour certains) encore des modes d’expression et d’échange privilégiés, des instruments de
domination culturelle, terme que l’on peut emprunter à Bourdieu et à rapprocher de l’idée
que le champ culturel est un champ de bataille de classes selon Gramsci, de classements
4
et de hiérarchies liées à l’habitus selon Bourdieu.
Cette idée de culture supérieure se retrouve également dans le travail de Richard
5
Hoggart , «La Culture du Pauvre», reflétant la notion de hiérarchie de la culture et de
construction de milieux culturels en conflit les uns avec les autres. On observe alors,
comme précédemment évoqué un dénigrement systématique de la culture «populaire»,
«underground». On ne peut que souligner en réaction à cette vision assez figée de la
culture, la capacité qu’ont certaines pratiques à évoluer, à s’universaliser et à transcender
les couches sociales. Ainsi, l’exemple de l’analyse de Jean Baudrillard concernant le
6
graffiti , répercutant selon lui «cette litanie de Sioux, cette litanie subversive de l’anonymat,
l’explosion symbolique de ces noms de guerre au coeur de la métropole blanche» se verrait
complétée par l’évolution qu’a pris le graffiti au tournant des années 2000. Aussi avec
7
l’exposition «TAG» au Grand Palais , censée lui donner des «Lettres de Noblesse», lire ici
de légitimité et de hiérarchie, le graffiti s’est adouci, s’est institutionnalisé. Cependant que
peut-on réellement tirer de la saveur d’un graffiti sur une toile, l’extraire de son milieu naturel
et poétique, c’est à dire la rue et le rendre aphone en neutralisant sa visée contestataire?
Cette question de l’ancrage des pratiques en rapport avec les classes semble toutefois
problématique dans ce sens où elle pose la question de la culture comme ouvertement
conquérante. Ce débat classique est un écueil dans lequel je souhaite ne pas orienter mon
travail puisqu’il pourrait exister des pratiques culturelles «transclasses» avouées ou non,
liées à d’autres caractéristiques sociales telles que l’âge, le sexe, l’ethnicité. Le cinéma,
2
Pour prendre un exemple proche, de nombreuses conversations à l’IEP moquant l’usage intime du blog, d’outils tels que
Facebook et du discours écrit et ses failles (phénomène internet de «Grammar Nazis», intolérance orthographique). Classiquement,
le dénigrement d’un «langage texto».
3
Où la thématique de «Violence et jeux-vidéos» revient très souvent, comme dans les paroles de Bernard Debré
député UMP, s’exprimant concernant l’affaire Clément Méric sur son blog le 6 Juin 2013 ( http://www.bernarddebre.fr/actualites/
la_mort_d_un_militant_d_extr__me_gauche ) ou bien dans celles de Laure Manaudou à propos de l’affaire Merah. Cette thématique
des «jeux-vidéos violents» repose sur les mêmes mécanismes de condamnation sociale des pratiques culturelles que celle touchant
les Comics aux Etats-Unis dans les années 50 sous l’impulsion du psychiatre Fredric Wertham dans son ouvrage : « Seduction of the
Innocent : the influence of comics books on today’s youth », Rinehart & Company, 1954
4
«Conversations with Bourdieu: The Johannesburg Moment» de Burawoy M., Von Holdt K., Wits University Press, 2012,
Chap. 3 «Cultural Domination: Gramsci Meets Bourdieu», trad. par Grégory Bekhtari, Mathieu Bonzom et Ugo Palheta pour la Revue
Contretemps. http://www.contretemps.eu/lectures/domination-culturelle-quand-gramsci-rencontre-bourdieu
5
On notera aux sujets de Gramsci, Hoggart et Bourdieu qu’ils sont tous trois issus de classes populaires de la société
européenne. Rurale pour Bourdieu et Gramsci, Hoggart vient quant à lui d’une zone ouvrière.
6
«Kool Killer ou l’Insurrection par les Signes» in «L’échange Symbolique et la mort», Baudrillard J., Gallimard, Paris, 1976,
pp. 118-128
7
Cette exposition s’est tenue du 27 mars 2009 au 3 mai 2009 au Grand Palais, à Paris. Source: Site officiel de l’exposition
http://www.tagaugrandpalais.com/
7
Ma Famille, Nos Séries et Moi
la télévision (et plus particulièrement les séries télévisées) reflèterait potentiellement cette
culture ordinaire.
Ce travail tendra donc à aller réfléchir dans la direction d’une culture partagée, de
questionner sa réalité en expliquant les liens entre télévision, culture, famille et identités. La
télévision sera ainsi un objet d’étude placé sous le spectre du médium, du catalyseur plutôt
que sous celui de l’ancrage et de l’attribut social.
Comment travailler? L’étude de réception
Invoquer l’étude de réception n’est pas une mince affaire. Longtemps sujette à une
catégorisation bâtarde, quelque part entre l’ethnologie et la sociologie, l’étude de réception
est également, comme l’explicite Brigitte Le Grignou, le fruit d’une «histoire et d’une filiation
disputée» entre la tradition critique des «cultural studies» et la tradition empirique issue
des travaux de Lazarsfeld sur les « effets limités » et plus en profondeur, du courant des
«usages et gratifications».
La théorie des «usages et gratifications» est le produit du travail de Elihu Katz, Jay
G. Blumler et Michael Gurevitch. Ces derniers voient en 1973, une résurgence des études
de réception: Les chercheurs observent alors une similarité des travaux de recherche, ces
derniers pointant dans l’usage des médias par le public une forme de volonté ou de besoin
des individus d’interagir et/ou «s’indépendentiser» des autres et ainsi tirer des gratifications
sociales, des aspects positifs de l’usage des médias. Katz, Blumler et Gurevitch y découpent
dans ces études de réception une suite de 35 besoins (et donc d’usage des médias) qu’ils
répartissent sous 5 catégories, suivant une logique de répartition proche des travaux de
Laswell ou Maslow :
∙
∙
∙
∙
Besoins cognitifs: Obtenir des informations, du savoir
Besoins affectifs: S’émouvoir, prendre du plaisir, avoir des sentiments
Besoins d’intégration personnels: Crédibilité, Stabilité, Statut
Besoins d’intégration sociale: Echange avec la famille et les amis (Mis à jour avec
l’arrivée des réseaux sociaux et plus largement d’Internet)
∙
Besoins de décompression : Evasion et divertissement
8
Depuis les années 90, le courant des études de réception semble avoir vécu une
réconciliation et avoir effectué une combinaison entre les «cultural studies» et le «courant
9
empirique» comme le résume Brigitte Le Grignou.
Même si cette forme d’études offre toujours des antagonismes entre communautés
scientifiques, il semble bon de s’y fier puisqu’elle doit, pour être saine et offrir des réflexions
intéressantes, se lier au concept de transdisciplinarité. Ce pot-pourri que peut sembler
être l’étude de réception, quelque part entre sociologie, et ethnologie offre en effet des
résonances « cruciales » dans les disciplines qu’il touche.
9
8
Se refuser à la transdisciplinarité relève d’un manque de clairvoyance concernant à la
fois l’actualité de la recherche scientifique et la société. Certes, on constate une critique
de la transdisciplinarité en ce qu’elle représente une vision «totalisante» de la recherche,
offrant des thèses de structures, à la frontière d’un ordre global. Cependant, ce n’est pas
Brigitte Le Grignou «Du Côté du Public: Usages et réceptions de la télévision», Ed. Economica, 2003
Introduction
comme cela qu’il convient d’envisager la transdisciplinarité. Il est essentiel de se représenter
ce concept comme une opportunité de récolter techniques et savoirs, non pas dans l’optique
d’atteindre la vérité d’une construction sociale fixe et baignée de lumière divine, mais dans
celle d’offrir des clés de compréhension, soumises à péremption il faut se l’accorder, mais
donnant de plus grande chance d’envisager les interactions entre individus. Cette étude
reste donc bercée de la conviction que cette collusion entre modes de recherche est le
moyen le plus sûr de saisir le fait social.
Cette étude prendra donc en compte le «pourquoi» de l’usage de la télévision, plus
particulièrement de la télévision issue du pays d’origine. Nous nous proposons donc de
tâcher de répondre aux hypothèses suivantes :
Y’a-t-il nostalgie du pays? La culture est-elle mobile ?
Le médium peut-il être un souvenir commun, un patrimoine?
Quels sont les ponts entre attache intime, programme télévisé et identité?
La série télévisée comme pratique culturelle ordinaire est-elle importante au sein d’une
société?
Sur quoi travailler: Le choix du sujet
Le choix de ce sujet nécessite, semble-t-il, une explication. Il est originellement le produit
d’un autre sujet. Je souhaitais, alors au début de mon travail, analyser la réception des
personnages africains dans les films américains par un public africain.
Se sont alors dressés plusieurs problèmes majeurs, le média, le public, le support.
Projeter la croyance: le choix du médium culturel
L’amalgame entre afro-américain et africain au niveau culturel relève du fantasme, non
assumé et de l’idée qu’il doit forcément exister des liens entre ces populations, basés sur
la simple couleur de peau. Les rapports culturels entre Etats-Unis et Afrique sont bien sûr
10
réels, exportation de films , star système, appropriation des symboliques et des produits
11
culturels américains en Afrique , mais ne peuvent être les révélateurs réels d’une attache
forte entre acteurs noirs américains et public noir africain. En réalité, cette hypothèse initiale
aurait pu être vérifiée, questionnée, mais m’a finalement semblé être trop fantaisiste pour
réaliser un sujet d’étude.
En revanche, ce fut l’occasion de faire face à une situation inédite pour moi, celle de
se retrouver face à un ethnocentrisme, et devoir faire éclater la pellicule qui empêche de
prendre en compte les pratiques réelles des futurs interrogés.
10
Aussi bien par DVD qu’à travers la télévision et notamment dans le cas ivoirien du câble et des chaînes françaises telles que
Canal +.
11
L’exemple de Nollywood et de l’industrie cinématographique au Nigéria est une piste de ces influences américaines en Afrique. Le
travail du photographe Sud-Africain Pieter Hugo sur les réinterprétations des affiches de films américains sous formes de peintures
murales et autour des acteurs locaux de l’industrie cinématographique illustre cette relation étroite entre Etats-Unis et Afrique. En
terme de production télévisuelle, Abidjan est le pendant francophone du Nigéria. http://fluctuat.premiere.fr/Diaporamas/Hollywoodrevu-par-Nollywood-3490484 et http://www.pieterhugo.com/nollywood/
9
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Pieter Hugo« Escort Kama » Nigeria, 2008
12
J’ai donc décidé suite à la lecture d’un article du magazine Jeune Afrique sur l’essor
des séries télévisées en Afrique de me focaliser sur le média télévisé. Le choix de la série
télévisée est alors apparu comme un objet d’étude bien plus approprié, pour ne pas dire
légitime, puisque ce type d’œuvre est plus largement partagé, plus souvent proposé à la
télévision, plus simple à réaliser localement et ayant trouvé depuis les années 90 son public,
13
14
productions locales comme importations . Egalement, la motivation de la consommation
culturelle n’est plus motivée par un «soi-disant» concept racial mimétique. Ainsi, on a pu
constater dans une interview de Cissé Mohammed Lamine, directeur des programmes pour
15
RTI2 , que la chaîne a décidé de se «tourner vers les Télénovelas indiennes (...), décidé
12
13
http://www.jeuneafrique.com/Article/DEPAFP20090826T094126Z/
«Ma Famille» de Akissi Delta (2002-2007), «Faut pas fâcher» de Guédéba Martin (Années 90), «On est où là?» de Ana
Ballo (2008-En cours de diffusion) pour ne citer que les plus importantes.
14
Ainsi, de nombreuses telenovelas, séries télévisées brésiliennes, vénézuéliennes, (Source: Bernardo Gutiérrez, La
Vanguardia, in Courrier International HS « Brésil » Juin-Juillet-Août 2013) ou bien même indiennes.
15
10
Chaîne de proximité diffusant feuilletons, divertissements et magazines, anciennement appellée TV2.
Introduction
de (se) débarrasser des Télénovelas brésiliennes parce qu’elles ne tiennent pas compte
16
de (la) réalité».
Prétexte à l’étude des liens familiaux et sociaux en ce qu’elle porte d’aspect de culture
ordinaire, la série télévisée ivoirienne humoristique repose majoritairement sur l’illustration
fictionnelle de moments de famille, de «drama» comme peut le dire Gretta, de vivreensemble, de sociabilité et d’échanges entre individus. L’étude de la réception d’un tel
support semble alors un excellent vecteur de découverte des relations intimes des enquêtés
avec leur famille et leur identité.
Qui interroger ? Resserrer l’enquête et accepter la contrainte
Le choix de la Côte-d’Ivoire s’est imposé par envie de fédérer les entretiens par des
références communes et autour de la francophonie, facilitant l’échange avec l’enquêté.
D’un premier entretien avec G., originaire d’Abidjan, j’ai voulu garder une unité disons,
nationale. En effet, les références culturelles se devaient d’être communes et ressérées,
encore une fois afin d’éviter les généralisations et de faciliter le travail et la conversation.
Fortement ancrées dans l’étroitesse du paysage audiovisuel ivoirien (hors bouquet Canal
17
+, très populaire en Afrique Francophone ), les séries télévisées sont immanquables à la
télévision ivoirienne. Cette orientation vers la Côte-d’Ivoire a également dégagé des racines
plus anciennes. Suite à une discussion autour de mon sujet avec ma mère, j’ai ainsi pu
apprendre que j’étais plus intimement lié que je ne croyais à la Côte-d’Ivoire, mon grandcousin, Jean-Baptiste Kébé Mémél, étant lui-même immigré ivoirien, chirurgien à Paris.
Précisons également qu’il s’agit ici d’un travail sur l’éloignement et la migration, au sens
où j’ai choisi d’interroger des membres de la diaspora ivoirienne, qu’ils soient aux EtatsUnis ou en France.
Autre point important, l’aspect diasporique est assez notable dans le sens où il révèle
une distance entre l’enquêté et son pays et donc parfois une complexité à continuer à
obtenir les séries télévisées. Le jeu sur les racines et le possible sentiment du manque est
18
également important et influence la perception de l’importance des liens familiaux.
En observant les différents interrogés, on notera une cohérence entre eux, malheureuse
ou non, elle ne peut être ignorée. En effet, ils ont tous entre 22 et 25 ans, sont pour la plupart
étudiants (sauf Katia) et ont tous quitté la Côte-d’Ivoire entre 2000 et 2002 (sauf PhilippeAuguste qui est venu en France en 2011 pour ses études). Ce manque de diversité en terme
d’âge s’explique par la difficulté que j’ai pu rencontrer lors de la prise de contact.
J’ai tenté à trois reprises l’approche des milieux africains lyonnais, ce qui aurait pu être
une belle opportunité mais je me suis heurté au silence des boîtes mails et téléphones du
19
CIRAL puis à une expérience malheureuse d’intermédiaire peu fiable qui m’a fait patienter
plusieurs fois.
16
Source: Abidjan.net : «Des Télénovelas brésiliennes aux télénovelas indiennes - Cissé Mohamed Lamine explique» - http://
news.abidjan.net/h/412492.html
17
Cela apparaissant à plusieurs reprises dans les entretiens, notamment avec Gretta et Ivoire.
18
On précise que par famille, on peut éventuellement rapprocher les notions de cercles proches d’amitié, pour des raisons
à la fois de commodité mais également de perception de la familiarité en Côte-d’Ivoire et sa capacité à s’étendre aux branches et
à s’éloigner du schéma très nucléaire européen (père-mère-enfant). On évoquera donc la famille au sens large s’il y a raison de le
faire comme tel.
19
Communauté Ivoirienne de Rhône-Alpes
11
Ma Famille, Nos Séries et Moi
J’ai finalement opté pour une technique plus « débrouillarde » en réalisant mes
20
entretiens comme mon premier avec Gretta , c’est-à-dire en demandant à des amis, des
connaissances si ils comptaient dans leurs proches des ivoiriens. Ivoire fut donc contactée
par le biais d’une camarade de classe, Katia fut rencontrée à un mariage, Hermann est l’ami
d’enfance d’un ancien de l’IEP de Lyon et Philippe-Auguste est le cousin de Gretta, à Lyon.
Distance et proximité: les nouvelles formes d’enquête
Cette proximité entre les interrogés et moi-même semble aller à l’encontre de la logique de
rupture épistémologique et de neutralité mais puisqu’il me semblait essentiel d’obtenir un
lien intime, ce rapprochement (fonctionnant dans le cas d’Hermann comme une chaîne de
solidarité puisqu’il me déclara avant le début de l’entretien: «Je le fais parce que Karim est
un pote et que si c’est ton pote, on doit pouvoir s’entendre») était essentiel.
Cette proximité était nécessaire d’autant plus que ces entretiens se sont tous déroulés
à distance. Originellement, cette distance s’explique par l’impossibilité de me rendre aux
Etats-Unis pour effectuer l’entretien avec Gretta. Puis petit à petit, Ivoire et Hermann en
21
région parisienne, Katia en Belgique et Philippe-Auguste à Lyon , la prise de contact par
Facebook (instrument important de cette étude, en terme de méthodologie et d’approche)
et la communication par Skype ou téléphone se sont imposées.
Capture d’écran de la prise de contact avec Gretta
20
21
12
Alors ancienne camarade de chambre universitaire d’une amie commune.
Et moi-même à proximité de Nîmes.
Introduction
A la fois commode physiquement, puisque l’interrogé est dans un endroit qui lui
convient, où il se sent à l’aise, chez lui, que discursivement, l’entretien tel qui a été conduit
lors de ce travail, tente de se rapprocher de la méthodologie de l’entretien compréhensif
décrit par Kaufmann comme «un ton à trouver beaucoup plus proche de celui de la
conversation entre deux individus égaux que du questionnement administré de haut».
On entendra par discursivement le déroulement de l’entretien, où l’enquêteur est en
quelque sorte dématérialisé en tant que questionneur mais semble «prendre des nouvelles»
22
et accorder aux réponses de l’enquêté une valeur de «parole d’or» , bref «rompre la
hiérarchie». Par exemple, j’ai ainsi dû rassurer Philippe-Auguste avant le début de l’entretien
alors qu’il me disait «espérer bien répondre aux questions», présentant mon travail comme
une discussion plus qu’un questionnaire, format trop froid et administratif.
L’usage des réseaux sociaux est donc réellement un point important en ce qui
concerne cette étude. Loin de vouloir prétendre à l’innovation dans le domaine de l’enquête
sociologique, le lien Internet a cela d’intéressant qu’il peut apparaître comme durable en
23
certains aspects. Ainsi, pour au moins deux enquêtés , il y a eu un choix de m’ajouter
comme «ami» sur Facebook et ainsi de me laisser pénétrer dans leur univers intime que
j’ai alors pu survoler. Les contenus diffusés, les photographies, tous ces éléments que j’ai
pu observer m’étant en effet d’une certaine façon, offerts, au même titre que la confiance
qu’ils m’ont accordée en me laissant devenir leur «ami». Cette décision s’est prise de leur
côté à la suite de l’entretien et je n’aurai jamais pris moi-même l’initiative d’effectuer une
telle requête.
Cela dit, il est notable de constater que si je peux moi-même accéder à leur vie «intime»,
du moins, celle qu’ils partagent avec leurs amis, leur famille, ils ont également accès à
la mienne. J’ai donc dû faire preuve d’une certaine rigueur et d’un certain sérieux sur
Facebook.
Ce mélange de l’intime entre l’enquêteur et les enquêtés s’est d’ailleurs accompagné
chez Gretta, d’une volonté de suivre le travail. J’entends par là l’envoi de messages
instantanés demandant si «Tout va bien?», si «je m’en sortais» et qu’il ne «fallait pas
hésiter à demander des contacts». Cette sollicitude s’expliquera plus tard par un certain
militantisme de la part de Gretta concernant «l’Africanité», sur lequel nous reviendrons plus
tard. Egalement, j’ai pu recevoir de la part de Gretta des «merci» pour m’intéresser à «son
pays» et travailler dessus. Il y a donc, une fois de plus, un comportement clairement militant
chez cette enquêtée.
A l’inverse, Hermann, avant le début de notre entretien téléphonique, m’a lui-même
interrogé sur le pourquoi du sujet. Pourquoi l’avais-je contacté? J’ai donc dû dévoiler certains
éléments, comme son appartenance à la diaspora ivoirienne et mon travail sur la télévision.
Il s’est alors empressé de conclure: «Je ne vois pas ce que tu vas bien pouvoir dire sur la
Côte-d’Ivoire», remettant en cause le sujet de l’entretien avant même qu’il ne commence.
Malgré tout, il reste que c’est Hermann qui a su me donner les éléments les plus précis en
terme de programme (notamment en ce qui concerne les horaires, les grilles de diffusion,
les lieux d’échange et certaines habitudes).
22
23
Jean-Claude Kaufmann, «L’entretien compréhensif», 2011, Armand Colin,
A savoir Philippe-Auguste et sa cousine Gretta.
13
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Chapitre 1: La nostalgie du pays:
interroger la migration
J'ai passé un bon mois dans c’qu'on appelle le tiers-monde Et si j'avais assez
d'oseille j'ramènerais tout l'monde « Tontons du Bled, » Album «Les Princes de
la Ville» par Rim’K et DJ Mehdi, 1999
Chercher les racines, réaliser des boutures
La télévision offre, par sa capacité à diffuser des éléments qui sont assimilés, intégrés dans
24
la culture du public , une catalyse essentielle de construction de l’identité pour ce dernier,
plus particulièrement lorsqu’il devient mobile, migrant. Point essentiel de cette étude, la
mobilité et la migration peuvent être décomposées lors des entretiens en trois points:
∙
∙
∙
Les racines, à savoir la Côte-d’Ivoire où l’ensemble des enquêtés sont nés et ont
vécu leurs jeunes années (au plus tard, jusqu’à Philippe Auguste qui l’a quittée en
2011).
La nouvelle implantation et les nouvelles constructions sociales (France, Etats-Unis)
Le retour aux racines (Voyages aléatoires liées aux aléas économiques des enquêtés
ou réel mode de vie partagée entre deux pays comme dans le cas de la mère de
Gretta, quelque part entre Etats-Unis et Côte-d’Ivoire.)
Ce phénomène de dynamique migratoire a été théorisé en partie par le chercheur Alain
Tarrius sous la notion de «transmigrant, comprendre une population «formée de migrants
en tournées internationales, de chez eux à chez eux (...)».
Egalement, Tarrius signale un point important concernant l’idée de racines et plus
particulièrement le rapport au pays natal:
«Les renouveaux méthodologiques et théoriques liés à l’apparition de la
transmigration des étrangers pauvres aboutissent à la contestation du postulat
selon lequel le lieu, du village à la nation, et les hiérarchies identitaires qui lui
sont liées, façonnent exclusivement notre vie sociale. (...) Pour les transmigrants,
les temporalités des rencontres, des transactions, des côtoiements, des
interactions, des échanges proches et distants, précèdent le choix des
25
emplacements d’étapes, leur donnent sens, usages et formes».
24
25
Pour l’auteur, il ferait donc sens de considérer la fin du choix géographique de la migration
et de se focaliser sur les interactions et les opportunités comme moteur du «transmigrant».
Finalement vite balayées donc, les attaches géographiques (on signalera par exemple
En sa qualité de culture ordinaire.
Alain Tarrius « Des transmigrants en France », Multitudes 2/2012 (n° 49), p. 42-52.; www.cairn.info/revue-
multitudes-2012-2-page-42.htm
14
Chapitre 1: La nostalgie du pays: interroger la migration
que Katia après avoir quitté la Côte-d’Ivoire, est allée s’installer en France puis travaille
désormais en Belgique, que Gretta a quitté la Côte-d’Ivoire pour aller s’installer aux EtatsUnis puis vivre un an en Espagne) ne peuvent pas être des points de fixation culturels.
Le bagage doit être plus mince, plus aisé à transporter. En cela, la visionnage de séries
télévisées ou l’écoute de musique par le biais d’Internet est un formidable outil d’entretien
du biome culturel communautaire de l’individu en diaspora. Au même titre et nous le
constaterons plus tard dans cette étude, les traditions orales et écrites comme les recettes
de cuisine, le partage du repas et les « conversations télé » peuvent être intégrés dans
ce « bagage diasporique », ouvert aux autres. Ces pratiques culturelles sont ainsi tant de
« cartes de visites » du migrant permettant une définition de son identité personnelle mais
également la volonté de partager cette identité.
Dans le cas actuel, les enquêtés sont tous des étudiants, mais pour au moins deux
d’entre eux, le mouvement est fortement lié à la volonté de commerce ou d’acquisition de
savoir (Le père de Gretta est un «businessman», Philippe Auguste est en France car « (pour)
les études, il n’y pas de formation supérieure, professionnelle ou dans ce secteur en Côted’Ivoire» selon lui). Ces «opportunités économiques occidentales» liées à une volonté ou à
un réel «retour au pays» peuvent s’expliquer par une situation politique complexe en Côted’Ivoire que nous évoquerons en deuxième partie de ce premier chapitre. Cependant, les
départs peuvent être également motivés par des raisons plus personnelles, comme dans
le cas de la famille de Katia, où le couple parental s’étant déchiré, la situation locale ne
pouvait plus suivre.
Gretta est partie en 2003 et a ainsi quitté le pays à l’âge de 11 ans. De même pour
Hermann qui a dû quitter la Côte-d’Ivoire en 2003, à 15 ans. Katia est partie plus tôt, à
savoir en 2002, lors de ses 13 ans, elle bénéficie de la double-nationalité au même titre que
26
27
Ivoire . Pour les chercheurs Richard Banégas et Ruth Marshall-Fratani, l’automne 2002 ,
correspond à
«la radicalisation de la violence politique, la généralisation de la guerre et
l’internationalisation d’un conflit qui menace l’équilibre de toute l’Afrique de
28
l’Ouest»
Fortement impliquée dans ce conflit, la France également ne peut être évincée du schéma
ivoirien puisqu’elle commencera tout d’abord par assurer un «service minimum» (à savoir
protection des ressortissants et mise en place d’un «cessez-le-feu») puis par l’imposition,
29
à travers les accords Kléber, dit « de Marcoussis » , caduques, offrant le spectacle d’un
30
«néo-protectorat» . Ce «néo-protectorat», terrifiant d’incompétence diplomatique, explique
26
Le père de Katia est de nationalité ivoirienne et sa mère, de nationalité française. La mère de Ivoire est de nationalité
ivoirienne et son père, de nationalité française.
27
Plus particulièrement à partir du 19 Septembre 2002, où va se dérouler la tentative de putsch contre le président Laurent
Gbagbo.
28
Richard Banégas et Ruth Marshall-Fratani « Côte d'Ivoire, un conflit régional ? », Politique africaine1/2003 (N° 89), p
5-11, URL : www.cairn.info/revue-politique-africaine-2003-1-page-5.htm.
29
Prévoyant le maintien en place du Président Gbagbo et l’entrée des opposants au régime dans les ministères de l’Intérieur et de la
Défense, formant ainsi un gouvernement de réconciliation, cela sous contrôle des troupes de la CEDEAO (Communauté Economique
des Etats d’Afrique de l’Ouest) et de la France (Opération Licorne). Source : Christophe Champin, Latifa Mouaoued « Côte d’Ivoire, 10
ans de Crise », frise interactive sur RFI.fr , 02.11.2010, modifié le 18.07.2011 URL : http://www.rfi.fr/afrique/20101102-cote-ivoire-10ans-crise
30
Richard Banégas et Ruth Marshall-Fratani « Côte d'Ivoire, un conflit régional ? », Politique africaine1/2003(N°89), p. 5-11.
15
Ma Famille, Nos Séries et Moi
cependant l’intimité des liens entre France et Côte-d’Ivoire et le constat de la France comme
terre d’asile pour les réfugiés ivoiriens.
Le retour au pays
Le phénomène de «retour au pays» est très différent suivant les entretiens. Cela s’explique
par des situations sociales et économiques assez diverses. En effet, bien que les interrogés
bénéficient tous d’un statut d’étudiants, leur origines sociales conditionnent leur capacité et
leur volonté de rentrer.
Katia, qui «crève d’envie d’y retourner», n’y est pas «retournée depuis que (sa famille)
a déménagé» mais n’a finalement pas pu y aller pour cause «d’augmentation du billet
d’avion». Cette volonté de revenir en Côte-d’Ivoire s’explique par une volonté de retrouver
ses racines, de faire «ce processus de retour aux sources». Elle parle volontiers d’un «gros
31
vide» et explique qu’elle a recommencé à s’intéresser à son pays il y a «environ 2 ans» ,
notamment à travers de «petites comédies ivoiriennes» trouvées sur Internet, «des spots
publicitaires ivoiriens, à retourner voir des sites ivoiriens sur la politique, l’économie, la
culture». Jusqu’ici, elle n’est jamais retournée en Côte-d’Ivoire puisqu’elle a vécu avec sa
mère et ses soeurs à Vannes dans le Morbihan, la Bretagne étant la région dont est originaire
sa mère. Cette dernière n’a jamais poussé ses filles vers la Côte-d’Ivoire et Katia a insisté
à plusieurs reprises pour préciser que cette décision est une «démarche personnelle».
Pour ce qui est de Hermann, on retrouve plus ou moins la même raison de l’impossible
retour, à savoir que «le billet coûte cher». Cependant, ce dernier ajoute à cela une
raison moins économique et plus personnelle, c’est que «là-bas, ça travaille». N’étant pas
intégré dans le planning professionnel de sa famille là-bas, il ne peut venir quand cela lui
convient (particulièrement économiquement) et se voit alors éternel touriste, dépendant des
obligations professionnelles de ses proches restés en Côte-d’Ivoire. Famille éclatée, le père
d’Hermann est en effet resté en Côte-d’Ivoire avec ses frères alors que sa mère est partie
en France, où Hermann a des cousins.
Ivoire, par le biais de sa mère qui «vit plus ou moins», y va elle très souvent, «en
moyenne tous les deux mois», ce qui implique un coût énorme, ne serait-ce qu’en terme
de voyage. Elle souhaite s’engager professionnellement dans la vie ivoirienne, dans une
agence de publicité forte de 22 succursales en Afrique, au sein de laquelle elle aimerait
réaliser un stage afin de «restructurer», ces dernières ayant «un peu de mal à communiquer
entre eux». Cette entreprise est celle de sa mère, «pas assez moderne». Pour le moment
cependant, sa présence en Côte-d’Ivoire se cantonne à des activités de loisirs, comme «voir
des amis», elle reconnaît y aller en «vacances».
Gretta est retournée l’été dernier à Abidjan pour effectuer un stage, dans lequel elle
reconnaît ne pas avoir «levé le petit pouce». Elle est pourtant comblée de son séjour de
deux mois en Côte-d’Ivoire et a été hébergée dans la maison familiale qui n’a «pas changé».
Cette notion de «non-changement» pourrait être justifiée par le fait que sa mère fait encore
des allers-retours très fréquents entre Abidjan et le Maryland, aux Etats-Unis, à raison de 6
mois sur le sol américain et 6 mois en Côte-d’Ivoire. Selon Gretta, cette dernière ne «s’est
pas vraiment adaptée aux Etats-Unis». Dans le cas précis de Gretta, on constate une double
description. A la fois un retour aux sources et une forme militante identitaire pour la fille et
un déracinement profond pour la mère. Gretta dit ainsi:
31
16
Soit en 2002.
Chapitre 1: La nostalgie du pays: interroger la migration
«Je ne me considère pas du tout américaine-noire. (...). Moi, je me considère africaine
premièrement et un peu américaine. Je n’ai pas vraiment les idées américaines, je n’ai pas
ce sens de fierté d’être américaine et d’habiter dans le meilleur pays du monde, fière des
libertés que l’on accorde aux citoyens (...). Mais je me sens un peu américaine dans le sens
où je pense que j’habite dans le pays où il y a beaucoup d’opportunités et je pense que si
tu travailles vraiment dur, tu peux arriver à tes fins».
Ce mouvement de retour aux sources, Gretta lui reconnaît une certaine fraîcheur,
auparavant «assimilée à la culture américaine», elle n’avait pas «envie de repartir en
arrière», dans le «passé».
Amitiés, cuisine et différences
La diaspora se caractérise par un rapport constant entre «identités et territoires (...)
32
notamment à travers la mémoire collective».
Cette idée de territorialité est fortement définie chez les géographes autour de lieux
33
(sanctuaires, lieux commémoratifs, rues, places ...) que l’on qualifiera de «solides».
Cependant, les lieux de rassemblement des diasporas sont également «diffus». Ces lieux
diffus de diaspora sont les réseaux d’amitiés, de discussion et de partage. La territorialité
des amitiés est présente dans les entretiens sous plusieurs formes.
Pour Gretta, on ne compte «pas vraiment d’amis ivoiriens» pour elle-même mais
pour ses «deux frères, ils ont énormément d’amis ivoiriens» au point qu’elle ne peut
«même pas les compter. Ils viennent, ils passent dans la maison». L’espace privé est
donc mis à contribution puisqu’il constitue un endroit de retrouvailles privées, loin des
symboliques identitaires fortes inscrites dans les définitions géographiques de la diaspora.
Aussi, Hermann parle «d’amis qui viennent, (...), à la maison, la daronne met un film, on
met un film, on reste devant, on discute». Ces moments de rassemblements permettent en
effet le partage d’un moment de convivialité et de culture commune.
Ivoire, elle aussi, a conservé des amis ivoiriens à Paris. Elle dit «reproduire le schéma
(qu’ils avaient) en Côte-d’Ivoire d’être les uns sur les autres mais ils sont chez moi tous
les jours, H24, ils débarquent quand ils veulent». Ce schéma de bande, Ivoire dit le vivre
encore plus intensément lorsqu’elle se trouve en Côte-d’Ivoire, se déplaçant toujours à
«15 ou 20». C’est alors un «tout autre rapport au groupe». Le déplacement dans les lieux
publics pour elle est donc plus restreint en France puisqu’elle va par exemple prendre un
café, «à la limite seule ou avec deux copines». On a donc un cantonnement de cet esprit
de communauté au simple domaine de l’habitat, du privé. Force est de constater que la
vie d’Ivoire s’est déplacée d’un pays à l’autre, conservant ses amis, ces derniers ayant pu
«grandir ensemble», «les parents sont copains parce qu’ils étaient à l’école ensemble».
A l’inverse, Katia n’a «pas d’amis ivoiriens et encore moins africains, (...), ça ne se
compte même pas sur les doigts d’une main». En revanche, elle a pu reprendre contact avec
sa famille, en Côte-d’Ivoire dont elle avait été coupée depuis son arrivée en France. Ainsi,
32
Michel Bruneau « Les territoires de l'identité et la mémoire collective en diaspora », L'Espace géographique 4/2006 (Tome 35),
p. 328-333 URL : www.cairn.info/revue-espace-geographique-2006-4-page-328.htm
33
Au sens locatif du terme : On citera en exemple la Place Djébraïl Bahadourian dans le quartier de la Guillotière au sein du
7ème arrondissement de la ville de Lyon, reflétant le passage d’une des diaspora les plus connues, la diaspora arménienne, Djébraïl
Bahadourian ayant fondé, suite à son immigration en France liée au génocide arménien, une épicerie fine bien connue des lyonnais.
(Source: Site de l’épicerie Bahadourian; http://www.bahadourian.com/epicerie-en-ligne.php )
17
Ma Famille, Nos Séries et Moi
un «oncle qui venait un peu plus souvent» et dans la région, a pu lui permettre de renouer
avec sa famille. Egalement, son «retour aux sources» se fait par le biais d’une cousine qui
lui fait découvrir une série télévisée intitulée «On est où là?». Cet évènement s’ancre aussi
dans le cadre privé puisqu’adaptée en Bande-Dessinée, cette série est offerte à Katia par
sa soeur lors des fêtes de Noël 2012. Depuis, elle les a «toutes achetées et cet été, le film
sort!». Elle continue également, sans amis ivoiriens, de tenir des pratiques de son pays
d’origine comme la cuisine. Elle dit adorer «manger ivoirien, faire des repas ivoiriens, inviter
des amis à manger ivoirien», cela étant lié au fait que «petite, en Côte-d’Ivoire, (elle) adorait
déjà faire à manger» avec «l’armée d’employés qui cuisinait» pour la famille.
Aussi, Philippe-Auguste qui dit s’être demandé en arrivant «Où est-ce que je peux
trouver des trucs que je mangeais chez moi?», adore faire la cuisine traditionnelle ivoirienne
même s’il reconnaît que sa soeur ne le trouve pas bon cuisinier.
Ces pratiques de rassemblements, de cuisine, de fêtes, sont un moyen comme un
autre de retrouver ou de trouver ses attaches culturelles et identitaires. Le constat est qu’il
existe une certaine forme de militantisme dans ces pratiques. Pour autant, il ne faut pas
donner à ce terme un esprit conquérant, violent mais y voir une façon de partager sa culture
et de se mêler avec les populations également présentes sur le territoire. Ainsi, PhilippeAuguste dit apprécier d’avoir retrouvé ses amis ivoiriens du lycée mais également avoir
envie «d’autre chose, (...) de voir ailleurs», et affirme «qu’à une fête ivoirienne, tu vas trouver
des chinois, des thaïlandais, de tout». Il maintient aussi que les ivoiriens sont «ceux qui se
mélangent le plus parmi les africains». Etrangement, cette vision de la Côte-d’Ivoire semble
s’exprimer chez Philippe-Auguste en réaction à des idées politiques qui ont jalonné les
années 2000 et particulièrement l’idée d’ivoirité, sorte de préférence nationale, liée à des
concepts économiques de «consommer ivoirien» débordant sur des notions d’exclusion, de
nationalisme inquiétant et discriminatoire liées à une vision restrictive et ethnonationaliste
34
de la citoyenneté. Philippe-Auguste défend alors d’une certaine manière,
«l’utopie d’un monde sans frontières et fraternel inspirant ceux qui s’y
35
reconnaissent comme ceux qui s’y réfèrent».
Le magasin
Géographiquement, Gretta pense être dans une zone où la diaspora ivoirienne est peu
représentée ou du moins être dans une «communauté pas aussi large par rapport aux
36
anglophones» . Elle dit ne «pas avoir accès aux films de (son) pays d’origine» et pas
les «moyens d’avoir les CD, les DVD», de même qu’ils ne peuvent pas regarder la «télé
ivoirienne». Les africains anglophones bénéficient de «magasins qui leur vendent de la
nourriture de leurs propres pays, des gens qui emportent des trucs que tu trouves que en
Afrique». Pour trouver des biens, Gretta doit donc passer par des magasins africains n’étant
pas spécialisés sur son pays, parce qu’il «n’y a pas un ivoirien qui a ouvert ce genre de
magasin ici».
34
« Ivoirité, immigration et nationalité », Politique africaine 2/2000 (N° 78), p. 63-64. URL : www.cairn.info/revue-politique-
africaine-2000-2-page-63.htm.
35
Chantal Bordes-Benayoun « La diaspora ou l'ethnique en mouvement », Revue européenne des migrations
internationales 1/2012 (Vol. 28), p. 13-31 URL : www.cairn.info/revue-europeenne-des-migrations-internationales-2012-1page-13.htm
36
18
«Les libériens, les nigériens, les ghanéens (...)»
Chapitre 1: La nostalgie du pays: interroger la migration
Le magasin est important pour le migrant puisqu’il représente un point de repère
sensible pour retrouver certaines attaches, aussi bien en terme d’alimentation que de
pratiques culturelles. Ainsi, on y trouve «des films de leurs pays d’origines» pour Gretta.
37
Philippe-Auguste lui dit que lorsque «tu arrives en France» , le magasin est le «premier
repère». Lyonnais, Philippe-Auguste compare alors les magasins de Saxe-Gambetta, qu’il
qualifie de «référence», où il fréquente à la fois un magasin indien distribuant de nombreux
38
produits africains et également un autre magasin, lui, essentiellement ivoirien. Hermann,
à Paris, a plus de chance pour trouver les biens ivoiriens dont lui ou sa mère ont besoin. A la
recherche des DVD de comiques africains, Hermann conseille de se rendre vers Châteaud’Eau, dans le 10ème arrondissement, connu pour ses coiffeurs ou Château-Rouge, où il
n’y «que ça», le quartier entre la Goutte d’Or et Clignancourt, dans le 18ème arrondissement
de la capitale, connaissant, pour m’y être rendu moi-même, un impressionnant marché
distribuant des denrées exotiques.
Urban Oasis 8, Richard Vantielcke
Guerre civile et conflits culturels
Hermann, Gretta, Katia, Ivoire ont quitté la Côte-d’Ivoire entre 2001 et 2003, suite à la guerre
civile ayant éclaté au sein du pays. Philippe-Auguste n’est quant à lui qu’un récent migrant
puisqu’il est arrivé en France il y a maintenant deux ans pour des raisons scolaires.
37
Le «tu arrives» semble ici englober un migrant fantasmé, une personnalisation de l’Africain mobile, sorte d’«Englishman in
New-York», comme dans la chanson de Sting.
38
Le Madras Bazar, Mais attention à ne pas acheter de bananes plantain dans ce dernier, Philippe-Auguste, lui, dit préfèrer
aller prendre les produits frais dans le magasin ivoirien.
19
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Le migrant et conflit
L’importance du conflit en Côte-d’Ivoire est inestimable en terme de retombées. Nous ne
nous prêterons pas à une analyse poussée des raisons et des répercussions géopolitiques
de cet évènement majeur pour le pays. Justifions cependant cette décision par deux idées
simples: la première étant que le sujet de cette étude, bien entendu, ne peut esquiver cette
crise mais que justement n’a pas de portée scientifique et géopolitique, le risque ayant été
de noyer la réflexion autour des pratiques culturelles et télévisuelles. La deuxième idée est
que la crise ivoirienne est certes un point de départ à une réflexion sur les mouvements
diasporiques, créées dans la violence et du départ forcé, dans une optique sociologique
mais nous n’en faisons pas la thèse principale de ce travail. Nous évoquerons ainsi la guerre
civile puisque cette dernière apparaît dans les entretiens mais nous la lierons intimement
à la thématique du «conflit culturel», où l’interrogé, de par son aspect mobile, connaît des
frictions, aussi bien avec son pays d’accueil que son pays d’origine.
La guerre civile que nous avons déjà brièvement évoquée précédemment résonne dans
les paroles des interrogés comme un bruit de fond, un point de départ, leur départ (sauf
dans le cas de Philippe-Auguste). Cet événement majeur de la vie sociale ivoirienne a eu
des effets socio-économiques, traumatiques, sensibles dans les vies des interrogés, qui audelà du fantasme de l’unité dans la crise, révèle des fractures.
Fondement de la diaspora, le conflit peut se révéler comme facteur de division. En
effet, le risque étant que «l’usage sociologique» selon Bordes-Benayoun, penche pour «une
vision communautaire». Comme l’exprime la chercheuse,
«la valorisation de la diaspora s’explique pour partie par la fascination
qu’exercent la solidarité et le sens de l’entraide, stéréotypes qui sont volontiers
associés aux diasporas, face aux excès de l’individualisme. Cette surestimation
du communautaire conduit alors à mésestimer la dispersion. Or le phénomène
de la diaspora, au sens de la dispersion, est exponentiel. La dispersion affecte
le groupe lui-même, non seulement pour des raisons compréhensibles, liées à la
diversification linguistique et culturelle engendrée par l’éclatement spatial, mais
aussi parce que les relations aux autres sont constamment retravaillées dans
39
l’expérience diasporique».
Pour Gretta, la guerre a été symbole d’effondrement économique. Son père avait alors une
société et lorsqu’il y a eu «la crise politique, ça lui a causé une crise économique dans
ses affaires». Il choisit donc de partir. Gretta rapporte que son père justifia ce départ par le
fait que «c’était un coup trop dur et il ne pouvait maintenir le même style de vie qu’avant».
Cependant, elle maintient qu’il a «claqué trop d’argent» et qu’il a «mal géré ses affaires».
Amère, elle regrette la situation de ses parents, arrivés aux Etats-Unis, obligés de faire
des «boulots de merde, des trucs qu’(elle) n’arrive même pas à imaginer». Mais nous y
reviendrons par la suite.
Concernant la guerre civile, Hermann n’en parle pas ou bien du moins, pas là où je m’y
attendais. Cela s’explique peut-être par mon approche de l’interrogé. En effet, sa rencontre
s’est faite par l’intermédiaire d’un ami qui a commencé par me dire : «Ecoute, tu peux lui
poser toutes les questions que tu veux, mais je te préviens, il est chrétien et pro-Gbagbo,
donc évite de parler du conflit ou il va se fermer, il n’aime pas en parler». Je décide alors de
ne pas trop l’interroger de front mais de ruser, en demandant dans quel contexte il est arrivé
39
Chantal Bordes-Benayoun « La diaspora ou l'ethnique en mouvement », Revue européenne des migrations
internationales 1/2012 (Vol. 28), p. 13-31
20
Chapitre 1: La nostalgie du pays: interroger la migration
en France mais ce dernier ne donne pas de détail sur son départ en 2003. Puis, alors que
nous discutons de la place des femmes devant la télévision, il finit par me dire: «Elles sont à
la recherche de ces émotions qu’elles ne trouvent pas toujours, tu sais la Côte-d’Ivoire, c’est
un pays pas facile depuis le début des années 2000 (...). Elle veulent voir autre chose que
de la souffrance, ça fait du bien.» Nous reviendrons sur cette partie de la discussion dans le
deuxième chapitre de cette étude mais j’ai jugé important de la faire apparaître tout d’abord
dans cette première partie puisqu’elle intègre sensiblement le conflit aux thématiques de
pratiques culturelles.
Philippe-Auguste, même s’il n’a pas immigré au moment le plus fort de la crise ivoirienne
reconnaît des liens entre crise ivoiriennes et migration. Selon lui, «il y a eu énormément
d’événements en Côte-d’Ivoire et le pays est passé d’un rythme ralenti au point zéro». Pour
lui, cela va même plus loin puisqu’il affirme que «l’art est mort» en Côte-d’Ivoire, la faute
à l’absence de «structures artistiques fiables». Cela s’explique pour lui par la guerre et le
ralentissement du pays.
Pour Ivoire, le conflit est intimement un souvenir traumatique qui prend ses racines
dans les pratiques télévisées. Elle raconte alors :
40
«C’est la RTI . Quand on a été rapatriés et quand il y a eu la guerre, ça a été
déclenché à la télé surtout. Je me souviens, gamine, assise devant la télé en
entendant des choses affreuses à la télé (...). C’est vrai que la télé ivoirienne, j’ai
un peu de mal.»
Il semble alors que la pratique culturelle, l’activité de loisir qu’est de regarder la télévision
s’est muée en rejet, la télévision ivoirienne ayant véhiculé pour Ivoire, un grand nombre de
contenus l’ayant dégoûtée. Imaginant au prime abord ce constat de la part d’Ivoire comme
fermant la conversation, il s’est en réalité montré extrêmement intéressant puisqu’offrant
une nouvelle vision très «occidentale» du conflit et une conception de la télévision ivoirienne
et de la culture de la Côte-d’Ivoire démarquée du discours des autres interrogés.
Cet aspect du dialogue sociologique et de l’entretien met en évidence ce que nous
appelons dans cette étude le conflit culturel, qui sont en réalité les frictions entre ce que les
interrogés considèrent comme leurs schémas référentiels socio-culturels (ce qui est bien
pour la société, quelle est la bonne culture, le bon goût) et la société dans laquelle ils vivent
réellement. Entre leur conceptualisation de ce qui est juste culturellement et de ce qui les
entoure, sans nécessairement mettre en opposition d’un côté une culture ivoirienne positive
et la culture du pays d’accueil négative.
Les frictions culturelles: au-delà de la définition politique d’intégration
Assez rapidement et lors du premier entretien, la question de «l’adaptation» apparaît.
Eternel débat entre chercheurs et modèles politiques, à la française, assimilation ou anglosaxon de droit à la différence pour grossir le trait, la question de l’intégration, de l’adaptation
ou peu importe finalement le terme met en jeu les notions d’entrée de l’individu dans la
communauté.
Cette entrée de l’individu dans la communauté est conditionnée par plusieurs facteurs
dont la liste suivante n’est évidemment pas exhaustive:
40
∙
Appartenance à une communauté nationale
∙
Appartenance à une religion
Radio Télévision Ivoirienne
21
Ma Famille, Nos Séries et Moi
∙
∙
∙
∙
Métiers et éducation
Langue
Orientation sexuelle
Situation économique
Cette idée d’adaptation est particulièrement forte pour un migrant puisque d’une certaine
41
façon, il existe, de manière contestable, un sentiment de culpabilisation et de culpabilité
en cas «d’échec» de cet adaptation. Cependant, en revenant à la notion de transmigrant
de Tarrius, développée en amont, force est de constater que l’adaptation n’est pas un
automatisme ou un dû et que la culpabilisation n’est que reliquat politique de temps plus
colonisateurs. Bien entendu, ces temps ont marqué les entrelacs entre pays (La France et
l’Afrique du Nord et de l’Ouest en est un exemple) mais ne justifient pas un dû, celui de
s’adapter. Cette prise de position est bien entendu volontaire, critiquable, mais le modeste
travail effectué donne un aperçu fugace de cette situation migratoire pouvant être en
souffrance.
Autre facette du conflit culturel, la question du rejet. Il n’est évidemment pas question de
valoriser une culture que le chercheur juge comme bonne mais d’effectuer une lecture des
relations qu’entretiennent les interrogés avec leurs pratiques culturelles. On constate dans
les entretiens, un rejet des créations artistiques ou de divertissement de la Côte-d’Ivoire.
Bien entendu, ce rejet joue sur une gamme nuancée de la détestation en passant par la
nostalgie, l’affection, jusqu’à la pratique habituelle et appréciée. Le risque de cette étude est
de ne pas prendre en compte les avis des interrogés pour leur préférer une vision enchantée
42
ou critique des objets culturels qui leur sont propres.
Cette caractéristique de l’enquête, visant à écouter et prendre en compte les opinions
des interrogés ne doit pas pour autant, comme l’évoque Kaufmann, «se laisser bercer» par
43
les «fables» des interrogés . Ces schémas narratifs («Je ne regarde jamais la télé (...), je
44
pense que c’est une perte de temps» ), assumés ou pas par les interrogés, se voient par
la suite contrebalancées par les révélations (sur leurs pratiques en réalité de la télévision:
avec les parents, avant, sur l’ordinateur) spontanées lors des entretiens.
On constate donc des frictions culturelles chez les interrogés, plus ou moins
importantes.
Dans le cas de l’entretien avec Katia, elle a décidé de me parler de sa mère. Cette
dernière effectuant un blocage total concernant la Côte-d’Ivoire. Ce blocage, d’ordre
45
émotionnel , a des répercussions sur les pratiques culturelles de sa fille, Katia. Elle raconte
alors:
«J’adore faire des repas ivoiriens, inviter des amis à manger ivoirien. Elle (sa
mère donc), n’a pas voulu venir, elle a prétendu être fatiguée, puis en fin de
compte, je lui ai redemandé le lendemain parce que je sentais qu’il y avait eu
un souci. Elle a fini par avouer que ça la rendait mal. Elle n’avait pas envie d’y
penser.».
41
Particulièrement dans des discours politiques comme en ont été témoins les débats sur l’identité nationale tenus sous la présidence
de la République de Mr. Nicolas Sarkozy.
42
43
44
45
22
Au sens artistique, jugeant de la qualité esthétique d’une oeuvre.
Jean-Claude Kaufmann, «L’entretien Compréhensif», Armand Colin, Paris, 2011
Dans l’entretien avec Gretta, en guise de première parole.
Puisqu’il est lié au départ du pays suite à sa séparation amoureuse.
Chapitre 1: La nostalgie du pays: interroger la migration
Cette fracture émotionnelle liée au père absent est présente également chez Katia et
ses soeurs, très fortement chez la plus jeune. Les frictions culturelles ont également été
présentes chez Katia dans sa jeunesse, alors qu’elle était d’une certaine façon migrante en
Côte-d’Ivoire: «On avait pas un rythme de vie ostentatoire, parce que l’on vivait dans un
quartier où il n’y avait que des pures souches. Pourtant, nous, on était des blancs, même
moi, qui suis considérée comme noire en France, là-bas, j’étais une blanche». Au-delà de
la couleur de peau, Katia se sent très différente de son père, puisqu’elle ne «se voit pas
faire des activités culturelles ou physiques avec (son) père. Il est à mille lieues de savoir ce
qui (lui) plaît. A un moment donné, il y a un fossé culturel».
Le fossé culturel apparaît dans l’autre sens chez Gretta puisqu’elle raconte les
problèmes «d’adaptation» qu’a pu connaître sa mère. Très liés au langage, puisqu’elle «ne
parle pas anglais» même si elle a «pris des cours dans des églises, des bibliothèques,
des cours gratuits, qui ne sont pas vraiment intensifs», cette «adaptation compliquée a
débouché sur un «découragement». Les allers retours de sa mère entre Abidjan et le
Maryland pour Gretta sont vécus comme un échec. Elle l’explique par la difficulté «pour une
personne qui a la quarantaine de s’adapter ici (aux Etats-Unis)» et «d’oublier sa fierté, sa
dignité parce que tu te rabaisses beaucoup».
La langue, même maîtrisée, semble apparaître comme une réelle barrière à
l’adaptation, l’intégration pour Gretta puisque même si son «père parle anglais», il ne peut
pas «comprendre l’humour américain». «Il comprend ce qu’il se dit (...) mais si c’est pour
regarder des trucs qui sont un peu plus nuancés, où il y a des blagues, des suggestions,
des références culturelles, c’est un peu trop. Il n’arriverait pas à rire».
Aussi, Hermann, ne peut supporter les films ivoiriens, qu’il juge mauvais, car manquant
de moyens. On ne peut, selon lui, pas voir un «film de guerre ivoirien», trop coûteux ou
bien si on le voit, il sera de «mauvaise qualité». Gretta abonde dans le sens de Hermann
et explique que «la grande majorité des ivoiriens regardent des trucs produits en Europe
parce qu’ils ne considèrent pas que ce qui est fait en Côte-d’Ivoire est de bonne qualité et
ça les intéresse pas trop». Selon elle, ce n’est «pas un phénomène nouveau».
Ivoire, elle, dit détester la télévision ivoirienne, puisqu’elle ressasse ce «souvenir
gamin» et qu’elle est convaincue que ses amis partagent ce traumatisme «assis, devant
la télé en train de pleurer et en entendant des conneries, des choses abominables comme
tu peux l’imaginer». Elle est d’ailleurs peu séduite par les séries ou films ivoiriens, où «ils
ne vont pas mettre les pays comme la France en avant». Dans ces séries, les «Français
sont méchants». Le pays dans lequel Ivoire a grandi diffuse des programmes qui ne lui
conviennent plus. Elle désirerait d’ailleurs travailler dans «la com’» en Côte-d’Ivoire pour
changer la télévision et «faire autre chose que de la manipulation en terme de pub, de
programmes télévisés, que ce soit plus instructif que manipulateur». De même ambition,
Philippe-Auguste, catastrophé par l’oisiveté qui selon lui touche son pays (exception faite
des «boîtes de nuit, (...) seule chose que nous avons» et où les «enfants de 13 ans (...)
46
sont en train de boire d’alcool» ) souhaite «développer le secteur du divertissement pour
pousser les enfants vers d’autres choses qu’ils devraient faire».
Ivoire et Philippe-Auguste semblent convaincus du bien-fondé de leur position. Tous
deux parlent de changer le pays, Ivoire me parlant de la télévision comme du «moyen
principal pour abrutir les populations et leur raconter ce que l’on veut, leur faire croire
des choses» et Philippe-Auguste étant plus concerné par les «mauvaises moeurs» de la
jeunesse.
46
On sent alors un certain lyrisme dans ses propos, les « fables » de Kaufmann peut-être ?
23
Ma Famille, Nos Séries et Moi
De ces deux discours, on peut imaginer un rejet de la télévision et plus largement
du loisir tel qu’il est pratiqué par la population. Ce rejet symbolise cette friction culturelle.
Dominique Wolton, pose la question suivante à ce genre de constat dans l’introduction de
sa théorie critique de la télévision:
«Quelle autre activité culturelle et sociale mobilise autant de passions, si peu de
réflexion et tant de lieux communs sur son pouvoir, son influence, la bêtise du
47
public, la passivité du spectateur, l’aliénation de l’image?»
Le discours de Philippe-Auguste est à nuancer puisqu’il confère aux «mauvaises moeurs»
48
une origine dans la fin des «émissions intéressantes» à la télévision. Il ne se positionne
pas comme Ivoire dans un rejet du support mais dans le rejet de la programmation actuelle,
engendrant une forme délaissée de télévision et de divertissement. Egalement, il déplore
la fin des «parcs d’attraction, (...), des toboggans, des parcs aquatiques, des patinoires» et
trouve «triste de dire ça mais (ses) deux dernières années, en première et en terminales
ont été vraiment nulles».
Il confie d’ailleurs que son départ pour la France est clairement motivé par une volonté
de réussite scolaire. En Côte-d’Ivoire, il n’y a pas pour Philippe-Auguste de «formation
supérieure, professionnelle». S’orientant vers des études de design, Philippe-Auguste va
plus loin: «L’art est mort, il n’y vraiment plus aucune structure artistique fiable». Cette rupture
totale avec les institutions de la Côte-d’Ivoire est à considérer également comme un conflit
culturel et un cynisme vis-à-vis de son pays d’origine.
Les frictions culturelles pouvant exister entre migrants et leurs pays d’origine ou
d’accueils sont révélatrices de la difficulté de justifier une appartenance à un territoire
défini. Revenant à l’idée de territoire virtuel, sorte de cartographie mouvante des peuples
en migration (et quelle population ne l’est pas?), le «bagage culturel», ce que Bourdieu
49
appelle «capital culturel» est un des points de fixation des attaches individuelles à une
communauté ou comme l’exprime Brigitte Le Grignou dans le cadre de la pratique de la
télévision,
Un groupe éphémère, collectivité physiquement assemblée ou « purement
spirituelle », dans les termes de Tarde (1901), pour pratiquer une activité
50
commune (…)
Il est impossible cependant de ne pas voir dans ces entretiens la multiplicité des influences
et choix de vie, tantôt considérés comme «blancs là-bas, tantôt cuisinant ivoirien pour ses
amis, tantôt considérant la télévision comme «moyen principal d’abrutir les populations»,
tantôt reconnaissant passer une après-midi agréable «à 50 devant la télé chez la grandmère».
Après ce premier chapitre aux allures de panorama à humble fondement
51
ethnologique , s’expliquant par une volonté de l’enquêteur de «mener la discussion» lors
47
48
Dominique Wolton, «Eloge du grand public, une théorie critique de la télévision», Champs Essais, Flammarion, 1990
Ces émissions sont pour Philippe-Auguste les «émissions de divertissements pour les enfants l’après-midi» qui étaient «comme
le Club Dorothée, un moment de l’après-midi où de 14 heures à 17 heures» le public pouvait regarder des «dessins animés, des
productions européennes, françaises, allemandes».
49
50
Pierre Bourdieu, «La Distinction. Critique Sociale du Jugement», Editions de Minuit, Coll. Sens Commun, 1979
Brigitte Le Grignou, « Du Côté du Public. Usages et réceptions de la télévision », Ed. Economica, 2003
51
En ce sens que ce travail ne s’est pas concentré sur un seul aspect de la vie des interrogés mais a tenté de s’ouvrir à
d’autres de leurs pratiques comme leurs habitudes d’achat, les repas occasionnels, leurs rapports familiaux…
24
Chapitre 1: La nostalgie du pays: interroger la migration
des entretiens, nous aiguillons cette réflexion vers les séries télévisées, élément central
de cette recherche.En effet, les questions concernant cette pratique culturelle ont été, au
même titre que les questions concernant la famille et les rapports de genre, les plus posées
aux cours des entretiens.
25
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel
sensible : pratiques, famille et liens
profonds
Où et quand préfère-t-on la télévision et ses
programmes?
Les entretiens se sont particulièrement orientés vers les pratiques télévisuelles des
interrogés. Comme défini en début de ce travail, la télévision et ses programmes sont des
objets culturels ordinaires.
La définition qu’offre Dominique Wolton de la télévision est la suivante :
«Des images, et du lien social. Le divertissement et le spectacle renvoient
à l’image, c’est-à-dire à la dimension technique. Le lien social renvoie à la
communication, c’est-à-dire à la dimension sociale».
C’est sur ce lien social que le travail a été engagé plus en profondeur. Parce que la télévision
et plus spécifiquement les séries télévisées sont à considérer à la fois comme «reflet» et
52
«miroir» de la société.
Nous avons donc choisi d’interroger les enquêtés sur leurs séries préférées et leurs
pratiques télévisées, cela servant de « prétexte » à obtenir des informations sur les séries
humoristiques ivoiriennes, pressentant en hypothèse leur importance en ce qui concerne
les notions de familles, de migration, de genre et mécaniques sociales.
La série télévisée ivoirienne, en plus d’être citée de nombreuses fois en exemple par
les interrogés semble bénéficier d’un fort soutien de l’audience locale et d’être également
le cheval de bataille de la production culturelle ivoirienne au point qu’on parle dans certains
53
médias de « « Printemps » des séries ivoiriennes » comme d’un phénomène de société.
Après avoir longuement hésité sur l’intitulé «Télévision», le choix de garder cette
typologie s’est imposé comme plus efficace en terme de clarté même si nous démontrerons
que l’objet d’électro-ménager domestique a subi une mutation, particulièrement dans le
rapport qu’entretiennent la consommation des séries et l’outil de communication Internet.
Du domicile et du divertissement
52
Dominique Wolton, «Eloge du grand public, une théorie critique de la télévision», Champs Essais, Flammarion, 1990
53
Selay Marius Kouassi, « Côte-d’Ivoire : le « Printemps » des téléfilms ivoiriens », 17 avril 2012,
Radio Nederland Wereldomroep. http://www.rnw.nl/afrique/article/c%C3%B4te-d%E2%80%99ivoire-le-printemps-des-t%C3%A9l
%C3%A9films-ivoiriens
26
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
Séries regardées
Européennes /
Américaines
Côte-d’Ivoire
Amérique Latine
Gretta
Hermann
Katia
PhilippeIvoire
Auguste
Greys
Dexter,Doctor Dexter,Homeland,Roses
Greys
Spartacus,Vampire
Anatomy,Vampire House,Games des Sables
Anatomy,The Diaries,Scandal,Games
Diaries,Scandal of
(Jeune),Sous Walking
of Thrones
Thrones,Les le Soleil
Dead,The
Experts
Misfits,Les
Experts,Esprits
Criminels,NewYork Police
Judiciaire,Dessins
animés
(Jeune)
Ma Famille,Faut Ma
On est où là? Ma
Faut pas
pas fâcher!,Qui Famille,Spectacle
Famille,Faut fâcher!
fait ça?
comiques :
pas fâcher!
Gohou Michel
Ne donne pas
Mari Mar
de titres mais
reconnaît
en regarder,
un peu à
contrecoeur
Sur la somme des entretiens effectués, j’ai eu la chance de rentrer en contact avec
des pratiques variées de la télévision. Cependant, cela ne se présageait pas comme une
évidence puisque, comme je l’avais déjà évoqué auparavant, les enquêtés sont tous issus
du monde étudiant et sont âgés entre 21 et 25 ans.
Pour rendre la lecture des pratiques plus digeste, ce travail fait le choix de présenter
les séries en tableau auquel le lecteur peut se rapporter en début de chapitre et retrouver le
résumé technique des séries télévisées en annexe. Les fréquences, les façons de regarder
(à la maison, en famille, seul...), les préférences sont en revanche explicitées in situ. Cela
s’explique par la volonté de vouloir rendre un questionnement non pas autour des séries en
elle-même mais dans leur réception par les enquêtés.
Être ou ne pas être « télé » : pratiques du divertissement télévisuel
On constate en premier lieu dans les entretiens un clivage entre ceux qui assument regarder
la télévision, assument la présence de cette dernière dans leur vie de tous les jours et ceux
54
qui n’y voit « qu’une perte de temps », qui se « passent aisément de programme télé » .
Ces termes employés par certains des interrogés sont en adéquation avec ce que relevait
le travail sociologique de Bernard Lahire, cité ici par Philippe Coulangeon :
(…) il n’est pas rare que dans les classes supérieures et chez les diplômés, où il
n’est pas rare que les téléspectateurs décrivent leurs habitudes – notamment le
fait de suivre des programmes « populaires » ou « commerciaux », feuilletons,
54
Ici, Gretta et Katia.
27
Ma Famille, Nos Séries et Moi
jeux, variétés, etc. – dans les termes d’un vice dégradant, d’une addiction dont on
55
cherche à se défaire.
56
Il en est effet socialement chargé d’accepter la « conversation télé », particulièrement
lorsque cette dernière est essentielle à l’avancée du travail. Le fait de parler de ses pratiques
télévisées révèle en effet de l’appartenance à une certaine classe sociale, un peu « prolo »,
en désaccord avec une vision du monde plus élitiste où la lecture est l’activité intellectuelle
57
et culturelle par excellence .
Gretta dit ne jamais regarder la télévision. Etudiante, elle ne peut avoir de télévision
puisqu’elle habite en cité. En revanche, elle regarde des séries, sur son ordinateur. Lors
de son stage au cours de l’été 2012 à Abidjan, elle reconnaît avoir regardé la télévision
mais « France 24, TV5, d’autres chaînes africaines, elle regardait les nouvelles quoi ». Elle
se souvient d’avoir longtemps regardé Télé5, avec ses parents notamment, mais trouvait
les films « bizarres ». Pour elle, la pratique de la télévision en Côte-d’Ivoire se limite aux
informations et aux séries de comédie, qui d’ailleurs tendent à « diminuer avec le temps ».
Il est vrai que « Ma Famille », le succès ivoirien s’est arrêté en 2007. Ses frères et sœurs ne
peuvent pas non plus regarder la télévision puisqu’aux Etats-Unis, ils n’ont « pas accès à la
télé ivoirienne » et son frère à Abidjan préfère « Canal et d’autres chaînes européennes ».
Avec son père, elle regarde des émissions de Télé-Réalité, « comme COPS », série suivant
des « policiers dans différentes villes américaines qui vont arrêter des gens, répondre à
des crises. »
Tout comme Gretta, Katia considère que « toutes les choses ne sont pas bonnes à voir »
et se « passe aisément d’un programme télé ». Elle déclare cependant avoir regardé des
« dessins animés, beaucoup de mangas. Puis en Côte-d’Ivoire, la première série
que je regardais, c’est « La Rose des Sables » (…), « Sous le Soleil » aussi, pas
mal… On avait le câble quoi ».
58
La « Rose des Sables » est un exemple frappant de souvenir éclair. Diffusé en 1999, ce
59
téléfilm n’a remporté presque aucun succès et arrive au milieu de la conversation en OVNI
comme si Katia ne souhaitait me parler que de programmes qu’elle juge mauvais, pour
appuyer son choix de ne pas regarder la télévision. En revanche, il lui arrive de regarder
une série ivoirienne à l’audience assez restreinte puisqu’elle fonctionne majoritairement
60
grâce à Internet , intitulée « On est où là ? ». Cette série est pour elle, comme expliqué
auparavant, une découverte faite grâce à sa cousine qui publie cette vidéo au moyen de
son mur Facebook. Cela s’imbrique alors avec son regain d’intérêt pour la Côte-d’Ivoire.
Ivoire regarde la télévision. Elle « regarde tout », à choisir, elle regarderait « les
Experts ». Elle semble avoir une pratique quotidienne et assez automatisée de la télévision.
55
Philippe Coulangeon, « Sociologie des pratiques culturelles », Ed. La Découverte, Coll. Repères Sociologie, Paris 2005,
Nouvelle Edition 2010
56
Dominique Boullier, « La Télévision telle qu’on la parle. Trois études éthnométhodologiques », L’Harmattan, Coll. Champs Visuels,
2003
57
58
59
60
28
Brigitte Le Grignou, « Du Côté du Public. Usages et réceptions de la télévision », Ed. Economica, 2003
En réalité un téléfilm allemand de 180 minutes
L’œuvre bénéficie d’une note de 1,6/10 d’après 18 notations sur le site IMDB : http://www.imdb.com/title/tt0229055/.
Nous y reviendrons par la suite
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
« Je ne me pose pas trop la question de si j’aime ou j’aime pas. Je suis plein de
séries mais je regarde sur Internet, pas à la télé. Game of Thones, Spartacus,
Scandal, Vampire Diaries (…). »
Elle regarde au final deux séries identiques à celles de Gretta, « Vampire Diaries » et
« Scandal ». « Scandal », dont je n’avais jamais entendu parler avant, met en avant une
jeune avocate ambitieuse, ayant une liaison avec le Président des Etats-Unis et interprétée
par Kerry Washington, comédienne afro-américaine connue notamment pour le rôle de
Broomhilda, amour de Django, interprété par Jaime Foxx dans « Django Unchained » du
réalisateur américain Quentin Tarantino. Il serait malhonnête de ne pas évoquer, à un degré
certes très lointain, une forme d’attache ethnique et sociale au personnage d’Olivia Pope,
jeune afro-américaine ambitieuse et séduisante, Gretta et Ivoire suivant toutes les deux un
61
parcours marqué par une certaine forme d’élitisme, des études supérieures de Gretta au
62
milieu aisé de Ivoire . La télévision, Ivoire la pratique généralement seule,
« (…) toute seule, parce que j’ai rien à faire, pour comater, regarder sans regarder
en fait. Un peu dans un état végétatif. C’est carrément individualisé, t’arrives, tu
me parles, j’entends même pas ce que tu me dis. »
63
En revanche, Ivoire laisse transparaître un profond mépris envers la télévision ivoirienne ,
cela dû à son association de la télévision ivoirienne avec la guerre civile ayant poussé sa
famille et ses proches à quitter le pays. Lorsqu’elle regarde des programmes ivoiriens, ce
sont « des extraits pour rigoler dessus ». Elle trouve les « scénarios ridicules, les dialogues
absurdes ». Cependant, ces programmes ont une place dans la famille puisqu’elle dit en
avoir « parlé l’autre jour », sa mère ayant rapporté des DVD au domicile familial. Elle dit
avoir regardé plus jeune des programmes comme « Faut pas fâcher » mais ne le fait plus
actuellement.
Hermann regarde « la télévision en général ». Soit en « Replay » ou en direct, il regarde
beaucoup d’émissions d’informations (BFM…) et de Talk-Show (« On n’est pas couchés »
présenté par Laurent Ruquier sur France 2, « Touche pas à mon poste » présenté par Cyril
Hanouna sur Direct 8, nouvelle chaîne du Groupe Canal +). Il dit cependant ne pas regarder
de fiction ou alors « par hasard ». En ce qui est de la fréquence, il reconnaît avoir « toujours
regardé » et déjà en Côte-d’Ivoire même s’il n’y avait pas « mille chaînes ». Il se présente
même comme un « dépendant » repenti.
J’ai regardé beaucoup la télévision pendant un moment, mais vraiment
beaucoup.
Lorsqu’il est en Côte-d’Ivoire, il lui arrive de regarder des telenovelas, ces « trucs mexicains,
brésiliens ». Par défaut, puisque « tous (ses) potes rentraient ». Alors que les telenovelas
ont une diffusion quotidienne, les séries ivoiriennes occupent la case de 19h30, le vendredi,
samedi et dimanche soir, « avant ou après le journal ». Hermann dit apprécier « Faut Pas
Fâcher ». En France, cependant, il ne « fait pas la démarche de regarder » ces séries
ivoiriennes sauf lorsqu’il est à la maison où sa mère ramène très souvent des DVD de
comiques tels que Gohou Michel, « le gros truc ivoirien », très connu.
61
Gretta est en effet étudiante à Georgetown, université très prestigieuse de la Côte-Est des Etats-Unis où elle suit des cours
d’espagnol et d’économie.
62
Ivoire raconte ainsi dans l’entretien que son père « change de boulot tout le temps. Il travaille pour Bolloré ». Sa mère quant à
elle, est à la tête « d’une agence de pub en Afrique ». Elle-même suit une école de commerce comme son petit frère, l’autre étant
en école d’architecture.
63
Où les programmes ne sont « pas super bien faits, en terme d’effets spéciaux » par exemple.
29
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Tu es à la maison, ta mère met (le DVD), tu n’as rien à faire alors tu regardes.
La plupart du temps, Hermann ne reste pas regarder la télévision avec sa mère, surtout si
c’est un « film, ça (le) gave ». Il « reste si c’est un spectacle par contre ».
Philippe-Auguste offre une description de lui-même comme grand consommateur de
télévision et de séries télévisées. Il offre une description de sa pratique de la télévision sous
le prisme des chaînes qu’il préfère regarder:
«(…)Mezzo, les documentaires comme Discovery Channel, National Geographic,
les chaînes de la génération électronique comme Game One. »
Egalement, il dit beaucoup regarder les chaînes d’informations et parle de France 24 comme
de la « chaîne qu’il regarde le plus ». Cette habitude, il semble la tenir de son père qui
est selon ses dires « un grand fan d’information », donc chez lui, en Côte-d’Ivoire, c’est
cette chaîne qui « passe la plupart du temps ». Lorsque son père ne choisit pas, alors sa
mère décide du programme, « prend le monopole » et oriente les programmes vers du
divertissement comme les jeux télévisés : « Le Maillon Faible », « Money Drop ». Il y a donc,
chez Philippe-Auguste, aussi bien en Côte-d’Ivoire qu’en France, une préférence pour les
chaînes françaises. Le seul moment où « on zappe » vers les chaînes ivoiriennes, c’est lors
des informations télévisées. Pour lui, « il n’y a pas d’émissions de divertissement » sur les
« chaînes mortes » de la télévision ivoirienne. Il aime beaucoup les séries ivoiriennes telles
que « Ma Famille » ou « Faut pas Fâcher » qui rappelons-le, se sont arrêtées toutes les
deux dans le courant des années 2000.
Il y a donc clairement une pratique segmentée du programme télévisée chez les
interrogés. Cette pratique se divise en deux grandes catégories dans les entretiens : le
programme local du pays d’accueil et le programme ivoirien, regardé en dilettante au moyen
d’internet, par hasard, par habitude ou lors du retour au pays. Aussi, la série télévisée
mondialisée, regardée sur Internet bénéficie d’une pratique spéciale
Préférer la série télé, la passion du feuilleton
Gretta pense que « aller sur Internet, aller sur Youtube, c’est pas la même expérience
que d’avoir ça à la télé ». Gretta, en regardant seule la télévision et les séries télévisées
64
rompt alors en effet avec le modèle classique (poussiéreux ?) de télévision familiale , et
offre peut-être également une attention moindre aux programmes qu’elle regarde, comme
peut l’avouer Philippe-Auguste qui voit ça la plupart du temps comme « un truc de fond »
où il « capte juste l’essentiel ». Pourtant, lorsqu’il s’agit de « The Walking Dead », sa
série préférée, il dit avoir « vraiment besoin de me concentrer parce que c’est un truc qui
m’intéresse et c’est une histoire ambiguë ». Comme l’évoque Brigitte Le Grignou, la série
télévisée « se prête particulièrement bien, comme le roman-feuilleton, à des appropriations
65
« extra-littéraires » (…)». Cette idée est à rapprocher du travail de Philippe Corcuff
autour du perfectionnisme et des cultures populaires, qui lors de son cours « Approches
sociologiques et philosophiques des séries télévisées » évoque :
« Le perfectionnisme peut marquer notre rapport aux cultures populaires. Cela
peut être une grille d’analyse du contenu d’une série (scénario...) et rapport
à ces séries (réception). Cette philosophie de la réception a été étendue de
Cavell au cinéma vers les séries télévisées par Sandra Laugier. Il y a l’idée d’une
64
Et encore, peut-on qualifier cette pratique familiale de « modèle » ? Elle se doit d’être minorée par l’éventualité de la pratique
solitaire de la télévision et l’évolution des modèles familiaux, l’émancipation des individus du foyer et leur mobilité économique.
65
30
Brigitte Le Grignou, « Du Côté du Public. Usages et réceptions de la télévision », Ed. Economica, 2003
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
éducation cinématographique ou par la série télévisée. Cette éducation acquise
par nos visions des films peut constituer un apprentissage de la valeur propre
de son expérience (confiance en soi) à laquelle on apprend à faire confiance
dans le rapport de ce qui se passe dans le film (les va et vient entre expériences
fictives et réelles). Cavell va suggérer une proximité entre l’expérience du cinéma
et certains traits de notre expérience. Cette parenté permet de comprendre
comment on se laisse éduquer. On s’intéresse à sa propre expérience par
l’expérience du film afin de trouver davantage les mots juste pour dire sa propre
expérience. »
Cette idée fondamentale de liant entre fiction et vie réelle dans une logique perfectionniste
est à rapprocher, pour tempérer l’implication du spectateur, de la notion de « liminalité »
mise en place par Jean Bianchi. Ce dernier définit ainsi une distanciation, dans le cas du
feuilleton, de la série télévisée, entre le spectateur et le support, épaulée par la recherche
d’une « crédibilité ». Cette distance et cette recherche de crédibilité sont le moteur principal
de l’usage perfectionniste de la série télévisée, support qui
« (…) fournit à son récepteur, par le moyen d’une simulation, l’occasion de tester
ses systèmes de défense et ses systèmes de valeurs, de leur faire acquérir sur
le terrain, sans risque de la fiction, davantage de souplesse adaptive. (…). La
commutation fonctionne comme un sas, une zone franche et mobile entre le
66
monde familier et le monde inconnu. »
Même si la distanciation évoquée par Bianchi apparaît comme une théorie satisfaisante, il
serait mal d’éluder certaines caractéristiques du public africain qui, semble-t-il serait plus
apte à la participation, au moins orale, dans l’œuvre qui lui est proposée de regarder. Aussi,
Philippe-Auguste dit que
(…) les séries avec ma mère, c’est le théâtre total. Ce qui est drôle, c’est qu’elle
fait l’enquête avec l’inspecteur, c’est incroyable. Tu la vois devant la télé, tu as
envie de lui dire : « Rentre dedans, vas-y ! »
La recherche du divertissement et de l’amusement est essentielle dans la pratique culturelle
et le tort que peuvent avoir certains chercheurs, tels que Bianchi est d’intellectualiser trop
fortement la pratique. Ce rapport de franchise entre public et œuvre existe également
dans le spectacle vivant. Le visionnage des spectacles de Gohou Michel ou de Adama
67
68
Dahico montre un public très réactif, participant avec dynamisme au spectacle. Aussi,
la rencontre puis la discussion avec Naomi Fall, danseuse contemporaine française,
membre de l’association GnagamiX basée à Bamako, au Mali, m’a conforté dans l’idée du
bouleversement radical de point de vue concernant le rapport public-œuvre.
« (…)Je suis la seule blanche de la compagnie, quand on va danser dans les
rues, parce que c’est notre manière aussi de fonctionner, le public participe,
commente, nous dit si il n’aime pas directement pendant que l’on danse, bref il
est décomplexé par rapport à l’artiste et à l’œuvre, et ce n’est pas juste parce que
nous dansons dans la rue(…) »
66
Bianchi Jean, « La promesse du feuilleton : structure d'une réception télévisuelle » In: Réseaux, 1990, volume 8 n°39.
pp. 7-18. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1990_num_8_39_1735
67
68
Tous deux grandes stars du « Stand-up » africain.
Parfois de son propre chef, parfois sous l’impulsion du comique.
31
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Aparté mis à part, on peut constater que dans l’ensemble des entretiens, la fiction, et
plus particulièrement la série télévisée, reçoivent la préférence des interrogés en terme
69
de programmes et qu’elle s’accompagne par une consommation presque boulimique.
70
Cependant, l’évolution des technologies, accompagnée d’un processus d’individualisation
a modifié les façons de pratiquer la série télévisée.
Internet comme solution de repli puis support principal
Prenantes, puisque très denses, à la fois dans leur nombre, leur diversité et leur volume
horaire, les séries télévisées sont d’autant plus attachantes qu’elles sont intimement
liées depuis les années 2000 à une pratique libre, sinon libertaire. Le téléchargement
71
légal ou illégal a forgé cette pratique de la série télévisée, libre de toute grille de
72
programmation, d’horaire imposé . Le spectateur peut alors, s’il le veut, regarder la
saison de sa série favorite d’une traite, attendre patiemment chaque semaine le nouvel
épisode, les sous-titres adéquats, évidemment réalisé par une communauté de fans, les
« fansubbers », passionnés effectuant leur travail dans une illégalité notoire mais respectés
73
et remerciés par les spectateurs des séries télévisées. Il ne semble pas y avoir de
sentiment « d’emprisonnement » dans cette pratique de la série télévisée et l’on constate
une déculpabilisation totale concernant le téléchargement illégal de la part des interrogés
puisqu’elle est liée selon Mark Sweney aux failles des
74
« (…)options limitées du téléchargement légal et des délais de diffusion. »
La série se regarde pour la plupart des interrogés, seul(e), devant son ordinateur. Devant
l’ordinateur parce que la série passe en effet par Internet, facilitant sa découverte,
sa consommation. Pour l’audience non-anglophone, c’est même la première étape, la
diffusion télévisée n’arrivant qu’après pour des questions de traductions, d’achats de droits.
L’abolition des droits de diffusion par la mise à disposition illégale des œuvres de fictions
télévisées fluidifie et tend à faire connaître ces mêmes œuvres. Ainsi, The Guardian
75
définit la série HBO « Games of Thrones » comme « Most Pirated TV Show » avec
76
un record s’élévant à 4,28 millions de téléchargements selon les sources TorrentFreak .
On ose imaginer que ce chiffre est encore loin de la réalité puisqu’il ne tient compte que
69
70
Gretta dit par exemple « Je regarde des séries sur mon ordinateur mais à part ça, je ne regarde pas la télé (…) »
Lié à une indépendantisation, celle des études, de l’entrée dans le marché professionnel, phase transitoire où aucun ne semble
encore être en couple ou installé en tant que tel.
71
Notamment en Amérique du Nord et en Europe du Nord grâce au système Netflix proposant des vidéos à la demande en flux
continu et majoritairement des séries télévisées.
72
73
Hormis la sortie des nouveaux épisodes de la séries.
Alexandre Pouchard, « Le fansub, sous-titrage illégal des séries télé par passion », 15/06/2010, sur Rue 89/Culture
www.rue89.com/2010/06/15/le-fansub-le-sous-titrage-illegal-des-series-tele-par-passion-154999
74
« limited legal download options and airing delays. » Mark Sweney, « Games of Thrones most pirated TV Show »,
24/12/2012, The Guardian Online http://www.theguardian.com/media/2012/dec/24/game-of-thrones-pirated-sky
75
76
32
Emission télévisée la plus téléchargée illégalement
Mark Sweney, « Games of Thrones most pirated TV Show », 24/12/2012, The Guardian Online
http://
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
77
des échanges virtuels comptabilisés sous protocole Torrent et pas des échanges plus
« humains », comme l’échange par clé USB du fichier, par site d’hébergement privés
(Dropbox, WeTransfer…) ou même du « streaming » que Hermann reconnaît utiliser.
Internet est donc lié de très près à ce que Clément Combes qualifie de « sériphilie »
qu’il définit comme un
(…) néologisme manifestant une volonté de s’affranchir du déprécié statut de fan
78
(Jensen, 1992), tout en circonscrivant un objet passionnel spécifique.
Forums faits de communautés de fan, sites dédiés, l’étude de Combes révèle une forte
construction de lieux de partages et d’échanges passionnés sur Internet. Expérience
télévisuelle ancrée dans le réel, Internet est le lieu de découverte, de suivi puis d’analyse,
de réflexion, d’expression personnelle, pour le public autour des œuvres de fiction, où la
79
« conversation télé » est pleinement épanouie.
Pour les séries ivoiriennes, la situation est quelque peu différente puisque la pratique
télévisée se fait plus difficilement. Le facteur de diffusion de ces séries reste essentiellement
80
local et les vidéos se partagent sur Youtube, WatTV , ou bien à travers les réseaux sociaux
tels que Facebook. C’est d’ailleurs sur Facebook que Katia dit avoir redécouvert les séries
humoristiques ivoiriennes, avec l’exemple de « On est où là ? ». Les plateformes sociales
d’échanges de données, comme Youtube sont une manière pour le public d’accéder à
des objets culturels qu’ils ne pourraient pas en temps normal retrouver sur les canaux
traditionnels (comme la télévision). Gretta dit d’ailleurs de son frère que
«(...) quand il est à la maison, il est sur des sites ivoiriens, en train d’écouter de la
musique, en train de regarder des clips sur Youtube (…) »
Formidable outil de partage pour le migrant, Internet permet de suivre et garder contact
avec certains aspects immatériels de sa culture personnelle (musique, émissions, séries
télévisées) lorsque les médias classiques du pays d’accueil ne sont plus les mêmes que
ceux du pays d’origine. Ainsi, une simple visite dans un lieu d’accueil bénéficiant d’un accès
81
à Internet et de postes informatiques, comme par exemple une bibliothèque municipale ,
offre le spectacle de nombreux migrants profitant d’une demi-heure de libre accès pour
regarder clips, séries, informations concernant leur pays d’origine.
Le médium comme lien familial
Ma famille, on pourrait faire un film!
Gretta
77
Protocole d’échange de données fonctionnant sur base de peer-to-peer, c’est à dire, un échange de données par petits paquets
formant en finalité un fichier entre individus, recevant et émettant à la fois ces petits paquets de données.
78
Clément Combes « La consommation de séries à l'épreuve d'internet », Réseaux 1/2011 (n° 165), p. 137-163.
www.cairn.info/revue-reseaux-2011-1-page-137.htm
79
Idem
80
81
Comme le décrit Hermann.
On citera en exemple la BM de Lyon, celle de Part-Dieu ayant le parc informatique le plus large du fait de sa taille.
33
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Les prémisses de ce travail se sont construites intimement, en amont, et sont mêlées au
premier entretien, celui que j’ai conduit en Février 2013 avec Gretta. Lorsqu’en conclusion
de notre discussion, Gretta finit par s’exclamer « Ma famille, on pourrait faire un film ! », tout
se met en place. Les premières hypothèses, celles concernant l’importance de la fiction dans
les relations sociales, les théories évoquées lors des lectures de Philippe Corcuff dans son
82
cours sur les « Approches sociologiques et philosophiques des séries télévisées » , tous
ces éléments rentrent en orbite puisque le témoignage de Gretta offre de surprenant ponts
entre les agencements familiaux, entre acteurs de la cellule familiale et leurs consommations
culturelles.
Pourquoi intimement ? Il faut se l’avouer, le travail de recherche nécessite, il est clair,
une forme d’autobiographie, comme peuvent en témoigner la méthodologie d’étude de
Richard Hoggart, ou en tout cas, l’analyse qu’en fait Jean-Claude Passeron en présentation
83
de la première traduction de « La Culture du Pauvre » . Humblement et à un niveau bien
84
moindre, j’ai donc choisi de m’engager dans, comme le dit Passeron, « un travail sur soi
à la fois sociologique et auto-analytique ».
Intimement donc parce que la pratique familiale de la télévision et plus particulièrement
de la fiction télévisée (aussi bien film que série télévisée) est une occupation que je
reconnais avoir longtemps pratiquée et pratique encore. Ainsi, nombreux furent les étés
où « Fort Boyard » marquait mes samedis soirs, où le ronronnement des enregistrements
cassettes des films de deuxième partie de soirée le dimanche baignait la salle à manger
et où encore maintenant, je partage presque un soir sur deux si ce n’est tous les soirs, un
moment familial, disons même convivial lorsque je rentre au domicile parental. Deux choix
peuvent alors s’offrir à moi en cas de « soirée télé » : Regarder les programmes que mes
85
parents ont choisi : « Hawai, Police d’Etat », « Boulevard du Palais », « Les Experts »… ou
le film du soir. Ou alors, proposer mes propres ressources, ce qui généralement entraîne le
visionnage d’une saison complète sur une courte période. Ainsi, l’intégralité de « Games of
Thrones » fut visionné en l’espace de 3 semaines lors de l’été 2012. C’est donc également
ce constat sur ma propre vie et mes habitudes qui a orienté ma recherche. La télévision,
si souvent critiqué pour son individualisme, son oisiveté intellectuelle peut aussi être un
vecteur de rassemblement, pas seulement dans une dimension purement virtuelle (un
audimat, un public) mais également dans une dynamique concrète et plus particulièrement
au sein du noyau familial, peu importe sa composition.
Deuxième aspect de ce constat, la discussion autour de la télévision, et plus
spécifiquement des productions télévisuelles, permet une conversation sur la famille,
particulièrement lorsque que les supports discutés (ici, les séries télévisées ivoiriennes)
tiennent elles-mêmes un discours sur la famille. Cette réflexion peut se rapprocher d’une des
typologies de Mary Ellen Brown, dans son étude sur les Soap Opera et les conversations
des femmes. Elle y situe plusieurs déplacements du discours lors d’une conversation sur
les programmes télévisés :
∙
House chat : Discussion sur la vie familiale
82
83
84
Cours donné dans le cadre de son enseignement durant le premier semestre 2013 à l’Institut d’Etudes Politique de Lyon.
Richard Hoggart, « La Culture du Pauvre », Editions de Minuit, Coll. Sens Commun, 1970
Jugé peu académique, l’usage de la première personne se retrouve de nombreuses fois dans cette étude, cela n’évente
cependant en rien le travail puisqu’il fait figure de justification concernant la direction prise par ce dernier.
85
Qu’ils regardent d’ailleurs en version française, mon père maîtrisant mal l’anglais malgré tous les efforts de ma mère
(professeur d’anglais retraitée) pour son apprentissage.
34
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
∙
Chatting : Confidences mutuelles
∙
Bitching : Mécontentement ou frustration liée à la place des femmes
∙
Scandal : Jugements moraux .
86
En revanche, et contrairement au travail de Mary Ellen Brown, notre travail n’a pas fait
appel à des conversations de groupe même si cela aurait été nécessaire afin de mettre
en évidence le pouvoir du groupe sur l’individu en terme de « goût culturel » ou l’absence
d’un tel pouvoir. Cependant, l’idée d’avoir une bascule de la « conversation télé » vers une
« conversation famille » est présente dans ce travail, bien évidemment conditionnée par
des questions de l’enquêteur, mais en lien direct avec les paroles des interrogés.
« House chat »
Il est donc fortement question de famille lors de ces entretiens. On peut diviser sur le fond,
les discours sur la famille en deux :
∙
L’implication familiale dans les pratiques télévisées
∙
« L’histoire de famille »
Volontairement, il est amusant de jouer sur les mots tant cela ouvre des pistes en terme
de réflexion. Lors de la discussion avec Gretta, son explication du fonctionnement familial
ivoirien est tellement proche de sa description des schémas narratifs des séries que la
question suivante lui est posée :
- Ça, c’est des trucs que tu as vus dans la série ou en vrai ? - C’est des trucs de
vie, réels, pas seulement dans les séries ! Les séries reproduisent ces situations
mais c’est des situations qui sont très réelles.
De la série « Ma Famille » à la famille, il n’y a alors qu’un pas qui forgera une des hypothèses
principales de ce travail : les séries télévisées nourrissent les relations sociales au sein de
l’espace familial et cet espace familial inspire les créateurs de ces mêmes séries télévisées
en offrant un matériel brut pour la création d’une œuvre culturelle. Même si cette idée de vaet-vient d’influence entre œuvres culturelles et société n’est pas nouvelle, son application
à un pan culturel tel que la télévision est une forme volontaire de prise de position. Pour
aller plus loin, on peut qualifier la fiction télévision de « parent pauvre » du cinéma. Dès
lors qu’il s’agit, en plus de sitcom africaines, bénéficiant de très faibles moyens financiers
et d’un casting parfois difficile d’accès, le vernis de la banalité pourrait se montrer comme
un repoussoir. Or, l’intérêt porté par les Ivoiriens pour ces séries, nous parlions auparavant
du phénomène « d’accros » de la télévision, offrent une formidable vision sur la place
d’importance dont bénéficie la série télévisée dans le pays. Cela mêlé à la pratique des
séries télévisées par les migrants, on peut recueillir des expériences de vie sous couvert
d’une discussion télévisée.
Parler de soi et des siens : la série comme prétexte
Ainsi Gretta tente donc de nous offrir, par petits exemples, sa vision de la famille africaine :
Les familles africaines, par exemple, tu as le père qui a son frère ou sa sœur qui
habite dans le foyer, parce qu’en général, le foyer, ce n’est pas papa, maman et
enfants.
La première partie de cette définition donne la perspective de la famille étendue et de
l’importance des oncles et des tantes. Continuons.
35
Ma Famille, Nos Séries et Moi
(…) Il y a toujours des problèmes qui s’engendrent comme ça avec ce genre
de situation. Ou bien la femme qui a eu des enfants avant de connaître son
mari, (…), donc elle a ses enfants dans le même foyer, ça aussi, ça produit des
problèmes. (…). Ou il y a quasiment le monsieur qui a eu des enfants qui vivent
dans la maison, qu’il a ramené après et la femme de la maison les élève (même si
ce ne sont pas les siens NDLE)
Gretta voit donc la famille recomposée ivoirienne comme porteuse de problèmes au sein
du foyer.
Ou il y a le monsieur qui trompe sa femme et la femme le sait mais elle ne lui
parle pas de ça, donc il y a des tensions qui sont créées.
Elle voit les relations familiales, amoureuses, comme problématiques mais minore cet
aspect en lui donnant un pendant théâtral, dédramatisant ces situations de tension qu’elle
même connaît. Elle a en effet une grande sœur, issue d’une première union de son père.
87
Cette grande sœur, par bien des aspects , cristallise ces tensions familiales et devient
presque un sujet tabou, au sein d’une famille où
On pourrait faire un film ! Ma famille c’est « drama », c’est toujours des histoires
et quand on se parle, on se parle comme si on se dispute ! Tout le temps ! Tu
connais, c’est les africains, quand ils se parlent c’est comme si ils font des
histoires mais c’est pas vraiment des histoires.
Les vraies fractures, les réelles failles résident alors peut-être dans le silence, les nondits. Sa sœur s’est, d’une certaine manière, trouvée en dehors de la logique de famille
88
étendue . Pour Gretta, elle a surtout préféré prendre un mode de vie très américain
89
(religion, habitat… ).
Elle est mariée, elle a épousé un américain et (…) elle est devenue très religieuse.
Donc ça c’est un truc qui m’a dérangé quand je suis allée la voir. (…) Ma famille,
c’est une famille recomposée. Donc il y a ma mère qui a eu mon grand-frère qui
est en Côte-d’Ivoire, elle a rencontré mon père et m’a eu moi. Mon père, il a eu ma
grande sœur et mes deux autres grands frères (…).
Deux idées peuvent se dégager d’un tel processus de séparation. Tout d’abord, la rupture
avec la famille peut priver l’individu des « aides et des services que la famille élargie
assure », tout autant de « soutiens à l’indépendance du couple, à la nouvelle famille et aux
90
membres qui la composent » . En effet, et toujours d’après François de Singly,
« (…) la force et l’utilité du réseau familial peuvent donc soutenir le processus
91
d’individualisation de chacun »
Cependant, revers de la médaille, la famille peut également se révéler comme étouffante
par sa présence, niant les individualités, comme lorsque Gretta dit que les membres de sa
famille :
87
88
89
90
91
36
Décrite puis omise lors des présentations familiales au début de l’entretien, puis largement évoquée en fin de discussion.
« Il y a un froid qui s’est installé entre elle et mon père et ma mère, parce que ma mère, c’est pas sa mère. »
Devenue très chrétienne, elle a choisi de vivre avec un blanc, en Indiana, loin du Maryland où vit le reste de sa famille.
ème
François de Singly, « Sociologie de la Famille Contemporaine », 4
éd, Armand Colin, Coll. Domaines et Approches, 2012
Idem
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
« veulent me voir tout le temps, ils ne comprennent pas que j’ai une vie, au
dehors de la famille et que je me forme mon propre réseau social ici. Ils ne
comprennent pas ça, que je ne considère pas le Maryland comme vraiment ma
maison (…).
Ce passage dans la conversation de la pratique culturelle à la vie intime s’effectue
également lors de la conversation avec Katia. Lorsque je demande à cette dernière si elle
échange beaucoup de vidéos ou de séries avec sa cousine, sa famille, elle préfère parler
de ses relations familiales dans une tonalité plus personnelle :
« Ma famille n’a jamais été très « famille » justement. On restait souvent entre
nous, même pour Noël et en fin de compte, je n’ai jamais eu vraiment de vrais
contacts familiaux, de cousins, de cousines avec les enfants de mes oncles et
tantes. Je n’entretiens pas beaucoup de contact, ça reste très cordial.
Trois choses intéressantes concernant cet extrait. Tout d’abord et nous l’avons évoqué, le
92
glissement de la « conversation télé » vers le « House Chat » . Secondement, la reprise
de la typologie de dénégation « ne pas être très… ». Comme l’explique Dominique Boullier,
(…) ce raccourci signale précisément une abolition de la distance : « être
gâteaux », c’est aimer tellement les gâteaux qu’on peut résumer un trait de la
personnalité par cette raison. On parle du goût, mais au-delà de la « raison »,
93
plutôt de l’ordre de la pulsion et plus est de l’ordre de l’habitude.
Etrangement, Boullier dénote cette forme de discours particulièrement dans son étude sur
les pratiques télévisuelles et le fait d’ « être télé ». On ajoute que cette typologie apparaît
dans la conversation avec Philippe-Auguste.
« C’est là-bas (en Côte-d’Ivoire) que tout a commencé. On est une famille « très
télé ». Il y a la télé partout. Du salon à la salle à manger en passant par les
chambres. Il n’y a pas un endroit où tu vas pas trouver un écran noir. »
On propose donc alors d’établir un lien entre la famille et la télévision dans le sens où
ces deux derniers, attributs sociaux pour Katia peuvent être considérés par les acteurs
comme une norme, un standard social : regarder la télévision ensemble, se rendre à des
94
repas dominicaux , faire « Noël en famille » forment une sorte de fantasme, convoité ou
rejeté, c’est selon. Nous y reviendrons dans notre troisième chapitre: « La télévision, une
habitude culturelle et sociale ? ». Les liens entre télévision sont très profonds puisque le
même glissement se réalise une seconde fois dans la conversation avec Katia lorsque l’on
évoque les séries télévisées ivoiriennes.
« Ma grande sœur, elle est plus comme moi, elle s’y intéresse de près (aux séries
ivoirienns, NDLR) mais pas trop. Par contre, ma petite sœur, c’est sûr que non.
92
M-E Brown, « Soap Opera and Women’s Talk. The Pleasure of Resistance », Sage, 1994, citée en exemple par Brigitte Le Grignou,
« Du Côté du Public. Usages et réceptions de la télévision », Ed. Economica, 2003
93
Dominique Boullier, « La télévision telle qu’on la parle. Trois études ethnométhodologiques », L’Harmattan, Coll.
Champs Visuels, 2003
94
Cité ici comme exemple personnel, moi-même n’ayant jamais vécu ce type de réunion, relevant du domaine du fantasme et des
récits d’amis : « Je ne peux pas, j’ai « repas de famille » mais je t’assure, c’est très ennuyeux ». Ainsi, je pourrais être tenté de dire
que chez moi également, nous ne sommes « pas très famille ». La suppression classique du déterminant lié à « repas de famille »
signale également de la part des témoins, une ritualisation, une habitude, une pratique générale et non particulière du rassemblement
familial qui tient presque de l’automatisation des rapports familiaux.
37
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Elle a une haine profonde envers mon père et donc ça a tendance à se répercuter
sur la Côte-d’Ivoire en elle-même »
Et donc sur les attributs et les pratiques culturelles par extension. Ce lien entre objets
culturels et famille, Katia l’assume complétement. Elle finit par raconter :
(…) je crois que j’ai (eu) beaucoup de rancœur envers mon père, de mépris aussi.
Puis, finalement, ayant grandi, voyagé, j’ai compris que tout le monde pouvait
aussi faire des erreurs et je ne lui en veux plus. Il n’y a pas de modèle familial
parfait. Et le fait que j’ai re-eu envie de voir des séries télévisées ivoiriennes, c’est
en fait parce que j’ai fait mon « mea culpa », je suis passée à autre chose.
La conversation sur la télévision peut ainsi s’accompagner de descriptions finalement assez
révélatrices sur la famille.
La série et la télévision comme rendez-vous familial
Pour Gretta, « les séries comiques, c’est le truc de famille, c’est le truc que tout le monde
regarde ensemble ». Alors, on en parle, on en discute, on échange même comme dans le
cas de Philippe-Auguste, vivant avec sa grande sœur à Lyon.
« « Pretty Little Liars », c’est ma sœur qui m’a poussé à regarder !
Même si ce n’est pas forcément du goût de tout le monde, comme Hermann qui dit ne pas
trop en regarder, ou alors par défaut (« On est là, à la maison, on regarde. Je préfère les
95
spectacles. »), il flotte une influence familiale dans le choix de ce qui est diffusé sur l’écran
noir du salon (inévitable ?).
« Je regarde quand ma mère ramène un DVD, on est entre ivoiriens, mais c’est
96
rare. Ma mère, elle achète des DVD . Quand j’ai des amis qui viennent, on est là,
à la maison, la daronne met un film, on reste devant, on discute.
Cette pratique est celle d’une télévision « bruit de fond », « matière à palabre », comme
le dit Ivoire. L’accroche au programme se fait parce que l’on regarde du coin de l’œil,
reconnaissant parfois des lieux, saisissant des références.
Ces séries sont plaisantes pour les interrogés parce qu’elles « parlent de famille, parlent
97
de tout ! Ça traite un champ assez large, on parle de famille, on parle de l’éducation… » .
Assez universelles, les séries comiques ivoiriennes semblent dans la bouche des interrogés
comme très fédératrices. Pour Gretta, « tout le monde aimait ça. C’était un truc vraiment
universel. « Faut pas fâcher ! », « Qui fait ça ? », c’était vraiment les trucs que tu ne peux pas
ne pas regarder ! ». Ces séries sont aussi les symboles d’un temps révolu, les interrogés
peuvent en parler au passé, un temps où la vie familiale était plus communautaire, où les
98
choix de vie n’avaient pas encore individualisés les interrogés.
Tempérons enfin ce constat puisque il peut exister une pratique familiale divisée de la
télévision comme en témoigne cet extrait de la conversation avec Philippe-Auguste :
95
96
Le « monopole » évoqué par Philippe-Auguste.
Cela laisse entendre et Hermann le confirmera par la suite, que l’acte d’acheter, de rapporter un tel support au domicile
est réservé à l’adulte et que cet acte est difficilement évitable pour l’enfant. Hermann, à 25 ans, habite toujours chez sa
mère, pour des raisons « économiques ».
97
98
38
Extrait de l’entretien du 11/07/2013 avec Hermann
Particulièrement les études.
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
« Chez moi, on est six. Donc, c’est compliqué ! (…) On a dû faire installer un
genre de montage en série. Chaque télévision a un décodeur relié au décodeur
principal et chacun peut regarder ce qu’il veut. Une télécommande pour six avec
54 chaînes sans compter les chaînes internationales, c’était compliqué. Quand un
empiétait sur le programme de l’autre, c’était la guerre. »
Fi donc du mythe du « vivre ensemble » et de la « convivialité à l’africaine » pourtant
farouchement défendue plus tôt dans la conversation par Philippe-Auguste. Les pratiques
télévisées peuvent en effet mettre à nu certains fantasmes chez les interrogés. Ainsi, et
nous serions tentés de dire, à l’inverse, le regroupement familial télévisé se fait également
99
au sein de la famille d’Ivoire
« Quand tout le monde est là le dimanche, on profite du week-end. On mange et
après on regarde un film et tout le monde s’endort.
Finalement, beaucoup de points convergence avec sa vie lorsqu’elle va « en vacances »
en Côte-d’Ivoire, elle sait qu’en allant chez sa grand-mère
« (…) il y aura du monde, télé ou pas télé. Donc, c’est vrai que les gens qui n’ont
pas la télé autour de chez elle ont tendance à venir pour regarder donc c’est
marrant et les débats sont très drôles, c’est sympa, y’a une bonne ambiance.
Mais c’est vrai, que dans ma vie de tous les jours, j’ai pas du tout ce rapport à la
télé. »
Pourtant, elle reconnaît faire de ses dimanches après-midi, un moment de convivialité et
de partage en famille. Ici, encore, on saisit le caractère non-assumé de ces moments de
télévision où « les goûts personnels sont renvoyés à des goûts forgés ailleurs à travers des
100
univers d’appartenance ».
De la fin du genre chez un public ivoirien ?
Au-delà de la famille, ce travail cherche également ouvrir des pistes en terme de rapport
homme-femme face à la télévision. A prendre bien entendu comme une ébauche, une
partie des conversations s’est orientée, à des degrés plus ou moins bien acceptés par les
interrogés, vers la thématique du genre, thématique sensible si il n’en existe pas une, mais
qui a eu le mérite de mettre à nu certaines relations de domination et de contre-domination
au sein des foyers et de confronter les différences de perceptions concernant les pratiques
des séries télévisées. Alors, cette partie pourrait se réclamer du résumé effectué ci-dessous
par Philippe Coulangeon :
« De nombreuses études ont montré que les mêmes programmes peuvent
faire l’objet d’appropriations et d’interprétations très hétérogènes selon les
caractéristiques des téléspectateurs et selon les contextes de diffusion ».
Le genre de l’interrogé est une de ces caractéristiques qui porte en son sein une grande
importance en terme d’interprétation et on remarque une certaine fédération entre interrogés
du même sexe dans les jugements concernant l’accessibilité et l’audimat des séries
télévisées ivoiriennes.
99
100
Qui lorsque j’appelle Ivoire pour l’entretien, est d’ailleurs rassemblée dans le salon, devant « The Hobbit » de Peter Jackson.
Dominique Boullier, « La télévision telle qu’on la parle. Trois études ethnométhodologiques », L’Harmattan, Coll. Champs Visuels,
2003
39
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Il apparaît au premier abord, que la pratique de la télévision en Côte-d’Ivoire et chez
les migrants se fait de façon universelle. La question du genre est même en premier lieu
complètement éloignée des codes de réflexion concernant les séries télévisées chez les
interrogés. Ainsi, lorsque je demande à Katia si « les garçons et les filles regardent ensemble
la télé », elle me répond que
« Oui, tout le monde regarde en même temps. Evidemment, ça dépend, il y a des
religions différentes, il y a beaucoup de musulmans en Côte-d’Ivoire mais oui, il
me semble que tout le monde regarde ensemble et avec joie. »
Philippe-Auguste, lui, abonde dans cette logique, particulièrement concernant le football
(chose qu’il partage avec Ivoire).
« En fait, j’ai du mal à voir une émission qui est plus réservée aux femmes qu’aux
hommes, on partage tout en fait. Le football touche toute la population, c’est
101
comme regarder un match de foot en Italie. »
Ivoire, pareillement, voit la télévision comme une pratique non-genrée puisque « tout le
monde, mes frères, filles et garçons, tout le monde » la regarde.
J’avais 14 ans et tous mes copains regardaient. Mais c’est vrai que la télé en
Afrique, on regarde, tout le monde ensemble et c’est vrai qu’on ne choisit pas le
programme pendant 4 heures.
Et pourtant, au fil des entretiens, la dimension universelle de la pratique télévisuelle, football
ou série télévisée, tend à se déliter, à se tempérer. Aussi Gretta évoque une nuance
102
concernant le sport à la télévision, traditionnellement pratique très masculine .
« Les hommes regardent le football, donc les matchs qui se passent en France,
en Angleterre, en Espagne. Et aussi bon, quand il y a la Coupe d’Afrique bien sûr.
Ils ne manquent pas un match. Mais les femmes aussi quand il y a une grande
Coupe (…). Parce que, s’il y a ton pays qui joue, on se rallie tous ensemble. Les
matchs de ligue, ça c’est un truc d’homme. Et même les sports joués à l’école,
dès qu’on est petit en général, bon, les filles participent mais c’est beaucoup plus
les garçons qui jouent au football, au basket (…). »
Les séries télévisées peuvent également s’adresser à un public plus spécifiques et
plus genré. Ainsi, c’est un homme, Hermann qui reconnaît que les séries télévisées,
particulièrement les telenovelas, s’adressent aux femmes avec une nuance dans la pratique
toutefois.
« Tout le monde (regarde), après, les mecs ça les arrange peut-être pas mais tout
le monde regarde. Suffit que tu regardes pas, tu es tout seul dehors. »
Malgré une certaine adhésion de surface de la totalité de la population, il semblerait donc
que le choix télévisé puisse être imposé, d’un sexe à un autre. Hermann, toujours sur les
séries télévisées dit que c’est sa
101
Ici, on souligne toute la dimension nationale, politique et unitaire que peut revêtir le football, revenant à 3 reprises
dans les entretiens sans que je n’aborde de mon propre chef cette thématique.
102
Comme en témoigne le Tableau 6 de la « Sociologie des pratiques culturelles » de Philippe Coulangeon intitulé « L’audience de
différents types de programmes télévisuels selon le sexe, la catégorie socio-professionnelle, l’âge et le diplôme », basé sur une étude
INSEE de 2006 « Participation culturelle et sportive » avec un rapport de 73% pour les hommes contre 34 % pour les femmes.
40
Chapitre 2 : Des séries au fort potentiel sensible : pratiques, famille et liens profonds
« (…) mère qui regarde. Je regarde surtout des spectacles mais pas des films
parce que je trouve que souvent les histoires sont pas intéressantes et on va dire
que c’est pas fort. »
Il n’arrive pas à s’y intéresser et cela il tente de l’expliquer par le genre.
« La plupart du temps, c’est parce que les séries, elles sont faites pour les mères.
C’est les daronnes qui regardent ça. Le thème les accroche et les pères, tu vois,
ils sont juste là. Ils regardent parce qu’ils n’ont pas le choix.
Le « monopole » que Philippe-Auguste décrit serait-il aussi le rapport de sexe entre père et
103
mère au sein de la famille ? Cette segmentation, cette « démarcation » , entre telenovelas,
où comme l’explique Gretta ce sont « largement les femmes qui regardent », et matchs de
ligue de football, est une notion que l’on a déjà vu être analysée par des chercheurs tels
que David Morley.
Ces deux points : sports et soap operas dramatiques sont des points essentiels de
définition du genre au sein du domicile familial. En témoignent ces deux citations de l’auteur :
Les femmes, dans l’ensemble portent bien moins d’intérêt pour la télévision en
104
général, à l’exception de soap operas bien précis, qu’elles suivent.
Et
« Principalement, les seuls programmes télévisés dont les hommes acceptent de
105
parler librement sont sportifs »
Éventuellement et comme en témoignent les discussions avec les interrogés, les pères
106
peuvent reconnaître aussi un intérêt dans les informations ou bien un désintérêt complet
pour l’activité culturelle dans le cas de la famille de Gretta :
« (…) « Faut pas fâcher », « Qui fait ça ? », c’était vraiment les trucs que tu ne
peux pas ne pas regarder ! Mon père lui ne regardait pas trop ça parce que c’était
un homme d’affaire donc il ne voulait pas trop perdre son temps avec ça : « j’ai
d’autres choses à faire que de m’asseoir ici à regarder ça ». Mais ma mère et mes
frères et sœurs, oui, tout le monde. »
C’est ainsi prendre à l’envers le postulat suivant de David Morley :
« Le modèle dominant des relations de genre dans la société (…) place la maison
comme primairement définie pour les hommes comme un lieu de loisir – en
comparaison à leur « temps industriel » d’emploi en dehors de la maison –
alors que cette même maison est primairement définie pour les femmes comme
107
appartenant à la sphère du travail (…) »
103
104
Pour reprendre les termes de Gretta.
« The women, on the whole, display far less interest in television in general, except for the particular soap operas
which they are following. » Traduction personnelle. David Morley, « Family Television : Cultural Power and Domestic
Leisure », Routledge, 1986
105
106
107
« In the main, the only television material that the men will admit to talking about is sport ». Traduction personnelle.
« Mon père est un grand fan d’informations » pour Philippe Auguste.
« The dominant model of gender relations within the society (…) is one in which the home is primarily defined for
men as a site of leisure – in distinction to the « industrial time » of their employment outside the home – while the home is
41
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Deux remarques concernant ce postulat. La première concernant l’évolution, certes douce
et lente, de la pratique du loisir entre hommes et femmes. Ainsi, les femmes interrogées lors
des entretiens reconnaissent toutes, que ce soit elles ou leurs mères, profiter de moments
de détente au sein du foyer, qu’il soit individuel ou familial. La deuxième remarque concerne
l’aspect généraliste que Morley confère à ce postulat alors qu’il reconnaît par la suite avoir
suivi un panel composé majoritairement d’une population ouvrière ou issue des classes
moyennes. De plus, l’étude de Morley date de 1986 et reflète la fin de l’ère post-industrielle
et n’offre pas les dynamiques actuelles de mélange entre vie privée et vie professionnelle
(portable, ordinateur…).
Cette tempérance ne vient pas pour autant à l’encontre des théories de Morley et de la
division de genre fortement inégalitaire pouvant régner encore au sein des foyers comme
en témoigne l’enquête « Emploi du Temps » menée par l’INSEE entre 2009 et 2010. Force
est de constater que l’homme confère en moyenne 1,23 heure de son temps quotidien aux
108
tâches ménagères alors que la femme en offre 3,03 heures .
Les rapports de genre au sein du domicile familial ne sont pas les mêmes et cela même
en terme de pratiques télévisées et pourtant, en faisant fi des matchs de football et des
telenovelas, il semble que les séries humoristiques arrivent à fédérer dans leur audience
une cohérence de genre et d’âge. Fédératrices donc, les séries comiques ivoiriennes
furent, et sont encore un rendez-vous hebdomadaire, suivi par la population, non genrés et
véhiculant, semble-t-il, un certains nombres de valeurs en filigrane. Quelles sont ces valeurs
et en quoi les séries ont une importance toute particulière dans cette société, ce sont les
questionnements que nous tâcherons de développer dans le troisième chapitre de ce travail.
primarily defined for women as a sphere of work (…) » Traduction personnelle. David Morley, « Family Television : Cultural
Power and Domestic Leisure », Routledge, 1986
108
Enquête Emploi du temps 2009-2010 in INSEE Résultats n°130, Société, Juin 2012 http://www.insee.fr/fr/themes/
document.asp?ref_id=edt2010
42
Chapitre 3 : La société de l’ordinaire
Chapitre 3 : La société de l’ordinaire
Oho, mm, je me pose des questions, Oho, mm, devant la télévision. Je vais me
tâter si je vais participer aux jeux. Telle est telle est ma télé, telle est telle est ta
télé.
Guy Béart, « La télé », 1967
Humour et amour : la série télévisée comme un
ordinaire dramatisé
Un apprentissage moral
Lorsqu’il s’agit de décrire les séries ivoiriennes visionnées par les interrogés, ces derniers
s’accordent tous sur une chose : c’est drôle ou sentimental. À travers un effet de
loupe scénaristique, exagérant les situations sociales, les relations entre individus et les
rapports au quotidien, les séries télévisées offrent au spectateur la possibilité de tisser
des ponts entre situations fictionnelles et sa propre vie, la fiction faisant office de « terrain
d’entraînement » de la vie. Cela peut s’expliquer par la volonté des réalisateurs de ces
séries « quotidiennes » de se rapprocher de la réalité sociale et de la vie de son public.
On a alors un jeu d’influence, un va-et-vient entre fiction et réalité sociale. D’un côté, la
109
fiction tente de s’approcher au plus près des enjeux de la « vie réelle » et de l’autre, les
110
spectateurs cherchent à intégrer, par « perfectionnisme » , les valeurs morales véhiculées
par les séries télévisées. Sandra Laugier explique la puissance morale des séries télévisées
par leur « polyphonie » :
Elles portent une pluralité d’expression singulières, mettent en scène des
111
disputes et débats et sont imprégnées d’une atmosphère morale.
C’est cette notion de « choix » entre différents comportements, mise en enjeu dans
les séries télévisées, qui porte au spectateur la capacité de définition d’une morale,
112
raisonnée, impliquant la mise au point d’une maxime personnelle . C’est grâce à
109
C’est le fameux « effet de réel » théorisé par Roland Barthes et décrit par Muriel Mille dans son étude sur la série télévisée
française « Plus Belle La Vie ». Muriel Mille « Rendre l'incroyable quotidien », Réseaux 1/2011 (n° 165), p. 53-81. www.cairn.info/
revue-reseaux-2011-1-page-53.htm.
110
L’objet culturel ordinaire peut en effet être une formidable inspiration en terme d’agissement moral, social, familial comme nous
l’avons déjà développé brièvement dans notre deuxième chapitre, particulièrement autour du travail de Philippe Corcuff et Sandra
Laugier.
111
Sandra Laugier « Vertus ordinaires des cultures populaires », Critique 1/2012 (n° 776-777), p. 48-61. www.cairn.info/
revue-critique-2012-1-page-48.htm.
112
Définie au sein de la première section des « Fondements de la Métaphysique des Mœurs », Emmanuel Kant, 1785
43
Ma Famille, Nos Séries et Moi
leur dimension d’entraînement moral, d’échauffement à la réalité sociale que les séries
télévisées permettent au spectateur de maximiser sa connaissance, son expérience des
situations sociales et par la suite d’en tirer par comparaison, par mise en relation entre
actions et valeurs morales, ce qui est bon en soi, le tout dans un cadre divertissant et
113
confortable . L’accroche aux personnages et le suivi de leur évolution revient au sein des
entretiens comme en témoigne Gretta :
« En général, ça se suit (les épisodes), ce n’est pas comme beaucoup de séries
américaines qui ont un épisode qui raconte une histoire où il y a un conflit qui
se résout à la fin, en général (dans les séries ivoiriennes NDLR) le conflit dure
toute la série. Ça se suit et il y a des personnages au début de la série (…) et tu
114
les suis, tu suis l’évolution de leurs propres problèmes (…). Tu as beaucoup de
couples et des groupes d’amis et c’est comme ça que les conflits se forment. »
L’apprentissage moral au moyen de séries comiques semble être clairement assumé
par les créateurs de ces séries. Karima Moussaïd, journaliste à Afrik.com, analyse plus
particulièrement « Faut Pas Fâcher », dont le but est
« (…)la prise de conscience des Ivoiriens face aux problèmes récurrents de leur
115
société(…) »
Pour Hermann, « Faut Pas Fâcher » est une « super comédie » :
« C’est une sorte de truc comique qui traite souvent des problèmes sociaux
en Côte-d’Ivoire. Mais je trouve que niveau réalisme, (…), c’est pas génial mais
c’est parce qu’ils ont pas les moyens financiers. Sinon, c’est très théâtralisé, tu
regardes une séries, tu ne te sens pas plongé dedans, c’est vraiment le théâtre ».
Théâtralité : série télévisée et catharsis moderne
La question de théâtralité, de dramaturgie de cette série télévisée est centrale puisque l’on
retrouve, à la fois dans l’article de Karima Moussaïd, où cette dernière rapproche la série
comique du théâtre, « châtiant les mœurs par le rire » et à la fois dans les discours des
interrogés.
Ainsi Philippe Auguste, parle des séries télévisées comme d’une « métamorphose de
la tragédie » :
« (…)Ça touchait les populations parce qu’en fait, c’était une illustration des
mœurs de la société, c’est de la catharsis. C’est se retrouver face à quelque
chose que nous-même, on a déjà probablement vécu. (…) tu te retrouves, tu peux
retrouver un personnage, une caractéristique d’un personnage que tu as ou un
truc qui t’es arrivé. »
116
« L’effet de réel » est crucial pour que l’échange se fasse entre spectateur et série
télévisée. Ce rapport au quotidien est ce qui a plu à Hermann, qui dit aimer « voir les lieux
d’Abidjan » qu’il connaît.
113
Chez soi, chez sa famille, dans son canapé ou bien son lit.
114
Gohou Michel, par exemple, est un grand dragueur dans « Ma Famille »
115
Karima Moussaïd, « Abidjan : la télé qui apprend en faisant rire », 18/02/2001, Afrik.com http://www.afrik.com/
article2237.html
116
44
Barthes Roland. L'effet de réel. In: Communications, 11, 1968. Recherches sémiologiques le vraisemblable. pp. 84-89
Chapitre 3 : La société de l’ordinaire
D’une part, les séries offrent, lorsqu’elles sont comiques, une approche humoristique
117
des problèmes sociaux et de l’autre, lorsqu’elles sont mélodramatiques , une dimension
118
romantique et des situations morales concernant les relations amoureuses et familiales.
L’humour dans les séries télévisées est un premier volet important lors des entretiens.
Pour Gretta, c’est « un truc vraiment comique avec des problèmes de famille, des problèmes
d’argent, des problèmes de femme avec son mari qui la trompe, où il y a un enfant,
des problèmes de tout le jour ». Ce mélange entre quotidien, séquences « ordinaires »,
familiales, et traitement humoristique, permet de mettre sur table les soucis quotidiens et,
est, toujours selon Gretta,
« Une façon d’oublier un peu ses propres problèmes donc tout le monde se réunit
ensemble, ça réduit les tensions, s’il y a des tensions dans la famille. Tout le
119
monde rit ensemble, on a la possibilité de s’abstracter un peu de notre propre
vie, de s’absorber dans la vie d’autres personnes et d’oublier ce qu’on a qui nous
dérange, je pense que c’est pour cela que l’on regarde. »
Il y a un transfert des problèmes personnels, sous le signe de l’humour, vers des problèmes
de fiction, situations pourtant très proches
« (…) des trucs de la vie réelle, pas seulement dans la série ! Les séries
reproduisent ces situations (…) très réelles. »
Mais dématérialisées, permettant une réflexion sur soi à travers les personnages, d’une
manière plus détendue. Le pouvoir de l’acteur semble avoir d’emblée une symbolique
militante et sociale très forte. Pour Hermann,
Le comique, souvent, ça tourne autour des problèmes sociaux, par exemple, on
va parler du chômage en Côte-d’Ivoire. Eventuellement, les humoristes (sont à
rapprocher, NDLR), même si ce n’est pas du tout le même format, on va dire dans
la dénonciation, dans le fait d’appuyer là où ça fait mal. Mais il n’y pas vraiment
d’équivalent (en France, NDLR).
Les séries télévisées à grande diffusion en Côte-d’Ivoire sont donc également très proches
d’une télévision satirique, n’hésitant pas à critiquer le pouvoir. Pour Karima Moussaïd,
« La RTI a privilégié une parole quasi libre, qui fait des sketches une scène où
se dit ce qui dérange. On aurait tort de considérer l’émission comme un simple
divertissement, car elle est d’abord et avant tout un moyen d’information qui
dénonce ouvertement les tares de la société ivoirienne, s’impose en moralisateur
120
public et se moque des puissants. »
En témoigne l’épisode « Nomination » de la série « On est où là ? » mettant en scène
la malhonnêteté et l’incompétence gouvernementale ivoirienne, où le Président de la
République récemment élu à plus de 98%, cherche à nommer des membres de sa propre
famille au poste de Ministre de l’Alphabétisation et de l’Education Populaire. Problème, les
deux frères sont analphabètes…
117
118
Telenovelas, séries indiennes…
Des« émotions (qu’on) ne trouve pas toujours », forme de réenchantement du monde, selon Hermann.
119
Sic
120
Karima Moussaïd, « Abidjan : la télé qui apprend en faisant rire », 18/02/2001, Afrik.com http://www.afrik.com/
article2237.html
45
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Image extraite de l’épisode « Nomination », réalisé par Ana Ballo, « On est où là ? »,
2006
Très codifiée, presque normée, les séries télévisées ivoiriennes offrent des repères
sociaux quasi-inamovibles, notamment grâce à l’utilisation d’acteurs qui se cantonnent
souvent dans les mêmes rôles : éternels dragueurs, femmes trompées, castratrices,
ambitieux, la palette de caractères est certes large mais force les acteurs à offrir à l’infini
les mêmes rôles.
« T’as un acteur, comme le Gohou, il va faire 30 films et 30 fois le même
personnage, c’est comme une série, tout marche par répétition, reproduction. »
121
déclare Hermann, suivi de près par Philippe-Auguste, concernant les rediffusions
,
« Ça (les séries télévisées) passe et repasse, c’est rabâché. Parfois tu as vu
l’épisode cinquante fois, tu le connais par cœur, tu peux même le réciter, mieux
que les leçons. »
Ces personnages récurrents peuvent même agacer, voire insulter. Ainsi, Ivoire trouve que
les séries devraient être « mieux choisies » et critique leur représentation des expatriés
« Ils vont pas mettre les pays comme la France en avant par exemple. C’est plus
des séries où les Français sont méchants. »
Reflet d’une société ivoirienne, africaine, où le Français reste pour partie un colon, ce type
de discours n’est pas étonnant. Ce constat permet une fois plus une conception cathartique
des séries télévisées, les auteurs utilisant des trames scénaristiques et de mises en scène
comme autant de loupes braquées sur la société qu’elles tentent de dépeindre, grossissant
121
Comme évoqué précédemment, de très nombreuses séries ivoiriennes se sont arrêtées au cours des années 2000 pour cause
de difficultés financières. Pourtant, leur diffusion continue sur la RTI, à la manière de sitcoms françaises telles que « Un Gars, Une
Fille », toujours diffusée sur Téva, 6ter, Paris Première, W9, Plug RTL, malgré son arrêt en 2001.
46
Chapitre 3 : La société de l’ordinaire
certes le trait mais touchant souvent au plus juste. Cette manière de concevoir, d’écrire
la télévision, chercher l’effet de réel, est essentielle au sein du processus d’acquisition et
d’interprétation, de choix, par le spectateur.
La télévision, une habitude culturelle et sociale?
Après avoir constaté l’existence d’un fond perfectionniste dans la pratique télévisée,
reposant sur des mécanismes d’expérience morale, de comparaison, « d’entraînement
122
éthique », on se doit de se pencher pour clore ce travail sur la forme que prend cette
123
pratique et sur les conclusions que l’on peut tirer de ces pratiques relevant de l’ordinaire,
voire de l’habituel.
Du quotidien télévisé
De nombreux moments des conversations avec les interrogés révèlent, qu’au delà du plaisir,
du divertissement, de la réflexion, la pratique télévisuelle est également une habitude,
entrée dans l’agenda quotidien. La télévision et la pratique de la série télévisée, de la fiction
peuvent être une présence essentielle, un prétexte à la conversation.
« Quand j’ai des amis qui viennent, on est là, à la maison, la daronne met un film,
on reste devant, on discute.
La télévision peut représenter un rendez-vous quotidien, familial, de rassemblement, ayant
une intensité presque plus importante que le programme regardé, le fond. Ainsi pour Gretta,
les horaires fixes de diffusion ont eu une importance dans ses habitudes familiales.
« (…) avant, les séries qui passaient c’était une certaine heure tous les soirs
et tout le monde se réunit, on se met devant la télé, on regarde ensemble mais
maintenant du coup, il y a plus ça et aller sur Internet et regarder de l’écran de
ton ordinateur, ça ne donne plus la même envie. »
Ainsi, concernant certaines diffusions de séries télévisées en Côte-d’Ivoire, notamment les
séries plus « romantiques », l’habitude bouleverse clairement les horaires de travail. Ainsi,
pour Philippe-Auguste, ces telenovelas et séries indiennes,
« Ça touche énormément la population. Pour la classe populaire, les telenovelas,
c’est comme le Saint-Graal. Ça parle de ça dans la rue. Je te dis pas, quand il
est 19 heures, activités sociales, professionnelles, fonctionnelles, tout est arrêté
pour aller regarder. »
Hermann, comme nous l’évoquions précédemment, reconnaît regarder ces séries lorsqu’il
rentre en Côte-d’Ivoire mais sous une certaine pression sociale.
« Là-bas, j’essaie de sortir, surtout ne pas rester à la maison, aller sur la plage,
en boîte, pratiquement toutes les vacances. Mais la télé, c’est hyper présent dans
la vie des gens. Le soir, ils regardent tous la télé. Tu as des trucs mexicains,
brésiliens, ils sont accros. Ils arrêtent tout et ils rentrent chez eux pour regarder
ces trucs. A partir de 19 heures, y’a plus personne. Tu vois, au début, j’étais pas
122
123
Que nous avons observée au sein du deuxième chapitre.
Certes humbles du fait du faible nombre d’entretiens réalisés, on ne peut en effet se permettre une étude quantitative.
47
Ma Famille, Nos Séries et Moi
passionné mais quand tous mes potes rentraient, tu te sens bien obligé et tu
rentres regarder. »
Bien entendu, cette pression n’est même pas liée à l’impression de manquer de références
au sein d’une conversation, mais bien de ne pas partager une pratique sociale et pas
seulement culturelle. Le début de la série télévisée marque le retour à l’espace privé, la fin
de la journée de travail.
124
Aussi parce que la télévision se pratique à l’intérieur, à la maison , elle est
indissociable de l’habitude, de l’espace privé et l’on constate parfois donc une pratique
ordonnée, presque désintéressée, de la culture ordinaire. Comme nous l’évoquions
précédemment, la pratique pouvant être celle des séries télévisées peut prendre la forme
125
d’un bruit de fond, au même statut qu’écouter la radio, un CD . Je reconnais moi-même
regarder certaines séries avec un certain détachement, laissant les épisodes tourner en
travaillant, en cuisinant. Ce qui peut permettre, comme le dit Philippe-Auguste de
« (…) capter juste l’essentiel. Au moins je peux faire un bon résumé de l’épisode.
Parce que soit je suis occupé (…), j’ai mis la série et je la suis en même temps,
soit je suis au téléphone et il y a la série en même temps. »
Individus et pratiques télévisuelles: une carte de visite sociale
Dans la pratique télévisée, il peut y avoir un versant relevant de l’habitude sociale,
éventuellement d’une forme de pression. Je reconnais moi-même m’être intéressé à
certaines séries telles que « Games of Thrones » ou « The Wire » à la fois par conseil :
« Tu devrais vraiment regarder, je pense que ça te plairait » mais également par volonté de
participer à des conversations évoquant ces objets culturels et dont j’étais totalement exclu
puisque je ne partageais pas les références et les codes des séries évoquées.
Cette idée que la série télévisée peut fonctionner comme carte de visite, ouvrant
certaines relations, liant les individualités n’est pas une nouveauté. On trouve sur Internet
de très nombreux forums de discussion autour des séries télévisées, bénéficiant d’une
espérance de vie bien plus élevée que les forums dédiés à des films. Cela peut s’expliquer
par la durée que peut prendre une série télévisée. Les forums de film regroupant d’ailleurs
le plus de fan sont généralement issus d’œuvres en série, de sagas, telles que Star Wars
pour ne citer qu’une des plus connues.
Hermann explicite cela dans son entretien :
« Tu t’accroches plus ou moins à des gens. Par exemple, je vais rencontrer des
gens que je ne vois pas souvent. Tu vois, on n’a rien en commun et moi je vais
parler d’une série et on va discuter. Ce n’est pas grand chose mais c’est ce qui
maintient notre relation en vie, si je peux dire. »
Parce qu’elles sont facilement accessibles (diffusion télévisée, téléchargements légaux ou
illégaux), prenantes, s’étendant sur une longue période de diffusion et porteuses de valeurs
morales ou du moins, d’un terreau de réflexion morale, les séries télévisées offrent comme
n’importe quel objet culturel ordinaire la possibilité d’échanger, de confronter les opinions,
de discuter des affinités, des sentiments, des préférences. La pratique de cette forme de
débat, de réaction à la télévision est collectif pour Ivoire lorsqu’elle évoque sa vie en Côted’Ivoire :
124
125
48
Ou bien même à l’hôtel si l’on est en déplacement professionnel.
En écrivant ces lignes, j’écoute de la musique par exemple.
Chapitre 3 : La société de l’ordinaire
« C’est vrai que chez ma grand-mère, qui habite encore là-bas, quand elle met la
télé, 50 personnes devant et tout le monde est en train de commenter le truc donc
tu mets ce que tu veux, comme émission, comme film, tu peux même mettre les
publicités que c’est matière à palabre. (…). Ça fait 5 ans que j’ai pas allumé la RTI,
sauf chez ma grand-mère où c’est allumé en permanence, mais c’est pas moi qui
allume, je m’assois pas devant, j’écoute les gens parler et voilà. »
Pour Katia, les pratiques culturelles, et plus particulièrement le visionnage de séries
télévisées par les migrants, sont des clés d’intégration et d’identité.
« J’imagine que ça dépend à quel point les migrants sont intégrés dans la culture
du pays dans lequel ils résident et aussi depuis combien de temps. Et aussi
à quel point les parents baignent leurs enfants dans la culture du pays où ils
vivent. J’imagine qu’un ivoirien qui vient d’arriver en France par exemple et qui à
l’âge d’être un adolescent a beaucoup plus de chance de s’attacher à une forme
de « nostalgie ». »
Encore une fois, la famille revient comme noyau central de la socialisation à travers les
pratiques culturelles. La « redécouverte » des séries télévisées par Katia, qui a eu son
importance dans la construction de son identité personnelle et donc de son rapport aux
autres s’est d’ailleurs fait de manière fortuite mais à travers le spectre familial.
« Je suis tombée dessus par hasard parce que ma cousine est ivoirienne et a
publié sur Facebook une petite comédie qui s’appelle « On est où là ? »
« L’accroche » se fait entre individus et n’est que plus forte si les individus sont loin d’une
forme de facilité d’accès à son patrimoine culturel national. L’aspect immatériel des séries
télévisées offre aussi la possibilité de conversations sur le pays d’origine entre migrants, de
recréer ailleurs une société locale. Selon Philippe-Auguste,
« (…), quand on a des discussions ensemble, on revient sur des sujets comme ça
(les séries télévisées NDLR), c’est notre moyen de nous rattacher, de retourner à
notre origine. C’est élémentaire, c’est quelque chose que l’on est obligé de faire.
Je pense que tous les immigrés, toutes les nationalités quand on se retrouve
entre nous, on parle de choses qui nous plaisent, qu’on a aimé faire, quand on
était chez nous. »
Garder des références communes, continuer à s’informer sur son pays d’origine, tout cela
se faisant généralement par le biais d’Internet, ce comportement est également décrit par
Gretta lorsqu’elle évoque ses frères.
« (Mes frères) ont beaucoup plus d’amis ivoiriens et ils écoutent de la musique.
(…) Il y a un de mes frères qui écoute que de la musique ivoirienne, alors que
126
de la musique ivoirienne, jamais la radio américaine dans sa voiture , c’est que
des Cds avec de la musique ivoirienne et quand il est à la maison, il est sur des
sites ivoiriens en train d’écouter de la musique, en train de regarder des clips sur
Youtube. »
Le ciblage d’œuvres culturelles précises par les individus permet au spectateur de se
forger à la fois une morale mais également un réseau social puisque l’étendue des œuvres
culturelles qu’il « consomme » va définir à la fois ses goûts, sa situation et ses affinités
avec l’autre, peu importe la communauté dont il est originaire. Cependant, l’appartenance à
un groupe conditionne la découverte d’œuvres culturelles, reproduisant certaines pratiques
126
Egalement un lieu très privé, du domaine du domicile.
49
Ma Famille, Nos Séries et Moi
parentales, familiales, professionnelles. Cette influence forte de l’environnement social
nucléaire, au sens familial, ethnique, religieux, n’est pour autant pas coercitive comme en
témoigne Gretta :
« Je ne veux pas dire retourner en arrière (concernant le visionnage de séries
télévisées ivoiriennes NDLR) mais repartir dans le passé, regarder des choses
que j’ai déjà vues auparavant, sinon ça me dérange pas de regarder ce genre de
séries mais j’ai plus le temps en fait et en ce moment, je suis étudiante donc je
me dis que j’ai déjà des habitudes que j’ai formé. Donc, de repartir encore, de
reprendre ces séries là (les séries ivoiriennes NDLR), et les suivre, c’est une autre
chose que je dois faire donc je préfère même pas le faire. »
Après avoir longtemps regardé ces séries télévisées ivoiriennes, Gretta ne semble plus
avoir l’envie de suivre avec attention ces sitcoms africaines. Elle y voue une pratique de
surface, de forme, afin de maintenir quelques références cruciales à son identité africaine
pour laquelle elle milite implicitement. Elle leur préfère les séries américaines, socialement
plus intéressantes pour elle, vivant avec peu d’ivoiriens et sur un campus universitaire
prestigieux. Hormis sa propre famille dont elle cherche à s’éloigner d’une certaine façon, elle
éprouve une certaine nostalgie, particulièrement liée non pas aux relations directes avec la
famille mais plutôt sur les conditions de vie, les habitudes du foyer, la télévision en étant
une des plus importantes.
Nous conclurons le dernier chapitre de ce travail par une dernière remarque d’ordre
personnel. L’absence ou le faible attrait de l’étude des pratiques culturelles (télévision,
cinéma, spectacle, lecture…) dans la sociologie de la famille, lorsqu’elle est réalisée aussi
127
bien par François de Singly que par Martine Segalen est une étrangeté, d’autant plus que
de tels auteurs défendent des notions transpirant à travers la télévision comme l’éducation,
l’espace privé, la socialisation.
L’introduction sur la famille réalisée par Martine Segalen est déroutante en cela que
le remplacement par mes soins du mot « famille » par le mot de « télévision » offre une
définition calquée, similaire.
128
« Lieu du privé, la famille est en prise directe avec la société. Aussi les
mutations sociales profondes qui concernent l’économie, la culture, l’espace
urbain ont-elles des répercussions immédiates sur la vie quotidienne des
individus qui s’exprime au sein d’une constellation de personnes liées par le
129
sang et/ou l’alliance . La famille n’est pas une simple caisse de résonance de
130
ces transformations, elle y participe de façon active. »
Cette légère modification, très contestable en terme d’académisme offre pourtant le bénéfice
d’un parallèle entre la famille et la télévision, cette dernière reprenant d’ailleurs nombreux
codes de la première et un attachement particulier au domaine de l’intime.
127
ème
François de Singly, « Sociologie de la Famille Contemporaine », 4
éd, Armand Colin, Coll. Domaines et Approches, 2012
128
Lire alors : télévision
129
Lire alors : Programmes télévisés communs.
130
Martine Segalen, « Sociologie de la Famille », Armand Colin, 2006
50
Conclusion
Conclusion
Je commencerai cette conclusion par une note plus personnelle, en un sens, puisqu’elle me
concerne, mais pour autant ne venant pas à l’encontre du travail effectué puisqu’elle décrit
la personnalisation, l’intime dans le travail universitaire.
L’usage des sciences sociales et plus particulièrement de la sociologie se doit, à mon
sens de porter une dose intime de l’individu réalisant le travail. À travers cette étude sur
la télévision et les pratiques culturelles des migrants, j’ai pu moi-même me découvrir. Ces
découvertes liées à mes pratiques culturelles ont découlé sur une meilleure perception de
ce que je suis, familialement, culturellement.
La non-révélation de cette première personne du singulier est une hypocrisie de
131
la recherche puisque cette dernière porte de toute façon l’empreinte du chercheur
à
travers le choix du sujet, son traitement, sa méthodologie. Je ne dis pas non plus que
l’auteur est un créateur ex-nihilo mais au contraire qu’il est partie intégrante des faits et
des paroles qu’il commente, qu’il observe. La neutralité totale et la rupture de l’épistémé
doivent se munir d’une certaine humilité au même titre que l’individualité du rédacteur qui
afin de saisir l’intime de l’interrogé doit jouer entre recul scientifique et confiance avec le
sujet. L’application purement linguistique de ces termes est d’ailleurs amusante puisque la
discipline scientifique réclame au premier abord d’un travail d’en connaître le sujet, l’identité
singulière et intime, le « je ».
Voilà pourquoi cette conclusion est tirée aussi bien sur les descriptions sociales
qui m’ont été faites ainsi que certains faits, que sur ma propre condition en tant
qu’étudiant masculin, blanc, issu de parents respectivement instituteur et professeur de
collège, amateur d’œuvres de fiction qu’elles soient sous format vidéo ou livresques. La
connaissance de ma propre identité, qui bien sûr ne peut se résumer à ces uniques
132
définitions, est un pan entier de ce travail, qui pour des raisons de commodité n’a pu
transparaître intégralement. Il me semblait pour autant essentiel de préciser le caractère
intime de ce travail, au-delà d’un simple feuillet de remerciements. Dans le cadre de
son ethnographie, les mots de Jeanne Favret-Saada, résument ce gouffre des sciences
sociales, le rapport scientifique d’une « non-personne à un sujet indéfini ».
« Ainsi, l’ethnographie semble s’élaborer entre un individu qui serait une fois
pour toutes cantonné dans la place du sujet de l’énoncé et un savant qui se
désignerait lui-même comme un sujet de l’énonciation mais comme son sujet
indéfini. L’indigène apparaît alors comme une monstruosité conceptuelle :
assurément comme un sujet parlant puisque l’ethnographie est faite de ses
dires ; mais comme un parlant non-humain (ici en italique) puisqu’il est exclu
133
qu’il occupe jamais la place du « je » dans quelque discours que ce soit. De
131
132
133
Qu’il soit en thèse, enseignant-chercheur ou simple rédacteur de mémoire.
Je n’avais de toute manière pas la volonté de réaliser un mémoire sur moi-même.
Le lecteur de ce travail sera forcé de constater qu’au fil de l’écriture, les modifications directes sur les paroles des
interrogés, particulièrement la modification du « je » se sont estompés. J’ai fait le choix de laisser cette évolution pour
laisser paraître la modification de mon rapport à l’interrogé et le caractère de plus en plus assumé de la personnalisation
51
Ma Famille, Nos Séries et Moi
son côté, l’ethnographe se donne pour un être parlant (ici en italique) mais
qui serait dépourvu de nom propre (ici en italique) puisqu’il se désigne par un
pronom indéfini. Etrange dialogue que celui qui paraît se tenir entre ces êtres
134
fantastiques… »
135
C’est donc une construction en alternance entre première personne du singulier , précisant
mon individualité et première personne du pluriel, soulignant l’aspect commun du travail et
136
la rigueur scientifique qui a baigné ma réflexion .
En conclusion de ce travail, on donne alors à l’idée de commun plusieurs sens.
Tout d’abord, l’approche d’une communauté, ivoirienne, liée par des références, des
pratiques, des souvenirs, des objectifs de vie partagés, mais également une communauté
des séries télévisées, évoquée à travers les forums internet, les entretiens avec les
137
interrogés. Dans ce travail, ce commun se trouve alors sur plusieurs cercles : nationalité,
condition migratoire, famille, partage d’œuvres culturelles. La participation de l’interrogé
à différents cercles est la condition essentielle de son individualité. Ces cercles peuvent
bien entendu refléter chacun dans leur pratiques, coutumes, une forme de déterminisme
social mais c’est l’union et l’adhésion de l’individu à ces différents cercles qui permettent
la définition de son individualité, telle l’apparition de la forme centrale d’une rosace une
138
fois cette dernière achevée . On trouve alors un double mouvement, à la fois d’une
construction de l’individu à travers ses pratiques et d’une évolution de ces pratiques par
rapport à ce que l’individu leur apporte. Comme nous l’avons évoqué à travers la recherche
de Muriel Mille sur la série française « Plus Belle la Vie », l’individu, à travers ses pratiques
sociales offre un sujet de création culturelle, création se construisant à travers la recherche
139
de « l’effet de réel » et « l’enchantement » télévisé . Cependant, une simple approche
en miroir embellissant, si l’on se fie à la théorie de l’enchantement défendue par Eric
Macé, appliquerait à la télévision une théorie classiquement nombriliste. C’est alors que
l’application d’une théorie perfectionnisme, issue des réflexions de Sandra Laugier sur
Stanley Cavell met à jour la pratique du public vis-à-vis des séries télévisées et autres
cultures ordinaires. Ce rapport éducatif, nous l’avons observé à la fois dans les articles
140
de presse mais également dans les discours des interrogés. Cette perception du public ,
révèle le pouvoir que ce dernier a sur ce qu’il regarde : le pouvoir de modifier lui-même sa
des interrogés ainsi que l’imbrication du discours de l’interrogé au discours scientifique et théorique que j’ai appliqué au
long de ce mémoire. Au même titre, j’ai fait le choix de garder leurs prénoms originaux, n’ôtant que leurs noms de famille
afin de préserver une forme de secret d’identité.
134
135
Jeanne Favret-Saada, « Les mots, la mort, les sorts », Editions Gallimard, 1977
Aussi bien à travers l’usage direct du « Je », qu’à travers la narration de ma propre vie, des émissions télévisées que je suis, des
séries télévisées que je pratique voire des membres de ma famille se rapprochant de près ou de loin au travail effectué.
136
Schéma d’entretien, lecture et citations sourcées.
137
138
Dénomination que l’on préfèrera à celle de « niveau », plus hiérarchisée et hiérarchisante.
Cette conceptualisation en cercles laisse pour autant la place à de l’imprévu et n’offre pas la régularité de la figure
géométrique.
139
Eric Macé, « La Télévision du Pauvre. Sociologie du « public participant » : une relation « enchantée » à la télévision »,
Hermès 11-12, 1992.
140
52
Ce qui est public est alors commun.
Conclusion
conception du monde et de la morale à travers l’usage des œuvres culturelles qu’il tient à
141
sa disposition .
A l’inverse, lorsqu’en 1992, Eric Macé écrit:
« (…) la banalisation de la télévision liée au passage d'un régime de rareté à
un régime d'abondance se traduit par la transformation des téléspectateurs
en consommateurs, en « public » vendu aux annonceurs par les chaînes de
142
télévision. »
il convoque malheureusement les idées élitistes et dépassées de l’Ecole de Francfort
concernant un public télévisé, qu’il qualifie de manière permanente de « populaire ». Sousjacente, l’idée d’enfermement du public aliéné à un menu télévisé, à un programme dont
il ne peut décider de l’horaire, est présente dans le discours d’Eric Macé, à proximité de
l’assujettissement aux discours publicitaires. Ce soi-disant assujettissement du public à la
publicité, lié à la citation ultra-populaire du « temps de cerveau disponible » de Patrick Lelay,
n’est en aucun cas le discours tenu par la majorité des interrogés sauf Ivoire, issue de la
bourgeoisie et jugeant les Ivoiriens comme de pauvres manipulés, incapable de forger leur
propre opinion concernant les programmes qu’ils regardent. Ce type de discours, qui en
surface se veut protecteur du « pauvre », du « mal éduqué » met en réalité une distance
forte entre « pauvres » et « riches » et convertit dans le discours le capital économique
en capital culturel, rendant le pouvoir de réflexion et de jugement du spectateur télévisé
impotent puisque ce dernier ne sait pas et ne peut pas savoir. Richard Hoggart n’est pas loin.
Notre travail a tenté de mettre en évidence les nouvelles pratiques de la télévision
et du visionnage des œuvres diffusées, particulièrement grâce à l’outil Internet. Le
bouleversement des supports, l’évolution vers la « télévision à la demande » et le
téléchargement illégal s’appliquent comme autant de pratiques libres, pour ne pas dire
libertaires, de la culture. De plus en plus, ces nouvelles pratiques des œuvres culturelles
tendent à être légitimée comme en témoigne la récente déclaration de Jeff Bewkes, le
PDG de Time Warner, maison-mère de HBO, concernant la série « Games of Thrones »,
dont nous avons précédemment vu qu’elle était une des plus piratée du monde. Ainsi,
pour Bewkes, les scores impressionnants du piratage sont « meilleurs qu’un Emmy », ces
derniers aboutissant de tout façon sur une « augmentation des abonnements à HBO », les
143
pirates étant également ceux réalisant le « bouche-à-oreille » sur une série.
C’est en cela que l’on convoque le commun sous un autre angle, attenant toutefois.
Le commun, c’est l’ordinaire défini par Sandra Laugier : séries télévisées, cinéma, mais
144
aussi émissions de télé-crochet, de rencontres amoureuses . A travers l’extraordinaire
141
142
Œuvres auxquelles il choisit, de manière relative, d’être exposé.
Eric Macé, « La Télévision du Pauvre. Sociologie du « public participant » : une relation « enchantée » à la télévision »,
Hermès 11-12, 1992.
143
144
http://www.adweek.com/news/television/bewkes-game-thrones-piracy-better-emmy-151738
On citera « l’Amour est dans le pré », réalisant le lundi 12 août la meilleure audience de la saison 2013 avec 5,5 millions
de téléspectateurs, soit 28,1 % de part d’audience selon Médiamétrie. L’émission présentée par Karine Le Marchand offre la chance
à des célibataires issus du monde rural de rencontrer et de trouver l’amour. Source : 20 Minutes.fr URL : http://www.20minutes.fr/
societe/1209753-20130813-audiences-tv-record-lamour-pre-nathalie-qualifiee-dinfecte-twittos
53
Ma Famille, Nos Séries et Moi
145
fiction des situations dépeintes , la mise en scène, l’expérience morale reste intacte.
Puisque les séries reposent, qu’elles soient fantastiques, éloignées géographiquement, sur
146
des mécanismes d’exposition de situations problématiques, liées à des questionnements
éthiques, elles deviennent de fait quotidiennes et ordinaires. Dans notre étude plus
particulièrement, ces séries ont trait à la famille, aux écueils politiques et économiques de
la société ivoirienne, des sujets de conversations que l’ont pourrait qualifier de commun.
La culture du quotidien, celle pratiquée tous les jours et qui « sert » tous les jours, mettant
en scène l’ordinaire et offrant à la réalité sociale un écho, un échauffement, un test à
travers la fiction de cette réalité. La série télévisée telle que nous l’avons observée dans les
147
discours des interrogés, et à plus grande échelle, la culture , est une zone d’apprentissage
moral où cette dernière notion est adoubée par l’humour et l’amour. Ces deux concepts
sont essentiels au mécanisme culturel puisqu’ils relativisent les situations sociales ou les
renforcent selon la proximité de ces dites situations. L’usage des « effets de réel » au sein
des séries télévisées ivoiriennes apparaît certes comme grossier pour les interrogés mais
fonctionne pourtant. Cela est peut-être à mettre sur le compte de la « théâtralité ». Plus ou
moins assumée selon les programmes, les séries télévisées restent une présentation de la
réalité, le quatrième mur, peu importe l’usage en étant fait, fonctionnant comme une porte
vers la réflexion et le divertissement.
Le commun, c’est aussi la famille, présente dans les conversations avec les interrogés
aussi bien en tant qu’objet de la série, noyau central des problématiques, point de repère
moral, que dans les pratiques culturelles télévisées, particulièrement dans le rapport au
domicile et dans les relations de genre. Nous avons pu constater qu’au-delà d’un clivage
de genre entre émissions sportives et telenovelas romantiquesnll, il existait une zone nongenrée en terme de public, les séries humoristiques assumant largement leur dimension
morale, sinon impertinente. La télévision parle de la famille et la famille parle de la télévision
(voir la sous-partie « House Chat »). La familiarité et le commun ouvrent donc sur des notions
d’habitude, de rendez-vous, assumés (souvent) ou non (parfois, comme nous l’avons vu
avec la description des telenovelas par Hermann), offrant une fois de plus une place centrale
à la télévision dans son implication au sein de la réalité sociale.
145
Et quoi de plus fantastique et décalé qu’une émission telle que « Master Chef » mettant en scène des amateurs, apprentis
cuisiniers réalisant des plats aussi ordinaires que les endives au jambon sur la musique épique tirée de la bande-originale de « Pirates
des Caraïbes » ?
146
147
Sitcom : situation comedy
En ce qu’elle est un ensemble d’objets culturels liés entre eux par leurs créateurs (public comme artistes) et les relations
que ces derniers entretiennent entre eux.
54
Conclusion
Illustration de la rubrique relative à la série télévisée « Ma Famille » sur le site de TV5
Cuisine, musique, télévision, séries télévisées, séries télévisées humoristiques, autant
d’éléments qui peuvent se révéler comme des marqueurs d’identité sociale, aussi bien en
terme de nationalité, de genre, d’ethnicité, de situation économique.
Les pratiques culturelles migratoires, cependant, ne résident pas dans un concept de
reproduction de son pays d’origine dans son pays d’accueil. Tout d’abord parce que le
déplacement et l’implantation sur un nouveau territoire ne sont jamais définitifs, que les
148
migrations sont de plus en plus liées à des phénomènes de mouvement perpétuels , où
la fréquence du déplacement varie selon les individus et leur situation sociale et nationale.
Aussi parce qu’il est évident qu’il existe une forme de « nostalgie » mais que celle-ci
n’est pas automatiquement synonyme d’enfermement, de repli identitaire. Au contraire, les
pratiques culturelles (repas « typiques » entre amis, au delà des origines, acceptation de
la discussion autour des séries télévisées ivoiriennes…) sont partagées avec motivation
par les interrogés et engagent une réflexion autour de l’identité, de l’intégration, de la
communauté et l’espace public. Toutes ces activités semblent liées à la confirmation d’une
hypothèse : la culture est mobile parce qu’elle est emportée au loin par les migrants, mais
aussi mobile car partagée, mélangée, instable et créative en somme.
La facette « migratoire » du travail a pu porter à ma réflexion des sujets divers comme
l’épicerie, la musique, la télévision, dans une optique quasi-ethnologique. Cependant, ce
développement de ma part s’est aussi réalisé par besoin de confiance, de confidence dans
la pratique de la conversation. Ce pendant ethnologique réalise donc une double tâche : la
mise en confiance de l’interrogé par la narration et l’écoute attentive et sincère de son récit
de vie et par la même occasion la délimitation et la saisie de certaines de ses habitudes
culturelles ainsi que son opinion, son jugement sur sa propre vie (notamment familiale).
Ce travail a permis en somme, à la fois de faire un état des lieu non-exhaustif de
l’importance des séries dans la vie quotidienne, que cette vie soit celle d’un migrant ou
148
Et cela à des pratiques plus ou moins éloignées de la migration. Le déménagement professionnel peut, dans une certaine
mesure à tempérer évidemment, être considéré comme une migration.
55
Ma Famille, Nos Séries et Moi
bien d’un étudiant, d’observer les pratiques différenciées de la culture suivant le contexte
individuel, familial, social des interrogés. Enfin, l’observation faite de l’usage numérique
par les interrogés et son analyse par les médias et l’actualité scientifique a montré une
modification des pratiques culturelles, habituelles et les actions des individus, à travers
149
de nouvelles manières d’échanger au sein de leurs communautés . Réseaux sociaux,
téléchargement, culture à la demande, fin de la programmation télévisée classique, les
nouveaux usages sociaux de la culture abolissent certaines frontières techniques entre
public et œuvres et par la même occasion redéfinissent les enjeux économiques et moraux
de la création culturelle.
149
Il est essentiel suite à certaines conclusions tirées dans ce travail concernant la porosité et les échanges entre milieux
sociaux et culturels de mettre au pluriel la notion de communauté, à la fois par rigueur scientifique mais également en opposition à la
notion de communautarisme, reflétant la fermeture, l’enfermement supposés d’individus au sein d’un seul cercle social.
56
Bibliographie
Bibliographie
Ouvrages scientifiques
Jean Baudrillard «Kool Killer ou l’Insurrection par les Signes» in «L’échange
Symbolique et la mort», Gallimard, Paris, 1976, pp. 118-128
Dominique Boullier, « La Télévision telle qu’on la parle. Trois études
éthnométhodologiques », L’Harmattan, Coll. Champs Visuels, 2003
Pierre Bourdieu, «La Distinction. Critique Sociale du Jugement», Editions de Minuit,
Coll. Sens Commun, 1979
Mary-Ellen Brown, « Soap Opera and Women’s Talk. The Pleasure of Resistance »,
Sage, 1994
Philippe Corcuff, « Approches sociologiques et philosophiques des séries télévisées »,
cours spécialisé, dispensé à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon au cours du 1er
semestre 2012-2013
Philippe Coulangeon, « Sociologie des pratiques culturelles », Ed. La Découverte, Coll.
Repères Sociologie, Paris 2005, Nouvelle Edition 2010
Jeanne Favret-Saada, « Les mots, la mort, les sorts », Editions Gallimard, 1977
Richard Hoggart, « La Culture du Pauvre », Editions de Minuit, Coll. Sens Commun,
1970
Emmanuel Kant, « Fondements de la Métaphysique des Mœurs », 1785
Jean-Claude Kaufmann, «L’entretien compréhensif», 2011, Armand Colin
David Morley, « Family Television : Cultural Power and Domestic Leisure », Routledge,
1986
Martine Segalen, « Sociologie de la Famille », Armand Colin, 2006
François de Singly, « Sociologie de la Famille Contemporaine », 4ème éd, Armand
Colin, Coll. Domaines et Approches, 2012
Dominique Wolton, «Eloge du grand public, une théorie critique de la télévision»,
Champs Essais, Flammarion, 1990
Articles scientifiques
Alain Tarrius « Des transmigrants en France », Multitudes 2/2012 (n° 49),
p. 42-52.URL : www.cairn.info/revue-multitudes-2012-2-page-42.htm
Richard Banégas et Ruth Marshall-Fratani « Côte d'Ivoire, un conflit régional ? »,
Politique africaine1/2003 (N° 89), p 5-11, URL : www.cairn.info/revue-politiqueafricaine-2003-1-page-5.htm .
57
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Michel Bruneau « Les territoires de l'identité et la mémoire collective en diaspora »,
L'Espace géographique 4/2006 (Tome 35), p. 328-333 URL : www.cairn.info/revueespace-geographique-2006-4-page-328.htm
Michael Burawoy, Karl Von Holdt «Conversations with Bourdieu: The Johannesburg
Moment», Wits University Press, 2012, Chap. 3 «Cultural Domination: Gramsci Meets
Bourdieu», trad. par Grégory Bekhtari, Mathieu Bonzom et Ugo Palheta pour la
Revue Contretemps. URL : http://www.contretemps.eu/lectures/domination-culturellequand-gramsci-rencontre-bourdieu
« Ivoirité, immigration et nationalité », Politique africaine 2/2000 (N° 78), p. 63-64. URL :
www.cairn.info/revue-politique-africaine-2000-2-page-63.htm .
Chantal Bordes-Benayoun « La diaspora ou l'ethnique en mouvement », Revue
européenne des migrations internationales 1/2012 (Vol. 28), p. 13-31 URL :
www.cairn.info/revue-europeenne-des-migrations-internationales-2012-1page-13.htm
Bianchi Jean, « La promesse du feuilleton : structure d'une réception télévisuelle »
In: Réseaux, 1990, volume 8 n°39. pp. 7-18. http://www.persee.fr/web/revues/home/
prescript/article/reso_0751-7971_1990_num_8_39_1735
Clément Combes « La consommation de séries à l'épreuve d'internet », Réseaux
1/2011 (n° 165), p. 137-163. URL : www.cairn.info/revue-reseaux-2011-1page-137.htm
Muriel Mille « Rendre l'incroyable quotidien », Réseaux 1/2011 (n° 165), p. 53-81. URL :
www.cairn.info/revue-reseaux-2011-1-page-53.htm
Sandra Laugier « Vertus ordinaires des cultures populaires », Critique 1/2012 (n°
776-777), p. 48-61. URL : www.cairn.info/revue-critique-2012-1-page-48.htm .
Roland Barthes. « L'effet de réel ». In Communications, 11, 1968. Recherches
sémiologiques le vraisemblable. pp. 84-89
Eric Macé, « La Télévision du Pauvre. Sociologie du « public participant » : une relation
« enchantée » à la télévision », Hermès 11-12, 1992.
Articles de presse
Bernardo Gutiérrez, « Rede Globo, un réseau planétaire »La Vanguardia, in Courrier
International HS « Brésil » Juin-Juillet-Août 2013)
Abidjan.net : «Des Télénovelas brésiliennes aux télénovelas indiennes - Cissé
Mohamed Lamine explique» - http://news.abidjan.net/h/412492.html
Christophe Champin, Latifa Mouaoued « Côte d’Ivoire, 10 ans de Crise », frise
interactive sur RFI.fr, 02.11.2010, modifié le 18.07.2011 URL : http://www.rfi.fr/
afrique/20101102-cote-ivoire-10-ans-crise
Selay Marius Kouassi « Côte-d’Ivoire : le « Printemps » des téléfilms ivoiriens »
17.04.2012, Radio Nederland Wereldomroep, http://www.rnw.nl/afrique/article/c
%C3%B4te-d%E2%80%99ivoire-le-printemps-des-t%C3%A9l%C3%A9films-ivoiriens
58
Bibliographie
Alexandre Pouchard, « Le fansub, sous-titrage illégal des séries télé par passion »,
15.06.2010, sur Rue 89/Culture, URL : http://www.rue89.com/2010/06/15/le-fansuble-sous-titrage-illegal-des-series-tele-par-passion-154999
Mark Sweney, « Games of Thrones most pirated TV Show », 24.12.2012, The Guardian
Online URL : http://www.theguardian.com/media/2012/dec/24/game-of-thronespirated-sky
Karima Moussaïd, « Abidjan : la télé qui apprend en faisant rire », 18/02/2001,
Afrik.com URL : http://www.afrik.com/article2237.html
Anne Demoulin « Audiences TV : Record pour «L’amour est dans le pré», Nathalie
qualifiée d’«infecte» par les twittos », 20 Minutes.fr, 13.08.2013
URL : http://www.20minutes.fr/societe/1209753-20130813-audiences-tv-recordlamour-pre-nathalie-qualifiee-dinfecte-twittos
« Les séries télé triomphent avec leurs histoires de famille », Jeune Afrique.fr,
26.08.2009,
URL : http://www.jeuneafrique.com/Article/DEPAFP20090826T094126Z/
Sam Thielman, « Bewkes: Game of Thrones Piracy 'Better Than an Emmy' Exec
talks streaming, stealing and the Time Inc. Spinoff », Adweek.com, 07.08.2013
URL : http://www.adweek.com/news/television/bewkes-game-thrones-piracy-betteremmy-151738
Ressources Web
Site de l’exposition Tag au Grand Palais URL :http://www.tagaugrandpalais.com/
Site culturel et de citations de célébrités : Evene.fr URL : http://www.evene.fr
Blog du député UMP de la 15ème circonscription de Paris
URL :http://www.bernarddebre.fr/actualites/
la_mort_d_un_militant_d_extr__me_gauche)
En rapport avec l’œuvre de Pieter Hugo :
http://fluctuat.premiere.fr/Diaporamas/Hollywood-revu-par-Nollywood-3490484 et http://
www.pieterhugo.com/nollywood/
Site internet de l’épicerie fine Bahadourian
URL : http://www.bahadourian.com/epicerie-en-ligne.php)
« Emploi du temps 2009-2010 » in INSEE Résultats n°130, Société, Juin 2012 URL :
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=edt2010
Page IMDB (Internet Movie Database) du téléfilm « La Rose des Sables »
URL : http://www.imdb.com/title/tt0229055/
59
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Annexes
Index des séries télévisées citées
60
Annexes
Titre
Année
Dexter
1er octobre
2006 – En
production
Dr House
16 novembre 8 saisons – 177 David Shore /
2004 – 21
épisodes
Fox
mai 2012
Esprits Criminels 22
septembre
2005 – En
production
Saisons /
Episodes
8 saisons – 91
épisodes
8 saisons – 186
épisodes
Créateur
Résumé
James Manos
Jr. / Showtime
La double vie d’un expert
en médecine légale le jour
et tueur en série la nuit, ne
tuant que des criminels.
La vie du brillant mais
misanthrophe médecin
Gregory House confronté à
des situations médicales et
sociales inédites
Les enquêtes d’une équipe
de profileurs du FBI se
déplaçant dans les EtatsUnis afin de résoudre des
cas de meurtres en série.
Série télévisée satirique
ivoirienne traitant de réalités
sociales sous le spectre de
l’humour
Adaptation des romans
fantastiques de G.R.R
Martin, une plongée dans
les rapports de pouvoirs
entre grandes féodalités :
guerres, trahisons, amours
tragiques, dragons…
Une plongée dans
les rapports sociaux,
sentimentaux et
professionels des membres
du personnel médical
du fictif « Seattle Grace
Hospital »
Les doutes d’un agent de la
CIA, Carrie Mathison face à
un héros national, Nicholas
Brody, suspectant ce dernier
de conspirer contre les
Etats-Unis.
A Miami, Las Vegas et
Manhattan, trois équipes
de la police scientifiques
tâchent de résoudre les
crimes auxquels elles sont
confrontées
Michel Bohiri, homme à
femmes et époux et son ami
Gohou Michel sont deux
redoutables dragueurs qui
n’hésitent pas à envoyer61
leurs conquêtes dans leurs
Jeff Davis / CBS
Faut pas fâcher !
Années 90 15 saisons
– Milieu des - ??? épisodes
années 2000
Guédéba Martin /
La Première (RTI)
Games of
Thrones
17 avril
2011 – En
production
3 saisons – 30 David Benioff,
épisodes
D.B. Weiss,
George R. R.
Martin / HBO
Grey’s Anatomy
27 Mars
2005 – En
production
9 saisons – 196 Shonda Rhimes /
épisodes
ABC Network
Homeland
2 octobre
2011 – En
production
2 saisons – 25
épisodes
Howard Gordon,
Alex Gansa et
Gideon Raff /
Showtime
Les Experts
6 octobre
2000 – En
production
(pour
Manhattan)
13 saisons –
295 épisodes
Anthony E.
Zuiker, Ann
Donhue, Carol
Mendelsohn /
CBS
Ma Famille
2002 2007
5 saisons –
300 épisodes
Akissi Delta / La
Première (RTI)
150
Marimar
31 janvier
1994 – 23
août 1994
1 saison – 75
épisodes
Valeria Phillips,
Inés Rodena,
Carlos Romero /
Televisa
famille
La vie amoureuse de Maria
del Mar, jeune femme fleur
bleue rencontrant le beau
Sergio.
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Entretiens
Gretta
Entretien réalisé le 23/02/2013
Est-ce que tu aimes bien regarder la télé?
Euh, non, je ne regarde jamais la télé. Je suis étudiante donc on n’a pas vraiment la télé
ici, j’habite en cité. Je regarde des séries sur mon ordinateur mais à part ça je ne regarde
pas la télé et je pense que c’est une perte de temps, en général.
Du coup, tu regardes quoi sur ton ordinateur?
Bon, je regarde des séries vraiment américaines genre, je te dis les noms en anglais
parce que je connais pas les équivalents en français, donc «Greys Anatomy», «Vampire
Diaries» (rires). C’est embarassant. Il y a un truc que j’ai commencé à regarder, ça fait pas
trop longtemps, ça s’appelle Scandal, avec Kerry Washington. Tu connais pas du tout?
Non, tu sais généralement, si ça vient de commencer, nous on les a un an après, enfin
un peu moins mais ça devient connu un peu plus tard.
Donc ça parle d’une avocate, elle est pas vraiment avocate mais elle gère des crises
pour des personnes qui sont vraiment en position de pouvoir, des sénateurs, des gens qui
ont beaucoup de publicité et qui sont connus, qui ont des crises, par exemple, un homme
qui est mort, qui meurt au lit avec sa maîtresse et qui ne veut pas que tout le monde soit au
courant, bon. Donc la maîtresse les appelle pour qu’ils viennent dégager le corps et après
le ramener chez lui, ce genre de truc. En même temps, elle sort avec le président des EtatsUnis (rires). C’est vraiment des trucs à dormir debout quoi.
D’accord.
Parce qu’elle travaillait, elle a géré sa campagne hum, c’est vraiment elle qui a permis
qu’il soit élu et ils ont commencé à sortir ensemble pendant la campagne et après, elle
travaillait dans la maison blanche mais quand sa femme elle s’est rendue compte qu’ils
sortaient ensemble, elle est partie, elle a commencé à travailler, à faire son propre truc quoi.
Toute seule. Donc il y a ça.
C’est qui l’actrice principale?
Kerry Washington. C’est celle qui a joué dans Ray Charles, tu connais le film? La noire
avec, bon dans le film elle a les cheveux courts.
Elle joue pas dans Django aussi?
Oui, exactement. C’est les même acteurs, c’est Jamie Foxx, dans les deux!
Il y a peut être quelque chose de sous-jacent entre les deux. Donc tu regardes pas la
télé. Tu ne regardais pas la télé quand tu étais plus jeune?
Quand j’étais à Abidjan, cet été, oui je regardais la télé. Je regardais France 24, TV5,
des chaînes, d’autres chaînes africaines, je regardais les nouvelles quoi.
D’accord, tu regardais que les nouvelles.
62
Annexes
Euh, des fois des films, des séries, sur Canal, Canal+. Ouais.
Et dans quelles... Comment ça se fait que tu es allée à Abidjan, cet été?
Je suis partie, parce que je suis de Côte d’Ivoire, d’origine et ça fait 10 ans, non pas 10
ans, bon, 9 ans que j’habite aux Etats-Unis mais j’ai toujours ma fille là-bas et ma mère fait
les allers-retours entre ici et Abidjan parce que elle s’est pas vraiment adaptée aux EtatsUnis. Donc, elle était déjà là bas. Et moi, j’étais en Espagne. Quand j’ai fini en Espagne, je
suis allée directement à Abidjan pour la retrouver et y’a mon frère qu’est là bas aussi. Donc,
j’ai passé deux mois là bas et j’ai fait un stage, c’est pour te dire. Mais c’est pas vraiment un
stage parce que les stages là bas tu fais rien quoi. Tu observes ce qu’ils font et c’est tout.
Tu ne lèves pas le petit pouce, c’est, c’est autre chose.
Et du coup, tu étais hébergée dans ta famille là bas.
Oui, on a notre maison là bas qu’on a depuis que je suis partie quoi. Ca n’a pas changé.
�D’accord, donc tu es née à Abidjan.
Oui, oui. Je suis restée là bas jusqu’à ce que j’avais 11 ans.
Pourquoi, tu...?
On est parti parce que mon père avait sa société qu’il gérait et quand il y a eu la crise
politique, ça lui a causé une crise économique dans sa, dans ses affaires. Bon, lui il dit qu’il
est parti parce que vraiment ç’était un coup trop dur et il pouvait maintenir le même style
de vie qu’avant. Et c’est vrai mais c’est aussi parce qu’il a mal géré ses affaires quoi. Il a
dépensé trop d’argent en même temps juste avant que... je dirais dans les années 2000,
1999, il a claqué plein d’argent, beaucoup trop d’argent dans une période de temps trop
courte et après il a vraiment senti les effets durement. Et donc quand il y a eu la crise, il a
pas pu s’en remettre et il a décidé de tout laisser tomber et de partir.
Donc vous êtes tous parti ensemble aux Etats-Unis. Donc tu as des frères, c’est ça?
Oui, j’avais un frère qui était déjà ici et une soeur aussi et mon père est venu avant
nous. Et nous, on l’a retrouvé après, ma mère et moi. Et mes deux autres frères.
Donc c’est d’abord les garçons qui sont partis au début? Après, vous les avez rejoint,
non?
Non, en fait, bon il y avait un garçon qui était là, déjà. Après mon père, après ma mère
et moi et les deux autres garçons.
Donc tu as un grand frère qui est plus âgé que toi.
J’ai trois grands frères qui sont plus âgés que moi (rires).
D’accord ok. Et donc maintenant de tes frères et soeurs, il y en a qui habite en Côte
d’Ivoire?
Oui, il y en a un qui habite en Côte d’Ivoire. Et les deux autres sont toujours là.
Tu disais que ta mère, elle avait un peu du mal à vivre aux Etats-Unis. Ca veut dire
quoi? Ca veut dire qu’elle a un peu le mal du pays ou...?
Pas trop qu’elle a le mal du pays. C’est que elle parle pas anglais donc, elle a pas
vraiment pu s’adapter et elle a jamais pu travailler. Elle a pris des cours mais, des cours
dans des églises, dans des bibliothèques, des cours gratuits qui sont vraiment pas intensifs,
qui lui ont pas permis de, d’approfondir ses connaissances en anglais. Et nous aussi, on a
toujours parler en français à la maison. Donc, ça l’a pas aidé parce qu’elle a pas pu pratiquer
et vraiment écouter quoi. Et donc elle s’est découragée après trois ans, quatre ans, elle s’est
63
Ma Famille, Nos Séries et Moi
découragée, elle a commencé à faire des allers-retour. Donc, c’est ce qu’elle fait depuis je
dirai, 2006.
Elle y va, elle passe l’été là-bas et après elle revient.
Ouais, elle revient quelques mois ici.
Du coup, ça parle français à la maison donc ta mère elle regarde la télé en français?
Ici, on a pas vraiment de chaîne française à part France 24, bon c’est pas vraiment
une chaîne française parce qu’ils parlent aussi en anglais, donc c’est tout quoi. On avait
Télé5 avant donc on regardait, mes parents regardaient des nouvelles, des films, des films
un peu bizarres sur Télé5.
C’est quoi les films un peu bizarres?
Mais a part ça on pas la télé en français.
D’accord, c’est quoi les films bizarres sur Télé5?
Euh, il y a beaucoup de films canadiens (rires), qu’on arrive à peine à comprendre et des
films français, je me rappelle pas vraiment des titres mais les films français sont vraiment
bizarres, moi je trouve. (rires)
Et ça, vous ne regardiez jamais de films ivoiriens?
Hum, non, pas vraiment, c’est bizarre. Avant, on regardait beaucoup plus, la télé
ivoirienne, les séries. Bon, quand j’étais à Abidjan cet été, on regardait les nouvelles
ivoiriennes aussi mais des films ivoiriens, y’en a pas vraiment. C’est des séries, des séries
de comédie. Mais, avant y’en avait beaucoup plus et ça s’est diminué avec le temps, donc
pas vraiment.
C’est à dire que toi t’en regardes presque plus ou alors c’est parce qu’ils en produisent
plus?
C’est parce qu’ils en produisent pas vraiment. Parce que...
T’as des titres de séries, en tête?
Y’en a une qu’on appellait «Faut pas fâcher», et si tu regardes, je suis sûre que si tu
cherches sur Youtube, tu vas trouver. Et, y’a une autre qu’on appelle «Ma Famille».
Ouais, «Ma Famille», je connais.
Tu connais, ok. Et une autre qu’on appelle, euh, «Faut pas fâcher», ah, j’ai oublié le
nom! Euh, attends, si je me rappelle, je te dirais après mais ça c’était vraiment les séries
principales qu’on regardait.
C’est quoi comme genre?
C’est des trucs vraiment comiques avec des, des problèmes de famille quoi, ou des
problèmes d’argent, des problèmes de femme avec son mari qui la trompe, où il y a un
enfant qui, des trucs comme ça, des problèmes de tous les jours.
Et c’est comique?
Oui, c’est très comique (rires). Tu vas, si tu regardes des petits clips, tu vas t’éclater.
D’accord, ça marche. Non mais c’est vrai que j’avais vu qu’il y en avait pas mal
sur Internet mais après tu sais quand tu lances des recherches comme ça, t’es pas sûr
forcément de tomber sur ce que regardent les gens. Tu sais si tes frères regardent des
séries?
64
Annexes
Non, ils regardent pas la télé ivoirienne, parce que bon, ici on en a pas, on a pas accès
à la télé ivoirienne et mon frère qu’est à Abidjan, pfff, non il regarde pas vraiment la télé. Il
regarde la télé mais il regarde Canal et d’autres chaînes européennes.
Tu penses qu’il y a beaucoup d’ivoiriens qui regardent la télé européenne?
Oui, largement, bon la grande majorité. Ils regardent des trucs produits en Europe parce
que, ils considèrent pas que ce qui est fait en Côte d’Ivoire est de bonne qualité et ça les
intéresse pas trop donc si tu vas chez quelqu’un, ce qui passe à la télé, c’est en général
des trucs européens et ça depuis qu’on est petits. C’est un phénomène, c’est pas nouveau.
Est-ce que tu penses que les garçons et les filles regardent ensemble ou c’est des
choses qui sont un peu plus divisées?
Je dirais que ouais, pour les séries qui passent à la télé où il y a vraiment une
démarcation entre les femmes et les hommes parce qu’il y a beaucoup de feuilletons
qui passent, des feuilletons de Brésil, d’autres pays d’Amérique Latine et ça, c’est, c’est
largement les femmes qui regardent.
Donc il y a des telenovellas, donc c’est des trucs traduits, traduits du Brésil, c’est
marrant ça.
Oui, c’est traduit en français, du Brésil. C’est vraiment des mauvaises traductions
mais...
C’est du sous-titres ou du doublage?
C’est du doublage, c’est doublé.
Donc c’est...
Ca c’est les femmes.
Donc c’est que des Latinos et des histoires d’amour.
Oui, des histoires d’amour et d’argent. (rires) Ouais, en gros.
Est-ce que tu sais ce que les hommes regardent?
Les hommes regardent le football, donc les matchs qui passent, qui se passent en
France, en Angleterre, en Espagne. Et aussi bon, quand il y a la coupe d’Afrique, bien sûr,
ils manquent pas un match. Mais les femmes aussi quand il y a une grande coupe, la coupe
d’Afrique est regardée aussi par les femmes. Parce que, si il y a ton pays qui joue, on se
rallie tous ensemble. Les matchs de ligue, ça c’est un truc d’homme. Et même les sports
joués à l’école, dès qu’on est petit en général, bon les filles participent mais c’est beaucoup
plus les garçons qui jouent au football, au basket, des trucs comme ça.
Bah alors, elles font quoi les filles, si elles jouent pas?
Les filles, elles font la corde à sauter, elles jouent avec un élastique, t’as jamais vu les
filles jouer avec un élastique?
Si si, si si...
Et, on joue aux billes, donc ça c’est fille et garçons. Et la marelle
Ca arrive que du coup, les euh, tu me dis si je me trompe, du coup les programmes
comiques, c’est un truc que tout le monde regarde ensemble?
Oui, ça c’est le truc de famille, c’est le truc que tout le monde regarde ensemble.
Pourquoi tu penses que les gens ils regardent ce genre de programme?
65
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Je pense que ça donne une façon d’oublier un peu ses propres problèmes donc tout
le monde se réunit ensemble, ça réduit un peu les tensions, si il y a des tensions dans la
famille. Tout le monde rit ensemble, on a la possibilité de, de s’abstracter un peu de notre
propre vie, de s’absorber dans la vie d’autres personnes et d’oublier ce qu’on a qui nous
dérange, je pense que c’est pour ça qu’on regarde tout ça ensemble.
Tu penses qu’il y a des problèmes quand même dans les familles qui peuvent un peu
se détendre?
Oui, oui. Beaucoup, des problèmes il y en a beaucoup. Les familles africaines, par
exemple, tu as le père qui a son frère ou sa soeur qui habite dans le foyer, parce qu’en
général les foyers, c’est pas papa, maman et enfants. C’est papa, maman et le cousin,
la cousine ou la nièce qui habite aussi avec eux donc il y a toujours des problèmes qui
s’engendrent comme ça avec ce genre de situations. Ou la femme qui a eu des enfants
avant, avant de connaître son mari donc elle a ses enfants, d’un mariage avant, dans le
même foyer, donc ça, ça produit aussi des problèmes. Ou il y a le monsieur qui trompe sa
femme et la femme le sait mais elle lui parle pas de ça, donc il y a des tensions qui sont
créées. Ou il y a quasiment, le monsieur qui a eu des enfants hors-foyer et des enfants qui
vivent dans la maison, qu’il a ramené après et la femme qui les élève (rires).
Ca c’est trucs que t’as vu dans la série ou en vrai?
Ah! Ca c’est des trucs de vie, réelle, pas seulement dans la série hein! Les séries
reproduisent ces situations mais c’est des situations qui sont très réelles!
Et donc, toi tu dis que tu regardes des trucs essentiellement sur ton ordinateur, enfin
maintenant. Et tu partages plus trop de moment comme ça? Mais en même temps c’est vrai
que t’habites plus avec tes parents.
J’habite en cité, donc je partage plus vraiment de moment comme ça avec ma famille.
Et quand je repars, bon c’est la télé américaine donc on a pas vraiment... C’est plus comme
avant parce qu’on peut pas tous rire ensemble, pleurer devant la même chose parce qu’il y
a ma mère qui parle pas vraiment anglais et mon père il parle anglais mais il comprendrait
pas l’humeur, l’humour américain. Donc, on peut plus vraiment faire ça.
Pourquoi il comprendrait pas l’humour américain?
Bah, c’est un peu difficile pour lui. Bon il comprend ce qui se dit mais, il peut regarder
la télé et s’éclater mais, si c’est pour regarder des trucs qui sont un peu plus nuancés où
il y a des blagues, des suggestions, des références culturelles, c’est un peu trop quoi. Il
arriverait pas à rire pour ça.
C’est quoi les programmes que tu pourrais regarder avec lui par exemple?
Euh, des rpogrammes genre de «reality tv» tu connais? Phénomène, donc des trucs
comme «Cops», tu connais l’émission?
C’est quoi?
Ca suit des policiers dans différentes villes américaines qui vont arrêter des gens,
répondre à des crises ou euh, ouais.
Et ça c’est marrant?
Oh, lui il trouve ça marrant (rires). Moi je trouve pas ça particulièrement marrant mais
lui il s’amuse en regardant ça. Parce que les gens qu’ils montrent, qui passent dans ces
séries là c’est vraiment des, le pire de l’Amérique quoi! Donc, ouais.
66
Annexes
Donc d’un côté lui, ça peut peut-être le... Est-ce qu’il se sent américain ton père ou pas
du tout, il se sent juste travailleur ivoirien aux Etats-Unis?
Ouais, il se sent juste travailleur ivoirien. Il est fier d’avoir la nationalité américaine mais
il se sent pas américain quoi.
C’est peut-être pour ça que ça le fait rire de voir des «rednecks» se faire arrêter...
Oui, bien sûr! C’est pour ça que ça le fait rire. Il regarde aussi un truc qu’on appelle
«Judge Judy» et c’est une série je dirais qui suit les audiences d’une juge. Elle donne des
verdicts sur des problèmes entre des individus. Je dirais par exemple, il y a une femme
qui habite avec sa coloc et sa coloc ne paie pas le loyer ou est partie, laissée toute seule
à payer le loyer pendant cinq mois, des trucs comme ça et ils viennent devant le juge qui
va rendre sa décision. Ou une femme et un homme, la femme a trompé le monsieur et le
monsieur veut divorcer mais ils sont, ils ont un enfant ensemble donc elle doit décider qui
doit avoir la garde de l’enfant...
Un peu comme «Ma Famille» quoi!
Oui, (rires), les mêmes cas! Mais vraiment des histoires de fous!
C’est marrant, tu fais les mêmes descriptions pour les deux. (rires). Parce que dans
le genre, enfin pour revenir sur les séries ivoiriennes, c’est quoi en fait? Comment elles
fonctionne d’après toi? C’est vrai que moi je ne connais pas. Comment ça marche un
épisode?
OK, je viens de me rappeler du troisième! C’est «Qui fait ça?». Euh, bon j’étais petite
quand je regardais ces séries donc je me rappelle pas très bien, mais en général ça se
suit, il n’y a jamais, c’est pas comme beaucoup de séries américaines qui ont un épisode
qui raconte une histoire, il y a un conflit qui se résout à la fin, en général le conflit il dure
toute la série. Ca se suit quoi et il y a des personnages que tu trouves, tu rencontres tous
les personnages au début de la série, en général et tu les suis, tu suis l’évolution de leurs
propres problèmes. Mais, y’a pas, en général c’est que des adultes. Y’a pas beaucoup
d’enfants qui sont impliqués et je pense que bon c’est un truc de, les enfants sont pas
vraiment recrutés pour paraître à la télé. En général à la télé c’est les adultes et donc t’as
des couples, t’as beaucoup de couples et des groupes d’amis et c’est comme ça que les
conflits se forment. Je me rappelle plus des histoires très précises parce que j’étais tellement
petite, j’avais 10 ans, 9 ans.
Est-ce que tu as des souvenirs, c’est vrai que ça remonte un peu à loin, tu te rappelles si
vous aimiez tous regarder ça? Il n’y avait personne dans la famille qui n’était pas d’accord?
Non, tout le monde aimait ça. C’était un truc vraiment universel. «Faut pas fâcher»,
«Qui fait ça?», c’était vraiment les trucs que tu ne peux pas ne pas regarder! Les feuilletons
d’Amérique Latine oui, parce que c’est un peu, il y en a d’autres qui trouvaient un peu ça
bête et futile mais les séries ivoiriennes quasiment tout le monde les regardait. Bon, à part,
je pense que mon père lui ne regardait pas trop ça parce que c’était un homme d’affaire
donc il voulait pas trop perdre son temps avec ça, je disais que «j’ai d’autre chose à faire que
de m’asseoir ici à regarder ça» mais ma mère et mes frères et soeurs, oui, tout le monde.
Et donc ça, c’était quand tu étais à Abidjan.
Oui, quand j’étais à Abidjan.
Et dès le moment où tu es partie au Etats-Unis, vous avez arrêté de regarder.
Ouais, malheureusement. Parce que on a même pas de moyen d’avoir les CD, les DVD.
On a internet à la maison, donc, je pourrais aller sur Youtube pour regarder des séries mais
67
Ma Famille, Nos Séries et Moi
moi ça m’a vraiment, ça m’a jamais traversé l’esprit, à ce moment là j’étais un peu assimilée
à la culture américaine donc... j’ai pas trop envie de repartir en arrière. Et maintenant si, ça
me traverse l’esprit mais j’ai pas le temps en fait.
Puis, c’est peut être l’idée que quand vous regardiez ça à la télé c’était à heure fixe
donc ça faisait un rendez vous. Si c’est sur Internet tu te dis toujours, on va regarder une
autre fois...
Ouais, c’est pas la même chose.
Pourquoi tu penses que c’est retourner en arrière que de regarder ces séries?
Non, je veux pas dire retourner en arrière! Mais, repartir dans le passé, regarder des
choses que j’ai déjà vu auparavant, sinon ça me dérange pas quoi de regarder ce genre
de séries mais, j’ai plus le temps en fait et en ce moment je suis étudiante donc je me dis
que, (silence) j’ai déjà des habitudes que j’ai formées donc de repartir encore, de reprendre
ces séries là et les suivre c’est une autre chose que je dois faire donc je préfère même pas,
même pas le faire.
En même temps tu regardes des séries genre «Vampire Diaries» etcaetera (rires) donc
ton temps tu le dépenses quand même à regarder des séries!
Oui, je regarde autre chose, c’est vrai (rires)...
Un peu plus général, est-ce que tu penses qu’il y a beaucoup de migrants qui regardent
des films de leurs pays d’origine?
Oui, énormément, les immigrants d’Afrique, les anglophones, énormément d’entre eux
regardent des séries de leurs pays. Les libériens, les nigériens, les ghanéens, ça c’est sûr,
je peux te dire, sans question quoi. Euh, les ivoiriens, pas autant parce qu’on a pas autant
accès à, aux films de notre pays d’origine. Parce que on a pas, on a pas une communauté
aussi large par rapport aux anglophones, il y a beaucoup plus de nigériens, de libériens, de
ghanéens et d’autres qui parlent anglais ici, et eux ils sont beaucoup plus.
On est soudés aussi les ivoiriens mais eux ils ont un réseau beaucoup plus étendu. Ils
ont même des magasins qui leurs vendent de la nourriture de leur propre pays, des gens qui
emportent des trucs que tu trouve que en Afrique quoi. Nous on a même pas ça. Nous pour
acheter des trucs, nous, les ivoiriens, si on veut acheter des trucs qui sont produits juste en
Côte d’Ivoire et bien on va dans le magasin de la ghanéen, du libérien ou du nigérien parce
que y’a pas un ivoirien qui a ouvert ce genre de magasin ici. Ces mêmes magasins là ils
vendent aussi des films, des films de leurs pays d’origine.
Mais pas de Côte d’Ivoire?
Non, en général non.
Tu dis que c’est une petite communauté, mais tu habites où aux Etats-Unis?
On habite à Maryland, c’est juste à côté d’ici (elle est alors à Georgetown, Université de
Washington DC), y’a Maryland, Virginie et District of Columbia. Moi où j’habite c’est à une
demi-heure de la cité et bon je rentre pas trop souvent mais au moins une fois par mois, je
repars. Et y’a une grande concentration d’ivoirien dans cette zone.
Et vous arrivez quand même toujours pas à trouver des films, c’est marrant ça. Vous
avez des amis ivoiriens?
Moi, j’ai pas vraiment d’amis ivoiriens mais mes frères, mes deux frères qui sont là ils
ont énormément d’amis ivoiriens. Je peux même pas les compter (rires), ils viennent, ils
passent dans la maison, je retiens pas les visages quoi. Et, eux, ils sont vraiment, ils sont
68
Annexes
toujours connectés au milieu ivoirien. Moi, pas trop mais c’est confrontable, je suis toujours
confortable avec mon côté ivoirien mais je suis plus autant connecté comme eux quoi.
C’est à dire? Eux, ils regardent encore des films, des séries?
Hum, non, non pas du tout.
De la musique?
Mais ils ont beaucoup plus d’amis ivoiriens et ils écoutent. Bon, alors y’a un de mes
frères qui écoute que de la musique ivoirienne, alors QUE de la musique ivoirienne, jamais
la radio américaine dans sa voiture, c’est que des CD avec de la musique ivoirienne et
quand il est à la maison il est sur des sites ivoiriens en train d’écouter de la musique, en
train de regarder des clips sur Youtube, il est vraiment ancré tu vois, ancré dans la culture.
Voilà. Mais des films, des séries non parce que, je sais pas, je sais vraiment pas pourquoi
on regarde pas. C’est peut être que aller sur Internet, aller sur Youtube, c’est pas la même
expérience que d’avoir ça à la télé. Je pense que c’est pour ça. Parce qu’avant les séries
qui passaient c’était une certaine heure tous les soirs et tout le monde se réunit, on se met
devant la télé, on regarde ensemble mais maintenant du coup il y a plus ça et aller sur
Internet et quoi regarder de l’écran de ton ordinateur c’est pas, je sais pas, ça donne même
plus envie.
Et tu disais que tu avais un frère qui vit vraiment ivoirien tout le temps mais l’autre?...
L’autre il a beaucoup d’amis ivoiriens mais il est moins, moins ancré ancré dans la
culutre. Il écoute aussi de la musique américaine, il a des amis américains et il est, en fait
il est dans l’armée américaine en ce moment. Ca fait depuis novembre dernier, il est dans
l’armée. Donc, il a un peu pris beaucoup d’habitudes américaines par rapport à mon autre
frère.
Il a quel âge?
Il a 30 ans maintenant et l’autre il a 27 ans.
Ouais, donc quand même. Toi tu as quel âge?
Moi j’ai 21 ans.
D’ac, comme moi.
Oui (rires).
Ouais donc du coup tu n’est pas la plus petite?
Si, si je suis la plus petite!
La dernière! Ca y est j’ai réussi à refaire le puzzle! Donc tu as une grande soeur?
Oui, ma grande soeur elle a... Woaw, elle a peut être près de 40 ans. J’arrive pas à
dire l’âge.
J’aime bien le «peut être».
Elle pourrait être ma mère (rires).
J’ai aussi un grand frère, une grande soeur et à chaque fois je dis «peut être» 40 ans
aussi. Je sais jamais vraiment l’âge, passé 30 ans...
On compte même plus!
Elle fait quoi elle?
69
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Elle, elle est à Indiana, donc c’est à peut-être trois heures d’avion et elle travaille dans
un laboratoire scientifique qui fait des expériences, je pense. On se parlait pas trop. Attends,
on a recommencé à se parler, ça fait peut être 2, 3 semaines!
C’est vrai?
On se parlait pas pendant au moins 2 ans avant ça. Parce qu’elle est venue ici pour
beaucoup, elle est venue ici beaucoup plus tôt que nous et elle était étudiante donc elle
avait 22 ans, 23 ans quand elle est venue et moi j’avais ptet 8 ans quand elle est partie
de la Côte d’Ivoire. Donc je me rappelle même plus d’elle vraiment, j’ai pas de souvenirs
marquants et... Bon quand j’étais petite on était vraiment proche, tout le monde me dit ça
et j’étais son trésor, j’étais, l’amour, son amour dans sa vie mais quand elle est venue ici,
moi j’avais plus contact avec elle et bon nous on était à Maryland et elle à Indiana. Je suis
allée la voir quand j’avais p’têt 14 ans et elle, elle est mariée, elle a épousé un américain
et elle est vraiment, elle est devenue très religieuse, donc ça c’est un truc qui m’a un peu
dérangée quand je suis allée la voir. Et il y a un froid qui s’est installé entre elle et mon père
et ma mère, parce que ma mère, c’est pas sa mère. Ma mère c’est... Ma famille c’est une
famille recomposée. Donc il y a ma mère qui a eu mon grand frère qui est en Côte d’Ivoire,
elle a rencontré mon père et elle m’a eu moi et mon père il a eu ma grande soeur et mes
deux autres grands frères et après quand il a rencontré ma mère, ils m’ont eu. Donc il y a
un froid qui s’est installé entre elle et ma mère et après entre elle et mon père et jusqu’à
présent elle a pas de contact avec moi, euh avec mon père.
Donc tu es la seule personne avec qui elle a refait un lien dans la famille.
Hum, non elle parle aussi avec mes deux grands frères ouais...
Et donc elle tu penses, à mon avis, elle regarde pas trop des séries ivoiriennes?
Non, non paaaas du tout. (rires). Non, elle est vraiment assimilée à la culture américaine
noire quoi.
A la culture américaine quoi?
Américaine-noire, black-american.
Ok. Alors que toi tu te considérerais comment?
Moi, (rires), c’est un peu difficile à répondre. Moi je me considère pas du tout américainenoire. Alors là, pas du tout. Moi je me considère africaine premièrement et un peu américain
mais principalement africaine. Mais quand je dis américaine, je dis pas, hum, j’ai pas
vraiment les idées américaines, j’ai pas ce sens de fierté d’être américaine et d’habiter dans
le meilleur pays, dans la meilleure nation au monde, fière des libertés qu’on accorde aux
citoyens ici, j’ai pas ce sens de fierté quoi. Hum, mais je me sens un peu américaine dans
le sens où je pense que j’habites dans le pays où il y a beaucoup d’opportunités et je pense
que si tu travailles vraiment dur, tu peux arriver à tes fins et tu peux aboutir quelque part où
tu n’aurais jamais imaginé quoi. Donc j’ai repris ça de la culture américaine.
Et tu penses que c’est pas la même par rapport à tes parents? Tu penses que c’est les
Etats-Unis qui ont fait ou c’est toi...?
Attends, je comprends pas bien la question. C’est...?
C’est juste que par rapport à ce que tu me disais par rapport à ta mère qui ne s’est pas
intégrée. C’est étrange que ça ait sauté une génération, comme ça.
Oui, en fait, c’est beaucoup plus difficile d’une personne, pour une personne qui est
quand même déjà âgée, qui a la quarantaine de s’adapter ici, ça demande vraiment d’oublier
70
Annexes
en fait sa fierté quoi, sa, sa dignité parce que tu te rabaisses beaucoup ici quoi. Tu es une
personne qui a été quelqu’un quand même dans ton pays d’origine, qui a vécu, qui a eu un
niveau de vie quand même assez assez élevé en arrivant ici et c’est pas du tout la même
chose parce que tu dois recommencer à zéro et mon père c’est ce qu’il a fait quoi. Il a fait des
boulots vraiment de merde, des trucs qu’j’arrive même pas à imaginer, que j’aurais jamais
pu faire moi même. Tu te rabaisses complètement, tu te retrouves avec des personnes qui
ont un niveau intellectuel inférieur au tien et tout ça parce que tu as voulu recommencer
une nouvelle dans ce pays quoi et ça demande beaucoup et ma mère elle a pas trop voulu
faire ça. Elle a essayé hein, c’est pas pour dire qu’elle a pas essayé, elle a essayé de de
trouver du travail mais déjà qu’elle parle pas anglais, ça lui a posé beaucoup beaucoup plus
de difficulté et après un moment, elle a jeté l’éponge. Tandis que mon père il parlait déjà
anglais, il parlait un peu anglais avant de venir ici et quand il est venu, il a pu travailler dans
un restaurant où il avait un membre de sa famille qui a pu l’embaucher donc c’est vraiment là
bas qu’il a pu s’adapter un peu, apprendre beaucoup plus l’anglais et après aller de l’avant.
Mais ma mère elle a jamais eu cette opportunité là-même.
Bon, je pense que j’ai déjà pas mal parlé.
Ma famille c’est...! On pourrait faire un film.
C’est vrai?
Oui... (rires)
(A ce moment, je lui dis que je coupe l’enregistreur pour prendre son nom, son prénom,
son âge, son adresse
________
(Une fois les infos prises, elle me dit que Coralie, notre amie en commun a trouvé sa
famille un peu folle, je décide alors de remettre l’enregistreur et de rediscuter 1 à deux
minutes pour compléter)
Elle les a rencontrés?
Ah oui, elle a rencontré mon père et ma mère, deux fois. Elle a beaucoup plus vu mon
père parce que, il est là, ma mère elle l’a rencontrée une ou deux fois.
Pourquoi elle a dit ça?
Parce que bon, c’est beaucoup de... Comment on dit «drama»? Y’a pas de...? Tu
connais? Y’a pas d’équivalent en français, c’est vraiment... Ma famille c’est drama, c’est
toujours des histoires et quand on se parle, on se parle comme si on se dispute tout le temps.
Tu connais, c’est les africains, quand ils se parlent c’est comme si ils font des histoires mais
c’est pas vraiment des histoires mais... Tout le temps des trucs comme ça, ils veulent me
voir tout le temps, ils comprennent pas que j’ai une vie, au dehors de la famille et que je
me forme mon propre réseau social ici, ils comprennent pas ça quoi, que je considère pas
Maryland vraiment ma maison, ma maison parce que je suis étudiante et j’habites ici donc.
Ouais, toujours des histoires sur ça...
Philippe-Auguste
Entretien réalisé le 17/07/2013
(…)
71
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Qu’est ce que tu fais dans la vie?
J’ai fait une fac de ciné et la je vais rentrer en école de design, ce que j’aime faire le plus.
A la base je devais être inscrit en école d’arts appliqués, je voulais faire du design industriel,
de l’espace et le truc c’est que j’avais pas réussi a l’intégrer. Là, j’ai eu l’opportunité de sortir
de ce système pour faire enfin ce que je voulais. J’ai passé un concours cette année, une
école Condé. Ca a marché pour les deux, je vais faire un choix pour la rentrée 2013-2014.
Tu resterais à Lyon ou tu partirais à Paris?
Je resterais à Lyon, au moins pour un Bachelor puis suivre mes études alors.
Côté loisir, que fais tu? Parce que là, c’est l’été!
J’adore beaucoup la musique, je joue au piano depuis maintenant 20 années, j’ai une
amie qui est musicienne, donc on compose des chansons pour elle, on essaye de lui faire
la maquette de son album. J’ai travaillé aussi avec un ami qui est lui aussi musicien et qui
veut faire de la musique pour les films. Donc là on est en train de monter un projet pour
l’année prochaine, il y a un stage organisé à Lyon 2 pour réaliser un film et donc on compte
s’inscrire pour réaliser notre premier.
Sinon pour le moment, je cherche à rentrer chez moi et voir ma famille, ça fait deux
ans que j’essaie de rentrer. Cet été, il y a pas énormément d’activité, j’ai été en Suisse au
Montreux Jazz et puis c’est tout hein, je suis rentré y’a pas très longtemps.
Ca t’arrive de regarder la télé?
Oui, énormément, d’ailleurs, c’est un truc comme tic, dès que je rentre, j’allume la télé.
Si je suis occupé, je dois avoir la télé allumée. C’est une sorte de catalyseur, j’aime être en
contact avec les informations.
Tu regardes quoi comme type de programme?
Alors, je regarde beaucoup les chaînes comme Mezzo, les documentaires comme
Discovery Channel, National Geographic, aussi souvent les chaines de la génération
électronique comme Game One. Je regarde aussi les chaines d’informations comme
Euronews, France 24, d’ailleurs c’est la chaine que je regarde le plus. TF1 aussi la plupart
du temps pour ses émissions assez particulières, de distraction mais pas «Secret Story»
hein, ça je supporte pas! Je sais pas pourquoi mais je peux pas, depuis sa sortie.
Je suis un grand zappeur, dès que je tombe sur un truc qui m’intéresse, qui me touche,
je reste dessus. Par exemple, hier soir, je faisais rien d’autre et puis je suis tombé sur une
émission sur MTV et ils appelaient ça «Ma Grande Addiction». Je voyais des gens qui
mangeaient des paquets de pop-corn, enfin l’emballage, j’ai trouvé ça trop fou.
Ca t’arrive de regarder des séries?
�Oui, des séries, oui! Alors tu veux? The Walking Dead, ensuite Dr House, j’ai regardé
Greys Anatomy. J’ai regardé les Experts aussi, les trois bien sûr : Manhattan, Miami, Las
Vegas. Aussi, bon, j’ai regardé The Misfits, Pretty Little Liars parce que c’est ma soeur qui
m’a poussé et puis en fait y’en a tellement. J’ai du mal à choisir.
Tu regardes beaucoup de séries alors?
Oui.
Tu te concentres sur la série ou c’est un truc de fond?
Oui, la plupart du temps, c’est un truc de fond, je capte juste l’essentiel au moins je
peux faire un bon résumé sur l’épisode. Parce que soit je suis occupé, je suis en train de
72
Annexes
dessiner à côté, j’ai mis la série et je la suis en même temps, soit je suis au téléphone et
y’a la série en même temps. Je suis jamais totalement concentré dessus. A moins que je
regarde «The Walking Dead», là j’ai vraiment besoin de me concentrer parce que c’est un
truc qui m’intéresse et c’est une histoire amibigüe. C’est vraiment intéressant, en fait c’est
la série que j’aime le plus.
J’adore les zombies, j’adore les films d’horreur. J’ai commencé à l’âge de 4 ans, c’était
mon cousin qui venait me surveiller quand mes parents partaient en voyage et le truc c’est
que lui c’était un fana de films d’horreur. Il avait au moins une playliste de films d’horreur
quand il venait. Mon premier film d’horreur ça a été «L’exorciste» et ça je te jure que ça m’a
lavé le cerveau. Pendant 2 semaines, je pouvais pas dormir seul. Et après, petit à petit, je me
suis dans l’idée que les films d’horreur, c’était créé par les êtres humains donc il y avait pas à
avoir peur. Donc petit comme ça je commençais à enfiler les films d’horreur les uns après les
autres. De «La Mutante» à «Chucky» en passant par «Jack», c’était génial. Même le truc là,
«Bozo le Clown», je sais plus trop quoi, le clown qui traquait les enfants, de Stephen King.
Depuis ce temps, j’ai enfilé tellement de films d’horreur mais aujourd’hui, je retrouve plus,
cette peur, ce frisson, de regarder un film. Trop d’effets spéciaux tue le caractère épouvante
du film, c’est nul. J’adore les films d’horreur. Et je suis un fana de manga aussi.
Tu as toujours regardé des séries?
Non, les séries, c’est uniquement quand je suis arrivé ici (en France). J’avais pas grand
chose à faire à la maison. Je faisais rien et je devais me trouver une occupation : soit je
sors, soit je reste devant une série (rires). Comme tout bon étudiant on va dire!
Tu es arrivé quand en France?
J’entre dans ma troisième année. Je viens d’Abidjan.
Dans quel contexte tu es parti de Côte-d’Ivoire?
Scolaire, pour les études, y’a pas de formation supérieure, professionnelle ou dans ce
secteur en Côte-d’Ivoire. Là-bas, l’art n’est pas considéré, il y a tout à faire, meme pas à
refaire. L’art est mort, il n’y a vraiment plus plus plus aucune structure artistique fiable.
Tes deux parents sont ivoiriens?
Oui.
Ca t’arrive de regarder la télévision quand tu es en Côte d’Ivoire?
C’est là bas que ça a commencé. On est une famille «très télé». Il y a la télé partout.
Du salon à la salle à manger en passant par les chambres. Il y a pas un endroit où tu va
pas trouver un écran noir.
C’est souvent allumé?
Allumé pour rien parfois.
Qu’est-ce qui passe à la télé chez toi?
Mon père est un grand fan d’informations donc c’est ça qui passe la plupart du temps.
Sinon quand il est pas là, c’est ma mère qui prend le monopole : «Au nom de la Vérité» sur
TF1, les émissions entre midi et deux heures sur France 2, «Comment ça va bien?» et puis
les jeux télévisés «Le Maillon Faible», «Money Drop». Sinon, moi la plupart du temps, je
regardais plus des films téléchargés, horreur et action. Tant que ça bouge pas, ça risque de
m’ennuyer à moins que l’histoire soit palpitante et un bon fond, une bonne trame, un truc
intéressant à suivre.
73
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Vous regardez donc beaucoup la télé française, et la télé ivoirienne?
Oui, pour les infos, c’est le seul moment où on zappe. Parce que je t’informe, c’est
pas très intéressant, il y a pas d’émissions de divertissement. Moi, je trouve que ce sont
des chaînes mortes. Je dis ça parce que mon pays a été frappé par la guerre, il y a eu
énormément d’événements en Côte d’Ivoire et le pays est passé d’un rythme ralenti au
point zéro. C’est à dire que rien ne bougeait, il n’y avait aucune information particulière,
aucune nouveauté, on était enclavés, c’était terrible. C’est un peu triste de dire ça, mes deux
dernières années, première puis terminale ont été vraiment nulles. Il y a pas de distraction
en Côte d’Ivoire, c’est un peu particulier comme pays. Pour le moment, mais ça reprend
petit à petit, depuis la libération.
Aussi loin que tu te souviennes, il y a jamais eu de programmes télévisés qui t’ont
marqué à la télé ivoirienne?
Ah si! Les années 90, il y avait des émissions intéressantes. Il y avait des émissions
de divertissement pour les enfants l’après-midi, moi j’aimais ça parce que c’était comme le
Club Dorothée, un moment de l’après-midi où de 14 heures à 17 heures t’avait des dessinsanimées en liste comme ça! T’avais des dessins animées, des productions européennes,
françaises, allemandes, Heidi, Goldorak des trucs comme ça. En fait la culture occidentale
et américano-capitaliste a touché énormément une bonne partie de la planète et on était
alertes, on connaissait tout ça. C’était bien. Il y avait tant de choses, tu savais que les enfants
ils avaient des choses à faire. Là, tu vois les enfants traînent dans la rue, c’est terrible. Il
y a plus de parcs d’attraction, il y a plus de kartings, il y avait des tobbogans, des parcs
aquatiques, la patinoire et tout. Je te dis, quand tu rentres dans un pays au rythme zéro,
c’est infernal. Il y a rien. Je sais vraiment pas de quoi de te parler. Mon père pourrait t’en
parler, c’est lui qui l’a connu. Nous, on a pas eu cette chance. Parce qu’il y a eu la guerre,
beaucoup d’éléments qui ont freiné le pays, rien ne me plait. Si tu demandes à ma soeur,
elle te trouvera sûrement des trucs intéressants mais moi franchement non, j’étais blasé.
C’est ici que j’ai découvert la distraction, sortir et découvrir plein de trucs. Chez moi, y’a
pas plein de choses à faire. A moins que tu décides d’aller en boîte de nuit, c’est la seule
chose que nous avons. C’est un peu dommage parce que ça affecte une bonne partie de la
population et aujourd’hui tu peux trouver des enfants de 13 ans en boîte de nuit en train de
boire de l’alcool, c’est assez tragique, c’est devenu presque normal. C’est ce que je regrette.
Si je rentre chez moi, j’aimerai développer le secteur du divertissement pour pousser les
enfants vers d’autres choses qu’ils devraient faire. Ce sont mes vraies ambitions.
Tu y retournes en Côte d’Ivoire?
Pas encore... Normalement, cette année, je sais pas encore.
J’ai que des échos qui y sont allés.
Tu as des amis ivoiriens à Lyon?
Oui, les ivoiriens n’aiment pas trop le rythme de Paris, ils aiment aller en vacances à
Paris mais pas y vivre. C’est pas un rythme qui leur va. Ca va vite!
Comment ça se passe la vie quand on est un immigré ivoirien à Lyon?
Comme tout le monde, on découvre un nouveau monde! Tu sais l’Afrique, c’est un
univers convivial, c’est un monde où il y a énormément de partage. Et le monde européen,
occidental, français, c’est très individualiste. Chaque personne lutte pour soi-même. Un
exemple assez banal que l’on voit tous les jours dans le métro, on est tous ensemble dans
le métro mais il n’y a pas une personne qui échange un mot avec l’autre. On se regarde
à peine, dès que tu regardes une personne dans les yeux, la personne tout de suite peu t
74
Annexes
avoir une réaction susceptible, penser que t’es en train de la juger et automatiquement ça
peut passer au vinaigre. Alors qu’en Côte d’Ivoire, tu regardes une personne dans les yeux,
elle va te regarder aussi et te dire bonjour. Et après peut-être s’approcher de toi et discuter.
Ce sont des trucs, des déclics que j’ai plus ici, c’est assez spécial. Je suis sur Mars depuis
que je suis arrivé. L’africain qui a vécu ici, qui est né ici et l’africain qui vient d’Afrique sont
deux africains différents, même presque ils ne s’entendront pas. Ca arrive. Même si on est
ivoiriens, a moins qu’ont découvrent des références communes, que peut-être leurs parents
ont partagé avec eux, au niveau de la mentalité, de la façon de fonctionner, c’est pas pareil
du tout. C’est spécial, c’est comme si tu rencontrais deux personnes qui sont censés se
ressembler, la seule chose qui les lient, c’est la nourriture qu’ils ont bouffé petits et la culture
que leurs parents leur ont inculqués. Sinon, la manière de fonctionner, la mentalité, tout le
reste, c’est pas pareil. Croyez qu’ils sont plus français que nous.
Ca t’arrive de cuisiner? De cuisiner ivoirien?
Oui, j’ai dû apprendre en un an, parce que ça allait me manquer, ça c’est sur. Mais je
cuisine plus comme un étudiant, c’est steak-pâtes, omelettes, frites. Seulement, quand c’est
le week-end et tu as le temps de te faire plaisir, tu allumes la télé, tu tombes sur une recette,
tu recopies, tu vas faire les courses et tu t’amuses. J’adore faire la cuisine, en cachette. Je
dis ça parce qu’il y a ma soeur qui me critique à chaque fois parce que selon elle je ne suis
pas un bon cuistot. Moi je préfère apprendre tout seul, je me cache.
Tu vis avec ta soeur?
Oui, elle est en éco-gestion.
Tu cuisines traditionnel aussi?
Oui.
Il y a d’autres pratiques de Côte d’Ivoire que tu maintiens depuis que tu es en France?
Oui, comme la Fête Nationale, supporter l’équipe de Côté d’Ivoire, parce que j’ai même
demandé un abonnement à ma chaîne, c’est important. Certaines fêtes ivoiriennes, qu’on
fête ici entre amis, ivoiriens ou bien on invite. En fait, c’est différent peut-être des autres
ethnies ou nationalités africaines, je pense que les ivoiriens sont ceux qui se mélangent
le plus parmi les africains. Vraiment, on reste pas enclavés. Tu vois, tu vas à une fête
camerounaise, tu vas avoir que des camerounais alors qu’à une fête ivoirienne, tu vas
trouver des chinois, des thaïlandais, de tout et on va essayer de partager notre culture avec
eux, c’est ce qui fait la Côte-d’Ivoire. Tu as envie de partager et d’apprendre la culture de
l’autre. C’est ce qui fait qu’on est pas tout le temps entre ivoiriens. J’ai plus d’amis suisses
ou guadeloupéens ou réunionnais que ivoiriens. J’ai retrouvé énormément d’amis d’enfance
ici ou d’amis avec qui j’ai fait le lycée qui sont venus à Lyon. C’est comme si ma famille
s’était déplacée mais on fait pas toutes nos activités ensemble. A un moment, ça saoule.
A un moment, on a envie d’autre chose, on essaie de voir ailleurs, on reste jamais dans le
même truc, on change tout le temps.
Tu sais si il y en a qui regardent des séries ivoiriennes? Toi, tu en regardes?
Oui, sur Internet, pas à la télé. On a toujours besoin de retrouver notre humour. On fait
plus de la comédie dans nos séries, avec un fond et une réflexion particulière. Tu trouvera
jamais en Côte-d’Ivoire une série du même standing que Grease Anatomy ou Dr House
En France non plus tu sais!
75
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Tu trouveras plus des choses qui ressemblent à «Nos Chers Voisins». Ca passe sur
TF1, après le journal où il y a des gens qui habitent ensemble dans un immeuble. Un truc
assez drôle entre ironie et pure et simple comédie.
Tu as des titres de séries ivoiriennes en tête?
Il y a «Ma Famille», «Faut pas fâcher». C’est un peu comme le créole chez nous, notre
jargon, on supprime énormément d’articles comme par exemple «Faut pas te fâcher», on
dira pas comme ça, on dira «Faut pas fâcher». Parfois quand je parle dans le rue, on me
confond avec un créole!
Ces deux séries qui me plaisent le plus. Mais les acteurs en solo, on adore quand ils font
des sketches. Par exemple Gohou Michel qui a une grosse notoriété en France ou Gbi De
Fer (le «Poing Levé» dans notre jargon). Ils me font extrêmement rire, c’est de la comédie.
Ca passe souvent à la télé ces choses là?
Ca passe et repasse, c’est rabâché. Parfois tu as vu l’épisode cinquante fois, tu le
connais par coeur, tu peux même le réciter, mieux que les leçons.
Tu sais si tes amis regardent ces séries là aussi?
Oui, parce que la plupart du temps, quand on a des discussions ensemble, on revient
sur des sujets comme ça, c’est notre moyen de nous rattacher, de retourner à notre origine.
C’est élémentaire, c’est quelque chose que l’on est obligés de faire. Je pense que tous les
immigrés, pour les études ou euh... chinois, toutes les nationalités, quand on se retrouve
entre nous, on parle de choses qui nous plaisent, qu’on a aimé faire quand on était chez
nous.
Tu dis que tu regardes sur Internet…
Oui, les deux plateformes qui diffusent le plus c’est WatTV et Youtube. Quand tu fais
des recherches, tu tapes les premières lettres de la série et tu retrouves le lien. Ils postent
des vidéos, c’est pas quotidien, ce n’est pas une chaîne, ce sont des extraits, des vidéos
en passant.
Ca t’arrive de fréquenter des épiceries africaines?
Quand tu arrives en France, c’est ton premier repère. Tu te demandes «Où est-ce que
je peux trouver des trucs que je mangeais chez moi?». Saxe-Gambetta, la référence et
Guillotière. Je me repère aux lieux, je lis pas les pancartes parce que chez nous y’a plus de
pancartes, je t’informe. C’est comme ça que je mémorise et il y a Madras Bazar, un magasin
indien qui revend des produits africains. Par contre tu en as un autre pas loin dans la rue
qui vend uniquement ivoirien. C’est mieux d’acheter les bananes plantain chez eux que à
Madras.
Est-ce que tu as entendu parler des telenovellas en Afrique?
Bah oui! Ca touche énormément la population. Pour la classe populaire, les telenovellas
c’est comme leur Saint-Graal. Ca parle de ça dans la rue. Je te dis pas, quand il est
19 heures, activités sociales, professionnelles, fonctionnelles, tout est arrêté pour aller
regarder. Ça dure au maximum une quarantaine de minutes.
Tout le monde regarde?
Oui, toute la population, même moi, je ne peux pas le nier, il y en a qui sont très
intéressants.
Hommes comme femmes?
76
Annexes
Hommes comme femmes, ça en parle à l’école, au travail.
Il y a des programmes que les femmes ou les hommes regardent plus volontiers?
Le football.
Donc pas les femmes?
Si! En fait, j’ai du mal à voir une émission qui est plus réservé aux femmes qu’aux
hommes, on partage tout en fait. Le football touche toute la population, c’est comme regarder
un match de foot en Italie, le pays est mobilisé, comme la Côte-d’Ivoire. Si les joueurs ont
raté un match, ils ont du mal à rentrer au pays, c’est infernal. Je te jure on leur fait une crise.
Les gars, ils vont les attendre à l’aéroport, prêt à les tabasser parce qu’ils n’ont pas gagné.
C’est authentique, la dernière fois pendant la CAN quand on perdu en demi-finale, ils n’ont
pas pu rentrer en Côte-d’Ivoire, ils ont fait un détour directement chez eux en Europe avant
de venir, ils ont dû attendre que la population se calme.
Pourquoi tu penses que les gens regardent les séries ivoiriennes?
Je pense que cette addiction date de l’époque greco-romaine et c’est l’évolution, la
métamorphose de la tragédie. Déjà, ça touchait les populations parce qu’en fait c’était une
illustration des moeurs de la société, c’est de la catharsis. C’est se retrouver face à quelque
chose que nous-même on a déjà probablement vécu. On s’exorcise en regardant ça, ça
devient une addiction, comme pour les réseaux sociaux. Tu commences un truc et dès que
ça te capture, captivé, tu n’en sors plus. La différence avec les réseaux sociaux, c’est que
dans les séries, tu te retrouve, tu peux retrouver un personnage, une caractéristique d’un
personnage que tu as ou un truc qui t’es arrivé.
Moi, chez moi, c’est ça qui m’a captivé dans ces séries africaines, c’est que la plupart
du temps ça touche l’amour. Un être humain fait la guerre, dort et fait l’amour, c’est simple.
Si tu as tout ça dans une série, ça marche à tous les coups, c’est pour ça que ça marche.
On qualifie ça de télé-poubelle, c’est efficace. L’être humain aime se voir être mis en scène.
Ceux qui inventent ça sont des génies parce qu’ils chopent toutes les caractéristiques de
l’humain normal, lambda et les transfèrent dans une série et le sublime. C’est ce qui fait que
les gens aiment. Ils savent très bien que c’est idiot, les situations sont idiotes mais ce sont
des situations de tous les jours. Tu connais la solution mais tu es quand même captivé.
Tu regardes ces programmes là avec ta famille?
Oui, le soir en mangeant.
Tout le monde est d’accord pour regarder le même programme?
Chez moi, on est six, donc c’est compliqué! Six gamins avec six personnalités
différentes, y’en a pas un qui ressemble à l’autre même si on a des caractéristiques
communes. Par exemple, on est tous des artistes de père en fils. On a pas forcément eu
envie de faire ça de notre vie, moi je suis le premier à avoir eu envie d’en faire ma carrière.
Mon père est dessinateur, autodidacte. Mon petit frère a commencé la sculpture et je te jure
que pour son âge, c’est surprenant ce qu’il fait. Vu qu’on a des personnalités différentes et
qu’on aime des programmes aussi différents, c’est un peu la gueguerre à la maison. On a
dû faire installer un genre de montage en série. Chaque télévision a un décodeur relié au
décodeur principal et chacun peut regarder ce qu’il veut là où il veut. Une télécommande
pour six avec cinquante-quatre chaînes sans compter les chaînes internationales, c’était
compliqué. Quand un empiétait sur le programme de l’autre, c’était la guerre.
Il y a des moments où vous regardiez des choses ensemble?
77
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Oui, les dessins-animés et aussi les séries policières. Le soir, les séries avec ma mère,
c’était le théâtre total. Ce qui est drôle c’est qu’elle fait l’enquête avec l’inspecteur c’est
incroyable. Tu la vois devant la télé, tu as envie de lui dire «rentre dedans, vas-y!». On
regarde les Experts, Esprits Criminels, New-York Police Criminelle.
78
Iconographie
Iconographie
∙
Page 11/124 : « Pieter Hugo« Escort Kama » Nigeria, 2008 » ne dispose pas
d’autorisation de diffusion.
∙
Page 25/124 : « Richard Vantielcke « Urban Oasis 8 » » ne dispose pas d’autorisation
de diffusion.
79
Ma Famille, Nos Séries et Moi
Résumé
Ce travail se penche sur les séries télévisées humoristiques ivoiriennes en tant qu’objet
culturel et social et plus largement sur les pratiques de la télévision dans notre société.
Sociales dans leur dimension familiale, les séries télévisées, en tant qu’objets mobiles
de la culture ordinaire, sont également porteuses de valeurs déterminées par le public. Avec
une approche s’apparentant à une forme basique d’ethnologie, cette étude de réception
ouvre à la réflexion sur les nouvelles pratiques du divertissement et de leurs implications
sociales et morales, grâce au spectre de l’humour et de la famille, le tout dans un contexte
migratoire.
Mots-clés
Migration; Séries télévisées ; Côte-d’Ivoire ; Sociologie ; Famille ; Culture ordinaire ;
Humour ; Internet ; Genre ; Etude de réception ; Télévision
80

Documents pareils