Archives clandestines du Ghetto

Transcription

Archives clandestines du Ghetto
Archives clandestines
du Ghetto
de Varsovie
Emmanuel RINGELBLUM
LA FEMME JUIVE A
VARSOVIE
de septembre 1939 à l’instant présent(fin 1942)
Partie rédigée par Cecylia Slepak
Traduit du polonais par Henri Sobowiec avec la collaboration de
Jacques Burko
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AVANT-PROPOS
Emmanuel Ringelblum (1900-1944) est l’historien qui a
organisé les archives sur la vie et l’extermination des Juifs
dans le Ghetto de Varsovie. Il a incité un maximum de
compatriotes à témoigner, en leur demandant de décrire
les conditions d’existence auxquelles les autorités
allemandes les soumettaient. Ces témoignages ont été
enfermés dans des bidons métalliques de lait de 20 litres
et enterrés dans quatre endroits différents.
Emmanuel Ringelblum a été torturé puis assassiné par les
Allemands en 1944 parce qu’il ne voulait pas dévoiler les
caches de
ces archives. Il s’agit d’une mort
singulièrement héroïque : une mort pour sauver la
Mémoire.
Peu après la guerre, les 3 /4 de ces documents ont été
retrouvés et retranscrits, parfois avec difficultés, parce
que certaines feuilles, mal conservées, étaient devenues
presque illisibles. Aujourd’hui l’ensemble de cet opus a
été publié, en polonais, par l’Institut d’Histoire Juive de
Varsovie.(Z.I.H.)
Les deux cahiers qui vous sont présentés ont été rédigés
par Cecylia Slepak dont on sait simplement qu’elle a
traduit en polonais des œuvres de l’historien russe
Doubnov.
Le texte est précédé d’un plan très ambitieux qui ne
correspond pas du tout à ce qui a été réalisé.
Cette preuve flagrante d’inachèvement augmente encore
l’émotion qui nous étreint à la lecture de ces vies de
femmes en guerre.
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LA FEMME JUIVE A VARSOVIE DE SEPTEMBRE 1939
A L'INSTANT PRESENT (fin 1942)
PLAN
LA FEMME JUIVE DE TOUS LES MILIEUX DANS SA VIE
QUOTIDIENNE INDIVIDUELLE ET SOCIALE
I. LA FEMME……………………………………
a.
b.
c.
d.
e.
mendiante
chanteuse
voleuse
prostituée
commerçante
II. LA MAISON :
- la maîtresse de maison
- l’aide ménagère
III. UN POINT PARTICULIER :
La femme dans une distillerie
IV. LA FEMME DANS SA CUISINE
- avec des ressources suffisantes
- la question des enfants
V. LA FEMME (illisible)………………………
……………………..
VI. LA FEMME INTERMEDIAIRE COMMERCIALE
- DANS LA CONTREBANDE
VII. LA FEMME ARTISTE
- ACTRICE DE THEÂTRE
- CHANTEUSE
- MUSICIENNE
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VIII. - LA FEMME ENSEIGNANTE
- LA RESPONSABLE DES LOISIRS
- LA BIBLIOTHECAIRE
IX. - LA FEMME MEDECIN
- L'INFIRMIERE
- L'INTENDANTE A L’HOPITAL, DANS L’ACTION
SANITAIRE
X. LA FEMME SERVEUSE DANS UN RESTAURANT, UNE
BRASSERIE
XI. LA FEMME – CONCIERGE
XII. LA FEMME – SECRETAIRE : SALARIEE, BENEVOLE
- dans une institution sociale
- dans un comité de locataires
- dans un cercle féminin
- dans la gestion d’une cuisine, d’un internat etc.
XIII. LA FEMME COMBATTANTE
- conspiratrice
- propagatrice d’idées
XIV. LA FEMME DIRECTRICE D’INTERNAT, DE CRECHE POUR
ENFANTS
XV. LA FEMME DANS L’ADMINISTRATION PENITENTIAIRE
XVI. LA FEMME DANS LA FORMATION PROFESSIONNELLE
XVII. LA FEMME DELATRICE
Les faits rapportés sont strictement conformes aux confidences que les
femmes nous ont faites.
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Aujourd’hui, dans cette période de survie et de résistance, il est
difficile d’évaluer totalement et objectivement le rôle de la femme
juive dans la construction de notre réalité de guerre. Une telle
appréciation exige la perspective historique. L’observation directe et
l’analyse factuelle de la vie me permettent à peine de tirer quelques
vagues conclusions. Pourtant un axiome semble irréfutable : la guerre
actuelle prédestinait la femme juive à prendre sa vie en main et en
général le bilan de ses réalisations et de ses mérites est positif.
Depuis le tout début du cataclysme et au cours des différentes étapes de
notre tragédie sociale, l’attitude de la femme n’a pas manqué d’étonner
par son énergie dans tous les épisodes de la vie, même les plus
difficiles. Son subtil instinct de conservation lui donne la capacité de
s’adapter aux changements les plus brutaux. Sa personnalité, longtemps
réprimée par les stricts préceptes de l’éducation, se libère, et toutes
ses nouvelles forces vives éveillent en elle un très grand dynamisme.
Les conditions économiques et culturelles dans lesquelles baigne notre
vie, ont placé la femme juive à un niveau significativement plus élevé
et plus important que les femmes des autres communautés. Sur le front
de la lutte pour la vie, la femme juive s’est imposée pratiquement dans
tous les domaines. Parfois elle s’est haussée au-dessus des hommes et
elle est devenue un facteur de construction de notre réalité économique
et morale. Dans ses activités individuelles et sociales elle sait tirer
profit de son expérience du passé. Cependant grâce à son étonnante
intuition, elle est en mesure d’ajuster avec bonheur cette expérience
aux nouveaux impératifs de la vie, obtenant ainsi les résultats les plus
heureux dans nos conditions d’existence. Pourtant le mot d’ordre
‘’survivre’’ ne délimite pas les frontières des aspirations de la femme
juive. Cette dernière désire aussi creuser les fondations de la future
renaissance socio-économique. D’où cet élan vers les métiers. Et dans ce
domaine les qualités de la femme juive sont à souligner.
Ses mérites sont également importants dans la sphère spirituelle. Dans
la grisaille de notre routine quotidienne, elle apporte un souffle
vivifiant de foi et de courage. La fraîcheur de ses émotions, ses idéaux
et son humanisme relèvent parfois de l’héroïsme. Elle est tenace et
inlassablement patiente dans la poursuite de ses aspirations. Les
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déboires ne la découragent pas facilement. Elle tente toujours de
repartir. Sa force de caractère et sa manière de se colleter aux
difficultés démontrent sa volonté de vivre et de survivre.
L’éventail des activités de la femme est vaste et contrasté. En fait
elle ne se classe pas dans une catégorie particulière de travail
professionnel, domestique ou de subsistance. Dans la plupart des cas
elle supporte le fardeau des charges familiales : elle a une activité
rémunérée, s’occupe du ménage, de l’éducation des enfants. Ce large
éventail d’occupations est un aspect symptomatique de notre époque et
cette situation de fait existe chez les femmes juives de tous les
milieux. Le devoir est l’un des moteurs les plus répandus de l’activité
de la femme juive. De ce sens du devoir découle son machiavélisme
spécifique qui trouve son expression dans ses hésitations infinies,
entre l’idéalisme le plus noble et l’égoïsme le plus détestable voire le
dévoiement. C’est justement pour cela que l’on peut découvrir les signes
d’un héroïsme authentique dans la déchéance tragique de plus d’une
femme. Le devoir, des raisons de nécessité en sont les causes cachées.
*****
0Il est 10H du matin… Le soleil brille. Le pouls fébrile de la rue juive
bat au rythme de ses pulsations anémiées. Les gens marchent, courent,
se traînent avec peine, demeurent debout collés à un mur. Les visages,
les voix, les sourires se mêlent.
-« Mes petits pains blancs, frais, pas chers ! »
-« Ô Moréna, tes yeux brillaient comme des étoiles ! »
-« Warschauer zeitung ! Reich. Et ta parole ! (et ton opinion ?)
-« Cigarettes de luxe, cigarettes pas chers ! ….Pommes de terre……
carottes ! »
-« Chers compatriotes ayez pitié de la mère de trois orphelins !
Bonbons ! ! Caramels ! »
-« Au secours ! Attrapez la voleuse ! »
-« Je suis pressée, j’ai rendez-vous chez le coiffeur cet après-midi ! »
-« Dieu soit loué ! …Elle a bien gagné sa vie cette semaine ! … Au
bureau, les traitements ne sont toujours pas versés, je n’ai plus rien à
vendre ! Comment vais-je nourrir ma famille ? »
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-« Et oui ! La quête que l’on a faite pour les enfants a donné d’assez
bons résultats. »
-« Venez donc aujourd’hui à notre réunion sur la cuisine… Tout est
tellement cher que je ne sais plus que faire ! … »
-« C’est le printemps ! Quel merveilleux soleil ! On a tellement envie
de vivre ! Il faut tenir ! »
Dès 10H du matin, dans la rue juive, la misère transparaît pleinement
dans les éclats de voix mais avec sa dose quotidienne d’espoir.
*****
Dans un recoin de ruelle de la rue Nowolipiè, adossée à la façade d’une
maison du mur de démarcation, Madame C. attend depuis une heure un
client venant de la zone aryenne. Elle vient souvent ici à la même
heure. Parfois elle se promène sur l’étroit trottoir, d’autres fois elle
se cache sous la porte cochère d’une maison voisine, d’autres fois
encore elle reste sur place comme en ce moment. Elle a acquis de
l’expérience et a appris la prudence.
Madame C. a 30 ans. Elle est issue de la petite bourgeoisie. Avant la
guerre elle était corsetière. Au début, elle avait un petit atelier chez
elle puis elle l’a transféré dans une boutique du quartier de la
Vistule. Lors d’un bombardement cette boutique a été détruite.
Madame C. a tout de même réussi à sauver une partie de la marchandise.
Elle a alors loué un magasin de la même rue et a travaillé là jusqu’à la
fermeture du Ghetto, le 15 novembre 1940. Elle allait à son atelier sans
étoile jaune. Pour les clients occasionnels, elle passait pour une
Aryenne ; cependant tous ses amis connaissaient ses origines mais
demeuraient loyaux et même bienveillants envers elle. Madame C. se
débrouillait assez bien. Le 15 novembre quand le Ghetto fut fermé, on
apposa les scellés sur sa boutique comme sur tous les établissements
juifs situés sur le territoire aryen. (Visiblement, à la fin, quelqu’un
l’avait trahie.) L’une de ses clientes l’en avertit. Il lui sembla que le
sol s’ouvrait sous ses pas. A son domicile elle n’avait conservé qu’une
faible réserve de marchandises. L’essentiel était resté dans la
boutique. Des bruits inquiétants couraient dans le Ghetto. Sans argent,
sans provisions de nourriture, Madame C. devait agir rapidement si elle
voulait rester en vie. La peur et la faim sont de puissants moteurs
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d’activité humaine. Et le spectre de la famine était là tout proche.
Elle décida alors quoi qu’il advienne de passer de ‘’ l’autre côté’’.
Elle mit sa pelisse, un fichu sur la tête et se présenta au poste de
gendarmerie, situé à l’angle de la rue Elektoralna et de la place de
la Banque. On lui demanda d’où elle venait et où elle allait. Elle
expliqua qu’elle était aide ménagère chez des Juifs, qu’elle était passée
chercher les gages qui lui étaient dus et qu’elle allait chez ses
nouveaux patrons, des Aryens. Elle se rendit directement dans son
magasin du quartier de la Vistule. Le concierge l’informa que samedi
matin, les Allemands avaient apposé les scellés sur sa boutique et qu’il
en était personnellement responsable. Le magasin avait deux entrées :
sur la rue et à l’intérieur derrière la porte cochère. Cette dernière
n’ayant pas été remarquée, n’avait pas reçu de scellés. C’était là une
porte de salut. Madame C. essaya de convaincre le gardien de l’autoriser
à pénétrer dans son établissement par cette entrée non-scellée pour
prendre ne serait-ce qu’une partie des marchandises. Le concierge avait
peur. Longtemps il refusa. Mais un billet de 100 zlotys le fit céder. Il
fut décidé que Madame C. viendrait à la tombée de la nuit. Elle se
présenta à l’heure convenue. Elle n’était pas seule mais accompagnée
d’une cliente amie qui était volksdeutsche. Elle crocheta la porte et
emporta une importante quantité de marchandises. Elle cacha cela chez
une camarade chez laquelle elle passa également la nuit. Le lendemain
elle revint au Ghetto et pénétra chez elle en utilisant le même moyen.
Elle réussit à faire passer la marchandise par un policier polonais de
sa connaissance.
Maintenant il fallait réfléchir à la suite des évènements. Avant-guerre
son mari avait été un commis dans une manufacture. Sans emploi depuis
l’Armistice, il était maladif et lourdement handicapé dans sa liberté de
mouvements par les incessantes rafles dans la rue. En aucun cas, il ne
pouvait donc subvenir aux besoins de la famille. Pour comble de
malheur, le chaos provoqué par l’enfermement des Juifs dans une zone
délimitée, ne permettait guère d’envisager des perspectives et des
possibilités de subsistance. Madame C. n’avait pas de travail non plus.
Elle décida alors de vendre une partie des marchandises, d’acheter avec
cet argent des provisions et d’attendre en observant attentivement la
suite des évènements. Plusieurs fois elle sortit dans la rue Gesia et vendit
sur la place de la marchandise à vil prix. Pas la totalité de sa
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marchandise. La moins bonne. Le temps passait, les réserves fondaient à
vue d’œil, le spectre menaçant de la famine approchait à nouveau. Sur
ces entrefaites, la situation commença à s’éclaircir. La différence de prix
entre les deux zones des articles alimentaires et de certains produits était
criante (évidemment, à notre détriment). La conjoncture donna naissance
à la contrebande qui se mit à fleurir à un rythme effréné. Elle ouvrait la
voie à une existence matérielle incertaine et parsemée de risques ; mais
en même temps c’était le seul moyen de subvenir à ses besoins dans ces
nouvelles conditions de vie. Madame C chercha en vain du travail dans
son métier. Elle exécutait les commandes sporadiques de
soutiens-gorge ou de ceintures pour un profit dérisoire. Il faut vivre,
pensait-elle. Nous voulons survivre. Elle décida donc, de prendre tous
les risques pour son mari et pour elle-même.
La première fois, elle passa de ‘’l’autre côté’’ en se faisant passer
pour la femme d’un gardien de prison. C’était au début du printemps
1941, pendant les fêtes de Pâques. Elle donna rendez-vous à l’un de ses
amis surveillants devant l’entrée de la maison d’arrêt. Il lui apporta
la carte d’identité de sa femme, avec qui, par un étrange concours de
circonstances, Madame C. présentait des traits de ressemblance. A
mesure qu’elle s’approchait du poste de contrôle Madame C. se sentait
envahir par la crainte et l’angoisse. Son cœur battait la chamade, ses
tempes bourdonnaient. C’était la peur du gendarme. Le ‘’mari’’ présenta
son laissez-passer et lui dit calmement « Montre donc tes papiers ! » Et
à ce moment-là, sa frayeur se dissipa. Madame C. reprit tous ses esprits
et se trouva dans une espèce d’état second. Le coup avait réussi. Pour
la première fois elle allait de ‘’l’autre côté’’ en ‘’reconnaissance’’.
Elle voulait entrer en contact avec ses anciennes clientes, retrouver
des amis qui pourraient lui rendre service, découvrir ce qui marchait de
‘’l’autre côté’’. Elle passa là-bas trois jours, visita différentes
firmes. Le sentiment de la nécessité de son acte la stimulait et
renforçait son courage. Elle dormit chez une ancienne cliente, une
Aryenne. Trois jours plus tard, elle rentra chez elle, seule, parce que
c’était justement le premier du mois, le jour de la prorogation du
sauf-conduit et, l’attestation du document exigeait plusieurs jours
encore de présence de son compagnon du côté aryen. Pendant ce laps de
temps elle reçut quelques commandes qu’elle se fit un devoir d’exécuter
rapidement. Il fallait se hâter. Trois jours plus tard, elle devait
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retourner à nouveau là-bas. Chargée d’un lourd sac de provisions, elle
se rendit au bout de la rue Nowinierska et se mit à déambuler à
proximité du poste de garde, en attendant une heureuse occasion pour se
glisser de ‘’l’autre côté’’. A un moment donné arriva une voiture. Un
gendarme y grimpa pour contrôler son contenu ; le policier polonais,
quant à lui, était occupé à disperser une bande d’enfants juifs, des
fraudeurs. Elle profita de ce moment d’inattention des sentinelles pour
traverser la frontière du Ghetto en courant. Encouragée par cet essai
réussi, deux jours plus tard, sa commande faite, elle retourna chez ses
clients. Mais cette fois, elle choisit ‘’un passage’’, i.e. un couloir
souterrain partant de la cave d’une maison détruite qui reliait les
‘’deux mondes’’.
Elle s’enveloppa le corps avec les soutien-gorge et les ceintures
qu’elle recouvrit d’une large bande de caoutchouc et à l’intérieur elle
cousit son argent. Elle passait en fraude ce qui lui tombait sous la main :
de l’or, des montres, des produits pour ‘’l’autre côté’’. De là-bas, elle
rapportait de l’alimentation. Pour quelques zlotys, elle obtint d’un
policier juif l’autorisation d’utiliser un passage souterrain ; ce moyen lui
offrait la liberté du côté aryen. Les affaires se développaient bien. Elle
agrandit rapidement sa clientèle en visitant non seulement des
particuliers mais aussi des commerçants du marché Rozycki de Praga.
Elle gagnait 6 à 7 mille zlotys par mois. Au début, elle passait de
‘’l’autre côté’’ deux fois par semaine et demeurait deux, trois jours sur
place, en changeant constamment d’adresse. Comme ses affaires se
développaient beaucoup elle se rendait là-bas plus souvent, presque tous
les jours. Elle partait à l’aube et rentrait au crépuscule parfois même
dans la nuit, après le couvre-feu.
Pendant toute sa carrière de contrebandière, Madame C. vécut trois
aventures désagréables. C’était la veille de la Pentecôte de 1941. Elle
venait justement de réaliser une transaction lucrative et elle rentrait
chez elle par la rue qui traverse le jardin de Saxe. Elle tenait à la
main un grand sac dont le fond était rempli de cigarettes(le trafic de
cigarettes était strictement interdit) et le dessus de viande. Elle
marchait aux côtés d’un enfant juif, sale, dépenaillé, également
fraudeur. Ce dernier la menait vers un nouveau ‘’passage’’. Soudain une
voiture de gendarmes déboucha de la Porte de Fer. Elle n’eut pas le
temps de fuir. Elle entendit un ‘’Halte’’ qui la glaça. Quatre hautes
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silhouettes vertes lui barrèrent le passage comme une haie de mauvais
augure.
Une voix grinça « Jude ? »
Elle se mit à sourire. « Je ne comprends pas » répondit-elle.
-« Non, Jude ? » répéta le gendarme. « Dokumenten ! »
-« Ah oui, les papiers ! » dit-elle d’une voix chantante et traînante
qui lui était étrangère. Elle frémissait de peur mais demeurait
maîtresse d’elle-même. Son cerveau était traversé de pensées paniques
qu’elle dominait. Elle avait conscience que son courage la sauverait.
-« Les papiers ? Quelle est la femme qui a ses papiers sur soi ? » Elle
jouait les innocents.
-« Und was haben sie hier ? » le gendarme indiqua le panier.
-« Pour les fêtes j’ai acheté de la viande. » expliqua-t-elle. D’un
geste vif elle dégagea la fermeture : la viande apparut sur le dessus.
Ils renoncèrent donc à pousser plus loin les recherches. Ils
s’éloignèrent. Quelques instants plus tard ils revinrent sur leurs pas.
-« Et lui, ce garçon, tu le connais ? » Ils lui montraient son
‘’guide’’, non loin d’elle. Madame C. réfuta « Mon Dieu il y a tellement
de monde ! » Elle faisait preuve d’un courage provocant. Cela lui porta
chance. Ils la laissèrent partir.
Une autre fois, c’était peu avant la parution du décret menaçant de mort
tout juif franchissant les frontières du Ghetto sans sauf-conduit. Elle
était justement au marché Rozycki à Praga. Soudain quelqu’un, tel un
obstacle maléfique, lui barra la route. D’instinct, elle devina : un
agent de la sûreté.
-« Vous êtes juive ? » lui demanda-t-on sur un ton menaçant.
-« Quoi encore ? »
-« On sait, on sait, vos papiers ! »
-« Ils ont brûlé au cours d’un bombardement. »
-« Suivez-moi, je vous prie. »
-« Je n’irai pas. Je ne suis pas juive. Je ne sais pas ce que vous
voulez de moi. »
Ils se tenaient juste devant l’étal d’une amie commerçante. Elle
s’adossa à un angle du comptoir. On entendit les paroles de la
marchande de l’étal concurrent d’en face (il s’est avéré plus tard que
c’était sa délatrice).
-« Donnez donc 100 zlotys à cet agent. Quelle importance ! »
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-« Je ne donnerai rien parce que je n’ai pas de quoi. » Elle tremblait
mais s’entêtait avec opiniâtreté. Son cerveau travaillait fébrilement.
Dans un grand sac qu’elle portait toujours, elle cachait un
porte-monnaie avec quelques milliers de zlotys. Il lui fallait les
sauvegarder. Elle fit semblant de prendre un mouchoir, saisit
adroitement la bourse et sans changer de posture, elle glissa sa main
sous la taille de la commerçante et lui transmit le porte-monnaie. Puis
elle se retourna très vite et chuchota à la commerçante l’endroit où
elle pourrait le ramener. Cela ne dura que quelques secondes, mais
malgré tout, cette habile manœuvre n’échappa point à l’attention de
l’agent de la sûreté.
-« Q’avez-vous glissé dans la main de la marchande ? »
-« Rien. »
-« Vous donnerez 50 zlotys ? »
-« Non ; »
-« Suivez-moi donc. »
Mais à cet instant une cliente amie d’un stand voisin vint à sa
rescousse. Elle interrogea l’agent et retint son attention au point
qu’il ne remarqua pas la fuite de Madame C. Et entre-temps, Madame C.
réussit à se cacher dans le quartier de Zabkowski chez sa cliente et
l’attendit là jusqu’à la nuit. Sa cliente sortait sans cesse pour
vérifier si quelqu’un de suspect ne tournait pas autour de la maison.
Sur ces entrefaites la commerçante du marché s’est présentée. Elle
rapportait à Madame C. sa bourse avec tout son contenu. Le soir,
madame C. prit le tramway qui devait la ramener au mur. Mais le
policier de garde était connu pour son antisémitisme acharné. La route
était donc bloquée. La nuit était noire, sans lune, l’une de ces nuits qui
favorisent à coup sûr les rats. Ainsi, elle se dirigea vers un autre passage
et comme un rat, traversa en rampant un couloir de cave humide et
nauséabond. Comme elle connaissait bien ce chemin ! Que de fois avaitelle dû rentrer par-là ! Que de fois avait-elle dû, là ou ailleurs, grimper
par dessus le mur en s’aidant de pierres ou de cordes. Par la suite,
souvent elle rencontra cet agent, mais il ne la reconnaissait pas, car
chaque fois qu’elle passait de ‘’l’autre côté’’ elle changeait de tenue. Le
fraudeur doit exceller dans l’art du déguisement, comme un détective,
disait Madame C..
Quand on placarda sur les murs des maisons juives le décret menaçant
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de mort quiconque franchirait les limites du Ghetto sans sauf-conduit,
madame C. ne sut plus que faire. Pourtant, au cours de la première
semaine après la parution de la circulaire, elle passa plusieurs fois
dans l’autre zone, car elle avait une série d’affaires à régler.
Dans les rues, les agents pullulaient. Leur œil exercé recherchait les
Juifs avec une implacable âpreté. Un jour, Madame C. n’eut pas de
chance. Un agent l’arrêta dans la rue Zabkowski et sans préambule lui
ordonna de le suivre au commissariat. Elle obéit. En chemin, elle entra
en conversation avec l’agent. Elle manœuvra avec tant d’habileté
qu’elle parvint à ses fins : il la libéra pour 1500 zlotys. Pour lui
éviter une éventuelle nouvelle arrestation, l’agent la raccompagna
jusqu’à un ‘’passage’’. En lui faisant ses adieux, il la mit en garde.-« Ne
revenez plus jamais ici, vous risqueriez votre tête. »
Depuis cet incident, Madame C. ne passa plus de ‘’l’autre côté’’. Elle
continue à trafiquer mais uniquement sur le territoire du Ghetto.
Aujourd’hui ses clients viennent chez elle, parfois ils se font
remplacer par un intermédiaire. L’éventail des affaires s’est réduit.
Les profits ont sensiblement diminué et bien qu’ils ne suffisent plus
pour subvenir à ses besoins, car Madame C doit combler les trous
budgétaires en vendant divers objets de la maison, elle n’a plus jamais
eu le cran de franchir le mur. Car la chose la plus importante dit
Madame C, c’est la vie. Autrefois je prenais des risques pour vivre,
quelle absurdité de risquer la mort !
*****
Jadis, Madame C. est passée plus d’une fois de ‘’l’autre côté’’ en
compagnie de madame F., trafiquante également. Madame C. l’avait
connue avant-guerre et elle savait que l’on pouvait compter sur son
habileté et sa discrétion. Cette dame appartenait au type de femmes
juives chez lesquelles les hostilités éveillent une sorte de vitalité
biologique de défense contre les coups du sort tragiques et de plus en
plus graves. Madame F. avait 42 ans. En temps de paix, elle tenait un
petit commerce de chaussures. Elle vendait à crédit ou parfois dans la
rue à des clients de passage. Son mari était artisan. Madame F. avait
trois enfants dont l’aîné avait treize ans. Après l’invasion allemande sa
vie a pris un tour très difficile. Elle perdit sa marchandise et l’argent qui
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lui revenait des crédits de ses clients d’avant-guerre. Son mari,
victime d’une rafle, avait été frappé si violemment qu’il avait eu une
commotion cérébrale et avait dû longuement garder le lit.
La faim et la misère entrèrent dans la maison. Il n’y avait pas d’autres
solutions : Madame F. devait prendre en charge la lutte pour la vie. Ses
relations avec ses voisins aryens, corrects depuis longtemps, lui
facilitèrent son travail commercial. Elle leur achetait et leur vendait
toute sorte de marchandises. Elle gagnait sa vie et pouvait faire vivre
tant bien que mal sa famille. Quand en novembre 1940 elle dut quitter
son appartement et s’installer dans le Ghetto, ses liens avec ses
clients et ses amis ne se sont pas distendus. Bien au contraire. Ils se
sont resserrés. Elle commença à trafiquer. Au début elle passait en
fraude de ‘’l’autre côté’’ en tramway dans lequel elle montait et
descendait en marche. Mais ensuite quand des policiers furent postés aux
arrêts, elle commença à emprunter les ‘’passages’’. Dans un premier
temps elle ne passait là-bas que quelques jours. Mais ensuite, quand les
conditions de passage se sont aggravées, elle y demeurait de longues
semaines, faisait des achats selon les commandes téléphoniques de son
mari et à un moment convenu, se présentait à un endroit fixé, jetait la
marchandise par-dessus le mur ou la ramenait par ‘’l’ouverture’’ d’une
maison frontalière. Elle travaillait dur avec une impétuosité fébrile. Elle
ne se laissait pas rebuter par les dangers qui la guettaient pourtant elle
gagnait à peine de quoi subvenir à ses besoins domestiques et familiaux.
L’année dernière, elle est tombée enceinte. Ne tenant pas compte de son
état physique, elle continuait à louvoyer avec courage et une inlassable
énergie entre l’un et ‘’l’autre côté’’. Elle était poussée par la conscience
d’avoir bientôt à nourrir un être de plus. Elle préparait donc des réserves.
L’enfant est venu au monde deux mois avant la parution du décret
instituant la peine de mort pour le franchissement des frontières du
ghetto sans autorisation. Durant cette période, son mari est tombé
gravement malade du typhus. A nouveau, elle s’est retrouvée seule à se
battre pour élever ses enfants. Pour cela, il lui fallait continuer de
frauder. Elle ne fut donc effrayée ni par la circulaire ni par la menace
de mort et comme de coutume, elle se rendit de’’ l’autre côté’’. Mais
cette fois, elle n’eut pas de chance. Elle fut arrêtée un jour, dans la
rue Fréta par un policier.-« Vous êtes juive ? » Elle contesta. Il lui
demanda ses papiers. Elle n’en avait aucun. Il la conduisit donc au
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commissariat. En chemin Madame F. tenta de corrompre le représentant
de l’ordre, mais il exigea une somme trop élevée pour sa libération. Elle
n’avait pas autant d’argent sur elle et elle fut appréhendée. Peu après,
elle fut envoyée de la zone aryenne à la prison de la rue Gesia. Elle y
resta à peine quelques jours. Présentée devant un tribunal d’exception,
elle fut condamnée à mort. Elle fit parti du premier groupe de fusillés
pour franchissement illégal des frontières du Ghetto.
*****
Madame C. a 23 ans. Elle est la fille d’un propriétaire de restaurant.
Elle passa son enfance et sa prime jeunesse dans une atmosphère
d’alcoolisme, de brutalité sexuelle et de cynisme. En aidant sa mère à
vendre l’alcool et les zakouskis, en servant même souvent à table,
Madame C. assimila rapidement l’art de séduire les clients.
A peine une semaine avant le déclenchement de la guerre, Madame C. se
maria. Mais dès le début des hostilités, son mari, un prothésiste
dentaire, fut entraîné par les premières vagues de fugitifs qui quittaient
Varsovie( le 6 septembre 1939) et l’abandonna. Pendant la terrible
période des bombardements et jusqu’à l’Armistice, Madame C. habita
avec ses parents et ses enfants. A l’époque, leurs conditions matérielles
étaient exceptionnelles : ils avaient d’importantes provisions de farine,
de pommes de terre, de graisse et de thé. Et quand leurs voisins devaient,
sous une grêle projectiles, faire la queue pour le pain ou plus tard,
quand, on ne pouvait plus obtenir de pain en ville quel que soit le prix,
eux nageaient dans l’abondance. Pendant tout le mois de septembre
jusqu’aux tragiques journées du bombardement ininterrompu, le
restaurant resta ouvert quelques heures par jour et Madame C. aida ses
parents en tant que serveuse. Durant les attaques aériennes quotidiennes,
Madame C. se réfugiait dans la cave du restaurant et la nuit elle
descendait dans un abri public. Pendant plusieurs jours elle vécut dans
un état d’extrême excitation. Le soir, elle se jetait sur son lit tout habillée
craignant de n’avoir pas le temps de se rhabiller quand le fracas des
bombes déchirerait à nouveau le silence de la nuit et qu’il faudrait
descendre en courant vers l’abri.
Madame C. désirait ardemment rejoindre son mari. C’est pourquoi,
quand peu après l’Armistice(en octobre) son conjoint qui résidait alors à
15
Vilnius, lui envoya un ‘’guide’’ elle partit sans hésiter. Le jour dit,
à une heure très matinale, Madame C. se rendit à un endroit convenu, à
l’angle de la rue Dluga et de la rue Kominiarski. Elle trouva là un
car rempli de passagers. Madame C. y prit place à côté de son
‘’guide’’. Ils se dirigèrent vers Malkinia par de tortueux chemins de
traverse. Après un voyage entrecoupé de fréquents arrêts obligatoires,
ils s’arrêtèrent au crépuscule dans un coin perdu. Personne ne savait où
ils se trouvaient. Le ‘’guide’’ refusait de répondre à ses questions. Le
froid et l’incertitude faisaient grelotter Madame C. Elle avait de
mauvais pressentiments. Soudain, on entendit un laconique « suivez-moi
! » Et une procession de fuyards s’ébranla derrière le ‘’guide’’. Ils
empruntaient des sentiers à peine tracés, à travers la forêt, se tenant
constamment sur leurs gardes. Le moindre murmure les paralysait. Ils se
jetaient alors sur le sol et rampaient comme d’énormes vers de terre.
Ils parvinrent enfin à la frontière dite verte. C’était une zone neutre
séparant les territoires ‘’russes’’ et ‘’allemands’’. Là, le ‘’guide’’
donna l’ordre d’arrêter. Il fallait attendre le moment opportun pour
franchir la frontière soviétique. L’endroit était tapissé de
corps humains. Tout comme Madame C., des milliers de familles
attendaient depuis bien des jours l’heureuse occasion. Il se passait là
des scènes déchirantes : des gens perdaient connaissance à cause de la
faim et de l’épuisement, les lamentations des adultes se mêlaient aux
cris des enfants. Madame C. demeura deux jours en ce lieu. Une nuit,
elle se mit enfin en route derrière son ‘’guide’’ en direction de la
frontière soviétique. Tour à tour, ils marchaient et rampaient en se
frayant un passage dans l’amas des corps étendus. Ils étaient déjà tout
près de la frontière quand éclata un grondement de détonations et que la
fourmilière humaine de ‘’la zone frontière verte’’ fut prise dans la
lueur du feu des fusils. C’est du côté russe que provenaient des
sommations et peut-être visaient-elles, qui sait, des passeurs
clandestins. Non loin de Madame C des victimes s’écroulèrent. Affolée,
elle commença à fuir vers l’arrière. Elle avait perdu son groupe et son
guide. Aucune force ne l’aurait convaincue d’entreprendre, ne serait-ce
qu’une seule tentative de passer la frontière. Elle se joignit donc à un
groupe de rencontre qui revenait à Varsovie.
Chez elle, elle constata de grands changements. Durant sa courte
absence, les Allemands avaient rendu visite à ses parents et
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réquisitionné à peu près toutes les provisions. Comme ils n’avaient pas
d’argent pour renouveler le stock, leur affaire se mit à décliner. Tous
les efforts de sauvetage, véritable travail de Sisyphe furent voués à
l’échec. Il devint nécessaire de rechercher de nouvelles sources de
subsistance. Et courageusement, Madame C. entreprit d’ouvrir un
commerce indépendant. Elle achetait et vendait des meubles, des
brillants, de l’or. Pour faciliter la situation matérielle de Madame C., ses
parents décidèrent de sous-louer une chambre. Entre leur sous-locataire,
un volksdeutsche et madame C. se nouèrent rapidement des liens de
profonde sympathie. Elle devint sa maîtresse. Grâce à lui, Madame C.
élargit l’éventail de ses affaires. Elle gagnait bien sa vie et aidait
généreusement ses parents. Le sous-locataire se rendait souvent en
province et dans le Reich. Chaque fois, Madame C. lui confiait divers
objets de valeur et quand il ramenait de là-bas des chargements de
farine, de kacha etc.…, il lui obtenait une autorisation de vente
exclusive. Cet état de fait dura jusqu’au 15 novembre 1940. Puis la
situation se transforma radicalement. Le Ghetto coupa les parents de
Madame C. de leur affaire. Il la sépara aussi de leur sous-locataire. Les
fondements de l’existence matérielle de madame C. et
de sa famille furent ébranlés. Pour éviter la catastrophe, il fallait
entreprendre une manœuvre radicale pour trouver un nouveau gagnepain.
Grâce à d’énergiques démarches, Madame C. réussit à louer un nouveau
local pour ouvrir un restaurant dans l’une des principales rues du grand
Ghetto. Elle exerça la fonction de serveuse dans ce nouveau restaurant
géré par ses parents. Le matin, elle participait aux préparatifs de la
cuisine et souvent, elle rentrait chez elle après le couvre-feu. Elle
était l’âme et l’attraction de l’affaire. ; au début, son ami aryen
venait tous les jours. Il lui apportait des laissez-passer pour
‘’l’autre côté’’. Il l’aidait dans la contrebande de la graisse, de la
Kacha, de la farine, de la viande. Mais bientôt, l’ardeur de ses
sentiments s’éteignit. Il vint de plus en plus rarement, puis, un jour
ses visites ont totalement cessé. Sans articles bon marché, l’affaire
commença progressivement à décliner et 9 mois après son ouverture,
elle ferma. La famille de Madame C. se trouva en présence d’énormes
difficultés matérielles et dans la misère. Ils avaient placé tout leur
capital dans la mise en service du restaurant. Ils avaient réalisé ce
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capital en vendant leurs meubles, leurs bijoux, leurs fourrures, leurs
plus beaux vêtements. Ils ne pouvaient compter sur l’aide de qui que ce
soit. Là encore, Madame C ne perdit pas courage. Elle se mit à
rechercher un nouvel emploi. C’est à ce moment là que l’un de ses
voisins, propriétaire d’un grand café concert, l’engagea comme serveuse.
Elle travaillait au pourcentage et elle s’efforçait donc de gagner le
plus possible. Elle arrivait au travail à 10H du matin et rentrait le
soir vers 21H. Tous ses gains de serveuse ne suffisaient pas pour
entretenir sa famille. Elle devait donc songer à compléter son budget.
Et elle recommença à faire de la contrebande. La maison qu’elle habitait
était située à la frontière du Ghetto. Tout près de la porte s’étendait
un mur, et à ce mur était adossée une clôture faite de planches mal
ajustées. Madame C. s’entendit avec un cordonnier habitant la maison
d’en face, dans la zone aryenne. Par son intermédiaire, elle fit de la
contrebande de fruits, de cigarettes, de tabac, d’ampoules électriques,
de tout ce qui lui tombait sous la main. Madame C commandait les
produits par téléphone, et les fournisseurs aryens les livraient au
cordonnier. Lui, à une heure convenue, en général entre 1 et 2 H du
matin, jetait les paquets par-dessus la clôture et toutes les nuits au
signal convenu, elle sortait de sa porte cochère et emportait la
marchandise dans la plus grande hâte. Une fois, elle sortit comme
chaque nuit, selon le signal habituel. Ne se doutant de rien, elle
s’approcha de la clôture et prenait déjà possession de la marchandise
quand soudain, deux solides mains étrangères étreignirent son bras
comme un étau. C’était un gendarme allemand caché derrière les piliers
d’un bâtiment en ruine près de la clôture. Il s’était glissé subrepticement
hors de sa cachette au moment où le cordonnier tendait un paquet pour le
remettre à son destinataire. Madame C. tressaillit, pourtant elle ne
perdit pas son sang froid. Elle se débattit de toutes ses forces,
parvint à se libérer et s’échappa. Une détonation retentit, mais
elle était déjà sous la porte cochère à demi évanouie. La nuit noire et
profonde la sauva. Cet incident ébranla Madame C. mais ne l’empêcha
pas de continuer la contrebande. Il fallait bien que sa famille et ellemême puissent vivre. Le risque était pour elle la meilleure chance
d’exister. Le jour, elle était donc serveuse et la nuit, contrebandière. Ce
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mode de vie dura jusqu’en décembre 1941, quand les nouvelles
dispositions des autorités pour un contrôle plus sévère des frontières du
Ghetto, la privèrent de son appartement et l’éloignèrent du mur et de
son père nourricier. Madame C. déménagea dans un logement d’une
pièce dans une maison située loin du ‘’passage’’. Elle dut donc
abandonner la contrebande. D’ailleurs, elle changea d’emploi, à ce
moment-là. Dans son nouveau café-concert, elle passa du modeste poste
de serveuse à celui de première fille de bar. Son succès augmentait en
fonction de ses revenus. Quand Madame C. abordait des sujets érotiques,
un verre à la main, elle les entremêlait toujours de discussions
commerciales. En se vendant, elle offrait à sa famille et à elle-même de
quoi survivre tout au moins économiquement
*****
Madame F. est une réfugiée de Lodz. Elle possède le titre de docteur en
philologie et c’est une personne très égocentrique. Avant la guerre,
elle occupait, dans une usine de soie synthétique, le poste de
secrétaire de direction et de rédactrice multilingue : en allemand,
français, anglais et italien. A la suite d’un changement de direction
elle fut amenée à démissionner et entra dans une société belge comme
rédactrice de français et secrétaire de direction.
Elle travailla dans cette usine jusqu’au 1er janvier 1940. Durant cette
période, Madame F. habita dans le quartier allemand, où dans les
boutiques, on lui refusait la vente de quoi que ce soit car elle était juive.
Ses collègues de bureau, des Polonaises, lui apportaient à la maison des
vivres et toutes sortes de choses indispensables. En tout, elles faisaient
preuve à son égard de beaucoup de compassion et l’aidaient
énormément. Elles l’accompagnaient toujours dans la rue, espérant que
leur escorte la mettrait à l’abri des rafles, elle qui était déjà stigmatisée
par l’étoile jaune. En janvier 1940, commencèrent à courir dans Lodz
des bruits que des mesures propres au Ghetto allaient entrer en vigueur.
Ces rumeurs confirmaient des informations concrètes d’un ami
volksdeutsche de Madame F. qui connaissait déjà les dispositions
promulguées par les autorités allemandes. L’idée d’être enfermée
derrière des murs bouleversa terriblement Madame F. ; cette pensée la
hantait sans cesse ; cela la mettait dans un fol état d’excitation. Cédant
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aux pressions de ses amies aryennes, elle décida de s’enfuir à Varsovie.
Sortir de Lodz et traverser la frontière du Reich était devenu très
difficile. En partant, elle prenait de gros risques et devait engager
d’importantes dépenses. Il se trouve que le 24 janvier 1940, partait pour
Varsovie un autobus privé dont le chauffeur était un ami de Madame F.
Et grâce à sa bienveillance, elle réussit à obtenir deux places : pour elle
et pour sa sœur, une employée de la banque de dépôt de Lodz. Lors de la
dernière nuit avant le départ, elle rassembla pêle-mêle ses affaires et fit
ses valises ; elle cousit dans les plis de sa robe et de son manteau de
petites sommes d’argent et des bijoux. Elle se rendit très tôt à la station
d’autobus. Elle attendit le départ, qui n’eut lieu qu’à 15H. Elle était
dans un état de fébrilité et d’ impatience mêlée de crainte. L’autobus
comptait 160 personnes. Jusqu’à Strykow, le poste frontière, le voyage
se déroula sans ennuis. Ce n’est qu’à Strykow qu’ils furent arrêtés par
un violent ‘’halte’’ qui ne supportait pas la contestation. Mais comme
cet autobus était immatriculé à Varsovie, il ne fut pas retenu. Les
passagers furent conduits dans un bureau de l’administration des
douanes et soumis à une fouille minutieuse. Les contrôleurs terrorisèrent
les voyageurs par des hurlements, des menaces de prison ; ils leur
posaient même le canon de leur revolver sur la tempe. On les battait.
Madame F. fut frappée par un gendarme. Le groupe de passagers était
contrôlé par deux dames volksdeutsche qui remplissaient leur fonction
avec cynisme et brutalité. On ordonna à Madame F. de se dénuder. On
lui prit sa bague en or, sa lingerie fine, puis elle fut chassée dehors, au
froid, mais derrière la ligne de démarcation, du côté du gouvernement
général (de Varsovie). Madame F. ne sentait pas le froid glacial de cette
nuit de janvier. Une force irrésistible la poussait en direction du car qui
stationnait dans le lointain. En courant, elle se rhabillait avec ce qui lui
restait de vêtements. Quand enfin, elle parvint jusqu’au véhicule, elle
n’y trouva que deux personnes. Il s’avéra qu’on n’avait laissé passer que
trois personnes, elle, y compris. Sa sœur n’était pas parmi elles.
Désespérée, elle courut à sa recherche. Et tout à coup, elle l’aperçut dans
la foule des personnes arrêtées, de l’autre côté de la ligne de
démarcation. Elle voulait la sauver à tous prix. Oubliant les dangers, elle
s’approcha de la frontière et pratiquement sous le nez du gendarme de
garde, elle cria à sa sœur de se présenter une deuxième fois à la fouille.
Cette fois, grâce à ce stratagème, la sœur de Madame F. passa.
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Quelqu’un lui conseilla de faire un échange de robe et de manteau avec
une voyageuse arrêtée ; puis de défaire ses boucles, de se lisser les
cheveux, et de se faire un chignon. La contrôleuse, absorbée par la
recherche d’objets à confisquer, ne remarqua pas
cette rapide
métamorphose. D’ailleurs, elle était fatiguée et il était très tard. Elle la
laissa partir. Quand la fouille se termina, l’ensemble des passagers
représenta une dizaine de personnes. Le départ fut donné. Mais à cet
instant, un gendarme entra dans l’autobus et donna l’ordre aux Juifs de
déguerpir. Ils obéirent. Mais peu après, quand il lui sembla que le
gendarme ne lui prêtait plus attention, Madame F. revint. La manœuvre
réussit.
Deux fois elle fut rejetée, deux fois elle s’efforça de revenir. Jusqu’au
moment où mis en furie, le gendarme braqua son arme vers elle. La
détonation lui fit perdre à demi connaissance et la paralysa de peur. Elle
tomba à terre. La balle était passée au-dessus d’elle, dans l’ombre de la
nuit. Une situation tragique et désespérée s’en suivit. Le chauffeur vint
au secours des Juifs. Il leur conseilla de prendre la route à pied, en
suivant le parcours du car. Ils prirent donc à travers les congères un
itinéraire inconnu, se dirigeant dans le noir, par l’unique boussole, à leur
disposition, l’intuition. Ils étaient accompagnés par les menaces et les
injures haineuses du reste du groupe. Madame F. fuyait. Elle tremblait
de peur qu’on lui tire dans le dos. Ce n’est qu’après une heure de
marche qu’ils entendirent le bruit du moteur du car qui les rattrapait. Le
chauffeur s’immobilisa pour prendre Madame F. et ses compagnons de
route. A peine dans le car, Madame F. fut saisie d’effroi. Tout près
d’elle, elle aperçut un gendarme. Il s’avéra qu’il s’agissait, par bonheur,
d’un passager occasionnel qui, comme elle, était monté en cours de
route.
Madame F. arriva à Varsovie à 11H du soir après une longue journée de
voyage. A cette époque(25.I. 1940), quand quelqu’un arrivait en train, il
obtenait à la gare, un sauf-conduit pour la ville. Madame F. et aucun de
ses compagnons de route ne purent obtenir de laissez-passer, parce qu’ils
étaient arrivés en car. Près de la gare d’autobus, ils louèrent une
charrette et se dirigèrent vers le centre ville. Les rues étaient désertes. Il
régnait un silence de mort. La carriole avançait lentement par des voies
détournées. Pour sa sécurité, Madame F. retira son étoile jaune, signe
21
visible de ses origines. Il était bien après minuit, quand elle se présenta
enfin devant la porte cochère de la maison de ses amis
Les débuts de Madame F. à Varsovie furent très heureux. Ses amis lui
donnaient de précieux conseils et la faisaient bénéficier de leurs
protections pour lui obtenir différentes choses pratiques qui facilitaient
l’existence matérielle. Comme d’autres femmes, elle se mit à faire du
commerce. Au début, çà marchait bien. Cependant, elle se rendit
compte, rapidement, que ses succès commerciaux était le fait de la
conjoncture et non celui de ses capacités commerciales. Le sens de la
négociation et du contact lui faisaient défaut. Elle décida donc de
s’adonner à une autre activité. Elle apprit la manucure et la pédicurie.
–« D’ailleurs, confessait Madame F., j’ai appris ce métier, en pensant au
présent, mais aussi à l’avenir. Car je ne croyais pas, qu’à mon âge
(Madame F. avait 42 ans) on pouvait encore apprendre et se présenter
une deuxième fois dans la compétition de la vie. Cela n’est guère
possible qu’à 18 ans. J’estimais que si nous, les femmes de
l’intelligentsia, après cette guerre, nous étions en mesure de montrer que
nous n’étions pas tout à fait des handicapés, il s’avère en tout cas, que
nous ne sommes pas armées pour la vie, sur le plan intellectuel. Je
pense à l’émigration, à l’avenir des femmes de mon âge ; je les vois
plutôt dans des activités pragmatiques. L’artisanat, à mon avis, sera le
domaine privilégié de la femme de demain.
Après trois mois de formation et un stage pratique de la même durée, Madame
F. commença à tirer progressivement profit de son métier. Toutefois, les
recettes ne pouvaient pas suffire pour satisfaire tous les besoins, bien que le
prix des produits alimentaires ne fût pas encore exorbitant. Pendant ce temps,
les économies fondaient à vue d’œil, les insuffisances budgétaires
augmentaient, le manque d’argent commençait à se faire cruellement sentir. La
nécessité de trouver de nouvelles sources de revenu se fit jour. Madame F. se
mit à rechercher un emploi qui correspondait à ses qualifications d’avantguerre. Tant qu’elle habitait chez ses amis de la rue Mokotowska, il lui arrivait
d’obtenir de manière occasionnelle du travail lucratif de correspondancière
dans des firmes aryennes. Comme elle ne portait pas son étoile jaune et que
son aspect ne trahissait pas ses origines, elle se faisait passer sans mal pour une
Aryenne. A mesure que le mois de novembre 1940 se rapprochait, une épée de
Damoclès fut à nouveau suspendue au dessus de la tête de Madame F. A la
suite d’un décret des autorités allemandes elle fut repoussée dans le Ghetto.
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Elle avait pris des risques en fuyant Lodz, car elle ne voulait pas se soumettre à
cet emprisonnement. C’est avec la résignation du désespoir qu’elle accepta le
Ghetto de Varsovie. Rester de l’autre côté du mur avec de faux papiers, lui
faisait peur.
Dans le Ghetto, Madame F se lança à nouveau dans le commerce. Grâce à son
réseau d’amis du côté aryen, elle réussissait à faire du trafic de laitage, de pain
et de viande. Aux endroits de la frontière simplement barrés par des fils
barbelés, elle attendait de longues heures, l’occasion de passer. Parfois elle
prenait le tramway à un arrêt du Ghetto et sans étoile jaune, traversait la
frontière interdite. Madame F. sortait tous les matins et rentrait tard le soir le
plus souvent avec une amie. Elle disposait d’une source inépuisable d’idées
pour revenir chez elle ou pour trouver de nouveaux moyens de transporter la
marchandise. Parfois elle cachait des produits sur son ventre, en simulant une
grossesse ou dans un baluchon rempli sur le dessus de linge sale et de
chaussures ; d’autres fois elle faisait appel aux services d’un policier polonais
de sa connaissance. Un jour, vers 10H du matin, elle traversait en calèche la
section aryenne de la rue Chlodna. Comme il bruinait, le cocher avait baissé la
capote. Soudain un individu bondit sur la marche de la calèche. C’était un
agent de la sûreté. Sur un ton catégorique, il demanda les pièces d’identité.
L’ami de Madame F., d’un geste sûr, lui tendit ses papiers. L’agent les examina
attentivement pendant de longues minutes, et constatant qu’elle était en règle,
il renonça à vérifier le passeport de Madame F. Elle était verte de peur. Ce
jour-là, elle décida de rentrer plutôt, par le palais de justice. Cependant, sur le
chemin du retour, elle fut poursuivie par la malchance. En revenant par la rue
qui traverse le parc, puis par la place de la Porte de Fer et la rue Chlodna,
Madame F remarqua que quelqu’un la suivait : tantôt il la dépassait, en
l’observant de biais, tantôt il continuait à la suivre. Elle fut saisie de peur : on
la filait. Voulant brouiller les pistes, elle prit le tramway, l’inconnu fit de
même. Elle descendit à un arrêt, il était toujours derrière elle. Un véritable jeu
de poursuite commença. L’agent la suivait comme son ombre, enfin, au
moment où Madame F arrivait au Palais de justice, il lui barra la route et
l’arrêta.
-« Suivez-moi, je vous prie ! »
-« Où m’emmenez-vous ? »
-« Vous reposer au commissariat ! » répliqua-t-il en ricanant. Madame F
poussée par son instinct de défense eut recours à un astuce toute féminine.
-« Je préfèrerais le restaurant, » répondit-elle avec un sourire badin.
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-« Vous voulez rire ! Vous êtes juive. Je le sais. Je vous prie de choisir : soit
vous prenez la rue du commissariat, soit vous me remettez 500 zlotys. »
Le marchandage commença. Il descendit à 300zlotys. Elle paya et s’enfuit en
courant à perdre haleine. Cet incident provoqua chez Madame F un grand état
d’accablement. Devant l’accumulation de menaces rencontrées, Madame F
décida d’abandonner la contrebande.
Et ce fut à nouveau la course pour une nouvelle occupation. Le hasard fit
qu’elle trouva un poste (au début d’août 1941) dans une usine d’emballages en
carton. Elle travaillait de 8 à 16H. Elle gagnait 6 zlotys par jour. C’était un
emploi d’ouvrière spécialisée. De plus elle avait droit à une assiette
d’excellente soupe pour 1 zloty. L’origine mêlée des ouvrières, judéo-aryenne,
éveillait en elle des réactions d’antipathie. Parmi ces femmes, elle était la seule
provenant de l’intelligentsia et pour cette raison, elle devait supporter bien des
vexations et de méchantes allusions. L’ambiance dans cette usine était d’autant
plus insupportable qu’elle était imprégnée des relents de l’antisémitisme des
ouvrières aryennes. C’est pourquoi, quand en novembre, à cause d’un panaris à
un doigt de la main droite, elle dut cesser de travailler, elle refusa de revenir
là-bas, bien que le travail n’y fut pas épuisant. Madame F entreprit une
nouvelle recherche d’emploi dans une autre usine par l’intermédiaire de
l’Arbeitsamt. Elle faisait chaque jour la queue pendant des heures devant le
bureau du directeur. Au début, celui-ci la congédiait en lui faisant de banales
promesses. Mais un jour, agacé par son insistance, il lui opposa un refus
catégorique. Elle ne se rebuta pas.
-« Monsieur, permettez-moi de survivre ! » supplia-t-elle. Ces simples mots
pleins d’humanité touchèrent le directeur. Il changea de ton et lui demanda de
se présenter trois jours plus tard. Cette fois, en effet elle ne vint pas pour rien.
Elle obtint un engagement dans l’usine d’encre aryenne du Ghetto.(15.I.1942)
Parallèlement, quelqu’un s’efforçait de lui trouver un travail dans un atelier
allemand. Madame F le refusa fermement bien que les espérances de gain etait
là bien meilleures.-« Je ne peux pas, je ne veux pas coudre d’uniformes pour
l’armée ! » expliquait-elle. En réalité, même l’usine dans laquelle elle venait
d’entrer livrait entre autres des fournitures pour les autorités ennemies, mais
madame ne l’apprit qu’après avoir commencer à exercer sa nouvelle activité.
Les conditions de travail de cette fabrique étaient bien plus mauvaises que dans
la précédente. Madame F. fut classée au rang des ouvrières de dernière
catégorie avec un salaire de 3 zlotys et 20 groszys par jour. Au sein des
travailleurs, les Juifs représentaient une infime minorité. Toutes les ouvrières
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juives, sans exception, étaient des femmes avec une éducation supérieure,
réduites à ce déclassement par les nécessités matérielles. Bien que
l’environnement culturel fût agréable, le climat moral de cette manufacture lui
pesait. Madame F passait souvent d’un état de révolte à un sentiment de
résignation proche du désespoir. La réglementation du Ghetto imposée dans
l’usine, l’agaçait et la faisait souffrir. Ainsi les Juifs devaient arriver à d’autres
heures, et entrer en groupe séparé dans une salle spécialement réservée pour
eux. Ils avaient leur propre vestiaire. Ils mangeaient à part, et leurs soupes
étaient nettement plus mauvaises que celles de leurs collègues aryennes. (Les
soupes des Aryennes étaient grasses, avec de la viande, de plus, on leur offrait
un morceau de pain.) Les assiettes des juifs étaient signalées par un rond jaune.
A l’occasion des fêtes de Pâques, les ouvrières aryennes obtenaient des
gratifications de l’ordre de 50 zlotys. En outre, elles bénéficiaient toujours
d’allocations en nature et d’autres avantages qui leur facilitaient grandement la
vie. Les Juifs étaient non seulement évincés de toute forme d’aide et de
gratification, mais même leur ticket complémentaire d’alimentation était rogné
d’un kilo et demi de pain.
-« C’est ainsi ! » expliquait le directeur.
Pour compléter son maigre salaire, Madame F vendait à ses collègues des
cigarettes, du sucre, des petits gâteaux…Cela n’échappa pas à l’attention du
vigilant contremaître. Ce dernier déposa une plainte au directeur et sous la
menace d’une mise à la porte, Madame F dut cesser son trafic. A présent, elle
gagnait sa vie avec la pédicurie et la manucure et même avec la cartomancie.
Elle se mettait dans la rue sous une porte cochère, dans un endroit calme et
vendait des sucreries. Il existait en elle un formidable élan de survie et un
subtil sentiment de dignité due à une longue indépendance matérielle. Aucun
travail ne lui faisait honte dans la mesure où il n’était pas en contradiction avec
ses principes de probité. En revanche, elle refusait l’idée d’avoir à tendre la
main pour bénéficier du fonds social. Une fois seulement, elle s’adressa à ses
compatriotes à propos de repas dans une cuisine autogérée.( ?) Madame F s’est
adaptée avec résignation et fatalisme aux zigzags brusques de sa vie
quotidienne. Elle élabora sa propre philosophie de la vie, commune
aujourd’hui, à de nombreuses femmes juives. Elle affirmait : -« tout ce que
j’ai à supporter est un mal nécessaire. Je dois survivre. Après la guerre, je me
dédommagerai de ma misère présente. »
Et c’est ainsi que Madame F affronta avec courage les adversités qui
menaçaient sa survie.
25
*****
(Avril 1942) Madame K se leva aujourd’hui plus tôt que de coutume. La veille
elle avait reçu de la Gestapo un avis l’autorisant à récupérer les affaires de son
mari qui avait passé deux ans dans un camp de concentration, d’abord à
Oranienbourg, ensuite à Dachau et enfin à Buchenwald. A cause de cette visite,
Madame K changea l’ordre de son programme de la journée. D’abord, elle ne
ferait pas le ménage, puis elle n’irait pas faire de courses à…. ( ?) Elle était
pressée, car elle devait arriver à temps à la Gestapo. Mais un mauvais
pressentiment l’envahit. Que de fois une telle convocation… Au cours de cette
tragique période de deux ans, le mari de Madame K écrivait régulièrement
toutes les six semaines. Ses lettres étaient laconiques…( ?) Le contenu en était
limité et rédigé selon un schéma convenu. Mais au travers de ces lettres
habilement écrites, Madame K pouvait décrypter une demande de secours.
Voilà que depuis trois mois elle ne recevait plus rien. Elle attendait des
nouvelles avec impatience et dans la plus grande anxiété. Et hier était donc
arrivée cette convocation à la Gestapo. Madame K avait 46 ans. Elle était une
typique représentante de la bourgeoisie. Avant-guerre sa vie s’était organisée
avant tout dans le cadre des devoirs d’une maîtresse de maison et d’une mère
remplaçant son mari dans le magasin durant son absence au moment des repas.
(Ils tenaient une boutique de fournitures de bureau). Durant les premiers mois
de la guerre, aucun changement notoire n’intervint dans la vie de Madame K.
Elle fut alitée pendant tout le mois de septembre 1939. Clouée au lit par une
maladie du cœur et du foie. Et quand elle se leva, deux semaines après l’entrée
des Allemands à Varsovie, elle fut à nouveau emportée dans le tourbillon de
ses activités habituelles. Par contre, elle intervenait plus tôt que de coutume
dans la boutique et y restait plus longtemps, parce que son mari avait peur de
sortir dans la rue. Il risquait d’être raflé et de devoir déblayer les décombres
des maisons bombardées.
Les mois passaient. Le deuxième jour des fêtes de Pâques 1940 se produisit un
tragique bouleversement dans sa vie. Ce jour-là à midi, un coup de sonnette
horriblement long déchira le silence de la maison de Madame K. Deux officiers
allemands entrèrent et demandèrent son mari. Ils avaient l’ordre de l’arrêter
pour vente illicite de cartes routières de la Pologne et de plans de Varsovie.
Madame K montra les papiers autorisant cette vente. Cela ne changea rien.
Comme son mari était absent ils exigèrent qu’il se présentât à la Gestapo dès
son retour. Ils étaient sur le point de sortir quand tout à coup ils se ravisèrent et
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demandèrent à Madame K de s’habiller et de les suivre. Madame K se mit à
contester. Elle commença par décrire son état de santé, expliqua que la nuit
précédente elle avait eu une violente crise de foie, qu’elle venait juste de se
lever qu’elle ne tenait pas sur les jambes et qu’elle voulait se recoucher. Pour
toute réponse, l’un des officiers la gifla, et l’autre lui posa le canon de son
revolver sur la tempe.
-« Monsieur, tirez puisque je suis coupable ! »explosa-t-elle avec ironie.
L’officier retira son revolver. A cet instant, la fille de Madame K, âgée de
treize ans, entra dans la maison. Voyant que des officiers arrêtaient sa mère,
elle éclata en sanglot et commença à supplier qu’on l’emmène également. L’un
des soldats lui donna alors une gifle avec une telle violence que la fillette roula
à terre et perdit connaissance. Ils ne permirent même pas à la maman de
ranimer son enfant. Dans un état de semi-inconscience, Madame K s’habilla et
descendit avec les officiers. Près de la porte cochère, stationnait une élégante
limousine. L’un des militaires invita Madame K d’un geste à prendre place
dans la voiture et ajouta en souriant-« une promenade en ville par un tel temps
vous fera le plus grand bien. »
Tout le long de la route, ils devisèrent avec Madame K sur un ton aimable des
charmes de Varsovie. Dès leur arrivée à la Gestapo, ils l’emmenèrent dans une
pièce du premier étage pour procéder à son audition. Le plus gradé des officiers
qui l’interrogeait sur l’affaire de son mari, l’assura qu’elle serait libérée dès
que ‘’le véritable coupable’’ se serait présenté. Madame K demeurait tranquille
et confiante car elle était persuadée que son conjoint viendrait à la Gestapo dès
le jour même.
En fait, on la conduisit dans une salle immense remplie de détenus qui
venaient de la prison du Pawiak pour des auditions également. Puis elle fut
renvoyée avec eux dans cette même prison avec un autobus spécial. Une fois
sur place, elle fut enregistrée par le commandant, un Polonais agréable et loyal,
puis, chose importante, elle fut dirigée vers les douches. Ensuite, seulement, la
responsable du pavillon des femmes, l’amena dans sa cellule. Elle y trouva une
cinquantaine de femmes polonaises et juives. Ces dernières représentaient un
faible pourcentage. Naturellement, l’atmosphère morale du ’’monde libre’’
avait réussi à pénétrer derrière les barreaux. Un Ghetto s’était donc constitué
dans la cellule : les juives s’étaient installées près de la fenêtre, les Polonaises à
droite, le long du mur. Les deux groupes de femmes mangeaient séparément.
Les Polonaises gardaient leurs distances craignant d’être infestées par ‘’les
poux des Juives.’’
27
En sortant précipitamment de chez elle, Madame K avait oublié son étoile
jaune. Au début, les Polonaises l’accueillirent donc comme l’une des leurs.
Elles l’entourèrent étroitement et lui posèrent une avalanche de questions sur
les causes de son emprisonnement. Immédiatement, elles lui donnèrent une
foule d’informations sur le régime propre à la cellule. Madame K refroidit leur
ardeur lorsqu’elle avoua ses origines. Avec dégoût, elles s’éloignèrent d’elle.
Madame K croyait toujours en sa libération, le jour même. Dans un grand état
de tension, elle se mit à attendre, en manteau et près de la porte. Toutes ses
codétenues l’observaient avec un sourire moqueur.
-« Oui, répétaient-elles tristement, on nous a promis aussi, la liberté dans
l’heure. Et cette heure dure depuis des mois. »
La nuit était tombée et personne ne s’était présenté pour libérer Madame K.
Elle se sentit envahir par la peur. Elle commença à admettre que des détenues
avaient raison. Brisée, elle se traîna jusqu’à l’endroit aménagé pour dormir. Sur
des lits formés de deux grabats couchaient six personnes. Avec son bras en fait
d’oreiller et son manteau en fait de couverture, elle passa toute la nuit les yeux
grands ouverts. L’air était étouffant et çà sentait mauvais. Le visage de sa petite
fille lui apparut dans l’obscurité. Quand le lendemain, personne n’était toujours
pas venu pour elle, elle fut gagnée par le doute et le désespoir et se mit à
ressasser les confidences des prisonnières.
Ainsi, l’une était enfermée depuis des mois parce que son sous-locataire, un
officier polonais qui devait se présenter aux autorités s’était enfui, et qu’elle
était incapable de révéler son lieu de résidence, tout simplement parce qu’elle
ne connaissait pas sa nouvelle adresse. On lui déclarait qu’elle resterait en
prison tant que son ‘’déserteur’’ ne se rendrait pas aux autorités. Une autre
encore, était partie en novembre 1939 chercher de la marchandise, dans une
petite ville, à proximité de la frontière soviétique. Quelqu’un la dénonça. Elle
fut arrêtée et accusée d’espionnage. Au début, elle était enfermée dans une
cellule séparée. Pendant l’interrogatoire, on la torturait, on la battait, on
l’affamait et en fin de compte on la renvoya dans la cellule commune. Madame
X, une vieille dame, propriétaire d’un grand magasin de chapeaux échappa par
miracle à la mort. Une nuit, au cours du mois d’octobre 1939, les Allemands
avait perquisitionné son domicile et y avait trouvé trois couteaux finnois. Elle
fut arrêtée, quelques jours plus tard, présentée devant le Tribunal et condamnée
à mort. Un accident heureux lui fit obtenir la révision de son procès : la
sentence de mort fut commuée en prison à perpétuité. Un autre exemple de
condamnation était celui d’une très jeune fille. Cette dernière travaillait dans le
28
commerce de son père. Un jour Un jeune homme, aryen, était venu dans le
magasin. Elle enveloppa l’achat de ce jeune client dans un vieil exemplaire du
journal ‘’Nasz Przeglad’’. Par malchance, un article anti-hitlérien figurait dans
les colonnes de ce numéro. Elle fut emprisonnée avec son père. Ce dernier fut
envoyé dans un camp de concentration et fusillé quelques jours plus tard. Ellemême s’attendait à une longue peine de prison. Quelques uns furent condamnés
pour n’avoir pas porté leur étoile jaune. D’autres pour rassenschande. Une
jeune fille fut arrêtée dans un café-concert en compagnie d’un officier en tenue.
Une autre était entraîneuse dans un restaurant dont le propriétaire était
volksdeutsche. Cette entraîneuse avait du succès. Tant qu’elle était sous
contrat, son patron la cacha et la toléra. Le jour de l’expiration de son contrat, il
la dénonça. Les témoignages arrivaient comme s’il en pleuvait. Madame K
écoutait tout attentivement et son désespoir et son découragement ne faisaient
que grandir. Adossée au mur, elle restait assise de longues heures.
Le 30 avril 1940, l’attention de Madame K fut attirée par des éclats de voix
provenant de la cour. Elle s’approcha de la fenêtre. En bas des détenus étaient
rangés sur deux colonnes. Un officier allemand effectuait une inspection. Et au
bout de la deuxième colonne, Madame K aperçut son mari. Elle l’appela, il
l’entendit et leva la tête en souriant. Madame K reprenait à nouveau espoir.
Maintenant, c’était sûr, elle serait libérée. Mais à nouveau, elle attendit en vain.
Le 2 mai 1940, de grand matin, la cour de la prison devint noir de monde. Des
appels menaçants éclataient. Madame K se colla au carreau. Et à nouveau elle
remarqua son mari. Il se trouvait dans une colonne de prisonniers envoyés au
camp de concentration. ( Dans ce même groupe figurait Stefan Starzynski, l’ex
président de la ville de Varsovie.) Des scènes déchirantes accompagnèrent ce
départ. Les condamnés étaient brutalement poussés dans des camions bâchés.
Le dernier à monter dans le véhicule était gratifié de violents coups de pieds.
De plus, on claquait les portes sur eux, avec un tel manque de précautions que
l’on constatait des accidents de doigts et de mains coupés, de blessures de la
tête etc. Auparavant les gendarmes allemands avaient jeté aux prisonniers du
pain et du saucisson pour la route. Certains ne réussirent à saisir que peu de
choses. Beaucoup partirent sans le moindre morceau de pain. Madame K et ses
collègues assistèrent à cette scène de déportation des prisonniers. D’en bas un
gendarme leur ordonna de partir en les menaçant de son revolver. Mais elles ne
cédèrent pas. Cela nous était complètement égal, disait Madame K.
Juste avant le départ, le mari de Madame K demanda à la gardienne de prison
la permission de faire ses adieux à sa femme. Elle accepta. La scène de
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séparation se déroula sur l’escalier de son pavillon. –« Ce fut l’instant le plus
dramatique de ma vie. » expliqua madame K. Un instant qui par son horreur
dépasse la conscience de la personne qui le vit. Je ne peux pas en parler. »
Quelques jours plus tard, Himmler qui séjournait à Varsovie, vint en inspection
à la prison. Les femmes furent rassemblées dans la cour. Bien que ce fût le
printemps, il faisait encore très froid. La responsable du pavillon évoquait la
possibilité qu’elles prennent le chemin des hommes. On les fit donc descendre
à 6H du matin. Transies de froid, remplies de frayeur, tremblantes
d’incertitude, elles attendirent l’arrivée d’Himmler jusqu’à 15H. On leur donna
l’ordre de se mettre de profil, puis on fit l’appel. Himmler, en compagnie de
deux officiers, était assis à une table et observait attentivement chacune d’entre
elles. Tout se déroula sans la moindre invective antisémite, et pourtant cette
visite les mit toutes dans un grand état d’accablement : une sorte d’avant-goût
de la mort. Avec le temps on finit par oublier cet incident et les femmes
restèrent sur les lieux.
Les jours s’écoulaient absolument sans issue. Pas le moindre signe de la
maison. Madame K cessa de croire qu’elle pourrait sortir de là un jour. Le
régime pénitentiaire l’avait particulièrement épuisée. A 5 H elle était réveillée
en sursaut par des éclats de voix. Et commençait alors, une espèce de lutte
bestiale pour un peu d’eau et un peu de place pour se laver. A 6 H c’était ‘’le
petit coin’’ i.e. qu’on la conduisait aux toilettes. Parfois, elles attendaient une
heure leur tour. A 7 H la surveillante apportait du café sans sucre et un quignon
de pain. Les portions de pain étaient assez grandes. A midi juste, on distribuait
le repas : une assiette de soupe sans graisse, sans goût. A 14 H elles recevaient
pour boisson un peu d’eau chaude . A 17 H du café à nouveau avec du pain et
enfin à 18 H on finissait la journée par la séance de ‘’petit coin’’. (Elles ne
pouvaient disposer des toilettes que 2 fois par jour à des moments bien définis.
Même si elles se tordaient de douleur pour des maux de ventre, il n’était pas
question de rompre la règle en vigueur.) Elles partaient ensuite se reposer. Un
silence de mort régnait alors dans la prison. En dehors de l’eau chaude,
Madame K ne buvait et ne mangeait rien. Aussi maigrissait-elle à une vitesse
effrayante. Une fois elle aperçut par la fenêtre, sa sœur faisant, avec sa petite
fille, des allers et venues dans la rue Dzielna. Elle les appela d’une voix
presque inhumaine. Elles entendirent, levèrent la tête et la remarquèrent. Le
policier de garde accepta cet échange. Et pour la première fois, Madame K put
entendre, de loin, des paroles de réconfort : que l’on faisait tout pour la libérer
et que bientôt elle serait à la maison ? La grisaille de sa vie de détenue prit
30
soudain les couleurs de l’espoir. Cela ne dura pas. Trois jours passèrent à
nouveau sans changement. Et ce ne fut qu’au cours de la 4ème semaine de
prison que la surveillante entra, cria son nom et son prénom. Madame K avait
compris.
-« Libre ! » – laissa-t-elle échapper. C’était comme le premier cri d’un
nouveau-né. Elle en eut la confirmation dans les yeux de la surveillante. Elle
fit ses adieux à tout le monde, recueillit une multitude de commissions et de
messages à transmettre et sortit. Aujourd’hui, encore,(en 1942) quand Madame
K se remémorait ces instants, elle ne parvenait pas à comprendre où elle
puisait la force pour descendre si vite, les escaliers. Au bureau, elle régla les
formalités dans la plus grande fébrilité.
*****
31
LXVIII
Cahier N° 5
Dans le silence engourdi du matin, parviennent dans les appartements de
la rue L. par les fenêtres entr’ouvertes, (juin 1942) des bruits de pas
précipités, des portes que l’on claque, des raclements sur l’asphalte, le
grincement de la clé dans la serrure de la porte cochère, des fragments
de conversations. Les locataires réveillés savent qu’il est déjà 5H30, que
la concierge, Madame B ( ?) a entrepris avec ses deux enfants la pénible
et difficile remise en ordre de la cour. Il est étonnant de constater avec
quelle vivacité Madame R ( ?) se démène, malgré ses 50 ans, avec
quelle sérénité elle exécute ses obligations les plus désagréables et les
plus sales, parce que si, bon gré mal gré, on a vécu presque un demi
siècle à un certain niveau socioculturel garantissant une certaine aisance
dans une certaine catégorie d’emploi, il n’est pas facile d’accepter une
position sociale inférieure.
Avant-guerre, Madame R était ‘’une patronne’’. Son mari était
propriétaire d’une imprimerie dans la rue P. (société R- ma). Les affaires
marchaient bien. Madame R n’aidait pas son mari dans son entreprise.
Elle s’occupait exclusivement du ménage et de l’éducation des enfants.
Le 8 juillet 1940 est la date de la première difficulté matérielle dans
l’existence de madame R. Ce jour-là comme d’habitude, son mari se
rendit à 8 H dans son imprimerie. Il avait une masse de commandes à
exécuter. Vers 10H une élégante limousine arriva près de l’imprimerie
située dans un local donnant sur la rue. De ce véhicule sortirent deux
officiers allemands en uniforme, un gendarme et un Volksdeutsch en
civil qui remplissait le rôle de traducteur. Les Allemands entrèrent dans
l’atelier et ordonnèrent immédiatement sur un ton autoritaire de cesser le
travail. A ce moment-là, Monsieur T était tout seul. Les officiers le
laissèrent sous la surveillance du gendarme et partirent avec le
Volksdeutsche perquisitionner une imprimerie voisine. Quand ils
revinrent, ils fouillèrent minutieusement dans tous les coins, tous les
tiroirs, toutes les caisses. Ils vérifièrent les textes imprimés et les
matrices prêtes à l’emploi. Ils ne trouvèrent aucun imprimé illicite ou
suspect mais ils déchiraient ou froissaient cependant tous les papiers.
32
Photo2
Après l’inspection des lieux, l’un des officiers se mit à interroger
Monsieur R. en lui demandant tous les renseignements personnels
concernant son âge, son niveau d’éducation et son expérience
professionnelle. Il notait chaque réponse. Puis il se leva et se mit à
hurler : -« Raus aber schnell, schnell ! » et comme il considérait que
Monsieur R n’exécutait pas assez vite son ordre, il le poussa d’un coup
de pied vers la porte. Pressé par les ‘’schnell,schnell !’’ Monsieur R
ferma précipitamment sa boutique, installa la grille qu’il verrouilla avec
une chaîne et de gros cadenas, quant aux Allemands, ils apposèrent en
bas, en haut et au milieu de la porte, trois scellés avec l’inscription bien
visible ‘’réquisitionné’’.
Ce jour-là, à la même heure, par ordre des autorités allemandes, les
scellés ont été apposés sur tous les établissements d’imprimerie juifs.
Pour Madame R commencèrent alors des jours de lourdes difficultés
matérielles. Avant-guerre, elle menait la vie normale des femmes de la
petite bourgeoisie. Jusqu’au 8 juillet 1940, Madame R ne dévia
pratiquement pas de la ligne de conduite de sa vie quotidienne. L’affaire
était prospère. On imprimait des affiches, des prospectus, des
formulaires pour la compagnie d’électricité, du gaz, et pour diverses
sociétés privées juives et aryennes. Il est vrai que son mari continuait à
recevoir des commandes de firmes aryennes et juives qu’il exécutait
clandestinement par des méthodes simplifiées ; mais cela ne suffisait pas
pour vivre. Et Madame R se débrouilla tout comme beaucoup de
femmes juives durant cette guerre. Elle vendit les objets les plus
précieux de la maison, ses vêtements, ceux de son mari et de ses enfants.
Tout cela n’eut qu’un temps. Elle commença à connaître la faim. Elle
décida alors de ne plus subir son sort avec passivité et la conscience
exacerbée par sa nouvelle destinée, elle se chargea de la lutte
économique.
En octobre 1940, dans les colonnes du ‘’Nowy kurier warszawski’’, le
jour de Iom Kippour, furent publiés les décrets des autorités allemandes
établissant le Ghetto juif. La rue P. où se trouvait l’imprimerie F-ma R
était désormais dans la partie ‘’aryenne’’ de Varsovie.
Photo p.3.
Monsieur et Madame R perdirent ainsi, sans espoir de retour, toutes
leurs machines et tout leur bien. Parmi les changements qui
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s’amorçaient dans la vie des Juifs, la question des concierges prit un
aspect particulièrement vital. La communauté juive commençant à
recenser les concierges, Madame R présenta la candidature de son mari
pour le poste de l’immeuble qu’ils habitaient dans la rue L. Le caractère
tragique de notre lutte pour l’existence rencontra dans ce recensement
une expression violente. Les candidatures de concierges provenaient de
toutes les classes sociales. La course aux ‘’recommandations’’ se
déchaîna. Madame R avait également une ‘’recommandation’’ de la
communauté. Au début, elle allait là-bas tous les jours et attendait des
heures à la porte de son protecteur, avec l’espoir d’une promesse ou
même d’une décision concrète. En même temps, elle sollicitait une lettre
du Comité des habitants exprimant l’acceptation des locataires d’offrir à
la famille R un poste de concierge. Elle avait une chance de parvenir à
ses fins. Mais, entre temps son mari tomba gravement malade ainsi que
son fils aîné. Retenue chez elle pour les soigner, Madame R négligea
cette affaire et le poste lui échappa. Grâce à la bienveillance du Comité
des Habitants, elle ne réussit qu’à faire nommer son fils cadet, concierge
adjoint. Des mois de lutte acharnée pour survivre s’écoulèrent à
nouveau. Madame R sentait ‘’qu’ils se mouraient lentement’’.
Désespérément, elle saisissait toutes les occasions de travail et pourtant
cela ne suffisait même pas pour le pain. Le rival de Madame R, le
nouveau concierge, Monsieur H, violoniste de son métier, membre de
l’orchestre P, habitait avec son fils, sa belle-fille et un petit-fils en bas
âge. Et ce sont ces jeunes qui s’occupaient de l’entretien de la cour.
Comme avec eux, des vols de linge se produisaient souvent au grenier,
ainsi que des cambriolages de caves, et que de fortes présomptions
pesaient sur la jeune concierge la soupçonnant de complicité, le Comité
des Habitants commença à leur être défavorable.
Photo 4
Et quand un jour, le jeune concierge vola la bicyclette de l’un des
locataires et partit ‘dans une direction inconnue’’ comme le certifiait son
épouse, le mécontentement se métamorphosa en une claire volonté de les
destituer. Et alors, Madame R, chez laquelle la faim attisait le désir d’un
emploi stable, mit à profit ces sentiments de mécontentement et
renouvela d’énergiques démarches pour le poste qui se libérait. Elle fit
jouer tous les ressorts au sein de la communauté. Grâce à l’intervention
du Comité des Habitants, elle obtint des signatures de recommandation
34
en sa faveur, et après une très longue lutte, elle décrocha la nomination
tant souhaitée. Cependant, en réalité, elle ne put pas prendre le poste car
la concierge en place ne voulait pas démissionner. Une lutte acharnée se
déclara entre les deux femmes. La concierge menaçait de se venger des
menées souterraines de Madame R , de ses intrigues éhontées, des
attaques malveillantes dont elle usait pour parvenir à ses fins, et même
plusieurs fois, elles en vinrent aux mains, quand Madame R tentait
d’entrer dans la loge pour en expulser sa rivale. La situation de Madame
R semblait sans issue. Mais cette dernière ne renonça pas. Et un matin le
jeune concierge revint inopinément. Deux jours plus tard, il partait à la
campagne avec sa femme et son enfant. Madame R avait réussi. Ce fut
pour elle le début d’une période favorable.
Son fils aîné fut donc officiellement nommé par la communauté. En fait
cette fonction concernait essentiellement la cour. Cette responsabilité
était lourde car, dans le Ghetto, chaque cour était devenue un petit
monde fermé , véritable tableau où pulsaient les clairs-obscurs
changeants du tourbillon de notre réalité complexe. Et, dans ce
tourbillon, il fallait un savoir-faire exceptionnel pour rester à la surface.
Madame R possédait ce savoir-faire.
Sa journée de travail harassant débutait à 5H du matin. A la hâte elle
faisait le ménage de son intérieur, puis avec ses fils commençait la
tournée programmée des cages d’escaliers, de la porte cochère, de la
cour. Elle passait dans tous les coins : balayait les escaliers, faisait les
poussières des rebords de fenêtre du vestibule, vérifiait la poubelle, l’état
des toilettes de la cour. Tout était marqué de son empreinte de ménagère
vigilante.
Photo 5
A 7 H, Madame R ouvrait la porte cochère. Et à partir de ce moment-là,
on pouvait la voir, faisant des allers et venues, du portail à la cour,
contrôlant toute personne voulant entrer, arrêtant tout inconnu présentant
bien en lui demandant de manière circonspecte :
-« Monsieur ! Chez qui allez-vous ? »
Les mendiants étaient mis à la porte avec un irrévocable :
-« Hors d’ici, en vitesse ! Vous avez entendu ? »
Madame R avait connu beaucoup d’ennuis avec les mendiants. Elle se
souvenait de cette kyrielle de reproches, quand, dans le couloir de
l’appartement de Monsieur et Madame K, on avait volé deux manteaux
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d’hiver, et le voleur ne pouvait être qu’un mendiant qui avait trouvé par
hasard la porte ouverte. Ou, quand chez Monsieur et Madame S était
arrivée une femme pauvrement vêtue qui récitait sur le pas de la porte,
de façon touchante:
-« Je suis ‘’chirurgien-dentiste’’, j’ai faim, aidez-moi, je vous en
supplie ! » et puis se trouvant seule, car Madame S était partie chercher
quelques groszys, elle avait subtilisé un foulard sur un portemanteau et
s’était volatilisée.
Une autre fois encore, une mendiante était venue. N’ayant pas été
remarquée par Madame R, elle se dirigea vers la poubelle dont elle se
mit à fouiller le contenu et à répandre des immondices tout autour sur
l’asphalte. Voulant atteindre le fond du récipient, elle se pencha si fort
qu’elle tomba la tête la première dans les ordures. Madame R accourut à
son aide avec son fils. Ils dégagèrent la mendiante, mais en même temps
ils renversèrent tous les déchets. Furieuse Madame R donna un coup de
pied à la mendigote qui éclata en sanglots.
-« Non seulement je n’ai pas de quoi manger mais on me donne encore
des coups de pied parce que je suis affamée. »disait-elle.
-« Je vous le dis, se justifiait Madame R, vous me faîtes mal au cœur,
mais dois-je passer ma journée à ramasser, ramasser, ramasser ces
saletés ! »Il y avait plusieurs dizaine de visites semblables chaque jour
dans la cour de Madame R. Mais il fallait encore compter avec des
mendiantes d’une autre catégorie. C’était les mendiantes qui chantaient
dans les cours . Contre elles Madame R menait une lutte implacable.
-« que je n’entende pas durant mon service une voix éraillée qui
interprète :
Photo p.6
-« …Dans une petite maison, loin de la ville, au fond d’un sous-sol,
domaine de la misère et de la crasse, une bonne femme était assise près
d’un berceau….
Ou bien : Idysze kinder, Idysze hercer hoc rachmunes, warfe arup a pur
groszen oder a sztikl brojt, a kartofle, wuz ajner kon… »
Elle intervenait vivement en disant –« Non c’en est assez ! Ici on ne fait
pas l’aumône ! »
Et quand on lui disait :
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-« En quoi cela vous gêne-t-il que je chante ! Peut-être quelqu’un me
jettera-t-il quelques groszys ou un croûton de pain ! Mais enfin, je ne
vais pas dans les cages d’escaliers ! »
Madame R ne cédait pas. Dans sa cour le silence devait régner car les
locataires le voulaient ainsi. La seule concession admise par tous était la
musique. Quelle âme juive ne frémissait pas au son de la musique ? Et
Madame R aimait à expliquer que la musique c’était autre chose. Tout
de suite, on se sentait mieux.
Cependant, avec les locataires, les querelles ne manquaient pas.
Madame M n’avait pas le droit de secouer ses nappes par la fenêtre.
-« Ne savez-vous pas qu’on ne peut battre les tapis dans la cour, que de
9H à 11H du matin ? » Madame R répétait, suppliait, criait. Elle veillait
à l’ordre et à la discipline dans la cour, car si la commission sanitaire,
composée d’un médecin allemand et d’un médecin polonais, déclarait
que ‘’c’était sale ’’, elle savait que son existence était alors menacée.
Le contrôle sanitaire était effectué de temps en temps, parfois
inopinément. L’hiver dernier(1941-1942) quand, pendant plusieurs mois,
les éboueurs n’étaient pas passés dans le Ghetto, et que les ordures
s’entassaient en tas noirs et puants, Madame R avait connu les affres de
la peur.
-« Que se passerait-il si la commission se présentait ? » Mais
heureusement, elle n’était pas venue ; elle ne s’était présentée qu’au
printemps. Entre temps, un camion était venu chercher les ordures.
Plusieurs voyages avaient été nécessaires tant il y en avait. Madame R
avait fort à faire pour maintenir la propreté dans sa cour.
Les obligations de Madame R étaient hiérarchiques et touchaient
plusieurs domaines. En dehors de son travail physique, pénible et sale,
elles comprenaient une aide technique dans l’administration de la
maison. Madame R était le relais et l’informateur entre l’administration
et les locataires. Ces questions exigeaient une
Photo p.7
grande mobilité : courir chez les locataires pour les déclarations de
résidence, pour le règlement du loyer, se démener dans les
administrations régionales, communautaires etc. Tout cela faisait perdre
beaucoup de temps, parfois demandait même une journée entière. Par
contre le service à la porte cochère le soir, de 7 H à 9 H était effectué par
Madame R uniquement pour remplacer son fils ou son mari quand ceux37
ci étaient occupés pour affaires. Madame R n’aurait pas gagné
suffisamment sa vie si elle ‘avait disposé que des revenus de concierge.
Le traitement officiel attribué par la communauté s’élevait à 50
zlotys( la communauté retenait 1 zloty) le supplément offert
volontairement par les locataires ne représentait guère plus, quant aux
revenus de la porte cochère, ils variaient entre3 et 5 zlotys par jour.
Cependant, si Madame R avait combattu ardemment pour obtenir le
poste de concierge, c’était parce qu’elle avait conscience que cela
représentait de nombreuses possibilités de revenus. Madame R les
exploitait toutes avec habileté et à grande échelle. Dans sa loge, elle
avait organisé une sorte de bureau de relations avec ‘’l’autre côté’’ et
elle était devenue l’âme de cette ‘’entreprise’’. Ses principaux agents
étaient deux huissiers du tribunal M. et S. Si quelqu’un voulait envoyer
dans la zone aryenne, un colis de nourriture, de la marchandise ou de
l’argent, il s’adressait à madame R et lui laissait le colis avec l’adresse
exacte de la personne à laquelle il était destiné. L’un des huissiers se
chargeait ensuite de le remettre au destinataire. On procédait de la même
manière pour passer des paquets et de l’argent dans le Ghetto. Un client
aryen les remettait à l’huissier, et celui-ci les apportait à Madame R. Le
client juif, prévenu le plus souvent par téléphone d’une marchandise, ou
d’une somme d’argent qui lui était envoyées, s’adressait à Madame R
pour recevoir ce qui lui revenait.
Madame R, par exemple, avait un client aryen régulier, qui lui remettait,
tous les 2 jours, par l’intermédiaire des huissiers du tribunal, 1500 ou
2000 zlotys pour l’achat de chemises d’homme chez le commerçant W.
de la rue N. Le fils aîné de Madame R exécutait ces commandes puis
Madame R faisait transmettre la marchandise par les huissiers. Parfois ce
client se présentait personnellement(il portait alors l’étoile jaune) pour
apporter des précisions sur les commandes et les transactions.
Photo p.8
Entre les mains de Madame R passaient chaque jour d’importantes
sommes d’argent, une multitude de paquets de toutes sortes et de toutes
tailles. Ce travail qui s’ajoutait à ses obligations de concierge était
exécuté dans la précipitation et n’était pas sans danger. Madame R
devait toujours se méfier des agents secrets de la police ou des
provocateurs- concurrents. Les huissiers de justice venaient chez
Madame R plusieurs fois dans la journée. Si l’affaire était urgente, ils
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arrivaient avant midi. Cependant, en général, ils réglaient les affaires qui
leur étaient confiées pendant leur temps libre, à savoir après le déjeuner,
ou le soir. Pour leur rétribution, ils prenaient un pourcentage fixe, par
contre Madame R fixait elle-même le montant de ses indemnités.
La médiation de Madame R présentait parfois un caractère singulier.
Ainsi le 18 ou le 20 mai 1942, un policier polonais s’était présenté chez
Madame R de la part de l’huissier de justice, avec un petit garçon juif de
9 ans, qu’il amenait de Deblin au Ghetto de Varsovie. Le jour de leur
départ, raconta le garçonnet, les Allemands avaient déporté les Juifs de
là-bas. (à Deblin, il existait un Ghetto ouvert) Les gendarmes allemands
étaient arrivés très tôt le matin et avaient ordonné aux Juifs de se
rassembler sur la place du marché. Ensuite, ils avaient pratiqué une
sélection en deux catégories :ceux qui travaillaient à l’aéroport allemand
furent rangés dans une colonne spéciale et furent laissés sur place. Tous
les autres juifs furent envoyés en wagons plombés, on ne sait pas où.
Dans le transport des déportés, ils trouvèrent également son frère de 16
ans et la sœur du garçonnet âgée de 14 ans. Lui, à cause de son bas âge,
il fut laissé avec ses parents qui,craignant de nouvelles surprises
tragiques décidèrent de l’envoyer chez son oncle à Varsovie. Un policier
avait accepté la mission d’amener le garçonnet ; dès qu’ils arrivèrent
chez Madame R., celle-ci se rendit sans délai chez l’oncle de l’enfant, un
coiffeur habitant rue P. Ce dernier vint immédiatement chercher son
neveu. Le policier obtint quelques centaines de zlotys pour le service
rendu.
Photo p.9
Peu de temps après le 31 mai 1942, Madame R eut un rôle de médiation
identique. Ce même jour à 17 H, l’huissier de justice s’était présenté
dans sa loge et lui avait raconté l’histoire suivante. Avant midi, une amie
aryenne lui avait rendu visite et lui avait confié qu’une camarade était
venue chez elle en provenance des environs de Hrubieszowa avec un
enfant juif de 6 semaines que les parents avaient décidé d'envoyer chez
ses grands-parents à Varsovie à cause des risques de déportation.
Comme preuve d’authenticité de ses paroles, la voyageuse avait présenté
une lettre des parents du nouveau-né, adressée aux grands–parents. Pour
le transport de l’enfant, on lui avait promis la somme de 500 zlotys.
Madame R accourut immédiatement à l’adresse indiquée dans la rue N,
elle informa le destinataire des détails du transport du petit-fils, et pour
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attester de la véracité de ses dires, elle lui remit la lettre. Ayant reconnu
l’écriture de sa fille, Monsieur M se rendit avec Madame R dans sa loge
où l’attendait l’huissier de justice. S’étant mis d’accord sur le montant
de la récompense pour avoir amené l’enfant au Ghetto, Monsieur M
remit entre les mains de Madame R 600 zlotys, 500 pour le voyageur,
100 pour l’huissier et son amie. Une demi-heure plus tard l’huissier
revint avec un petit paquet dans lequel était enveloppé dans une
couverture le tragique fugitif de 6 semaines des environs de
Hrubieszow .
La porte cochère de Madame R, en particulier en début de soirée,
rappelait, en miniature, le marché d’une petite bourgade. C’était là que
des policiers polonais fixaient des rendez-vous à leurs clients juifs. Des
Aryens venaient y chercher de la marchandise. Ces opérations se
déroulaient sous les yeux de Madame R qui tolérait ces échanges à
condition qu’elle puisse en tirer profit ou alors elle connaissait
‘’l’individu et avait peur de lui chercher querelle.
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Mais dans tous les autres cas, elle chassait impitoyablement les
marchands. Madame R devait jouer serré . Elle devait savoir quand il
fallait céder et quand il fallait feindre de réprimer ce genre de
transaction pour éviter de graves ennuis. A 9 H du soir se terminait
enfin, pour Madame R une journée de travail bien remplie. Puis elle
partait vite se reposer pour reprendre le lendemain matin dès 5 H son
labeur quotidien. Par ailleurs, la nuit du concierge juif n’était pas
toujours tranquille. Ainsi à une heure tardive, un long coup de sonnette
pouvait mettre tout le monde debout. Madame R savait déjà ce que
signifiait une telle alerte. Cela pouvait annoncer une rafle de jeunes
pour les camps de travail, la visite des Allemands pour une inspection
chez l’un des locataires, ou bien l’arrestation de quelqu’un. Que
d’incidents semblables avait-t-elle vécu cette année et l’année
précédente (1941-1942) ? Elle se souvenait de ces instants d’intense
émotion, quand durant l’été (1941) la police était venue de nombreuses
fois avec des listes de jeunes nommément désignés pour les camps de
travail. Le fils de Madame R avait initié une action de défense en faveur
des condamnés aux camps qui consistait à rassembler les jeunes pour
la nuit chez des voisins. La fenêtre du lieu de réunion devait donner
directement sur la porte cochère. Un ordre de garde était établi : chacun,
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à tour de rôle surveillait la porte cochère pendant 2 H. Quand la sonnette
retentissait, le fils de Madame R sortait de sa loge et signalait le danger
avec une lampe de poche. A ce moment-là le jeune de garde réveillait
ses collègues et tous s’enfuyaient au grenier. En mai 1942, on sut que
des rafles de jeunes devaient avoir lieu certaines nuits, selon le
protocole de l’année précédente. Une garde particulièrement vigilante
fut alors organisée. Madame R se souvenait de ces moments d’horreur et
d’angoisse, quand le surlendemain de la déclaration de la guerre entre
l’Allemagne et l’Amérique, la Gestapo était venue en compagnie de
gendarmes, arrêter un citoyen américain pour l’envoyer dans un camp à
proximité de la frontière suisse. Quelques semaines plus tard ils étaient
venus avec le même dessein pour la femme et les enfants. Madame R se
souvenait de bien des instants identiques. Dans tous les cas, la présence
du concierge était obligatoire pour attester une identité, pour faire une
déposition, etc.
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-« En vérité, racontait Madame R, pendant de tels évènements je restais
généralement à la maison, mais j’en souffrais tout autant que mon fils
qui fut le témoin direct des interventions de la police juive ou de la
gendarmerie allemande. Et ce furent-là les moments les plus
dramatiques de mon métier de concierge.
*****
Devant la porte cochère du N°4 de la rue K, assise sur un petit banc et
adossée au mur, Madame Kr a devant elle un panier de légumes et
interpelle les clients:
- « Radis frais, oignons, rhubarbe succulente et odorante! Pommes de
terre, carottes, salade! Tout Frais ! Pas cher!... » Elle fait cela tous
les jours, du matin jusqu'au soir.
Son visage, marqué par l’épuisement, amaigri, terreux ;l’éclat sauvage
de ses yeux écarquillés par la faim ; sa voix pleine de lassitude qui vante
la qualité de produits bon marché, nous captivent et nous amènent à
nous demander :
-« Quel âge peut avoir cette femme ? cinquante, cinquante cinq ans ?
Non, Madame Kr compte à peine quarante ans. Avant-guerre elle faisait
également du commerce de fruits mais à plus grande échelle. Elle avait
un grand étal, une baraque comme on disait au bazar de la rue B. Son
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mari dirigeait un atelier de manteaux pour dames , ils habitaient rue
Krolewska, un trois pièces bien aménagé. Ils vivaient bien.
Les débuts de la tragédie de Madame Kr ont commencé avec la période
des bombardements. Dés les premiers jours de septembre 1939, cédant à
son mari et à ses enfants(une fille de 10 ans et un garçon de 7 ans) qui
considéraient particulièrement dangereuse la présence d’un
cantonnement de pompiers dans la cour de leur immeuble, Madame Kr
déménagea avec toute sa famille chez sa belle-sœur, dans la rue T.
Jusqu’au 25 septembre 1939, elle partait à 6 H du matin au bazar, avec
une courte pause le midi, durant laquelle elle courait à son appartement
pour vérifier si tout allait bien.
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Les attaques aériennes ne la faisaient pas trembler. Elle faisait peu de cas
des mesures de la défense passive. En cas d’alerte, Elle ne quittait pas
aisément sa baraque et ne se précipitait pas aux abris. Pieuse et
profondément religieuse, elle croyait en sa bonne étoile.
-« L’homme n’échappe pas à la volonté de Dieu ! » Affirmait-elle. Et, le
cours ultérieur de sa vie, la conforta dans cette conviction. Madame Kr
est venue dans son appartement pour la dernière fois le 24 septembre
1939. Elle y est allée pour prendre du linge pour son mari, ses enfants et
pour elle-même mais aussi pour y prélever un peu de nourriture dans les
réserves qu’elle avait prudemment accumulées au début de la guerre.
Ces provisions lui ont permis de passer sans soucis les jours tragiques
du siège de Varsovie où le manque de pain et de pommes de terre se fit
douloureusement sentir. Une voix intérieure lui conseillait d’emporter
tout ce qu’elle possédait mais sa belle-sœur lui opposa que nulle part
on ne se sentait en sécurité. Et Madame Kr céda à ces arguments, se
résignant par fatalisme :
-« Il arrivera ce qui est écrit. » Après 3 jours d’un bombardement
incessant, elle se rendit dans la rue K et n’y trouva que les décombres
fumant de sa maison. Dans les flammes elle avait perdu son logement,
tous ses biens et l’assurance du lendemain.
Il lui fallait totalement reconstruire sa vie. Le logis devenait sa
préoccupation majeure. Elle ne pouvait pas continuer à habiter chez sa
belle sœur et elle n’avait pas de quoi louer un logement. Elle s’installa
alors, avec sa famille, dans la petite cuisine chez son frère, dans la rue
P. C’était déjà après l’armistice. Les conditions de vie étaient alors
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difficiles. Dans la maison, il n’y avait ni eau ni électricité. Madame Kr
devait aller chercher l’eau rue Filtrowa. Elle y était allée deux fois. Elle
se souvient, que le 29 septembre puis le lendemain, pour atteindre la rue
Filtrowa, elle avait dû s’engager dans des amoncellements de ruines,
emprunter des rue parsemées de cadavres d’hommes et de chevaux. Les
queues pour l’eau étaient très longues, elle devait attendre des heures.
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La première fois elle réussit à obtenir de l’eau. La deuxième fois,
craignant de ne pas pouvoir rentrer avant le couvre-feu(7 H du soir), elle
repartit sans rien. Juifs et Polonais faisaient la queue. Il n’y avait, aucun
conflit entre eux. On donnait de l’eau à tout le monde sans faire la
moindre distinction. Madame Kr habita 8 mois chez son frère. Pendant
cette période, elle subvenait pratiquement à elle seule aux besoins de la
famille. Son mari, qui n’était pas en mesure de reconstruire son atelier,
fit plusieurs essais dans le commerce. Il s’avéra être peu doué dans ce
domaine. Il resta donc à la maison, s’occupant des enfants et aidant un
peu sa femme dans le ménage. Du reste, il avait une peur panique d’aller
dans la rue à cause des rafles de Juifs pour les camps de travail. Mais
‘’personne n’échappe à son destin’’. Les Allemands le trouvèrent chez
lui. Ils vinrent deux fois dans l’immeuble et raflèrent tous les hommes
pour les camps. Dans les deux cas, le mari de Madame Kr et son frère
assemblaient des meubles dans un autre appartement. La deuxième fois
son frère rentra du travail, s’étant blessé avec un couperet. Il était de
faible constitution et avait du mal à suivre le rythme rapide, et sans répit
du travail. A un moment donné, il s’était arrêté pour souffler un peu,
mais il fut rappelé à l’ordre par un coup de fouet dans le dos. A la suite
de cela, il fut malade plusieurs semaines.
Le repaire d’où Madame Kr entreprit de rétablir sa situation matérielle,
était sa ‘’baraque’’ au bazar de la rue B. Comme elle manquait de fonds
pour mener seule son commerce de fruits, elle forma avec ses deux
sœurs une société, et put, grâce à elles, améliorer ses affaires en vendant
des légumes et des poissons. Avant-guerre, ses sœurs vendaient
justement ces deux articles. Chaque jour, elles se hâtaient toutes les trois
vers la halle Mirowska pour acheter leurs produits. A 7 H elles étaient
déjà au bazar et ouvrait la ‘’baraque’’. Elles travaillaient sans
interruption jusqu’au soir. Et quand, juste avant la fermeture de la porte
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cochère, Madame Kr rentrait chez elle, titubant de fatigue, elle devait
encore faire un peu de ménage.
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Les forces lui manquaient devant cette masse de travail, mais elle était si
heureuse que ses affaires marchent bien et que sa famille ne souffre pas
de la faim, que jamais elle ne se plaignit d’être surmenée. La seule chose
qui la faisait soupirer de désespoir était le logement. Elle sentait bien
qu’elle était une charge pénible pour son frère, dans ce petit
appartement. Spontanément, elle décida donc de changer de domicile.
En juin 1940, elle déménagea avec ses enfants chez ses sœurs rue K. Son
mari continua à habiter chez son frère car il ne voulait pas loger chez des
belles-sœurs avec lesquelles il ne s’entendait guère. Cet état de fait fut
très néfaste à leur ménage. A la vérité, les deux époux demeuraient en
très bons termes et se rencontraient de temps à autre, mais ils ne
s’entraidaient plus. Au début, le vide et la solitude provoquée par cette
séparation n’accabla pas Madame Kr. Les relations agréables avec ses
sœurs et sa réussite matérielle lui donnaient assurance et bon moral.
Mais en novembre 1940, la vie de Madame Kr connut de terribles
changements. Le Ghetto institué par les autorités allemandes l’expulsa
du bazar puisque la rue B n’était pas incluse dans le ‘’Quartier Juif’’.
Madame Kr perdait son poste de travail de prédilection et pour la
deuxième fois de l’année se retrouvait dans une situation sans
lendemain. Le chaos économique provoqué par le parcage des Juifs dans
des frontières de murs clos, fit naître de nouvelles conjonctures
commerciales. Au début du Ghetto, peu de gens achetaient des fruits ou
du poisson. Le pain était recherché avant tout. Et les corps gras. Le pain
atteignait des prix astronomiques. Mais les gens l’achetaient malgré tout.
Ils en faisaient même des réserves. Les juifs, tant les enfants que les
adultes se jetèrent sur le commerce du pain. Ils en faisait du trafic avec
‘’l’autre côté’’.-« Pain bis, pain blanc, pain de luxe de Skerniewice! »
Les appels des vendeurs couvraient le vacarme de la rue ; et les gens
achetaient, achetaient…
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Madame Kr observait ces nouvelles manifestations de la vie du Ghetto et
finit par conclure que le commerce du pain pourrait devenir pour elle un
moyen de renouveau matériel. Elle ramena son stand du bazar et
l’installa en face de la maison qu’elle habitait et en compagnie de ses
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sœurs, commença à vendre de la boulangerie. C’était un travail dur. Elle
se levait à l’aurore et avec l’une de ses sœurs courait acheter le pain chez
le boulanger : du pain blanc, bis et complet. Elles transportaient seules
des paniers remplis de miches et arrivaient chez elles haletantes et
couvertes de sueur. Puis l’autre sœur installait le stand devant la porte
cochère et disposait la marchandise sur l’étal. Quant à elles, elles
repartaient acheter d’autres pains. Et ce, trois, quatre fois dans la
journée. Pendant les heures de pointe, toutes les trois restaient au stand.
Il fallait veiller qu’un acheteur ou qu’un gosse des rues ne subtilise une
miche ! Cela s’est produit plusieurs fois. Il était alors difficile de
récupérer la perte. Leurs moyens financiers limités freinaient le
développement des ventes. En fait, le boulanger avait accordé à
Madame Kr un crédit de 100zlotys par jour ce qui facilitait son fonds de
roulement mais ne lui permettait pas de développer son affaire. Leurs
revenus quotidiens s’élevaient à environ 20 à 25 zlotys. Pour trois
familles comptant chacune trois personnes de tels revenus satisfaisaient
à peine les besoins vitaux(la miche de pain coûtait entre 3 et 3,5 zlotys).
Néanmoins ils étaient heureux de ne pas manquer de pain. Ce fut la
dernière période d’aisance relative pour Madame Kr et sa famille durant
la guerre.
En août 1941, la vie de Madame Kr changea tout à coup et commença à
glisser vers la misère à un rythme effréné. Elle fut alors atteinte du
typhus et sa maladie inaugura un cortèges de malheurs familiaux. Elle
n’avait pas de quoi se soigner et bien se nourrir. Le médecin, adressé par
le Comité des Locataires, n’était venu qu’une seule fois. Le médicament
prescrit, onéreux puisque coûtant 22 zlotys, ne pouvait déjà plus être
payé par la caisse du Comité et elle-même ne disposait pas d’un telle
somme.
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Elle gardait donc le lit et son sort était entre les mains de son destin et de
l’aide occasionnelle de ses voisins. Deux semaines plus tard elle se leva
et se jeta aussitôt dans le tourbillon du travail. A nouveau, elle se levait à
5 H du matin, se précipitait chez le boulanger, une fois, deux fois, trois
fois et portait des paniers pleins de miches, aidait sa sœur au stand,(elles
n’avaient que quelques clientes chez lesquelles elles apportaient le pain
à la maison) et de retour à la maison, elle s’écroulait sur son lit
d’épuisement et de faim, à demi consciente. Après quelques jours de ce
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régime, elle se sentit très faible et resta clouée au lit pendant deux
semaines. A peine sur pied, sa sœur tomba malade, du typhus également.
Dès le début, son état inspira des craintes sérieuses. La fièvre était
aussitôt montée à 40°. Madame Kr ne pouvait même pas appeler le
médecin. Après le miracle de son rétablissement, sa foi en la destinée de
l’homme se fit jour et s’approfondit . Si la destinée voulait que sa sœur
vive, elle se rétablirait sans médecin. Et tous ses efforts se concentrèrent
sur l’acquisition de moyens de nourrir la malade. Elle les puisait dans de
menus emprunts de cinq et dix zlotys auprès des amis et des voisins
compatissants. Néanmoins, la maladie fit rapidement de mortels progrès
provoqua des complications cérébrales et en quelques jours, la sœur de
Madame Kr décéda.
Une semaine après, sa seconde sœur fut atteinte, à son tour, du typhus.
Le cas de la sœur décédée représenta pour Madame Kr un sombre
avertissement et la poussa à entreprendre des démarches pour faire
admettre la malade à l’hôpital. C’était aussi un souhait de la patiente,
mais malgré la présence des médecins et de conditions de soins bien
meilleures qu’à domicile, après 9 jours, sa dernière sœur mourut.
Le typhus avait élu domicile chez elle comme un oiseau de mauvais
augure. Les enfants tombèrent malades à leur tour : quatre des enfants
de ses sœurs défuntes et deux des siens. Ils gardaient le lit chez elle dans
de misérables conditions hygiéniques sans intervention médicale.
Madame Kr les soignait seule. Après la mort de ses sœurs elle démonta
le stand : elle n’avait plus de quoi faire de commerce.
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Pour sauver les enfants, pouvoir leur acheter du pain blanc, et leur
préparer quelques plats chauds, elle vendit les vêtements, le linge, la
literie, les meubles, tout, jusqu’à sa dernière chemise, celle qu’elle
portait et quand toutes ses ressources furent épuisées, elle demanda
l’aide de ses voisins. Et parfois elle obtenait pour ses malades, de la
soupe et du pain. Tous les enfants finirent par guérir. Mais Madame Kr
ne possédait plus rien, en dehors de sa propre vie. Et pourtant , il fallait
soutenir et remettre tout le monde sur pied, les enfants et elle-même. Et
pour la troisième fois Madame Kr entreprit de trouver de nouvelles
sources de revenu. Elle commença par faire la lessive et les ménages.
Elle préférait la lessive parce que là, on lui donnait à manger et en plus,
de 5 à 8 zlotys par jour. En général le ménage ne comprenait pas le repas
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et les rémunérations ne permettaient même pas d’acheter une miche de
pain noir. Mais la nécessité ne lui laissait pas le choix. Elle exerça tout
l’hiver ces emplois difficiles et elle était bien heureuse de les avoir ; car
à la maison c’était le règne de la faim, du froid, de l’obscurité et de la
misère. Durant tout l’hiver, elle n’alluma pas une seule fois le feu. Elle
n’avait pas de quoi s’offrir du bois, du charbon ou du pétrole lampant,
pas même une bougie. Les enfants ne sortaient pas de leur lit : ils
dormaient tout habillés sous un tas de hardes. Quand Madame Kr partait
travailler, ils passaient leur journée à lutter contre la faim à moins que
l’un des voisins ne leur apportât un peu de soupe, ce qui n’arrivait pas
tous les jours. Le soir seulement, Madame Kr leur apportait un peu de
kacha ou des pommes de terre qu’elle préparait chez des voisins, puis
dans le noir, les enfants mangeaient cette nourriture. Et quand elle avait
une journée de repos, il fallait jeûner. C’était ainsi que les mois
passaient.
-« C’est un miracle, pensait Madame Kr, si les enfants ne sont pas
gonflés par le froid et la faim. C’est un grand miracle du destin. » Elle
considérait également sa survie comme un vœu de la fatalité. Tout
l’hiver, elle avait dormi à même les ressorts dénudés d’un sommier. En
fait de couverture, elle avait une espèce de grosse toile. Elle se levait
dans l’obscurité profonde, devinant intuitivement qu’il était 6 H. Puis
elle détachait avec difficultés son corps endolori de la pression
métallique de sa couche. Ses mains et ses pieds étaient engourdis par le
froid.
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Sa fine robe usée et son manteau qui s’effilochait, étaient ses seuls habits
à la fois de fête et de tous les jours. Elle ne portait aucun vêtement de
laine, allait à jeun au travail ou à la recherche d’un emploi. La
souffrance et la misère marquaient tragiquement son visage. Parfois, elle
provoquait, chez les gens, de la répulsion. Une fois, en hiver, de retour à
la maison, elle s’arrêta devant une vitrine de sucreries. Elle voulait en
acheter deux pour les enfants. Elle demanda le prix à la vendeuse. Pour
toute réponse, elle entendit le rabrouement de la serveuse qui lui dit :
-« Il n’y a pas de bonbons ! Il n’y a pas de prix ! Nous connaissons çà !
Allez ouste ! » La vendeuse l’avait prise pour un voleuse et l’avait
chassée. Cet incident se grava douloureusement dans la mémoire de
Madame Kr. La guerre l’avait amenée à bien de lourds compromis.
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Autrefois, par exemple, elle observait strictement tous les rituels de la
tradition. Elle aurait préféré mourir plutôt que de ne pas manger kascher.
Aujourd’hui, elle ne demandait pas quelle graisse on avait mise dans la
soupe. L’essentiel c’était sa survie et celle de ses enfants. Cependant, la
guerre n’était pas parvenue à dépraver son âme, à détruire ses principes
moraux, dont elle plaçait en tête l’honneur et l’honnêteté. Dans les
instants les plus durs, même au moment de la mort des êtres les plus
chers, elle avait toujours refusé de faire l’aumône ou de voler. Jamais
elle n’avait envoyé se enfants dans la rue.( Une voisine le
confirmait). Les lessives, les ménages, l’épuisaient. Et dès le printemps
1942, elle renonça à ces emplois parce que, tout bonnement, elle n’en
avait plus la force.
Elle reprit un commerce de légumes. Elle obtint la mise de fonds de
manière singulière. Chaque matin l’une de ses voisines lui prêtait une
certaine somme qu’elle devait rendre le soir même. Elle recevait l’argent
entre 9 et 10H et en hâte, allait chercher la marchandise rue K. C’était
de la marchandise de seconde main, i.e. provenant d’un commerçantpasseur. Le prix était supérieur à celui des produits directement achetés à
des trafiquants chrétiens. Et pour cette raison, elle vendait sa
marchandise avec un bénéfice infime. Mais elle préférait cela plutôt que
de prendre le risque d’attendre à un passage du mur, d’autant qu’il n’y
avait pratiquement pas de jour sans qu’une victime ne tombe sous les
balles des gendarmes ou des soldats allemands.
Photo p. 19
En son absence, le matin, elle était remplacée au stand de la porte
cochère, par sa fille de 13 ans. Et son fils plus jeune de 3 ans,
l’accompagnait aux courses. Au retour, il se mettait derrière elle, pour
veiller que personne ne subtilise quelque chose dans le lourd panier
qu’elle portait sur le dos. Madame Kr gagnait en moyenne 5 à 6 zlotys
par jour. Comment s’en sortir à trois avec si peu d’argent, avec ce prix
exorbitant de 11 à 12 zlotys pour une miche de pain ? Aussi, il se passait
des semaines entières où le pain n’était qu’un rêve pour Madame Kr et
ses enfants. Ils n’achetaient pas de pain avec leurs tickets. Madame Kr
vendait sa ration et celle de ses enfants, comme elle vendait ses tickets
de sucre et de poudre à laver pour pouvoir acheter du bois et un peu de
kacha de dernière qualité à 9 zlotys le kilo. Elle ajoutait souvent ces
céréales dans sa soupe aux épluchures que des voisins lui cédaient. En
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échange, elle leur pelait les pommes de terre. –« Cette soupe si
mauvaise, si insipide, Madame, » représentait leur principale nourriture.
Et parfois, « quand vraiment, nous ne pouvions plus tenir », Madame Kr
achetait dans la rue Twarda, pour toute la famille, un quart de pain,
couleur d’argile. Quelle joie, alors dans la maison ! Mais c’était aussi
une véritable fête, quand l’un des voisins (très rarement) offrait, avec un
verre de thé ou une assiette de soupe, une tranche de pain maison.
Et c’est ainsi que Madame Kr survit avec ses deux enfants. Toujours
dans l’obscurité (1 mot illisible) Sa vie est…………..
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