La contre-visite : punir ou prévenir

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La contre-visite : punir ou prévenir
REPÈRES
La contre-visite :
punir ou prévenir
La maladie est la raison principale pour laquelle les salariés s'absentent de
leur travail. Face aux coûts croissants engendrés par les arrêts de travail, les
entreprises et les pouvoirs publics entendent renforcer les contrôles. Mais,
à l'évidence, la chasse aux abus ne saurait se substituer à un véritable traitement des causes de ce problème tout à la fois sanitaire et social.
L'augmentation assez spectaculaire des dépenses de la Sécurité
sociale pour les arrêts de travail
entre 1997 et 2002 avait conduit
l'Inspection générale des affaires
sociales (IGAS) et l'Inspection
générale des finances (IGF) à en
"étudier les causes et les moyens
de la contenir" (voir Dossier).
Le rapport des deux inspections
préconisait un renforcement des
contre-visites médicales des
généralistes soupçonnés de
signer trop d'arrêts et l'instauration de sanctions plus pénalisantes pour les assurés en cas
d'arrêts injustifiés.
La chasse aux
arrêts maladie
Cette disposition a été reprise
par la loi du 13 août 2004 qui
prévoit une suspension du paiement des indemnités journalières
(IJ), voire le remboursement des
indus. Une personne arrêtée pour
une courte durée est, en effet,
susceptible d’être contrôlée à
tout moment par le service du
contrôle médical de l’assurance maladie. Elle peut être
convoquée par courrier ou visitée à domicile par le médecin
conseil de la CNAM, qui examinera son état de santé,
notamment si elle a eu plusieurs arrêts de courte durée
dans les douze derniers mois.
L’assurance maladie contrôle
systématiquement les arrêts de
travail de plus de soixante
jours. L’assuré bénéficie en
effet d’un suivi particulier : le
médecin conseil examine obligatoirement la situation du
malade, en le rencontrant et/ou
en prenant contact avec son
médecin traitant. Les assurés
qui refusent les contrôles de la
Sécurité sociale (non respect
des horaires ou non réponse à la
convocation du médecin
conseil) voient leurs indemnités
suspendues ou supprimées. En
2004, 420 000 arrêts maladie
de plus de 3 mois et 180 000
arrêts de courte durée ont été
prescrits et contrôlés.
Les arrêts maladie dits "de complaisance" mettent-ils réellement en péril l'équilibre des
comptes de la Sécurité sociale? Selon la CNAM, les arrêts
"bidons" sont rares et les
chiffres en la matière montrent
qu’ils ne progressent pas.
Environ 6 % seulement des
arrêts maladie s'avèrent injustifiés. Le dispositif répressif ne
peut donc avoir qu'un effet limité, essentiellement auprès des
assurés qui s'emploient à profiter du système, et ne contribuera en rien à l'amélioration de la
santé de la population. Si les
résultats de la maîtrise médicalisée sont pour l'heure "plutôt
décevants", l'objectif de réduction de - 1,6 % des prescriptions d'arrêts de travail est
cependant en passe d'être
atteint, voire dépassé, se félicitait un récent rapport de la
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commission des Affaires sociales
du Sénat (rapport d'information
du 11 octobre 2005). L'auteur
du rapport rappelle que le "principal défi à relever consiste à
obtenir que chaque acteur prenne sa charge de responsabilité
et change ses comportements".
En désignant le comportement
des patients et des médecins
comme responsable d'un déficit
monté en épingle, les législateurs visent de toute évidence à
imputer le redressement financier de la branche maladie aux
assurés sociaux.
Les entreprises sont généralement convaincues que le comportement "fraudeur" des salariés
et le laxisme de leur médecin
traitant sont à l'origine de la dérive des arrêts de travail. Elles
font également de plus en plus
appel à des mécanismes de
contrôle et de coercition tels que
la convocation systématique des
salariés absents pour entretien, la
sanction financière (suppression
de l'indemnisation des jours de
carence et des primes d'assiduité) ou disciplinaire, et la contrevisite médicale. C'est surtout
cette dernière qui a la faveur des
employeurs suspicieux. La
contre-visite médicale dans le
secteur privé français a été instituée par la loi relative à la mensualisation et à la procédure
conventionnelle du 19 janvier
1978. Cette loi a instauré un
contrôle à la demande de l’em-
REPÈRES
ployeur pour vérifier si l’arrêt de
travail était médicalement justifié avec, pour conséquence, la
poursuite ou l’arrêt du versement complémentaire. Cette possibilité accordée à l'entreprise
constitue donc une contrepartie
de l’obligation faite aux
employeurs de garantir le salaire de l'assuré. Le texte impose à
l'employeur l'obligation de compléter les indemnités journalières
de la Sécurité sociale pour tout
salarié ayant au moins trois ans
d'ancienneté, à hauteur de 90 %
du salaire brut pendant les 30
premiers jours après un délai de
carence de 10 jours, et de 66 %
du salaire brut pendant les 30
jours suivants.
Les salariés sous
surveillance
Les contre-visites se font à domicile, de façon impromptue, en
dehors des heures de sortie autorisée. A la RATP, les contrôles à
domicile sont complètement à
l'initiative de l'employeur. Ces
visites sont effectuées soit par
des enquêteurs (qui vérifient
juste la présence au domicile de
l'agent), soit par des médecins
contrôleurs. Si l'arrêt de travail
n'est plus médicalement justifié,
la Caisse de Coordination aux
Assurances Sociales (CCAS)
notifie par courrier la décision.
A compter du service du lendemain du contrôle, l'arrêt de travail n'est plus indemnisé.
Professionnel indépendant mais
payé par l’employeur, le médecin de contrôle est tenu au secret
médical et doit limiter sa mission
à l’appréciation de la justification médicale de l’arrêt au jour
du contrôle. Les contre-visites
des assurés du régime général
sont effectuées la plupart du
temps par des médecins libéraux, qui travaillent pour le
compte des sociétés de contrôle.
Une dizaine de sociétés se partagent le marché, en pleine
expansion. Le leader Securex
rémunère "à la pige" près de
1 500 médecins, au tarif de
40 euros par contrôle et revendique près de 18 000 clients.
Plus de la moitié des arrêts
maladie sont justifiés par les
médecins contrôleurs de Sécurex
(le Monde du 8 juin 2004), tandis qu'un petit tiers des contrevisites n'a pu avoir lieu du fait de
l'absence du salarié en dehors
des heures de sortie autorisées.
Hormis ces absences ou autres
impossibilités de contrôler, les
arrêts maladie injustifiés se
réduisent au final à environ 6 %
en région parisienne et 8 % en
province. Maigre constat qui
confirme les chiffres de la
CNAM en matière d'arrêts de
travail abusifs.
Jusqu'à présent, l'avis du médecin mandaté par l'employeur
n'avait d'effet qu'au regard du
complément de salaire versé par
lui. Mais une circulaire de la
CNAM, prise en vertu de la loi
de financement de la Sécurité
sociale pour 2004, est venue
modifier le dispositif. Lorsqu’un
contrôle effectué par un médecin à la demande de l’employeur
conclut à l’absence de justification d’un arrêt de travail, ce
médecin transmet son avis au
service du contrôle médical de
la caisse. Si ce service conclut
également, au vu de cet avis, à
l’absence de justification de
l’arrêt de travail, la caisse suspend le versement des indemnités journalières après en
avoir informé l’assuré qui doit
reprendre son travail. Les
choses se compliquent lorsque
le médecin conseil considère,
en contradiction avec l'avis
rendu par le médecin de l'employeur, que l'arrêt est justifié.
Faute de moyens et d'effectifs,
les médecins conseil des
caisses, appelés à donner un
jugement sur la capacité du salarié à reprendre son travail,
auront tendance à faire l’économie de leur propre examen
et à entériner les conclusions
des médecins du contrôle patronal. Dispensé de convoquer l’assuré, le médecin conseil fonderait donc sa décision sur le seul
avis émis par le médecin diligenté par l'employeur et dont
l’indépendance n’est pas toujours garantie. Pour Gilles
Arnaud du SNPMT (Syndicat
national professionnel des
médecins du travail), "c’est
absolument inéquitable, car cela
signifie un contrôle totalement
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aux mains de l’employeur, avec
une obligation de résultats.
Médecins traitants et salariés
auront peu de chances de voir
valider leurs arrêts de travail,
notamment pour des pathologies
mentales ou de fatigue, qui
constituent le domaine le plus
subjectif." (Santé et Travail n°47,
avril 2004).
Les malades du
travail
Les cas les plus litigieux portent
sur les arrêts de courte durée
et répétitifs. 22 % d'entre eux
donnent lieu à une suspension
d'IJ selon la CNAM (L'usine
Nouvelle, octobre 2004). Les
deux principaux motifs d'arrêt,
les troubles musculo-squelettiques et les dépressions, sont en
effet les plus sujets à caution.
Un arrêt sur quatre est lié à des
maladies du système ostéo-articulaire et un sur cinq est lié à
des troubles mentaux, selon une
étude de la CNAM (Description
des populations du régime général en arrêt de travail de 2 à 4
mois, octobre 2004). Or environ
10 % des patients souffrant de
ces pathologies font l'objet d'une
interruption d'IJ (L'usine
Nouvelle, idem). On comprend
que le contrôle peut être particulièrement dissuasif pour des
arrêts maladie qui peuvent être
médicalement injustifiés
(fatigue, stress, mal de dos…)
mais thérapeuthiquement nécessaires (le besoin de "souffler").
Dès lors que les entreprises systématisent le contrôle et surtout
le font savoir à leur salariés,
l'absentéisme baisse mécaniquement. Avec un effet pervers :
les salariés qui ne se sentent
pas autorisés à s’absenter, s'exposent à un risque qui met leur
santé en plus grand danger.
La mise en place systématique
de contre-visites semble être
surtout un instrument de gestion de personnel qui vise moins
à limiter l’absentéisme qu’à
favoriser le "présentéisme".
Selon les médecins du travail, il
n'est pas rare que les salariés
hésitent à accepter l’arrêt maladie par crainte des sanctions
financières, des pressions de la
Une alarme
sanitaire et sociale
L'absentéisme est un phénomène complexe dont les causes sont
multiples. Mais derrière la dramatisation du phénomène,
nombre d'entreprises préfèrent,
en s'exonérant de leur responsabilité, pointer du doigt le comportement des salariés en s'épargnant tout diagnostic approfondi
des situations de travail. Le
risque est alors de stigmatiser
des populations qui ont des problèmes professionnels avérés.
La marge de manœuvre pour
faire baisser les arrêts de travail
est extrêmement réduite si l’on
attaque le problème de l'absentéisme sous cet angle.
Dominique Dessors, psychodynamicienne du travail, souligne
que "ce type de situation montre
le danger qu’il y a à considérer
l’absentéisme comme un com-
portement et non pas comme le
résultat de réelles limites auxquelles certains se heurtent pour
tenir leur poste. Or, si ces limites
sont relatives à l’état global de la
santé de chacun, elles sont relatives aussi aux exigences du travail" (Santé et Travail n°47, avril
2004). Socialement utile, le
congé maladie peut constituer
une vraie soupape de sécurité
pour des salariés fragilisés par
des environnements professionnels délétères. Selon l'agence
nationale pour l’amélioration des
conditions de travail (ANACT),
l'absentéisme est un révélateur de
réels dysfonctionnements. L'arrêt
de travail témoigne d'une souffrance qui renvoie à un problème
de santé mais également à un
problème de désaffection (intégration dans l'entreprise, perte
d'identité professionnelle, rupture avec le collectif de travail,
désenchantement…). Entrent ici
en ligne de compte, aussi bien la
nature du travail (charge de trav a i l , t y p e d ’ o rg a n i s a t i o n ,
horaires, etc.), que les formes de
reconnaissance et de progression
dont bénéficient les salariés
(salaire, avancement, développement des compétences et des
qualifications…). En ce sens,
l’absentéisme peut être considéré comme un double indicateur
de l’état de la population salariée,
à la fois sanitaire et social
(Travail & Changement n°300,
janvier 2005).
Cette désaffection des salariés,
qui est l'expression d'une dégradation de la santé, semble bien
souvent sous-évaluée par des
managers culpabilisateurs qui y
voient un phénomène individuel
"d'altération de l'engagement".
Dans ce contexte les politiques
sociales, à travers les questions
d’accidents de travail et de maladies professionnelles mais également de pénibilité, de perte de
sens, de dégradation de climat
social ou de relation de travail,
deviennent un véritable enjeu
pour éviter tout risque de retrait
des salariés.
CARACTERISTIQUES PATHOLOGIQUES DES ASSURES EN FONCTION
DE LA DUREE MOYENNE D’ARRET DE TRAVAIL*
Population 1 Population 2 Population 3
Maladies ostéo-articulaires
25,5%
25,7%
26,4%
Troubles mentaux
20,0%
19,4%
22,8%
Lésions traumatiques
12,0%
11,1%
9,9%
Complications grossesse
11,4%
11,1%
8,0%
Tumeurs
6,8%
9,0%
10,0%
Maladies de l'appareil circulatoire
4,9%
5,5%
5,6%
Autres pathologies
19,4%
18,2%
17,3%
*Population 1 - 67 jours ; population 2 - 81 jours ; population 3 - 111 jours
Source : CNAM
Contre-visite et déontologie
Dans un rapport sur la “ déontologie du contrôle des arrêts de travail ”,
présenté par le Dr William Junod et adopté en avril 2000, le Conseil de
l’ordre des médecins a émis certaines mises en garde. Ainsi, la mission du
médecin contrôleur, dont le caractère reste strictement médical, est de
vérifier la justification de l’arrêt de travail, à l’exclusion, en particulier, de
toute prédiction sur sa durée. Il n’a pas à vérifier les heures de sortie. A ce
titre, le Conseil relève que les missions confiées par les sociétés "vont
souvent au-delà des limites fixées par la déontologie et la jurisprudence".
Le médecin contrôleur ne doit pas s’immiscer dans le traitement. S’il est
en désaccord, il doit entrer directement en contact avec le médecin
traitant. Les contentieux montrent que ce n’est pas toujours le cas.
Enfin, il est tenu au secret professionnel vis-à-vis de la structure qui a
fait appel à ses services. Le Conseil de l’ordre fait ici état de la condamnation d’un médecin qui avait fait connaître à l’employeur les affections des personnes contrôlées.
Source : Santé & Travail N°47 Avril 2004
En savoir plus
hiérarchie, ou encore par crainte du licenciement pour les plus
précarisés ou de l'ostracisme
des collègues dont la charge de
travail va augmenter du fait de
leur absence. Dans bon nombre
de situations professionnelles
(travail précaire, sous-effectif
chronique) les salariés viennent
travailler malades lorsqu’ils sont
affectés d’une maladie courante (grippe, angine, gastro-entérite, etc.). Ceux qui ont une
pathologie en relation avec le
travail (asthme, lombalgie,
dépression, etc.) refusent la plupart du temps l'arrêt de travail
car, faute de possibilité de poste
aménagé ou de mutation, ils
redoutent de perdre leur emploi.
Au total, non seulement les abus
sont très rares, mais il arrive
fréquemment que le salarié qui
doit faire la preuve de sa maladie, s’interdise de s’absenter.
Le durcissement des procédures
de contrôle ne met pas un frein
pérenne aux problèmes de santé
des salariés et des arrêts de travail, arrêts qui sont souvent
annonciateurs de pathologies
plus graves. Réponse purement
comptable, ces mesures ne s'attaquent pas au traitement des
causes des arrêts maladie.
Maîtrise médicalisée des dépenses de santé (extrait)
Le contrôle des prescripteurs et bénéficiaires d’indemnités journalières est renforcé et mieux ciblé (articles 24, 25, 26, 27 et 28) :
- l’article 27 renforce les obligations de l’assuré notamment sur
le respect des horaires de sortie et sur l’envoi des avis d’arrêts de
travail qui ne doit pas être tardif. De même, la loi rappelle que
les assurés ont l’obligation de se soumettre aux contrôles du
service médical.
- l’article 28 précise qu’en cas de prolongation d'un arrêt de
travail, l'indemnisation n'est maintenue que si la prolongation est prescrite par le médecin prescripteur initial ou le
médecin traitant.
La loi prévoit également un contrôle accru des médecins grands
prescripteurs d’arrêt de travail, qui peuvent être placés sous le
régime d’une procédure d’entente préalable en application de
l’article 25.
L’article 23 met en place un dispositif simple de pénalités financières utilisable à l’encontre des professionnels de santé, établissements de santé, employeurs et assurés pour toute inobservation des règles du code de la Sécurité sociale.
Source : Réforme de l'assurance maladie, présentation et état d'avancement au
1er juillet 2005
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