Dossier - SGB-FSS

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Dossier - SGB-FSS
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fais-moi signe - octobre/novembre
L’Université de Gallaudet a 150 ans
De nos jours, Gallaudet est la seule université de sciences humaines pour sourds au monde.
Mais Gallaudet est davantage qu’une école, c’est le synonyme de l’émancipation des
sourds par l’éducation. Dans notre dossier, nous vous proposons un regard sur l’histoire
mouvementée de cette institution unique en son genre.
texte: Martina Raschle (trad. Antonia D’Orio), illustrations: Gallaudet University, Gallaudet Archives
En tant qu’ancien ministre des postes
des Etats-Unis, Kendall a entretenu
d’excellents contacts au plus haut niveau
de la politique. Il s’en est ainsi servi
pour persuader le président américain
et le Congrès de la nécessité d’une école
supérieure pour les personnes sourdes. Il
partageait cette conviction avec le jeune
directeur de son école, Edward Miner
Gallaudet. Fils de homas Hopkins
Gallaudet, Edward avait la pédagogie des
sourds dans le sang. En efet, en 1817, son
père avait ouvert, avec l’enseignant sourd
français Laurent Clerc, la première école
pour sourds d’Amérique.
Thomas Hopkins Gallaudet
E
n 1864, le président des EtatsUnis, Abraham Lincoln, a signé
une loi qui autorisait l’école des
sourds Columbia Institution for the Deaf
and the Blind (Institut de Colombia pour
les sourds et les aveugles) de Washington
D.C. à délivrer des diplômes d’études
supérieures. Ce document a ouvert la voie
aux formations supérieures des sourds;
du moins s'ils étaient blancs et de sexe
masculin. Les femmes sourdes, elles,
n’ont été admises qu’en 1887, alors que le
premier sourd afro-américain n’a obtenu
son diplôme qu’en 1954.
L ANGUE ORALE
OU DES SIGNES?
DES AMIS INFLUENTS
Au 19e siècle, il y a eu de grands débats entre
spécialistes (entendants) pour savoir qu’elle
serait vraiment la méthode adaptée pour
enseigner aux enfants sourds. La grande
question résidait entre deux éléments:
langue orale ou langue des signes? Comme
son père, Edward Gallaudet voyageait
beaucoup et a étudié les diférentes
méthodes d’enseignement pour sourds.
Comme son père, également, Edward
était convaincu que la langue des signes
apporte des avantages considérables aux
personnes sourdes. Par conséquent, la
langue d’enseignement à l’université
des sourds était une combinaison entre
langue parlée et langue des signes.
Bien que limitée aux hommes blancs,
la loi de 1864 sur les établissements
d’enseignement supérieur a été un
énorme succès car elle a permis la
création de la première université pour
personnes sourdes au monde. L’auteur de
cette réussite s’appelait Amos Kendall,
fondateur de la Columbia Institution.
Père et ils ont également défendu leur
conviction au Congrès de Milan, où
les experts tentaient d’en inir avec
les disputes sur la bonne méthode
à pratiquer. Cependant, les deux
Américains appartenaient à la minorité
puisque la majorité des participants a voté
4
pour la méthode oraliste en vertu de, nous
citons, l’«incontestable supériorité de la
langue orale par rapport à la langue des
signes». Suite à cette décision, la langue
des signes a été interdite dans toutes les
classes en Europe.
GARDIEN
DE LA LANGUE DES SIGNES
Tandis qu’en Europe, la langue des
signes a été interdite, de l’autre côté de
l’Atlantique, les efets du congrès de
Milan se sont moins faits sentir. Là-bas,
l’enseignement en langue des signes a, en
efet, continué. En 1984, l’université pour
sourds a même publiquement aiché sa
position en assumant oiciellement le
nom de homas Hopkins Gallaudet, le
fervent défenseur de la langue des signes.
Depuis, de plus en plus de personnes
sourdes et malentendantes ont suivi leurs
études à l’Université de Gallaudet. Le
campus n’a cessé de grandir, et, avec lui,
son ofre d’activités: des équipes sportives
et un journal interne ont vu le jour,
on a assisté à la création d’associations
et de clubs d’étudiants. Avec le
degré d’instruction a aussi augmenté
l’assurance et la coniance en soi des
personnes sourdes, elles ont pris soin de
leur propre culture et se sont engagées
en faveur de leurs droits. C’est ainsi que
Gallaudet a produit des personnalités
qui ont su obtenir une voix au sein de la
société américaine.
MOUVEMENT
DE PROTESTATION
En mars 1988, deux ans à peine après
la conversion du collège en université,
fais-moi signe - octobre/novembre
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Classe terminale de 1869
Classe terminale de 2014
des voix d’indignation se sont élevées
en forme de protestation. Le Conseil
de l’université avait en efet nommé
Elisabeth Zinser, première présidente
femme, mais aussi la seule candidate
entendante. Les étudiants étaient furieux
et exigeaient une personne sourde à la
tête de leur université. Pendant toute
une semaine, la revendication de «Deaf
President Now» (Un président sourd
maintenant) a secoué le campus.
la langue des signes qu’à l’âge adulte.
En outre, elle était ouverte aux appareils
auditifs. De nombreux étudiants ont
ressenti sa nomination comme une menace
de leur identité sourde. La contestation
de Fernandes a atteint son but: le conseil
universitaire a inalement nommé Robert
Davila en tant que nouveau président et
l’Université Gallaudet a dû attendre un
bon moment avant qu’une femme soit
nommée à sa tête.
Finalement, les étudiants ont obtenu
gain de cause et le docteur I. King Jordan
a été nommé premier président sourd
de l’Université de Gallaudet. «Deaf
President Now» est resté jusqu’à nos
jours le symbole de l’émancipation des
sourds et le mouvement a même atteint la
communauté suisse des sourds. C’est ainsi
qu’au cours des années 1980, de nombreux
sourds ont exprimé leur ras-le-bol de
l’arbitraire et de la «tutelle» imposée par
des experts entendants et ont revendiqué
leur droit à l’autodétermination.
Les événements ont cependant suscité de
grands débats sur l’inclusion, l’isolement
IDENTITÉ SOURDE
Cette prise de conscience des sourds a
permis l’apparition, à l’Université de
Gallaudet, de deux nouvelles disciplines:
«American Sign Language» et «Deaf
Culture», symboles de la ierté des sourds
vis-à-vis de leur identité, leur langue et
leur culture; qu’ils entendent préserver.
De nouvelles protestations ont éclaté
en 2006, lorsque l’université a nommé
Jane Fernandes comme successeure de
King Jordan. Celle-ci a grandi dans un
environnement entendant et n’a appris
et l’avenir de la communauté sourde.
Ces discussions sont arrivées en Suisse
également et ont contribué à une plus
large ouverture de la communauté des
sourds et à l’élaboration de nouvelles
stratégies pour l’avenir; telles que la voie
bilingue, par exemple.
Depuis 150 ans, l’histoire des sourds est
étroitement liée à celle de l’Université de
Gallaudet. Depuis sa création, Gallaudet
a toujours eu le regard tourné vers l’avenir
des sourds et c’est précisément là que cet
avenir a pris son envol. 
Dates et faits
1857
1864
1869
1880
1887
1894
1952
1954
1960
1965
1972
1986
1988
1989
1993
2002
2006
Amos Kendall fonde l’école Columbia Institution for Instruction of the
Deaf and the Dumb and the Blind.
Abraham Lincoln signe la loi sur les établissements d’enseignement
supérieur.
La première volée officielle termine ses études.
Congrès de Milan.
Admission des femmes à l’école Gallaudet.
L’institut national des sourds est renommé en Gallaudet College.
La ségrégation raciale est abolie sur le campus, mais persiste
cependant dans les classes.
Le premier étudiant afro-américain obtient son diplôme.
Admission d’étudiants sourds à la formation d’enseignant.
R. Orin Cornett invente le langage parlé complété (LPC) au Gallaudet
College.
Le Gallaudet College crée des centres de formation dans toute
l’Amérique.
Le Gallaudet College devient la Gallaudet University.
Mouvement de protestation «Deaf President Now».
Premier festival «Deaf Way» (la voie sourde).
Introduction officielle des disciplines «Deaf Studies» et «American
Sign Language.
Deuxième festival «Deaf Way».
Manifestations d’étudiants et débats sur la culture et la communauté
sourde ainsi que sur les termes d’inclusion/exclusion.
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Carol Erting, une rectrice
qui croit en ses étudiants
Carol Erting est rectrice de l’Université de Gallaudet depuis juillet 2014. Elle fait partie de
la «famille Gallaudet» depuis des décennies et s’est spécialisée dans la prise en charge
précoce bilingue et la culture sourde. Dans l'interview qu’elle nous a accordée, Carol
Erting nous explique comment le bilinguisme contribue au succès académique des étudiants
sourds et malentendants. propos recueillis par Martina Raschle (trad. Daisy Maglia), photo: Gallaudet University
Dr. Carol J. Erting, rectrice de la Gallaudet University.
Des
étudiants
sourds
et
malentendants de plus de 30 pays
différents fréquentent l’Université de
Gallaudet. Pour quelle raison cette
université est-elle si cosmopolite?
Gallaudet est la seule université de
sciences humaines au monde qui ofre
un véritable accès aux étudiants sourds
et malentendants. La formation y est
bilingue et orientée sur l’aspect visuel. De
plus, les étudiants peuvent vivre ici une
expérience unique qu’ils ne pourraient
vivre dans aucun autre endroit du monde
ni à aucun autre moment de leur vie.
De quelle expérience s’agit-il?
Gallaudet ofre un environnement
égalitaire, où les étudiants ne se heurtent
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à aucune limite dans
la poursuite de leurs
objectifs. Ils peuvent
non
seulement
aspirer à l’excellence
dans leurs domaines
académiques, mais
également acquérir
des expériences de
direction et évoluer
au niveau personnel,
notamment dans
le cadre de la
représentation
estudiantine, des
équipes sportives,
des
productions
théâtrales ou de la
rédaction du journal
des étudiants.
Quelle est la situation de la formation
pour les personnes sourdes et
malentendantes en dehors de
l’Université de Gallaudet?
Aux Etats-Unis, les enfants sourds
fréquentent soit des écoles pour sourds,
soit l’école publique régulière. Le droit à
la formation pour les personnes sourdes
est garanti par diférentes lois telles que
notamment celle sur l’éducation des
personnes handicapées de 1975 (IDEA).
Avant l’introduction de cette loi, de
nombreux enfants handicapés n’avaient
aucun accès à la formation.
De plus, la loi en faveur des Américains
handicapés (ADA), introduite en 1990,
protège les personnes handicapées contre
les discriminations dans diférents
domaines tels que la vie professionnelle,
l’accès aux autorités, aux moyens de
transports et aux télécommunications.
L’ADA exige également que les élèves et
les étudiants sourds et malentendants
disposent d’interprètes en langue des
signes à l’école, de la première primaire à
la in des études supérieures.
Et comment jugez-vous la situation
de la formation pour les personnes
sourdes et malentendantes dans le
reste du monde?
Cela varie beaucoup en fonction des
pays. Mais dans de trop nombreux
endroits, les sourds sont encore victimes
d’oppression et confrontés à un manque
chronique de possibilités. Cela semble
changer lentement car de plus en plus
de pays ratiient la Convention de
l’ONU relative aux droits des personnes
handicapées, ce que les Etats-Unis n’ont
malheureusement pas encore fait. Notre
objectif est d’accroître les opportunités
pour les sourds au niveau mondial et
faire connaître l’Université de Gallaudet
comme un lieu accueillant, inclusif et
bilingue.
De
quoi
se
compose
environnement bilingue?
un
Notre environnement de formation
bilingue suit les principes suivants:
«accès»,
«inclusion»,
«discours
académique», «ressources sociales et
culturelles». Par accès, nous entendons
communication visuelle directe dans
toutes les situations académiques.
L'utilisation de deux langues visuelles
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accessibles - ASL et l'anglais écrit permet à tous les étudiants de Gallaudet
de communiquer de manière efective et
directe.
L'inclusion signiie que nous accueillons
des étudiants de niveau universitaire
issus de milieux d'enseignement et de
langues diférentes et les soutenons ain
qu'ils améliorent leurs compétences en
communication en langue des signes et
en langue vocale.
Le bilinguisme favorise le discours
académique car, à travers le bilinguisme,
les étudiants améliorent leur lexibilité
cognitive et leur autoperception dans
l'utilisation de la langue. En plus
des avantages au niveau cognitif, le
bilinguisme favorise également le
développement personnel par le biais de
l'expérience sociale et culturelle.
A Gallaudet, le bilinguisme préserve de
l'isolement et augmente la portée des
expériences des étudiants. La langue
des signes, quant à elle, facilite l'accès
à la communauté des sourds au niveau
mondial et contribue à une plus grande
conscience globale.
A Gallaudet, le bilinguisme n’est pas
seulement pratiqué, il est également
le sujet de recherches. Quels en sont
les résultats?
Durant ces dernières décennies,
nous avons efectué des études sur le
bilinguisme dans deux laboratoires
de recherche de Gallaudet. Celles-ci
apportent des connaissances fascinantes
et précieuses sur les avantages du
bilinguisme précoce tels que notamment
dossier
des
compétences
cognitives
et
linguistiques supérieures qui favorisent
l’apprentissage de la lecture. Une nouvelle
technique nous permet de prouver
scientiiquement et de comprendre
les bénéices de l’apprentissage très
précoce de plus d’une langue chez tous
les enfants (sourds et malentendants
comme entendants). Gallaudet fait
partie des précurseurs dans le domaine
des neurosciences. Nos étudiants en
acquièrent des connaissances spécialisées
qu’ils seront à même d’appliquer pour le
bien de la formation et de la société.
Vous préparez les étudiants à une
carrière dans la société actuelle
orientée sur la performance. La
réalité pour les sourds sur le marché
du travail est souvent difficile. Les
étudiants diplômés de Gallaudet
ont-ils de bonnes chances après
l’université?
Les Américains sourds sont protégés par
la loi contre la discrimination dans leur vie
professionnelle. Ils obtiennent des moyens
auxiliaires raisonnables leur permettant
d’exécuter leur travail avec succès.
Un des avantages merveilleux de
Gallaudet est son emplacement:
Washington D.C. Ici, les étudiants
disposent d’un énorme choix de
possibilités de stages, par exemple au
Congrès américain ou dans une autorité
fédérale. Les étudiants de Gallaudet
efectuent des stages et travaillent pour le
FBI, l’administration iscale, le trésor, le
département de la défense, la bibliothèque
du Congrès, la Fédération nationale des
sourds, le Musée de l'histoire américaine,
la Maison blanche, les instituts de santé
nationaux, etc.
Nous encourageons vivement nos
étudiants à efectuer un stage dans notre
capitale pendant qu'ils préparent leur
carrière, ain de mettre en pratique leurs
capacités et suivre leurs inclinations.
Gallaudet offre l’accès à une
formation supérieure aux sourds
depuis 150 ans aux Etats-Unis.
Qu’est-ce qui contribue à ce succès?
La longévité de Gallaudet est due à ses
dirigeants visionnaires, à ses professeurs
innovateurs et passionnés, à ses étudiants,
à ses collaborateurs et aux anciens.
Nous ne sommes pas seulement un
institut de formation supérieure, mais
une famille, profondément attachée
à nos communautés nationales et
internationales. Notre université est
parvenue à répondre aux besoins des
étudiants durant 150 ans. Et ces besoins
évoluent constamment. Nous avons de
grandes attentes envers les étudiants et
leur ofrons en même temps tout le soutien
nécessaire. Nous leur garantissons ainsi
une excellente préparation au monde du
travail, à la recherche ou à l'enseignement.
De nombreuses universités ont une
devise. Quelle pourrait-être celle de
l’Université de Gallaudet?
La phrase peut-être la plus célèbre est celle
de notre premier président sourd, le Dr. I.
King Jordan: «Les sourds peuvent tout
faire à part entendre.» 
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fais-moi signe - octobre/novembre
Retour à Gallaudet
A l’occasion des célébrations organisées pour les 150 ans de l’Université de Gallaudet et
des 125 ans de son association des anciens élèves (Alumni), Donald Shelton est retourné
sur ce campus où il avait étudié entre 1975 et 1980. Nous avons récolté ses impressions et
le récit de cette fête de cinq jours. texte: Sandrine Burger, photos: Chantal et Donald Shelton
Le campus de Gallaudet lui-même a aussi
beaucoup changé avec la construction
de nouveaux bâtiments et la rénovation
des salles de classe et des installations
sportives (au même niveau que les
installations des autres universités
américaines). Une évolution qui s’est
bien entendu faite en respectant une
architecture adaptée aux sourds et à
leurs besoins, comme, par exemple, des
ascenseurs vitrés ou un soin particulier
apporté à la qualité des lumières.
Donald Shelton (2e depuis la gauche sur le rang du milieu) a été ravi de
retrouver ses anciens camarades d'études de Gallaudet.
A
près l’inauguration de son musée
qui a eu lieu le 8 avril dernier,
la grande célébration des 150
ans de l’Université de Gallaudet, en
parallèle des 125 ans de son association
des anciens élèves (Alumni), s’est
tenue du 9 au 13 juillet 2014. A cette
occasion, près de 1200 personnes, parmi
lesquelles de nombreux anciens élèves,
ont fait le déplacement pour participer
aux diférentes conférences, visites et
soirées festives organisées sur le campus.
Probablement que davantage de sourds
auraient souhaité participer à cet
évènement, mais l’université ne pouvait
pas accepter plus de monde…
UN LIEU TRANSFORMÉ
Fais-moi signe a rencontré Donald
Shelton, un sourd de la région lémanique
qui avait étudié la biologie à Gallaudet
entre 1975 et 1980. Retourner sur ce
campus presque 35 ans après avoir reçu
son diplôme a été une belle expérience
pour Donald Shelton. Sur place, il a été
8
ravi de retrouver certains de ses anciens
camarades, mais a surtout été frappé à
quel point l’université, son campus et
même son environnement ont évolué
durant ces années.
La dernière fois que Donald Shelton
s’était rendu à Gallaudet, c’était en
2002. Or, en douze ans, l’université a
vécu une véritable métamorphose qui
se ressent dès l’arrivée aux alentours du
campus. En efet, alors que le quartier
qui l’entoure a longtemps été défavorisé
et peu sûr, il est actuellement en pleine
transformation. Non seulement de
nombreux appartements d’un certain
standing sont en train de voir le jour,
permettant au personnel de Gallaudet
de s’y installer (actuellement le personnel
vit loin de l’université), mais en plus,
la rue proche de l’entrée principale est
devenue très animée avec des commerces
et des restaurants où le personnel est soit
lui-même sourd ou du moins largement
sensibilisé à la surdité et possédant des
bases de langue des signes.
L’APPORT
DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
Les nouvelles technologies ont également
fait irruption sur le campus de Gallaudet.
C’est ainsi que, par exemple, tous les livres
de la bibliothèque ont été numérisés et
sont donc à la disposition des élèves où
qu’ils se trouvent. En classe, les cours
sont, pour la plupart, ilmés et enregistrés
par deux caméras (l’une orientée sur
le professeur, l’autre sur les élèves), ce
qui permet aux élèves absents de suivre
l’enseignement à distance via internet.
La vidéo a également gagné le domaine
des devoirs. En efet, depuis quelques
temps, ils ne se font plus par écrit!
Chaque élève se ilme pour répondre à
ses devoirs et envoie ensuite la vidéo à son
enseignant qui corrige non seulement la
matière, mais parfois aussi la langue des
signes elle-même.
DES ÉTUDIANTS À LA POINTE
Le fait que certains professeurs aient
à devoir corriger le niveau de langue
des signes des élèves peut paraître
surprenant, mais le fait est que les
étudiants eux-mêmes ont aussi changé.
fais-moi signe - octobre/novembre
dossier
D’autres part, les institutions de la région
n’hésitent pas à collaborer avec Gallaudet
pour réaliser certaines études, comme,
par exemple, cette administration qui a eu
besoin d’analyser une rivière et a mandaté
et subventionné pour cela une classe de
sourds étudiant la biologie. Mieux encore,
des sénateurs sont prêts à accepter des
étudiants de Gallaudet en stage au sein de
leurs bureaux, (par exemple Ted Kennedy
et Hillary Clinton), tout comme
certaines entreprises, qui au travers de
cette collaboration peuvent repérer de
futurs employés hautement qualiiés
PASSÉ, PRÉSENT, FUTUR
Alors qu’auparavant, les cours de
Gallaudet étaient essentiellement suivis
par des sourds signeurs dont c’était
une airmation de leur identité, un
véritable choix de rester dans un milieu
sourd, actuellement, près de 80% des
étudiants sont en fait des sourds qui ont
fait le choix de rejoindre l’Université
de Gallaudet après un parcours scolaire
en intégration chaotique. Pour eux,
se mettre à niveau avec la langue des
signes relève un peu du challenge. Ain
de les soutenir, les professeurs corrigent
donc la langue des signes de chacun,
des cours intensifs sont proposés et il
y a la possibilité d’obtenir des cours
dactylographiés par un employé.
Tous ces changements ont été célébrés et
mis en valeur du 9 au 13 juillet et sont
le relet du thème décliné au travers des
diférents workshops et conférences
organisés durant les célébrations des 150
ans de l’Université de Gallaudet: «Le
passé, le présent et le futur».
Les événements autour du passé ont
surtout mis en lumière le rôle de modèle
joué par les premiers étudiants et
professeurs qui non seulement étudiaient,
mais se sont aussi battus pour améliorer
la condition des sourds. Parmi les quinze
personnalités honorées comme «leaders
visionnaires», on peut, par exemple, relever
Andrew Foster (diplômé en 1954) qui a
été le premier afro-américain diplômé et
qui a, par la suite, créé plus de 30 écoles
pour sourds en Afrique ou Agatha Tiegel
Hanson (diplômée en 1893) qui a créé un
club d’étudiantes sourdes américaines et en
a été sa première présidente.
Les animations autour du présent
ont voulu démontrer la diversité de la
communauté sourde actuelle, y compris
au sein du campus de Gallaudet.
En efet, si pendant des années, les
étudiants sourds étaient essentiellement
blancs et plutôt aisés, l’université s’est
ouverte, accueillant de très nombreuses
minorités. C’est ainsi qu’à l’occasion de
ces célébrations se sont exprimés une
femme américaine d’origine mexicaine
représentant la diversité de la société
américaine, une japonaise représentant
les nombreux étrangers venant étudier à
Gallaudet et un transexuel.
Les conférences centrées sur l’avenir
sont largement revenues sur l’apport
amené par les nouvelles technologies
ces dernières années et, surtout, sur les
possibilités qu’elles pourraient encore
développer à l’avenir. En efet, dans ce
domaine, Gallaudet est à la pointe et son
service des technologies est l’un des plus
développé des universités américaines.
Afaire à suivre et rendez-vous aux 200
ans de l’Université de Gallaudet! 
Si les étudiants arrivent à Gallaudet avec
un niveau de langue des signes moins
élevé qu’il y a quelques années, dû à leurs
années en intégration, il est à relever que
le niveau des cours, des connaissances, a
fortement évolué, a tenu à préciser Donald
Shelton. Preuve en est le partenariat que
Gallaudet entretient avec douze autres
universités de la région de Washington
ain de collaborer sur certains projets ou
de pouvoir permettre à un étudiant qui
souhaiterait suivre une spécialisation très
particulière d’aller le faire sur un autre
campus enseignant cette spéciicité.
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dossier
fais-moi signe - octobre/novembre
Des sourds Suisses à Gallaudet
Parmi les nombreux sourds qui ont étudié à l’Université de Gallaudet au fil des ans, certains
étaient aussi originaires de Suisse. Pour vous, ils reviennent sur cette expérience hors du
commun qui les a tous beaucoup marqués. propos recueillis par Martina Raschle et Catia de Ronzis (trad. SB)
BEAT KLEEB
sourds de haut niveau, de vrais interprètes
en langue des signes, des ilms avec des
sous-titres pour sourds, des téléscrits et
même des manifestations musicales pour
sourds.
La longue histoire de Gallaudet,
couronnée de succès, montre que les
sourds peuvent vraiment tout faire à part
entendre s’ils reçoivent l’enseignement et
le soutien nécessaires.»
GABRIELA UHL
A Gallaudet de 1977 à 1978 pour
améliorer son anglais professionnel.
10
A l’université, je me suis totalement
plongée dans la culture sourde et la
langue des signes. Je m’émerveillais
devant l’égalité des chances des sourds:
professeurs, enseignants, employés,
étudiants, entendants, sourds, porteurs
d’implant cochléaire, malentendants –
chacun devait connaître la langue des
signes. L’Université de Gallaudet ofre la
possibilité aux étudiants du monde entier
de développer leurs capacités. Cette force,
ils l’engagent ensuite dans leur travail
chez eux, dans leur pays d’origine.»
PATRICIA «PATTY»
SHORES-HERMANN
«La période au collège de Gallaudet a été
un vrai choc culturel pour moi. En Suisse,
à cette époque, les sourds étaient sous la
tutelle d’experts et contrôlés. Le message
était: tu es sourd, tu ne peux pas. Plus
tard, le président de Gallaudet, a, quant à
lui, dit les choses ainsi: les sourds peuvent
tout sauf entendre.
Là-bas, on m’a aussi dit: "Tu as deux
mains, pourquoi ne les utilises-tu pas?"
(ndlr: à l’époque, la langue des signes était
encore interdite en Suisse) En tant que
sourd oraliste, j’ai eu besoin de quelque
mois pour apprendre la langue des signes
suisamment bien pour me sentir à l’aise
dans le système scolaire. Par la suite,
j’ai cependant énormément appris, me
suis fait beaucoup d’amis et ai pu nouer
d’importants contacts. A Gallaudet, j’ai
vu, pour la première fois, des enseignants
«Deaf Way» festival à Washington.
J’étais curieuse et me suis donc rendue,
en juin 1989, à ce festival. Puis, je me suis
tout de suite inscrite pour le programme
d’anglais à l’Université de Gallaudet ain
de pouvoir étudier là-bas. Etudier avait
depuis toujours été mon rêve!
A Gallaudet de 1979 à 1985, un Bachelor
en enseignement supérieur et études
internationales. Classe terminale en 1983.
A Gallaudet de 1992 à 1999, un Bachelor
en études sourdes (Deaf Studies) dont un
an de programme d‘anglais.
«En 1989 je voyageais à travers le
monde et suis notamment allée en
Nouvelle Zélande pour assister aux Jeux
olympiques d’été des sourds. Là-bas,
j’ai rencontré beaucoup de sourds et ai
entendu parler pour la première fois de
l’Université de Gallaudet. Il y avait aussi
de la publicité faite pour le prochain
«Le gouvernement canadien m’a
envoyée à l’Université de Gallaudet
parce qu’au Canada, cette possibilité
n’existait pas, à l’époque, pour les sourds.
J’étais très heureuse de pouvoir étudier
à Washington. Durant mes études, j’ai
fait un stage et ai récolté des expériences
professionnelles comme enseignante.
Certes, cela a retardé la in de mes
études, mais j’ai eu la chance de pouvoir
enseigner à diférentes classes d’étudiants
entendants de haut niveau; bien entendu
avec un interprète en langue des signes, ce
qui était nouveau à l’époque.
fais-moi signe - octobre/novembre
dossier
enseignant sait la langue des signes, qu’il
s’agisse d’entendants ou de sourds. Une
fois, j’ai vu deux entendants seuls dans un
bureau en train de signer ensemble! Le
temps passé à Gallaudet m’a rendue plus
forte, mais j’ai aussi vécu des hauts et des
bas. Les études étaient plus dures que ce
que je m’étais imaginé. On exigeait de ma
part une grande indépendance. Malgré
cela, j’ai atteint mon objectif.
A Gallaudet, j’ai également participé à de
nombreuses activités hors cadre scolaire.
Parmi les faits saillants, je relèverais mon
poste de présidente des représentants
des étudiants, ma participation à des
concours de natation et mon élection de
Miss sourde Canada. Des nombreuses
expériences vécues sur le campus, j’ai
gardé un gros réseau de connaissances
(contacts) dont je peux encore proiter
aujourd’hui dans le cadre de mon travail.
Pour moi, Gallaudet reste un beau
souvenir que je n’oublierai jamais de ma
vie. A mon avis, tous les sourds devraient
une fois visiter Gallaudet, éventuellement
y étudier ou y faire un séjour linguistique.
Ma sœur Lea a suivi mon conseil et va
maintenant à l’Université de Gallaudet.
Je suis ière d’elle!»
L’histoire de Gallaudet démontre ce que
les sourds et malentendants peuvent
atteindre grâce à l’enseignement et
comment ils peuvent participer à la
société. Il est maintenant temps que le
monde entier devienne un lieu de vie plus
accessible et agréable pour tous, y compris
pour les sourds et les autres personnes
handicapées.»
IVANA GALFETTI-MASSUCCO
NICOLE LUBART
Voyage d’étude à Gallaudet en 1995
(organisé par le Centro per persone
audiolese de Massagno).
A Gallaudet de 2006 à 2010, un Bachelor
comme enseigante de sport avec un an de
programme d’anglais auparavant.
«Tout d’abord, je ne voulais passer qu’un
an à Gallaudet pour étudier l'anglais et la
langue des signes américaine (ASL) tout
en récoltant des expériences pour mieux
vivre mon identité de femme sourde. Ce
n’est que plus tard que j’ai décidé de faire
là-bas un Bachelor d’enseignante en sport.
A Gallaudet, je n’ai pas eu besoin
d’interprète car tout le personnel
Nous n’avons pas arrêté d’être
émerveillés, mais cela était aussi frustrant
car nous devions retourner en Suisse et la
pensée que là-bas, il n’existait pas la même
chose, ne nous laissait pas tranquilles.
C’est aussi pourquoi, depuis lors, au
Tessin, de plus en plus d’ofres pour les
sourds ont été mises en place. Certes, le
modèle américain restait inimitable vu
nos moyens, mais, avec le temps, le Tessin
a pu s’approcher des structures suisses
alémaniques et romandes, ce qui était
déjà un grand succès.
Ce voyage d’études peut être considéré
comme un véritable réveil pour la
communauté des sourds du Tessin car il a
renforcé notre identité. C’est pourquoi je
suis très reconnaissante envers le Centro
per persone audiolese (organisation
d’entendants) pour cette expérience
qui m’a beaucoup enrichie. Sans cette
initiative, les améliorations pour les
sourds au Tessin auraient pris plus de
temps!» 
«Notre groupe de 24 a été accueilli par
le Dr. Irving King Jordan, président
de l’époque et aussi premier président
sourd de Gallaudet. Le fait qu’un
sourd puisse occuper un tel poste
nous a impressionné, tout comme les
diférentes installations et les facultés
où l’enseignement se donnait en langue
des signes. Nous étions conscients de
l’importance d’une telle université, seul
moyen pour que des sourds puissent
devenir, par exemple, médecin, avocat
ou architecte.
11
dossier
fais-moi signe - octobre/novembre
Ambitieux: un projet d’université
européenne pour sourds
Actuellement, il existe dans le monde une seule et unique université où les cours ont lieu
entièrement en langue des signes, celle de Gallaudet. Les sourds désirant pouvoir se former
à un haut niveau étant pourtant nombreux, une association a été formée avec pour ambition
de créer une université pour sourds en Europe d’ici à 10 ans.
texte: Sandrine Burger, dessin: Frédérik Vauthey
S
eule université au monde
à
donner
des
cours
exclusivement en langue des
signes, Gallaudet (Washington
D.C.) accueille 2000 étudiants
par an. Si l’on met ce chifre en
regard des quelques 70 millions de
sourds que compte le monde selon
les estimations de la Fédération
mondiale des sourds, on comprend
vite qu’il y a un manque lagrant
d’établissements d’enseignement
supérieurs adaptés (en langue des
signes).
des cours intensifs seraient proposés
durant une année préparatoire.
Une manière d’élargir le nombre de
locuteurs de langue des signes non
sourds!
LES BASES DU PROJET
UN PROJET EUROPÉEN
Face à ce constat, le 23 mars 2011,
à Berlin, un groupe de passionnés
a créé l’association Université
européenne des sourds (European
DeafUniversity), dirigée par le
Dr. Ingo Barth (premier sourd
ayant décroché un doctorat en chimie
en Allemagne). L’objectif de cette
association est clairement de tout mettre
en œuvre ain de créer, d’ici à 10 ans,
une université européenne, privée ou
publique, pour étudiants s’exprimant en
langue des signes.
UN PROJET OUVERT
Totalement ouverte sur le futur
emplacement de cette European
DeafUniversity, l’association souhaite
cependant qu’elle puisse accueillir
des étudiants et professeurs de toute
l’Europe, voire même d’autres continents.
L’idée étant vraiment de rendre le
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monde académique enin accessible à
la population sourde d’où qu’elle soit et
de démontrer que la langue des signes
peut être une langue de recherche et de
transmission scientiique.
Ne désirant cependant pas créer un
ghetto pour sourds, l’association se
veut ouverte et est prête à accueillir des
professeurs et des étudiants entendants.
La seule condition à leur admission sera
évidemment d’accepter de suivre un
enseignement entièrement en langue des
signes européenne ou internationale.
Bien entendu, pour ceux (sourds comme
entendants) qui ne maîtriseraient pas
encore parfaitement la langue des signes,
Si le projet peut paraître très
ambitieux et même un peu fou, il
se base cependant sur des constats
politiques très sérieux:
1. l’annulation des résolutions du
Congrès de Milan de 1880 par
celles du Congrès international sur
l’éducation des sourds (ICED) de
Vancouver en 2010;
2. le fait que de plus en plus de
pays européens reconnaissent
oiciellement la langue des signes
ou la reconnaissent indirectement
au travers du droit à l’interprétariat
et à l’éducation spéciique garantis
aux sourds;
3. le droit à l’inclusion et à une éducation
adaptée à tous les niveaux, deux éléments
garantis par la Convention de l’ONU
relative aux droits des personnes
handicapées qu’ont signé tous les Etats
européens.
Prochaine étape pour les initiateurs
du projet d’université pour sourds en
Europe, la 7e Conférence internationale
des universitaires et chercheurs sourds
qui se tiendra à Leuven en Belgique du
5 au 7 février 2015. Un workshop y sera
organisé pour discuter de la faisabilité
de ce projet et de l’avenir des étudiants
sourds universitaires. 