Archives clandestines du Ghetto
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Archives clandestines du Ghetto
Archives clandestines du Ghetto de Varsovie Emmanuel RINGELBLUM LA FEMME JUIVE A VARSOVIE de septembre 1939 à l’instant présent(fin 1942) Partie rédigée par Cecylia Slepak Traduit du polonais par Henri Sobowiec avec la collaboration de Jacques Burko 1 AVANT-PROPOS Emmanuel Ringelblum (1900-1944) est l’historien qui a organisé les archives sur la vie et l’extermination des Juifs dans le Ghetto de Varsovie. Il a incité un maximum de compatriotes à témoigner, en leur demandant de décrire les conditions d’existence auxquelles les autorités allemandes les soumettaient. Ces témoignages ont été enfermés dans des bidons métalliques de lait de 20 litres et enterrés dans quatre endroits différents. Emmanuel Ringelblum a été torturé puis assassiné par les Allemands en 1944 parce qu’il ne voulait pas dévoiler les caches de ces archives. Il s’agit d’une mort singulièrement héroïque : une mort pour sauver la Mémoire. Peu après la guerre, les 3 /4 de ces documents ont été retrouvés et retranscrits, parfois avec difficultés, parce que certaines feuilles, mal conservées, étaient devenues presque illisibles. Aujourd’hui l’ensemble de cet opus a été publié, en polonais, par l’Institut d’Histoire Juive de Varsovie.(Z.I.H.) Les deux cahiers qui vous sont présentés ont été rédigés par Cecylia Slepak dont on sait simplement qu’elle a traduit en polonais des œuvres de l’historien russe Doubnov. Le texte est précédé d’un plan très ambitieux qui ne correspond pas du tout à ce qui a été réalisé. Cette preuve flagrante d’inachèvement augmente encore l’émotion qui nous étreint à la lecture de ces vies de femmes en guerre. 2 LA FEMME JUIVE A VARSOVIE DE SEPTEMBRE 1939 A L'INSTANT PRESENT (fin 1942) PLAN LA FEMME JUIVE DE TOUS LES MILIEUX DANS SA VIE QUOTIDIENNE INDIVIDUELLE ET SOCIALE I. LA FEMME…………………………………… a. b. c. d. e. mendiante chanteuse voleuse prostituée commerçante II. LA MAISON : - la maîtresse de maison - l’aide ménagère III. UN POINT PARTICULIER : La femme dans une distillerie IV. LA FEMME DANS SA CUISINE - avec des ressources suffisantes - la question des enfants V. LA FEMME (illisible)……………………… …………………….. VI. LA FEMME INTERMEDIAIRE COMMERCIALE - DANS LA CONTREBANDE VII. LA FEMME ARTISTE - ACTRICE DE THEÂTRE - CHANTEUSE - MUSICIENNE 3 VIII. - LA FEMME ENSEIGNANTE - LA RESPONSABLE DES LOISIRS - LA BIBLIOTHECAIRE IX. - LA FEMME MEDECIN - L'INFIRMIERE - L'INTENDANTE A L’HOPITAL, DANS L’ACTION SANITAIRE X. LA FEMME SERVEUSE DANS UN RESTAURANT, UNE BRASSERIE XI. LA FEMME – CONCIERGE XII. LA FEMME – SECRETAIRE : SALARIEE, BENEVOLE - dans une institution sociale - dans un comité de locataires - dans un cercle féminin - dans la gestion d’une cuisine, d’un internat etc. XIII. LA FEMME COMBATTANTE - conspiratrice - propagatrice d’idées XIV. LA FEMME DIRECTRICE D’INTERNAT, DE CRECHE POUR ENFANTS XV. LA FEMME DANS L’ADMINISTRATION PENITENTIAIRE XVI. LA FEMME DANS LA FORMATION PROFESSIONNELLE XVII. LA FEMME DELATRICE Les faits rapportés sont strictement conformes aux confidences que les femmes nous ont faites. 4 Aujourd’hui, dans cette période de survie et de résistance, il est difficile d’évaluer totalement et objectivement le rôle de la femme juive dans la construction de notre réalité de guerre. Une telle appréciation exige la perspective historique. L’observation directe et l’analyse factuelle de la vie me permettent à peine de tirer quelques vagues conclusions. Pourtant un axiome semble irréfutable : la guerre actuelle prédestinait la femme juive à prendre sa vie en main et en général le bilan de ses réalisations et de ses mérites est positif. Depuis le tout début du cataclysme et au cours des différentes étapes de notre tragédie sociale, l’attitude de la femme n’a pas manqué d’étonner par son énergie dans tous les épisodes de la vie, même les plus difficiles. Son subtil instinct de conservation lui donne la capacité de s’adapter aux changements les plus brutaux. Sa personnalité, longtemps réprimée par les stricts préceptes de l’éducation, se libère, et toutes ses nouvelles forces vives éveillent en elle un très grand dynamisme. Les conditions économiques et culturelles dans lesquelles baigne notre vie, ont placé la femme juive à un niveau significativement plus élevé et plus important que les femmes des autres communautés. Sur le front de la lutte pour la vie, la femme juive s’est imposée pratiquement dans tous les domaines. Parfois elle s’est haussée au-dessus des hommes et elle est devenue un facteur de construction de notre réalité économique et morale. Dans ses activités individuelles et sociales elle sait tirer profit de son expérience du passé. Cependant grâce à son étonnante intuition, elle est en mesure d’ajuster avec bonheur cette expérience aux nouveaux impératifs de la vie, obtenant ainsi les résultats les plus heureux dans nos conditions d’existence. Pourtant le mot d’ordre ‘’survivre’’ ne délimite pas les frontières des aspirations de la femme juive. Cette dernière désire aussi creuser les fondations de la future renaissance socio-économique. D’où cet élan vers les métiers. Et dans ce domaine les qualités de la femme juive sont à souligner. Ses mérites sont également importants dans la sphère spirituelle. Dans la grisaille de notre routine quotidienne, elle apporte un souffle vivifiant de foi et de courage. La fraîcheur de ses émotions, ses idéaux et son humanisme relèvent parfois de l’héroïsme. Elle est tenace et inlassablement patiente dans la poursuite de ses aspirations. Les 5 déboires ne la découragent pas facilement. Elle tente toujours de repartir. Sa force de caractère et sa manière de se colleter aux difficultés démontrent sa volonté de vivre et de survivre. L’éventail des activités de la femme est vaste et contrasté. En fait elle ne se classe pas dans une catégorie particulière de travail professionnel, domestique ou de subsistance. Dans la plupart des cas elle supporte le fardeau des charges familiales : elle a une activité rémunérée, s’occupe du ménage, de l’éducation des enfants. Ce large éventail d’occupations est un aspect symptomatique de notre époque et cette situation de fait existe chez les femmes juives de tous les milieux. Le devoir est l’un des moteurs les plus répandus de l’activité de la femme juive. De ce sens du devoir découle son machiavélisme spécifique qui trouve son expression dans ses hésitations infinies, entre l’idéalisme le plus noble et l’égoïsme le plus détestable voire le dévoiement. C’est justement pour cela que l’on peut découvrir les signes d’un héroïsme authentique dans la déchéance tragique de plus d’une femme. Le devoir, des raisons de nécessité en sont les causes cachées. ***** 0Il est 10H du matin… Le soleil brille. Le pouls fébrile de la rue juive bat au rythme de ses pulsations anémiées. Les gens marchent, courent, se traînent avec peine, demeurent debout collés à un mur. Les visages, les voix, les sourires se mêlent. -« Mes petits pains blancs, frais, pas chers ! » -« Ô Moréna, tes yeux brillaient comme des étoiles ! » -« Warschauer zeitung ! Reich. Et ta parole ! (et ton opinion ?) -« Cigarettes de luxe, cigarettes pas chers ! ….Pommes de terre…… carottes ! » -« Chers compatriotes ayez pitié de la mère de trois orphelins ! Bonbons ! ! Caramels ! » -« Au secours ! Attrapez la voleuse ! » -« Je suis pressée, j’ai rendez-vous chez le coiffeur cet après-midi ! » -« Dieu soit loué ! …Elle a bien gagné sa vie cette semaine ! … Au bureau, les traitements ne sont toujours pas versés, je n’ai plus rien à vendre ! Comment vais-je nourrir ma famille ? » 6 -« Et oui ! La quête que l’on a faite pour les enfants a donné d’assez bons résultats. » -« Venez donc aujourd’hui à notre réunion sur la cuisine… Tout est tellement cher que je ne sais plus que faire ! … » -« C’est le printemps ! Quel merveilleux soleil ! On a tellement envie de vivre ! Il faut tenir ! » Dès 10H du matin, dans la rue juive, la misère transparaît pleinement dans les éclats de voix mais avec sa dose quotidienne d’espoir. ***** Dans un recoin de ruelle de la rue Nowolipiè, adossée à la façade d’une maison du mur de démarcation, Madame C. attend depuis une heure un client venant de la zone aryenne. Elle vient souvent ici à la même heure. Parfois elle se promène sur l’étroit trottoir, d’autres fois elle se cache sous la porte cochère d’une maison voisine, d’autres fois encore elle reste sur place comme en ce moment. Elle a acquis de l’expérience et a appris la prudence. Madame C. a 30 ans. Elle est issue de la petite bourgeoisie. Avant la guerre elle était corsetière. Au début, elle avait un petit atelier chez elle puis elle l’a transféré dans une boutique du quartier de la Vistule. Lors d’un bombardement cette boutique a été détruite. Madame C. a tout de même réussi à sauver une partie de la marchandise. Elle a alors loué un magasin de la même rue et a travaillé là jusqu’à la fermeture du Ghetto, le 15 novembre 1940. Elle allait à son atelier sans étoile jaune. Pour les clients occasionnels, elle passait pour une Aryenne ; cependant tous ses amis connaissaient ses origines mais demeuraient loyaux et même bienveillants envers elle. Madame C. se débrouillait assez bien. Le 15 novembre quand le Ghetto fut fermé, on apposa les scellés sur sa boutique comme sur tous les établissements juifs situés sur le territoire aryen. (Visiblement, à la fin, quelqu’un l’avait trahie.) L’une de ses clientes l’en avertit. Il lui sembla que le sol s’ouvrait sous ses pas. A son domicile elle n’avait conservé qu’une faible réserve de marchandises. L’essentiel était resté dans la boutique. Des bruits inquiétants couraient dans le Ghetto. Sans argent, sans provisions de nourriture, Madame C. devait agir rapidement si elle voulait rester en vie. La peur et la faim sont de puissants moteurs 7 d’activité humaine. Et le spectre de la famine était là tout proche. Elle décida alors quoi qu’il advienne de passer de ‘’ l’autre côté’’. Elle mit sa pelisse, un fichu sur la tête et se présenta au poste de gendarmerie, situé à l’angle de la rue Elektoralna et de la place de la Banque. On lui demanda d’où elle venait et où elle allait. Elle expliqua qu’elle était aide ménagère chez des Juifs, qu’elle était passée chercher les gages qui lui étaient dus et qu’elle allait chez ses nouveaux patrons, des Aryens. Elle se rendit directement dans son magasin du quartier de la Vistule. Le concierge l’informa que samedi matin, les Allemands avaient apposé les scellés sur sa boutique et qu’il en était personnellement responsable. Le magasin avait deux entrées : sur la rue et à l’intérieur derrière la porte cochère. Cette dernière n’ayant pas été remarquée, n’avait pas reçu de scellés. C’était là une porte de salut. Madame C. essaya de convaincre le gardien de l’autoriser à pénétrer dans son établissement par cette entrée non-scellée pour prendre ne serait-ce qu’une partie des marchandises. Le concierge avait peur. Longtemps il refusa. Mais un billet de 100 zlotys le fit céder. Il fut décidé que Madame C. viendrait à la tombée de la nuit. Elle se présenta à l’heure convenue. Elle n’était pas seule mais accompagnée d’une cliente amie qui était volksdeutsche. Elle crocheta la porte et emporta une importante quantité de marchandises. Elle cacha cela chez une camarade chez laquelle elle passa également la nuit. Le lendemain elle revint au Ghetto et pénétra chez elle en utilisant le même moyen. Elle réussit à faire passer la marchandise par un policier polonais de sa connaissance. Maintenant il fallait réfléchir à la suite des évènements. Avant-guerre son mari avait été un commis dans une manufacture. Sans emploi depuis l’Armistice, il était maladif et lourdement handicapé dans sa liberté de mouvements par les incessantes rafles dans la rue. En aucun cas, il ne pouvait donc subvenir aux besoins de la famille. Pour comble de malheur, le chaos provoqué par l’enfermement des Juifs dans une zone délimitée, ne permettait guère d’envisager des perspectives et des possibilités de subsistance. Madame C. n’avait pas de travail non plus. Elle décida alors de vendre une partie des marchandises, d’acheter avec cet argent des provisions et d’attendre en observant attentivement la suite des évènements. Plusieurs fois elle sortit dans la rue Gesia et vendit sur la place de la marchandise à vil prix. Pas la totalité de sa 8 marchandise. La moins bonne. Le temps passait, les réserves fondaient à vue d’œil, le spectre menaçant de la famine approchait à nouveau. Sur ces entrefaites, la situation commença à s’éclaircir. La différence de prix entre les deux zones des articles alimentaires et de certains produits était criante (évidemment, à notre détriment). La conjoncture donna naissance à la contrebande qui se mit à fleurir à un rythme effréné. Elle ouvrait la voie à une existence matérielle incertaine et parsemée de risques ; mais en même temps c’était le seul moyen de subvenir à ses besoins dans ces nouvelles conditions de vie. Madame C chercha en vain du travail dans son métier. Elle exécutait les commandes sporadiques de soutiens-gorge ou de ceintures pour un profit dérisoire. Il faut vivre, pensait-elle. Nous voulons survivre. Elle décida donc, de prendre tous les risques pour son mari et pour elle-même. La première fois, elle passa de ‘’l’autre côté’’ en se faisant passer pour la femme d’un gardien de prison. C’était au début du printemps 1941, pendant les fêtes de Pâques. Elle donna rendez-vous à l’un de ses amis surveillants devant l’entrée de la maison d’arrêt. Il lui apporta la carte d’identité de sa femme, avec qui, par un étrange concours de circonstances, Madame C. présentait des traits de ressemblance. A mesure qu’elle s’approchait du poste de contrôle Madame C. se sentait envahir par la crainte et l’angoisse. Son cœur battait la chamade, ses tempes bourdonnaient. C’était la peur du gendarme. Le ‘’mari’’ présenta son laissez-passer et lui dit calmement « Montre donc tes papiers ! » Et à ce moment-là, sa frayeur se dissipa. Madame C. reprit tous ses esprits et se trouva dans une espèce d’état second. Le coup avait réussi. Pour la première fois elle allait de ‘’l’autre côté’’ en ‘’reconnaissance’’. Elle voulait entrer en contact avec ses anciennes clientes, retrouver des amis qui pourraient lui rendre service, découvrir ce qui marchait de ‘’l’autre côté’’. Elle passa là-bas trois jours, visita différentes firmes. Le sentiment de la nécessité de son acte la stimulait et renforçait son courage. Elle dormit chez une ancienne cliente, une Aryenne. Trois jours plus tard, elle rentra chez elle, seule, parce que c’était justement le premier du mois, le jour de la prorogation du sauf-conduit et, l’attestation du document exigeait plusieurs jours encore de présence de son compagnon du côté aryen. Pendant ce laps de temps elle reçut quelques commandes qu’elle se fit un devoir d’exécuter rapidement. Il fallait se hâter. Trois jours plus tard, elle devait 9 retourner à nouveau là-bas. Chargée d’un lourd sac de provisions, elle se rendit au bout de la rue Nowinierska et se mit à déambuler à proximité du poste de garde, en attendant une heureuse occasion pour se glisser de ‘’l’autre côté’’. A un moment donné arriva une voiture. Un gendarme y grimpa pour contrôler son contenu ; le policier polonais, quant à lui, était occupé à disperser une bande d’enfants juifs, des fraudeurs. Elle profita de ce moment d’inattention des sentinelles pour traverser la frontière du Ghetto en courant. Encouragée par cet essai réussi, deux jours plus tard, sa commande faite, elle retourna chez ses clients. Mais cette fois, elle choisit ‘’un passage’’, i.e. un couloir souterrain partant de la cave d’une maison détruite qui reliait les ‘’deux mondes’’. Elle s’enveloppa le corps avec les soutien-gorge et les ceintures qu’elle recouvrit d’une large bande de caoutchouc et à l’intérieur elle cousit son argent. Elle passait en fraude ce qui lui tombait sous la main : de l’or, des montres, des produits pour ‘’l’autre côté’’. De là-bas, elle rapportait de l’alimentation. Pour quelques zlotys, elle obtint d’un policier juif l’autorisation d’utiliser un passage souterrain ; ce moyen lui offrait la liberté du côté aryen. Les affaires se développaient bien. Elle agrandit rapidement sa clientèle en visitant non seulement des particuliers mais aussi des commerçants du marché Rozycki de Praga. Elle gagnait 6 à 7 mille zlotys par mois. Au début, elle passait de ‘’l’autre côté’’ deux fois par semaine et demeurait deux, trois jours sur place, en changeant constamment d’adresse. Comme ses affaires se développaient beaucoup elle se rendait là-bas plus souvent, presque tous les jours. Elle partait à l’aube et rentrait au crépuscule parfois même dans la nuit, après le couvre-feu. Pendant toute sa carrière de contrebandière, Madame C. vécut trois aventures désagréables. C’était la veille de la Pentecôte de 1941. Elle venait justement de réaliser une transaction lucrative et elle rentrait chez elle par la rue qui traverse le jardin de Saxe. Elle tenait à la main un grand sac dont le fond était rempli de cigarettes(le trafic de cigarettes était strictement interdit) et le dessus de viande. Elle marchait aux côtés d’un enfant juif, sale, dépenaillé, également fraudeur. Ce dernier la menait vers un nouveau ‘’passage’’. Soudain une voiture de gendarmes déboucha de la Porte de Fer. Elle n’eut pas le temps de fuir. Elle entendit un ‘’Halte’’ qui la glaça. Quatre hautes 10 silhouettes vertes lui barrèrent le passage comme une haie de mauvais augure. Une voix grinça « Jude ? » Elle se mit à sourire. « Je ne comprends pas » répondit-elle. -« Non, Jude ? » répéta le gendarme. « Dokumenten ! » -« Ah oui, les papiers ! » dit-elle d’une voix chantante et traînante qui lui était étrangère. Elle frémissait de peur mais demeurait maîtresse d’elle-même. Son cerveau était traversé de pensées paniques qu’elle dominait. Elle avait conscience que son courage la sauverait. -« Les papiers ? Quelle est la femme qui a ses papiers sur soi ? » Elle jouait les innocents. -« Und was haben sie hier ? » le gendarme indiqua le panier. -« Pour les fêtes j’ai acheté de la viande. » expliqua-t-elle. D’un geste vif elle dégagea la fermeture : la viande apparut sur le dessus. Ils renoncèrent donc à pousser plus loin les recherches. Ils s’éloignèrent. Quelques instants plus tard ils revinrent sur leurs pas. -« Et lui, ce garçon, tu le connais ? » Ils lui montraient son ‘’guide’’, non loin d’elle. Madame C. réfuta « Mon Dieu il y a tellement de monde ! » Elle faisait preuve d’un courage provocant. Cela lui porta chance. Ils la laissèrent partir. Une autre fois, c’était peu avant la parution du décret menaçant de mort tout juif franchissant les frontières du Ghetto sans sauf-conduit. Elle était justement au marché Rozycki à Praga. Soudain quelqu’un, tel un obstacle maléfique, lui barra la route. D’instinct, elle devina : un agent de la sûreté. -« Vous êtes juive ? » lui demanda-t-on sur un ton menaçant. -« Quoi encore ? » -« On sait, on sait, vos papiers ! » -« Ils ont brûlé au cours d’un bombardement. » -« Suivez-moi, je vous prie. » -« Je n’irai pas. Je ne suis pas juive. Je ne sais pas ce que vous voulez de moi. » Ils se tenaient juste devant l’étal d’une amie commerçante. Elle s’adossa à un angle du comptoir. On entendit les paroles de la marchande de l’étal concurrent d’en face (il s’est avéré plus tard que c’était sa délatrice). -« Donnez donc 100 zlotys à cet agent. Quelle importance ! » 11 -« Je ne donnerai rien parce que je n’ai pas de quoi. » Elle tremblait mais s’entêtait avec opiniâtreté. Son cerveau travaillait fébrilement. Dans un grand sac qu’elle portait toujours, elle cachait un porte-monnaie avec quelques milliers de zlotys. Il lui fallait les sauvegarder. Elle fit semblant de prendre un mouchoir, saisit adroitement la bourse et sans changer de posture, elle glissa sa main sous la taille de la commerçante et lui transmit le porte-monnaie. Puis elle se retourna très vite et chuchota à la commerçante l’endroit où elle pourrait le ramener. Cela ne dura que quelques secondes, mais malgré tout, cette habile manœuvre n’échappa point à l’attention de l’agent de la sûreté. -« Q’avez-vous glissé dans la main de la marchande ? » -« Rien. » -« Vous donnerez 50 zlotys ? » -« Non ; » -« Suivez-moi donc. » Mais à cet instant une cliente amie d’un stand voisin vint à sa rescousse. Elle interrogea l’agent et retint son attention au point qu’il ne remarqua pas la fuite de Madame C. Et entre-temps, Madame C. réussit à se cacher dans le quartier de Zabkowski chez sa cliente et l’attendit là jusqu’à la nuit. Sa cliente sortait sans cesse pour vérifier si quelqu’un de suspect ne tournait pas autour de la maison. Sur ces entrefaites la commerçante du marché s’est présentée. Elle rapportait à Madame C. sa bourse avec tout son contenu. Le soir, madame C. prit le tramway qui devait la ramener au mur. Mais le policier de garde était connu pour son antisémitisme acharné. La route était donc bloquée. La nuit était noire, sans lune, l’une de ces nuits qui favorisent à coup sûr les rats. Ainsi, elle se dirigea vers un autre passage et comme un rat, traversa en rampant un couloir de cave humide et nauséabond. Comme elle connaissait bien ce chemin ! Que de fois avaitelle dû rentrer par-là ! Que de fois avait-elle dû, là ou ailleurs, grimper par dessus le mur en s’aidant de pierres ou de cordes. Par la suite, souvent elle rencontra cet agent, mais il ne la reconnaissait pas, car chaque fois qu’elle passait de ‘’l’autre côté’’ elle changeait de tenue. Le fraudeur doit exceller dans l’art du déguisement, comme un détective, disait Madame C.. Quand on placarda sur les murs des maisons juives le décret menaçant 12 de mort quiconque franchirait les limites du Ghetto sans sauf-conduit, madame C. ne sut plus que faire. Pourtant, au cours de la première semaine après la parution de la circulaire, elle passa plusieurs fois dans l’autre zone, car elle avait une série d’affaires à régler. Dans les rues, les agents pullulaient. Leur œil exercé recherchait les Juifs avec une implacable âpreté. Un jour, Madame C. n’eut pas de chance. Un agent l’arrêta dans la rue Zabkowski et sans préambule lui ordonna de le suivre au commissariat. Elle obéit. En chemin, elle entra en conversation avec l’agent. Elle manœuvra avec tant d’habileté qu’elle parvint à ses fins : il la libéra pour 1500 zlotys. Pour lui éviter une éventuelle nouvelle arrestation, l’agent la raccompagna jusqu’à un ‘’passage’’. En lui faisant ses adieux, il la mit en garde.-« Ne revenez plus jamais ici, vous risqueriez votre tête. » Depuis cet incident, Madame C. ne passa plus de ‘’l’autre côté’’. Elle continue à trafiquer mais uniquement sur le territoire du Ghetto. Aujourd’hui ses clients viennent chez elle, parfois ils se font remplacer par un intermédiaire. L’éventail des affaires s’est réduit. Les profits ont sensiblement diminué et bien qu’ils ne suffisent plus pour subvenir à ses besoins, car Madame C doit combler les trous budgétaires en vendant divers objets de la maison, elle n’a plus jamais eu le cran de franchir le mur. Car la chose la plus importante dit Madame C, c’est la vie. Autrefois je prenais des risques pour vivre, quelle absurdité de risquer la mort ! ***** Jadis, Madame C. est passée plus d’une fois de ‘’l’autre côté’’ en compagnie de madame F., trafiquante également. Madame C. l’avait connue avant-guerre et elle savait que l’on pouvait compter sur son habileté et sa discrétion. Cette dame appartenait au type de femmes juives chez lesquelles les hostilités éveillent une sorte de vitalité biologique de défense contre les coups du sort tragiques et de plus en plus graves. Madame F. avait 42 ans. En temps de paix, elle tenait un petit commerce de chaussures. Elle vendait à crédit ou parfois dans la rue à des clients de passage. Son mari était artisan. Madame F. avait trois enfants dont l’aîné avait treize ans. Après l’invasion allemande sa vie a pris un tour très difficile. Elle perdit sa marchandise et l’argent qui 13 lui revenait des crédits de ses clients d’avant-guerre. Son mari, victime d’une rafle, avait été frappé si violemment qu’il avait eu une commotion cérébrale et avait dû longuement garder le lit. La faim et la misère entrèrent dans la maison. Il n’y avait pas d’autres solutions : Madame F. devait prendre en charge la lutte pour la vie. Ses relations avec ses voisins aryens, corrects depuis longtemps, lui facilitèrent son travail commercial. Elle leur achetait et leur vendait toute sorte de marchandises. Elle gagnait sa vie et pouvait faire vivre tant bien que mal sa famille. Quand en novembre 1940 elle dut quitter son appartement et s’installer dans le Ghetto, ses liens avec ses clients et ses amis ne se sont pas distendus. Bien au contraire. Ils se sont resserrés. Elle commença à trafiquer. Au début elle passait en fraude de ‘’l’autre côté’’ en tramway dans lequel elle montait et descendait en marche. Mais ensuite quand des policiers furent postés aux arrêts, elle commença à emprunter les ‘’passages’’. Dans un premier temps elle ne passait là-bas que quelques jours. Mais ensuite, quand les conditions de passage se sont aggravées, elle y demeurait de longues semaines, faisait des achats selon les commandes téléphoniques de son mari et à un moment convenu, se présentait à un endroit fixé, jetait la marchandise par-dessus le mur ou la ramenait par ‘’l’ouverture’’ d’une maison frontalière. Elle travaillait dur avec une impétuosité fébrile. Elle ne se laissait pas rebuter par les dangers qui la guettaient pourtant elle gagnait à peine de quoi subvenir à ses besoins domestiques et familiaux. L’année dernière, elle est tombée enceinte. Ne tenant pas compte de son état physique, elle continuait à louvoyer avec courage et une inlassable énergie entre l’un et ‘’l’autre côté’’. Elle était poussée par la conscience d’avoir bientôt à nourrir un être de plus. Elle préparait donc des réserves. L’enfant est venu au monde deux mois avant la parution du décret instituant la peine de mort pour le franchissement des frontières du ghetto sans autorisation. Durant cette période, son mari est tombé gravement malade du typhus. A nouveau, elle s’est retrouvée seule à se battre pour élever ses enfants. Pour cela, il lui fallait continuer de frauder. Elle ne fut donc effrayée ni par la circulaire ni par la menace de mort et comme de coutume, elle se rendit de’’ l’autre côté’’. Mais cette fois, elle n’eut pas de chance. Elle fut arrêtée un jour, dans la rue Fréta par un policier.-« Vous êtes juive ? » Elle contesta. Il lui demanda ses papiers. Elle n’en avait aucun. Il la conduisit donc au 14 commissariat. En chemin Madame F. tenta de corrompre le représentant de l’ordre, mais il exigea une somme trop élevée pour sa libération. Elle n’avait pas autant d’argent sur elle et elle fut appréhendée. Peu après, elle fut envoyée de la zone aryenne à la prison de la rue Gesia. Elle y resta à peine quelques jours. Présentée devant un tribunal d’exception, elle fut condamnée à mort. Elle fit parti du premier groupe de fusillés pour franchissement illégal des frontières du Ghetto. ***** Madame C. a 23 ans. Elle est la fille d’un propriétaire de restaurant. Elle passa son enfance et sa prime jeunesse dans une atmosphère d’alcoolisme, de brutalité sexuelle et de cynisme. En aidant sa mère à vendre l’alcool et les zakouskis, en servant même souvent à table, Madame C. assimila rapidement l’art de séduire les clients. A peine une semaine avant le déclenchement de la guerre, Madame C. se maria. Mais dès le début des hostilités, son mari, un prothésiste dentaire, fut entraîné par les premières vagues de fugitifs qui quittaient Varsovie( le 6 septembre 1939) et l’abandonna. Pendant la terrible période des bombardements et jusqu’à l’Armistice, Madame C. habita avec ses parents et ses enfants. A l’époque, leurs conditions matérielles étaient exceptionnelles : ils avaient d’importantes provisions de farine, de pommes de terre, de graisse et de thé. Et quand leurs voisins devaient, sous une grêle projectiles, faire la queue pour le pain ou plus tard, quand, on ne pouvait plus obtenir de pain en ville quel que soit le prix, eux nageaient dans l’abondance. Pendant tout le mois de septembre jusqu’aux tragiques journées du bombardement ininterrompu, le restaurant resta ouvert quelques heures par jour et Madame C. aida ses parents en tant que serveuse. Durant les attaques aériennes quotidiennes, Madame C. se réfugiait dans la cave du restaurant et la nuit elle descendait dans un abri public. Pendant plusieurs jours elle vécut dans un état d’extrême excitation. Le soir, elle se jetait sur son lit tout habillée craignant de n’avoir pas le temps de se rhabiller quand le fracas des bombes déchirerait à nouveau le silence de la nuit et qu’il faudrait descendre en courant vers l’abri. Madame C. désirait ardemment rejoindre son mari. C’est pourquoi, quand peu après l’Armistice(en octobre) son conjoint qui résidait alors à 15 Vilnius, lui envoya un ‘’guide’’ elle partit sans hésiter. Le jour dit, à une heure très matinale, Madame C. se rendit à un endroit convenu, à l’angle de la rue Dluga et de la rue Kominiarski. Elle trouva là un car rempli de passagers. Madame C. y prit place à côté de son ‘’guide’’. Ils se dirigèrent vers Malkinia par de tortueux chemins de traverse. Après un voyage entrecoupé de fréquents arrêts obligatoires, ils s’arrêtèrent au crépuscule dans un coin perdu. Personne ne savait où ils se trouvaient. Le ‘’guide’’ refusait de répondre à ses questions. Le froid et l’incertitude faisaient grelotter Madame C. Elle avait de mauvais pressentiments. Soudain, on entendit un laconique « suivez-moi ! » Et une procession de fuyards s’ébranla derrière le ‘’guide’’. Ils empruntaient des sentiers à peine tracés, à travers la forêt, se tenant constamment sur leurs gardes. Le moindre murmure les paralysait. Ils se jetaient alors sur le sol et rampaient comme d’énormes vers de terre. Ils parvinrent enfin à la frontière dite verte. C’était une zone neutre séparant les territoires ‘’russes’’ et ‘’allemands’’. Là, le ‘’guide’’ donna l’ordre d’arrêter. Il fallait attendre le moment opportun pour franchir la frontière soviétique. L’endroit était tapissé de corps humains. Tout comme Madame C., des milliers de familles attendaient depuis bien des jours l’heureuse occasion. Il se passait là des scènes déchirantes : des gens perdaient connaissance à cause de la faim et de l’épuisement, les lamentations des adultes se mêlaient aux cris des enfants. Madame C. demeura deux jours en ce lieu. Une nuit, elle se mit enfin en route derrière son ‘’guide’’ en direction de la frontière soviétique. Tour à tour, ils marchaient et rampaient en se frayant un passage dans l’amas des corps étendus. Ils étaient déjà tout près de la frontière quand éclata un grondement de détonations et que la fourmilière humaine de ‘’la zone frontière verte’’ fut prise dans la lueur du feu des fusils. C’est du côté russe que provenaient des sommations et peut-être visaient-elles, qui sait, des passeurs clandestins. Non loin de Madame C des victimes s’écroulèrent. Affolée, elle commença à fuir vers l’arrière. Elle avait perdu son groupe et son guide. Aucune force ne l’aurait convaincue d’entreprendre, ne serait-ce qu’une seule tentative de passer la frontière. Elle se joignit donc à un groupe de rencontre qui revenait à Varsovie. Chez elle, elle constata de grands changements. Durant sa courte absence, les Allemands avaient rendu visite à ses parents et 16 réquisitionné à peu près toutes les provisions. Comme ils n’avaient pas d’argent pour renouveler le stock, leur affaire se mit à décliner. Tous les efforts de sauvetage, véritable travail de Sisyphe furent voués à l’échec. Il devint nécessaire de rechercher de nouvelles sources de subsistance. Et courageusement, Madame C. entreprit d’ouvrir un commerce indépendant. Elle achetait et vendait des meubles, des brillants, de l’or. Pour faciliter la situation matérielle de Madame C., ses parents décidèrent de sous-louer une chambre. Entre leur sous-locataire, un volksdeutsche et madame C. se nouèrent rapidement des liens de profonde sympathie. Elle devint sa maîtresse. Grâce à lui, Madame C. élargit l’éventail de ses affaires. Elle gagnait bien sa vie et aidait généreusement ses parents. Le sous-locataire se rendait souvent en province et dans le Reich. Chaque fois, Madame C. lui confiait divers objets de valeur et quand il ramenait de là-bas des chargements de farine, de kacha etc.…, il lui obtenait une autorisation de vente exclusive. Cet état de fait dura jusqu’au 15 novembre 1940. Puis la situation se transforma radicalement. Le Ghetto coupa les parents de Madame C. de leur affaire. Il la sépara aussi de leur sous-locataire. Les fondements de l’existence matérielle de madame C. et de sa famille furent ébranlés. Pour éviter la catastrophe, il fallait entreprendre une manœuvre radicale pour trouver un nouveau gagnepain. Grâce à d’énergiques démarches, Madame C. réussit à louer un nouveau local pour ouvrir un restaurant dans l’une des principales rues du grand Ghetto. Elle exerça la fonction de serveuse dans ce nouveau restaurant géré par ses parents. Le matin, elle participait aux préparatifs de la cuisine et souvent, elle rentrait chez elle après le couvre-feu. Elle était l’âme et l’attraction de l’affaire. ; au début, son ami aryen venait tous les jours. Il lui apportait des laissez-passer pour ‘’l’autre côté’’. Il l’aidait dans la contrebande de la graisse, de la Kacha, de la farine, de la viande. Mais bientôt, l’ardeur de ses sentiments s’éteignit. Il vint de plus en plus rarement, puis, un jour ses visites ont totalement cessé. Sans articles bon marché, l’affaire commença progressivement à décliner et 9 mois après son ouverture, elle ferma. La famille de Madame C. se trouva en présence d’énormes difficultés matérielles et dans la misère. Ils avaient placé tout leur capital dans la mise en service du restaurant. Ils avaient réalisé ce 17 capital en vendant leurs meubles, leurs bijoux, leurs fourrures, leurs plus beaux vêtements. Ils ne pouvaient compter sur l’aide de qui que ce soit. Là encore, Madame C ne perdit pas courage. Elle se mit à rechercher un nouvel emploi. C’est à ce moment là que l’un de ses voisins, propriétaire d’un grand café concert, l’engagea comme serveuse. Elle travaillait au pourcentage et elle s’efforçait donc de gagner le plus possible. Elle arrivait au travail à 10H du matin et rentrait le soir vers 21H. Tous ses gains de serveuse ne suffisaient pas pour entretenir sa famille. Elle devait donc songer à compléter son budget. Et elle recommença à faire de la contrebande. La maison qu’elle habitait était située à la frontière du Ghetto. Tout près de la porte s’étendait un mur, et à ce mur était adossée une clôture faite de planches mal ajustées. Madame C. s’entendit avec un cordonnier habitant la maison d’en face, dans la zone aryenne. Par son intermédiaire, elle fit de la contrebande de fruits, de cigarettes, de tabac, d’ampoules électriques, de tout ce qui lui tombait sous la main. Madame C commandait les produits par téléphone, et les fournisseurs aryens les livraient au cordonnier. Lui, à une heure convenue, en général entre 1 et 2 H du matin, jetait les paquets par-dessus la clôture et toutes les nuits au signal convenu, elle sortait de sa porte cochère et emportait la marchandise dans la plus grande hâte. Une fois, elle sortit comme chaque nuit, selon le signal habituel. Ne se doutant de rien, elle s’approcha de la clôture et prenait déjà possession de la marchandise quand soudain, deux solides mains étrangères étreignirent son bras comme un étau. C’était un gendarme allemand caché derrière les piliers d’un bâtiment en ruine près de la clôture. Il s’était glissé subrepticement hors de sa cachette au moment où le cordonnier tendait un paquet pour le remettre à son destinataire. Madame C. tressaillit, pourtant elle ne perdit pas son sang froid. Elle se débattit de toutes ses forces, parvint à se libérer et s’échappa. Une détonation retentit, mais elle était déjà sous la porte cochère à demi évanouie. La nuit noire et profonde la sauva. Cet incident ébranla Madame C. mais ne l’empêcha pas de continuer la contrebande. Il fallait bien que sa famille et ellemême puissent vivre. Le risque était pour elle la meilleure chance d’exister. Le jour, elle était donc serveuse et la nuit, contrebandière. Ce 18 mode de vie dura jusqu’en décembre 1941, quand les nouvelles dispositions des autorités pour un contrôle plus sévère des frontières du Ghetto, la privèrent de son appartement et l’éloignèrent du mur et de son père nourricier. Madame C. déménagea dans un logement d’une pièce dans une maison située loin du ‘’passage’’. Elle dut donc abandonner la contrebande. D’ailleurs, elle changea d’emploi, à ce moment-là. Dans son nouveau café-concert, elle passa du modeste poste de serveuse à celui de première fille de bar. Son succès augmentait en fonction de ses revenus. Quand Madame C. abordait des sujets érotiques, un verre à la main, elle les entremêlait toujours de discussions commerciales. En se vendant, elle offrait à sa famille et à elle-même de quoi survivre tout au moins économiquement ***** Madame F. est une réfugiée de Lodz. Elle possède le titre de docteur en philologie et c’est une personne très égocentrique. Avant la guerre, elle occupait, dans une usine de soie synthétique, le poste de secrétaire de direction et de rédactrice multilingue : en allemand, français, anglais et italien. A la suite d’un changement de direction elle fut amenée à démissionner et entra dans une société belge comme rédactrice de français et secrétaire de direction. Elle travailla dans cette usine jusqu’au 1er janvier 1940. Durant cette période, Madame F. habita dans le quartier allemand, où dans les boutiques, on lui refusait la vente de quoi que ce soit car elle était juive. Ses collègues de bureau, des Polonaises, lui apportaient à la maison des vivres et toutes sortes de choses indispensables. En tout, elles faisaient preuve à son égard de beaucoup de compassion et l’aidaient énormément. Elles l’accompagnaient toujours dans la rue, espérant que leur escorte la mettrait à l’abri des rafles, elle qui était déjà stigmatisée par l’étoile jaune. En janvier 1940, commencèrent à courir dans Lodz des bruits que des mesures propres au Ghetto allaient entrer en vigueur. Ces rumeurs confirmaient des informations concrètes d’un ami volksdeutsche de Madame F. qui connaissait déjà les dispositions promulguées par les autorités allemandes. L’idée d’être enfermée derrière des murs bouleversa terriblement Madame F. ; cette pensée la hantait sans cesse ; cela la mettait dans un fol état d’excitation. Cédant 19 aux pressions de ses amies aryennes, elle décida de s’enfuir à Varsovie. Sortir de Lodz et traverser la frontière du Reich était devenu très difficile. En partant, elle prenait de gros risques et devait engager d’importantes dépenses. Il se trouve que le 24 janvier 1940, partait pour Varsovie un autobus privé dont le chauffeur était un ami de Madame F. Et grâce à sa bienveillance, elle réussit à obtenir deux places : pour elle et pour sa sœur, une employée de la banque de dépôt de Lodz. Lors de la dernière nuit avant le départ, elle rassembla pêle-mêle ses affaires et fit ses valises ; elle cousit dans les plis de sa robe et de son manteau de petites sommes d’argent et des bijoux. Elle se rendit très tôt à la station d’autobus. Elle attendit le départ, qui n’eut lieu qu’à 15H. Elle était dans un état de fébrilité et d’ impatience mêlée de crainte. L’autobus comptait 160 personnes. Jusqu’à Strykow, le poste frontière, le voyage se déroula sans ennuis. Ce n’est qu’à Strykow qu’ils furent arrêtés par un violent ‘’halte’’ qui ne supportait pas la contestation. Mais comme cet autobus était immatriculé à Varsovie, il ne fut pas retenu. Les passagers furent conduits dans un bureau de l’administration des douanes et soumis à une fouille minutieuse. Les contrôleurs terrorisèrent les voyageurs par des hurlements, des menaces de prison ; ils leur posaient même le canon de leur revolver sur la tempe. On les battait. Madame F. fut frappée par un gendarme. Le groupe de passagers était contrôlé par deux dames volksdeutsche qui remplissaient leur fonction avec cynisme et brutalité. On ordonna à Madame F. de se dénuder. On lui prit sa bague en or, sa lingerie fine, puis elle fut chassée dehors, au froid, mais derrière la ligne de démarcation, du côté du gouvernement général (de Varsovie). Madame F. ne sentait pas le froid glacial de cette nuit de janvier. Une force irrésistible la poussait en direction du car qui stationnait dans le lointain. En courant, elle se rhabillait avec ce qui lui restait de vêtements. Quand enfin, elle parvint jusqu’au véhicule, elle n’y trouva que deux personnes. Il s’avéra qu’on n’avait laissé passer que trois personnes, elle, y compris. Sa sœur n’était pas parmi elles. Désespérée, elle courut à sa recherche. Et tout à coup, elle l’aperçut dans la foule des personnes arrêtées, de l’autre côté de la ligne de démarcation. Elle voulait la sauver à tous prix. Oubliant les dangers, elle s’approcha de la frontière et pratiquement sous le nez du gendarme de garde, elle cria à sa sœur de se présenter une deuxième fois à la fouille. Cette fois, grâce à ce stratagème, la sœur de Madame F. passa. 20 Quelqu’un lui conseilla de faire un échange de robe et de manteau avec une voyageuse arrêtée ; puis de défaire ses boucles, de se lisser les cheveux, et de se faire un chignon. La contrôleuse, absorbée par la recherche d’objets à confisquer, ne remarqua pas cette rapide métamorphose. D’ailleurs, elle était fatiguée et il était très tard. Elle la laissa partir. Quand la fouille se termina, l’ensemble des passagers représenta une dizaine de personnes. Le départ fut donné. Mais à cet instant, un gendarme entra dans l’autobus et donna l’ordre aux Juifs de déguerpir. Ils obéirent. Mais peu après, quand il lui sembla que le gendarme ne lui prêtait plus attention, Madame F. revint. La manœuvre réussit. Deux fois elle fut rejetée, deux fois elle s’efforça de revenir. Jusqu’au moment où mis en furie, le gendarme braqua son arme vers elle. La détonation lui fit perdre à demi connaissance et la paralysa de peur. Elle tomba à terre. La balle était passée au-dessus d’elle, dans l’ombre de la nuit. Une situation tragique et désespérée s’en suivit. Le chauffeur vint au secours des Juifs. Il leur conseilla de prendre la route à pied, en suivant le parcours du car. Ils prirent donc à travers les congères un itinéraire inconnu, se dirigeant dans le noir, par l’unique boussole, à leur disposition, l’intuition. Ils étaient accompagnés par les menaces et les injures haineuses du reste du groupe. Madame F. fuyait. Elle tremblait de peur qu’on lui tire dans le dos. Ce n’est qu’après une heure de marche qu’ils entendirent le bruit du moteur du car qui les rattrapait. Le chauffeur s’immobilisa pour prendre Madame F. et ses compagnons de route. A peine dans le car, Madame F. fut saisie d’effroi. Tout près d’elle, elle aperçut un gendarme. Il s’avéra qu’il s’agissait, par bonheur, d’un passager occasionnel qui, comme elle, était monté en cours de route. Madame F. arriva à Varsovie à 11H du soir après une longue journée de voyage. A cette époque(25.I. 1940), quand quelqu’un arrivait en train, il obtenait à la gare, un sauf-conduit pour la ville. Madame F. et aucun de ses compagnons de route ne purent obtenir de laissez-passer, parce qu’ils étaient arrivés en car. Près de la gare d’autobus, ils louèrent une charrette et se dirigèrent vers le centre ville. Les rues étaient désertes. Il régnait un silence de mort. La carriole avançait lentement par des voies détournées. Pour sa sécurité, Madame F. retira son étoile jaune, signe 21 visible de ses origines. Il était bien après minuit, quand elle se présenta enfin devant la porte cochère de la maison de ses amis Les débuts de Madame F. à Varsovie furent très heureux. Ses amis lui donnaient de précieux conseils et la faisaient bénéficier de leurs protections pour lui obtenir différentes choses pratiques qui facilitaient l’existence matérielle. Comme d’autres femmes, elle se mit à faire du commerce. Au début, çà marchait bien. Cependant, elle se rendit compte, rapidement, que ses succès commerciaux était le fait de la conjoncture et non celui de ses capacités commerciales. Le sens de la négociation et du contact lui faisaient défaut. Elle décida donc de s’adonner à une autre activité. Elle apprit la manucure et la pédicurie. –« D’ailleurs, confessait Madame F., j’ai appris ce métier, en pensant au présent, mais aussi à l’avenir. Car je ne croyais pas, qu’à mon âge (Madame F. avait 42 ans) on pouvait encore apprendre et se présenter une deuxième fois dans la compétition de la vie. Cela n’est guère possible qu’à 18 ans. J’estimais que si nous, les femmes de l’intelligentsia, après cette guerre, nous étions en mesure de montrer que nous n’étions pas tout à fait des handicapés, il s’avère en tout cas, que nous ne sommes pas armées pour la vie, sur le plan intellectuel. Je pense à l’émigration, à l’avenir des femmes de mon âge ; je les vois plutôt dans des activités pragmatiques. L’artisanat, à mon avis, sera le domaine privilégié de la femme de demain. Après trois mois de formation et un stage pratique de la même durée, Madame F. commença à tirer progressivement profit de son métier. Toutefois, les recettes ne pouvaient pas suffire pour satisfaire tous les besoins, bien que le prix des produits alimentaires ne fût pas encore exorbitant. Pendant ce temps, les économies fondaient à vue d’œil, les insuffisances budgétaires augmentaient, le manque d’argent commençait à se faire cruellement sentir. La nécessité de trouver de nouvelles sources de revenu se fit jour. Madame F. se mit à rechercher un emploi qui correspondait à ses qualifications d’avantguerre. Tant qu’elle habitait chez ses amis de la rue Mokotowska, il lui arrivait d’obtenir de manière occasionnelle du travail lucratif de correspondancière dans des firmes aryennes. Comme elle ne portait pas son étoile jaune et que son aspect ne trahissait pas ses origines, elle se faisait passer sans mal pour une Aryenne. A mesure que le mois de novembre 1940 se rapprochait, une épée de Damoclès fut à nouveau suspendue au dessus de la tête de Madame F. A la suite d’un décret des autorités allemandes elle fut repoussée dans le Ghetto. 22 Elle avait pris des risques en fuyant Lodz, car elle ne voulait pas se soumettre à cet emprisonnement. C’est avec la résignation du désespoir qu’elle accepta le Ghetto de Varsovie. Rester de l’autre côté du mur avec de faux papiers, lui faisait peur. Dans le Ghetto, Madame F se lança à nouveau dans le commerce. Grâce à son réseau d’amis du côté aryen, elle réussissait à faire du trafic de laitage, de pain et de viande. Aux endroits de la frontière simplement barrés par des fils barbelés, elle attendait de longues heures, l’occasion de passer. Parfois elle prenait le tramway à un arrêt du Ghetto et sans étoile jaune, traversait la frontière interdite. Madame F. sortait tous les matins et rentrait tard le soir le plus souvent avec une amie. Elle disposait d’une source inépuisable d’idées pour revenir chez elle ou pour trouver de nouveaux moyens de transporter la marchandise. Parfois elle cachait des produits sur son ventre, en simulant une grossesse ou dans un baluchon rempli sur le dessus de linge sale et de chaussures ; d’autres fois elle faisait appel aux services d’un policier polonais de sa connaissance. Un jour, vers 10H du matin, elle traversait en calèche la section aryenne de la rue Chlodna. Comme il bruinait, le cocher avait baissé la capote. Soudain un individu bondit sur la marche de la calèche. C’était un agent de la sûreté. Sur un ton catégorique, il demanda les pièces d’identité. L’ami de Madame F., d’un geste sûr, lui tendit ses papiers. L’agent les examina attentivement pendant de longues minutes, et constatant qu’elle était en règle, il renonça à vérifier le passeport de Madame F. Elle était verte de peur. Ce jour-là, elle décida de rentrer plutôt, par le palais de justice. Cependant, sur le chemin du retour, elle fut poursuivie par la malchance. En revenant par la rue qui traverse le parc, puis par la place de la Porte de Fer et la rue Chlodna, Madame F remarqua que quelqu’un la suivait : tantôt il la dépassait, en l’observant de biais, tantôt il continuait à la suivre. Elle fut saisie de peur : on la filait. Voulant brouiller les pistes, elle prit le tramway, l’inconnu fit de même. Elle descendit à un arrêt, il était toujours derrière elle. Un véritable jeu de poursuite commença. L’agent la suivait comme son ombre, enfin, au moment où Madame F arrivait au Palais de justice, il lui barra la route et l’arrêta. -« Suivez-moi, je vous prie ! » -« Où m’emmenez-vous ? » -« Vous reposer au commissariat ! » répliqua-t-il en ricanant. Madame F poussée par son instinct de défense eut recours à un astuce toute féminine. -« Je préfèrerais le restaurant, » répondit-elle avec un sourire badin. 23 -« Vous voulez rire ! Vous êtes juive. Je le sais. Je vous prie de choisir : soit vous prenez la rue du commissariat, soit vous me remettez 500 zlotys. » Le marchandage commença. Il descendit à 300zlotys. Elle paya et s’enfuit en courant à perdre haleine. Cet incident provoqua chez Madame F un grand état d’accablement. Devant l’accumulation de menaces rencontrées, Madame F décida d’abandonner la contrebande. Et ce fut à nouveau la course pour une nouvelle occupation. Le hasard fit qu’elle trouva un poste (au début d’août 1941) dans une usine d’emballages en carton. Elle travaillait de 8 à 16H. Elle gagnait 6 zlotys par jour. C’était un emploi d’ouvrière spécialisée. De plus elle avait droit à une assiette d’excellente soupe pour 1 zloty. L’origine mêlée des ouvrières, judéo-aryenne, éveillait en elle des réactions d’antipathie. Parmi ces femmes, elle était la seule provenant de l’intelligentsia et pour cette raison, elle devait supporter bien des vexations et de méchantes allusions. L’ambiance dans cette usine était d’autant plus insupportable qu’elle était imprégnée des relents de l’antisémitisme des ouvrières aryennes. C’est pourquoi, quand en novembre, à cause d’un panaris à un doigt de la main droite, elle dut cesser de travailler, elle refusa de revenir là-bas, bien que le travail n’y fut pas épuisant. Madame F entreprit une nouvelle recherche d’emploi dans une autre usine par l’intermédiaire de l’Arbeitsamt. Elle faisait chaque jour la queue pendant des heures devant le bureau du directeur. Au début, celui-ci la congédiait en lui faisant de banales promesses. Mais un jour, agacé par son insistance, il lui opposa un refus catégorique. Elle ne se rebuta pas. -« Monsieur, permettez-moi de survivre ! » supplia-t-elle. Ces simples mots pleins d’humanité touchèrent le directeur. Il changea de ton et lui demanda de se présenter trois jours plus tard. Cette fois, en effet elle ne vint pas pour rien. Elle obtint un engagement dans l’usine d’encre aryenne du Ghetto.(15.I.1942) Parallèlement, quelqu’un s’efforçait de lui trouver un travail dans un atelier allemand. Madame F le refusa fermement bien que les espérances de gain etait là bien meilleures.-« Je ne peux pas, je ne veux pas coudre d’uniformes pour l’armée ! » expliquait-elle. En réalité, même l’usine dans laquelle elle venait d’entrer livrait entre autres des fournitures pour les autorités ennemies, mais madame ne l’apprit qu’après avoir commencer à exercer sa nouvelle activité. Les conditions de travail de cette fabrique étaient bien plus mauvaises que dans la précédente. Madame F. fut classée au rang des ouvrières de dernière catégorie avec un salaire de 3 zlotys et 20 groszys par jour. Au sein des travailleurs, les Juifs représentaient une infime minorité. Toutes les ouvrières 24 juives, sans exception, étaient des femmes avec une éducation supérieure, réduites à ce déclassement par les nécessités matérielles. Bien que l’environnement culturel fût agréable, le climat moral de cette manufacture lui pesait. Madame F passait souvent d’un état de révolte à un sentiment de résignation proche du désespoir. La réglementation du Ghetto imposée dans l’usine, l’agaçait et la faisait souffrir. Ainsi les Juifs devaient arriver à d’autres heures, et entrer en groupe séparé dans une salle spécialement réservée pour eux. Ils avaient leur propre vestiaire. Ils mangeaient à part, et leurs soupes étaient nettement plus mauvaises que celles de leurs collègues aryennes. (Les soupes des Aryennes étaient grasses, avec de la viande, de plus, on leur offrait un morceau de pain.) Les assiettes des juifs étaient signalées par un rond jaune. A l’occasion des fêtes de Pâques, les ouvrières aryennes obtenaient des gratifications de l’ordre de 50 zlotys. En outre, elles bénéficiaient toujours d’allocations en nature et d’autres avantages qui leur facilitaient grandement la vie. Les Juifs étaient non seulement évincés de toute forme d’aide et de gratification, mais même leur ticket complémentaire d’alimentation était rogné d’un kilo et demi de pain. -« C’est ainsi ! » expliquait le directeur. Pour compléter son maigre salaire, Madame F vendait à ses collègues des cigarettes, du sucre, des petits gâteaux…Cela n’échappa pas à l’attention du vigilant contremaître. Ce dernier déposa une plainte au directeur et sous la menace d’une mise à la porte, Madame F dut cesser son trafic. A présent, elle gagnait sa vie avec la pédicurie et la manucure et même avec la cartomancie. Elle se mettait dans la rue sous une porte cochère, dans un endroit calme et vendait des sucreries. Il existait en elle un formidable élan de survie et un subtil sentiment de dignité due à une longue indépendance matérielle. Aucun travail ne lui faisait honte dans la mesure où il n’était pas en contradiction avec ses principes de probité. En revanche, elle refusait l’idée d’avoir à tendre la main pour bénéficier du fonds social. Une fois seulement, elle s’adressa à ses compatriotes à propos de repas dans une cuisine autogérée.( ?) Madame F s’est adaptée avec résignation et fatalisme aux zigzags brusques de sa vie quotidienne. Elle élabora sa propre philosophie de la vie, commune aujourd’hui, à de nombreuses femmes juives. Elle affirmait : -« tout ce que j’ai à supporter est un mal nécessaire. Je dois survivre. Après la guerre, je me dédommagerai de ma misère présente. » Et c’est ainsi que Madame F affronta avec courage les adversités qui menaçaient sa survie. 25 ***** (Avril 1942) Madame K se leva aujourd’hui plus tôt que de coutume. La veille elle avait reçu de la Gestapo un avis l’autorisant à récupérer les affaires de son mari qui avait passé deux ans dans un camp de concentration, d’abord à Oranienbourg, ensuite à Dachau et enfin à Buchenwald. A cause de cette visite, Madame K changea l’ordre de son programme de la journée. D’abord, elle ne ferait pas le ménage, puis elle n’irait pas faire de courses à…. ( ?) Elle était pressée, car elle devait arriver à temps à la Gestapo. Mais un mauvais pressentiment l’envahit. Que de fois une telle convocation… Au cours de cette tragique période de deux ans, le mari de Madame K écrivait régulièrement toutes les six semaines. Ses lettres étaient laconiques…( ?) Le contenu en était limité et rédigé selon un schéma convenu. Mais au travers de ces lettres habilement écrites, Madame K pouvait décrypter une demande de secours. Voilà que depuis trois mois elle ne recevait plus rien. Elle attendait des nouvelles avec impatience et dans la plus grande anxiété. Et hier était donc arrivée cette convocation à la Gestapo. Madame K avait 46 ans. Elle était une typique représentante de la bourgeoisie. Avant-guerre sa vie s’était organisée avant tout dans le cadre des devoirs d’une maîtresse de maison et d’une mère remplaçant son mari dans le magasin durant son absence au moment des repas. (Ils tenaient une boutique de fournitures de bureau). Durant les premiers mois de la guerre, aucun changement notoire n’intervint dans la vie de Madame K. Elle fut alitée pendant tout le mois de septembre 1939. Clouée au lit par une maladie du cœur et du foie. Et quand elle se leva, deux semaines après l’entrée des Allemands à Varsovie, elle fut à nouveau emportée dans le tourbillon de ses activités habituelles. Par contre, elle intervenait plus tôt que de coutume dans la boutique et y restait plus longtemps, parce que son mari avait peur de sortir dans la rue. Il risquait d’être raflé et de devoir déblayer les décombres des maisons bombardées. Les mois passaient. Le deuxième jour des fêtes de Pâques 1940 se produisit un tragique bouleversement dans sa vie. Ce jour-là à midi, un coup de sonnette horriblement long déchira le silence de la maison de Madame K. Deux officiers allemands entrèrent et demandèrent son mari. Ils avaient l’ordre de l’arrêter pour vente illicite de cartes routières de la Pologne et de plans de Varsovie. Madame K montra les papiers autorisant cette vente. Cela ne changea rien. Comme son mari était absent ils exigèrent qu’il se présentât à la Gestapo dès son retour. Ils étaient sur le point de sortir quand tout à coup ils se ravisèrent et 26 demandèrent à Madame K de s’habiller et de les suivre. Madame K se mit à contester. Elle commença par décrire son état de santé, expliqua que la nuit précédente elle avait eu une violente crise de foie, qu’elle venait juste de se lever qu’elle ne tenait pas sur les jambes et qu’elle voulait se recoucher. Pour toute réponse, l’un des officiers la gifla, et l’autre lui posa le canon de son revolver sur la tempe. -« Monsieur, tirez puisque je suis coupable ! »explosa-t-elle avec ironie. L’officier retira son revolver. A cet instant, la fille de Madame K, âgée de treize ans, entra dans la maison. Voyant que des officiers arrêtaient sa mère, elle éclata en sanglot et commença à supplier qu’on l’emmène également. L’un des soldats lui donna alors une gifle avec une telle violence que la fillette roula à terre et perdit connaissance. Ils ne permirent même pas à la maman de ranimer son enfant. Dans un état de semi-inconscience, Madame K s’habilla et descendit avec les officiers. Près de la porte cochère, stationnait une élégante limousine. L’un des militaires invita Madame K d’un geste à prendre place dans la voiture et ajouta en souriant-« une promenade en ville par un tel temps vous fera le plus grand bien. » Tout le long de la route, ils devisèrent avec Madame K sur un ton aimable des charmes de Varsovie. Dès leur arrivée à la Gestapo, ils l’emmenèrent dans une pièce du premier étage pour procéder à son audition. Le plus gradé des officiers qui l’interrogeait sur l’affaire de son mari, l’assura qu’elle serait libérée dès que ‘’le véritable coupable’’ se serait présenté. Madame K demeurait tranquille et confiante car elle était persuadée que son conjoint viendrait à la Gestapo dès le jour même. En fait, on la conduisit dans une salle immense remplie de détenus qui venaient de la prison du Pawiak pour des auditions également. Puis elle fut renvoyée avec eux dans cette même prison avec un autobus spécial. Une fois sur place, elle fut enregistrée par le commandant, un Polonais agréable et loyal, puis, chose importante, elle fut dirigée vers les douches. Ensuite, seulement, la responsable du pavillon des femmes, l’amena dans sa cellule. Elle y trouva une cinquantaine de femmes polonaises et juives. Ces dernières représentaient un faible pourcentage. Naturellement, l’atmosphère morale du ’’monde libre’’ avait réussi à pénétrer derrière les barreaux. Un Ghetto s’était donc constitué dans la cellule : les juives s’étaient installées près de la fenêtre, les Polonaises à droite, le long du mur. Les deux groupes de femmes mangeaient séparément. Les Polonaises gardaient leurs distances craignant d’être infestées par ‘’les poux des Juives.’’ 27 En sortant précipitamment de chez elle, Madame K avait oublié son étoile jaune. Au début, les Polonaises l’accueillirent donc comme l’une des leurs. Elles l’entourèrent étroitement et lui posèrent une avalanche de questions sur les causes de son emprisonnement. Immédiatement, elles lui donnèrent une foule d’informations sur le régime propre à la cellule. Madame K refroidit leur ardeur lorsqu’elle avoua ses origines. Avec dégoût, elles s’éloignèrent d’elle. Madame K croyait toujours en sa libération, le jour même. Dans un grand état de tension, elle se mit à attendre, en manteau et près de la porte. Toutes ses codétenues l’observaient avec un sourire moqueur. -« Oui, répétaient-elles tristement, on nous a promis aussi, la liberté dans l’heure. Et cette heure dure depuis des mois. » La nuit était tombée et personne ne s’était présenté pour libérer Madame K. Elle se sentit envahir par la peur. Elle commença à admettre que des détenues avaient raison. Brisée, elle se traîna jusqu’à l’endroit aménagé pour dormir. Sur des lits formés de deux grabats couchaient six personnes. Avec son bras en fait d’oreiller et son manteau en fait de couverture, elle passa toute la nuit les yeux grands ouverts. L’air était étouffant et çà sentait mauvais. Le visage de sa petite fille lui apparut dans l’obscurité. Quand le lendemain, personne n’était toujours pas venu pour elle, elle fut gagnée par le doute et le désespoir et se mit à ressasser les confidences des prisonnières. Ainsi, l’une était enfermée depuis des mois parce que son sous-locataire, un officier polonais qui devait se présenter aux autorités s’était enfui, et qu’elle était incapable de révéler son lieu de résidence, tout simplement parce qu’elle ne connaissait pas sa nouvelle adresse. On lui déclarait qu’elle resterait en prison tant que son ‘’déserteur’’ ne se rendrait pas aux autorités. Une autre encore, était partie en novembre 1939 chercher de la marchandise, dans une petite ville, à proximité de la frontière soviétique. Quelqu’un la dénonça. Elle fut arrêtée et accusée d’espionnage. Au début, elle était enfermée dans une cellule séparée. Pendant l’interrogatoire, on la torturait, on la battait, on l’affamait et en fin de compte on la renvoya dans la cellule commune. Madame X, une vieille dame, propriétaire d’un grand magasin de chapeaux échappa par miracle à la mort. Une nuit, au cours du mois d’octobre 1939, les Allemands avait perquisitionné son domicile et y avait trouvé trois couteaux finnois. Elle fut arrêtée, quelques jours plus tard, présentée devant le Tribunal et condamnée à mort. Un accident heureux lui fit obtenir la révision de son procès : la sentence de mort fut commuée en prison à perpétuité. Un autre exemple de condamnation était celui d’une très jeune fille. Cette dernière travaillait dans le 28 commerce de son père. Un jour Un jeune homme, aryen, était venu dans le magasin. Elle enveloppa l’achat de ce jeune client dans un vieil exemplaire du journal ‘’Nasz Przeglad’’. Par malchance, un article anti-hitlérien figurait dans les colonnes de ce numéro. Elle fut emprisonnée avec son père. Ce dernier fut envoyé dans un camp de concentration et fusillé quelques jours plus tard. Ellemême s’attendait à une longue peine de prison. Quelques uns furent condamnés pour n’avoir pas porté leur étoile jaune. D’autres pour rassenschande. Une jeune fille fut arrêtée dans un café-concert en compagnie d’un officier en tenue. Une autre était entraîneuse dans un restaurant dont le propriétaire était volksdeutsche. Cette entraîneuse avait du succès. Tant qu’elle était sous contrat, son patron la cacha et la toléra. Le jour de l’expiration de son contrat, il la dénonça. Les témoignages arrivaient comme s’il en pleuvait. Madame K écoutait tout attentivement et son désespoir et son découragement ne faisaient que grandir. Adossée au mur, elle restait assise de longues heures. Le 30 avril 1940, l’attention de Madame K fut attirée par des éclats de voix provenant de la cour. Elle s’approcha de la fenêtre. En bas des détenus étaient rangés sur deux colonnes. Un officier allemand effectuait une inspection. Et au bout de la deuxième colonne, Madame K aperçut son mari. Elle l’appela, il l’entendit et leva la tête en souriant. Madame K reprenait à nouveau espoir. Maintenant, c’était sûr, elle serait libérée. Mais à nouveau, elle attendit en vain. Le 2 mai 1940, de grand matin, la cour de la prison devint noir de monde. Des appels menaçants éclataient. Madame K se colla au carreau. Et à nouveau elle remarqua son mari. Il se trouvait dans une colonne de prisonniers envoyés au camp de concentration. ( Dans ce même groupe figurait Stefan Starzynski, l’ex président de la ville de Varsovie.) Des scènes déchirantes accompagnèrent ce départ. Les condamnés étaient brutalement poussés dans des camions bâchés. Le dernier à monter dans le véhicule était gratifié de violents coups de pieds. De plus, on claquait les portes sur eux, avec un tel manque de précautions que l’on constatait des accidents de doigts et de mains coupés, de blessures de la tête etc. Auparavant les gendarmes allemands avaient jeté aux prisonniers du pain et du saucisson pour la route. Certains ne réussirent à saisir que peu de choses. Beaucoup partirent sans le moindre morceau de pain. Madame K et ses collègues assistèrent à cette scène de déportation des prisonniers. D’en bas un gendarme leur ordonna de partir en les menaçant de son revolver. Mais elles ne cédèrent pas. Cela nous était complètement égal, disait Madame K. Juste avant le départ, le mari de Madame K demanda à la gardienne de prison la permission de faire ses adieux à sa femme. Elle accepta. La scène de 29 séparation se déroula sur l’escalier de son pavillon. –« Ce fut l’instant le plus dramatique de ma vie. » expliqua madame K. Un instant qui par son horreur dépasse la conscience de la personne qui le vit. Je ne peux pas en parler. » Quelques jours plus tard, Himmler qui séjournait à Varsovie, vint en inspection à la prison. Les femmes furent rassemblées dans la cour. Bien que ce fût le printemps, il faisait encore très froid. La responsable du pavillon évoquait la possibilité qu’elles prennent le chemin des hommes. On les fit donc descendre à 6H du matin. Transies de froid, remplies de frayeur, tremblantes d’incertitude, elles attendirent l’arrivée d’Himmler jusqu’à 15H. On leur donna l’ordre de se mettre de profil, puis on fit l’appel. Himmler, en compagnie de deux officiers, était assis à une table et observait attentivement chacune d’entre elles. Tout se déroula sans la moindre invective antisémite, et pourtant cette visite les mit toutes dans un grand état d’accablement : une sorte d’avant-goût de la mort. Avec le temps on finit par oublier cet incident et les femmes restèrent sur les lieux. Les jours s’écoulaient absolument sans issue. Pas le moindre signe de la maison. Madame K cessa de croire qu’elle pourrait sortir de là un jour. Le régime pénitentiaire l’avait particulièrement épuisée. A 5 H elle était réveillée en sursaut par des éclats de voix. Et commençait alors, une espèce de lutte bestiale pour un peu d’eau et un peu de place pour se laver. A 6 H c’était ‘’le petit coin’’ i.e. qu’on la conduisait aux toilettes. Parfois, elles attendaient une heure leur tour. A 7 H la surveillante apportait du café sans sucre et un quignon de pain. Les portions de pain étaient assez grandes. A midi juste, on distribuait le repas : une assiette de soupe sans graisse, sans goût. A 14 H elles recevaient pour boisson un peu d’eau chaude . A 17 H du café à nouveau avec du pain et enfin à 18 H on finissait la journée par la séance de ‘’petit coin’’. (Elles ne pouvaient disposer des toilettes que 2 fois par jour à des moments bien définis. Même si elles se tordaient de douleur pour des maux de ventre, il n’était pas question de rompre la règle en vigueur.) Elles partaient ensuite se reposer. Un silence de mort régnait alors dans la prison. En dehors de l’eau chaude, Madame K ne buvait et ne mangeait rien. Aussi maigrissait-elle à une vitesse effrayante. Une fois elle aperçut par la fenêtre, sa sœur faisant, avec sa petite fille, des allers et venues dans la rue Dzielna. Elle les appela d’une voix presque inhumaine. Elles entendirent, levèrent la tête et la remarquèrent. Le policier de garde accepta cet échange. Et pour la première fois, Madame K put entendre, de loin, des paroles de réconfort : que l’on faisait tout pour la libérer et que bientôt elle serait à la maison ? La grisaille de sa vie de détenue prit 30 soudain les couleurs de l’espoir. Cela ne dura pas. Trois jours passèrent à nouveau sans changement. Et ce ne fut qu’au cours de la 4ème semaine de prison que la surveillante entra, cria son nom et son prénom. Madame K avait compris. -« Libre ! » – laissa-t-elle échapper. C’était comme le premier cri d’un nouveau-né. Elle en eut la confirmation dans les yeux de la surveillante. Elle fit ses adieux à tout le monde, recueillit une multitude de commissions et de messages à transmettre et sortit. Aujourd’hui, encore,(en 1942) quand Madame K se remémorait ces instants, elle ne parvenait pas à comprendre où elle puisait la force pour descendre si vite, les escaliers. Au bureau, elle régla les formalités dans la plus grande fébrilité. ***** 31 LXVIII Cahier N° 5 Dans le silence engourdi du matin, parviennent dans les appartements de la rue L. par les fenêtres entr’ouvertes, (juin 1942) des bruits de pas précipités, des portes que l’on claque, des raclements sur l’asphalte, le grincement de la clé dans la serrure de la porte cochère, des fragments de conversations. Les locataires réveillés savent qu’il est déjà 5H30, que la concierge, Madame B ( ?) a entrepris avec ses deux enfants la pénible et difficile remise en ordre de la cour. Il est étonnant de constater avec quelle vivacité Madame R ( ?) se démène, malgré ses 50 ans, avec quelle sérénité elle exécute ses obligations les plus désagréables et les plus sales, parce que si, bon gré mal gré, on a vécu presque un demi siècle à un certain niveau socioculturel garantissant une certaine aisance dans une certaine catégorie d’emploi, il n’est pas facile d’accepter une position sociale inférieure. Avant-guerre, Madame R était ‘’une patronne’’. Son mari était propriétaire d’une imprimerie dans la rue P. (société R- ma). Les affaires marchaient bien. Madame R n’aidait pas son mari dans son entreprise. Elle s’occupait exclusivement du ménage et de l’éducation des enfants. Le 8 juillet 1940 est la date de la première difficulté matérielle dans l’existence de madame R. Ce jour-là comme d’habitude, son mari se rendit à 8 H dans son imprimerie. Il avait une masse de commandes à exécuter. Vers 10H une élégante limousine arriva près de l’imprimerie située dans un local donnant sur la rue. De ce véhicule sortirent deux officiers allemands en uniforme, un gendarme et un Volksdeutsch en civil qui remplissait le rôle de traducteur. Les Allemands entrèrent dans l’atelier et ordonnèrent immédiatement sur un ton autoritaire de cesser le travail. A ce moment-là, Monsieur T était tout seul. Les officiers le laissèrent sous la surveillance du gendarme et partirent avec le Volksdeutsche perquisitionner une imprimerie voisine. Quand ils revinrent, ils fouillèrent minutieusement dans tous les coins, tous les tiroirs, toutes les caisses. Ils vérifièrent les textes imprimés et les matrices prêtes à l’emploi. Ils ne trouvèrent aucun imprimé illicite ou suspect mais ils déchiraient ou froissaient cependant tous les papiers. 32 Photo2 Après l’inspection des lieux, l’un des officiers se mit à interroger Monsieur R. en lui demandant tous les renseignements personnels concernant son âge, son niveau d’éducation et son expérience professionnelle. Il notait chaque réponse. Puis il se leva et se mit à hurler : -« Raus aber schnell, schnell ! » et comme il considérait que Monsieur R n’exécutait pas assez vite son ordre, il le poussa d’un coup de pied vers la porte. Pressé par les ‘’schnell,schnell !’’ Monsieur R ferma précipitamment sa boutique, installa la grille qu’il verrouilla avec une chaîne et de gros cadenas, quant aux Allemands, ils apposèrent en bas, en haut et au milieu de la porte, trois scellés avec l’inscription bien visible ‘’réquisitionné’’. Ce jour-là, à la même heure, par ordre des autorités allemandes, les scellés ont été apposés sur tous les établissements d’imprimerie juifs. Pour Madame R commencèrent alors des jours de lourdes difficultés matérielles. Avant-guerre, elle menait la vie normale des femmes de la petite bourgeoisie. Jusqu’au 8 juillet 1940, Madame R ne dévia pratiquement pas de la ligne de conduite de sa vie quotidienne. L’affaire était prospère. On imprimait des affiches, des prospectus, des formulaires pour la compagnie d’électricité, du gaz, et pour diverses sociétés privées juives et aryennes. Il est vrai que son mari continuait à recevoir des commandes de firmes aryennes et juives qu’il exécutait clandestinement par des méthodes simplifiées ; mais cela ne suffisait pas pour vivre. Et Madame R se débrouilla tout comme beaucoup de femmes juives durant cette guerre. Elle vendit les objets les plus précieux de la maison, ses vêtements, ceux de son mari et de ses enfants. Tout cela n’eut qu’un temps. Elle commença à connaître la faim. Elle décida alors de ne plus subir son sort avec passivité et la conscience exacerbée par sa nouvelle destinée, elle se chargea de la lutte économique. En octobre 1940, dans les colonnes du ‘’Nowy kurier warszawski’’, le jour de Iom Kippour, furent publiés les décrets des autorités allemandes établissant le Ghetto juif. La rue P. où se trouvait l’imprimerie F-ma R était désormais dans la partie ‘’aryenne’’ de Varsovie. Photo p.3. Monsieur et Madame R perdirent ainsi, sans espoir de retour, toutes leurs machines et tout leur bien. Parmi les changements qui 33 s’amorçaient dans la vie des Juifs, la question des concierges prit un aspect particulièrement vital. La communauté juive commençant à recenser les concierges, Madame R présenta la candidature de son mari pour le poste de l’immeuble qu’ils habitaient dans la rue L. Le caractère tragique de notre lutte pour l’existence rencontra dans ce recensement une expression violente. Les candidatures de concierges provenaient de toutes les classes sociales. La course aux ‘’recommandations’’ se déchaîna. Madame R avait également une ‘’recommandation’’ de la communauté. Au début, elle allait là-bas tous les jours et attendait des heures à la porte de son protecteur, avec l’espoir d’une promesse ou même d’une décision concrète. En même temps, elle sollicitait une lettre du Comité des habitants exprimant l’acceptation des locataires d’offrir à la famille R un poste de concierge. Elle avait une chance de parvenir à ses fins. Mais, entre temps son mari tomba gravement malade ainsi que son fils aîné. Retenue chez elle pour les soigner, Madame R négligea cette affaire et le poste lui échappa. Grâce à la bienveillance du Comité des Habitants, elle ne réussit qu’à faire nommer son fils cadet, concierge adjoint. Des mois de lutte acharnée pour survivre s’écoulèrent à nouveau. Madame R sentait ‘’qu’ils se mouraient lentement’’. Désespérément, elle saisissait toutes les occasions de travail et pourtant cela ne suffisait même pas pour le pain. Le rival de Madame R, le nouveau concierge, Monsieur H, violoniste de son métier, membre de l’orchestre P, habitait avec son fils, sa belle-fille et un petit-fils en bas âge. Et ce sont ces jeunes qui s’occupaient de l’entretien de la cour. Comme avec eux, des vols de linge se produisaient souvent au grenier, ainsi que des cambriolages de caves, et que de fortes présomptions pesaient sur la jeune concierge la soupçonnant de complicité, le Comité des Habitants commença à leur être défavorable. Photo 4 Et quand un jour, le jeune concierge vola la bicyclette de l’un des locataires et partit ‘dans une direction inconnue’’ comme le certifiait son épouse, le mécontentement se métamorphosa en une claire volonté de les destituer. Et alors, Madame R, chez laquelle la faim attisait le désir d’un emploi stable, mit à profit ces sentiments de mécontentement et renouvela d’énergiques démarches pour le poste qui se libérait. Elle fit jouer tous les ressorts au sein de la communauté. Grâce à l’intervention du Comité des Habitants, elle obtint des signatures de recommandation 34 en sa faveur, et après une très longue lutte, elle décrocha la nomination tant souhaitée. Cependant, en réalité, elle ne put pas prendre le poste car la concierge en place ne voulait pas démissionner. Une lutte acharnée se déclara entre les deux femmes. La concierge menaçait de se venger des menées souterraines de Madame R , de ses intrigues éhontées, des attaques malveillantes dont elle usait pour parvenir à ses fins, et même plusieurs fois, elles en vinrent aux mains, quand Madame R tentait d’entrer dans la loge pour en expulser sa rivale. La situation de Madame R semblait sans issue. Mais cette dernière ne renonça pas. Et un matin le jeune concierge revint inopinément. Deux jours plus tard, il partait à la campagne avec sa femme et son enfant. Madame R avait réussi. Ce fut pour elle le début d’une période favorable. Son fils aîné fut donc officiellement nommé par la communauté. En fait cette fonction concernait essentiellement la cour. Cette responsabilité était lourde car, dans le Ghetto, chaque cour était devenue un petit monde fermé , véritable tableau où pulsaient les clairs-obscurs changeants du tourbillon de notre réalité complexe. Et, dans ce tourbillon, il fallait un savoir-faire exceptionnel pour rester à la surface. Madame R possédait ce savoir-faire. Sa journée de travail harassant débutait à 5H du matin. A la hâte elle faisait le ménage de son intérieur, puis avec ses fils commençait la tournée programmée des cages d’escaliers, de la porte cochère, de la cour. Elle passait dans tous les coins : balayait les escaliers, faisait les poussières des rebords de fenêtre du vestibule, vérifiait la poubelle, l’état des toilettes de la cour. Tout était marqué de son empreinte de ménagère vigilante. Photo 5 A 7 H, Madame R ouvrait la porte cochère. Et à partir de ce moment-là, on pouvait la voir, faisant des allers et venues, du portail à la cour, contrôlant toute personne voulant entrer, arrêtant tout inconnu présentant bien en lui demandant de manière circonspecte : -« Monsieur ! Chez qui allez-vous ? » Les mendiants étaient mis à la porte avec un irrévocable : -« Hors d’ici, en vitesse ! Vous avez entendu ? » Madame R avait connu beaucoup d’ennuis avec les mendiants. Elle se souvenait de cette kyrielle de reproches, quand, dans le couloir de l’appartement de Monsieur et Madame K, on avait volé deux manteaux 35 d’hiver, et le voleur ne pouvait être qu’un mendiant qui avait trouvé par hasard la porte ouverte. Ou, quand chez Monsieur et Madame S était arrivée une femme pauvrement vêtue qui récitait sur le pas de la porte, de façon touchante: -« Je suis ‘’chirurgien-dentiste’’, j’ai faim, aidez-moi, je vous en supplie ! » et puis se trouvant seule, car Madame S était partie chercher quelques groszys, elle avait subtilisé un foulard sur un portemanteau et s’était volatilisée. Une autre fois encore, une mendiante était venue. N’ayant pas été remarquée par Madame R, elle se dirigea vers la poubelle dont elle se mit à fouiller le contenu et à répandre des immondices tout autour sur l’asphalte. Voulant atteindre le fond du récipient, elle se pencha si fort qu’elle tomba la tête la première dans les ordures. Madame R accourut à son aide avec son fils. Ils dégagèrent la mendiante, mais en même temps ils renversèrent tous les déchets. Furieuse Madame R donna un coup de pied à la mendigote qui éclata en sanglots. -« Non seulement je n’ai pas de quoi manger mais on me donne encore des coups de pied parce que je suis affamée. »disait-elle. -« Je vous le dis, se justifiait Madame R, vous me faîtes mal au cœur, mais dois-je passer ma journée à ramasser, ramasser, ramasser ces saletés ! »Il y avait plusieurs dizaine de visites semblables chaque jour dans la cour de Madame R. Mais il fallait encore compter avec des mendiantes d’une autre catégorie. C’était les mendiantes qui chantaient dans les cours . Contre elles Madame R menait une lutte implacable. -« que je n’entende pas durant mon service une voix éraillée qui interprète : Photo p.6 -« …Dans une petite maison, loin de la ville, au fond d’un sous-sol, domaine de la misère et de la crasse, une bonne femme était assise près d’un berceau…. Ou bien : Idysze kinder, Idysze hercer hoc rachmunes, warfe arup a pur groszen oder a sztikl brojt, a kartofle, wuz ajner kon… » Elle intervenait vivement en disant –« Non c’en est assez ! Ici on ne fait pas l’aumône ! » Et quand on lui disait : 36 -« En quoi cela vous gêne-t-il que je chante ! Peut-être quelqu’un me jettera-t-il quelques groszys ou un croûton de pain ! Mais enfin, je ne vais pas dans les cages d’escaliers ! » Madame R ne cédait pas. Dans sa cour le silence devait régner car les locataires le voulaient ainsi. La seule concession admise par tous était la musique. Quelle âme juive ne frémissait pas au son de la musique ? Et Madame R aimait à expliquer que la musique c’était autre chose. Tout de suite, on se sentait mieux. Cependant, avec les locataires, les querelles ne manquaient pas. Madame M n’avait pas le droit de secouer ses nappes par la fenêtre. -« Ne savez-vous pas qu’on ne peut battre les tapis dans la cour, que de 9H à 11H du matin ? » Madame R répétait, suppliait, criait. Elle veillait à l’ordre et à la discipline dans la cour, car si la commission sanitaire, composée d’un médecin allemand et d’un médecin polonais, déclarait que ‘’c’était sale ’’, elle savait que son existence était alors menacée. Le contrôle sanitaire était effectué de temps en temps, parfois inopinément. L’hiver dernier(1941-1942) quand, pendant plusieurs mois, les éboueurs n’étaient pas passés dans le Ghetto, et que les ordures s’entassaient en tas noirs et puants, Madame R avait connu les affres de la peur. -« Que se passerait-il si la commission se présentait ? » Mais heureusement, elle n’était pas venue ; elle ne s’était présentée qu’au printemps. Entre temps, un camion était venu chercher les ordures. Plusieurs voyages avaient été nécessaires tant il y en avait. Madame R avait fort à faire pour maintenir la propreté dans sa cour. Les obligations de Madame R étaient hiérarchiques et touchaient plusieurs domaines. En dehors de son travail physique, pénible et sale, elles comprenaient une aide technique dans l’administration de la maison. Madame R était le relais et l’informateur entre l’administration et les locataires. Ces questions exigeaient une Photo p.7 grande mobilité : courir chez les locataires pour les déclarations de résidence, pour le règlement du loyer, se démener dans les administrations régionales, communautaires etc. Tout cela faisait perdre beaucoup de temps, parfois demandait même une journée entière. Par contre le service à la porte cochère le soir, de 7 H à 9 H était effectué par Madame R uniquement pour remplacer son fils ou son mari quand ceux37 ci étaient occupés pour affaires. Madame R n’aurait pas gagné suffisamment sa vie si elle ‘avait disposé que des revenus de concierge. Le traitement officiel attribué par la communauté s’élevait à 50 zlotys( la communauté retenait 1 zloty) le supplément offert volontairement par les locataires ne représentait guère plus, quant aux revenus de la porte cochère, ils variaient entre3 et 5 zlotys par jour. Cependant, si Madame R avait combattu ardemment pour obtenir le poste de concierge, c’était parce qu’elle avait conscience que cela représentait de nombreuses possibilités de revenus. Madame R les exploitait toutes avec habileté et à grande échelle. Dans sa loge, elle avait organisé une sorte de bureau de relations avec ‘’l’autre côté’’ et elle était devenue l’âme de cette ‘’entreprise’’. Ses principaux agents étaient deux huissiers du tribunal M. et S. Si quelqu’un voulait envoyer dans la zone aryenne, un colis de nourriture, de la marchandise ou de l’argent, il s’adressait à madame R et lui laissait le colis avec l’adresse exacte de la personne à laquelle il était destiné. L’un des huissiers se chargeait ensuite de le remettre au destinataire. On procédait de la même manière pour passer des paquets et de l’argent dans le Ghetto. Un client aryen les remettait à l’huissier, et celui-ci les apportait à Madame R. Le client juif, prévenu le plus souvent par téléphone d’une marchandise, ou d’une somme d’argent qui lui était envoyées, s’adressait à Madame R pour recevoir ce qui lui revenait. Madame R, par exemple, avait un client aryen régulier, qui lui remettait, tous les 2 jours, par l’intermédiaire des huissiers du tribunal, 1500 ou 2000 zlotys pour l’achat de chemises d’homme chez le commerçant W. de la rue N. Le fils aîné de Madame R exécutait ces commandes puis Madame R faisait transmettre la marchandise par les huissiers. Parfois ce client se présentait personnellement(il portait alors l’étoile jaune) pour apporter des précisions sur les commandes et les transactions. Photo p.8 Entre les mains de Madame R passaient chaque jour d’importantes sommes d’argent, une multitude de paquets de toutes sortes et de toutes tailles. Ce travail qui s’ajoutait à ses obligations de concierge était exécuté dans la précipitation et n’était pas sans danger. Madame R devait toujours se méfier des agents secrets de la police ou des provocateurs- concurrents. Les huissiers de justice venaient chez Madame R plusieurs fois dans la journée. Si l’affaire était urgente, ils 38 arrivaient avant midi. Cependant, en général, ils réglaient les affaires qui leur étaient confiées pendant leur temps libre, à savoir après le déjeuner, ou le soir. Pour leur rétribution, ils prenaient un pourcentage fixe, par contre Madame R fixait elle-même le montant de ses indemnités. La médiation de Madame R présentait parfois un caractère singulier. Ainsi le 18 ou le 20 mai 1942, un policier polonais s’était présenté chez Madame R de la part de l’huissier de justice, avec un petit garçon juif de 9 ans, qu’il amenait de Deblin au Ghetto de Varsovie. Le jour de leur départ, raconta le garçonnet, les Allemands avaient déporté les Juifs de là-bas. (à Deblin, il existait un Ghetto ouvert) Les gendarmes allemands étaient arrivés très tôt le matin et avaient ordonné aux Juifs de se rassembler sur la place du marché. Ensuite, ils avaient pratiqué une sélection en deux catégories :ceux qui travaillaient à l’aéroport allemand furent rangés dans une colonne spéciale et furent laissés sur place. Tous les autres juifs furent envoyés en wagons plombés, on ne sait pas où. Dans le transport des déportés, ils trouvèrent également son frère de 16 ans et la sœur du garçonnet âgée de 14 ans. Lui, à cause de son bas âge, il fut laissé avec ses parents qui,craignant de nouvelles surprises tragiques décidèrent de l’envoyer chez son oncle à Varsovie. Un policier avait accepté la mission d’amener le garçonnet ; dès qu’ils arrivèrent chez Madame R., celle-ci se rendit sans délai chez l’oncle de l’enfant, un coiffeur habitant rue P. Ce dernier vint immédiatement chercher son neveu. Le policier obtint quelques centaines de zlotys pour le service rendu. Photo p.9 Peu de temps après le 31 mai 1942, Madame R eut un rôle de médiation identique. Ce même jour à 17 H, l’huissier de justice s’était présenté dans sa loge et lui avait raconté l’histoire suivante. Avant midi, une amie aryenne lui avait rendu visite et lui avait confié qu’une camarade était venue chez elle en provenance des environs de Hrubieszowa avec un enfant juif de 6 semaines que les parents avaient décidé d'envoyer chez ses grands-parents à Varsovie à cause des risques de déportation. Comme preuve d’authenticité de ses paroles, la voyageuse avait présenté une lettre des parents du nouveau-né, adressée aux grands–parents. Pour le transport de l’enfant, on lui avait promis la somme de 500 zlotys. Madame R accourut immédiatement à l’adresse indiquée dans la rue N, elle informa le destinataire des détails du transport du petit-fils, et pour 39 attester de la véracité de ses dires, elle lui remit la lettre. Ayant reconnu l’écriture de sa fille, Monsieur M se rendit avec Madame R dans sa loge où l’attendait l’huissier de justice. S’étant mis d’accord sur le montant de la récompense pour avoir amené l’enfant au Ghetto, Monsieur M remit entre les mains de Madame R 600 zlotys, 500 pour le voyageur, 100 pour l’huissier et son amie. Une demi-heure plus tard l’huissier revint avec un petit paquet dans lequel était enveloppé dans une couverture le tragique fugitif de 6 semaines des environs de Hrubieszow . La porte cochère de Madame R, en particulier en début de soirée, rappelait, en miniature, le marché d’une petite bourgade. C’était là que des policiers polonais fixaient des rendez-vous à leurs clients juifs. Des Aryens venaient y chercher de la marchandise. Ces opérations se déroulaient sous les yeux de Madame R qui tolérait ces échanges à condition qu’elle puisse en tirer profit ou alors elle connaissait ‘’l’individu et avait peur de lui chercher querelle. Photo 10 Mais dans tous les autres cas, elle chassait impitoyablement les marchands. Madame R devait jouer serré . Elle devait savoir quand il fallait céder et quand il fallait feindre de réprimer ce genre de transaction pour éviter de graves ennuis. A 9 H du soir se terminait enfin, pour Madame R une journée de travail bien remplie. Puis elle partait vite se reposer pour reprendre le lendemain matin dès 5 H son labeur quotidien. Par ailleurs, la nuit du concierge juif n’était pas toujours tranquille. Ainsi à une heure tardive, un long coup de sonnette pouvait mettre tout le monde debout. Madame R savait déjà ce que signifiait une telle alerte. Cela pouvait annoncer une rafle de jeunes pour les camps de travail, la visite des Allemands pour une inspection chez l’un des locataires, ou bien l’arrestation de quelqu’un. Que d’incidents semblables avait-t-elle vécu cette année et l’année précédente (1941-1942) ? Elle se souvenait de ces instants d’intense émotion, quand durant l’été (1941) la police était venue de nombreuses fois avec des listes de jeunes nommément désignés pour les camps de travail. Le fils de Madame R avait initié une action de défense en faveur des condamnés aux camps qui consistait à rassembler les jeunes pour la nuit chez des voisins. La fenêtre du lieu de réunion devait donner directement sur la porte cochère. Un ordre de garde était établi : chacun, 40 à tour de rôle surveillait la porte cochère pendant 2 H. Quand la sonnette retentissait, le fils de Madame R sortait de sa loge et signalait le danger avec une lampe de poche. A ce moment-là le jeune de garde réveillait ses collègues et tous s’enfuyaient au grenier. En mai 1942, on sut que des rafles de jeunes devaient avoir lieu certaines nuits, selon le protocole de l’année précédente. Une garde particulièrement vigilante fut alors organisée. Madame R se souvenait de ces moments d’horreur et d’angoisse, quand le surlendemain de la déclaration de la guerre entre l’Allemagne et l’Amérique, la Gestapo était venue en compagnie de gendarmes, arrêter un citoyen américain pour l’envoyer dans un camp à proximité de la frontière suisse. Quelques semaines plus tard ils étaient venus avec le même dessein pour la femme et les enfants. Madame R se souvenait de bien des instants identiques. Dans tous les cas, la présence du concierge était obligatoire pour attester une identité, pour faire une déposition, etc. Photo p.11 -« En vérité, racontait Madame R, pendant de tels évènements je restais généralement à la maison, mais j’en souffrais tout autant que mon fils qui fut le témoin direct des interventions de la police juive ou de la gendarmerie allemande. Et ce furent-là les moments les plus dramatiques de mon métier de concierge. ***** Devant la porte cochère du N°4 de la rue K, assise sur un petit banc et adossée au mur, Madame Kr a devant elle un panier de légumes et interpelle les clients: - « Radis frais, oignons, rhubarbe succulente et odorante! Pommes de terre, carottes, salade! Tout Frais ! Pas cher!... » Elle fait cela tous les jours, du matin jusqu'au soir. Son visage, marqué par l’épuisement, amaigri, terreux ;l’éclat sauvage de ses yeux écarquillés par la faim ; sa voix pleine de lassitude qui vante la qualité de produits bon marché, nous captivent et nous amènent à nous demander : -« Quel âge peut avoir cette femme ? cinquante, cinquante cinq ans ? Non, Madame Kr compte à peine quarante ans. Avant-guerre elle faisait également du commerce de fruits mais à plus grande échelle. Elle avait un grand étal, une baraque comme on disait au bazar de la rue B. Son 41 mari dirigeait un atelier de manteaux pour dames , ils habitaient rue Krolewska, un trois pièces bien aménagé. Ils vivaient bien. Les débuts de la tragédie de Madame Kr ont commencé avec la période des bombardements. Dés les premiers jours de septembre 1939, cédant à son mari et à ses enfants(une fille de 10 ans et un garçon de 7 ans) qui considéraient particulièrement dangereuse la présence d’un cantonnement de pompiers dans la cour de leur immeuble, Madame Kr déménagea avec toute sa famille chez sa belle-sœur, dans la rue T. Jusqu’au 25 septembre 1939, elle partait à 6 H du matin au bazar, avec une courte pause le midi, durant laquelle elle courait à son appartement pour vérifier si tout allait bien. Photo 12 Les attaques aériennes ne la faisaient pas trembler. Elle faisait peu de cas des mesures de la défense passive. En cas d’alerte, Elle ne quittait pas aisément sa baraque et ne se précipitait pas aux abris. Pieuse et profondément religieuse, elle croyait en sa bonne étoile. -« L’homme n’échappe pas à la volonté de Dieu ! » Affirmait-elle. Et, le cours ultérieur de sa vie, la conforta dans cette conviction. Madame Kr est venue dans son appartement pour la dernière fois le 24 septembre 1939. Elle y est allée pour prendre du linge pour son mari, ses enfants et pour elle-même mais aussi pour y prélever un peu de nourriture dans les réserves qu’elle avait prudemment accumulées au début de la guerre. Ces provisions lui ont permis de passer sans soucis les jours tragiques du siège de Varsovie où le manque de pain et de pommes de terre se fit douloureusement sentir. Une voix intérieure lui conseillait d’emporter tout ce qu’elle possédait mais sa belle-sœur lui opposa que nulle part on ne se sentait en sécurité. Et Madame Kr céda à ces arguments, se résignant par fatalisme : -« Il arrivera ce qui est écrit. » Après 3 jours d’un bombardement incessant, elle se rendit dans la rue K et n’y trouva que les décombres fumant de sa maison. Dans les flammes elle avait perdu son logement, tous ses biens et l’assurance du lendemain. Il lui fallait totalement reconstruire sa vie. Le logis devenait sa préoccupation majeure. Elle ne pouvait pas continuer à habiter chez sa belle sœur et elle n’avait pas de quoi louer un logement. Elle s’installa alors, avec sa famille, dans la petite cuisine chez son frère, dans la rue P. C’était déjà après l’armistice. Les conditions de vie étaient alors 42 difficiles. Dans la maison, il n’y avait ni eau ni électricité. Madame Kr devait aller chercher l’eau rue Filtrowa. Elle y était allée deux fois. Elle se souvient, que le 29 septembre puis le lendemain, pour atteindre la rue Filtrowa, elle avait dû s’engager dans des amoncellements de ruines, emprunter des rue parsemées de cadavres d’hommes et de chevaux. Les queues pour l’eau étaient très longues, elle devait attendre des heures. Photo p.13 La première fois elle réussit à obtenir de l’eau. La deuxième fois, craignant de ne pas pouvoir rentrer avant le couvre-feu(7 H du soir), elle repartit sans rien. Juifs et Polonais faisaient la queue. Il n’y avait, aucun conflit entre eux. On donnait de l’eau à tout le monde sans faire la moindre distinction. Madame Kr habita 8 mois chez son frère. Pendant cette période, elle subvenait pratiquement à elle seule aux besoins de la famille. Son mari, qui n’était pas en mesure de reconstruire son atelier, fit plusieurs essais dans le commerce. Il s’avéra être peu doué dans ce domaine. Il resta donc à la maison, s’occupant des enfants et aidant un peu sa femme dans le ménage. Du reste, il avait une peur panique d’aller dans la rue à cause des rafles de Juifs pour les camps de travail. Mais ‘’personne n’échappe à son destin’’. Les Allemands le trouvèrent chez lui. Ils vinrent deux fois dans l’immeuble et raflèrent tous les hommes pour les camps. Dans les deux cas, le mari de Madame Kr et son frère assemblaient des meubles dans un autre appartement. La deuxième fois son frère rentra du travail, s’étant blessé avec un couperet. Il était de faible constitution et avait du mal à suivre le rythme rapide, et sans répit du travail. A un moment donné, il s’était arrêté pour souffler un peu, mais il fut rappelé à l’ordre par un coup de fouet dans le dos. A la suite de cela, il fut malade plusieurs semaines. Le repaire d’où Madame Kr entreprit de rétablir sa situation matérielle, était sa ‘’baraque’’ au bazar de la rue B. Comme elle manquait de fonds pour mener seule son commerce de fruits, elle forma avec ses deux sœurs une société, et put, grâce à elles, améliorer ses affaires en vendant des légumes et des poissons. Avant-guerre, ses sœurs vendaient justement ces deux articles. Chaque jour, elles se hâtaient toutes les trois vers la halle Mirowska pour acheter leurs produits. A 7 H elles étaient déjà au bazar et ouvrait la ‘’baraque’’. Elles travaillaient sans interruption jusqu’au soir. Et quand, juste avant la fermeture de la porte 43 cochère, Madame Kr rentrait chez elle, titubant de fatigue, elle devait encore faire un peu de ménage. Photo p.14 Les forces lui manquaient devant cette masse de travail, mais elle était si heureuse que ses affaires marchent bien et que sa famille ne souffre pas de la faim, que jamais elle ne se plaignit d’être surmenée. La seule chose qui la faisait soupirer de désespoir était le logement. Elle sentait bien qu’elle était une charge pénible pour son frère, dans ce petit appartement. Spontanément, elle décida donc de changer de domicile. En juin 1940, elle déménagea avec ses enfants chez ses sœurs rue K. Son mari continua à habiter chez son frère car il ne voulait pas loger chez des belles-sœurs avec lesquelles il ne s’entendait guère. Cet état de fait fut très néfaste à leur ménage. A la vérité, les deux époux demeuraient en très bons termes et se rencontraient de temps à autre, mais ils ne s’entraidaient plus. Au début, le vide et la solitude provoquée par cette séparation n’accabla pas Madame Kr. Les relations agréables avec ses sœurs et sa réussite matérielle lui donnaient assurance et bon moral. Mais en novembre 1940, la vie de Madame Kr connut de terribles changements. Le Ghetto institué par les autorités allemandes l’expulsa du bazar puisque la rue B n’était pas incluse dans le ‘’Quartier Juif’’. Madame Kr perdait son poste de travail de prédilection et pour la deuxième fois de l’année se retrouvait dans une situation sans lendemain. Le chaos économique provoqué par le parcage des Juifs dans des frontières de murs clos, fit naître de nouvelles conjonctures commerciales. Au début du Ghetto, peu de gens achetaient des fruits ou du poisson. Le pain était recherché avant tout. Et les corps gras. Le pain atteignait des prix astronomiques. Mais les gens l’achetaient malgré tout. Ils en faisaient même des réserves. Les juifs, tant les enfants que les adultes se jetèrent sur le commerce du pain. Ils en faisait du trafic avec ‘’l’autre côté’’.-« Pain bis, pain blanc, pain de luxe de Skerniewice! » Les appels des vendeurs couvraient le vacarme de la rue ; et les gens achetaient, achetaient… Photo 15 Madame Kr observait ces nouvelles manifestations de la vie du Ghetto et finit par conclure que le commerce du pain pourrait devenir pour elle un moyen de renouveau matériel. Elle ramena son stand du bazar et l’installa en face de la maison qu’elle habitait et en compagnie de ses 44 sœurs, commença à vendre de la boulangerie. C’était un travail dur. Elle se levait à l’aurore et avec l’une de ses sœurs courait acheter le pain chez le boulanger : du pain blanc, bis et complet. Elles transportaient seules des paniers remplis de miches et arrivaient chez elles haletantes et couvertes de sueur. Puis l’autre sœur installait le stand devant la porte cochère et disposait la marchandise sur l’étal. Quant à elles, elles repartaient acheter d’autres pains. Et ce, trois, quatre fois dans la journée. Pendant les heures de pointe, toutes les trois restaient au stand. Il fallait veiller qu’un acheteur ou qu’un gosse des rues ne subtilise une miche ! Cela s’est produit plusieurs fois. Il était alors difficile de récupérer la perte. Leurs moyens financiers limités freinaient le développement des ventes. En fait, le boulanger avait accordé à Madame Kr un crédit de 100zlotys par jour ce qui facilitait son fonds de roulement mais ne lui permettait pas de développer son affaire. Leurs revenus quotidiens s’élevaient à environ 20 à 25 zlotys. Pour trois familles comptant chacune trois personnes de tels revenus satisfaisaient à peine les besoins vitaux(la miche de pain coûtait entre 3 et 3,5 zlotys). Néanmoins ils étaient heureux de ne pas manquer de pain. Ce fut la dernière période d’aisance relative pour Madame Kr et sa famille durant la guerre. En août 1941, la vie de Madame Kr changea tout à coup et commença à glisser vers la misère à un rythme effréné. Elle fut alors atteinte du typhus et sa maladie inaugura un cortèges de malheurs familiaux. Elle n’avait pas de quoi se soigner et bien se nourrir. Le médecin, adressé par le Comité des Locataires, n’était venu qu’une seule fois. Le médicament prescrit, onéreux puisque coûtant 22 zlotys, ne pouvait déjà plus être payé par la caisse du Comité et elle-même ne disposait pas d’un telle somme. Photo p. 16 Elle gardait donc le lit et son sort était entre les mains de son destin et de l’aide occasionnelle de ses voisins. Deux semaines plus tard elle se leva et se jeta aussitôt dans le tourbillon du travail. A nouveau, elle se levait à 5 H du matin, se précipitait chez le boulanger, une fois, deux fois, trois fois et portait des paniers pleins de miches, aidait sa sœur au stand,(elles n’avaient que quelques clientes chez lesquelles elles apportaient le pain à la maison) et de retour à la maison, elle s’écroulait sur son lit d’épuisement et de faim, à demi consciente. Après quelques jours de ce 45 régime, elle se sentit très faible et resta clouée au lit pendant deux semaines. A peine sur pied, sa sœur tomba malade, du typhus également. Dès le début, son état inspira des craintes sérieuses. La fièvre était aussitôt montée à 40°. Madame Kr ne pouvait même pas appeler le médecin. Après le miracle de son rétablissement, sa foi en la destinée de l’homme se fit jour et s’approfondit . Si la destinée voulait que sa sœur vive, elle se rétablirait sans médecin. Et tous ses efforts se concentrèrent sur l’acquisition de moyens de nourrir la malade. Elle les puisait dans de menus emprunts de cinq et dix zlotys auprès des amis et des voisins compatissants. Néanmoins, la maladie fit rapidement de mortels progrès provoqua des complications cérébrales et en quelques jours, la sœur de Madame Kr décéda. Une semaine après, sa seconde sœur fut atteinte, à son tour, du typhus. Le cas de la sœur décédée représenta pour Madame Kr un sombre avertissement et la poussa à entreprendre des démarches pour faire admettre la malade à l’hôpital. C’était aussi un souhait de la patiente, mais malgré la présence des médecins et de conditions de soins bien meilleures qu’à domicile, après 9 jours, sa dernière sœur mourut. Le typhus avait élu domicile chez elle comme un oiseau de mauvais augure. Les enfants tombèrent malades à leur tour : quatre des enfants de ses sœurs défuntes et deux des siens. Ils gardaient le lit chez elle dans de misérables conditions hygiéniques sans intervention médicale. Madame Kr les soignait seule. Après la mort de ses sœurs elle démonta le stand : elle n’avait plus de quoi faire de commerce. Photo p. 17 Pour sauver les enfants, pouvoir leur acheter du pain blanc, et leur préparer quelques plats chauds, elle vendit les vêtements, le linge, la literie, les meubles, tout, jusqu’à sa dernière chemise, celle qu’elle portait et quand toutes ses ressources furent épuisées, elle demanda l’aide de ses voisins. Et parfois elle obtenait pour ses malades, de la soupe et du pain. Tous les enfants finirent par guérir. Mais Madame Kr ne possédait plus rien, en dehors de sa propre vie. Et pourtant , il fallait soutenir et remettre tout le monde sur pied, les enfants et elle-même. Et pour la troisième fois Madame Kr entreprit de trouver de nouvelles sources de revenu. Elle commença par faire la lessive et les ménages. Elle préférait la lessive parce que là, on lui donnait à manger et en plus, de 5 à 8 zlotys par jour. En général le ménage ne comprenait pas le repas 46 et les rémunérations ne permettaient même pas d’acheter une miche de pain noir. Mais la nécessité ne lui laissait pas le choix. Elle exerça tout l’hiver ces emplois difficiles et elle était bien heureuse de les avoir ; car à la maison c’était le règne de la faim, du froid, de l’obscurité et de la misère. Durant tout l’hiver, elle n’alluma pas une seule fois le feu. Elle n’avait pas de quoi s’offrir du bois, du charbon ou du pétrole lampant, pas même une bougie. Les enfants ne sortaient pas de leur lit : ils dormaient tout habillés sous un tas de hardes. Quand Madame Kr partait travailler, ils passaient leur journée à lutter contre la faim à moins que l’un des voisins ne leur apportât un peu de soupe, ce qui n’arrivait pas tous les jours. Le soir seulement, Madame Kr leur apportait un peu de kacha ou des pommes de terre qu’elle préparait chez des voisins, puis dans le noir, les enfants mangeaient cette nourriture. Et quand elle avait une journée de repos, il fallait jeûner. C’était ainsi que les mois passaient. -« C’est un miracle, pensait Madame Kr, si les enfants ne sont pas gonflés par le froid et la faim. C’est un grand miracle du destin. » Elle considérait également sa survie comme un vœu de la fatalité. Tout l’hiver, elle avait dormi à même les ressorts dénudés d’un sommier. En fait de couverture, elle avait une espèce de grosse toile. Elle se levait dans l’obscurité profonde, devinant intuitivement qu’il était 6 H. Puis elle détachait avec difficultés son corps endolori de la pression métallique de sa couche. Ses mains et ses pieds étaient engourdis par le froid. Photo p.18 Sa fine robe usée et son manteau qui s’effilochait, étaient ses seuls habits à la fois de fête et de tous les jours. Elle ne portait aucun vêtement de laine, allait à jeun au travail ou à la recherche d’un emploi. La souffrance et la misère marquaient tragiquement son visage. Parfois, elle provoquait, chez les gens, de la répulsion. Une fois, en hiver, de retour à la maison, elle s’arrêta devant une vitrine de sucreries. Elle voulait en acheter deux pour les enfants. Elle demanda le prix à la vendeuse. Pour toute réponse, elle entendit le rabrouement de la serveuse qui lui dit : -« Il n’y a pas de bonbons ! Il n’y a pas de prix ! Nous connaissons çà ! Allez ouste ! » La vendeuse l’avait prise pour un voleuse et l’avait chassée. Cet incident se grava douloureusement dans la mémoire de Madame Kr. La guerre l’avait amenée à bien de lourds compromis. 47 Autrefois, par exemple, elle observait strictement tous les rituels de la tradition. Elle aurait préféré mourir plutôt que de ne pas manger kascher. Aujourd’hui, elle ne demandait pas quelle graisse on avait mise dans la soupe. L’essentiel c’était sa survie et celle de ses enfants. Cependant, la guerre n’était pas parvenue à dépraver son âme, à détruire ses principes moraux, dont elle plaçait en tête l’honneur et l’honnêteté. Dans les instants les plus durs, même au moment de la mort des êtres les plus chers, elle avait toujours refusé de faire l’aumône ou de voler. Jamais elle n’avait envoyé se enfants dans la rue.( Une voisine le confirmait). Les lessives, les ménages, l’épuisaient. Et dès le printemps 1942, elle renonça à ces emplois parce que, tout bonnement, elle n’en avait plus la force. Elle reprit un commerce de légumes. Elle obtint la mise de fonds de manière singulière. Chaque matin l’une de ses voisines lui prêtait une certaine somme qu’elle devait rendre le soir même. Elle recevait l’argent entre 9 et 10H et en hâte, allait chercher la marchandise rue K. C’était de la marchandise de seconde main, i.e. provenant d’un commerçantpasseur. Le prix était supérieur à celui des produits directement achetés à des trafiquants chrétiens. Et pour cette raison, elle vendait sa marchandise avec un bénéfice infime. Mais elle préférait cela plutôt que de prendre le risque d’attendre à un passage du mur, d’autant qu’il n’y avait pratiquement pas de jour sans qu’une victime ne tombe sous les balles des gendarmes ou des soldats allemands. Photo p. 19 En son absence, le matin, elle était remplacée au stand de la porte cochère, par sa fille de 13 ans. Et son fils plus jeune de 3 ans, l’accompagnait aux courses. Au retour, il se mettait derrière elle, pour veiller que personne ne subtilise quelque chose dans le lourd panier qu’elle portait sur le dos. Madame Kr gagnait en moyenne 5 à 6 zlotys par jour. Comment s’en sortir à trois avec si peu d’argent, avec ce prix exorbitant de 11 à 12 zlotys pour une miche de pain ? Aussi, il se passait des semaines entières où le pain n’était qu’un rêve pour Madame Kr et ses enfants. Ils n’achetaient pas de pain avec leurs tickets. Madame Kr vendait sa ration et celle de ses enfants, comme elle vendait ses tickets de sucre et de poudre à laver pour pouvoir acheter du bois et un peu de kacha de dernière qualité à 9 zlotys le kilo. Elle ajoutait souvent ces céréales dans sa soupe aux épluchures que des voisins lui cédaient. En 48 échange, elle leur pelait les pommes de terre. –« Cette soupe si mauvaise, si insipide, Madame, » représentait leur principale nourriture. Et parfois, « quand vraiment, nous ne pouvions plus tenir », Madame Kr achetait dans la rue Twarda, pour toute la famille, un quart de pain, couleur d’argile. Quelle joie, alors dans la maison ! Mais c’était aussi une véritable fête, quand l’un des voisins (très rarement) offrait, avec un verre de thé ou une assiette de soupe, une tranche de pain maison. Et c’est ainsi que Madame Kr survit avec ses deux enfants. Toujours dans l’obscurité (1 mot illisible) Sa vie est………….. ***** 49