La Cuisine de l`œuvre au XIX siècle. Regards d`artistes et d`écrivains

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La Cuisine de l`œuvre au XIX siècle. Regards d`artistes et d`écrivains
REVUE D’HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE
La Cuisine de l’œuvre au XIXe siècle. Regards d’artistes et d’écrivains. Sous la
direction de ELÉONORE REVERZY et BERTRAND MARQUER. Presses Universitaires de
Strasbourg, 2013, Collection Configurations littéraires. Un vol. de 248 p.
C’est à bon droit que Michel Delville évoque « le succès croissant de la
gastrosophie et autres food studies » qui conduisent « à une reconsidération fondamentale
de la relation du corps au monde au travers de la rencontre de la nourriture et du
discours ». Le présent recueil d’articles se concentre sur le XIXe siècle (avec toutefois
deux ouvertures sur Kafka et Gide) en constatant d’emblée l’anorexie des personnages
romantiques : « Mange-t-on dans René ? » se demandait Balzac. La seconde moitié du
siècle nous présente en revanche un solide Club des Cent kilos littéraires : George Sand,
qui s’amuse à faire passer sur la balance Flaubert et Tourgueniev en 1873, découvre
qu’« à eux deux [...] ils pèsent 444 livres », Flaubert l’emportant de deux kilos sur le
Moscove. Gautier, Edmond de Goncourt, Zola avant son célèbre régime, ne connaissent
guère la dyspepsie huysmansienne. Bertrand Marquer dans son « Portrait de l’artiste en
dyspeptique » rappelle que le premier numéro du Gourmet. Journal des intérêts
gastronomiques, dirigé par Charles Monselet dont la rondeur grassouillette était notoire,
exhibe sur « le mode de l’étal » les « littérateurs gras » (Émile Solié, 100 kg ; Louis
Ulbach, 110 kg) et les « littérateurs simplement dodus » comme Charles Asselineau ou
Henry Murger. Manifestement « la tradition des écrivains faméliques disparaît de jour
en jour. »
Le volume ne se consacre pas pour autant à la seule pléthore, à « la parole
copieuse » magistralement étudiée par Jean-Louis Cabanès qui relève d’ailleurs que « la
cornucopie gautiériste ou flaubertienne hésite entre ironie et mélancolie quand elle ne
les conjoint pas ». Pléthore et plénitude sont souvent brutalement remises en question.
Judith Gautier a révélé par exemple qu’un dénouement primitif du Capitaine Fracasse
montrait Sigognac se laissant mourir de faim !
Le recueil se présente en trois services : Diète littéraire ; Le Vivre et le couvert ;
Goût, dégoût, ragoût. Joubert ne se contentait pas de diètes et régimes variés : selon
Chateaubriand, il imposait ce traitement aux livres de sa bibliothèque dont il déchirait
les pages qui lui déplaisaient. Emmanuelle Tabet qui ne croit guère à cette forme de
biblioclastie n’en souligne pas moins qu’il y a là toute une stratégie de l’innutrition
littéraire. Il faut se défaire « des lourdeurs de l’érudition », passer par le « crible de
l’oubli » pour atteindre la « suspension de l’âme ». Avant Nietzsche, Joubert considérait
la lecture comme une rumination.
Geneviève Sicotte dans « les Nourriture bizarres des écrivains » met en valeur la
pose singulière de certains : ils « sont capables de consommer ce que les autres n’osent
pas ingérer ». L’article s’ouvre sur un Dumas bronchant tout de même devant la
dégustation d’un ours dont on lui apprend qu’il a mangé « la moitié du chasseur qui l’a
tué » ! Cette « gastronomie extrême » conforte l’image de l’écrivain guide, passeur,
initié, capable de dominer un aliment, objet de savoir et d’investigation, pour le révéler
à la foule des lecteurs.
De ce bel ensemble, il faudrait tout citer, mais on retiendra particulièrement la
mise au point d’Eléonore Reverzy sur le roman avorté de Huysmans, La Faim, une
savoureuse étude du pique-assiette signée par Stéphane Gougelmann et l’on observera
qu’après l’euphorie (et la dysphorie) de la table naturaliste, les symbolistes selon Gide
furent « des gens sans appétit et même sans gourmandise ». Stéphanie Bertrand se
penche sur la fameuse formule de l’auteur des Faux monnayeurs : « Je fus sauvé par
gourmandise. »
REVUE D’HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE
Signalons tout de même in fine ce lapsus : le bon Sedaine n’est pour rien dans la
reddition de la garnison de Metz le 28 octobre 1870 (p. 163). C’est à Bazaine qu’il
convient d’attribuer cette félonie.
RENE-PIERRE COLIN

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