Les résumés des interventions - Faculté de Lettres et Langues
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Les résumés des interventions - Faculté de Lettres et Langues
XXXVIIIe Congrès de la SFLGC Société Française de Littérature Générale et Comparée Critique et création en littérature Tours, 3-6 octobre 2012 Titres et résumés des interventions Jean-Baptiste AMADIEU (CNRS) « La censure comme exercice juridique et institutionnel de la critique littéraire » « La relation entre la censure et la créativité peut en première instance se révéler étrangement productive »1, constate Steiner, face au « miracle littéraire » de la période élisabéthaine, du règne de Louis XIV, et des romanciers russes de Pouchkine à Pasternak. Dans son étrange fiction Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino promène son lecteur dans divers lieux où les œuvres s’écrivent, se lisent et se commentent, jusque dans le cabinet du censeur. C’est dans ce dernier lieu inattendu que le Directeur Général des Archives de la Police d’État confie au lecteur : « Pour lire vraiment, c’est ici qu’il faut venir, cher monsieur2. » Ces deux témoignages montrent les liens paradoxaux que la censure peut entretenir avec la critique et la création littéraire. La communication proposée explorera un aspect de cette configuration : la censure comme exercice juridique et institutionnel de la critique littéraire, en s’appuyant sur les archives de la Congrégation de l’Index et les réquisitoires des procès littéraires (en particulier de Flaubert, Baudelaire et Sue). La communication exposera successivement : 1. les lieux rhétoriques qui singularisent la « critique censoriale » des œuvres : critères juridico-moraux, considération du style comme circonstance aggravante ou atténuante, évaluation des effets supposés du texte examiné sur le public ; 2. une comparaison entre la construction critique du discours censorial et la critique littéraire autonome des pouvoirs publics (par exemple, similitude des lieux critiques entre la censure et la Lettre à d’Alembert sur les spectacles de Rousseau ou encore certaines critiques littéraires de Céline) ; 3. la prise en compte de la censure dans la création littéraire et sa représentation dans les œuvres (mis à l’Index, Zola met en abyme un procès en mise à l’Index dans son roman Rome). Michel AROUIMI (Université du Littoral) « Marivaux et Leopardi confrontés aux critiques de leur temps » Marivaux est l’auteur de brefs essais, publiés dans ses « Journaux »3 (qui ne sont pas intimes) et qui révèlent l’étendue de sa pensée : sur la société, mais encore sur l’art et plus encore sur les critiques littéraires de son époque. Le comportement de ces derniers, d’après les pensées de Marivaux, est symptomatique d’un avilissement des mœurs qui n’a cessé de se confirmer. Cette critique des critiques trouve des échos surprenants dans les pensées du poète italien Leopardi, d’ailleurs si réticent à la culture française, et qui se montre un peu moins dur à l’égard de Marivaux. Ces deux poètes ont sans doute senti, dans l’avis des critiques sur leurs œuvres ou les œuvres en général, l’expression d’une vision du monde qu’ils ne partagent pas. Reste à savoir si leur propre vision de ce monde est en adéquation avec leurs pratiques ou techniques poétiques : l’équilibre de la forme, comme remède aux tensions de ce monde ? Thomas BARÈGE (Université d’Orléans) « L’imbrication de la critique et de la fiction dans l’œuvre de José Lezama Lima » L’écrivain cubain José Lezama Lima est davantage connu comme poète ou comme romancier que comme essayiste ou critique. Pourtant son œuvre critique, en volume, est bien plus importante que les deux autres. Il s’agit d’une œuvre critique dans laquelle Lezama porte un regard réflexif sur sa propre œuvre, mais aussi sur la littérature dans son ensemble, qu’elle soit de langue espagnole ou non : la littérature française notamment y tient une part non négligeable. 1 George Steiner, Le Silence des livres, trad. Dorothée Marciak, Paris, Arléa, 2007, p. 31. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur [1979], trad. Danièle Sallenave et François Wahl, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1995, p. 262. 2 Toutefois, séparer critique et fiction chez Lezama apparaît très vite comme une sorte de non-sens pour trois raisons principalement : 1/ la critique s’introduit chez lui dans la fiction. 2/ la fiction s’introduit dans la critique. 3/ c’est la même écriture (stylistique, références, etc. tout à fait comparables) qui est à l’œuvre dans les textes de critique et de fiction. On peut dire qu’il y a dans ses textes une mise en fiction de la critique et réciproquement une sorte de mise en critique de la fiction. Un dernier élément serait intéressant à aborder dans la perspective critique/création : celui de la réception de l’œuvre de Lezama, en particulier par la critique de Lezama. Celle-ci a en effet tendance à copier son écriture si caractéristique au point que l’on peut se demander parfois si elle n’en perd pas sa propre distance critique à vouloir acquérir les qualités littéraires de son objet d’étude. Christine BARON (Université de Poitiers) « Littérature et transgression : contexte démocratique et totalitarisme » Le rapport de la littérature à l’infraction est de deux ordres, depuis le XIXe. D’une part, il relève de la représentation du délit ou du crime, et d’autre part, à partir de cette représentation il met en jeu de l’ethos explicite de l’auteur ou du narrateur qui donne la mesure de son rapport à la transgression, qu’il s’agisse de la condamner ou de la porter lorsqu’il y a conflit entre légalité et légitimité. Cependant, la manière dont est envisagée la communication littéraire elle-même, du point de vue du critique et du théoricien de la littérature, peut relever d’une conception transgressive du langage et de la mission de la littérature : celle-ci semble culminer dans les sociétés démocratiques dans les années 60, alors qu’en contexte totalitaire, l’apologie du crime est dénoncée dès lors que celui-ci renvoie à la forme même de l’Etat. Nous montrerons comment l’image de l’écrivain-voyou s’est développée, de la sacralisation d’une littérature transgressive chez Bataille, Blanchot et Foucault à la canonisation ambiguë du Saint Genet comédien et martyr de Sartre en France alors qu’au même moment, dans les Récits de la Kolyma publiés à son retour des camps staliniens, Chalamov dénonce vivement l’apologie du crime à laquelle se livrent certains littérateurs comme l’objectivation de la forme même d’un régime qui érige la transgression continuelle du droit en paradigme de son propre fonctionnement. Céline BARRAL (Université Paris VIII) « Le ‘poème critique’ : Mallarmé, Karl Kraus et Lu Xun face au journal. ». Nous nous intéresserons à la manière dont la frontière entre poésie et critique est tracée chez ces trois écrivains qui, dans des aires culturelles éloignées mais aux développements liés, ont pris acte de l'épanouissement d'une presse d'information de masse (fin XIXe-début XXe siècle), nouveau type de journalisme qui expulsait l'écrivain porteur d'une voix hors de son champ. Nous étudierons ici plus spécifiquement l'horizon fantasmé du « poème critique ». Rejetant l'habituelle critique dramatique et les formes de la chronique et du feuilleton, Mallarmé donne à l'écrivain qui se mêle d'écrire dans le journal à la fois une ambition (celle de la Critique « visant, directement et superbement, aussi les phénomènes ou l'univers »4) et une proposition formelle (celle du « poème critique »5) proprement créatrice. Cette catégorie générique semble tendue entre le poème en prose et l'essai critique littéraire. Les projets poético-critiques de Karl Kraus et de Lu Xun sont inscrits dans une même réflexion sur les pouvoirs de réaction et de création de la littérature face à la presse. L'« anti-journaliste » autrichien Karl Kraus, fut en effet le rédacteur pendant trente ans de la revue Die Fackel dont la portée critique est tout à la fois littéraire, politique et sociale, et l'auteur de poèmes d'actualité au statut trouble. L'écrivain chinois Lu Xun, quant à lui, après son unique recueil de poèmes en prose Les Herbes sauvages (Yecao), composé de textes écrits pour des revues entre 1924 et 1926, forme lyrique mais qui expérimentait un rapport critique à l'actualité, se convertit aux essais polémiques qu'il renouvelle en profondeur, mais dont on a pu dire qu'ils sonnaient le glas de son projet créateur. À l'enjeu de la compatibilité ou la perméabilité de la Poésie et de la Critique conçus tous deux par Mallarmé comme éminemment créateurs (« ...le genre littéraire créateur de quoi la prose relève, la Critique… »), il semble que le poème en prose ne réponde donc qu'imparfaitement. Faut-il alors évacuer la poésie du projet critique ? Y aurait-il sinon un sens à élargir la perception de ce qu'est la poésie pour y inclure une critique littéraire (mais qui ne soit pas une simple critique des œuvres littéraires), comme le fait Karl Kraus à travers sa théorie problématique de la Rime ? Vanessa BESAND (Université de Dijon) « L’héritage des théories robbe-grilletiennes sur la fiction romanesque de la seconde moitié du XXe siècle (France et États-Unis) » Nous aimerions profiter de cette communication pour étudier l’impact qu’ont pu avoir les théories de Robbe-Grillet sur la fiction romanesque de la seconde moitié du XXème siècle et voir ainsi comment le penseur du Nouveau Roman, qui a marqué l’histoire de la critique littéraire contemporaine, a également joué un rôle capital sur la création romanesque dite postmoderne. Nous savons que le roman français a été durablement et profondément redéfini après les années cinquante. Il est d’ailleurs fréquent de souligner à quel point le traitement de l’intrigue, des personnages et de la psychologie a été modifié après les définitions robbe-grilletiennes. Nous voudrions insister plus spécifiquement ici sur la manière dont les romanciers français (Jean Echenoz par exemple) ont repris à leur compte le refus de la psychologie au cœur d’une narration à l’intrigue extrêmement limitée. 4 Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard, 2003. Premières pages de "Crayonné au théâtre", p. 188. 5 Idem. La formule apparaît dans la "Bibliographie" des Divagations, p. 346. Mais si le poids de la critique robbe-grilletienne s’est énormément fait sentir en France (cf les prestigieuses éditions de Minuit), il est en revanche intéressant de noter que, de l’autre côté de l’Atlantique, à la même époque et alors même que Robbe-Grillet a connu dès les années soixante un grand succès dans les universités américaines, les romanciers ont, contrairement à leurs homologues français, pris de la distance par rapport à des théories jugées trop asséchantes pour leur pratique fictionnelle. Ce recul est très net lorsque l’on regarde du côté du motif du labyrinthe, théorisé par RobbeGrillet, remis en question en Europe par Calvino et finalement détourné par des écrivains américains qui ont à leur tour pratiqué une littérature du labyrinthe, mais dans le but, non de réduire considérablement la part narrative de l’œuvre, mais de redonner au contraire une vraie place, bien que sous une forme renouvelée, à l’intrigue romanesque. C’est cette passionnante réception critique dans l’art romanesque postmoderne, à la fois en France et aux ÉtatsUnis, que nous souhaiterions étudier en détail à travers quelques exemples significatifs (Duras, Echenoz, Pynchon, Roth) de manière à révéler également, derrière l’insubordination plus grande des auteurs américains vis-à-vis de théories déterminantes comme le furent celles de Robbe-Grillet, la voie différente qu’ont suivie les littératures fictionnelles française et américaine dans la seconde moitié du XXème siècle. Jacques BODY (Université de Tours) « 7 comparatistes écrivains » J’en prends sept, Étiemble, Hana Jechova-Sanerova, Jean-Louis Backès, André Katason, Jean-Pierre Morel, Daniel-Henri Pageaux, Philippe Chardin, Florence Delay, sept comparatistes, appartenant à trois générations qui se sont succédé, superposées, croisées, au 2ème étage de l’escalier C et ailleurs. Sept professionnels de la critique littéraire, selon (en principe) une même méthode, qui ont fait peu ou prou œuvre créative ou au moins recréante. Le comparatisme est-il une école littéraire ? Existe-t-il une esthétique comparatiste, une stylistique, une problématique, un horizon d’attente communs? Ou bien le lieu et le temps (Paris, XXe siècle) ont-ils laissé dans leurs œuvres une empreinte plus forte que la pratique de la LGC ? Mireille BRANGÉ (Université de Paris XIII) « Jean Prévost critique de Stendhal » Romancier, journaliste, critique, Jean Prévost (1901-1944) a, durant plus de quinze ans, de 1927 à 1944, écrit sur Stendhal auquel il a consacré une thèse, encore aujourd’hui ouvrage de référence, La Création chez Stendhal (1942). La figure de Stendhal et son œuvre eurent pour lui une triple fonction : modèle de vie, ou de style dans la vie, ce qui donne à Prévost une place particulière dans la critique stendhalienne (voir Philippe Berthier, Stendhal en miroir, 2007) ; modèle d’écriture ; modèle d’œuvre, enfin, le modèle stendhalien opérant comme une fiction motrice qui projette l’œuvre dans la maturité où l’écriture pourra jaillir dans sa perfection. Ce sont ces liens dynamiques de la critique, de l’œuvre et de l’ethos qui seront étudiés. Mais il s’agira aussi d’appréhender cette critique dans sa relation avec les ouvrages critiques contemporains d’Alain (le maître de Prévost) et d’Albert Thibaudet (son confrère à la NRF et aux Nouvelles Littéraires), entre philosophie et critique littéraire, pour évaluer l’ouvrage de critique créatrice que Prévost produit, en romancier qu’il est aussi. Lucie CAMPOS (Université de Poitiers) « Critiques à la marge : W.G. Sebald, J.M. Coetzee, Imre Kertész » Les trois écrivains contemporains Imre Kertész, W.G. Sebald, J.M. Coetzee ont chacun été amenés, par la nécessité d’une position historique, à réinventer une position d’écriture, et d’autorité littéraire, depuis la marge. En étudiant leurs productions critiques respectives, je voudrais m’attacher à décrire la la spécificité du travail qui se fait ainsi, chez ces trois auteurs, à la marge des problématiques nationales et littéraires constituées. Ainsi, Sebald cultive dans son travail critique un intérêt pour les marges littéraires et toutes les formes d’écriture liées à l’exil, qu’on peut lire aussi comme un positionnement sur les marges de la culture allemande. Dans ses articles de critique littéraire publiés dans la New York Review of Books (rassemblés dans les recueils Doubling the Point, Stranger Shores et Inner Workings), Coetzee s’intéresse à toutes les transpositions linguistiques que révèlent les textes dont il fait le compte rendu, et à leur lien avec un positionnement des langues et de cultures mineures par rapport aux langues et aux cultures majeures. Kertész, enfin, dans le texte autobiographique Journal de Galère, réunit une série de commentaires critiques qui constituent un corpus de pensée « à la marge » de la pensée allemande. Ce sont ces trois corpus critiques et leurs effets de positionnement que je propose de comparer ici. Bélinda CANNONE (Université de Caen) Atelier « La littérature comparée mène à tout même à la littérature : universitaires romanciers » Il s'agira de se demander comment s'est opérée dans le cas de ces universitaires romanciers la ligne de partage entre 'littérature secondaire' (comme on dit en allemand) et 'littérature première', entre vocation littéraire et activités critiques. Hélène CASSEREAU-STOYANOV (Université d’Angers) « Entre critique et création : la lecture de l’œuvre de Dumas par les romanciers portugais du XIXème siècle » Dans un contexte de défiance à l’égard de la littérature importée de France, l’accueil fait aux œuvres d’Alexandre Dumas au Portugal ne peut qu’attirer l’attention. En effet, les auteurs portugais, alors soucieux de préserver la culture nationale, s’emparent de l’œuvre de Dumas : Ramalho Ortigão retraduit Antony en 1872, soit quarante ans après son écriture et malgré les nombreuses traductions déjà existantes en portugais ; Lopes de Mendonça, traducteur de Isabelle de Bavière et 6 de Charles VI, écrit Scenas da vida contemporanea et Recordações de Italia ; Pinheiro Chagas traduit La San Felice avant d’entreprendre, dix ans après, la rédaction du roman As Duas Flores de sangue où évolue l’un des personnages secondaires du roman de Dumas. Posant, d’une part, la question de la nécessité de la re-traduction et, d’autre part, la question de la création et de l’inspiration, ce constat nous invite à nous demander quelle incidence l’activité critique peut avoir dans la trajectoire d’un écrivain : en effet, tous ont au préalable critiqué les œuvres de Dumas dans la presse, qui apparaît alors comme un lieu de passage. Ainsi, critiquer l’œuvre de Dumas ne serait pas seulement juger en position de surplomb : pour mettre en évidence les critères d’appréciation de la « littérarité » de l’œuvre de Dumas, l’auteur, consciemment ou pas, expérimente, réfléchit à sa propre écriture et crée une forme littéraire adaptée à ses compatriotes. S’interroger sur la réception de Dumas nous amène à saisir le moment où la critique devient créatrice. Emmeline CÉRON (Université de Tours) « Italo Svevo entre le silence des critiques et les affres de l’autocritique » « Mon succès est très important pour moi. Il est arrivé juste au moment où je m’affaiblissais et où la vie se faisait pour moi incolore pour m’aviser qu’elle voulait se détacher de moi. Pendant un moment, le succès a carrément ralenti le cours du temps et je me suis senti encore vivant. »7 Ce soulagement qu’exprime Italo Svevo au sujet de sa très tardive reconnaissance, dans une lettre adressée à Valerio Jahier en 1927, en dit long sur les désastres personnels que peuvent constituer les échecs littéraires et sur la manière dont ont paradoxalement pesé, pour l’écrivain triestin, l’indifférence et le silence persistants de la critique. A travers la dimension autobiographique des œuvres de fictions d’Italo Svevo, nous nous proposons de considérer les effets ambivalents, paralysants ou inspirants, de la critique ou, plus justement, de son absence qui a pu laisser place, au cours de la carrière de l’écrivain, à une solitaire autocritique. Le jugement sévère que le jeune auteur d’Une Vie (1892) porte sur son premier roman n’est en effet pas démenti par une critique dont l’indifférence, qui persiste lors de la publication de Senilità (1898), abandonne Svevo — en sus du dépit responsable de son long renoncement à la littérature — au doute permanent et au sentiment d’insécurité que traduit avec humour et cruauté sa nouvelle Une Farce réussie, composée durant cette brève période où il connut enfin le succès (1926-1928). De ses premiers romans jusqu’aux derniers écrits contemporains de sa célébrité, toute l’œuvre narrative de Svevo porte la trace de cette vulnérabilité de l’écrivain sous le règne de Mercure, divinité dont son jeune frère Elio déplorait, à Trieste, l’exclusivité du culte : les ambitions littéraires et philosophiques mégalomaniaques d’Alfonso confrontées au projet sacrificiel de l’écriture à deux mains d’un roman de second rang ; la précoce stérilité, dans Senilità, d’un jeune écrivain après son premier roman ; le paradoxe, avec La Conscience de Zeno, de l’écriture intime et de la (fausse) trahison de sa publication. On sait à quel point le facteur économique a tenu un rôle dans la forme de clandestinité de l’écrivain Svevo vis-à-vis de l’homme d’affaires Schmitz ; bien que peu lucrative, la littérature reste un produit de culture et la critique, par conséquent, en constitue la publicité, indispensable à la vente de toute marchandise. Désacralisante, cette conception n’en reflète pas moins une réalité qui se dessine nettement en Europe à partir de la fin du dix-neuvième siècle, à laquelle s’opposent, en réaction, des figures d’écrivains solitaires, tel que Flaubert qui conçoit un modèle économique à rebours, l’insuccès financier devenant pour lui le garant de la réussite artistique. Le silence de la critique, à Trieste où, plus que partout ailleurs, toute valeur semble devoir être marchande, débouche ainsi sur un douloureux paradoxe : il libère le livre ignoré de son statut de marchandise, mais aussi de sa vocation première, celle d’être lu. Refusant le choix exclusif de l’art ou de la vie, tout en se gardant de croire à une confusion possible des deux et évitant ainsi l’impasse au bout de laquelle achoppe son héros Alfonso, Svevo-Schmitz opère un cloisonnement dont le succès doit finalement beaucoup (contrairement aux peintures marines qui ont fait la réputation de l’entreprise de sa belle-famille) à sa porosité. En effet, l’indifférence de la critique, et particulièrement de la critique italienne, vis-à-vis des écrits de Svevo — qui doivent principalement leur diffusion à l’Irlandais Joyce et aux Français Larbaud et Crémieux — participe indéniablement des désarrois identitaires dont les personnages sveviens héritent des symptômes : désarrois liés au double statut d’écrivain et d’homme d’affaires de Svevo, à sa double ascendance italo-germanique, à son identité linguistique, dont on sait quelle source de reproche elle a pu constituer pour la critique italienne, même après la reconnaissance de ses œuvres en Europe, et, enfin, au particularisme même de Trieste, port franc de l’Empire habsbourgeois singulièrement situé, pour reprendre l’image formulée par Mario Fusco, « sur les franges d’un monde qui se dérobe… »8 Chloé CONANT-OUAKED (Université de Limoges) « Fictions critiques et critique fictionnalisée : représentations et enjeux de l’oralité dans les formes intermédiaires contemporaines » Comme le rappelle le texte de l’appel, les « formes intermédiaires » entre critique/théorie et écriture fictionnelle se multiplient. Je souhaiterais m’intéresser à des textes ayant la particularité de se présenter comme des retranscriptions ou des comptes rendus de prises de parole. La conférence, la communication, la table ronde, etc., sont des formes traditionnelles de la transmission des idées. Elles ont d’ailleurs pu être tournées en dérision par David Lodge dans ses campus novels. La situation d’oralité est choisie par les auteurs comme un mode d’expression ou une fiction supplémentaire, qui entre autres fonctions pose la question de l’autorité de la parole critique. Le corpus serait composé à la fois de textes à dominante théorique (sérieux ou non) et de textes fictionnels mettant en scène des personnages de conférenciers. Corpus : 6 Rappelant les Impressions de Voyage, Italie de Dumas. Italo Svevo, lettre à Valerio Jahier, 2 décembre 1927, cité par Dominique Férault dans Dernières cigarettes, p. 16. 8 Fusco, Mario, « Italo Svevo : sur les franges d’un monde qui se dérobe… », Revue Critique, août-septembre 1983, « Les mystères de Trieste », p. 637. 7 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « 10000 av. j.-c. – La géologie de la morale (pour qui elle se prend, la terre ?) », in Mille Plateaux, Minuit, 1980 : les auteurs exposent leur théorie des « strates » par la bouche du célèbre professeur Challenger. J.M.Coetzee, Elizabeth Costello. Eight Lessons, 2003 : une romancière s’exprime, défendant avec vigueur ses idées (sur le réalisme, le roman, la condition animale…). Antoine Volodine, Écrivains, Seuil, 2010 : l’auteur, inventeur du genre du « murmurat », déroule une série de portraits d’écrivains vaincus, qui n’ont plus que leur voix. Parmi sept chapitres, on lit une liste de remerciements, une conférence post mortem et une autre improvisée en prison, ou le discours scandé à des déchets par un écrivain n’ayant jamais écrit. W.G.Sebald, Die Ringe des Saturn (1995) et Luftkrieg und Literatur (1997/1999) : ce deuxième ouvrage rassemble des conférences de Sebald. Il y développe sa théorie du silence littéraire allemand au sujet des bombardements alliés. Cette idée était ébauchée par une autre prise de parole (fictionnelle ?), celle d’un personnage rencontré par le narrateur des Anneaux de Saturne. Jean-Baptiste Botul, La Vie sexuelle d'Emmanuel Kant (conférences prononcées au Paraguay en 1946) et Nietzsche et le démon de midi (retranscription d’une plaidoirie) (éditions des 1001 Nuits) : ce philosophe « de tradition orale » est le canular de quatre auteurs, dont Frédéric Pagès. On pourra citer également la scène du cacophonique séminaire universitaire de Se una notte d’inverno un viaggiatore d’Italo Calvino. Axes de réflexion envisagés : - nature du pacte d’autorité, de crédibilité établi par ces textes hybrides, qui revendiquent la dimension cognitive de la fiction tout comme la dimension esthétique des idées - conséquences du choix de l’oralité : ambiguïtés énonciatives (tension écrit-oral, jeu avec les discours rapportés, choralité des idées), dimension de performance (au sens artistique) des textes - notion de personnage : doubles et/ou repoussoirs des auteurs ; incarnations fictionnelles de notions critiques - question de la communication orale et thème de l’échec de la transmission Logan James CONNORS (Bucknell University, Etats-Unis) « Critique et création dans le monde théâtral du XVIIIe siècle: La Motte, Du Bos et le problème des poétiques » Le théâtre des Lumières fut à la fois un lieu d’expérimentation sur les genres dramatiques et un laboratoire public pour tester les nouvelles théories de l’émotion. Comment le critique dramatique du dix-huitième siècle, avec son statut ambigu entre docte et journaliste, réagit-il à cette diverse et parfois éphémère production théâtrale ? Qu’est-ce que la critique dramatique mise à l’épreuve d’une nouvelle relation entre spectateur et pièce ou même entre critique et créateur ? Dans le but de souligner une spécificité critique de l’époque, nous analyserons quelques exemples clés d’un mouvement vers la spécificité et la subjectivité, non seulement sur le fond de la critique mais également dans ses formes. Nicolas CORREARD (Université de Nantes) « Quand l’interprétation se fait délirante : la fiction parodique et satirique du commentaire dans Le Chef-d’œuvre d’un inconnu de Thémiseul de Saint-Hyacinthe (1714), The Dunciad d’Alexander Pope (1742) et Noten ohne Text de Gottlieb Wilhelm Rabener (1757) » L’essor de la critique littéraire moderne, avec ses techniques caractéristiques (comme la note en bas de page), a inspiré plusieurs tentatives de parodies satiriques dans une veine néo-rabelaisiennes au début du XVIIIe siècle. Dans son Chefd’œuvre, Thémiseul de Saint-Hyacinthe attribue à un savant postiche, Chrysostome Mathanasius, un commentaire aussi échevelé qu’impertinent d’une chanson anonyme, dont l’insignifiance contraste avec son enthousiasme délirant. Ce modèle français est imité par Pope dans sa Dunciad, qui brocarde les philologues contemporains à travers une pléiade d’annotateurs tout aussi fictifs que fous, tels Scriblerus, glosant le grand poème autonyme. Le principe n’est pas exactement le même, et surtout les présupposés de Pope, dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes, sont inverses à ceux de Saint-Hyacinthe. Un émule germanique, Rabener, va quant à lui jusqu’à faire disparaître le poème, que son commentateur postiche, Hinckmar von Repkow, juge superflu de produire, laissant au lecteur le soin d’imaginer une chimère à son goût à partir de sa copieuse annotation. Ancêtres de Feu pâle, ces fictions critiques très appréciées à leur époque traduisent une hostilité foncière envers le principe même du commentaire, jugé contre-nature, mais elles ne sont pas sans lui rendre un hommage paradoxal, comme elles en dégagent la poétique propre. Elles interrogent quoi qu’il en soit la nature du geste critique, et nous interpellent à quelques siècles de distance. Eve de DAMPIERRE-NOIRAY (Université de Bordeaux III) « De la mémoire à l’innocence : méditation poétique et création chez Ungaretti » Innocence et mémoire : tel est le titre donné au recueil d’essais d’Ungaretti sur la poésie (cours de littérature à l’université de Rome, préfaces, conférences, articles, etc.), essais qui furent rassemblés en volume en français, dans la traduction de Ph. Jaccottet, en 1969, alors qu’ils étaient encore inédits comme tels en Italie. Ce titre évoque d’emblée le mouvement de ressassement et d’invention qui caractérise ces textes : à travers une longue méditation sur la poésie, Ungaretti témoigne de son expérience de lecteur (de ses classiques et de ses contemporains et amis), de traducteur et de poète, cherchant à rendre compte du sens de l’acte de création poétique d’un point de vue à la fois universel et historique, celui d’une génération dont la mission d’écrivain se heurte à l’expérience de la première guerre mondiale. L’objet de cette communication est de montrer quel type de lien se tissent entre ces commentaires ou essais critiques d’Ungaretti – selon qu’ils sont consacrés à relire un poète, à tenter de définir la poésie et son « aspiration indéfinissable », à commenter ses propres traductions de Shakespeare, de Racine ou de Góngora ou à s’interroger sur son œuvre poétique – et sa propre création poétique. Dans quelle mesure retrouve-t-on l’Ungaretti lecteur et commentateur de Virgile, Dante, Pétrarque, Leopardi et d’autres dans les poèmes dits « hermétiques » de la Vie d’un homme (Vita d’un uomo), dans les visions fulgurantes de L’Allégresse (L’Allegria, 1919) ou de Sentiment du temps (Sentimento del tempo, 1931) ? Quels échos sa réflexion menée au cours des années 1960 sur la crise de la poésie moderne, et sur la mission de l’écrivain au cœur de cette crise, rencontre-t-elle dans le dépouillement du vers ungarettien, sa méditation cosmique sur l’homme « créature/ terrifiée » (« Réveils », 1916), poète dont les « hurlements […] s’abîment /épouvantés » (« Solitude », 1917), et qui porte « l’interminable/ fatigue/ du travail /obscur/ de ce commencement/ qui chaque année/ déchaîne la terre » (« On porte », 1918) ? Il s’agira enfin d’analyser ce qui apparaît comme une dialectique – de la mémoire à l’innocence – qui sous-tend les essais d’Ungaretti sur la poésie et de comprendre quel éclairage essentiel elle apporte à sa double posture, critique et créatrice. G. Ungaretti, Innocence et mémoire, trad. Ph. Jaccottet, Gallimard, 1969. G. Ungaretti, Vita d’un uomo (Tutte le poesie), a cura di Leoni Piccioni, Mondadori, 1969 (Vie d’un homme, Poésie 19141970, trad. Ph. Jaccottet, PJ Jouve, A. Pieyre de Mandiargues, F. Ponge, A. Robin, Gallimard, 1973). Valérie DESHOULIÈRES Atelier « La littérature comparée mène à tout même à la littérature : universitaires romanciers » Il s'agira de se demander comment s'est opérée dans le cas de ces universitaires romanciers la ligne de partage entre 'littérature secondaire' (comme on dit en allemand) et 'littérature première', entre vocation littéraire et activités critiques. Catherine DUMAS (Université de Lille III) « Le théâtre en procès : débats autour d’œuvres dramatiques en Espagne et en France (1620-1640) » Dans la première moitié du XVIIe siècle, les polémiques sur le théâtre abondent de part et d’autre des Pyrénées ; ces controverses laissent apparaître un clivage entre les partisans d’une esthétique de l’unité, revendiquant le patronage des Anciens, désignée ultérieurement comme « classique », et ceux d’une esthétique qualifiée aujourd’hui de « baroque », fondée sur la variété et le mélange des tons, hors des règles. Les deux clans sont représentés dans chaque pays, dont les pratiques dramaturgiques, comme on le sait, connaîtront des développements opposés. En Espagne, la comedia nueva, formule dramatique « mixte », s’impose avec succès sous l’impulsion de Lope de Vega et de ses émules. En France, au contraire, les partisans des règles inspirées de La Poétique d’Aristote défendent vigoureusement les canons de la beauté régulière, processus qui aboutira à la sacralisation de la tragédie, genre noble par excellence, au détriment de la tragi-comédie et même de la comédie, souvent sous-estimée dans ces débats. L’on ne peut que constater le caractère ponctuel et réactif de l’échange argumentatif dans ce contexte : pour exposer leurs points de vue, théoriciens et dramaturges ont souvent recours à des lettres rendues publiques, à des conversations entre personnages de romans ou à des opuscules rédigés à l’occasion de querelles littéraires. Le caractère fragmentaire, souvent dialogué, et l’interpellation ou la propension à réfuter les partis pris du camp adverse renvoient à l’essence même du théâtre, considéré à l’époque comme un art verbal plus encore que scénique. Nous nous interrogerons sur la récurrence de cette formule argumentative, à travers des exemples précis, notamment le débat critique que Tirso de Molina dans les Cigarrales de Toledo (1623) imagine autour d’une de ses propres pièces, sa comédie El vergonzoso en palacio (Le Timide du palais) et qui débouche sur un plaidoyer en faveur de l’irrégularité, et d’autre part Les Sentiments de l’Académie française touchant les observations faites sur la tragi-comédie du Cid (1637), texte dans lequel Jean Chapelain expose entre autres ses conceptions touchant un théâtre vraisemblable et régulier. Cette confrontation entre le point de vue d’un théoricien français partisan de la régularité et d’un dramaturge espagnol favorable à une dramaturgie affranchie des modèles antiques, l’un attaquant une pièce française imitée d’un auteur espagnol (Guillén de Castro), l’autre défendant une production dramatique espagnole dans le sillage de Lope, nous permettra de voir que les deux clans (celui des réguliers et celui des irréguliers) se recommandaient de catégories auxquelles les uns et les autres donnaient un sens fort différent : il en est ainsi des notions de Nature ou encore de vraisemblance. Un tel rapprochement permettra de déterminer les relations entre critique et création à l’époque, dans la mesure où la nécessité de justifications théoriques et le recours aux débats paraissent alors des compléments indispensables de l’art théâtral. Manuelle DUSZYNSKI (Université de Paris-Est Créteil) « En quoi le discours critique de Calvino se fait-il œuvre ? » Mario Fusco le souligne à juste titre, dans la préface de Défis aux Labyrinthes, textes et lectures critiques (Seuil, 2003) : « De l’œuvre de Calvino, considérable et multiforme, on a généralement retenu et mis en lumière les seuls textes narratifs (…) Mais il ne faudrait pas pour autant que cet ensemble très riche fasse oublier que, parallèlement, il a également édifié une œuvre critique tout aussi importante et volumineuse » (p. 7) Cette œuvre « parallèle » s’est élaborée au fil des emplois de Calvino dans les journaux italiens : d’abord des articles de réflexion ou de critique dans L’Unità, puis des articles plus développés dans la revue Il Menabò, qu’il dirige avec Vittorini avant que l’écrivain ne développe ses propres essais critiques. De ces travaux épars, au tissu fragmentaire et discontinu, est né paradoxalement un travail monumental de théorisation de la littérature mondiale de l’Antiquité au XXème siècle : travail comparatiste par excellence, qui parcourt tous les siècles et tous les domaines de la pensée et du savoir. Ce corpus inépuisable est étonnamment peu étudié pour luimême : il fait toujours office, dans les études calviniennes, de métatexte qui viendrait éclairer la production narrative de l’auteur. Or ces textes ont leur statut propre, statut hybride qu’il conviendra de définir. Alors notre propos ne sera pas tant d’examiner en quoi le discours critique de Calvino informerait ou « expliquerait » sa poétique narrative, mais plutôt de voir en quoi, au fil des années et des collaborations avec la presse italienne, le discours critique de Calvino se fait œuvre, et devient, ou rejoint, (la) fiction. Voir en quoi la critique calvinienne modélise une certaine lecture du monde à travers la littérature, pour devenir littérature elle-même, car il apparaît que la critique littéraire, qui se veut ici reformulation du discours des autres, soit pour l’écrivain italien une source de création à part entière. Eléments de bibliographie : Italo Calvino, Saggi, Mondadori, « I Meridiani », 1995. Italo Calvino, Défis aux labyrinthes, Seuil, 2 volumes, 2003. Georges FORESTIER (Université de Paris IV) Conférence « Critique et création chez Molière » Audrey GIBOUX (Université de Rennes II) « Théorie et pratique de l’art de la fiction chez Edith Wharton, E.M. Forster et Virginia Woolf : l’autorité d’Henry James et de Marcel Proust dans la conquête d’une modernité romanesque » Les années 1920 sont fertiles en débats concernant la permanente redéfinition de l’art romanesque. En 1925, Edith Wharton publie un recueil d’essais intitulé The Writing of Fiction, tandis qu’en 1927, Virginia Woolf répond, dans l’article Is Fiction an Art?, à l’ouvrage d’E. M. Forster, datant de la même année, Aspects of the Novel. Leurs analyses relatives aux techniques du roman ont pour point commun d’établir une généalogie orientée de ce genre protéiforme et un panorama prescriptif du devenir du roman contemporain. On se propose d’envisager l’aura et la résonance dans ces textes réflexifs d’autres grandes figures de romanciers et critiques qui ont contribué à réinventer la fiction du XXe siècle, notamment d’Henry James (auteur de l’essai The Art of Fiction, 1884) et Marcel Proust (on pourrait considérer l’inclusion de la critique littéraire dans la Recherche). On se concentrera également sur l’adaptation et l’investissement de ces enjeux théoriques dans les pratiques esthétiques de ces auteurs et sur la mise en œuvre narrative de la critique littéraire (et plus largement de la critique d’art) dans leur propre création romanesque, par exemple à travers leurs personnages d’esthètes. On se penchera enfin sur la manière dont ces sortes de manifestes critiques engagent une certaine lecture de la modernité romanesque et témoignent de l’évolution de la notion de moralisme critique, à une époque où le choix de sujets romanesques subversifs doit encore faire face à certaines résistances moralisatrices. Cécile GIRARDIN (Université d’Orléans) « Écrire après la fatwa : censure, autocensure et ‘politiquement correct’ chez Salman Rushdie » Cette communication s’attachera à examiner les modalités du changement intervenu dans l’écriture de Salman Rushdie après 1989, l’année où l’Ayatollah Khomeiny édicta une fatwa contre l’écrivain. Nous partirons du constat selon lequel l’orientation idéologique de l’auteur a changé de cap dans les années 1990 pour se radicaliser en faveur des valeurs considérées comme occidentales (liberté d’expression, défense du droit des femmes, soutien à la guerre d’Iraq, etc.). Ce faisant, ses textes les plus récents semblent à première vue dénués de l’ambivalence et du doute qui caractérisaient ses premiers écrits (Les Enfants de Minuit, Les Versets sataniques, en particulier). Nous verrons comment, dans ces romans publiés en 1981 et 1988, l’auteur avait réussi à problématiser les questions de l’autorité politique, du pouvoir du langage et des représentations, grâce à une pratique de la satire héritée du XVIIIe siècle. Ces chefs-d’œuvre, non seulement de la littérature dite postcoloniale, mais de la littérature contemporaine, peuvent se lire à rebours comme des antidotes à toute idée de censure, qu’il s’agisse de la censure politique pure et simple qui consiste à rendre un écrivain silencieux, que le politiquement correct, qui en se diffusant a peu à peu contaminé les modes de représentation et la critique. En ce sens, Rushdie est un écrivain paradoxal de l’autorité et du pouvoir, symbole de son temps et du destin que la fatwa lancée contre Les Versets sataniques lui a fait subir. Florence GODEAU (Université de Lyon III) « Petit bréviaire moderniste des idées bien reçues. L'analyse de l'ironie flaubertienne par H. James, M. Proust, R. Musil et J. Roth » Que retiennent principalement de ce précurseur du "modernisme" qu'est Flaubert ces 4 "lecteurs créateurs" que sont James, Proust, Musil et Roth? Quelles nuances ou quelles propriétés reprend chacun d'entre eux, à nouveaux frais, dans la construction de son propre projet et notamment dans la façon d'inscrire le rapport entre individu et Histoire dans son oeuvre? Facture "ironiste", réflexion sur ce que peuvent signifier les "leçons de l'expérience", démontage de l'illusion subjective et des principes du roman de formation traditionnel sont présents chez Flaubert et se retrouveront chez ces 4 lecteurs passionnés de l'"Ermite de Croisset" que sont James, Proust, Musil et Roth. Elena GRETCHANAIA (Université d’Orléans) « Alexandre Pouchkine entre le discours critique et l’écriture autobiographique » Objet, de son vivant, d’une critique littéraire abondante qui profite de sa célébrité en jugeant son œuvre mais aussi parfois sa personnalité, Alexandre Pouchkine réfléchit aux spécificités de la critique russe de son temps, aux « conditions et limites » de la présentation de l’auteur en tant qu’être humain et répond à ses critiques, qui ne sont pas toujours bienveillants, en rédigeant des textes à dimension autobiographique. Il reprend, tant dans ses œuvres que dans ses propres articles critiques, divers avis qui circulent dans les revues, concernant ses origines, sa position d’écrivain et jusqu’à son apparence physique. Il réfute les avis qui le dénigrent tout en s’en servant, et ces derniers alimentent, voire modèlent sa représentation de soi. Cette communication essaiera de montrer comment Pouchkine transforme le discours critique d’autrui en éléments autobiographiques, et infléchit son propre discours critique vers l’écriture de soi. Jean-Louis HAQUETTE (Université de Reims) « Le processus de construction de l’autorité d’auteurs étrangers dans le champ critique français, au XVIIIe siècle, autour de Shakespeare et de Milton » Anne-Rachel HERMETET (Université d’Angers) « Le modèle scientifique dans la critique et dans le roman » Béatrice JONGY (Université de Dijon) « L’essai-fiction ou la mémoire de la littérature chez Pitol, Sebald et Vila Matas » Sergio Pitol, W.G. Sebald et Enrique Vila Matas cultivent, depuis les années 90, un genre qui mêle le récit autobiographique, l'essai, la fiction romanesque et le récit de voyage. L'histoire personnelle de ces écrivains-personnages s'élabore au cours d'incessants voyages dont les étapes sont autant de jalons de l'histoire littéraire. Le narrateur érudit (universitaire, traducteur, conférencier, libraire, écrivain) vampirise la mémoire de ses maîtres, essentiellement des écrivains européens du tournant du XXe siècle : Kafka, Pessoa, Musil, Walser, Joyce... Mais c'est aussi un dialogue inter se : Vila Matas cite un texte que Pitol lui a dédié... L'essai-fiction est une défense de la littérature menacée, en ce début du XXIe siècle, par la profusion de pseudo écrivains. Puisque le monde n'est que "la suite d'un interminable texte" (Vila Matas), la matière de l'écrivain est à la fois la vie et la littérature, laquelle constitue la mémoire de l'humanité. Incarnation de la littérature, l'écrivain peut, dans une démarche ironique et iconoclaste, déjouer les modèles littéraires et intellectuels. Il n'hésite pas à être son propre critique, à révéler la technique qui consiste "à entremêler les faits narratifs avec un sujet proche de l'essai littéraire" (Vila Matas). Il balise le chemin pour les commentateurs à venir, qui ne seront qu'une strate supplémentaire de son discours, de cette métamorphose de soi et du monde en livre. Emmanuelle KAËS (Université de Tours) « Critique et création dans Le Soulier de satin de Claudel » Composé entre 1919 et 1924, Le Soulier de satin marque une rupture forte dans l’œuvre théâtrale de Claudel et introduit des transformations considérables dans son esthétique dramatique : bouleversement de la conception habituelle de la temporalité et prolifération de l’espace, mais aussi dilution des frontières entre le fictionnel et le réel. Claudel fait entendre en effet dans la fiction de son drame espagnol les discours critiques contemporains, sur la littérature mais aussi sur l’art. La 2e scène de la IIIe Journée met en scène deux professeurs grotesques « en vêtements noirs, petites fraises et grands chapeaux pointus » qui, au coeur même du drame, tendent un miroir aux idées littéraires des détracteurs de Claudel. Nous nous proposons d’examiner les modalités de cette relation entre les discours critiques et l’œuvre littéraire : -dans son contenu d’abord : depuis les années 1910, Claudel est l’objet de violentes critiques de la part des néoclassiques et de l’Action Française. La parution des Chapelles Littéraires de Pierre Lasserre en 1920, qui consacre un chapitre d’une extrême virulence au « claudélisme », va provoquer une onde de choc telle que le chroniqueur de L’Action Française se retrouve dans Le Soulier sous les traits hispanisés du « solide Pedro de las Sierras », « plus compact que le mortier », révéré par les deux professeurs en chapeaux pointus. Cette satire dramatique de la critique littéraire relève indéniablement du règlement de comptes, de la vengeance. Claudel confiera à Jean Amrouche : « Je ne suis pas un saint Sébastien absolument impassible, et quand je reçois des flèches, comme tout le monde j’ai envie de les renvoyer à leurs 9 émetteurs ». -dans son inscription formelle ensuite : le discours critique néoclassique s’inscrit dans l’œuvre sous la forme polémique de la parodie, qui révèle de la part du dramaturge une parfaite connaissance de la rhétorique et de la topique de la critique. Pierre Lasserre écrit dans Les Chapelles : « la littérature ne vit que de nouveauté. Mais on peut également dire qu’elle ne vit que de continuité et de tradition ». Le dialogue du Soulier de satin orchestre une amplification comique de cet adage : Don Fernand.- J’ai toujours entendu mon père me recommander de craindre les nouveautés. « Et d’abord », ajoutait-il aussitôt, « il n’y a rien de nouveau, qu’est-ce qu’il peut y avoir de nouveau ? » Don Léopold Auguste.- C’est que vous allez trop loin et que vous n’avez pas bien lu le solide Pedro […] « J’aime les choses nouvelles », dit le vertueux Pedro. « Je ne suis pas un pédant. Je ne suis pas un rétrograde. Qu’on me donne du nouveau. Je l’aime. Je le réclame. Il me faut du nouveau à tout prix. » Don Fernand.- Vous me faites peur ! Don Léopold Auguste.- « Mais quel nouveau ? » ajoute-t-il. « Du nouveau mais qui soit la suite légitime de notre passé. Du nouveau et non pas de l’étranger. Du nouveau qui soit le développement de notre site naturel. « Du nouveau encore un coup, mais qui soit exactement semblable à l’ancien ! » Don Fernand.- O sublime Guipuzcoan ! ô parole vraiment dorée ! je veux l’inscrire sur mes tablettes. 9 Mémoires Improvisés, p. 293. La reprise parodique s’appuie sur une véritable critique de la critique : des citations sont prélevées, réorganisées et stylisées dans les deux sens du terme. Par l’effet de l’outrance satirique, de la saturation des indices parodiques et du travail stylistique sur le cliché et la stéréotypie, la parodie sert une performance littéraire et dramatique : Claudel en tire des effets comiques et procure du plaisir au spectateur. Le discours critique réactionnaire est également typifié, épuré, réduit à ce que le dramaturge appellera, au moment de la parution du drame, un discours « true-to-type10 » (« conforme au genre »). Cette anatomie de la critique s’élargit dans le drame à la « critique d’art » : le personnage de Rodrigue, devenu peintre d’images de saints, subit également les foudres de critiques, aussi réactionnaires et ridicules que les deux professeurs : l’énergie et l’ardeur spirituelle qui animent les Images de Saints resurgissent, affadies et dégradées, sous forme de stéréotypes critiques : « imaginations débordantes », « passions volcaniques », « transports », jugulés par « les freins que la sagesse de nos aïeux a préparés ». Ces critiques s’incarnent dans le personnage du Roi de la IVe Journée (IV, 9) et de Mendez-Leal (IV, 2), ambassadeur de profession et grand défenseur de l’art sulpicien… Ainsi au-delà du règlements de comptes avec Lasserre, ce double processus de « réduction à l’essentiel » et d’élargissement à la critique d’art permet au dramaturge de mettre au jour les motivations profondes de l’activité critique, d’élucider ce qui la meut : obsédé par la Loi et la défense de l’ordre et de la tradition, le discours critique conservateur adopte tour à tour dans les échanges les formes analogiques du discours professoral, juridique, policier, politique… -Nous l’examinerons enfin dans ses implications esthétiques, proprement dramatiques d’abord : l’insertion dans Le Soulier de satin de la voix des critiques littéraires conservateurs des années 1920 portée par des personnages du Siècle d’Or espagnol constitue, par sa réflexivité, l’un des éléments de la modernité du drame. Elle inscrit dans l’œuvre la réception critique passée et à venir des œuvres de Claudel : elle préfigure en effet à bien des égards la réception du Soulier. Les discours critiques ouvrent l’œuvre dramatique à la polyphonie et installent au cœur même du drame une autre scène énonciative sur laquelle dialoguent le dramaturge et le lecteur-spectateur de 1920, liés par la référence à un corpus critique partagé. Enfin plus largement, le discours critique, au sens disqualifiant du terme, prend place dans le vaste ensemble des discours réflexifs sur l’art qui traversent le drame et entre en résonance avec la profession de foi du peintre Rodrigue et le manifeste esthétique interne de célébration de l’art baroque rubénien (II, 5). Yves LANDEROUIN (Université de Pau) « Le modèle wildien : une critique plus créative que les autres ? » Dans The Critic as Artist, Oscar Wilde remet en question la frontière traditionnelle entre critique et création en élaborant une théorie dont notre époque n’a pas encore mesuré tout l’intérêt et toute la portée. Non seulement, en digne héritier de la pensée romantique, il insiste sur le rôle essentiel que la « faculté critique » joue au sein du processus créatif, mais plus encore il fait l’éloge d’un type de commentaire qui constitue en soi une œuvre à part entière. La « critique créative » dont il esquisse alors les contours sans vraiment les définir se caractérise à la fois par la singularité de l’éclairage qu’elle projette sur les œuvres et par l’intérêt esthétique de ses productions. Elle procède d’une attitude résolument « subjective » (on précisera ce qu’il faut entendre par là) qui la distingue sans conteste des approches dogmatiques, déterministes ou structurelles de l’œuvre. Mais une autre question nous occupera plus particulièrement : nous nous proposons de montrer en quoi Wilde formule là les principes d’une pratique qui ne se confond ni avec ce que l’on a pu appeler la « critique d’auteurs », la « critique des maîtres » (Thibaudet) ni avec la nébuleuse connue sous le nom de « critique créatrice », et dont la floraison, si remarquable à son époque (pensons à certains textes de Walter Pater, D’Annunzio, Thomas Mann etc.) se perpétue aujourd’hui entre autres chez M. Vargas Llosa ou Jasper Fforde. Elena LANGLAIS (Université de Paris-Ouest ; EHESS) « Critique et hybridité » Il existe en Inde, particulièrement dans la littérature sanskrite classique, une tradition critique comparable à la tradition occidentale inaugurée par Aristote. Il s'agit, sous couvert de théorie des genres, d'ériger certaines oeuvres en modèle, et d'en disqualifier d'autres. Cependant, l'approche n'est pas exactement la même, car la vision et la perception de la littérature diffèrent d'une culture à l'autre. En Europe, ce mode de critique a évolué : il s'attache moins à une norme générique qu'à une évaluation des oeuvres. En Inde, il a perduré sous d'autres formes, par exemple les diwan littéraires fort importants dans les cours des nawabs. La colonisation modifie le rapport au texte, en introduisant l'imprimerie. La littérature n'est plus liée à un mécénat, ou aux exigences particulières d'une classe déterminée. Elle devient accessible à tous, comme sa critique, qui, elle aussi évolue, en contact avec l'influence occidentale. J'étudierai donc dans cette communication la façon dont la critique se transforme en Inde, au début du XXe siècle, et la façon dont les auteurs concilient l'apport occidental avec leur propre culture. Je me pencherai plus particulièrement dans un premier temps sur Jayshankar Prasad, qui écrit après une période dédiée à une critique de type occidental. Comme Sri Aurobindo, il en dénonce les codes, tout en les réinvestissant, ce qui dans le cas d'Aurobindo, aboutit à un type de critique inédit en Europe, car fondé sur la spiritualité. Cette plasticité des codes de la critique permettra ensuite aux Indiens de développer leurs propres écoles, comme les Subaltern Studies impulsées par Ranajit Guha. Yvan LECLERC (Université de Rouen) « Une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi : l’idéal de la critique selon Flaubert » 10 « Article d’André Thérive sur Le Soulier de satin entièrement true-to-type tel qu’auraient pu l’écrire Lemaître, Sarcey, Pierre Lasserre, Souday, etc. 1 ) Je ne comprends pas. 2 ) les brumes de l’étranger. 3 ) petit canulage à la gentille manière des professeurs. » (février 1930, J.I, p. 899) Nous partirons de la célèbre phrase de Flaubert, dans une lettre à Tourgueneff : « Ce qui me choque dans mes amis SainteBeuve et Taine, c’est qu’ils ne tiennent pas suffisamment compte de l’Art, de l’œuvre en soi, de la composition, du style, bref de ce qui fait le Beau. » Contre une critique périphérique à son objet, biographique ou historique, Flaubert rêve d’une critique interne qui puisse rendre compte de la « poétique spéciale » d’une œuvre, ou de ce qu’il appelle encore la « poétique insciente », en recourant à un néologisme qu’il faudra interroger. Mais si la critique n’adopte plus une position d’extériorité, en se référant à des principes explicatifs généraux, elle se confond avec la singularité de chaque œuvre et devient par là même un discours intenable. C’est bien en effet à cette aporie que Flaubert entend pousser toute forme de critique, comme modalité de l’indisable. Tanel LEPSOO (Université de Tartu, Estonie) « Johannes Semper, écrivain estonien, critique essayiste et traducteur de romanciers français du XIX° siècle » Johannes Semper (1892-1970) est un intellectuel estonien. Poète, romancier, traducteur, essayiste et universitaire, il a occupé les postes parmi les plus importants de la vie culturelle de l’Estonie – l’Estonie indépendante d’avant-guerre (directeur de la plus éminente revue littéraire Looming), aussi bien que l’Estonie soviétique (ministre de l’éducation puis de la culture, directeur de l’Union des écrivains). Lauréat de divers prix littéraires, décoré par un régime comme par l’autre, il n’en a pas moins été attaqué, ayant été traité consécutivement de « rouge » dans les années trente, de « nationaliste bourgeois » en 1950, et accusé de cosmopolitisme à l’unisson. Aujourd’hui, le personnage reste énigmatique : s’agissait-il d’un homme qui tâchait, malgré tout, de rester toujours fidèle à ses idées communistes et humanistes ou d’un collaborateur arriviste qui fermait délibérément les yeux devant des actes criminels, il nous est impossible (et inutile) de trancher. En revanche, par sa profonde culture et par son intellect indéniable, toujours élégant et d’une nature plutôt taciturne, il intimidait aussi bien ceux qui l’admiraient que ceux qui le détestaient. Difficile, donc, d’établir avec précision avec quelle sincérité, dans les années cinquante, il critique « l’Occident pourri » (ayant pourtant adoré auparavant l’atmosphère des grandes villes où il a vécu, comme Berlin ou Paris), fait l’éloge de la collectivisation dans une pièce de théâtre (malgré ses effets dévastateurs qu’il ne pouvait pas ne pas apercevoir), se consacre à l’étude d’auteurs russes insignifiants (lui, traducteur de Dante, Boccace, Cervantès, Hugo, Balzac, Stendhal, Zola, Gide, Sartre) et procède à une autocritique parfaitement dans le jargon de l’époque, se reprochant d’avoir été dans sa jeunesse trop formaliste et esthétisant, et de ne pas avoir su mettre en avant l’importance historique de la classe prolétaire. Ce que l’idéologie staliniste met en évidence, c’est au bout du compte l’impact de toute idéologie par rapport à la création critique ou littéraire, à savoir la prédétermination de l’activité créatrice par le champ culturel existant. À l’encontre de nombreux autres intellectuels de l’époque, exilés, emprisonnés ou totalement réduits au silence, Johannes Semper a choisi, de bon ou de mauvais gré, d’emprunter le chemin étroit du seul possible, celui du réalisme socialiste. Ce qui rend son cas intéressant, c’est que ce chemin n’était pas complètement incompatible avec la démarche qu’il avait déjà entamée, dans la société plus ou moins libre d’avant-guerre, par ses études littéraires (notamment par son travail le plus approfondi sur le style d’André Gide), par ses propres préoccupations en tant que poète et romancier et – ce sur quoi nous allons nous arrêter un peu plus longuement – par ses traductions des romanciers français du XIXe siècle. Ainsi nous pouvons relever trois cas de figure qui sont omniprésents chez notre auteur et ne changeront pas en dépit de périodes idéologiquement bien différentes qui s’étalent d’avant la révolution d’Octobre jusqu’au dégel khrouchtchevien. Premièrement, la prédilection de l’homme par rapport à toute autre chose, deuxièmement le mépris par rapport à la suffisance, qu’elle soit intellectuelle ou émotionnelle, et finalement, la conviction profonde que la parole littéraire, loin de devoir refléter bêtement la réalité, n’aura aucun intérêt si elle devient autoréférentielle ou pur effet stylistique. Ce credo artistique, bien en harmonie avec les revendications que nous pouvons retrouver chez de nombreux auteurs de tous les temps, aura-t-il permis, justement par son universalité, de retrouver un refuge que, même à l’époque la plus dure, les censeurs et les tribunaux n’arrivaient pas à démolir ? Patricia MARTÍNEZ (Universidad Autónoma de Madrid, Espagne) « Figures du poète moderne en théoricien : ‘À quoi bon la critique’ ? » La modernité a connu la figure du poète critique revendiquée par Baudelaire dans son célèbre texte sur Wagner. Elle apparaît au moment où se constitue la théorie littéraire moderne (qui ne serait, en somme, que la théorie de la littérature moderne), issue de l´influence des doctrines philosophiques (romantiques et post-romantiques) sur l´érudition artistique et littéraire. Le poète critique synthétise de façon exemplaire le penchant spéculatif de l´art moderne et l´aspiration à l´autotransparence de l´acte créatif. Mû par une volonté d´auto-compréhension, l´écrivain découvre dans l´exercice de la critique une condition indispensable à l´expérience même de l´écriture qui lui permet, par le biais de l´exploration critique de l´œuvre d´autrui, de chercher à établir quelque certitude sur la condition et les possibles de sa tache ambiguë. La question qui ouvre le Salon de 1946 – À quoi bon la critique ?- renferme l´interpellation que la conscience esthétique dédoublée du poète-critique s´adresse à soi-même, tout en signalant la possibilité d´une autre forme de critique qui puisse rendre justice à la condition fragile de l´œuvre poétique, à une période historique où son seul trait essentiel semble être l´absence totale de nécessité. Implicitement, la figure revendiquée par Baudelaire permet de distinguer deux démarches critiques : celle de la critique érudite, qui emprunte les discours et les notions des sciences humaines et dont la finalité est de valoriser et de canoniser socialement, historiquement et idéologiquement une certaine littérature et un certain art ; et celle de la critique qui se prétend « poétique », qui demande la coalition entre la pensée spéculative et l´intuition créatrice, donnant lieu à des textes hybrides (que l´on sera tenté de considérer comme « critique poétique» ou « poésie philosophique »), qui s´interroge sur l´originalité, les possibles et la légitimité de la création artistique et place au cœur de son projet interprétatif la question posée par Hölderlin - Wozu Dichter… (À quoi bon les poètes ?) . Hélène MAUREL-INDART (Université de Tours) « Ce que doit le droit à la critique littéraire » Il convient de rappeler dans un premier temps que les écrivains, qu’ils soient dramaturges comme Beaumarchais, ou poètes et romanciers comme Hugo ou Nerval, furent les premiers à mener le combat pour le droit de l’auteur, les premiers à réfléchir à ce que pourrait être une propriété littéraire. Les littéraires ne craignaient pas de compromettre leur génie et leur inspiration créatrice dans ces combats juridiques où la plume avait le pouvoir de faire pencher le bon plateau de la balance en faveur de leurs prérogatives : la liberté de création et la reconnaissance de leur travail sur un plan social et économique. Le combat des écrivains pour le droit de l’auteur Deux raisons expliquent que, dans le domaine de la propriété intellectuelle, les écrivains ont été à l’origine de textes juridiques et de propositions de réglementation dès le XVIIIe siècle. D’une part, les auteurs sont naturellement concernés au premier chef par ces questions, dès lors que leur rôle dans la société évolue (cf Alain Viala) et qu’ils cessent de vivre dans la dépendance du mécénat. L’écrivain conquiert progressivement son autonomie dans le champ littéraire et son activité s’apparente à un métier. Il devient nécessaire, dans ce nouveau contexte socio économique, de définir juridiquement le statut de l’auteur et la nature de l’œuvre. D’autre part, jusqu’au XIXe siècle, les juristes ont éprouvé des difficultés à concevoir comment légiférer sur une propriété de nature non matérielle, contrairement à un bien immobilier ou à un objet quelconque, commercialisable. Le livre a effectivement la particularité d’être à la fois un objet cessible et, en même temps, porteur d’une œuvre rattachée à son auteur de façon inaliénable. Aucun modèle juridique n’existe depuis l’Antiquité dans l’histoire du droit (Marie-Claude Dock, Laurent Pfister) d’un tel cas de figure. C’est le philosophe Kant qui apportera une définition pertinente de l’œuvre, non pas tant comme « chose » que comme « discours ». Des débats complexes et contradictoires jalonnent tout le XIXe siècle sur la nature de l’œuvre, sur le statut de l’auteur et sur son rapport avec la société d’où il puise en partie la matière de ses livres et à laquelle il offre ensuite le fruit de son travail. La loi du 23 mars 1957 sur la propriété intellectuelle marque l’aboutissement d’une longue période de maturation de la notion de droit d’auteur. La littérature en marge des débats juridiques Les XVIIIe et XIXe siècles ont consacré l’écrivain comme un guide éclairé de la société qui a su assurer un rôle actif, en particulier dans l’élaboration du droit de la propriété intellectuelle. Or, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, la marginalisation de la littérature (William Marx) consomme la fin de la collaboration entre écrivains et juristes. Avec la figure sacralisée du poète maudit et de l’écrivain « voyant », la littérature se drape dans une supériorité qui l’isole du public. Cette rupture est poussée à l’extrême lors de l’émergence, au XXe siècle, de la critique formaliste et de la nouvelle critique. L’œuvre est à elle-même sa propre fin et la littérature s’affirme comme un univers à part soi, autotélique. La critique littéraire procède à des analyses systémiques du texte, prenant le parti univoque d’un décryptage quasi idéologique, marxiste, ou psychocritique, ou psychanalytique, ou purement structurel. On n’imagine plus alors que l’écrivain puisse s’abaisser à composer avec des considérations d’ordre juridique qui le contraignent au respect ou même à l’élaboration d’une quelconque réglementation concernant son activité créatrice. L’éclatement des formes traditionnelles, aussi bien dans les domaines du roman, du théâtre ou de la poésie, correspond à une conception élitiste de la littérature, forte de son indépendance à l’égard de la tradition et des canons littéraire et, par là même, à l’égard d’un lectorat qu’elle a progressivement détourné d’elle par son repli sur soi et par son désir d’irréductible indépendance à l’égard de toute forme d’institutionnalisation. Le retour de la fiction comme critique juridico littéraire Pourtant, un certain type de choix littéraires, particulièrement de la part des romanciers – ou d’auteurs de récits -, témoignent depuis la fin du XXe siècle d’un retour de l’auteur, avec une volonté de s’emparer à nouveau du fait réel, de l’actualité sociale, et de se rapprocher d’une réalité événementielle. La fiction littéraire se fait critique de la société et de ses modes de régulation. Ainsi se trouve rétabli, entre l’auteur et son lectorat, un rapport d’interrogation, de complicité, voire d’identification. La fiction littéraire, en s’appropriant les éléments de l’actualité (Dominique Viart), se fait elle-même critique du fait réel, tout en s’abritant derrière l’écran de la fiction. Mais une littérature en surplomb est-elle encore possible quand l’auteur en vient à côtoyer de si près les prétoires (Mathieu Lindon, Philippe Besson) et les prisons (Emmanuel Carrère) et se fait l’analyste des comportements humains et des ressorts psychologiques des actes les plus incohérents ? Dès que l’écrivain prend le relai du psychologue et du juge, la littérature reprend pied dans les grands débats d’une société qui manque précisément du recul nécessaire et du temps de l’analyse, piégée qu’elle est par l’avalanche d’une médiatisation de surface. Face au fait divers, la littérature traduit l’événementiel et le repense, offrant à la réflexion la dimension plus universelle du présent de vérité générale et de la mise en perspective. Ainsi, le pas est franchi : l’auteur reprend sa place comme citoyen au sein de la société civile. La littérature rentre en action, s’emparant d’affaires contentieuses, de faits divers médiatisés, de pans de l’histoire sous le sceau du tabou. La littérature s’expose enfin, comme au temps de Voltaire ou d’Hugo, à la sanction publique, à la censure, aux assignations pour diffamation ou pour atteinte à la vie privée. La littérature est redescendue dans l’arène et elle contribue ainsi à un renouveau du débat au sein de la société, entre le droit de dire et d’analyser, la liberté d’expression, et les diverses formes de régulation de la vie sociale. Face au droit, la critique littéraire apporte ses critères d’appréciation Le retour en force de la littérature au cœur de la société induit une évolution de la critique littéraire qui se doit de réfléchir aux rapports entre l’œuvre et le réel : jusqu’où la fiction littéraire peut-elle s’autoriser à une entière liberté d’expression, quand bien même les ingrédients de la fiction sont à peine déguisés et presque directement importés du réel, du fait divers, du quotidien de tout un chacun, parfaitement reconnaissable ? Les littéraires reviennent ainsi en force aux côtés des spécialistes du droit pour proposer leurs propres critères d’évaluation de ce qui s’impose comme la vérité judiciaire, à savoir, d’une part, les textes réglementaires, d’autre part, la jurisprudence élaborée par les juges et, enfin, la doctrine issue de la critique juridique universitaire. La critique littéraire, en s’édifiant en parallèle de ce palimpseste juridique, élabore sa propre doctrine et acquiert à son tour la puissance critique qu’elle avait perdue lorsque, dans sa superbe, elle avait rompu avec un lectorat qui voyait en elle non pas seulement une performance esthétique ou idéologique mais un éclairage sur la vie. La critique littéraire s’empare désormais des grandes questions juridiques touchant non seulement le statut de l’auteur et la nature de l’œuvre – son caractère original ou contrefaisant -, mais aussi le rapport de la littérature à la morale : dans quelle mesure la liberté de création peut-elle être entravée par le nécessaire respect de la vie privée, de l’honneur et de la réputation des personnes qui ont donné naissance à des personnages dits de fiction et qui nourrissent l’imagination des écrivains ? Claire MAUSSION (Université d’Orléans) « L’éditeur critique, un personnage à la marge ? » Qu’est-ce qu’un éditeur critique ? Un critique voué à ne s’exprimer qu’à la marge du texte, dans le péritexte (préface, notes) ou dans les choix opérés sur le texte (omission, variantes). C’est à ce critique particulier que nous nous intéresserons, et surtout à la mise en fiction de son travail éditorial, critique et philologique dans les textes satiriques et romanesques français et anglophones, de Swift à Danielewski, en passant par Nabokov et Chevillard. La question centrale est celle de la mise en scène des rapports complexes entre auteur et critique. L’éditeur critique est, par définition, dépendant du texte de l’auteur qu’il commente. Il se voit, par conséquent, relégué à un rôle secondaire, presque inférieur. Il s’agira de montrer comment la fiction exploite à des fins romanesques les rivalités et les frustrations qui peuvent découler de ce travail de l’ombre. On verra notamment que les personnages de critiques tentent parfois de sortir de leur position marginale pour envahir le texte. Le personnage de l’éditeur critique est-il, pour autant, forcément dévalorisé par la fiction ? Si la parodie est quasi incontournable dans la mise en scène du critique, figure-repoussoir moquée pour son pédantisme, la fiction d’éditeur est aussi l’occasion d’une réflexion sur les échanges possibles entre critique et création. Quand le critique s’émancipe de la marge et devient le double de l’auteur, la frontière entre les deux pôles opposés tend à se brouiller : la fiction esquisse alors l’idéal d’une critique créative qui laisserait place à l’imagination, tandis que l’édition critique offre le modèle d’une poétique de la philologie qui privilégie le fragment, la lacune et les variantes et qui prend en compte sa propre réception. Marie-Victoire NANTET (Université de Reims) « Camille Claudel sous le regard de Paul Claudel : de l’approche critique aux fictions dramatiques » Sous le regard de son frère, Camille Claudel glisse du statut d’artiste dont les œuvres, inscrites dans leur époque, relèvent d’une approche critique, au statut d’héroïne en attente d’un rôle en mesure de délivrer le sens de sa vie créatrice. Son parcours la conduit et la retient à la fois au seuil du théâtre. Sandra Margarida NITRINI (Université de São Paulo, Brésil) « Critique et création littéraire : Osman Lins dialogue avec Gide et le nouveau roman » L´écrivain brésilien, Osman Lins (1924-1978), a laissé des notes sur l´acte d´écrire qui révèlent qu´il a réfléchi avec rigueur à sa vocation d´écrivain, dès sa jeunesse. Si l´on compare ses notes de jeunesse avec son essai, Guerra sem testemunhas (Guerre sans témoins), publié en 1974, l´on s´aperçoit qu´il a été marqué par les idées de Gide sur l´art d´écrire. En partant de cela, je me propose d´étudier ses conceptions littéraires. Toujours attentif à l´art du roman, Osman Lins progresse dans sa recherche, bien qu´il n´ait écrit qu´un seul livre théorique sur la littérature. Par contre, il crée une forme d´essai proche de la fiction dans la mesure où son auteur se dédouble en deux personnages qui dialoguent entre eux. D´autre part, la fiction d`Osman Lins est imprégnée de réflexions sur l´acte d´écrire et de métalangage, en particulier, ses romans Avalovara (1973) et A rainha dos cárceres da Grécia (1976). La fortune critique de ces œuvres, lors de leur parution, a insisté sur leurs liens de parenté avec le nouveau roman. Plutôt qu´avec le nouveau roman en général, c´est avec Butor qu´il entretient des liens sur les nouvelles formes littéraires. Le premier titre qu´il a envisagé pour son roman Avalovara a été : ¨L´art de tisser le roman¨, très pertinent pour un essai. Dans A rainha dos cárceres da Grécia, l´essai sur un roman, qui a le même titre que celui d´Osman Lins, se confond avec le journal du lecteur qui est un des personnages principaux. Romans et essais communiquent dans son œuvre. D´autre part, j´espère, en parlant d´un auteur brésilien contribuer à élargir le corpus en discussions dans cette rencontre. Daniel-Henri PAGEAUX (Université de Paris III) Conférence « Expérience critique et ‘expérience formelle’ » L’expression « expérience formelle » est tirée de la communication de Jean Rousset, « Les réalités formelles de l’œuvre », Les chemins actuels de la critique /Colloque de Cerisy (10x18, 1968 : 60). Il s’agit pour le critique « d’éprouver l’œuvre sous ses espèces sensibles, à travers les ressources du langage ». Et il précise : « n’est-ce pas ainsi que l’auteur lui-même a vécu l’aventure de la création ? » Cette question que le critique s’adresse comme un défi répond en écho au vœu qu’il formule en ouverture : « Accordons au critique sa chance – et son risque – de se faire auteur avec ses auteurs. » En dépit de l’emploi du mot « auteur » qui ne manquera d’être accueilli (un problème de réception critique !) comme une notion surannée, les propositions de Jean Rousset (qui ne se confondent pas avec la « critique de la conscience » ni même avec celles de Jean Starobinski) gardent à mes yeux toute leur pertinence et leur légitimité dans une réflexion sur une critique « créatrice » ou plutôt « recréante » (je reprends un néologisme que j’ai déjà avancé) mais aussi sur les rapports possibles entre critique et création, thème général du colloque. En une première approximation, je souhaiterais privilégier les cas de figure suivants : 1/ la critique du point de vue du créateur (à partir des vues et de la « méthode » de Jean Rousset que je viens de rappeler). 2/ le point de vue du créateur : par exemple le romancier devant l’écriture romanesque (Sábato, Marguerite Yourcenar) ou le poète face à l’acte poétique : il y a pléthore d’exemples, mais je retiens, une fois encore, le numéro de Fontaine de 1942 « De la poésie comme exercice spirituel » pour « comparer » peut-être les deux notions : « expérience » et « exercice » qui sont sans doute au cœur de toute réflexion sur la création, et pas seulement dans la tradition occidentale. 3/ la confrontation entre création littéraire et création artistique : en gardant « le point du vue du créateur », citons Philippe Jaccottet devant Morandi, François Cheng et la peinture chinoise, ou le point de vue « théorique » de Boris de Schloezer dans son Introduction à J.-S. Bach et plus encore dans sa communication essentielle (et complémentaire à celle de J. Rousset) dans le même colloque : « L’œuvre, l’auteur et l’homme ». 4/ une réflexion « générale » sur « l’acte créateur », pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif coordonné par G. Gadoffre, R. Ellrodt et J.-M. Maulpoix (PUF, 1997) ou mieux encore : Qu’est-ce que créer ? de Jacques Rolland de Renéville (Vrin, 1988). Il se peut sans doute que je sois amené, si mon propos est retenu, à mettre l’accent sur l’un ou l’autre des axes présentés. Du moins ai-je souhaité poser le cadre général dans lequel j’inscris une réflexion qui accorde une place à la littérature comparée ou à la comparaison (axe 3) mais qui entend surtout se tourner vers des orientations interdisciplinaires (axe 4) c’est-à-dire à des perspectives de littérature « générale ». Charline PLUVINET (Université de Rennes II) « Transgression des normes et fiction d’auteur » Je propose d’étudier The Anatomy Lesson de Philip Roth (1983) et Maryam ou le passé décomposé d’Alawiya Sobh (2002), romans où un écrivain fictif est aux prises avec la critique mais aussi avec ses propres incertitudes sur les devoirs et les pouvoirs de la littérature : cela souligne que l’invention d’un personnage d’écrivain dans une fiction d’auteur a de profonds enjeux éthiques, interrogeant le conflit entre la visée transgressive des œuvres littéraires et les normes morales et sociales. Dans l’œuvre de P. Roth, les liens entre la littérature et le droit sont explorés à travers le personnage de Zuckerman, projection fictive du romancier, dont l’œuvre suscite l’hostilité. Je m’intéresserai en particulier aux accusations d’antisémitisme auxquelles P. Roth a du faire face, situation que la fiction développe dans The Anatomy Lesson : le roman met en scène le conflit entre Zuckerman et le critique littéraire Milton Appel – qui évoque fortement le réel Irving Howe – qui a dénoncé avec virulence la représentation caricaturale des juifs dans l’œuvre du jeune auteur. La réplique acerbe du romancier envers ses détracteurs s’accompagne alors d’un questionnement sur la légitimité de sa propre posture d’écrivain (Zuckerman semble avoir perdu tous ses repères et même sa raison dans ce livre). Nous retrouvons une même tension entre le désir de se défaire des normes morales et une interrogation inquiète sur les fins de la création romanesque dans l’œuvre de la romancière libanaise A. Sobh. Son roman Maryam ou le passé décomposé, interdit dans les pays du Golfe et en Egypte à sa publication, s’attaque aux tabous de la sexualité féminine et de la violence subie par les femmes ainsi qu’aux illusions de la guerre civile dans un récit qui met en scène sa propre possibilité. En effet, le roman s’ouvre sur la disparition d’A. Sobh, renonçant par sa fuite au roman projeté qui devait recueillir les histoires intimes de ses amies : Maryam, un de ses personnages, refusant la perte de ces récits, prend la relève de la narration pour faire entendre ces voix que personne n’écoute et s’efforce de retrouver la trace d’une romancière bloquée par le doute. Dans ces deux œuvres, la fiction met en scène les résistances critiques mais également la posture radicale de la transgression afin de refonder une autorité et de trouver, par et dans la création littéraire, une position juste, qui ne se plie pas aux injonctions du discours dominant (ni à l’autocensure) tout en prenant la mesure de ses incertitudes. Isabelle POULIN (Université de Bordeaux III) « Critique et plurilinguisme : l’œuvre traductrice de Vladimir Nabokov » La dimension critique de l’œuvre de Nabokov est indissociable du plurilinguisme qui la caractérise, et il s’agira d’interroger la façon dont cette échelle de pensée particulière, inter-linguistique, bouleverse le discours sur la littérature. Tous les personnages nabokoviens sont des écrivains, ou des artistes, des professeurs ou des traducteurs, et l’on trouve donc dans l’œuvre fictive (narrative et poétique) maints échos aux textes discursifs de l’auteur : essais (sur Gogol ou Pouchkine), cours (édition posthume sous le titre Littératures 1, 2 et 3 en français) ou traductions (de Pouchkine, Lermontov, Lewis Carroll, notamment) toujours accompagnées d’un paratexte très riche. On s’attachera tout particulièrement à la façon dont une certaine pratique de la traduction nourrit le discours critique. On montrera le lien entre l’enfance polyglotte racontée dans l’autobiographie Autres rivages et un art de lire qui s’apparente à une « pédagogie de l’imagination » (pour reprendre une expression utilisée par Italo Calvino dans la Leçon américaine intitulée « Visibilité »). Élisabeth RALLO DITCHE (Université de Provence) « Possession d’Antonia S. Byatt, la critique comme enjeu du roman » « Un poète maudit de l’ère victorienne, Randolph Henry Ash, déchaîne les rivalités entre universitaires. Tous les coups sont permis pour mettre la main sur un manuscrit inédit ou s’attribuer le bénéfice d’une information. Aussi lorsque Roland Mitchell, jeune chercheur, découvre deux lettres du Maître adressées à une inconnue, il entreprend sans tarder de percer ce mystère, rivalisant sur ce point avec Maud Bailey, enseignante d'une autre Université. Suivant cette recherche, le lecteur pénètre dans les arcanes du romantisme anglais : manoirs anciens, spiritisme, légendes d’Ys et de Mélusine… » Voici comment les Éditions Flammarion racontent le roman de A.S. Byatt, Possession : a Romance, traduit en français sous le titre Possession, qui a obtenu en 1990 le Booker Prize en Angleterre et a été transposé au cinéma par Neil Labutte en 2002. Le film ne garde du roman que la double intrigue amoureuse, celle du jeune chercheur et de l’universitaire féministe et celle du célèbre poète R.H. Ash et de Christabel La Motte, poétesse mineure. En fait, le livre est beaucoup plus complexe, puisqu’il offre des textes des deux poètes, des retours en arrière, une véritable satire de la vie universitaire, et surtout une réflexion sur les liens entre littérature et réalité, entre écriture et recherche, entre critique et création littéraire. Nous voudrions donc examiner ce que nous dit le roman de A. S. Byatt - romancière et critique née en 1936 - sur les liens entre création romanesque et critique, non seulement sur le plan thématique, mais du point de vue de la poétique et de la création romanesques. Marjorie ROUSSEAU (Université de Tours) « La réception de l’œuvre critique de Zola en Espagne : l’exemple d’Eduardo López Bago » Nous nous proposons de contribuer à l’étude de la réception de Zola en Espagne à travers l’étude des postfaces des romans d’Eduardo López Bago (1855-1931), un romancier méconnu aujourd'hui, qui fut pourtant le chef de file du naturalisme radical espagnol. Tandis que les romans de Zola commencent à être traduits en castillan au tout début des années 1880, ses ouvrages critiques, même s’ils ne seront traduits qu’en 1892, alimentent déjà le débat entre naturalistes et idéalistes espagnols, ce dont témoignent bien les critiques de López Bago. Dans un premier temps, ce dernier compose en tant que journaliste littéraire et politique plusieurs articles sur le sujet. Puis, à la suite de la parution de son roman, El periodista en 1884, il abandonne le journalisme ; son activité critique prend alors une forme nouvelle. Il décide d’accompagner désormais la parution de chacun de ses romans d’appendices critiques, qui deviennent une véritable tribune du naturalisme radical espagnol. Si ces appendices sont souvent l’occasion de revenir sur les difficultés rencontrées lors de la parution de ses romans, ils sont aussi et surtout le lieu d’exposition de ses convictions littéraires. L’auteur prend ainsi l’habitude de traduire systématiquement, à la fin de chacun de ses romans, de longs passages des écrits critiques de Zola, livrant ainsi au grand public espagnol des extraits de Mes Haines ou des Documents littéraires, encore inédits en castillan. Afin de dégager le rôle ambigu que tient, chez Eduardo López Bago, le discours critique du romancier français, entre adhésion sincère et instrumentalisation, nous nous interrogerons sur le choix des extraits traduits, mais aussi sur les commentaires qui les accompagnent, tout en les confrontant à la pratique romanesque de l’auteur espagnol. Tiphaine SAMOYAULT (Université de Paris III) Atelier « La littérature comparée mène à tout même à la littérature : universitaires romanciers » Il s'agira de se demander comment s'est opérée dans le cas de ces universitaires romanciers la ligne de partage entre 'littérature secondaire' (comme on dit en allemand) et 'littérature première', entre vocation littéraire et activités critiques. Judith SARFATI LANTER (Université de Paris III) « Écrivain et critiques : Fausses pistes et vrais malentendus » Nous souhaiterions comparer les rapports complexes et fluctuants que Peter Handke et Claude Simon ont entretenus avec la critique. Dans les deux cas, celle-ci a été mise en fiction, le plus souvent sous la forme de voix dissonantes contre lesquelles la sagacité du lecteur est appelée à s’exercer: mais les liens entretenus avec la critique réelle ont loin d’avoir été toujours aussi distanciés, tant la réception a pu infléchir - chez Simon - ou radicaliser - chez Handke - les commentaires qu’ils ont faits de leur œuvre propre. Claude Simon a largement pris part aux débats de la scène littéraire, et ce, dès avant la réception du prix Nobel. Très tôt placé sous la bannière encombrante du Nouveau Roman, il a proposé des lectures contradictoires de ses propres récits, tantôt les désignant comme des tentatives de « restitution » et faisant appel à des critères réalistes qui font du récit le miroir de la vie, tantôt récusant l’idée de reconstitution, et parlant de la constitution d’un réel dans et par le langage, sous l’impulsion des théoriciens du nouveau roman, prompts à écarter l’hypothèse d’une quelconque inspiration biographique. A tel point que c’est d’abord à l’étranger qu’une autre image de son œuvre a commencé à émerger, avant que Claude Simon, lors du colloque de Cerisy qui lui fut pleinement consacré, n’en vienne à orienter lui-même la critique vers la veine autobiographique, suscitant une consternation dont il s’est ensuite amusé dans Le Jardin des Plantes. Le cas de Peter Handke est un peu différent: si ses œuvres ont elles aussi bénéficié d’une reconnaissance institutionnelle tôt venue, elles ont cependant suscité des commentaires de plus en plus polémiques, dues aux prises de position controversées de l’écrivain, tant sur le plan littéraire que strictement politique. Cette conflictualité croissante entre l’auteur et la critique a coïncidé avec un infléchissement dans l’écriture de Handke: d’abord marquée par une esthétique de la discontinuité et par des techniques de collage et de montage, son œuvre a ensuite renoué avec la linéarité, puis avec le récit long, qui se revendique parfois comme «épopée des temps modernes». Ces formes nouvelles ont souvent été perçues par la critique comme une sorte de retour au mythe, et ont alimenté des interprétations qui tracent une ligne droite entre les œuvres de fiction et les prises de position publiques de l’écrivain. Or les romans de Handke portent la trace des débats qu’ils suscitent, semblant même parfois les anticiper, non pas pour les évincer, mais pour y prendre part. Comme chez Claude Simon, on retrouve donc un même lien d’ambivalence vis-à-vis de la critique, qui a fait l’objet d’une transposition fictionnelle sans complaisance, et qui a eu en même temps un poids écrasant sur les commentaires que les écrivains ont portés sur leurs œuvres, au détriment parfois de la voie, plus originale, que les œuvres elles-mêmes frayent. C’est cet enchevêtrement, entre dépendance et insubordination de l’écrivain et de son œuvre vis-à-vis de la critique, que l’on se propose de démêler. Lioubov SAVOVA (Université de Paris III) « La critique nationale au miroir de la critique créatrice : La vraie vie de Nabokov en comparatiste ? » « Comment le pays d’accueil lira-t-il mes œuvres ? », se demande Nabokov en 1939, s’apprêtant à traverser l’Atlantique. Il délègue alors sa plume au personnage de V. (demi-frère de Knight), qu’il institue narrateur-auteur de La Vraie vie de Sebastian Knight (et donc son cosignataire). Voilà une œuvre au dispositif complexe, refusant toute interprétation sommaire. La trame repose sur la place singulière que l’écrivain en exil entend prendre dans la société – celle de l’espace étranger, comme celle des cercles émigrés. Et si Nabokov se dit intransigeant face aux idées reçues de la réception – ici, c’est à la critique comme annexion qu’il s’en prend, en la figure du bien nommé M. Goodman. Si Goodman endosse la critique nabokovienne de l’approche ostensible de l’exil, V. incarne le type de lecture souhaitée par l’auteur : or, ses qualités propres d’écrivain ont été peu étudiées11, et c’est aussi le sens de la présente contribution. Au passage, cette mise en fiction n’est-elle pas sans refléter les préoccupations d’un comparatiste dans son travail critique : comment lire un écrivain déraciné… sans enraciner son œuvre dans une lecture nationale ? Le lecteur-inventeur est ici sollicité. Dans la fiction que Nabokov partage avec V., Goodman est l’auteur d’une biographie-éclair, publiée à la mort de l’écrivain anglais Knight. Les douze premiers chapitres du roman (sur vingt) sont parsemés de clins d'œil à ce Goodman ayant précédé V. dans sa quête. Ce dernier organise les chapitres I à XII comme une longue et inventive diatribe contre ce « mauvais lecteur », dont il entend corriger les méfaits. Au regard du travail d’un critique, voici le péché de Goodman : prétendant brosser un portrait littéraire de Knight, il ne fait qu’abuser des idées en vogue12. Pour rectifier le tir, V. engage la polémique : de l’ironie à la parodie et au grotesque, tous les tons y passent – mais elle est là aussi, l’entrée dans l’univers littéraire que propose(nt) V. et Nabokov. Si identité il y a, elle n’est que créatrice. Et de fait, toute cette fiction s’emploie à défaire les mailles, à fomenter une rébellion esthétique contre les tiroirs que lui réserve in vivo la critique. Sur un second plan – c’est Nabokov qui croise le fer avec ses propres critiques, dont il entend annihiler les tentatives malheureuses13. La confrontation Goodman / V. est une mise en scène (et en abyme) par anticipation : Nabokov vise à décourager toute lecture à la Goodman de son œuvre par les futures critiques anglophones. Ainsi, le destin narratif de V. met en œuvre la part créatrice de Nabokov – et sa fragilité dans l’abandon de russe et le passage à l’anglais. Le coup de théâtre final nous oriente vers une figure au nom crypté et à trois faces. Il s’avère que si V. a pu accéder à la création, c’est parce qu’il a su combattre le critique malhabile, et bâtir ensuite sa propre œuvre, La Vraie vie de S. Knight. Alexandre SEURAT (Université de Paris III) « V. Woolf et H. Hesse, lecteurs critiques face aux clefs psychanalytiques » V. Woolf et H. Hesse, reconnus de leur temps pour leur importante activité critique, n’ont pas ignoré que la psychanalyse offrait aux lecteurs d’œuvres littéraires de puissantes clés interprétatives. Par-delà leurs différences d’approche vis-à-vis de la psychanalyse (méfiance extrême de Woolf, fascination de Hesse), ils ont tous deux senti en romanciers le risque que représentaient les prétentions de la psychanalyse d’offrir aux lecteurs « une clé qui ouvre toutes les portes » (V. Woolf). Dans des articles critiques publiés au tournant des années 1910 et des années 1920 (« Künstler und Psychoanalyse », 1918 ; « Freudian Fiction », 1920), ils ont voulu réaffirmer la prééminence de la littérature sur la psychanalyse en soulignant que certaines œuvres majeures (comme Les Frères Karamazov) anticipaient sur les conceptions freudiennes, ou en analysant l’échec d’œuvres contemporaines revendiquant les clés psychanalytiques (An Imperfect Mother, de J.D. Beresford, 1920). Ce travail critique nous semble préparer certaines de leurs fictions ultérieures : dans Mrs Dalloway (1925) et dans Le Loup des steppes (1927), certaines scènes paraissent hériter de cette réflexion critique sur la lecture psychanalytique. Il est en effet question, dans ces romans, de clés servant (ou non) à décrypter des messages chiffrés et de portes qu’on ouvre (ou pas). La littérature semble dès lors se nourrir de la critique, non d’une critique qui dévoile le sens véritable et qui ouvre toutes les portes, mais qui désigne la résistance des œuvres aux interprétations. Linda SIMONIS (Université de Bochum, Allemagne) « Les projets d’édition de Gérard de Nerval. La réception comme moyen de création poétique » 11 Le nombre d’articles consacrés à ce roman est inversement proportionnel à son importance. Il y règne une curieuse homogénéité, qui n’est pas sans rappeler, parfois, la courte-vue de notre Goodman. Presque tous les critiques traitent séparément V. / Sebastian, avec une hiérarchie condescendante : Knight étant l’écrivain de talent, la critique réduit V. au rôle de l’amateur qui tente « d’imiter » son style. 12 Notamment des oppositions identitaires exclusives – ce en quoi il est le parfait exemple de la « fausse rencontre » entre Sebastian – l’émigré russe devenu écrivain anglais – et son « biographe » anglais (figure du critique que Goodman prétend être). 13 La récupération historico-politique est ainsi moquée : là où Goodman ne voyait que l’ombre de l’Histoire, la contre-enquête de V. / Nabokov révèle l’histoire intime de Knight. En 1830, le jeune Gérard de Nerval présente au public littéraire français, en tant qu’éditeur, deux recueils de poésies: La première anthologie, portant le titre de Poésies allemandes, rassemble des poèmes de Klopstock, Schiller et Bürger, Goethe et Heine traduits de l’allemand par Nerval et précédés par une introduction rédigée par le traducteur. Nerval y assume alors le double rôle du traducteur ainsi que de l’éditeur critique et du philologue qui s’occupe d’établir les textes, de les commenter et les expliquer aux lecteurs. Le second projet critique ou bien philologique envisagé et mis en exergue par Nerval est consacré à la poésie française du XVIe siècle. Sous le titre Choix de poésie, Gérard de Nerval présente un recueil de poèmes des écrivains de la Pléiade, Ronsard, Joachim du Bellay, Jean-Antoine de Baïf, Guillaume du Bartas et JeanBaptiste Chassignet. Comme dans le cas parallèle de l’anthologie des Poésies allemandes, Nerval ne manque pas d’introduire ce recueil par une préface détaillée et programmatique. Pour bien comprendre ces projets d’édition, il importe de concevoir le travail critique s’y manifestant non comme une chose à part, mais comme partie intégrale de l’œuvre et de la création littéraire de Nerval. L’activité philologique et éditrice animant les anthologies ne s’épuise pas dans un travail de sélection et de transmission. Elle cherche plutôt, en même temps, de donner des impulsions novatrices et fécondatrices à la production poétique française contemporaine qui, selon Nerval, court les risques d’une imitation stérile et épigonale. En faisant valoir la poésie de la Renaissance française contre les modèles confirmés de la littérature du grand siècle, Nerval vise un processus de réception littéraire créatrice susceptible d’amener à un renouveau de la poésie française de son temps. L’invitation à la lecture de la poésie de Ronsard et ses collègues est donc de même une injonction poétique. En renouant avec la tradition négligée ou même oubliée de la poésie de la Renaissance, la poésie romantique, ainsi l’espoir de Nerval, parviendra à retrouver et réanimer ses propres forces créatrices. Redécouvrir la poésie de la Pléiade, c’est donc aussi se replier sur ses propres origines et sources poétiques. Cette valeur programmatique et novatrice attribuée à ce processus récepteur particulier est mise en avant dans l’introduction au recueil Choix des poésies. Nerval y écrit: «Si la poésie (nous traduisons M. Schlegel), pouvait plus tard refleurir en France, je crois que cela ne serait point par l’imitation des Anglais ni d’aucun autre peuple; mais par un retour à l’esprit poétique.» La référence à Friedrich Schlegel dans le passage cité n’est pas un hasard. Nerval emprunte de Schlegel la notion d’une critique littéraire qui serait en même temps un principe poétique générateur. Pour Schlegel, l’activité critique est le complément homologue et nécessaire de la poésie/ littérature qui, à son tour, se distingue par son caractère ouvert, riche en possibilités et inépuisable. Le travail critique se trouve alors lié à création poétique par une affinité profonde. D’une manière pareille, la lecture des poésies allemandes à laquelle Nerval invite par son deuxième recueil est également désignée à servir une fonction poétique et créatrice. Bien que la poésie allemande, en vue de sa différence linguistique et culturelle, ne se prête pas à fournir un modèle immédiat aux poètes français, sa réception sensible et consciente des distinctions peut (toujours suivant Nerval) néanmoins déboucher sur une initiation à la création littéraire. À cet égard, il n’est pas un hasard que, dans l’introduction à l’anthologie, Nerval prend soin d’expliquer la genèse des textes allemands en les présentant moins comme des ouvrages accomplis, mais comme des projets poétiques en train de se former. En permettant ainsi à ses lecteurs de jeter un coup d’œil dans l’atelier des poètes allemands, Nerval met alors l’accent sur le potentiel créateur et novateur inhérent à la réception critique de ces textes. Dans mon propos, je voudrais alors éclairer la relation entre réception et création littéraires à partir de ces deux projets éditeurs. En vue de ce but, il paraît utile de poursuivre deux pistes de réflexion: D’abord, nous proposons d’explorer dans quelle mesure les processus de réceptions engagés par les deux recueils sont susceptible de mettre en cause ou de réorienter les critères et les normes reçues de la production littéraire. De plus, il serait intéressant de s’interroger sur les rapports réciproques qu’entretiennent, dans l’œuvre de Nerval, l’activité réceptive et traductrice d’une part et création poétique originale d’autre part et de retracer dans quelle mesure la poésie nervalienne fait écho à son travail critique et philologique. Jean-Yves TADIÉ (Université de Paris IV) Conférence « Proust et Freud. Retour sur un parallèle » Clotilde THOURET (Université de Paris IV) « Créations polémiques : Ben Jonson et la ‘guerre des théâtres’, Pierre Corneille et la ‘Querelle du Cid’ » Je propose d’aborder la question du Congrès à travers les exemples comparés de Jonson et Corneille : tous les deux sont à la fois théoriciens et dramaturges, et se trouvent pris dans deux querelles théâtrales au début du XVIIe siècle. La « guerre des théâtres » (« War of Theatres ») est moins connue que la Querelle du Cid : entre 1599 et 1602, une controverse oppose Ben Jonson à John Marston et Thomas Dekker ; elle prend principalement la forme de pièces de théâtre satiriques qui ont également une forte dimension théorique en ce qu’elles posent la question du rôle et des devoirs du poète en général et du théâtre en particulier, ainsi que des questions plus directement poétiques (Histriomastix, Cynthia’s Revels, What You Will, The Poetaster). Comparer comment les deux poètes, lors de ces querelles, répondent à leurs adversaires par des textes théoriques et dramatiques me conduira à envisager les questions suivantes : quelles instances critiques apparaissent alors ? de quelle autorité les dramaturges acceptent-ils de les investir ? quelles créations dramatiques proposent-ils en réponse aux attaques critiques ? comment intervient l’imitation des Anciens – instance normative – dans ces réponses ? dans quelle mesure ces polémiques ont-elles informé leur création ? Marie-Camille TOMASI (Université de Corse) « Récit de soi, autocritique et intertextualité chez Joyce et chez Bauchau » Essentiellement connus pour leurs œuvres romanesques, Joyce et Bauchau se sont également essayés à diverses formes d’expression littéraire : à la fois poètes, essayistes, épistoliers ou dramaturges, ils se positionnent comme des écrivains hybrides, tant du point de vue de la diversité générique que de l’entrelacement thématique. Bien loin d’ouvrir sur la dissémination anarchique, cette variété créatrice est signifiante en soi et s’articule autour d’un même principe organisateur qui, d’œuvres en œuvres, assure finalement aux productions isolées une cohérence d’ensemble. Quel que soit le support adopté, chaque texte relève en effet d'une tentative de saisissement artistique de l’expérience vécue, transcendée et (re)créée par ces écrivains « (auto)biographes ». Néanmoins, si elle est certes essentielle, la perspective autofictionnelle ne représente pas la totalité de l’entreprise scripturale de ces auteurs. Ainsi Joyce analyse-t-il dans ses Critical Writtings, la scène littéraire irlandaise du début de XXème siècle, alors que les premiers écrits bauchaliens relèvent du journalisme engagé : en ceci ils s’inscrivent donc comme acteurs et analystes d’une époque qu’ils n’ont cessé d’observer et de commenter au regard de leurs œuvres. Ce balancement constant de l’impulsion créatrice à l’analyse critique participe pleinement du processus d’émergence textuelle. Bauchau par exemple utilise ses journaux comme espace réflexif de la progression fictionnelle, tout en insérant celle-ci dans une perspective continue d’autocritique. Si Joyce préfère le dialogisme de la correspondance, sa démarche relève d’une même logique resituant l’auteur face à son œuvre puis la dépassant dans l’échange et la remise en question que celle-ci implique. Il serait alors intéressant d’envisager les textes diaristes et épistolaires en tant que production autonome, lieu d’émergence d’une conscience critique fortement imprégnée des théories contemporaines à son surgissement et pourtant profondément personnelle. Comme lieux également de « tension stimulante » qui, se faisant l’écho de voix diverses, favorise et conditionne le récit de soi. Le choix précis de ces deux auteurs nous permettra alors d’envisager tout au long du XXème siècle les concordances, évolutions et divergences d’une « auto-critique » littéralement « mise en œuvre ». Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE (Université de Haute-Alsace) « Notre besoin de comparaison : critique et création » Je chercherai à articuler la notion de comparaison à la critique et à la création littéraire. Il serait intéressant de réfléchir aux différences/ ressemblances entre critique et création à partir de cette notion de comparaison. Ce sera mon postulat de départ. Catherine VIOLLET (ITEM, CNRS-ENS) « Simone de Beauvoir et Violette Leduc : critique et création » « Ecrivain pour écrivains », Violette Leduc – bâtarde, pauvre et isolée – n’appartient pas au monde de l’intelligentsia. C’est sur une injonction de Maurice Sachs qu’elle commence à écrire, et durant presque toute sa période de création (1945-1972), elle soumettra ses écrits, sous forme de manuscrits, au regard critique de Simone de Beauvoir. C’est Beauvoir qui, se posant en critique de l’œuvre, rédigera pour La Bâtarde (1964) une préface qui lancera l’écrivain ; elle publiera également de manière posthume La Chasse à l’amour (1973), dernier volume de la trilogie autobiographique. Quelle influence a exercé sur la genèse de l’œuvre de Leduc ce regard critique quasi permanent de sa contemporaine, écrivain elle aussi, qui (à la demande expresse de Leduc) se pose en « mentor » ? Si les manuscrits euxmêmes portent peu de traces repérables des interventions directes de Beauvoir, la correspondance qu’échangent l’une et l’autre (sans oublier les Mémoires de Simone de Beauvoir et sa correspondance avec Nelson Algren, que Leduc ne pouvait connaître) nous renseigne de manière plus concrète sur l’état d’esprit et les interventions de cette dernière : souvent d’ordre stylistique, mais portant aussi fréquemment sur le contenu du récit, ces interventions ne sont pas exemptes d’une certaine ambivalence. L’œuvre de Leduc elle-même relate fréquemment les conseils de Beauvoir lors du processus de rédaction, et la manière dont elle-même y réagit, parfois en se rebiffant. Enfin, l’étude des manuscrits de son œuvre confirme que cette relation critique, si elle a été souvent bénéfique, a aussi conduit Violette Leduc à s’autocensurer. Bérengère VOISIN (Université de Rouen) « Hésitantes postures de l’écrivain critique et de son lecteur : tâtonnements et comparaisons » Tour à tour pédagogue, observateur, juge, narrateur, historien, biographe, prescripteur, rhéteur ou encore adorateur, l'écrivain critique entretient un rapport hésitant et passionné à la fonction qu'il se propose d'adopter lorsqu'il se fait critique. La démarche adoptée accorde-t-elle encore une place à la création ? Que devient l'écriture privée du fait littéraire ? N'est-il plus question de style ? Et surtout, quelle place assigner à son lecteur ? Cette communication se propose d'étudier les postures cognitives et émotionnelles du lecteur de textes non fictionnels d'écrivains faisant œuvre de critique. Le corpus choisi rendra compte de la diversité des situations et contextes d'énonciation envisageables (notamment The Art of the novel de Henry James, Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs de Umberto Eco, En lisant, en écrivant de Julien Gracq). Il nous semble en effet que la place assignée au lecteur dans ces textes a une fonction indicielle en ce sens qu'elle témoigne d'une hésitation identitaire latente. Comment, lorsqu'elles s'incarnent en un seul et même scripteur, la critique et la création peuvent-elles s'accorder ? Hana VOISINE-JECHOVA (Université de Paris IV) « Lecture comme dédoublement de soi. Des Esseintes et ses semblables tchèques » Dans la fiction narrative la lecture représente un des motifs à plusieurs faces. Parfois elle s’associe à l’écriture, devient miroir et confession de l’auteur, mais elle traduit aussi ses dialogues avec des livres, ses doutes esthétiques et existentiels, et contribue à saisir des caractères et des égarements de ses personnages dans des intrigues où la frontière entre la réalité et l’imagination s’efface. Directement ou indirectement, les allusions à des œuvres littéraires trahissent le goût personnel de l’écrivain, mais elles témoignent aussi de l’atmosphère culturelle du temps et du pays où elles sont accueillies. Dans les romans fin de siècle, la lecture reflète et crée une partie de l’univers psychique des héros solitaires, parfois ratés, se trouvant en conflit avec le monde « pratique ». Elle est une sorte de l’appartenance des êtres « étrangers ». Le cosmopolitisme de la lecture ne se manifeste pas de la même façon chez des auteurs issus de cultures différentes. Les poètes tchèques, Julius Zeyer, Jiří Karásek ze Lvovic et autres, tout en admirant la littérature française, diffèrent de Huysmans. Leur confrontation permettrait de découvrir divers chemins vers l’existentialisme où l’étrangeté est accompagnée du sentiment « d’être ailleurs », quelquefois même d’être dans le monde des livres où l’existence est intensifiée et menacée à la fois et peut s’ouvrir vers l’enivrement baudelairien, mais aussi vers le vide. Julie WOLKENSTEIN (Université de Caen) Atelier « La littérature comparée mène à tout même à la littérature : universitaires romanciers » Il s'agira de se demander comment s'est opérée dans le cas de ces universitaires romanciers la ligne de partage entre 'littérature secondaire' (comme on dit en allemand) et 'littérature première', entre vocation littéraire et activités critiques. Mónica ZAPATA (Université de Tours) « De l’essai/fiction militant à la fiction/essai de résistance : entre Camila Henríquez Ureña (République dominicaine, 1894-1973) et Ricardo Piglia (Argentine, né en 1941) » Issue d’une famille d’intellectuels et militants politiques (son père, Francisco Henríquez y Carvajal, était un ancien président de la République Dominicaine et sa mère, Salomé Ureña, une poétesse et pédagogue de grand renom), ses frères, Max et Pedro, deux éminents critiques et écrivains, Camila Henríquez Ureña fut une figure importante de la pensée féministe latino-américaines, militante de gauche et partisane du castrisme de la première heure. Connue avant tout par ses essais, où elle aborde les questions liées au genre (féminisme, maternité, monde de l’enfance), le thème de l’éducation, le rôle de la littérature en pédagogie et l’historiographie littéraire, Camila Henríquez Ureña fut aussi philosophe, pédagogue et professeure à Vassar College (USA) et à l’Université de La Havane. Du genre « essai », C. Henríquez Ureña exaltait les aspects, à la fois, de réflexion sur soi (une sorte d’écriture du moi) et de dialogue pouvant contribuer à la formation esthétique et à l’apprentissage formel depuis l’enfance. Professeur aux universités de La Plata (Argentine), Harvard et Princeton (USA), Ricardo Piglia, quant à lui, s’est d’abord fait connaître en tant que directeur de la collection Série Noire, à Buenos Aires, et par son œuvre de fiction (les romans Respiration artificielle, 1980, La ville absente, 1992 et Argent brûlé, 1997, notamment), puis, par son travail de critique et d’essayiste (Crítica y ficción, 1986, non traduit en français, Le dernier lecteur, 2005), où la prose poétique induit à la réflexion sur le discours, la « fin de la lecture », la réception de l’œuvre. Le but de ce travail sera de présenter, dans un premier temps, les idées théoriques au sujet du genre « essai » de l’auteure cubaine, puis, ses vues sur la condition des femmes exposées, en particulier, dans sa conférence-essai Feminismo, pour passer ensuite à l’œuvre de R. Piglia, son roman policier « de résistance », Argent brûlé et ses essais.