Mémoires d`un jeune con

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Mémoires d`un jeune con
Gérard Vidal
Mémoires d’un jeune con
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Chapitre 1
La fin du déjeuner s’effiloche au gré de
discussions entrecroisées. Je suis somnolent. Mon
esprit vagabonde dans un ailleurs incertain. Le repas,
comme d’habitude a été trop copieux et comme
d’habitude, j’ai un peu trop forcé sur le Bordeaux.
Mais c’est dimanche, et pour une fois ma femme
ne m’a fait aucun reproche. Il faut dire qu’elle est trop
occupée pour cela : Elle parle chiffons, cuisine,
hormones, ou de notre petit fils, Sébastien, et de ses
derniers progrès. Va savoir. Toutes ces donzelles
parlent en même temps ! C’est vraiment par hasard
que j’entends, mon copain Henri en conversation
avec Charles, assener un des leitmotivs favoris des
plus de 50 ans :
– De notre temps ça ne se serait pas passé comme
ça.
C’est quoi ça ? « C’EST QUOI, ÇA ? »
Demandais-je à l’adresse d’Henri, davantage pour ne
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pas m’isoler des autres, que par véritable intérêt pour
la conversation.
Ces bavardages de fins de repas sont si souvent
conventionnels, rabâchés, stéréotypés, bourlinguant
du temps qui passe, au temps qu’il fait, des prochaines
vacances, des ennuis qui s’accumulent dans le travail,
des petits potins sur les uns et les autres, ou encore les
impôts mal répartis, les charges sociales, les taxes trop
lourdes, les politiques « tous pourris », la télé
vraiment nulle mais dont on suit chaque soir la
déchéance, le foot : « vive la France ! » le Tour de
France et ses coureurs dopés, bref l’éventail de tout ce
qui est habituellement consensuel et surtout, surtout,
qui n’entrainera pas de polémiques entre les différents
interlocuteurs.
Attention, pas de vagues ! Surtout éviter les sujets
qui fâchent, comme la politique ou la religion.
– Mais c’est pourtant ça le plus important, c’est
pour ça qu’on est une démocratie, essayais-je de
plaider parfois, pour rompre le rituel.
Non ! Même si c’est important, c’est aussi source
de conflits. On a déjà donné, alors on évite s’il vous
plait ! Là-dessus tout le monde est presque d’accord.
Des sujets sur lesquels on peut s’entendre et
s’indigner, c’est facile, il n’en manque pas ! Les pages
des journaux en sont pleines !
Alors c’est bien en toute innocence que j’ai lancé :
« c’est quoi ça ? »
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Ça, c’est les jeunes. Pas les nôtres, hein ! Ceux des
autres, les mal élevés, les mal tenus, les malotrus, les
voyous, les sauvageons, les mômes des banlieues
pourries, qui nous pourrissent la vie…
J’ai sans doute abusé du Bordeaux. Tout d’un
coup, un flot d’images enfouies remonte à la surface,
le temps d’un éclair : des cavalcades devant les flics,
des batailles, des chahuts, pendant que résonne à mes
oreilles quelques paroles obsédantes de la chanson de
Brel : « Les bourgeois, plus ça devient vieux, plus ça
devient bête. »
Ouais ! Sauf qu’aujourd’hui, c’est moi le
bourgeois ! Et ce qui vient de me traverser la tête est si
vieux, si loin, enseveli par des années d’oublis.
Mais ce putain de Bordeaux m’a vraiment chauffé
les oreilles et maintenant, j’ai envie d’en découdre,
d’arrêter le disque, de leur rappeler qu’eux aussi sans
doute, enfin certains, ont été en leur temps de sacrés
pendards, à commencer par moi, qui ai l’air si
respectable avec ma bedaine envahissante et mon
petit confort, ma petite famille, mon petit chez moi et
mes vieux copains. On ne devinerait jamais, pas vrai ?
Oui, c’est ça le truc. On a tous vieillis, tous oublié. On
s’est donné assez de mal pour ça ! Et maintenant on
est devenu si respectable.
La chanson de Brel repasse dans ma tête : « Les
bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient
vieux, plus ça devient bête… »
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C’est du poison cette chanson. Je ne peux me
retenir :
– Vous êtes victimes d’Alzheimer ou quoi ! Pire
que ça, car votre amnésie est volontaire. Qu’on nous
foute la paix ! Voilà un slogan qu’il est bon ! Dans le
temps, on était tous des petits saints, des jeunes gens
bien élevés, bien polis ! Je rêve ! Vous n’avez jamais
fait de conneries ? Mais c’est le propre de la jeunesse
d’être turbulente et révoltée !
Qu’est-ce que je n’ai pas été dire là !
Charles le premier a réagi. C’est normal, c’est le
plus vieux, il ne peut pas laisser comparer les petites
frappes qui venaient faire le coup de poing au bal du
dimanche, avec ces hordes de voyous, dont la plupart
d’ailleurs ne sont même pas Français… Quoi ?…
Non, les joueurs de foot, les athlètes des JO, ce n’est
pas pareil, eux ils sont intégrés… les autres chez eux !
Y a pas d’autres solutions…
– Ah, bravo Charles ! C’est sûrement toi qui es
dans le vrai. Comme ça, les petits Français qui
touchent le RSA, auront du boulot : ramasser les
poubelles, gâcher du ciment, manier le marteau
piqueur, j’en passe. Le problème c’est que je ne suis
pas sûr qu’ils en veuillent de ces boulots-là !
– C’est sans doute exact, admet Henri, mais si ces
connards de politiciens n’avaient pas tout faussé avec
leurs allocations en veux-tu en voilà, y s’raient bien
obligés de travailler ces fainéants.
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– Bien sûr, répondis-je décidément déchaîné, et
par exemple toi, qui est chomedu depuis un an, tu
pourrais alors te jeter sur la pelle et la pioche. Hein ?
Ça c’est la phrase qui tue. Il y a comme un coup
de gel. Je me suis mordu les lèvres. Trop tard, j’ai
dépassé les bornes. La tablée fait silence, comme à la
messe, avant l’arrivée du P’tit Jésus. Et puisque
personne ne réagit, pourquoi ne pas aller jusqu’au
bout de ma démonstration ? J’en remets une couche.
Putain de Bordeaux !
– Eh bien, ils sont comme toi les jeunes. Ils n’en
veulent pas des boulots dégueulasses et mal payés.
D’ailleurs quand tu vas défiler avec ton syndicat c’est
pas pour ça ? Excuse-moi, mais je n’avais pas compris
que c’était sélectif.
– Tu mélanges tout. La vérité, pour en revenir à
l’origine de notre discussion, c’est qu’il n’y a rien à
faire avec les mômes des banlieues. La seule chose
qu’ils apprennent et qu’ils comprennent, c’est la
violence. Jamais on n’a connu ça de notre temps. Si
j’en avais fait le dixième, mon père m’aurait massacré.
Maintenant les pères ils ont peur de leurs gosses.
Même les flics ont peur ! Y a plus de limites.
– C’est vrai, dis-je. D’ailleurs y a plus de limites
nulle part. Les Corses sortent les pétards, on leur
donne l’autonomie. Des grévistes menacent de faire
sauter leur usine, on leur donne une prime. Quel
exemple ! En plus, maintenant ils ont un truc balaise
pour dialoguer : LA TELE. Les mômes des banlieues,
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tu parles s’ils la connaissent la télé, et ils savent s’en
servir. D’ailleurs on se demande s’il y aurait tant de
bordel sans la télé ?
Là, on est revenu sur un terrain consensuel. Merci
Henri ! Ouf, ça va ronronner à nouveau.
– Je suis bien d’accord, répond Charles, les jeunes
des banlieues plus on leur en donne, plus ils en
veulent !
Ah non ! Pas ça. Les mômes des banlieues, qui
seraient chouchoutés c’est quand même pousser le
bouchon un peu loin ! J’ai une petite expérience de la
banlieue et on peut dire tout ce que l’on veut sauf
cette énormité.
– Mais tu y connais quoi à la banlieue ! Où est-ce
que tu vas pécher des assertions aussi fausses. Qu’estce qu’on leur donne aux jeunes des banlieues que les
autres n’ont pas déjà depuis longtemps. Tu crois
qu’un gosse des cités a les mêmes chances qu’un
gamin qui habite une zone pavillonnaire ? Et tu
voudrais qu’ils trouvent ça normal ? Toi qui es
catholique pratiquant, où est-elle ta fameuse charité
chrétienne, et le partage, hein, le partage ? Qu’est-ce
qu’on a fait dernièrement pour les mômes des
banlieues que tu sembles tant détester. Il y en a un
paquet dans le lot qui aimeraient bien s’en sortir et
qui se battent pour ça. Mais non, allez, hop, tous dans
le même sac. Jésus a pourtant dit de trier le bon grain
de l’ivraie, alors toi qui es chrétien du devrais être le
premier à leur tendre la main.
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– Pour qu’ils me la coupent. Merci bien !
– Eh bien, mon vieux, il y a sûrement longtemps
que tu ne les as pas relu les Evangiles !
Bon, il n’y a décidément rien à faire. Que dire
devant autant de préjugés et d’obstination. Pourtant,
j’essaie encore.
– Mais nom d’une pipe, vous seriez à leur place
vous réagiriez sans doute comme eux. Vous avez
oublié que les acquis sociaux, les congés payés, la
Sécu, les retraites, ont été souvent gagnés par des
batailles de rue. Et ce n’est pas d’hier qu’elle date la
révolte des banlieues. Seulement personne ne semble
les avoir entendus et maintenant ils enragent, comme
enragent tour à tour, les paysans, les routiers, les
fonctionnaires, les chasseurs, les pêcheurs… Je
n’excuse pas les voyous, les vandales. J’essaie juste de
vous faire comprendre que dans un milieu pourri, il
est rare de voir pousser des fleurs.
Quelques hochements de têtes dubitatifs est la
seule réponse que j’obtiens après ce long plaidoyer.
On voit les conséquences, on refuse d’en analyser les
causes et ce ne sont pas les violences récentes et
gratuites qui amélioreront leur jugement, ces
violences qui ne sont que les irruptions d’un mal
endémique aux origines anciennes et multiples.
Nous en sommes, mes amis et moi, à un stade
d’incompréhension mutuelle qui vient du fait que
nous n’avons pas de mémoire commune. Ils ont
grandi en province et moi en banlieue Parisienne.
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Ce qui se passe aujourd’hui, j’en ai vu les
prémices dans les années cinquante avec le
phénomène des « blousons noirs » et je reste persuadé
que lorsque vient l’échec, le désespoir, la
discrimination sociale ou raciale, que les lendemains
ne sont porteurs d’aucune promesse, tout devient
possible.
Je sais bien que je n’arriverai pas à les convaincre
avec ces quelques mots trop souvent rabâchés qui
semblent destinés à donner mauvaise conscience à
tout le monde, et déculpabiliser une jeunesse
délinquante qui n’en demande pas tant.
Et les politiciens démagogues qui en rajoutent
comme s’ils n’étaient pas à l’origine de tout ce qui se
fait, ou plus exactement ne se fait pas dans ce pays.
C’est pourtant eux et les urbanistes défaillants qui ont
si peu et si mal anticipé les conséquences de cet
entassement de population, loin des centres de vie,
loin de tout, sans infrastructure d’accompagnement,
dans des bâtiments sans âmes.
Oui, dès le départ les dés étaient pipés. Je me
souviens de mon adolescence, lorsque nous avons
vécu les premiers affrontements entre cités, une sorte
d’Intervilles de la violence.
J’ai laissé les conversations reprendre. Sans moi.
Je suis parti à la recherche de cette fulgurance qui m’a
traversé l’esprit tout à l’heure. C’était il y a
longtemps… D’ailleurs était-ce ce bien moi ?
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Moi aussi j’ai joué « Graine de Violence ». Oh ! Ça
n’a rien à voir avec les émeutes d’aujourd’hui, mais les
causes
étaient
semblables.
Ennui,
besoin
d’identification et d’appartenance à un groupe, besoin
d’extérioriser un trop plein de vie, échec scolaire,
pauvreté, absence du père, alcoolisme. Oui, peu à peu
je me souviens. Des flashes qui ont l’air de coller au
présent, comme des photos sépia sur le cliché
numérique de la dernière édition du journal.
Et plus mon passé ressurgit, plus je me persuade
que sur le fond, j’ai raison. Le présent a un passé !
Rien n’est comme avant, rien n’est pire qu’avant, juste
différent et demain, sous une autre forme,
ressemblera à aujourd’hui.
Et moi comment ai-je pu changer aussi
radicalement. D’abord le gentil petit garçon, bien
élevé, fréquentant le catéchisme avec assiduité, puis le
presque voyou, et de nouveau le jeune homme bien
poli, ambitieux et travailleur.
Si je reprends dans l’ordre, j’étais dans le droit
chemin jusqu’à mon exclusion de l’école. Pourquoi
suis-je devenu un chien enragé. Parce que j’avais
perdu Bernadette et que je me foutais de tout.
Ensuite ce fut l’enchainement, l’apprentissage de
la vie quotidienne d’un jeune banlieusard,
l’appartenance à une bande plutôt sage, mais qui
voulut tenir tête aux blousons noirs et se retrouva
entrainée dans la violence, jusqu’au drame final.
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Après le destin est intervenu, j’ai quitté la
banlieue et il y a eu la rencontre avec mon épouse,
mes études, mais au départ, ce qui m’a fait vraiment
réfléchir, c’est ce crime abominable. Plus jamais ça !
Voilà ce qu’il faut faire. Mettre par écrit cette
période charnière de ma jeunesse, pour qu’ils
comprennent ce qu’était le quotidien de la banlieue, et
comment une amourette de jeunesse qui finit mal
peut transformer un petit ange en jeune diable,
lorsque l’environnement, et l’ennui des banlieues s’y
prêtent si bien.
Ce récit commence par l’arrivée dans ma classe
d’un jeune homme blond, Philippe, pourvu d’une
sœur délicieuse. Tout simplement c’est la première
histoire d’amour de deux adolescents, dont l’un au
moins était trop sensible. Il se prénommait Gérard. Il
allait avoir treize ans.
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Chapitre 2
Philippe était arrivé dans ma classe, en plein hiver
mil neuf cent cinquante-cinq, tout bronzé, bien sapé
sous le tablier obligatoire, les cheveux blonds dorés,
soigneusement coiffés avec une raie sur le côté. L’air
fiérot, ne baissant pas les yeux sous les regards curieux
de ses nouveaux condisciples, il avait une bonne tête
de premier de la classe, ce qu’il sera rapidement du
reste. Il arrivait tout droit d’Afrique, où son père
Ingénieur des Mines avait laissé un poste important,
pour un autre encore plus important, au siège parisien
de sa société.
La villa de Montgeron qu’ils venaient
d’emménager, à moins de trente minutes de Paris,
avait paru propice pour loger la petite famille au
grand air, à l’abri du tumulte et des encombrements
de la capitale qui n’auraient pas manqué d’apporter
trop de contrastes et de bouleversements dans la vie
quotidienne de ces petits broussards, habitués à une
vie somme toute provinciale.
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Toutes ces raisons, les pourquoi, les comment,
Philippe me les expliquerait peu à peu lorsque nous
serons devenus amis. Pour l’heure, il était l’objet de la
curiosité de toute la classe et comme tous les
nouveaux, il fut vite entouré, jaugé et enfin provoqué
par les caïds ou supposés tels. En quelques jours, et
sans esbroufe, il saura s’imposer et tenir à distance les
plus agressifs. D’ailleurs, être un caïd, un chef de clan
ne l’intéressait pas et il esquiva les provocations et les
invitations à mesurer sa force. C’était un garçon calme
et studieux qui aimait s’amuser comme les autres et
jouer des tours aux profs, quand l’occasion s’en
présentait, mais il n’en était jamais l’initiateur. Il
savait par contre, d’un solide coup de poing, remettre
à sa place celui qui dépassait les limites de sa
tolérance : ne jamais le traiter de fayot, de chouchou,
de fils à papa, ni autre insinuation désobligeante
envers lui-même, sa famille, et ceux qui formaient son
cercle d’intimes. Tout de suite après avoir corrigé
l’impudent, il retrouvait son calme habituel, si bien
qu’on cessa rapidement de l’importuner. Je fus tout de
suite séduit par ce nouvel élève, beau gosse, intelligent
et réservé. En outre, il flottait autour de lui un parfum
d’exotisme et d’aventures. N’avait-il pas en effet résidé
dans plusieurs pays d’Afrique, ce continent presque
vierge, territoire de chasse des derniers explorateurs.
Je décidais de faire mon possible pour l’avoir comme
copain et je m’arrangeais pour me placer à côté de lui
en classe et cela devint peu à peu une habitude.
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Il m’accepta, car je n’étais pas alors de ces fortes
têtes qui ne pensaient qu’à chahuter en classe pour se
mettre en valeur aux yeux de leurs camarades, ou de ces
imbéciles qui le moquaient en le traitant de gueule
d’ange, ou encore de ces cancres qui volontairement ou
non somnolaient au fond de la salle. Non, j’étais un
élève moyen, ni bagarreur, ni pleutre, sans ennemi, mais
encore sans ami et je venais peut-être d’en trouver un.
Nous avions compris assez rapidement que nos
caractères étaient assez semblables et nos goûts
communs. Nous fûmes bientôt inséparables. Nous
nous entraidions dans le dos des profs, Philippe, fort
en math et en anglais, et moi, plus doué pour le
Français et surtout l’Histoire-Géo. Bien sûr, nous
nous fîmes prendre quelques fois, mais les colles
partagées, ne faisaient que renforcer notre complicité.
Noël passa, l’année cinquante-six commençait.
C’était l’année de la Confirmation, événement
religieux important dans l’éducation d’un jeune
catholique. A cette époque, garçons et filles étudiaient
dans des collèges séparés, mais il n’en était pas de même
pour le catéchisme dispensé chaque jeudi, par l’abbé
Bariolli, et par la petite Sœur Marie du Bon Pasteur, à
qui me chouchoutait depuis mon plus jeune âge.
La raison en était fort simple et n’avait rien à voir
avec une bigoterie excessive de mes parents, au
contraire, car ils ne pratiquaient pas, mais notre
maison jouxtait le couvent, et du fait des contraintes
de leur commerce, ils me confiaient souvent, lorsque
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j’étais tout petit, à la garde des « bonnes sœurs » qui
ne demandaient que ça. La plus jeune, Sœur Marie,
s’attacha à moi au point de se considérer comme ma
véritable Marraine. Je l’adorais en retour et c’est sans
doute en partie à cause de cet attachement, que dès
l’âge de cinq ans et ensuite chaque année jusqu’à mes
dix ans, mes parents prirent l’habitude, de me confier
à la colonie de vacances qu’elles organisaient pour les
enfants de la paroisse, pendant qu’eux trimaient sept
jours sur sept, et trois cent soixante-cinq jours par an.
Pour eux, pas de congés payés, pas de salaire
garanti, pas de sécurité sociale. Mon père, ancien
ouvrier armurier de Manufrance, avait décidé de
tenter sa chance ( ?!) en ouvrant au sortir de la guerre
un commerce de chasse, pêche et coutellerie, dans
cette petite ville de la banlieue sud de Paris, sans
imaginer les épreuves qui l’attendaient pour gagner sa
modeste place au soleil.
Manette, surnom affectueux donné à ma mère,
trop heureuse de rester aux côtés de son époux et de
garder son fils près d’elle toute la journée, avait
largement soutenu le projet.
Terminés pour elle les voyages éreintants à Paris,
pour un emploi mal payé d’aide comptable. Vive le
commerce ! La pauvre ignorait également quelle sorte
de bagne l’attendait.
Mais quoiqu’il lui en coûtât, elle était tout de
même heureuse de cette indépendance relative.
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Bref, pour revenir à ce printemps cinquante-six,
ni Philippe, ni sa sœur, n’étaient apparus au
catéchisme et j’en avais déduit qu’ils étaient athées, ce
qui me laissait parfaitement indifférent, même si je
regrettais de ne pas voir mon copain ce jour-là.
En fait cette Confirmation était pour moi
l’occasion de poursuivre mes relations affectueuses
avec les « petites sœurs » et ce jeune prêtre qui nous
donnaient beaucoup d’amour, et n’exigeaient en
retour qu’un peu d’attention.
C’était surtout la seule opportunité de passer
d’agréables jeudis, avec d’autres enfants de mon âge,
d’autant qu’après les leçons du matin, nous passions
l’après-midi au patronage qui à cette époque était une
véritable institution.
Je n’ai jamais eu le sentiment que l’on cherchait à
m’endoctriner, et d’ailleurs bien que suivant le
catéchisme depuis l’âge de six ans, ma foi n’était pas
très solide.
Philippe ne m’avait parlé de sa sœur que pour me
dire qu’ils étaient jumeaux. Elle fréquentait le collège
des filles et je ne l’avais jamais vue. En fait leur arrivée
à Montgeron était trop récente pour que nous nous
connaissions vraiment et nos domiciles étaient trop
éloignés pour que nous puissions nous voir en dehors
des jours de classe.
De plus les vacances scolaires de Noël nous
avaient séparés, et j’appris à cette occasion, que
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certains privilégiés pouvaient s’offrir les sports
d’hiver, discipline dont pour ma part j’ignorais tout !
Il faut dire que les parents de Philippe et de
Bernadette, avaient un train de vie, en rien
comparable à celui de mes propres parents. Pour ces
privilégiés, les vacances, c’étaient le ski l’hiver, la Côte
d’Azur et la maison de famille dans le Bordelais l’été.
La grande et belle villa, qu’ils occupaient à l’orée de la
forêt de Sénart, devait coûter une fortune. Monsieur
disposait d’une grosse bagnole, une Packard je crois et
Madame d’une petite 4cv Renault, ce qui dans les
années cinquante, était plutôt rarissime.
Or, en ce jeudi de Janvier, surprise ! Lorsque
j’arrivais dans la cour du patronage, j’aperçu Philippe
en short de laine gris (à l’époque il était rare que l’on
portât le pantalon avant quatorze ans !) blouson
fourré et pull bleu marine qu’il ne semblait jamais
quitter, accompagné d’une dame, qui sans aucun
doute devait être sa maman, et d’une grande perche
aux cheveux bruns nattés, en pleine discussion avec
l’abbé Bariolli. Ce dernier outre qu’il n’était
aucunement dogmatique et par conséquent
ennuyeux, semblait prendre autant de plaisirs que
nous aux jeux qu’il organisait.
C’était en quelque sorte l’ainé de la classe !
Sans me soucier du protocole et sans
m’embarrasser de politesse, étonné et ravi, je courus
vers mon copain et le tirais à l’écart.
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– Bon sang, vieux, qu’est-ce que tu fais là ? Tu
viens au caté ?
– Oui, rigola-t-il. Et je peux te dire qu’il y en a
une qui est drôlement surprise, c’est ma mère. Je lui
avais très clairement signifié après ma communion,
que j’arrêterai là mon expérience des curés. Mais
comme tu ne cesses pas de me vanter les joies du
patronage, j’ai voulu voir. Le plus dur a été de
convaincre ma frangine, car pour maman si l’un y
allait, l’autre devait suivre obligatoirement ! Enfin ça
n’a pas été trop difficile. On s’enquiquine un peu les
jeudis ! Et puis si ça ne nous plaît pas, bonsoir… !
Se retournant vers sa mère qui nous observait du
coin de l’œil tout en poursuivant sa conversation avec
l’abbé, il lui dit :
– Maman, excuse-moi une seconde, il faut que je
te présente Gérard, mon meilleur copain.
La maman, était une grande et jolie femme de
trente-cinq ans environ, bien plus jeune que ma mère,
dont j’étais le dernier né, garçon tardif arrivé comme
par miracle après la mort d’un frère que je n’ai jamais
connu, décédé pendant l’exode à l’âge de deux ans.
Ainsi cette belle dame habillée de ce qui me parut
être le dernier chic, mais sans tape à l’œil avec un
maquillage très léger, souriante et l’air aimable, était
bien la mère de mon nouveau copain. Elle me
semblait aussi belle qu’un mannequin de mode, ou
qu’une vedette de cinéma et j’en fus d’autant plus
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impressionné et rougissant. C’est donc avec peine que
je parvins enfin à murmurer :
– B’jour, M’dame, en baissant les yeux ce qui,
sûrement, n’était pas très poli. Mais si je les avais levés
j’aurais sans doute continué à la fixer, bouche bée, et
je n’aurais pas eu l’air plus intelligent !
– Voici, ma sœur, Bernadette, poursuivit
Philippe. Bernie, c’est Gérard, le copain dont je t’ai
souvent parlé et qui m’a incité à venir ici. J’espère que
nous ne le regretterons pas, sinon, gare à lui. Tu
verras, il est un plus dégourdi qu’il n’en a l’air pour
l’instant.
Je fis la gueule. Mince le salaud n’y allait pas de
mains mortes.
Mais Philippe ne pouvait deviner combien j’étais
timide et complexé, d’abord par ma petite taille, et
ensuite par tous les adultes inconnus en général, et en
particulier, face à une aussi jolie femme que sa mère.
Quant à la frangine, je l’avais à peine regardée.
C’était une fille !!! En plus elle paraissait être plus près
de ses quinze ans, que des treize annoncés, si toutefois
elle était bien la jumelle de Philippe. Or, je ne pouvais
supporter d’être catalogué parmi les « petits » ceux
que l’on met toujours devant pour les photos de
classe. Je mesurais en effet à peine un mètre soixante,
alors que Philippe et sa sœur avaient une demi tête de
plus que moi. Avec Philippe ça ne me gênait pas, mais
avec une fille, quel sentiment d’infériorité ! Alors pas
plus que sa mère, je n’osais vraiment la dévisager.
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