À propos des médecines traditionnelles en Afrique Centrale.

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À propos des médecines traditionnelles en Afrique Centrale.
Revue des Questions Scientifiques, 2010, 181 (3) : 341-371
À propos des médecines traditionnelles en
Afrique Centrale.
par
Théophile Godfraind
Université catholique de Louvain
[email protected]
Introduction
La santé humaine est liée à l’évolution darwinienne des espèces pathogènes et à celle de leurs vecteurs ainsi qu’aux modifications des conditions de
l’environnement naturel et social. La Médecine occidentale basée sur la
science biomédicale s’adapte rapidement au changement des maladies. En revanche, les savoirs traditionnels basés sur l’empirisme et nécessitant une mise
à jour très longue n’ont pu se transformer au rythme des modifications de la
pathologie. Toutefois les termes et les objets de la médecine traditionnelle
africaine ont persisté pendant plusieurs siècles tout en voyant parfois leur signification modifiée en fonction du temps, ainsi que le montre la comparaison entre les descriptions ethnographiques du xixe et celles du xxe siècle.
Cette médecine traditionnelle qui prend en compte le rôle de l’environnement
naturel a sauvegardé la démographie de la population africaine malgré le bouleversement causé par la traite des noirs mais n’a pu contenir les perturbations
engendrées depuis la période coloniale qui ont été amplifiées par les migrations internes survenant après l’indépendance politique des colonies européennes. Ces migrations sont associées à une altération du niveau sanitaire
des populations autochtones accompagnée d’une explosion démographique.
Malgré la multiplicité des ethnies africaines (Michiels & Laude, 1946) la
force de la croyance animiste a suscité une culture commune basée sur la re-
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lation entre les vivants, les ancêtres et les esprits de la nature suite à la médiation des sorciers. La médecine traditionnelle s’insère dans la culture des
peuples dont elle intègre différentes manifestations. De ce fait elle échappe à
l’analyse purement rationnelle. Pour en saisir la nature, il importe d’aborder
les particularités des cultures africaines, d’examiner les changements de la
démographie, de reconnaître l’importance de la tradition orale, de voir comment l’action coloniale a perturbé le milieu de vie des populations et enfin
d’aborder les savoirs spécifiques des guérisseurs africains et la mise en évidence objective de leur connaissance du milieu naturel. Un tel projet ne pourrait qu’être brièvement esquissé dans le cadre de cet article dont les sources
comprennent une expérience personnelle des médecines traditionnelles acquise lors de mon séjour à l’Université Lovanium de 1958 à 1964 (Théophile
Godfraind, 2007a, 2007b) et les informations glanées dans divers écrits cités
dans le texte . Faute d’information suffisante, je n’aborderai pas la situation
actuelle découlant de l’utilisation de la terminologie traditionnelle par les différentes sectes pentecôtistes qui pullulent à Kinshasa.
La diversité culturelle et la culture africaine
La culture est classiquement considérée comme un savoir à la possession
duquel peuvent accéder les individus et les sociétés grâce à l’éducation, aux
divers organes de diffusion des idées, des œuvres, etc. Les sociologues la définissent comme étant ce qui est commun à un groupe d’individus. La signification qu’en a donné l’UNESCO dans la Déclaration de Mexico de 1982 peut
se résumer comme suit :
Dans son sens le plus large, la culture peut être considérée comme l’ensemble
des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres,
les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. Ce «réservoir commun» évolue dans le
temps par et dans les formes des échanges. Il se constitue en manières
distinctes d’être, de penser, d’agir et de communiquer. Selon l’UNESCO,
la culture, notion qui embrasse le monde naturel comme le monde créé par
l’homme, est autant tournée vers le présent et l’avenir que vers le passé.
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Les ethnologues originellement limités aux seules cultures et sociétés
‘primitives’ ou ‘archaïques’ appliquent maintenant leurs méthodes aux sociétés complexes et organisées à grande échelle. Ils décrivent la manière dont
s’articule et se gère la vie des groupements humains en interaction avec leur
environnement afin de répondre à des besoins essentiels que sont la reproduction, l’alimentation, la sécurité, le déplacement. Ces recherches suggèrent
l’existence de déterminants sociologiques communs à toutes les civilisations
humaines. Ces universaux se développent dans un contexte propre à chaque
groupe humain. Ainsi se construit la diversité culturelle constituant l’environnement global dans lequel les êtres humains vivent et fonctionnent dans le
monde contemporain. Reconnaissant la diversité culturelle comme “héritage
commun de l’humanité” et considérant sa sauvegarde comme étant un impératif concret et éthique inséparable du respect de la dignité humaine, l’assemblée générale de l’UNESCO a adopté à l’unanimité lors de sa 31e session la
‘Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle’. Cette 31e
session s’est réunie à Paris le 2 novembre 2001 dans le contexte très particulier
des attentats du 11 septembre 2001. C’est dire l’importance accordée par tous
les gouvernements du monde à ce texte fondateur se voulant garant de l’avenir
de l’humanité.
L’histoire de Tintin au Congo illustre cruellement l’ignorance manifestée à l’époque de la colonisation par la majorité des Belges et même des autres
Européens pour tout ce qui touche à la richesse de la culture africaine. Il y
avait bien eu l’admiration d’artistes tel Pablo Picasso pour l’esthétique des
masques africains, mais cet engouement fut considéré comme une passade au
regard des pauvres conditions sanitaires des colonies d’Afrique. Bien des
choses ont changé depuis que les ‘arts premiers’ ont leur musée et que de
grands antiquaires exposent des oeuvres africaines anciennes. Pourtant la Médecine européenne avait rapidement fait siennes plusieurs substances naturelles africaines ramenées par les explorateurs du xixe siècle. Je ne citerai ici
que la yohimbine qui est encore en vente sur plusieurs sites du Web pour soulager le dysfonctionnement de la libido masculine, bien que supplantée par le
Viagra, le Levitra et le Cialis dont l’action est bien établie dans les troubles de
l’érection d’origines diverses. La gravité de la malaria, celle de la lèpre et celle
de la trypanosomiase témoigneraient-elles de l’inefficacité des médecines africaines, pour autant que ces dernières eussent existé ? On ignorait pour quelle
raison ces pathologies mortelles proliféraient au début du xxe siècle et com-
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ment, malgré elles, l’Afrique était encore peuplée après avoir fourni des millions d’esclaves noirs en bonne santé pour remplacer du xvie au xixe siècle les
Amérindiens défaillants dans les plantations d’Amérique (Thomas, 1997).
Beaucoup de questions restent sans réponse, mais on ne peut nier l’existence
de Médecines Africaines, même si on n’en distingue plus que des vestiges.
Pour en faire l’étude, il convient de les considérer dans leur cadre sociétal et
écologique.
Dans tous les domaines, y compris le domaine médical qui nous importe
ici le terme culture comprend l’ensemble des formes de croyance et de comportement ayant reçu une sanction sociale parce que les membres d’un groupe
humain déterminé les ont assimilés. Les actions de Gro Harlem Brudtland
qui a été Directrice Générale de l’OMS de 1998 à 2003 s’inscrivent dans le
respect de la diversité culturelle. Dans un Rapport resté fameux, elle a formalisé le concept de développement durable selon lequel il n’existe pas de séparation entre l’organisme humain et son environnement ce qui prend le
contre-pied du paradigme mécanistique développé en Occident depuis la Renaissance. Ce nouveau paradigme rejoint les modèles proposés par les cosmologies les plus anciennes issues d’observations empiriques constituant la base
des cultures dites ‘primitives’ auxquelles il prétend rendre leurs lettres de noblesse. Dans cette optique, l’OMS propose d’inclure les tradipraticiens dans
les programmes de prévention sanitaire. Le terme tradipraticien provient de la
contraction de l’expression anglaise traditional practitioner qui se différencie
du terme medical practitioner ou médecin dans la culture française. L’OMS a
adopté la dénomination ‘tradipraticien’ pour éviter les termes : sorcier, féticheur, guérisseur qui ont un sens péjoratif amoindrissant les personnes qui
possèdent les savoirs traditionnels et les mettent en pratique. L’inclusion des
tradipraticiens dans les programmes de prévention sanitaire correspond-elle à
une prise de position de politique populiste ? Le passé précolonial est-il garant
de son efficacité ? Peut-on l’établir sur des bases objectives fournies par la démographie ou d’autres critères ? À ces questions, seul l’avenir amènera des
réponses pertinentes. En effet, les témoignages personnels de patients satisfaits ne peuvent être considérés comme des preuves suffisantes de l’efficacité
d’une pratique médicale. Dans le cas du traitement d’une maladie, il y a lieu
de préciser le nombre de personnes l’ayant essayé, combien en ont ressenti les
effets bénéfiques, combien ne virent aucune amélioration, bref, de distinguer
si le traitement est plus efficace qu’une absence de traitement ou qu’un place-
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bo. Les témoignages personnels ne peuvent se substituer au fondement scientifique.
La démographie africaine.
La démographie africaine peut-elle contribuer à la validation des médecines traditionnelles ? Elle a subi l’influence non seulement de facteurs intrinsèques propres à la population déterminant le taux de fécondité féminine
mais aussi de facteurs extrinsèques propres à l’environnement naturel déterminant le niveau alimentaire et le risque infectieux dû aux conditions favorisant l’abondance des organismes réservoirs ou vecteurs de pathologies diverses
comme la malaria et la trypanosomiase, sans oublier les infections virales aux
conséquences redoutables. Mais en outre, elle a été fortement altérée jusqu’à
la fin du xixe siècle par la traite des noirs qui laisse une trace indélébile dans
l’histoire et la mémoire de l’Humanité (Thomas, 1997). La traite des noirs
amena des esclaves dans différentes régions du globe par trois voies principales : la voie transatlantique, la voie saharienne et la voie orientale. Jusqu’à
présent le nombre d’Africains déportés pendant quatre siècles d’esclavage ne
peut être défini avec précision. Comme on ne connaît pas le nombre de ceux
qui sont morts en route, le nombre actuel d’afro-américains ne permet que
des spéculations sur le nombre d’hommes et de femmes qui ont subi ce sort
dégradant. Dans l’état présent des recherches historiques, environ 12 millions
auraient été déportés par la voie atlantique, 8 millions par la voie saharienne
et 5 millions par la voie orientale. Tenant compte des victimes collatérales qui
n’ont pas survécu aux razzias multiples, aucun élément objectif ne permet
actuellement de contredire formellement l’affirmation orale véhiculée en
Afrique selon laquelle ce trafic a fait un nombre plus considérable de victimes.
Une telle affirmation résulte de l’ampleur des conséquences désastreuses de la
traite sur la culture, l’économie et les structures des sociétés africaines. En
Afrique, la tradition orale est une source d’information aussi précieuse que les
archives écrites européennes ainsi que le rapporte Daniel P. Biebuyck à propos
de son expérience chez les Lega (Biebuyck, 2002). Si les archives écrites, souvent inaccessibles, sont la mémoire des esclavagistes avant tout, l’exploitation
systématique de la tradition orale pourrait permettre aux peuples victimes de
la traite de faire une réappropriation de leur histoire par un véritable travail de
mémoire. Quoi qu’il en soit, le nombre de déportés est à rapporter à la popu-
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lation mondiale qui se chiffrait entre 400 millions à un milliard d’individus à
l’époque historique de ces évènements, alors qu’elle avoisine 7 milliards de nos
jours.
Selon diverses sources, l’évolution démographique africaine a chuté à la
fin du 19ième siècle qui marque le début de la colonisation systématique et la fin
de la traite négrière pour connaître une augmentation explosive après la décolonisation. Tout ceci confirme les vues exprimées par Catherine Coquery-Vidrovitch, selon laquelle la démographie africaine est la plus contrastée mais
aussi la plus mal connue du monde (Coquery-Vidrovitch, 1992). D’un point
de vue médical, cette évolution ne permet pas d’envisager sur une base démographique quel aurait été l’impact des médecines traditionnelles ou des médecines occidentales dans l’état de santé général de la population.
La tradition orale.
Les traditions africaines se sont transmises par la culture orale dont
Jacques Biebuyck n’a cessé de souligner la richesse et la fécondité chez les
peuplades qui ont échappé à l’action destructrice exercée sur leur culture par
la colonisation débutante. Même en gardant une grande richesse d’expression,
la tradition orale ne représente pas nécessairement la pureté originelle, c’est ce
que Claude Levi-Strauss souligne dans Tristes Tropiques en rapportant que
les traditions orales n’échappent pas à l’adultération suite à la rencontre avec
d’autres cultures : ‘À ma grande déception, les Indiens du Tibagy n’ étaient donc,
ni complètement des « vrais indiens » ni, surtout, des « sauvages ». Mais en dépouillant de sa poésie l’ image naïve que l’ethnographe débutant forme de ses expériences futures, ils me donnaient une leçon de prudence et d’objectivité. En les
trouvant moins intacts que je n’espérais, j’allais les découvrir plus secrets que leur
apparence extérieure n’aurait pu le faire croire...’ (Levi-Strauss, 2008). La situation observée au Brésil pourrait être transposée à l’Afrique où comme les
Amérindiens, les noirs d’Afrique ont eu très tôt des contacts éphémères avec
la civilisation européenne. Effectivement, le navigateur portugais Diego Cam
atteignit l’embouchure du fleuve Congo dès 1482. Il découvrit deux grands
royaumes : les royaumes KaCongo et Loango couvrant les zones au nord et à
l’est du fleuve, vassaux du royaume du Kongo. Celui-ci contrôlait les terres
situées près de l’embouchure du fleuve jusqu’au fleuve Cuanza au sud. Ceci
permit l’établissement de comptoirs portugais qui périclitèrent au cours du
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xvie siècle à cause d’un plus grand intérêt porté à l’exploration du continent
américain. La région fut redécouverte par Stanley et Brazza au début du xixe
siècle.
La lecture de ‘The notes on the folklore of the Fjort’ rédigées par Richard
Edward Bennet (Bennet, 1898) et publiées en 1898 par O. Nutt (London)
pour la Folk-Lore Society de Londres est une source inestimable d’information à propos de l’histoire orale d’une large zone côtière à l’embouchure du
Congo comprenant le Royaume Loango qui a connu cette première rencontre
du xve siècle avec les navigateurs portugais. Cette zone du Bas-Congo comprend actuellement l’Enclave de Cabinda et une partie de la République du
Congo Brazzaville. R.E. Bennet était un commerçant anglais qui séjourna 17
années chez les Bacongo dont il apprit la langue et les coutumes. Il est l’auteur
de plusieurs autres livres qui ont enrichi les recherches sociologiques et anthropologiques sur les cultures d’Afrique de l’Ouest. L’ouvrage contient 32
récits traditionnels traduits par R.E Bennet de la langue parlée par les habitants du Fjort vers l’Anglais. Ce sont des contes pittoresques et des proverbes
moraux vraisemblablement destinés à l’éducation des enfants des dignitaires
des royaumes locaux. L’introduction écrite par Miss Kinsley, une ethnologue
professionnelle, et le premier chapitre de l’ouvrage relatent l’origine du
Royaume KaCongo. Ces textes font référence aux écrits de missionnaires et
de voyageurs des xviie et xviiie siècles. Ils fourmillent de notes sur les coutumes culturelles traditionnelles. Dans le Fjort, la religion est animiste et intimement associée à la présence de fétiches qui auraient été amenés par
KaCongo et Loango les fils du Grand Fumu Kongo lors de la prise de possession de leurs royaumes respectifs. Ces fétiches sont appelés Nkissi nsi ou l’esprit de la terre, l’esprit qui demeure dans la terre. Nkissi est la puissance
mystérieuse de la végétation, des médecines et des fétiches. Il existe un fétiche
par village. Les Nganga sont des sortes de prêtres. Nganga nsi est le maître de
la maisonnée, Nganga nkissi est attaché au fétiche, il distribue des charmes
sous forme de totems de bois contenant des médecines ou sur lesquels sont
fixés des aiguilles ou des clous et qui ont le pouvoir de tuer les ennemis ou de
protéger leur propriétaire. Le Nganga bilongo est l’homme médecine aussi
traduit par chirurgien, il garde le secret de sa pratique. Nzambi-Mpungu est
le créateur, c’est la divinité dominante qui a en charge chaque communauté.
Elle a son sanctuaire dans chacune d’entre elles où elle est représentée par le
Nkissi qui donne au Nganga Nkissi sa puissance sur les éléments. Ainsi les
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missionnaires chrétiens sont dénommés Nganga Nzambi. Mpungu désigne le
gorille considéré comme l’ancêtre de l’homme. La mort est le plus souvent
attribuée à un empoisonnement et le Nganga Nkissi est chargé d’organiser
une ordalie pour distinguer le ou les coupables, ce qui entraîne de nombreux
décès supplémentaires.
Ces quelques lignes tentent de résumer une pensée complexe, elles montrent que les habitants du Fjort vivaient en communion avec les esprits environnants dont la présence parmi les vivants était renforcée par l’action des
Nganga. Leur croyance rapportée par Bennet en un Dieu créateur pourrait
constituer un souvenir de la première évangélisation des xve et xvie siècles
puisque Nzambi le Dieu créateur est associé au Mpungu, le gorille considéré
comme ancêtre de l’homme. La conversion des crucifix en fétiches animistes
vient à l’appui de cette hypothèse qu’aucun élément objectif ne permet de réfuter.
Persistance du rôle des Nganga.
De cet animisme rapporté par Bennet et des pratiques qui en découlent,
que reste-t-il cent ans plus tard après Stanley, Léopold II, les missionnaires,
l’administration coloniale et la décolonisation ? La relation à la réalité, c’est à
dire la reconnaissance d’un monde extérieur distinct de soi est une caractéristique de la pensée occidentale. Il n’en va pas de même chez les Africains qui
confessent un monde irréel peuplé de divinités et de génies où cohabitent les
ancêtres, c’est à dire les morts qui ne sont pas vraiment morts puisqu’ils influencent le monde des vivants. Il est possible que ce soit la pratique rationaliste qui mène l’Européen à dissocier le Soi du monde extérieur. Dans la
culture occidentale, l’individu est considéré comme une personne indépendante, en revanche, dans la culture africaine, la notion d’autonomie individuelle n’est pas un modèle culturel d’identification, la personnalité de
l’Africain traditionnel est le ‘Moi’ de groupe structuré représenté par la famille et le clan. Pour le psychanalyste européen, l’africain est à un stade archaïque de son développement, alors que pour l’africain, l’européen qui
s’identifie en dehors du groupe a un comportement à tendance schizophrénique (Laplantine, 1988). La relation à la maladie provient d’une attitude
ancestrale persistante dans la population africaine qui considère que les maladies peuvent être dues à un des trois facteurs suivants : Dieu, la sorcellerie ou
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les ancêtres mécontents. Celles dues à Dieu ont une cause impersonnelle et
surviennent dans le monde naturel. Les autres sont dues à des causes personnelles (les ancêtres ou les sorciers). La maladie justifie l’action des sorciers
dont le rôle est d’établir une relation entre le monde des esprits et le monde
social ; les sorciers n’appartiennent complètement à aucun de ces mondes.
Une telle personnalisation de la cause des maladies n’est pas commune dans
le monde occidental contemporain où les maladies sont considérées comme
étant des évènements naturels. L’analyse des procédures suivies par les nganga
montre que la croyance animiste est à la base de leur action dès le premier
contact avec le malade, au cours de son traitement, ainsi qu’à l’occasion des
ordalies pratiquées pour confondre les ensorceleurs responsables de la maladie.
Les croyances animistes décrites dans le Fjort par Bennet ont persisté
jusqu’ à la fin du xxe siècle tant dans le Bas-Zaïre que dans le Nord-Est de
l’Angola comme l’ont rapporté respectivement J.M. Janzen (Janzen, 1995) et
Rodrigues de Areia (M. L. R. d. Areia, 1988). Rodrigues de Areia est Professeur au Département d’Anthropologie de l’Université de Coïmbra, il a séjourné dans les année 1974-75 dans le Nord-Est de l’Angola chez le Cokwe
(aussi orthographié Tshokwe). Cette ethnie est très remarquable au point de
vue culturel et artistique (figure 1). La médecine traditionnelle y joue un rôle
éminent car les Tshokwe y ont recours au même titre qu’à la médecine occidentale. Le dualisme médical des Tshokwe n’a rien d’exceptionnel car il se
rencontre aussi en Europe où des patients s’adressant à la médecine universitaire ont également recours à des pratiques alternatives. Le devin qu’ils nomment ‘tahi’ est investi par la société du pouvoir de reconnaître la cause des
malheurs et des maladies. Sa fonction principale est de distinguer si la maladie
est due à la présence d’un hamba (esprit d’ancêtre) ou à une autre cause. Pour
cela il observe et lit les tupele (symboles divinatoires). Les tupele, au nombre
d’une centaine au moins, sont des objets naturels ou fabriqués qui sont conservés dans un panier divinatoire et qui ont chacun une signification symbolique
spécifique. Le savoir du devin est transmis au fils de la fille de sa soeur (M. R.
d. Areia, 1976). La lecture des tupele est pour les Tshokwe analogue à la lecture de la température ou a l’analyse d’une radiographie du malade par le
médecin européen (le nganga-buka). On assiste à un réel synchrétisme médical dans lequel il ressort que le nganga-buka est mieux à même de soigner
certaines situations par exemple des blessures. Toutefois, le nganga-buka ne
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réussit pas toujours et, dans ce cas, la médecine traditionnelle a la préférence.
La collaboration des deux agents est souhaitée par d’aucuns à l’OMS, mais
peu d’indications sont actuellement en faveur d’une telle stratégie.
Figure 1 – Masque Tshokwe (hauteur 23 cm)
Masque mwana-pwo (jeune femme). Masque en bois incarnant un esprit féminin et
représentant la mère et la femme tshokwe idéale. Ce masque représentait les ancêtres
féminins dans les cérémonies de fécondité. (collection privée)
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Chez les Bakuba le devin (nganga nkissi) recourt à des fétiches divinatoires de forme animale (figure 2). ces animaux étaient supposés communiquer avec les esprits. En émettant des incantations, les Nganga exerçaient un
mouvement de va-et-vient avec le bouton à friction qui s’arrêtait quand l’oracle
indiquant la cause de la maladie pouvait être prononcé. Bien que la mise en
évidence de la cause de la maladie fasse appel à des pratiques magiques aléatoires, le traitement porte sur la correction des symptômes à l’aide de préparations objectivement actives d’origine végétale ou animale.
Figure 2 – Animal divinatoire avec son bouton à friction (long. 35 cm).
Ces animaux étaient réputés pour leur capacité à communiquer avec les esprits. En
émettant des incantations, les nganga exerçaient un mouvement de va-et-vient avec
le bouton qui s’arrêtait quand l’oracle pouvait être prononcé. (Objet de l’Empire
Bakuba, collection privée)
John M. Janzen, Professeur d’anthropologie à l’Université du Kansas à
Laurence (USA) et expert des groupes organisateurs de la thérapie (Lay therapy management groups), a recueilli avec son Collègue le Dr Med Arkinstall
des données sur des patients du Bacongo à la fin des années 1960. Le premier
objectif était de voir comment s’organisait la thérapie dans le bas Zaïre quand
le retour à l’identité africaine prônée par Mobutu avait permis la résurgence
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revue des questions scientifiques
des thérapeutiques traditionnelles. Ils ont pu observer leur mise en pratique.
Ils confirment les observations de Bennet sur le rôle des nganga et leur liaison
à un ou plusieurs nkissi. Leur rapport comporte quelques différences sémantiques avec ce que Areia relate à propos des Tshokwe. Ainsi chez les Bacongo
le nganga buka n’est pas un médecin occidental mais un herboriste qui ne
maîtrise pas la force des esprits des plantes comme le nganga nkisi. Il existe
plusieurs nganga non-magiciens tels le nganga lufu, le forgeron, le nganga
mbwa, celui qui possède un chien etc. Seul le nganga nkissi est initié et possède le pouvoir de capturer les esprits et de les localiser dans un objet matériel.
Ceci montre que les concepts rapportés par Bennet sont restés intacts malgré
la colonisation. Ces informations ont été rapportées à Janzen par Nzoamambu un nganga nkissi qui tenait son initiation de sa grand mère laquelle la tenait aussi d’un ancien de sa famille et ainsi vraisemblablement jusqu’au
xviiiesiècle. Nzoamambu a décrit la procédure suivie pour traîter le lubanzi,
douleur thoracique latérale qui peut être d’origine superficielle ou profonde.
Le nganga commence en neutralisant la ‘volonté mauvaise’ (mfunia) engendrée par la maladie dans le corps du patient. Si ses incantations ne sont pas
efficaces, il prend le nkisi na Kongo, un sac en tissu de rafia contenant plusieurs substances irritantes qu’il fait inhaler, puis masse la zone douloureuse
avec le même sac. Finalement, il fait absorber la potion d’extrait de lembalemba (une acanthacée aux propriétés multiples, principalement sédatives
dont la composition chimique n’a pas été identifiée). En cas d’échec, il procède à des scarifications et frictionne à l’aide d’un sac en raphia contenant un
mélange de plantes préparé au mortier avec de l’huile de palme. Si une telle
procédure avec des irritants vasodilatateurs peut soulager une crampe musculaire, elle ne peut qu’être inopérante pour un lubanzi interne causé par une
pneumonie, mais le nganga ne parle que de ses succès!
Une autre relation de thérapeutique par médecine traditionelle a été rapportée par André Gide en 1927 (Gide, 1927). Au cours de sa pérégrination en
Afrique centrale, Gide a été accompagné comme c’était l’usage à l’époque par
des subalternes africains servant de traducteur et de domestique. Il a particulièrement apprécié l’aide de Adoum qui l’a escorté dans son périple. Je ne puis
que reprendre le texte savoureux qui permet d’illustrer un des aspects des
traitements locaux par les médecines traditionnelles.
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26 ou 27 février
On se lève dès 5 heures 1/2 ; mais vers 7 heures, quel breakfast! Porridge,
canard froid, rognons d’am’raï, flan, fromage, le tout arrosé d’un thé excellent.
Adoum continue à traîner la jambe; sa plaie au dessus du pied ne se cicatrise
pas; elle semble empirer au contraire. Après s’ être entendu dire par des médecins français qu’ il avait la vérole, alors qu’ il ne l’avait pas, il a perdu
confiance et ne veut plus recourir qu’ à la médecine indigène. Un vieux noir
(assez sympatique, ma foi) lui vend pour deux francs une poudre d’ herbes,
qu’ il sort d’un petit sachet. Adoum répand sur le vif de la plaie cette sale
poussière. Le lendemain le pied ne va pas mieux; et hier soir, descendus à terre
nous voyons le pauvre garçon assis sur le sable, jambe malade ensevelie sous
une épaisse couche de boue et de crottin. Ce matin, le tirailleur qui nous
accompagne obtient qu’Adoum use de certain jus végétal qu’ il préconise. C’est
un latex visqueux dont le tirailleur apporte quelques gouttes sur une pierre.
Adoum en badigeonne sa plaie et cela le cuit affreusement.
5 mars
Après la compresse de bouse de vache, Adoum a posé sur ses plaies la
bouillie d’ herbes tièdes extraite de l’estomac d’un cabri qu’on vient de
tuer. C’est, dit-il ensuite, la première chose qui lui ait fait vraiment du
bien. Je consens à le croire. Et ce matin, en effet, ses plaies (il en a une à
mi-jambe et l’autre à la cheville) ont un peu meilleur aspect. Le bol alimentaire du cabri a formé croûte, préservant des fâcheux contacts. Je lui
propose d’aller se faire panser à l’ infirmerie; mais il n’en veut rien savoir.
Aucune confiance dans notre médecine de blancs. Il sort de son mouchoir
une poudre infecte (c’est ce qu’est devenu le bol alimentaire, séché) qu’ il
avait en réserve, se saupoudre les plaies après les avoir lavées à l’eau
chaude, sous les yeux de notre garde et d’un vieil Arabe qui le conseillent.
Comme Gide ne parle plus de cette plaie pendant le reste de son voyage,
on peut supposer que ce traitement a été efficace.
La politique coloniale et la santé des populations
Dans son ouvrage relatant son long voyage de plus de dix mois en 1925,
à travers l’Afrique équatoriale française et le Congo belge, André Gide, s’atta-
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revue des questions scientifiques
cha à la description de la faune et de la flore exotiques. N’étant pas ethnologue, il posa tant sur les noirs que sur les blancs un regard oscillant entre
préjugés inhérents à l’époque colonialiste et approche humaniste influencée
par son admiration pour le communisme russe dont il avait une image idéalisée qu’il abandonna après avoir perçu la réalité de l’Union soviétique. Il
rapporte notamment les paroles amères d’un médecin français à propos du
mépris des compagnies coloniales pour la santé des africains : « Le Docteur
nous parle longuement de la Compagnie Forestière, qui trouve le moyen, nous
dit-il, d’ échapper aux sages règlements médicaux, éludant les visites sanitaires et
se moquant des certificats pour tous indigènes qu’elle recrute de village en village
et elle forme les groupements « bakongos » à son service; d’où propagation de la
maladie du sommeil incontrôlable. Il considère que la Forestière ruine et dévaste
le pays. Il a envoyé à ce sujet des rapports confidentiels adressés au Gouverneur,
mais convaincu que ceux-ci restent embouteillés à Carnot (dont, faute de personnel administratif, Nola dépend provisoirement), de sorte que le Gouverneur
continue d’ ignorer la situation ».
Le livre de Gide est la première critique française de l’exploitation des
ressources humaines exercée par les entreprises coloniales qui, le plus souvent,
opéraient en transgressant les règles définies par l’Etat français, ce faisant soit
en trompant soit en soudoyant les préposés de l’administration d’Etat. Les
écrits de Gide ont été violemment contestés par les dirigeants de ces compagnies au travers de communiqués de presse et de rapports remis aux autorités
politiques. À supposer que ces Français de 1920 eussent témoigné du même
comportement que beaucoup de nos contemporains du xxie siècle, ce litige
aurait donné lieu à des procès interminables devant des juridictions successives. Le livre d’André Gide ‘Voyage au Congo suivi de le retour du Tchad’ a
exercé une influence considérable sur la jeunesse intellectuelle de l’époque en
France. Ainsi, Jean Daniel fondateur du ‘Nouvel Observateur’ déclara récemment y avoir puisé ses premiers élans anticolonialistes (Savigneau, 2010).
En abordant la relation entre la politique médicale et l’action coloniale
belge, on ne peut passer sous silence la réflexion sur la politique indigène du
gouvernement belge menée par Mgr Jean de Hemptinne rédacteur en 1928
d’un Rapport sur l’avenir de la Colonisation belge (Hemptinne, 1928). Mgr
Jean de Hemptinne à l’époque Préfet apostolique du Haut Katanga envisagea
le modèle politique à appliquer au Congo Belge : d’une part on pouvait laisser
fonctionner les sociétés traditionelles africaines indépendamment des coloni-
à propos des médecines traditionnelles en afrique centrale
355
sateurs et d’autre part, on pouvait les subordonner à l’ordre colonisateur de
façon à les éduquer vers une conception plus élevée de l’existence humaine.
Mgr de Hemptinne prévoyait que dans la seconde alternative il ne faudrait
pas cinquante ans pour que la population indigène demande son indépendance. C”est pourtant cette seconde alternative qui fut suivie par le colonisateur. L’Histoire montre que la prédiction de Mgr de Hemptinne se vérifia
dans les délais prévus.
La mise en oeuvre de la seconde alternative a amené des conséquences
épidémiologiques désastreuses. En effet, la réorganisation de la société indigène a nécessité le déplacement des villages en vue de la constitution d’agglomérations importantes permettant une gestion plus aisée de la population. Il
en a résulté un véritable bouleversement écologique. Dans le Manianga, région typique du Bas-Congo, les villages traditionnels étaient bâtis au sommet
des collines, en dehors des marécages, dans des zones désherbées et exposées
aux vents. L’eau provenait de puits artésiens. L’organisation traditionnelle minimisait l’influence des réservoirs et des vecteurs de pathologies comme la
malaria, la biharziose et la trypanosomiase qui ont connu un développement
explosif quand les habitations ont été construites près des zones marécageuses
et que l’eau domestique a été prélevée dans les cours d’eau. L’observation empirique avait permis aux Africains d’échapper aux dangers de la nature! Le
mode de vie au xxe siècle des pygmées dans la forêt équatoriale et celui des
Bushmen dans le Kalahari donnent une information précieuse sur la situation des populations africaines dans la période précoloniale. Les pygmées se
nourrissent essentiellement des produits de la chasse et de la cueillette alors
que les bushmen habitent des villages d’agriculteurs-éleveurs où ils vivent en
autosubsistance. Ces existences traditionnelles évoquent les époques paléolithiques et néolithiques. Elles montrent comment la terre africaine pouvait
nourrir ses habitants dans la période précoloniale. Les cultures les plus répandues étaient les céréales, tel le mil, dont des restes ont été découverts dans les
fouilles archéologiques de Niani. Par ailleurs ces fouilles ont confirmé les
données de la tradition orale en révélant que Niani a connu une vie culturelle
intense pendant plus de 1 000 ans depuis le xe siècle de notre ère (Cornevin,
1998).
Il n’est pas justifié de dénigrer les médecines traditionnelles parce qu’elles
sont inopérantes face à la malaria et aux autres grandes endémies qui semblent
bien être causées par les déplacements de population liés aux activités générées
356
revue des questions scientifiques
par la colonisation au cours du xixe siècle et au début du xxe siècle. N’a-t-il pas
fallu attendre le début du xxie siècle pour que le monde occidental prenne
progressivement conscience du désordre écologique causé par l’activité humaine ? De limité au début du xixe siècle, ce désordre acquiert une dimension
planétaire au début du xxie siècle.
La connaissance des plantes.
Tous les ethnologues oeuvrant en Afrique centrale ont observé que les
indigènes possédaient une large connaissance de leur environnement naturel
et qu’ils l’avaient codifiée. Ainsi, Daniel Biebuyck rapporte que les Lega ont
acquis des connaissances étendues sur les plantes et les animaux et que ce savoir est partiellement synthétisé en un système symbolique complexe. Ce savoir est intégré dans des activités importantes de la vie culturelle. Ainsi, lors
des iniations du Bwami, les objets sacrés (masongo) comprennent des reliques
et des exsudats animaux, des plantes et certains minéraux. Rien n’est choisi au
hasard. Les espèces animales sont le pangolin, l’oryctérope, le crocodile des
forêts, l’antilope Boocercus eurycerus, le chat sauvage (Profelis aurata). Les
arbres et leurs produits sont l’Autranella Congolensis, le Pentachlethra macrophylla, le Canarium scheiwnfurtii, Pachpodanticum (Biebuyck, 2002).
Les guérisseurs de la tribu des Wanienga ont nommé à Daniel Biebuyck
pas moins de 178 plantes à usage médicinal. Une bonne cinquantaine d’entre
elles a pu être recueillie et soumise à une identification botanique par les chercheurs de l’IRSAC à Lwiro ainsi qu’en témoigne le rapport signé par G. Troupin en date du 21 avril 1957. Un document administratif en langue portugaise
m’a été remis à Lovanium le 25 novembre 1960 par Paul Raymaekers. Ce
document daté de 1949 établit que le Père Joaquin Martins a recueilli 29
plantes médicinales indiquées par les guérisseurs de la région de Cabinda.
L’identification botanique de ces plantes médicinales recueillies à la fin des
années 1940 et au début des années 1950 montre que les Nganga utilisaient
des critères objectifs permettant de caractériser diverses espèces végétales.
Dans son ouvrage de 1978, Janzen publie une liste de 183 plantes médicinales
avec leur nom vernaculaire qui ont été recueillies par son Collègue le Dr Arkinstall. L’identification botanique de la plupart d’entre elles a été réalisée par
le Professeur C. Evrard de Lovanium alors UNAZA.
à propos des médecines traditionnelles en afrique centrale
357
Sans microscope ni autre instrument scientifique, vivant dans le Kivu ou
le Bas-Congo, régions éloignées l’une de l’autre de près de 3.000 km, n’ayant
aucun lien direct, ces populations ont développé une identification objective
de centaines de végétaux croissant dans leur environnement, y discernant les
types de plantes mâles et femelles. Bien qu’on ne puisse parler à leur propos de
culture scientifique, on se doit d’admirer leur savoir botanique.
Les propriétés biologiques des plantes médicinales
africaines
Les extraits des plantes médicinales connues par les Nganga produisent
des effets identifiables et mesurables par les méthodes utilisées dans la recherche pharmacologique. Les enquêtes des ethnologues du xxe siècle ont
permis d’identifier plusieurs plantes douées d’activité biologique utilisées
comme remèdes dans la médecine traditionnelle. Ces relevés renseignent très
rarement les plantes à partir desquelles sont préparés des poisons servant pour
les ordalies, pratiques fort communes dans ces sociétés africaines. Pourtant les
relations des explorateurs du xixe siècle abondent de récits relatant le recours
aux esprits pour établir la culpabilité d’un criminel ou innocenter un suspect.
Ces esprits sont la puissance mystérieuse des plantes, des médecines et des
fétiches à laquelle font appel les nganga. La religion animiste mène à une
conception de la vie et de la mort qui diffère de celle de l’Européen du xxie
siècle. Chez les animistes, les ancêtres ne sont pas vraiment morts parce qu’ils
ont désigné un enfant qui héritera de leur force vitale et leur consacrera un
culte. Chaque individu n’est qu’un maillon d’une chaîne de générations. Cette
conception confère aux Africains une capacité étonnante d’adaptation à des
situations nouvelles dont notamment témoigne la résistance des peuples
congolais à la situation tragique de leur pays en ce début de siècle.
À la fin du xixe siècle les explorateurs français des régions situées au Nord
du fleuve Congo ont décrit dans leurs récits de voyage l’épreuve du m’boundou organisée lors de cérémonies d’ordalie en vue de confirmer ou non la
culpabilité d’un sujet accusé de faute grave. C’est le cas de Du Callu au milieu
du xixe siècle et du Marquis de Compiègne quelques années plus tard. Ce
dernier décrivit ce qu’il vit chez les Galwa et en pays nkomi. Le mboudou est
pris à doses très élevées : on l’obtient en râpant dans un grande tasse l’écorce
d’un petit arbuste appelé m’boundou comme le poison qu’il produit. L’écorce
358
revue des questions scientifiques
ainsi râpée est additionnée d’une assez grande quantité d’eau. Cette eau prend
une teinte rougeâtre et entre en fermentation ; le m’boundou est alors prêt à
être administré à celui qui va subir l’épreuve. Le breuvage ainsi préparé, voici
comment les choses se passent, du moins chez les Gallois et les Inenga ainsi
que le relate en 1875 le Marquis de Compiègne : […] le féticheur trace une raie
sur le sable, à dix pas devant le patient, auquel il tend ensuite la coupe remplie de
m’boundou : celui-ci doit l’avaler d’un trait, puis à un signe du féticheur, se
mettre en marche. Déjà le poison commence à produire son effet : ses yeux s’ injectent de sang et semblent prêts à sortir de leur orbite, sa figure se contracte et une
torpeur invincible s’empare de lui. Et cependant, il rassemble toute son énergie
dans un suprême effort et cherche à marcher en avant, car malheur à lui s’ il
tombe avant d’avoir franchi cette raie tracée sur le sable par le grand féticheur :
sa culpabilité sera prouvée aux yeux de ces barbares et une foule altérée de sang
l’ égorgera, arrachera ses entrailles et découpera son corps en petits morceaux. Si
au contraire, ses forces ne l’ont pas trahi tout de suite, s’ il passe la ligne fatale, il
est déclaré innocent et la colère du peuple tombera alors sur son accusateur, si
toutefois cet accusateur n’est pas l’Oganga (nganga personnel) du féticheur […]
(Compiègne, 1875). Dans un ouvrage historique récent, Nicolas Métégué
N’Nahà mentionne également la pratique du m’boundou (N’Nahà, 2006).
Plusieurs autres relations de l’action du m’boundou existent dans la littérature, telle celle de D. Schwebisch, médecin auxiliaire de 2e classe attaché à la
mission Brazza qui écrivait de Libreville en date du 8 janvier 1884 à M. Paul
Dufourcq délégué du ministère de l’Instruction publique. Ce rapport est in
extenso sur internet à l’adresse donnée ci-dessous (Schwebisch, 1884) [....]
Leur poison principal est tiré d’une plante qu’ ils nomment M’boundou, dont ils
se servent très souvent les uns contre les autres. Pour eux personne ne meurt de
mort naturelle mais bien empoisonné ou tué par un sort qu’un autre a lancé. En
pareil cas, le sorcier, après une infinité de cérémonies magiques désigne le meurtrier. Celui-ci doit mourir ; de là des guerres et des haines interminables entre les
hommes d’un même village ou des villages voisins et un prétexte excellent pour
piller et faire des esclaves [......]
Pour les botanistes, le m’boundou n’est d’autre que Strychnos icaja rencontré en Afrique centrale et très riche en différents alcaloïdes apparentés à la
strychnine. Les effets de ces alcaloïdes expliquent l’intoxication.
Erythrophleum guineense est un classique des végétaux utilisés dans les
ordalies ainsi que l’ont rapporté plusieurs missionnaires religieux et explora-
à propos des médecines traditionnelles en afrique centrale
359
teurs de la région du Zambèze dont le fameux David Livingstone (Cooper,
2006) qui ne doit pas sa célébrité à la seule interpellation de Stanley « Dr Livingstone, I presume ? » du 10 novembre 1871 à Ujijl, village africain sur les
bords du lac Tanganika, mais surtout à ses actions médicales, ethnologiques
et religieuses en faveur des Africains et à ses écrits relatifs à l’Afrique. Il décéda en 1873 à l’âge de soixante ans et ses restes ramenés en Angleterre furent
inhumés dans l’abbaye de Westminster un an plus tard, témoignage de l’immense respect porté à son œuvre. Les propriétés pharmacologiques de
l’erythrophleum ont été étudiées dès 1877 par Lauder Brunton Fellow de la
Royal Society de Londres. Elles font encore l’objet de publications scientifiques qui indiquent que ces effets sont dus à l’action d’alcaloïdes (Clarke,
1971) et d’autres produits, des saponines et des glycosides cardiotoxiques.
Tous les explorateurs du xixe siècle rapportent la confiance absolue des
Africains dans la véracité de la sanction résultant de l’ordalie. David Livingstone dans son ouvrage de 1857 ‘Missionary travels and Researches in
South Africa’ rapporte plusieurs cas de cette croyance à l’ordalie (muavi en
langage indigène) qui a causé la mort de personnes innocentes, au Chapitre
30, il décrit aussi l’ordalie par procuration :
[…] After a few hours we reached the village of Nyakoba. Two men,
who accompanied us from Monina to Nyakoba’s, would not believe us
when we said that we had no beads. It is very trying to have one’s veracity doubted, but, on opening the boxes, and showing them that all I had
was perfectly useless to them, they consented to receive some beads off
Sekwebu’s waist, and I promised to send four yards of calico from Tete.
As we came away from Monina’s village, a witch-doctor, who had been
sent for, arrived, and all Monina’s wives went forth into the fields that
morning fasting. There they would be compelled to drink an infusion of
a plant named “goho”, which is used as an ordeal. This ceremony is
called “muavi”, and is performed in this way. When a man suspects
that any of his wives has bewitched him, he sends for the witch-doctor,
and all the wives go forth into the field, and remain fasting till that
person has made an infusion of the plant. They all drink it, each one
holding up her hand to heaven in attestation of her innocency. Those
who vomit it are considered innocent, while those whom it purges are
pronounced guilty, and put to death by burning. The innocent return to
their homes, and slaughter a cock as a thank-offering to their guardian
360
revue des questions scientifiques
spirits. The practice of ordeal is common among all the negro nations
north of the Zambesi. This summary procedure excited my surprise, for
my intercourse with the natives here had led me to believe that the
women were held in so much estimation that the men would not dare
to get rid of them thus. But the explanation I received was this. The
slightest imputation makes them eagerly desire the test; they are conscious of being innocent, and have the fullest faith in the muavi detecting the guilty alone; hence they go willingly, and even eagerly, to drink
it. When in Angola, a half-caste was pointed out to me who is one of the
most successful merchants in that country; and the mother of this gentleman, who was perfectly free, went, of her own accord, all the way from
Ambaca to Cassange, to be killed by the ordeal, her rich son making no
objection. The same custom prevails among the Barotse, Bashubia, and
Batoka, but with slight variations. The Barotse, for instance, pour the
medicine down the throat of a cock or of a dog, and judge of the innocence or guilt of the person accused according to the vomiting or purging
of the animal. I happened to mention to my own men the water-test for
witches formerly in use in Scotland : the supposed witch, being bound
hand and foot, was thrown into a pond; if she floated, she was considered guilty, taken out, and burned; but if she sank and was drowned,
she was pronounced innocent. The wisdom of my ancestors excited as
much wonder in their minds as their custom did in mine. […]
Au Nord de l’Afrique, dans le delta du Niger, une région autrefois dénommée Old Calabar, de nos jours Nigeria, les ordalies se pratiquaient avec
des préparations de la graine d’une plante légumineuse (Physostigma venenosum) qui a la forme d’un haricot, d’où sa dénomination ‘fève de Calabar’ dont
les sorciers faisaient ingurgiter des extraits comme poison d’épreuve (Scheindlin, 2010). De nombreux travaux scientifiques ont permis de caractériser les
effets du poison comme étant dus à un alcaloïde dénommé ésérine en souvenir de la dénomination africaine (éséré), puis physostigmine à partir du nom
scientifique de la plante. L’alcaloïde agit en bloquant l’action de l’enzyme cholinestérase qui hydrolyse l’acétylcholine, rendant son action de très courte
durée. L’inhibition de l’enzyme exalte les effets de l’acétylcholine et explique
son action thérapeutique dans le glaucome et la myasthénie grave ainsi que ses
effets toxiques. Quand le sujet vomissait après la prise de la potion, il était
déclaré innocent. On a prétendu que les sujets convaincus de leur innocence
à propos des médecines traditionnelles en afrique centrale
361
ingurgitaient rapidement la boisson produisant une irritation massive de l’estomac. En revanche, le sujet coupable serait plus hésitant, buvant de petites
gorgées, il évitait l’irritation gastrique mais résorbait la totalité du poison. La
neutralité du sorcier dans la pratique de l’ordalie peut être mise en question
parce que les fèves fraîches ont un effet émétisant plus prononcé que celui des
fèves séchées. Cela n’enlève rien à leur croyance du rôle des esprits (nkissi)
dans la sanction de l’ordalie.
Le recours au surnaturel pour établir la culpabilité d’un criminel ou innocenter un suspect n’est pas propre à l’Afrique. En Europe, pendant le haut
Moyen-Age, la pratique des ordalies, dénommées jugements de Dieu, s’est
développée sous des formes très diverses : supplice du fer rouge ou de l’eau
bouillante, duels judiciaires… Dans d’autres cultures, l’ordalie faisait appel à
l’univers mystérieux des poisons. Ainsi, dans la loi bramhanique, l’épreuve
consistait-elle à absorber le suc tiré de l’aconit. Malgré leur mise hors-la-loi par
les autorités coloniales, les ordalies ont persisté au xxe siècle ainsi que j’ai eu
l’occasion d’en prendre connaissance depuis Lovanium dans la période qui
précéda la déclaration d’indépendance du Congo Belge (Théophile Godfraind, 2007b). Bien qu’isolés sur la colline dite ‘inspirée’, nous étions bousculés par les événements politiques qui m’atteignirent au travers de mon
intérêt pour les plantes médicinales. C’est ainsi qu’un samedi de novembre
1959, je reçus la visite d’un colonel pharmacien de la base de Kamina qui vint
me remettre des échantillons d’une plante dénommée Bulembe en langage
indigène. Les services de la police militaire avaient constaté sa collecte et sa
préparation dans des tribus particulièrement insoumises à l’ordre colonial.
Elle entrait dans la composition des poisons de flèche. Comme le climat politique était particulièrement volatil, je requis de mon interlocuteur une demande officielle d’expertise à adresser également au Professeur Carlo Evrard
en vue de l’analyse et de l’identification de la plante. En date du 5 février
1960, j’envoyai un rapport au Chef SS/ BAKA. La plante n’avait pu être identifiée à cause de l’absence de fleurs, mais j’avais supposé qu’il pourrait s’agir de
Strophantus et nous pûmes y trouver de fortes concentrations de Strophantines. Ainsi, j’ai réalisé que l’utilisation par les Africains de flèches empoisonnées qui avait été rapportée par les explorateurs du xixe siècle était encore bien
vivace en 1960. Comme j’avais par ailleurs obtenu de sorciers africains opérant à Kinshasa la méthode très sophistiquée de préparation des poisons de
flèche, je fus en mesure de fournir moultes recommandations à mon Confrère
362
revue des questions scientifiques
militaire. Les poisons de flèche ont traditionnellement servi pour la chasse ou
la guerre. Leur connaissance était conservée par les nganga ndoki, les sorciers
malfaisants qui à l’évidence n’avaient pas disparu en 1960 malgré quatrevingts années de colonisation. La préparation des poisons de flèche fait appel
à trois grands principes : l’excipient, le principe actif et l’adjuvant. L’excipent
est constitué par le latex obtenu de diverses plantes. Son état liquide permet
de préparer un mélange avec les autres ingrédients dans lequel on trempe la
pointe des flèches. Après coagulation, l’ensemble reste solidaire. Il existe deux
sources principales de principe actif : les graines de Strophantus Kombe et
celles de Strychnos icaja dont on fait un extrait grossier. Dans le premier cas,
l’extrait contient des strophantines et des saponines, dans le second de la
strychnine. Les deux principes peuvent être associés. L’adjuvant consiste en
un extrait de plante urticante. L’intoxication par ces flèches dépend de la
concentration et des mélanges éventuels des principes actifs. Elle consiste en
effets cardiotoxique et/ou convulsivant amenant l’asphyxie du sujet qui peut
être rapide si la concentration des saponines hémolytiques est élevée. Les extraits urticants produisent une vasodilatation locale qui augmente la vitesse
de résorption des principes actifs. Si le sujet échappe à la phase aiguë de l’intoxication, il risque de présenter des complications de nature infectieuse car
ces préparations ne sont pas stériles.
Dès ce moment, je fus consulté par les instances militaires sur des sujets
où j’avais finalement acquis une compétence suite à mes lectures et aux informations orales recueillies dans divers milieux dont un grand nombre me furent confirmées par Mgr Bakole, Vice-Recteur de Lovanium. J’étais en
mesure de dialoguer avec les guérisseurs congolais à propos de l’utilisation des
plantes médicinales. J’avais dès lors acquis un certain prestige dans leur milieu, vivant en quelque sorte une double vie à l’insu des instances académiques
qui ignoraient qu’un munganga nkissi blanc habitait dans leurs murs. Je fermais les yeux quand un guérisseur venait dans mon laboratoire avec un frère
de son village du Kasaï pour peser des boîtes d’allumettes contenant des diamants. Comme la police militaire avait des informateurs africains, je me devais de lui répondre sans plus exiger de réquisitoire officiel. C’est ainsi que j’ai
été confronté à une question qui démontre combien l’expérience empirique
des Africains leur permettait de maîtriser des problèmes toxicologiques fort
complexes. Un matin, un des officiers vint me trouver avec une caisse pleine
de fragments d’écorce marqués de signes cabalistiques aussi incompréhen-
à propos des médecines traditionnelles en afrique centrale
363
sibles que les hiéroglyphes avant Champollion. Ce matériel faisait partie
d’une prise effectuée chez un sorcier congolais qui était en état d’arrestation
parce qu’il était accusé d’empoisonnement. Aucune preuve de sa culpabilité
n’avait pu être apportée avec certitude. L’argument en sa défaveur était qu’il
participait à des ordalies après lesquelles mouraient les adversaires présumés
de l’indépendance. Tous les participants, y compris le sorcier, consommaient
les mêmes préparations. L’argument de défense du sorcier était qu’il allait
d’ordalie en ordalie consommant ses préparations sans montrer de manifestation d’intoxication. Dès lors, selon lui, ce ne pouvait qu’être les esprits qui
punissaient les adversaires de l’indépendance. Les informateurs de l’officier
avaient constaté que le sorcier consommait autant que les autres participants.
Comme environ le tiers de participants mouraient dans l’ordalie, en fonction
des lois de la statistique, le sorcier aurait dû être mort depuis longtemps. L’origine des écorces était incertaine, mais, eu égard à leur couleur rouge, je supposai que les plus toxiques ne pourraient provenir que d’un arbre riche en
alcaloïdes tel Erythrophleum guineense. Le test d’identification étant assez
simple, il me fut aisé de reconnaître les écorces alcaloïde positives et par là de
décoder les marques du sorcier. Je demandai à l’officier, qui allait confondre le
sorcier en lui montrant qu’il connaissait la signification des signes, de l’interroger de manière à savoir comment il évitait l’intoxication. Ma stupéfaction
fut grande quand j’appris que le sorcier gobait des oeufs au début de l’ordalie.
Les albumines des oeufs pouvaient fixer les alcaloïdes et ainsi ralentir leur
résorption. On ne peut être qu’admiratif devant cette maîtrise résultant d’observations empiriques. La transmission de ce type de connaissance lors de
pratiques initiatiques a permis de conserver jusqu’à nos jours l’usage médicinal de produits naturels dans les régions tropicales et subtropicales.
L’examen des indications thérapeutiques des plantes à partir des relevés
des ethnologues permet de les classifier en quelques catégories. Le plus grand
nombre sont en relation avec le tube gastro-intestinal : antidiarrhéiques, antihelminthiques, purgatifs. Parmi ces plantes, des euphorbiacées (B. Graz,
2005; J. Galvez, 1993) qui contiennent des flavonoïdes notamment la quercitrine qui à la dose de 50 mg/kg, diminue significativement le nombre de
diarrhées provoquées par l’ingestion d’huile de ricin ou l’injection intrapéritonéale de prostaglandine PGE2 chez la souris et le rat . Des études cliniques
ont montré que l’Euphorbia hirta est active dans l’amibiase intestinale, ce qui
a amené la préparation de formes pharmaceutiques d’extraits commercialisés
364
revue des questions scientifiques
au Mali sous le nom de DYSENTERAL (A. A. Elujoba, 2005). L’usage de
préparations officinales préparées à partir de produits naturels de la médecine
traditionnelle s’inscrit dans la politique de l’OMS portant sur les tradipraticiens, politique amenée à améliorer les soins de santé avec une augmentation
modeste de leurs coûts.
D’autres plantes sont utilisées dans la sphère cardiopulmonaire, tel Boerhavia diffusa remède contre la toux aux propriétés expectorantes. D’autres
dans les maux de poitrine comme le pratique Nzoamambu qui utilise des
principes urticariants pouvant s’avérer être des remèdes efficaces dans les
crampes musculaires. Plusieurs remèdes servent pour leur action locale dans
le traitement des abcès. Des préparations mythiques ont des effets aphrodisiaques, d’autres galactogènes. Existent aussi des médecines ocytociques et
d’autres abortives.
On relève aussi des préparations traditionnelles qui agissent au niveau
des papilles gustatives. D’abord à tout seigneur tout honneur : le sel qui fait
partie intégrante du commerce depuis les débuts de l’humanité. Il en va de
même en Afrique centrale où, avant la colonisation, le sel provenait souvent de
cendres ou d’infusion de paille d’herbes au goût salé, donnant de la saumure
après évaporation partielle de l’eau d’extraction. Des salines maritimes ont
existé en Angola avant la colonisation portugaise qui a développé leur exploitation (Henriques, 2000). Parmi les modificateurs du goût, le cas de la miraculine est exemplaire. Il s’agit d’une glycoprotéine isolée en 1968 à partir de
Synsepalum dulcificum (Kurihara & Beidler, 1968). Cet arbuste porte des
baies rouges de la taille des glands. Son usage chez les Africains a été rapporté
par le Chevalier des Marchais au retour de son périple en Guinée entre 1725
et 1727. Le Chevalier des Marchais avait noté l’utilisation de ces petits fruits
pour rendre les boissons et les mets moins acides et plus goûteux. Cette observation tomba plus d’un siècle dans l’oubli chez les Européens jusqu’à sa redécouverte en 1852 par le Dr WF Daniell (1817-1865) officier médical des
troupes anglaises cantonnées en Côte d’Or qui s’intéressait aussi à la santé de
la population locale. Daniell rapporta que ces baies n’ont pas de goût par elles
mêmes, mais quand leur pulpe est appliquée sur la langue, les goûts acides
deviennent sucrés, les citrons ont le goût d’orange. De ce fait, il qualifia les
baies de fruit miracle. C’est en souvenir de cette qualification que le nom
miraculine fut donné à la glycoprotéine purifiée en en 1968. L’action de la
miraculine diffère de celle du steviol qui a un pouvoir sucrant jusqu’à 300 fois
à propos des médecines traditionnelles en afrique centrale
365
supérieur à celui du sucre, mais sans calories. Ce dernier est un glycoside extrait du Stevia utilisé depuis des siècles par les indiens guaranis mais méprisé
par les occidentaux jusqu’au jour récent où les grandes compagnies multinationales vendant des boissons sucrées l’ont fait admettre par la Food and Drug
Administration des USA.
Plusieurs remèdes traditionnels sont tombés dans l’oubli ou n’ont pas été
explorés scientifiquement. D’aucuns ont connu un usage thérapeutique glorieux comme la physostimine et les dérivés du strophantus dont l’ouabaïne
qui a fait la gloire des cardiologues mais est tombée en désuétude, elle n’est
même plus reprise dans les dernières éditions du Répertoire commenté des
médicaments (Maloteaux, 2009). D’autres remèdes traditionnels aux effets
psychotropes bien établis sont utilisés à des fins non thérapeutiques. C’est le
cas de l’ibogaïne alcaloïde du Tabernantha iboga dont des extraits étaient
préparés lors les grandes cérémonies célébrant la rencontre des vivants avec
leurs ancêtres. Ces cérémonies rituelles étaient organisées en vue de maintenir
la communauté clanique et la fécondité de ses membres. Ceci impliquait le
maintien de relations harmonieuses entre les vivants, les esprits de la nature et
les ancêtres. Les effets psychédéliques de l’ibogaïne sont appréciés dans certains milieux en Occident et ses effets stimulants en ont fait un agent dopant
dans diverses épreuves sportives (T. Godfraind, Miller, & Wibo, 1986; Piotr
Popik, 1995).
De grandes classes de médicaments proviennent des plantes médicinales
connues depuis la plus haute antiquité ; leurs principes actifs ont été simplement extraits à l’instar de la morphine ou modifiés chimiquement après purification comme l’acide salicylique qui a été acétylé pour donner l’aspirine.
Récemment, la Badiane ou anis chinois (Illicium verum) qui fait partie de
l’arsenal thérapeutique de la médecine traditionnelle chinoise a fait une entrée
remarquée dans la médecine occidentale. Son principe actif est l’acide shikimique qui, soumis à une biofermentation par les bactéries E. Coli présentent
normalement dans le colon, donne l’oseltamivir, la molécule active du Tamiflu® agent actif contre le virus de la grippe saisonnière et contre d’autres virus
apparentés (Théophile Godfraind, 2007b). C’est à la suite de la découverte des
propriétés antimalariques de l’artémisine à partir d’un vieux remède de la
médecine traditionnelle chinoise que s’est développée la recherche de principes antimalariques à partir des remèdes africains aux effets antipyrétiques.
C’est pourquoi l’équipe du Professeur L. Angenot de l’Ulg étudie les alca-
366
revue des questions scientifiques
loïdes de Strychnos icaja pour leur action vis-à-vis du plasmodium malariae
(Muganga R, 2010). Comme cela le m’boundou trouvera une indication que
D. Schwebisch, médecin auxiliaire de 2e classe attaché à la mission Brazza,
n’avait pas soupçonnée.
Conclusions.
Tout est poison, rien n’est poison, ce qui fait le poison c’est la dose, cet adage
de Paracelse peut s’appliquer aux remèdes des nganga. J’ai pu constater à l’entour des années 1960 qu’ils adaptaient les doses de leurs médecines en fonction de critères objectifs selon qu’ils avaient affaire à un enfant, un adulte, une
femme enceinte. De plus, ils n’avaient pas seulement recours à l’administration orale (figure 3), mais également à l’administration rectale de leurs médecines. Pour cette voie, ils administraient des lavements avec des clystères en
bois (figure 4). Ces derniers avaient un usage rituel lorsque les préparations
aux effets psychotropes provoquaient des réactions émétiques. L’application
cutanée était réservée au traitement local, les nganga pouvaient avoir recours
à des scarifications pour en renforcer l’effet (voir plus haut l’anecdote Nzoamambu). L’orientation de la thérapie des nganga nkissi était le symptôme et la
situation du malade dans le groupe social. Ceci les amenait à invoquer le rôle
d’esprits malfaisants qu’il convenait de combattre pour améliorer l’état du
malade. Sous l’angle de vue de la médecine occidentale, les guérisons survenaient pour des affections évoluant spontanément vers le retour à la normalité.
La maladie peut être considérée sous l’aspect du malade et sous l’aspect
du médecin (Laplantine, 1986). Dans le premier cas, c’est la maladie subjectivement éprouvée, ‘l’illness’ des anglo-saxons qui consiste dans la souffrance
rapportée par le sujet. Dans l’autre cas, c’est la maladie scientifiquement observée et objectivée, la ‘disease’ des anglo-saxons, objet de la pratique biomédicale qui tend à ramener intégralement la première à la seconde en réduisant
la personnalité du malade au profit de l’examen technique. Ainsi la parole du
malade perd son importance et est même devenue hors champ (Sicard, 2008)
La douleur du malade est devenue un problème technique. Ceci mène à la
perte de sa signification et amène la revendication de son oblitération absolue
par des moyens chimiques. Dans cette pratique, le malade est isolé comme un
objet de la technomédecine. Dans les sociétés africaines traditionnelles, l’individu est fondu dans un groupe structuré. La guérison d’une maladie voulue
à propos des médecines traditionnelles en afrique centrale
367
par Dieu ou les esprits ou les ancêtres ne peut avoir lieu que dans ce groupe
constitué par la famille ou le clan. Le traitement porte plus sur la maladie
éprouvée que sur la maladie objectivée. Ces maladies éprouvées peuvent être
l’expression de pathologies qui guérissent spontanément, d’autant mieux que
les individus sont jeunes. C’est dans ce cadre qu’il convient d’évaluer ces
médecines traditionnelles qui ne sont pas transposables comme telles dans
notre monde occidental. Il nous en reste ce qui est objectivable, ce qui découle
de cette observation empirique de la nature à partir de laquelle s’est constitué
un savoir précieux dont je n’ai fait qu’esquisser certains aspects.
Figure 3
Coupe céphalomorphe
(hauteur 22 cm)
utilisée pour boire le vin de palme. (Objet
de l’Empire Bakuba).
(collection privée)
Figure 4 – Clystère
(hauteur 32 cm)
Objet en bois de l’Empire
Bakuba, utilisé pour administrer
des préparations par voie rectale.
(collection privée)
368
revue des questions scientifiques
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