LES STRINGS DE L`ARMÉE ROUGE

Transcription

LES STRINGS DE L`ARMÉE ROUGE
LES STRINGS DE L’ARMÉE ROUGE
Du même auteur (sous le nom de Jean Pierre Fabre) :
Crimes au village, avec Claire Julliard, Éditions n°1, 1992.
Les Feux meurtriers, Éditions Anne Carrière, collection « Les
enquêtes mystérieuses »,1993.
La Double Vie de l'étrangleur, Éditions Anne Carrière, 1994.
Les Assassins de la pleine lune, Éditions Anne Carrière, collection
« Les enquêtes mystérieuses »,1994.
Les Chiens mènent l'enquête, Éditions Anne Carrière, 1996.
Le Forçat de Dieu, Éditions des Presses de la Renaissance, 2002.
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
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ISBN : 978-2-296-55070-4
EAN : 9782296550704
Jean Pierre Fabre-Bernadac
LES STRINGS DE L’ARMÉE ROUGE
Récit
À Jacques Catteau…
En espérant qu’il ne se formalise pas de mon coup de patte.
À Oleg Bobin…
Pour qu’il me pardonne de l’avoir impliqué dans cette
aventure.
À Jacqueline Sarah Frachon-Volfin…
Pour sa gentillesse et ses soirées magiques.
"La Russie actuelle possède une seule valeur convertible :
La femme russe"
Michaïl Jvanietsky
Avant-propos
C’était un dimanche comme les autres, il avait suffi que je
sorte de chez moi pour en avoir la confirmation. Le temps
couleur acier s’appliquait à se fondre dans le gris des
immeubles haussmanniens. Ce matin-là ce qui me faisait hâter
le pas n’était pas la couleur de la voûte céleste mais la simple
perspective de déguster comme tous les week-ends un café
allongé et deux croissants chauds. J’ai toujours eu, comme
Fernand Reynaud, un faible pour les croissants, les vrais, les
lourds, ceux où le feuilletage est si dense qu’il est impossible de
les dévorer en montant trois étages au pas de charge. Juste avant
d’arriver à la boulangerie, rue des Acacias, un feu vert me
stoppa net. Deux jeunes femmes devant moi attendaient
patiemment l’autorisation tricolore avant de reprendre leur
route.
- Au fait, dit la première, qui sans perdre un instant avait
sorti son Dupond, histoire d’en griller une sans griller l'autre, le
feu.
- Qu’est devenu Jérôme, il est toujours célibataire ?
- Non, mais c'est vrai, j'ai oublié de t'en parler ! rétorqua la
seconde, en reculant pour éviter une voiture qui avait failli
confondre ses pieds avec le couloir des bus.
- Il est amoureux d’une nouvelle nana … une blonde.
Arrêtant son bavardage elle puisa dans son sac Vuitton une
paire de lunettes de soleil Christian Dior, peut-être un moyen
comme un autre d’effacer la grisaille tout en promotionnant
LVMH. Avec lenteur et minutie elle releva son visage et prit
son temps pour poser les deux cercles optiques sur son nez
aquilin.
- Une Russe je pense, enfin tu vois le style.
- Oui lui répliqua la première en serrant les lèvres comme si
ces simples mots libéraient de l’anthrax.
- Une vraie poufiasse !
Puis sans ajouter une parole supplémentaire les deux
spécialistes en marketing profitèrent du passage au rouge pour
traverser et s’éloigner vers la place des Ternes.
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La sentence était tombée implacable, la femme Russe venait
en quelques secondes d’être exécutée par un duo de Parisiennes,
bon chic bon genre.
Quand je dis la femme russe, vu les connaissances
culturelles de ces dernières, c’est toutes les Tchèques,
Hongroises, Bulgares, Roumaines ou Polonaises qui se trouvent
concernées par ces trois mots.
Etait-ce dépit, pure jalousie ou connaissance approfondie des
mentalités féminines slaves que traduisait ce court propos ?
Toutes les Natalia du Levant méritent-elles cette mise au ban
d’infamie de notre société occidentale ?
C’est ce matin-là en trempant mes croissants dans un café et
ma plume dans l’encrier que je décidais d’apporter ma modeste
correction à cette vision simpliste et arbitraire des relations
sentimentales est-ouest !
Je viens de décrocher une information vitale, une
information que les médias ne vous dévoileront jamais, une
nouvelle effrayante pour certains mais excitante pour d’autres.
Une nouvelle armée rouge, une armée de choc, est prête à
nous envahir pacifiquement. Leurs uniformes sont fascinants :
le bleu de leurs yeux, la blondeur de leurs cheveux, la taille de
leurs jupes.
Face à cette force implacable, la résistance ne sera
qu’illusion, la collaboration totale. En les voyant, les hommes
déposeront les armes pour mieux tendre les bras. Le plus
inquiétant, cette avancée programmée est appuyée par une
cinquième colonne. Elles sont plusieurs dizaines de milliers
déjà sur place, comme des fourmis, rouges évidemment, à être
infiltrées dans nos vies et nos plaisirs. Oui leur présence n’est
que l’avant-garde de millions d’autres, qui le bagage fait, le
string à la main et le préservatif en poche, n’attendent que leurs
visas pour enfoncer nos molles défenses.
Laissez-moi m’étendre sur les strings car ils jouent un rôle
important dans ce livre. En Russie comme dans de nombreux
pays de l’Est, le string est parure de saison, surtout l’été sur les
plages. D’ailleurs c’est stringov ou stringanov que l’on devrait
appeler ce sous-vêtement miniature. A l’est il y est inversement
proportionnel à la grosseur des fesses. Plus celles-ci sont
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rebondies, plus le string est fin. Il est vrai que dans les années
90 la Russie manquait de tout, même de tissu.
En résumé, si cette histoire est bien ficelée, c’est grâce aux
égéries slaves qui ont fait passer ce dessous au-dessus de leurs
préjugés.
Mais revenons aux "envahisseuses" :
Je le claironne haut et fort les mâles français, comme ceux
du monde occidental, ne peuvent échapper aux filles de l’exrideau de fer, à leur beauté atypique et fascinante. Vous en
voulez la preuve ? Rien de plus facile. J’ai envoyé un message
sur le Net, en russe, mais j’aurais pu l’expédier en roumain, en
polonais ou accessoirement en anglais.
Le texte ? Des plus simples : Français d’âge mûr, bonne
situation, vivant à Paris, célibataire cherche belle femme en
rapport.
Dans les vingt-quatre heures les contacts étaient activés.
Toutes les Svetlana, Ludmilla, Joana, Magdalena fondirent sur
mon annonce comme des grands blancs sur un surfeur. Une
courte attente et c’était la curée.
Ainsi Larissa 36 ans, mince, blonde, yeux bleus, pommettes
saillantes, m’adressa un courriel enflammé :
- J’aime les hommes mûrs, sont plus réfléchis que les jeunes,
je suis prête à quitter mon pays, ma famille, mes amis et venir
par avion, même en Iliouchine. Suis une femme sérieuse,
souhaite trouver un mari, j’adore la France !
Je traduis :
- Même un vieux con comme toi, beau ou laid, suis preneuse
pour me tirer, en troïka s’il le faut, de ce pays de maffieux, de
pauvres et d’alcooliques, et vivre dans le luxe à Paris.
Et les femmes françaises me direz-vous, quel avenir pour
elles ?
Faudra-t-il les déporter à l’Est pour faire contrepoids ?
J’imagine ces longues colonnes qui se croisent, d’un côté
des TGV remplis de femmes hexagonales, de l’autre des trains
fantômes, tirés par des locomotives à charbon, bourrés
jusqu’aux toilettes de femmes slaves roumaines ou hongroises.
Un embouteillage ferroviaire monstre.
Je suis là, je les observe. Elles arrivent en gare de l’Est ou du
Nord, elles se déversent par les portières avec une pugnacité
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féroce, certaines pour aller plus vite sautent par les fenêtres.
Personne ne peut endiguer un flot pareil.
Je suis dans une file d’attente face à elles, je ne peux
avancer, leur masse prodigieuse m’enserre et me soulève
comme une lame de fond. J’étouffe entre les seins d’une
Moldave et les fesses d’une Biélorusse… Au secours !
Dringgggg ! Mon réveil sonne.
Je me lève en sursaut les mains moites, le cœur battant la
chamade.
Comment en suis-je arrivé là ? Pourquoi ces cauchemars ?
Le plus simple est peut-être de commencer par le début.
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Je suis un Gascon. Sans suppression du s. Je crois en la
fierté, en la parole donnée et au désintéressement. Vous avez
deviné, je suis un naïf, droit et entier (dans tous les sens du
terme) bref, une espèce en voie de disparition. Mes valeurs
n'ont plus cours dans le monde d’aujourd’hui. Moi je les porte
en écharpe, même si je dois m’étrangler avec.
Les Russes ou plus exactement les femmes slaves ont
traversé ma vie comme un feu d’artifice multicolore. Je le
reconnais : j ai craqué pour elles.
Oh, j’ai bien essayé de me protéger de ce type de femme,
venue d’ailleurs, venue de l’Est. Mais je l’avoue humblement,
j’ai échoué. Je suis comme un savant contaminé par un virus
indestructible qui ne peut découvrir le vaccin. Oui, face à cette
maladie connue depuis la nuit des temps, appelée amour dans sa
forme bénigne et passion dans sa phase terminale, je suis resté
impuissant.
Il me revient en mémoire un film : "Je vous trouve très
beau"
Une fille de l’Est, roumaine en l'occurrence, fait tout pour
venir en France. Travailler dans une ferme, chez un homme de
la terre dur au labeur, ayant plus besoin de bras que d’amour.
Pourtant, petit à petit, celui-ci succombe à son charme. Ellemême, après un court retour dans son pays natal, reviendra,
émue par la qualité des attentions de ce paysan français.
Je vois certains qui ont déjà sorti leurs mouchoirs, prêts à
entendre la romance de l’année.
Alors là je leur dis tout de suite :
- Casse-cou ! Vous faites fausse route. Ma situation c'est pas
du cinéma. La meilleure preuve c’est que la fin n’est pas un
happy end et croyez-moi, je m’en serais bien passé.
D’autres membres, issus de la vox populi, vont me dire :
- Mais c’était évident, il ne fallait pas choisir une Russe,
vous ne pouviez que mal tomber. On les connaît. Toutes des
p… Elles ne cherchent qu’une chose, venir ici, puis, alors que
vous pensez filer le parfait amour, vous balancent comme un
kleenex usagé, pour un autre nommé Rothschild !
J’ai toujours été dans ma vie un passionné. Je pensais que
cela ne m’arriverait pas. Ce genre d’histoire foireuse ce n’est
pas pour moi. Pourtant, à la fin, l’histoire, c’est moi qui l’ai
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foirée. Aujourd’hui je suis KO, le cul par terre, la tête dans le
gazon et non dans les étoiles, comme je l’espérais.
Pourquoi avoir tant de mal à se relever ? Certainement
l’ampleur de la douleur mais aussi pour la première fois l’usure
de l’âge.
Vous avez dû remarquer qu’une femme ou un homme qui
commence à vieillir a trois âges : l’âge légal inscrit sur son
passeport, l’âge qu’on lui donne et l’âge minoré qu’il s’impose
dans sa tête.
Ainsi dans cette affaire, je me fais plus l’effet d’un
adolescent que d’un homme approchant de la soixantaine.
Justement remontons jusqu’à l’adolescence, jusqu’au
moment où pour la première fois dans ma vie, le vocable russe
me colla à la peau.
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1963 Toulouse
Lycée Fermat, classe de quatrième.
Si je suis né à Paris par le plus grand hasard, au gré fluctuant
des mutations paternelles, je me fais une joie et un devoir de
dire que je suis toulousain, con. Voyez, déjà ce gros mot
s’emparait dès mon enfance de ma personne ! Alors que mon
père retrouvait ses racines, moi je débarquais dans un monde
nouveau, celui du Sud-Ouest, celui de la "ville rose", pays où
les générations locales n’ont besoin que de cinquante mots pour
s’exprimer et encore, si on enlève : con, pédé, putain et brave,
cela fait quarante-six et c’est déjà beaucoup.
A treize ans en quatrième, un choix cornélien s’offrit à moi :
- Que prendre comme deuxième langue ?
Évidemment je n’en avais aucune idée et sincèrement je
m’en foutais un peu. Mais mon père avait une pensée bien
arrêtée :
- Tu feras du russe, c’est une langue d’avenir !
Lui l’ancien officier de renseignements, le russe en ces
temps de guerre froide, il le connaissait. Il avait même été aux
langues orientales pour l’apprendre. Pour me convaincre, il me
montra des livres. Pour moi, au premier abord, le russe …
c’était du chinois !
Maman avait fermement rétorqué à mon père :
- Tu es fou ! Quelle idée ! Qu’il apprenne l’espagnol comme
tout le monde.
Il faut dire qu’à Toulouse l’espagnol, c’est comme tout le
monde. De plus, ma mère avait des origines ibériques. A cette
époque, elle n’était pas la seule dans la région.
Même si jamais elle ne me l’enseigna, j’entendais souvent
parler la langue de Cervantès dans ma famille.
Pourtant rien n’y fit, mon père contre vents et marées tint
bon. Moi j’avais opiné du béret, Languedoc oblige, par curiosité
et obligation filiale. Si je n’avais aucune hérédité slave, ma
mère et ses sœurs de manière incompréhensibles, offraient des
yeux en amande. Signe du destin peut être. Allez savoir où se
cache le hasard ?
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Mon inscription en classe de russe au lycée Pierre de Fermat
fut officielle en septembre. Je me retrouvais, pour le meilleur et
surtout le pire, élève en russe.
D’abord il y avait les déclinaisons. J’avais échappé au latin
mais là je me colletais avec des génitifs, des datifs et des
locatifs plein les phrases. Ensuite pour compliquer le tout, cette
langue de sauvage avait deux verbes pour une seule traduction
en français.
Pourtant deux choses m’émerveillaient : l’alphabet et la
mélodie des sons. On imaginait facilement en observant les
lettres un moine copiste du Moyen Age calligraphiant avec
application sa page vierge. Comme c’est beau l’alphabet
cyrillique.
Quant à la musicalité des mots, leur sonorité est tellement
explosive qu'elle redonnerait joie de vivre et euphorie à un
manchot doublé d’un cul-de-jatte. Par contre, quel boulet une
langue avec des i mouillés, des ch, tch ou chtch. Enfin difficile
de vous expliquer tout ça.
Essayez d’imaginer une classe de Toulousains "avé l’accent"
apprenant le russe. C’est aussi naturel qu’une tribu d’ours
blancs dans le désert de Gobi.
Nous n’étions pas nombreux, nous étions six, dont un élève
d’origine russe qui nous dépassait de la tête et des épaules dans
les connaissances de base de la langue de Tolstoï. Je compris
très vite que mes meilleures notes n’atteindraient jamais la
moyenne et quand je dis la moyenne, j’étais optimiste. Je
naviguais plutôt entre 5 et 8. Heureusement pour mon ego je
n’étais pas le seul, on en était tous là, sauf notre descendant
de "Popov " qui lui se la coulait douce en répondant
systématiquement à toutes les questions du corps professoral
avec une facilité déconcertante.
Autant j’étais moyen et même plutôt mauvais en expression
orale ou écrite, autant j’excellais en histoire, littérature et
musique. Je me souviens encore aujourd’hui de deux ou trois
poèmes que je décline très volontiers lorsque je rencontre un ou
une Russe (En vérité, c’est plus souvent une).
Nos professeurs ne pouvaient être que des agrégés dans un
établissement aussi réputé. Ainsi le premier se nommait Niva, il
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était évidemment d’origine russe et fut plus tard le traducteur
officiel de Soljenitsyne.
Il y avait aussi le communiste de service, brave type au
demeurant, avec qui j’avais toujours des mots. Il s’appelait
Catteau. Il avait jugé utile de porter une barbiche à la Lénine et
d’apprendre la langue pour mieux exprimer ses convictions. Je
pense que s’il avait été maoïste il aurait appris le mandarin et se
serait fait tirer les paupières.
Le plus ahurissant chez ces professeurs est qu’ils étaient
persuadés qu’une chose évidente pour eux, devait l'être pour
nous, hélas il n’en était rien pour nos jeunes cervelles. Les
années de cours se passaient toujours de la même manière, que
l’on soit en quatrième, troisième, seconde ou encore pire en
terminale. Nous avions beau avancer en âge, le russe restait
toujours aussi hermétique à notre savoir.
Lors d’une expo photos, Dieuzaide 1 aurait obtenu un prix
spécial en affichant les clichés de nos têtes d’ahuris. Face à un
tel dialecte, nos neurones occitans n’allaient pas assez vite. En
tout cas les miens pédalaient dans le kvas. 2
A peine avais-je réussi, après un effort surhumain, à traduire
les trois premiers mots du texte, que notre Lénine de chez
"Grévin" avait déjà entamé la correction de la troisième phrase.
Aussi, pour résister à la morosité ambiante et aux mauvaises
notes qui tombaient comme le soleil de Toulouse au mois
d'août, j’avais trouvé une tactique. Je me mettais au premier
rang. Vous allez me dire :
- C’était du suicide et les kamikazes c’est le Japon, pas la
Russie !
Mais j’avais ma technique. Le bureau du professeur étant
surélevé, je pouvais, sans que l’on me voie, appuyer le livre de
russe contre le bord extérieur et y jeter discrètement de furtifs
coups d’œil, lorsque j’étais interrogé. Je n’étais pas le seul à
appliquer ce stratagème. Lorsque nous rentrions en classe, je
laisse Ivan Rebrov de côté, c’était à qui, piquant un trente
mètres, arriverait le premier à prendre possession du banc
convoité. J’arrivais souvent en tête dans ce genre de sport.
1
2
Célèbre photographe toulousain.
Boisson fermentée et pétillante populaire en Russie et en Ukraine.
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En classe de troisième, alors que début septembre nous
entamions notre nouvelle année de russe, une grande surprise
attendait notre groupe d’élèves.
Je me souviens, la classe était petite et en ce jour de rentrée,
je pestais de devoir aller en cours, sachant par avance que mes
notes générales allaient chuter.
La salle était fermée et les étudiants, regroupés à l’extérieur, se
racontaient leurs amourettes de vacances, des histoires de
gonzesses, comme on disait. A notre âge les filles commençaient à
occuper nos conversations. Elles étaient d’autant plus présentes
dans nos pensées qu’absentes de notre vie scolaire. Le lycée
Fermat n’était pas encore un établissement mixte.
Brutalement la porte s’ouvrit et là un miracle se produisit,
nous mettant tous en état de grâce.
Je revois la tête de mes camarades avec leurs regards ébahis
et émerveillés, comme celui des tout-petits devant les vitrines
du Printemps un jour de Noël. Remplaçant le professeur à barbe
et moustache, nous découvrîmes une jeune femme superbe, aux
yeux bleus, grande et élancée qui ne possédait du côté
professoral que les lunettes de vue.
Nous rentrâmes en silence dans la classe, chacun essayant
bien sûr de se glisser au premier rang. Mais la motivation
n'avait plus rien à voir avec l’intérêt qui nous faisait rechercher
la proximité de son prédécesseur. La sublime apparition relégua
le barbichu ventru aux confins de notre mémoire.
Je ne sais si elle fut impressionnée par nos regards et notre
silence, mais elle nous scruta avec ses yeux superbes et se mit à
rougir.
- Je suis votre nouveau professeur de russe.
- Génial ! pensâmes-nous.
- J’enseignerai simplement un trimestre ensuite votre
professeur en titre reprendra ses cours.
– M…. ! me dis-je.
- Je m’appelle Tatiana, je suis de Leningrad, je termine ici
mon agrégation.
Puis elle se mit à lire d’une voix mélodieuse une poésie qui
nous mit à tous du vague à l’âme. C’est peut-être depuis ce jour
que je conserve le goût de déclamer des vers. Les cours pendant
un trimestre furent plus qu’intéressants.
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Pourtant n’ayant pas l’habitude d’enseigner, elle notait dur et
comprenait mal notre détresse. Elle devait penser que le russe,
comme le thé dans un samovar, avait suffisamment infusé dans
nos têtes. Hélas il n’en était rien.
Vous imaginez d’ici la scène. A chaque remise des copies on
l’entendait égrener les notes d’un ton doux et harmonieux :
- Bidule : 3, Fabre : 4, Duchmurque : 5, Dugland : 2.
Et pourtant c’est avec bonhomie que chacun recevait sa
copie. Le bouffeur de zakouskis, ou plus exactement mon ami
Maxime était plus fier qu’un tartare de la Volga. Elle lui
annonça avec un grand sourire :
- Vladovski : 12. Bravo pour votre devoir !
C’était trop injuste, on regrettait ces jours-là de n’avoir pas
eu un grand-père cosaque.
J’ai oublié de vous signaler un point pédagogique des plus
importants. Pour corser le tout, elle portait une chemise russe
que l’on appelle : roubachka. Le vêtement possédait sur son
devant une grande échancrure fermée par un simple lacet.
Combien j’ai pu observer langoureusement cette ouverture !
Souvent sur son passage dans la travée centrale un stylo
tombait. Loi du hasard ou pas, il en tombait beaucoup. Mais son
geste restait constant. Avec politesse elle se baissait chaque fois
pour le ramasser et chaque fois six paires d’yeux se baissaient
en même temps pour fixer la fente, jamais assez grande à notre
goût, et reluquer ainsi ces deux mamelons en chemise russe !
Un jour, l’élève le plus mauvais de la classe, celui qui ne
dépassait pas les 3 de moyenne, alors qu’elle se penchait pour la
quarante-deuxième fois, afin de récupérer le stylo, fut surpris
par la vivacité de son regard. Il n’en continua pas moins son
inspection localisée. En fin de compte, ce fut elle la plus gênée.
Hélas. Trois fois hélas ! A partir de ce jour-là, elle ne vint
plus qu’en pull ou chemise boutonnée et le cours de russe ne
coïncida plus avec celui d’anatomie.
Je crois que ma vie fut déterminée par ce trimestre.
Cette année-là, j’ai définitivement associé dans ma tête la
langue russe et la beauté slave.
Après les cours, en fin d’après-midi, j’attendais souvent devant
la porte, caché près des toilettes, que notre Vénus de l'est se
matérialise. Je l’embrassais du regard à la sortie des terminales. Si
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le lycée n’avait pas admis que des garçons, on aurait pu penser en
l’observant à une élève studieuse. Elle répondait par sourires et
hochements de tête successifs à tous les aux revoir, puis lentement
fermait la porte à clé. Ensuite d’un geste élégant, elle rejetait en
arrière ses cheveux blonds, qu'elle avait très longs, puis descendait
du pas majestueux d’une ballerine du Bolchoï l'escalier en
colimaçon pour rejoindre sa "2 chevaux". Cela suffisait à mon
plaisir et alimentait mes rêveries amoureuses.
La fin du trimestre coïncida avec son départ et les vacances
de Noël. Elle fit un pot d’adieu et y invita tous les élèves.
Quelques piroshkies 3 et gros cornichons à la russe avaient aussi
été conviés. Mais l’invité imprévu que nous détestâmes de suite
fut son fiancé.
Elle nous présenta un jeune homme barbu, encore un, qui ne
la quittait pas des yeux.
Vraiment, elle manquait de tact, elle aurait pu, ce jour-là,
venir seule et favoriser ainsi nos fantasmes les plus inavouables.
Le proviseur fit un bref speech. Nous savions bien
pourquoi il était venu. Il suffisait de le regarder pérorer et
hausser sa petite taille, en la dévorant des yeux.
Après les discours, un élève de terminale, au sourire
ironique, qui n’avait pas la langue dans sa poche, lui demanda :
- Toutes les Russes sont-elles aussi belles que vous ?
Il faut dire qu’en ces temps-là, on avait plus de chance de
croiser un manchot empereur dans une rue de Toulouse qu’une
camarade soviétique.
Après un temps de réflexion, elle répondit en plissant son
joli nez :
- Oui les femmes russes sont généralement très belles, elles
sont typiques comme vous dites, mais attention, elles sont aussi
dangereuses qu’elles sont belles.
Voilà une phrase dont je ne compris pas le sens sur le
moment, mais qui me hante aujourd’hui.
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Pâtés d'origine russe souvent à la viande, cuits ou frits, que l'on sert en entrée
ou en accompagnement.
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