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ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Par Guy Coq, président honoraire de l’AAEM Le sujet de mon exposé s’est avéré d’une telle ampleur que j’ai dû faire des choix pour le délimiter. Je concentre mon attention sur la manière dont Esprit, du temps d’Emmanuel Mounier et après, jusqu’à l’annonce du Concile, intervient sur l’évolution de l’Eglise et du monde chrétien et notamment par l’influence que peut avoir la Revue sur la culture catholique. Car bien entendu il m’était difficile d’envisager en même temps qu’Esprit, l’enfant des acteurs qui firent bouger l’Eglise, la culture catholique, en l’ouvrant, voire en la faisant régresser par rapport à ce que nous savons aujourd’hui de l’événement Concilaire. (I) Une première étape consiste pour moi à dessiner un élément structurel très fort : c’est l’existence de la première laïcité française qui est le cadre dans lequel doit évoluer le christiannisme pour son inscription dans la société française. (II) Ce cadre mis en place, je me demande comment Mounier et Esprit interviennent dès le début pour accélérer l’évolution de la culture catholique. Leur intervention va dans le sens d’une acceptation de la laïcité voire d’une appropriation dans ce cadre qui est en lui-même positif, mais dont les Catholiques ont à découvrir l’immense valeur. (III) L’étape suivante consiste à examiner directement l’ouverture d’Esprit telle que voulue par E.Mounier et prolongée dans le même sens au moins jusqu’au Concile. L’enjeu qui gouverne la réflexion de Mounier et d’Esprit est la sortie du catholicisme en France de son replis par rapport au monde moderne, de sa méfiance à priori vis-àvis de ce monde dans lequel il faut bien qu’ s’inscrive l’Eglise. Le style même d’Esprit rend possible –me semble-t-il- une expérience prémonitoire de ce qu’il faut faire pour renouer avec le monde en inventant de nouvelles formes d’inscription du christianisme dans la société et la civilisation. (IV) Enfin, mettant en pratique la recommandation de Mounier selon laquelle l’événement doit être notre maître intérieur, nous examinerons comment Esprit répond à deux crises qui ont marqué le catholicisme français quelques années avant le Concile Vatican II : la crise des prêtres ouvriers et celle de l’action catholique (J.E.C). I- La laïcité française La constitution Gaudium et Spes explique que l’Eglise ne se confond en rien avec la communauté politique ; elle « n’est liée à aucun système politique, elle est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » (n°76). Avec de tels textes, on a l’impression que le principe de laïcité de l’Etat est arrivé au Concile. Il y a là un chemin culturel et spirituel qui doit probablement quelque chose à l’évolution qu’a dû consentir l’Eglise de France, à partir du défi qu’a représenté pour elle l’instauration de la laïcité. C’est pourquoi je propose un parcours entre le refus global du principe de laïcité, et l’article fondateur publié par Espirt en 1949. Ce texte rompt avec l’espoir dangereux et illusoire d’un retour à l’Etat chrétien, au nom d’une valeur fondamentale du christianisme : la liberté de l’acte de foi. Ce n’est pas une résignation à la laïcité, mais la découverte de celle-ci comme nécessaire à la liberté de croire. http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM En même temps, ce parcours vers la laïcité est un chemin vers la reconnaissance de la fin des chrétientés dont le modèle ne saurait être une utopie directrice pour l’histoire du christianisme. Et c’est Mounier qui est ici le grand guide. Une histoire a pu écrire que la mise en place de la laïcité a provoqué la crise fondatrice, la matrice des crises ultérieures qui marqueront l’histoire du catholicisme en France au cours du XXème siècle. Il est certain que l’évolution de la culture catholique française est incompréhensible, si l’on oublie l’importance de la rupture que constitue la laïcité. C’est pourquoi je dirai tout d’abord brièvement le sens de la laïcité. On la rédige souvent à la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat (Décembre 1905), or elle eut une première étape qui réalisa une séparation de l’Eglise et de l’école. Il s’agit des lois portées par Jules Ferry créant l’école laïque, gratuire, obligatoire (1881-1882). En fondant l’école laïque, la république visait à arracher les futurs citoyens à l’influence de la synthèse politico-religieuse par laquelle le monde catholique menait le combat anti-républicain. Cette laïcité scolaire est caractérisée notamment par l’importance donnée à l’éducation morale, à la morale laïque. La loi de Séparation, en 1905, établit en pratique la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Elle réaffirme la liberté de conscience : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice du culte, sous les seules restrictions éditées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public (Article 1). Elle met fin au Concordat qui assurait un financement public des cultes dits reconnus. Du coup le texte dit : « la République ne reconaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (Article 2). On fait souvent une erreur d’interprétation de cet art.2 : la non reconnaissance ne signifie pas ignorance ; de plus la séparation rend nécessaire des relations. Les religions auront un statut particulier : les associations cultuelles, mais celles-ci devront respecter les « règles d’organisations générales du culte » concernées. Cette disposition aura pour effet le respect de l’autorité des évêques. Les religions ont donc un statut privé, elles ne sont plus une institution publique. Mais cela ne veut pas dire qu’on leur interdit de s’exprimer et d’agir dans l’espace public de la société1. Ainsi la laïcité n’est pas un laïcisme, c’est-à-dire une position qui confond la laïcité et un combat pour la disparition des religions. Elle se distingue aussi de la sécularisation, car celle-ci désigne une évolution de longue durée au cours de laquelle l’influence de la religion sur l’ensemble de la société et de la culture tend à fortement diminuer. La laïcité n’est pas un processus historique, c’est un ensemble de principes dans lesquels dominent celui d’une neutralité de l’Etat par rapport aux religions, l’abandon de l’ambition d’exercer le pouvoir politique par la religion, la liberté des religions. Dès le début du XXème siècle, les évêques français qui étaient majoritairement favorables à une négociation avec la République, auraient pu trouver un compromis pour l’application de la laïcité. Les relations désastreuses entre la République et le Vatican firent qu’il fallut attendre 1924 et le Pape Pie XI pour l’établissement de nouvelles structures donnant existence légale à l’Eglise : les associations diocésènes. Malgré cet accord, dans ce premier quart du XXème siècle, le monde catholique, et principalement le clergé, évêques en tête, demeure opposé d’une manière virulente au principe de laïcité mais une évolution remarquable se prépare. Pour concrétiser cette observation, il suffit de comparer deux grandes déclarations des évêques français : 1 Voir Guy Coq, La laïcité principe universel (Le Félin, 2005) http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM celle de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques (1925) et celle de l’Episcopat français (novembre 1945). Le texte de 1925 dénonce l’injustice des lois de laïcité, qui « procèdent de l’athéïsme ». Elles tendent à substituer au vrai Dieu des idoles (la liberté, la solidarité, l’humanité, la science, etc.) Elles sont accusées de tous les mots qui touchent la société et l’Eglise. Ce texte ne fait strictement aucune différence entre laïcité et laïcisme. Il va jusqu’à contester leur légitimité de lois : « dès lors ces lois de laïcité ne sont pas des lois ». Du coup, une grande partie du texte détaille les mesures à prendre, les moyens à employer pour combattre ces lois. Vingt ans plus tard, à la fin de la terrible guerre mondiale, les évêques interviennent au moment où la laïcité va être inscrite dans la Constitution. Il est remarquable qu’ils font une opposition entre la laïcité et le laïcisme. Ils affirment que si par laïcité de l’Etat « on entend proclamer la souveraine autonomie de l’Etat en son domaine propre de l’ordre temporel… nous déclarons nettement que cette doctrine est pleinement conforme à la doctrine de l’Eglise ». Un second sens de la laïcité de l’Etat est examiné : « la laïcité de l’Etat peut aussi être entendue en ce sens que dans un pays civilisé de croyances, l’Etat doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion ». Là aussi « ce second sens, s’il est bien compris est lui aussi conforme à la pensée de l’Eglise ». L’Eglise « veut que l’acte de foi soit fait librement, sans être imposé par aucune contrainte extérieure » et elle demande que sa liberté soit respectée. Enfin, les évêques pointent un troisième sens sur lequel ils font cette fois des réserves, parce que cette conception « dangereuse » pourrait conduire aux pires excès du despotisme : « si la laïcité signifie la volonté de l’Etat de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle d’action ». Enfin, c’est le laïcisme qui est rejeté radicalement : « si la laïcité de l’Etat est une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société, si ces mots veulent définir un système de gouvernement politique qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’Etat, à la nation toute entière, nous nous élevons de toutes nos forces contre cette doctrine : nous la condamnons au nom même de la vraie mission de l’Etat et de la mission de l’Eglise ». Cette déclaration correspondait certes à une évolution remarquable des évêques français, mais elle allait avoir un énorme retentissement dans l’évolution vers la culture catholique, vers une réconciliation de celle-ci avec la laïcité, les valeurs laïques. Pour un temps encore, la tension sur la laïcité se concentrera sur le devenir de l’école catholique. Cette querelle est un chapître important des passions françaises. Elle va hypothéquer longtemps la reconnaissance de la valeur de la laïcité par la mouvance catholique et notamment le clergé. Rappelons que c’est De Gaulle, fin 1959, qui donne la possibilité d’un statut contractuel aux écoles catholiques en échange d’un important financement. Cette reconnaissance relance la querelle jusqu’en 1984 où les contrats sont pérennisés. A partir de cette époque les relations entre les catholiques et la laïcité ne seront plus perturbés par le sort fait à l’enseignement catholique. Quant à l’attitude de l’Eglise vis-à-vis de l’école laïque, il faudra attendre l’Assemblée plénière de l’épiscopat en novembre 1969 pour lire les paroles qui enregistrent enfin l’évolution de la masse des catholiques. La déclaration explique que les parents catholiques ont à décider de choisir ou l’enseignement public ou l’enseignement catholique. Celui-ci n’est plus affirmé comme préférable : « effectué en conscience, ce choix est légitime http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM et respectable ». De plus : « c’est l’école publique elle-même qui a droit à l’estime des catholiques et de leurs pasteurs ». II- La laïcité et feu la chrétienté C’est précisément sur cette tension autour de l’école que la revue Esprit publie en mars 1949 un dossier considérable : « propositions de paix scolaires ». C’est que dès l’après-guerre, la querelle sur le financement de l’école catholique avec la participation de l’Etat va perturber le débat démocratique. Une alliance devenue impossible entre la démocratie chrétienne (MRP) et le parti socialiste sera la conséquence. L’enquête d’Esprit donne la parole à des contributeurs variés, liés à l’enseignement laïque, ou à l’école confessionnelle, les positions opposées coexistent. La Revue crée ainsi un immense espace de dialogue, de réflexion. L’équipe d’Esprit s’orient vers une autonomie d’un système d’enseignement décentralisé et unifié, géré par une structure tripartite : Etat, praticiens, familles. Le projet a une tonalité utopique, mais l’enquête a eu pour effet de faire progresser la reconnaissance de l’école laïque par les catholiques attachés à l’école confessionnelle, et l’école confessionnelle par les tenants de l’école laïque. Peu de temps après ce dossier, Esprit publiait un grand article intitulé « Le christiannisme et la laïcité » cosigné par Joseph Vialatoux, professeur dans l’enseignement supérieur catholique et André Latreille, professeur d’université publique. Ce texte eut un retentissement considérable et pas seulement dans le monde catholique. Non seulement c’est probablement l’argumentation la plus forte pour que les catholiques jouent sans réserve la carte de la laïcité, mais c’est en même temps une réflexion solidement pensée sur le sens de la laïcité. Pour certains qui ne l’ont pas lu, il est connu par une formule souvent reprise et commentée depuis : « la laïcité exprime juridiquement la liberté de l’acte de foi ». Elle en est « la projection juridique ». Cela s’explique, disent les auteurs, du fait qu’elle suppose que l’Etat reconnaisse ses limites : les options ultimes sont au-delà de sa compétence. Il est donc illégitime s’il prétend « engager l’esprit dans sa zone de liberté la plus profonde » (p.527). Neutre sur les options ultimes, il a la responsabilité de créer pour chacun les conditions les meilleures pour l’exercice d’un libre choix sur ses questions ultimes. La force des auteurs est dans leur problématique : la question des rapports entre christianisme et laïcité doit être posée sous l’angle de la liberté de l’acte de foi. Est-ce avoir moindre souci des exigences de la vérité ? Aucunement : car la vérité dont il s’agit, la vérité de la foi est telle qu’elle implique essentiellement la liberté de l’acte qui l’accueille » (533). En mettant la liberté de la foi en position supérieure, on entre aucunement en conflit avec le souci de vérité. Car la vérité n’est atteinte par le croyant que si la liberté est respectée. D’avance les auteurs répondent à ceux qui soupçonneraient la laïcité d’appeler à un affadissement des convictions. Celles-ci peuvent s’affirmer pleinement mais dans un respect absolu de la liberté de croire ou de ne pas croire, sans lequel leur souci de vérité est illusoire. Il est impossible d’accéder à la vérité de la foi si l’on n’est pas libre. http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM Le vieil argument clérical de l’articulation entre la thèse et l’hypothèse est mise en pièces. Il consistait à dire : dans l’idéal les chrétiens souhaiteraient que l’Etat soit chrétien, c’est la thèse. Mais _hypothèse_ les aléas de l’histoire font que la société se caractérise par une pluralité de religions, donc on doit tolérer l’Etat laïque… en attendant de pouvoir retrouver l’Etat chrétien. Cet argument est celui « d’une tolérance mal supportée ». Les auteurs critiquent là un mépris de la liberté, une négation de la liberté religieuse. Mais si on met la liberté au cœur du raisonnement l’idée même d’un Etat religieux est inacceptable. La laïcité est souhaitable en elle-même, et ceci du point de vue du croyant : « Il ne s’agit donc plus de dire qu’une authentique laïcité est acceptable par l’Eglise. C’est prendre une attitude purement négative ; c’est paraître reculé devant une attaque et avouer un recul en faisant contre mauvaise fortune bon cœur. C’est parole d’exiler de l’intérieur. C’est supposer que le catholique ne veut pas pleinement cette laïcité et toujours qu’il la tolère en attendant le jour où il pourra la supprimer, au nom de sa religion. Il faut dire qu’une authentique laïcité est désirée et voulue par le christianisme, et pour les avantages qu’en retire la vie humaine de civilisation ; et pour les avantages qu’en retire la vie de foi. » (541) C’est la même année 1949 que Mounier publie l’ensemble de textes titrés Feu la Chrétienté. Feu la Chrétienté Dans un texte très important où il souligne son accord avec ce titre et l’orientation qu’il annonce, Henri Marrou précise : « nous sommes en train de fermer dans l’histoire de l’Eglise, une parenthèse qui s’était ouverte avec la Conversion de Constantin (ou peut être, plus précisément en ce qui concerne l’Occident avec les invasions barbares) : la chrétienté. On a pu répandre cette idée quant aux enjeux de Vatican II. Et plusieurs des textes de Mounier repris dans cet ouvrage esquissent, sans le savoir, la perspective dans laquelle devrait, le moment venu, se situer le concile. L’intérêt et la modernité de l’approche qui caractérise Mounier est qu’il se situe, comme Marrou au plan de la civilisation. La question fondamentale devient alors : L’idéal du christianisme est-il de construire une civilisation chrétienne ? Et Marrou précise le sens de la question : « c’est-à-dire cette civilisation où tout, institutions, techniques, mœurs, idéal, cherchaient à se subordonner à la vérité chrétienne, comme un moyen à sa fin, où mieux comme des fins subordonnées à une fin d’ordre supérieur. » 2 Pour répondre à la question, Mounier interroge l’histoire. Il souligne qu’aux origines du christianisme, un dualisme est établi entre le christianisme et la civilisation. Il y a un double courant : « l’un porte l’Eglise, la vie chrétienne », l’autre la civilisation. Dans les premiers siècles les chrétiens s‘intègrent dans la civilisation romaine… sauf sur un point, l’idolâtrie. Mais « tout se passe comme si la morale chrétienne ne trouvait pas prise sur le droit et les institutions » (239). Quant à l’influence considérable des moines, dès le début du Moyen-Age, certes par leur travail, ils fondent des villes, développent l’agriculture, créent une civilisation agricole. Mais ce travail monastique « n’est pas institué pour faire l’Europe, mais pour lutter contre l’oisiveté et discipliner le corps ». Quand l’Eglise « s’incruste dans les structures 2 p.901 http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM temporelles (VIIème siècle) au point d’y défaillir avant la réforme grégorienne », cette confusion de l’Eglise et du gouvernement du monde ne sera théorisée que bien plus tard. Seulement le projet théocratique ne s’est pas réalisé : il y a toujours eu deux pouvoirs, deux sociétés. L’utopie théocratique demeure pour l’essentiel une tentation. De sa synthèse historique dont on a donné ici qu’une faible évocation, Mounier tire la conclusion éclairante : « mais le plus troublant, c’est l’absence d’intention de réaliser une civilisation à estampilles chrétiennes, voulues et cherchées comme civilisation originale, au lieu de viser un royaume étranger à ce monde, bien que commençant dès ce monde et utilisant les matériaux de ce monde ». (p.243). Faut-il en conclure à une radicale indifférence du christianisme au destin de la civilisation au devenir de la cité des hommes ? Aucunement. Le mépris du sensible et du temporel n’est pas chrétien : « nous n’avons pas à apporter le spirituel au temporel, il y est déjà, notre rôle est de l’y découvrir et de l’y faire vivre, proprement de l’y communier. Le temporel tout entier est le sacrement du royaume de Dieu. » Et de fait l’influence du christianisme sur la civilisation a été considérable, mais elle ne s’est pas développée selon le modèle de la domination que voudrait imposer l’idée de chrétienté : « Ce que l’on nomme la civilisation matérielle est née en pleine terre chrétienne et suit l’expansion du christianisme dans le monde. » Le principe est clair, ajoute Mounier : « religion de l’universelle imitation du Christ incarné, le christianisme commande à l’homme une présence active à tous les temporels (p.247). La question à laquelle Mounier consacre une bonne partie de son texte est alors : comment le christianisme a-t-il été influent pour le meilleur de la civilisation ? Et l’arrière pensée est claire : comment faut-il imaginer les rapports aujourd’hui entre christianisme et civilisation ? Il faudrait reparcourir le détail de l’analyse. Mounier parle d’une influence de la foi chrétienne qui s’exerce de manière latérale, indirecte, biaisée. Et il insiste sur le fait que c’est la foi qui agit, non le pouvoir politique de l’Eglise. Ainsi, le refus du culte à César finit par destabiliser l’empire, et à la longue le « rendez à César » bousculera la confusion politique et religion. De même les débats hautement théologique sur la double nature du Christ qui est le sens de l’incarnation, auront pour conséquence que « la civilisation européenne ne s’évadera pas de ce monde ». C’est quand il s’approfondit et se ressource vraiment dans l’Evangile que le christianisme apporte le plus à la civilisation : « ainsi le christianisme apporte-t-il plus aux œuvres des hommes les plus extérieurs quand il croît en intensité spirituelle que quand il se perd en tactique et en aménagements. » (253) L’influence du christianisme s’exerce parfois de manière négative, par « dissociation ». Ainsi, il ne porte aucun refus global de Rome, mais le refus de l’idolâterie tend à dissocier celle-ci du pouvoir. « Et dorénavant, partout où se reconstituera l’Etat-Moloch, le christianisme inlassablement y infiltrera sa vertu dissociatrice ». Quant à l’influence directe, sur un processus de civilisation, « il y a toujours entre son départ et ses produits, comme un cheminement de biais, il semble toujours qu’il produise ses effets temporels comme par surcroît, presque parfois par distraction. » (252) A tous ces traits s’en ajoute un qui ne facilite pas les choses : l’ambivalence de l’inspiration chrétienne. Par respect pour la liberté humaine la Parole de Dieu se rétracte différemment selon qu’elle est accueillie « avec l’œil de l’esprit ou avec l’œil de la chair ». L’ambiguité, c’est aussi « la manière dont le christianisme agit par les courants même qui s’opposent à lui » (256). De plus, « le message chrétien est aussi rarement à l’heure » et il s’exprime par le paradoxe en action. Toutes ces modalités http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM surprenantes s’expliquent par le fait que le christianisme est une réalité « qui cherche à s’exprimer sur le plan d’une autre réalité qu’elle transcende ». La dernière partie de cette étude est une réflexion de portée théologique : « l’Eglise à l’imitation de son chef est pleinement incarnée, sa mission propre qui n’est pas de ce monde elle l’accomplit dans ce monde ». Ce qu’elle dénonce avec constance, c’est la forme d’une société « quelle que soit sa structure qui se clôt au surnaturel ». Car l’ouverture au surnaturel est essentielle à la sauvegarde de la civilisation… Mounier insiste longuement sur l’impossibilité de diviser le spirituel et le temporel : il n’y a entre eux ni séparation ni indépendance ni confusion car les deux domaines ont leur spécificité, et leurs relations sont complexes. Le « royaume a déjà commencé ». « C’est pourquoi l’histoire n’est ni une farce ni un drame sans but, mais une divine comédie doublée d’une divine tragédie. » (261) Ce Royaume de Dieu déjà en marche, Mounier insiste qu’il passe à travers l’histoire. Ainsi histoire et civilisation ne sont pas des réalités étrangères au Royaume. L’essort même de la foi a souvent pris appui sur des circonstances historiques. III- Esprit et le bouleversement du rapport christianisme/monde moderne « Monde chrétien, monde moderne » c’est le titre d’un important dossier d’Esprit datant de 1946 3. Michel Winock a pu qualifier cet ensemble comme « un numéro préconciliaire ». Car, écrit-il, ce numéro « part bien des développements annonce l’ébranlement qui secoua plus tard le monde chrétien au moment et dans la suite de Vatican II 4 ». L’enquête présentée dans ce numéro révèle l’évolution considérable du monde catholique dans l’immédiat après-guerre. Paul Thibaud pointe deux grands thèmes5 : « épurer la foi des valeurs que l’habitude et les pesanteurs sociologiques y ont associé. » ; « assurer la liberté politique du chrétien et l’intégration au mystère chrétien de certaines valeurs qui vivent en milieu païens comme on dit alors. » Paul Thibaud remarque que dans l’enquête, le « noyeau dur » de la foi n’est pas questionné. C’est essentiellement l’espérance « de mettre un terme au conflit séculaire de l’Eglise et de la société moderne » qui inspire les réponses à l’enquête, le souhait de surmonter les pesanteurs du catholicisme. En ce sens on procède à une analyse sans concession des maladies internes du catholicisme : inadaptation de la paroisse, défaut de la liturgie, juridisme, les séminaires ghetto, l’incompréhension du monde et des valeurs laïques. Mounier souligne que la tension entre la foi et le monde est permanente, car le christianisme est à la foi transcendance et incarnation. Et du côté de l’incarnation il y a une grande carence du christianisme contemporain. En même temps on ne peut pas réduire le problème à son insertion dans la société et le politique, même si cette question est urgente. L’insistance est mise sur deux impératifs : Esprit, août-septembre 1946 « Esprit » des intellectuels dans la cité p.357, Point-Histoire, Le Seuil, 1975 5 Le christianisme d’Esprit, ferment ou latence ? Remarquable contribution au numéro sur le cinquantenaire d’Esprit (janvier 1983) http://www.emmanuel-mounier.org 3 4 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM - du côté du politique : « séparer ce qui est d’Eglise et ce qui étant du monde, relève de plus en plus d’une organisation autonome (ce qui ne veut pas dire anti-chrétienne) du monde » 6. - du côté social : redécouvrir le sens communautaire de l’Evangile, et renouer avec la classe ouvrière. Michel Winock note que ces deux impératifs caractérisent Esprit dans l’après-guerre et même au-delà de la mort de Mounier (1950). Il est significatif que le témoignage du père Depierre, prêtre ouvrier à Montreuil, vienne en quasi conclusion de l’enquête. A la fin du « chapître des remèdes » donc avec les contributions du P.Congar et du P.Montuclar, il occupe la moitié des pages. Ce long et magnifique témoignage d’André Depierre, grande figure du collectif des prêtres ouvriers, indique bien dans quelle direction se trouve, pour Mounier, le grand « remède ». La question des rapports entre le monde chrétien et le monde est centrale dans la problématique de Mounier. La posture de Mounier comporte dès le départ une prise de distance par rapport au monde chrétien. Celle-ci se traduit par la volonté de Mounier de ne pas faire d’Esprit une revue catholique, cela signifie une ouverture au pluralisme en ce qui concerne les collaborateurs. Il est entendu que ce projet de refaire la Renaissance ne serait être l’œuvre exclusive d’intellectuels chrétiens. Le projet se caractérise par quelques refus. C’est tout d’abord la volonté de ne pas se résigner à ce que le monde chrétien se résigne à être perçu comme solidaire du « désordre établi »7. Dans cette situation, ce monde chrétien a perdu le contact avec des pans entiers du monde moderne et notamment le monde ouvrier. Dès le premier numéro d’Esprit, le programme est clairement exprimé : « dissocier le spirituel du réactionnaire ». C’est là le sens profond de la priorité donnée au spirituel. La possibilité de cette dissociation, Mounier la fonde, après-guerre, sur l’examen dans l’histoire du christianisme, du sens réel de l’idéal de chrétienté. La conclusion de l’enquête est évidente, on l’a vu : fondamentalement le projet du christianisme n’est pas de construire une civilisation chrétienne. Il convient donc de rompre avec la nostalgie de la chrétienté, et d’inventer des formes nouvelles : dans l’inscription du christianisme dans la civilisation, la culture, la société. Si le monde chrétien reste aggripé à la chrétienté, il se perdra, « il est menacé [le christianisme] d’une sorte d’apostasie silencieuse faite de l’indifférence environnante et de sa propre distraction »8. Prônant le désengagement par rapport à une politique réactionnaire n’entraîne pas pour Mounier un passage vers le même type d’engagement mais à gauche. Catholique de gauche ? « Il n’aurait certainement pas accepté de se voir attribué ce qualificatif, du moins sans précisions complémentaires.9 » Les précisions, on peut les deviner : l’Eglise n’a pas à s’identifier à un parti quel qu’il soit. Et les réticences de Mounier vis-à-vis de la démocratie chrétienne viennent de ce qu’il voit en elles le risque d’une Cité par Michel Winock (361) Voir : Confession pour nous autres chrétiens, T1 373 publié en 1934 dans le dossier : Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi 8 Voir encore Marrou : « Avec lui (Mounier) c’en est fait de cette attitude de chien battu, indigne de la fierté d’un Chrétien, qui avait été longtemps le comportement spécifique des catholiques en face du monde moderne : cette mentalité d’armée toujours en retraite, livrant sans espoir des batailles de retardement. » 9 Henri Marrou, Esprit XII, 1950 http://www.emmanuel-mounier.org 6 7 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM nouvelle confusion entre le spirituel et le temporel. Pourtant, il faut bien l’affirmer, il y a chez Mounier des engagements politiques très forts, ils rejoignent parfois l’idéal socialiste. Mais l’engagement nécessaire pour le chrétien, le laïc, ne doit pas impliquer directement l’Eglise. Il y a chez lui la reconnaissance de l’autonomie du laïcat en ce qui concerne les engagements temporels. Puisqu’il n’y a pas à regretter une chrétienté qui est largement mythique, largement réalisée dans le passé, Mounier invite le croyant à ne pas traiter le monde d’aujourd’hui comme s’il était pire que celui du passé. Du coup il n’y a chez lui aucun refus systématique de la civilisation présente : « nous ne trouvons pas en lui ce recul à priori, cette méfiance systématique pour les valeurs de la civilisation qui est au fond si peu conforme à l’essence même du catholicisme toujours soucieux de magnifier le Créateur en soulignant la grandeur de la création » (Henri Marrou). On touche ici à un point sur lequel Mounier opère un grand déplacement dans les relations entre le catholicisme et le monde. Devant une Eglise qui se croit encore l’unique source possible sur toute vérité sur l’homme, Mounier pratique un décentrement dont les conséquences seront fécondes : « devant toute vérité d’où qu’elles viennent, le premier devoir du chrétien est l’hommage. Or s’il est un fait incontestable de bonne foi, c’est que dans l’effort d’organisation du monde qui se poursuit depuis deux siècles, en matière notamment politique, sociale et économique, le monde chrétien dans son ensemble, malgré des dévouements plus héroïques et des ferveurs plus brulantes que bien appliquées, est dans un retard parfois considérable sur le monde tout court. 10 » Et Mounier invite le monde chrétien à « se mettre à l’école », « qu’il comble son indigence », qu’il reconnaisse des valeurs nées hors de lui : « à l’égard donc des propositions et des valeurs qui sont nées en matière temporelle, en dehors de son climat sociologique, il aura bien plus souvent, aujourd’hui, à assumer (en corrigeant sans doute) qu’à incarner. » Sur ce point, Mounier rejoint certaines analyses de : « Jeunesse de l’Eglise » ou celle du père de Lubac « nous repoussons aussi cette idée que l’âge moderne n’aurait connu, hors de l’Eglise qu’erreur est décadence. C’est là une illusion, une tentation à laquelle nous n’avons que trop succombé » (Catholicisme, 1941). Quand aux valeurs insiste Mounier « le scandale n’est pas qu’elles soient nées en dehors du monde chrétien… le scandale est que la catholicité ou la chrétienté comme groupe social historique n’aient pas collaboré à leur naissance, qu’elles aient été mal assimilées, et qu’elles leur soient encore si peu familières. Mounier insiste sur l’importance de ces valeurs du monde contemporain : « liberté, justice, tolérance, démocratie, sens collectif, évidence expérimentale, progrès, etc. Le chrétien, du moins le chrétien aux yeux ouverts, ne repousse pas ces valeurs, mais il semble s’inquiéter plus de leur déviations possibles ou réelles que de se prêter à leur révélation authentique. » Or c’est dans l’intériorisation de ces valeurs que le chrétien peut retrouver une « langue commune avec son temps ». S’ouvre ici une perspective par rapport à la rupture de langage décrite plus haut par Mounier : « ces mots -de l’Eglise- ne passent plus, ces gestes ne portent plus, le monde a perdu la clef de sa langue, et l’Eglise a perdu la clef de la langue des hommes. » Le renversement de perspective s’impose aussi vis-à-vis du monde chrétien non catholique. Mounier cite en substance le père Congar : « le catholique, disait-il, a trop 10 L’agonie du christianisme, Esprit, mai 1947 http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM communément tendance à concevoir les confessions étrangères sous une perspective négative, comme des erreurs ou des fautes plurielles en soi, si bien qu’elles devraient pour ainsi dire renoncer à soi le jour où elles rallieraient l’unité. C’est méconnaître qu’elles impliquent et développent des éléments authentiques de vérité et de vie auxquelles le catholique doit un hommage positif, quoiqu’il pense de leur entourage et de leur séparation. » L’essentiel de ces positions de 1947 se trouvaient déjà dans le texte important de 1936 : Chrétiens et Incroyants11. Il faudrait reprendre ce texte dans le détail. On se contentera ici de quelques apperçus. Tout d’abord, à propos de l’Eglise, Mounier refuse la cassure entre une Eglise idéale dont la réalité spirituelle se situerait dans l’invisible et une Eglise visible traitée comme secondaire voire comme processus de décomposition. Son appartenance à l’Eglise implique une unité entre le sens mystique de l’Eglise et les états historiques : l’Eglise est dans l’unité âme/corps, visible, invisible. Cette vision forte de l’Eglise lui permet de poser une distinction essentielle parce qu’elle légitime la reconnaissane du laïcat dont l’autonomie est réelle ou doit l’être et qui participe « aux efforts pour organiser la culture et le bien-être dans un ordre distinct du Royaume de Dieu mais subordonné à Lui ». Cette affirmation d’une autonomie des membres de l’Eglise pour leur action dans le monde se traduisit, on le sait, par des moments très critiques pour les relations entre Esprit et l’Eglise : à deux moments, dans les premières années et au milieu des années 50, Esprit, qui pourtant n’utilisait pas l’étiquette catholique, qui ne prétendit jamais représenter l’Eglise frôla la condamnation. Or, pour la Revue, il était essentiel que les positions prises notamment dans la crise des prêtres ouvriers, fussent situées comme émanant de chrétiens, de laïques, clairement membres de l’Eglise. Le texte sur les relations Chrétiens/Incroyants dans Esprit développe longuement un examen de la question. Comment concevoir la place du chrétien dans le monde moderne ? Mounier décrit tout d’abord deux manières irrecevables de répondre. La première aurait pour objectif de « constituer les hommes qui sont nominalement chrétiens en monde clos dans l’ordre temporel, comme une citadelle des bons dressée avec de multiples défenses sur la tourbe des méchants » (p.861). Oûtre la bonne conscience qu’elle nourrit chez les chrétiens, elle jette sur le reste du monde une sorte de « discrédit foncier ». Le second rejet concerne certains chrétiens « toujours pressés d’effacer toute frontière et, soit déficience d’esprit, soit pauvreté de foi, soit entraînement des idées du jour, soit même charité et tolérance mal comprises de faire oublier la différence irréductible qui, dans ce monde, distingue le chrétien de ce monde. » Et Mounier précise bien l’exigence, dans le dialogue avec l’incroyant, de ne pas édulcorer les abrupts de la foi et ceci même par respect pour l’autre : rien de plus opposé à notre but, à notre conception de la personne, à notre tempérament même que cette résiliation par l’homme de ces fidélités surpêmes. Le rapport au monde qu’appelle Mounier de la part du chrétien, consiste en premier lieu à approfondir les exigences du christianisme. Ensuite, il s’agit de faire face à des urgences : et la première tient dans le constat de la masse des humains qui souffrent de la faim « et se déshumanisent sous l’écrasement de cette misère ». Dans ces Esprit, février 1936 (T1, appendices de Révolution Personnaliste et Communautaire) http://www.emmanuel-mounier.org 11 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM combats, les chrétiens ne doivent pas agir seuls « contre la citadelle d’oppression qui est installée dans le monde moderne ». Déserter, ce serait « enraciner dans le ressentiment du Pauvre, ami de prédilection du Christ, du Pauvre qui s’appelle aujourd’hui prolétariat, la conviction que la politique de Pilate a désormais la faveur des disciples du Christ. D’autre part, Mounier dresse la liste des plus urgentes revendications auxquelles les chrétiens devraient se rallier : respect de la personne, justice sociale… Des valeurs solidement défendues en dehors des cercles chrétiens. Pour les modalités Mounier rencontre Maritain dans l’impératif de distinguer les cas où l’action se fera « en tant que chrétien » de ceux ou elle se fera « en chrétien » et, en tant que chrétiens « la première démarche de chrétiens réunis à Esprit a été de proclamer leur volonté de rupture entre leur christianisme vécu et le désordre établi ». Mais sous peine de pharisianisme, ils doivent reconnaître leurs propres responsabilités et qu’ils « portent en eux la défaillance du monde chrétien ». En même temps, Mounier tient à affirmer que « l’Eglise ou le christianisme restent intactes des compromissions du monde chrétien. La reconnaissance de la consistance du monde, comme réalité humaine, culturelle, politique, l’amène à justifier la possible diversité des jugements historiques, d’où la possible diversité des engagements politiques des chrétiens. Il ne fait aucun doute que la position de Mounier a servi de repère pour l’engagement des chrétiens dans des mouvements sociaux non chrétiens, et en politique, en dehors des courants identifiés chrétiens, et de plus animés de la volonté d’une grande transformation du monde. L’influence de la revue Esprit, même après la disparition de son fondateur, a été considérable dans l’affirmation d’un pluralisme politique chez les catholiques. Cela s’explique aussi par une attitude de prise de responsabilités dans le monde. « Mounier s’était donné pour mission de ramener les chrétiens au travail » (Marrou). Quel travail ? « Dans la civilisation et la culture dont il s’était exilé » (Paul Thibaud). Par rapport à cette ambition Thibaud décrit justement les deux écueils auxquels Mounier voulut échapper : « à la fin de sa vie, Mounier a indiqué en quoi ce qu’il voulait était différent de ce qu’avait essayé le Sillon trente années plus tôt ; il s’agissait de sortir du dilemme : ou bien on part d’une situation confessionnelle, ou bien on part d’une action politique12 car dans ce passage, explique P.Thibaud, il y a toujours la domination du terme le premier nommé sur le second. Du coup, Mounier s’engage dans une double polémique, vers le monde chrétien et vers la démocratie. Il voulait donc « essayer moins une réconciliation qu’une double stimulation ». Polémique vis-à-vis du monde chrétien ? Mounier récuse leur refus de quitter le lieu où ils sont assurés de tout : « la doctrine sociale chrétienne est en cela l’illusion suprême, elle laisse croire que l’on peut aimer et aider le monde sans y aller ». Mounier oppose à ce quiétisme une exigence : la capacité de dégager de la vérité qui naît, croît, meurt (V, 1938). Mais du côté d’Esprit, on ne doit pas attendre un simple raliement à la démocratie, sans lui demander ce qu’elle devient. A ce point, il faut encore revenir vers l’important article de P.Thibaud plusieurs fois cité : « Le personnalisme, avant d’être une doctrine, est donc cette tentative de créer un espace où la vie chrétienne puisse engendrer des valeurs humaines et sociales. Ce qui ne peut se faire qu’à condition de sortir de chez soi, qu’en présence des incroyants et Paul Thibaud, Le Christianisme d’Esprit : Ferment ou latence ?, Esprit I, 1983, des années 30 aux années 80. http://www.emmanuel-mounier.org 12 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM avec eux, ceci par définition : seul un dialogue actif avec eux peut prouver que le chrétiens font autre chose que répéter leurs bonnes intentions dans leur langue de bois. Le personnalisme est d’abord un lieu de rencontre : « désignation collective commode pour des doctrines diverses mais qui […] peuvent tomber d’accord sur les conditions élémentaires d’une civilisation nouvelle […]. Il témoigne d’une convergence de volontés et se met à leur service. » (E. Mounier, T1, p.483). Il est bien évident que tout le catholicisme français ne s’est pas rallié à Mounier mais le positionnement d’Esprit que nous venons de rappeler à grands traits a ouvert la voie vers un déplacement du monde chrétien : vers le monde, hors des ghettos. Cette perspective a largement dépassé le cercle des lecteurs. De plus, parmi ceux-ci, il y avait une proportion non négligeable des témoins qui sans le savoir attendaient le Concile. Non seulement la revue Esprit prône l’action avec des non croyants, mais on peut dire qu’elle constitue comme lieu, par le style même de ses livraisons de la revue, une mise en pratique de son idéal. Les rencontres qu’elle suscite ne consistent pas à établir le dialogue sur un minimum commun impliquant un christianisme édulcoré. Mounier a souvent insisté sur le fait que la communauté vraie suppose que chacun soit le plus authentiquement soi-même, dans la relation. Certes l’expression de l’incroyance s’interdisait le prosélitisme, et le public visé en première ligne était la frange du catholicisme attendant un renouvellement de l’Eglise, ce que dira superbement l’aggiornamento de Jan XXIII. Mounier pouvait avoir une position critique très forte à l’égard du monde chrétien, à cause de son trop de ressemblance avec « le bourgeois ». Ce terme ne désignait pas chez lui une catégorie sociologique mais un type humain situé aux antipodes de l’homme de l’Evangile. Il pouvait même s’en prendre vivement au Pape Pie XII, à l’administration vaticane, à des clercs. Mais dans cette position de critique sévère, il avait pour principe de s’inclure parmi ceux qui méritaient également d’être critiqués : « mais de chrétien à chrétien, celui qui accuse et dit « vous » au lieu de dire « nous », il a déjà quitté la communion13. Pour comprendre la cohérence de sa position, il conviendrait de rappeler avec précision ce qu’il entend par l’Eglise, le monde chrétien, etc. Prenant appui sur la distinction augustinienne entre les deux Cités : Cité terrestere, Cité de Dieu, Mounier situe l’Eglise corps et âme comme appartenant à la Cité de Dieu (T1, 376). On est chrétien que « par la plus ou moins vaste part de (lui-même) qui s’épanouit dans cet ordre, vit de la vie de l’Eglise. » Quand on évoque les défaillance de l’Eglise, il ne s’agit pas de l’Eglise en elle-même qui demeure sans souillure quand bien même le Pape serait en état de pêché mortel. La défaillance vient des moyens profanes, qui sont lourds, certes nécessaires, mais qui peuvent faire basculer dans le monde (c’est-à-dire dans les logiques de la cité terrestre) l’action apostolique. Alors on devient catholique « comme on est d’une classe ou d’un milieu social ». Ce basculement concerne le monde chrétien qui « constitue l’ordre naturel chrétien, la réalisation historique d’une chrétienté, en ce point du temps, avec la matière du monde ». Ce monde chrétien est en tension entre la Cité de Dieu et la cité terrestre, et celle-ci est nécessaire : l’Eglise de par la condition humaine ne peut se passer de moyens temporels. » Emmanuel Mounier, introduction à Monde moderne, Monde chrétien, aoûtseptembre 1946 http://www.emmanuel-mounier.org 13 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM Cette pensée de l’Eglise, de style augustinien, permet à Mounier d’avoir un attachement profondément spirituel avec l’Eglise, et en même temps de dénoncer de manière radicale tout ce qui dans l’usage des moyens temporels menace la Cité de Dieu. En définitive, Paul Thibaud voit l’essentiel quand il explique que l’espace d’accueil que fut Esprit a fait « que des catholiques s’expriment en catholique hors des institutions ecclésiastiques » et travaillent « à créer une opinion publique catholique ». « L’essentiel était cette nouveauté (auparavant la liberté de parole du catholique en tant que catholique, existait-elle pour d’autres que des écrivains ?), le caractère public d’une parole chrétienne exprimant14 librement ses exigences critiques et politiques, la victoire sur l’intimisme pieux, sur l’étouffement clérical, la réinvention de l’intérieur du catholicisme d’une certaine forme de laïcité. » Il s’agit de cette laïcité, complémentaire de l’autre, et qui pose la nécessité de la liberté, de la différence féconde, du laïc par rapport au clerc. C’est le moment de revenir sur l’intuition lucide de Mounier à propos de la nécessité pour l’Eglise exposée aux aléas de la politique vaticane, d’avoir une opinion publique éclairée : « précisément parce que l’Eglise ne peut se désintéresser des affaires du monde… Nous devons lui donner le secours et le contrôle d’une opinion publique catholique là où par nécessité vitale elle se compromet dans les jugements empiriques des hommes 15. En mettant son combat en échappant aux exclusives que d’aucuns tentaient d’obtenir de Pie XXII vieilli et bientôt malade, Esprit aura été artisan d’une victoire sur le terrain de ce que les théologiens élaboraient quant au rôle du laïcat. IV- Deux crises révélatrices Dans cette question du changement des rapports entre l’Eglise et le monde, je viens de vous faire le récit développant le sens de l’aventure d’Esprit. Je pense que dans ce qui a produit des bouleversements de la culture Catholique, il faut au moins s’arrêter sur deux crises inégales dans leur retentissement, mais également significatives. Il s’agit de la crise des Prêtres Ouvriers et de celle des mouvements d’Action Catholique, avec en arrière-plan l’incroyable persécution des théologiens qui préparaient sans le savoir Vatican II. La crise des Prêtres Ouvriers, un analyseur e l’Eglise préconciliaire Ne doit-on pas voir en effet dans cette crise majeure que fut la suspension de l’expérience des Prêtres Ouvriers, un révélateur des problèmes que la tête de l’Eglise refusait alors de voir ? L’ampleur des réactions allait en quelque sorte retourner la crise contre ceux qui la déclenchaient. Cette forme de retournement est Question mise en note par l’auteur Article de Mounier dans Le Voltigeur (publication liée à Esprit) intitulé : En interrogeant les silences de Pie XII. Il interpèle directement Pie XII sur son silence, sur les agressions d’Hitler (Vendredi Saint) et sur l’appui aux Franquistes « la partie saine du peuple espagnol » (expression de Pie XII). Le texte du Voltigeur est dans L’Engagement de la foi, choix de texte de Mounier, Parole et Silence. http://www.emmanuel-mounier.org 14 15 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM particulièrement visible dans les deux principaux textes parus dans Esprit sur cet événement : Jean Lacroix, L’Eglise et la mission (décembre 1953) ; Albert Béguin (successeur de Mounier depuis 1950), Les Prêtres Ouvriers et l’espérance des pauvres (Esprit n°3, mars 1954). L’importance que ces textes donnent à l’événement est dans le prolongement direct de l’importance que Mounier attribuait à l’expérience de cette centaine de prêtres, entrés dans le travail ouvrier quelque dix ans auparavant avec le soutient de l’archevêque de Paris, Mg Suhard. Celui-ci était nourri du livre alarme de Godin et Daniel, La France pays de mission16 et ses lettres pastorales donnaient une orientation claire : « La douleur, l’angoisse des prêtres d’aujourd’hui, c’est de sentir que le « pays réel » vit, se construit sans eux et qu’ils y sont des étrangers. » « Dans trop de pays dits chrétiens, la France en particulier, l’Eglise, malgré la présence d’édifices du culte et de prêtres, n’est plus visible pour quantité d’hommes. Ils n’ont plus la possibilité d’opter pour ou contre le Christ. Une somme énorme de préjugés a complètement déformé le visage de l’Eglise à leurs yeux : le sacerdoce leur est encore moins accessible. Dès lors c’est un bienfait que des prêtres redeviennent des témoins. Beaucoup moins pour convaincre que pour être signe. »17 Un fait est significatif : la difficulté qu’ont les historiens à énoncer clairement les vraies raisons qui motivent Rome, et notamment le cardinal Ottaviani. Significatif aussi que quasiment au même moment sont sanctionnés les théologiens qui seront quelques années plus tard parmi des ouvriers du Concile (P. Chenu, P. Congar, P. de Lubac…), et qui étaient alors « parmi les principaux inspirateurs de l’aile marchante du catholicisme français »18. Qu’il y ait eu l’offre d’un compromis, qu’on n’ait pas supprimé la mission de Paris, tout cela est au crédit des Evêques de France, mais au regard de l’histoire, l’événement de l’arrêt de l’expérience des Prêtres Ouvriers et ce qu’il révèle est essentiel. Et c’est ce que Jean Lacroix analyse avec profondeur : en arrêtant l’expérience, c’est une question essentielle qu’on refuse de prendre en charge : celle du divorce entre l’Eglise et de vastes secteurs de la population, notamment la classe ouvrière « née en dehors de l’Eglise et ne comprenant ni son comportement, ni sa mentalité, ni son langage ». Pour combler cette distance, il ne suffit pas de venir parmi les ouvriers, mais il faut devenir de véritables ouvriers, réaliser un acte de « naturalisation du prêtre dans un peuple ou il n’était qu’un étranger ». Jean Lacroix demande : pourquoi cette expérience a-t-elle eu un tel rayonnement révélé par l’immense émotion provoquée par sa mise en cause, et pas uniquement en France ? C’est qu’elle est apparue comme posant une question centrale : « c’est le problème de l’universalité concrète de l’Eglise, de sa catholicité dans le monde moderne qui est apparu ». L’exemple du Père Montchanin en Inde qui se fit indien et épousa la culture indienne est éclairant. Il fit cela « pour permettre à la transcendance chrétienne de les informer dans leur être profond. » Lacroix développe aussi la crise du langage dans cette civilisation et qui fait que la présence silencieuse mais active est le seul langage religieux possible. C’est ce que font les Prêtres Ouvriers. La France pays de mission, Henri Godin et Yves Daniel, Editions de l’abeille, 1943 17 Exrtaits cités d’après les passages repris, Jean Lacroix (Lettre Essor en déclin de l’Eglise) 18 Nouvelle histoire de l’Eglise, T5 p.635 http://www.emmanuel-mounier.org 16 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM Le grand article d’Albert Béguin prolonge celui de Lacroix, et on le sait, il y eu des échanges entre les auteurs. La question des prêtres ouvriers est relacée par le Directeur d’Esprit, dans la relation essentielle avec les pauvres, et la pauvreté que le Chrsit même demande aux chrétiens. Resitué par rapport à cette exigence fondamentale du Christianisme, tout le discours sur l’incomptabilité du sacerdoce avec le travail ouvrier, prend le sens d’un scandale profond que Béguin met en évidence avec une grande force spirituelle. Si l’on en est là, lance-t-il, au lieu de retirer les prêtres qui ont rejoint la condition ouvrière, ne devrait-on pas mettre au premier plan l’urgence de réhumaniser la condition faite aux prolétaires ? Albert Béguin pointe les deux problèmes immenses posés par l’arrêt de l’expérience : - d’une part un retrait par rapport à la reconnaissance qu’il est urgent que l’Eglise et ses membres se préoccupe de leurs relation avec le monde humain dont ils participent - d’autre part, dans ce monde tel qu’il est, que peut être le sacerdoce ? Des pages très fortes sur la trahison de l’Eglise par rapport à l’espérance des pauvres concluent ce texte qui rejoint Bernanos qui écrit : « les pauvres ont le secret de l’espérance ». Pour A.Béguin, rejoindre cette espérance suppose de reconnaître cette réalité historique : les pauvres, dans le siècle ont pris la forme de la classe ouvrière. Rejoindre les pauvres aujourd’hui suppose de passer par les médiations historiques. Cet article eut un immense retentissement19. En particulier il réactive les braises de la querelle entre le Vatican et Esprit. F.Moriac craignant la condamnation d’Esprit écrivit à Béguin : « nous avons besoin de vous » dans un texte où il s’angoissait qu’Esprit subisse la même condamnation que la Quinzaine. Et parmi beaucoup d’autres, citons Louis Massignon : « il ne faudrait pas qu’Esprit, notre dernier « recours » en France s’expose de gaieté de cœur à une sanction romaine comme les furieux de l’Action Française ». Crise de l’aciton catholique étudiante et sens du laïcat Au moment de la crise de certains mouvements d’action catholiques de jeunes en 1957, l’idée même d’action catholique avait suivi depuis le début du siècle une certaine évolution. Celle-ci s’était précipitée après la guerre, cette période où, précise l’historien, sous l’influence de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, se développait une réaction contre la politique du ghetto. Il s’agissait de concevoir l’apostolat du chrétien dans un monde de plus en plus désacralisé, « dans cette perspective, pour donner plus d’ampleur au témoignage, pour toucher la masse, il apparut nécessaire de mener une action concertée sur les structures temporelles, une action catholique se prolongeant en une action sociale voire même politique20 ». Les crises des années 50 tournent autour de ces questions : sur les engagements sociaux accompagnant l’action proprement catholique. Le fait le plus marquant est en 1957, la démission de près de cent responsables (mai 1957). C’est Jean-Marie Domenach, nouveau Directeur d’Esprit à ce moment, qui dans le numéro de l’été donne une analyse précise des « dimensions de la crise ». Pour lui il s’agit fondamentalement d’un choc en retour de la crise des prêtres Voir Goulwen Boudic, Esprit, 1944-1982, Les métamorphoses d’une revue, Editions IMEC, 2005, p.201 20 Voir Roger Aubert : Le demi siècle qui a préparé Vatican II (dans Nouvelle Histoire de l’Eglise, T5, l’Eglise dans le monde moderne, Edition du Sueil, 1975) http://www.emmanuel-mounier.org 19 ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM ouvriers, et finalement de la même difficulté de l’Eglise à admettre de nouvelles formes d’apostolat liées à « une réflexion sur les données nouvelles du monde et la nécessité d’y faire face dans un esprit apostolique ». Dans la décision prise en 1956 par les Evêques de considérer que l’ensemble des activités du mouvement engage l’Eglise, il voit un aspect du retour de l’autorité entamé avec la crise des prêtres ouvriers : « les prêtres ouvriers étaient l’élément de pointe d’un mouvement plus vaste : ce n’était pas seulement quelques audacieux, mais l’Eglise de France toute entière qui devait se mettre « en état de mission ». Ceci supposait en son sein une modification progressive des structures et des mentalités. » Dans le même dossier, on peut lire l’explication des dirigeants de la Jeunesse chrétienne (J.E.C.) à l’exigence posée par les évêques qu’il faut séparer les deux aspects de l’activité du mouvement : « l’action catholique et l’action sociale ou civique d’inspiration chrétiennes sont distinctes. » Conclusion : « elles doivent s’exercer dans des mouvements distincts 21 ». Réponse des dirigeants de la J.E.C. : « Cette définition de l’action catholique réside essentiellemet dans une distinction très nette entre l’action catholique d’une part et l’action sociale et civique d’inspiration chrétienne d’autre part. Or, nous l’avons vu, c’est en approfondissant sa tâche apostolique que la J.E.C., mouvement d’action catholique des jeunes, avait été ammenée à envisager la nécessité d’une éducation de l’ensemble des jeunes scolaires, entre autres domaines sur plan social et civique, acquérant par là un caractère de mouvement de jeunesse. Dans son article, le Directeur d’Esprit montre que la séparation demandée est impossible, elle coupe l’action catholique de toute responsabilité vis-à-vis du monde, et elle casse l’éducation civique : « L’évangélisation pure, la propagation de la Parole est une œuvre que la discipline catholique soumet étroitement au contrôle de la hiérarchie. Par contre, l’éducation civique, l’action au niveau d’une civilisation dont les structures collectives doivent être christianisées, cela suppose une certaine autonomie des laïcs, et un minimum d’engagement dans les batailles temporelles22. » En conclusion Domenach voit dans cette crise un exemple de la régression cléricale à la veille de l’arrivée de Jean Vingt-Trois : « Quelques fondements qu’on donne à l’action du laïcat, il reste subordonné, auxiliateur. » On peut penser que ces deux crises tentent à repousser comme une ultime fois ce que le Concile Vatican II allait précisément reconnaître comme voie du renouveau pour l’Eglise. Arrivé au terme de ce parcours dans lequel j’ai dû parfois prendre des racourcis qu’on pourrait me reprocher, je suis tenté de renverser le point de vue du passé, vers l’avenir. Toutes ces recherches, ces initiatives qui ont préparé Vatican II, on voit bien qu’elles sont un appui formindable pour mieux comprendre combien le Concile représente la prise en compte d’une formidable évolution culturelle et spirituelle. Mais aujourd’hui, revisiter toutes ces recherches ne servira pas seulement à replacer le Concile dans une historie du XXème siècle pour mieux le comprendre. Ces recherches sont aussi ce qu’il convient de revisiter, cette mémoire éclairante, pour prolonger et épanouir l’ aggiornamento. Il ne s’agit pas seulement de comprendre comment 21 22 Dans l’article de Marc Jussieu, Esprit VII, 1957 Article de Jean-Marie Domenach, op. cit., p.93 http://www.emmanuel-mounier.org ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ? Guy Coq, président honoraire de l’AAEM l’Eglise en arriva à la possibilité du Concile, mais de découvrir dans ces avancées qui le prédédèrent des clefs pour en saisir l’immense portée, et le situer dans un mouvement d’aggiornamento qu’il nous appartient de continuer. Et cette visée de l’avenir n’est possible que si nous revenons vers les immenses témoins, qui souvent en prenant des risques par rapport à l’immobilisme de l’institution, ont rendu possible le coup d’éclat du Saint-Esprit que fut l’annonce du Concile et sa réalisation. http://www.emmanuel-mounier.org