esprit-comme-preparation-des-chemins-vers-vatican-ii

Transcription

esprit-comme-preparation-des-chemins-vers-vatican-ii
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Par Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
Le sujet de mon exposé s’est avéré d’une telle ampleur que j’ai dû faire des choix
pour le délimiter. Je concentre mon attention sur la manière dont Esprit, du temps
d’Emmanuel Mounier et après, jusqu’à l’annonce du Concile, intervient sur
l’évolution de l’Eglise et du monde chrétien et notamment par l’influence que peut
avoir la Revue sur la culture catholique. Car bien entendu il m’était difficile
d’envisager en même temps qu’Esprit, l’enfant des acteurs qui firent bouger l’Eglise,
la culture catholique, en l’ouvrant, voire en la faisant régresser par rapport à ce que
nous savons aujourd’hui de l’événement Concilaire.
(I) Une première étape consiste pour moi à dessiner un élément structurel très fort :
c’est l’existence de la première laïcité française qui est le cadre dans lequel doit
évoluer le christiannisme pour son inscription dans la société française.
(II) Ce cadre mis en place, je me demande comment Mounier et Esprit interviennent
dès le début pour accélérer l’évolution de la culture catholique. Leur intervention va
dans le sens d’une acceptation de la laïcité voire d’une appropriation dans ce cadre
qui est en lui-même positif, mais dont les Catholiques ont à découvrir l’immense
valeur.
(III) L’étape suivante consiste à examiner directement l’ouverture d’Esprit telle que
voulue par E.Mounier et prolongée dans le même sens au moins jusqu’au Concile.
L’enjeu qui gouverne la réflexion de Mounier et d’Esprit est la sortie du catholicisme
en France de son replis par rapport au monde moderne, de sa méfiance à priori vis-àvis de ce monde dans lequel il faut bien qu’ s’inscrive l’Eglise. Le style même
d’Esprit rend possible –me semble-t-il- une expérience prémonitoire de ce qu’il faut
faire pour renouer avec le monde en inventant de nouvelles formes d’inscription du
christianisme dans la société et la civilisation.
(IV) Enfin, mettant en pratique la recommandation de Mounier selon laquelle
l’événement doit être notre maître intérieur, nous examinerons comment Esprit
répond à deux crises qui ont marqué le catholicisme français quelques années avant le
Concile Vatican II : la crise des prêtres ouvriers et celle de l’action catholique (J.E.C).
I- La laïcité française
La constitution Gaudium et Spes explique que l’Eglise ne se confond en rien avec la
communauté politique ; elle « n’est liée à aucun système politique, elle est à la fois le
signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » (n°76).
Avec de tels textes, on a l’impression que le principe de laïcité de l’Etat est arrivé au
Concile. Il y a là un chemin culturel et spirituel qui doit probablement quelque chose
à l’évolution qu’a dû consentir l’Eglise de France, à partir du défi qu’a représenté
pour elle l’instauration de la laïcité. C’est pourquoi je propose un parcours entre le
refus global du principe de laïcité, et l’article fondateur publié par Espirt en 1949. Ce
texte rompt avec l’espoir dangereux et illusoire d’un retour à l’Etat chrétien, au nom
d’une valeur fondamentale du christianisme : la liberté de l’acte de foi. Ce n’est pas
une résignation à la laïcité, mais la découverte de celle-ci comme nécessaire à la
liberté de croire.
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
En même temps, ce parcours vers la laïcité est un chemin vers la reconnaissance de la
fin des chrétientés dont le modèle ne saurait être une utopie directrice pour l’histoire
du christianisme. Et c’est Mounier qui est ici le grand guide.
Une histoire a pu écrire que la mise en place de la laïcité a provoqué la crise
fondatrice, la matrice des crises ultérieures qui marqueront l’histoire du catholicisme
en France au cours du XXème siècle. Il est certain que l’évolution de la culture
catholique française est incompréhensible, si l’on oublie l’importance de la rupture
que constitue la laïcité.
C’est pourquoi je dirai tout d’abord brièvement le sens de la laïcité. On la rédige
souvent à la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat (Décembre 1905), or elle eut
une première étape qui réalisa une séparation de l’Eglise et de l’école. Il s’agit des
lois portées par Jules Ferry créant l’école laïque, gratuire, obligatoire (1881-1882). En
fondant l’école laïque, la république visait à arracher les futurs citoyens à l’influence
de la synthèse politico-religieuse par laquelle le monde catholique menait le combat
anti-républicain. Cette laïcité scolaire est caractérisée notamment par l’importance
donnée à l’éducation morale, à la morale laïque.
La loi de Séparation, en 1905, établit en pratique la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Elle réaffirme la liberté de conscience : « la République assure la liberté de
conscience. Elle garantit le libre exercice du culte, sous les seules restrictions éditées
ci-après dans l’intérêt de l’ordre public (Article 1). Elle met fin au Concordat qui
assurait un financement public des cultes dits reconnus. Du coup le texte dit : « la
République ne reconaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (Article 2). On
fait souvent une erreur d’interprétation de cet art.2 : la non reconnaissance ne signifie
pas ignorance ; de plus la séparation rend nécessaire des relations.
Les religions auront un statut particulier : les associations cultuelles, mais celles-ci
devront respecter les « règles d’organisations générales du culte » concernées. Cette
disposition aura pour effet le respect de l’autorité des évêques. Les religions ont donc
un statut privé, elles ne sont plus une institution publique. Mais cela ne veut pas dire
qu’on leur interdit de s’exprimer et d’agir dans l’espace public de la société1.
Ainsi la laïcité n’est pas un laïcisme, c’est-à-dire une position qui confond la laïcité et
un combat pour la disparition des religions. Elle se distingue aussi de la
sécularisation, car celle-ci désigne une évolution de longue durée au cours de laquelle
l’influence de la religion sur l’ensemble de la société et de la culture tend à fortement
diminuer. La laïcité n’est pas un processus historique, c’est un ensemble de principes
dans lesquels dominent celui d’une neutralité de l’Etat par rapport aux religions,
l’abandon de l’ambition d’exercer le pouvoir politique par la religion, la liberté des
religions.
Dès le début du XXème siècle, les évêques français qui étaient majoritairement
favorables à une négociation avec la République, auraient pu trouver un compromis
pour l’application de la laïcité. Les relations désastreuses entre la République et le
Vatican firent qu’il fallut attendre 1924 et le Pape Pie XI pour l’établissement de
nouvelles structures donnant existence légale à l’Eglise : les associations diocésènes.
Malgré cet accord, dans ce premier quart du XXème siècle, le monde catholique, et
principalement le clergé, évêques en tête, demeure opposé d’une manière virulente au
principe de laïcité mais une évolution remarquable se prépare. Pour concrétiser cette
observation, il suffit de comparer deux grandes déclarations des évêques français :
1
Voir Guy Coq, La laïcité principe universel (Le Félin, 2005)
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
celle de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques (1925) et celle de l’Episcopat
français (novembre 1945).
Le texte de 1925 dénonce l’injustice des lois de laïcité, qui « procèdent de
l’athéïsme ». Elles tendent à substituer au vrai Dieu des idoles (la liberté, la solidarité,
l’humanité, la science, etc.) Elles sont accusées de tous les mots qui touchent la
société et l’Eglise. Ce texte ne fait strictement aucune différence entre laïcité et
laïcisme. Il va jusqu’à contester leur légitimité de lois : « dès lors ces lois de laïcité ne
sont pas des lois ». Du coup, une grande partie du texte détaille les mesures à prendre,
les moyens à employer pour combattre ces lois.
Vingt ans plus tard, à la fin de la terrible guerre mondiale, les évêques interviennent
au moment où la laïcité va être inscrite dans la Constitution. Il est remarquable qu’ils
font une opposition entre la laïcité et le laïcisme. Ils affirment que si par laïcité de
l’Etat « on entend proclamer la souveraine autonomie de l’Etat en son domaine propre
de l’ordre temporel… nous déclarons nettement que cette doctrine est pleinement
conforme à la doctrine de l’Eglise ». Un second sens de la laïcité de l’Etat est
examiné : « la laïcité de l’Etat peut aussi être entendue en ce sens que dans un pays
civilisé de croyances, l’Etat doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa
religion ». Là aussi « ce second sens, s’il est bien compris est lui aussi conforme à la
pensée de l’Eglise ». L’Eglise « veut que l’acte de foi soit fait librement, sans être
imposé par aucune contrainte extérieure » et elle demande que sa liberté soit
respectée. Enfin, les évêques pointent un troisième sens sur lequel ils font cette fois
des réserves, parce que cette conception « dangereuse » pourrait conduire aux pires
excès du despotisme : « si la laïcité signifie la volonté de l’Etat de ne se soumettre à
aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle d’action ».
Enfin, c’est le laïcisme qui est rejeté radicalement : « si la laïcité de l’Etat est une
doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la
vie humaine et de la société, si ces mots veulent définir un système de gouvernement
politique qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée,
aux écoles de l’Etat, à la nation toute entière, nous nous élevons de toutes nos forces
contre cette doctrine : nous la condamnons au nom même de la vraie mission de l’Etat
et de la mission de l’Eglise ».
Cette déclaration correspondait certes à une évolution remarquable des évêques
français, mais elle allait avoir un énorme retentissement dans l’évolution vers la
culture catholique, vers une réconciliation de celle-ci avec la laïcité, les valeurs
laïques. Pour un temps encore, la tension sur la laïcité se concentrera sur le devenir de
l’école catholique.
Cette querelle est un chapître important des passions françaises. Elle va hypothéquer
longtemps la reconnaissance de la valeur de la laïcité par la mouvance catholique et
notamment le clergé. Rappelons que c’est De Gaulle, fin 1959, qui donne la
possibilité d’un statut contractuel aux écoles catholiques en échange d’un important
financement. Cette reconnaissance relance la querelle jusqu’en 1984 où les contrats
sont pérennisés. A partir de cette époque les relations entre les catholiques et la laïcité
ne seront plus perturbés par le sort fait à l’enseignement catholique. Quant à l’attitude
de l’Eglise vis-à-vis de l’école laïque, il faudra attendre l’Assemblée plénière de
l’épiscopat en novembre 1969 pour lire les paroles qui enregistrent enfin l’évolution
de la masse des catholiques. La déclaration explique que les parents catholiques ont à
décider de choisir ou l’enseignement public ou l’enseignement catholique. Celui-ci
n’est plus affirmé comme préférable : « effectué en conscience, ce choix est légitime
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
et respectable ». De plus : « c’est l’école publique elle-même qui a droit à l’estime des
catholiques et de leurs pasteurs ».
II- La laïcité et feu la chrétienté
C’est précisément sur cette tension autour de l’école que la revue Esprit publie en
mars 1949 un dossier considérable : « propositions de paix scolaires ». C’est que dès
l’après-guerre, la querelle sur le financement de l’école catholique avec la
participation de l’Etat va perturber le débat démocratique. Une alliance devenue
impossible entre la démocratie chrétienne (MRP) et le parti socialiste sera la
conséquence. L’enquête d’Esprit donne la parole à des contributeurs variés, liés à
l’enseignement laïque, ou à l’école confessionnelle, les positions opposées coexistent.
La Revue crée ainsi un immense espace de dialogue, de réflexion. L’équipe d’Esprit
s’orient vers une autonomie d’un système d’enseignement décentralisé et unifié, géré
par une structure tripartite : Etat, praticiens, familles.
Le projet a une tonalité utopique, mais l’enquête a eu pour effet de faire progresser la
reconnaissance de l’école laïque par les catholiques attachés à l’école confessionnelle,
et l’école confessionnelle par les tenants de l’école laïque.
Peu de temps après ce dossier, Esprit publiait un grand article intitulé « Le
christiannisme et la laïcité » cosigné par Joseph Vialatoux, professeur dans
l’enseignement supérieur catholique et André Latreille, professeur d’université
publique. Ce texte eut un retentissement considérable et pas seulement dans le monde
catholique. Non seulement c’est probablement l’argumentation la plus forte pour que
les catholiques jouent sans réserve la carte de la laïcité, mais c’est en même temps une
réflexion solidement pensée sur le sens de la laïcité.
Pour certains qui ne l’ont pas lu, il est connu par une formule souvent reprise et
commentée depuis : « la laïcité exprime juridiquement la liberté de l’acte de foi ».
Elle en est « la projection juridique ». Cela s’explique, disent les auteurs, du fait
qu’elle suppose que l’Etat reconnaisse ses limites : les options ultimes sont au-delà de
sa compétence. Il est donc illégitime s’il prétend « engager l’esprit dans sa zone de
liberté la plus profonde » (p.527). Neutre sur les options ultimes, il a la responsabilité
de créer pour chacun les conditions les meilleures pour l’exercice d’un libre choix sur
ses questions ultimes.
La force des auteurs est dans leur problématique : la question des rapports entre
christianisme et laïcité doit être posée sous l’angle de la liberté de l’acte de foi. Est-ce
avoir moindre souci des exigences de la vérité ? Aucunement : car la vérité dont il
s’agit, la vérité de la foi est telle qu’elle implique essentiellement la liberté de l’acte
qui l’accueille » (533). En mettant la liberté de la foi en position supérieure, on entre
aucunement en conflit avec le souci de vérité. Car la vérité n’est atteinte par le
croyant que si la liberté est respectée.
D’avance les auteurs répondent à ceux qui soupçonneraient la laïcité d’appeler à un
affadissement des convictions. Celles-ci peuvent s’affirmer pleinement mais dans un
respect absolu de la liberté de croire ou de ne pas croire, sans lequel leur souci de
vérité est illusoire. Il est impossible d’accéder à la vérité de la foi si l’on n’est pas
libre.
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
Le vieil argument clérical de l’articulation entre la thèse et l’hypothèse est mise en
pièces. Il consistait à dire : dans l’idéal les chrétiens souhaiteraient que l’Etat soit
chrétien, c’est la thèse. Mais _hypothèse_ les aléas de l’histoire font que la société se
caractérise par une pluralité de religions, donc on doit tolérer l’Etat laïque… en
attendant de pouvoir retrouver l’Etat chrétien. Cet argument est celui « d’une
tolérance mal supportée ». Les auteurs critiquent là un mépris de la liberté, une
négation de la liberté religieuse.
Mais si on met la liberté au cœur du raisonnement l’idée même d’un Etat religieux est
inacceptable. La laïcité est souhaitable en elle-même, et ceci du point de vue du
croyant :
« Il ne s’agit donc plus de dire qu’une authentique laïcité est acceptable par l’Eglise.
C’est prendre une attitude purement négative ; c’est paraître reculé devant une attaque
et avouer un recul en faisant contre mauvaise fortune bon cœur. C’est parole d’exiler
de l’intérieur. C’est supposer que le catholique ne veut pas pleinement cette laïcité et
toujours qu’il la tolère en attendant le jour où il pourra la supprimer, au nom de sa
religion. Il faut dire qu’une authentique laïcité est désirée et voulue par le
christianisme, et pour les avantages qu’en retire la vie humaine de civilisation ; et
pour les avantages qu’en retire la vie de foi. » (541)
C’est la même année 1949 que Mounier publie l’ensemble de textes titrés Feu la
Chrétienté.
Feu la Chrétienté
Dans un texte très important où il souligne son accord avec ce titre et l’orientation
qu’il annonce, Henri Marrou précise : « nous sommes en train de fermer dans
l’histoire de l’Eglise, une parenthèse qui s’était ouverte avec la Conversion de
Constantin (ou peut être, plus précisément en ce qui concerne l’Occident avec les
invasions barbares) : la chrétienté. On a pu répandre cette idée quant aux enjeux de
Vatican II. Et plusieurs des textes de Mounier repris dans cet ouvrage esquissent, sans
le savoir, la perspective dans laquelle devrait, le moment venu, se situer le concile.
L’intérêt et la modernité de l’approche qui caractérise Mounier est qu’il se situe,
comme Marrou au plan de la civilisation. La question fondamentale devient alors :
L’idéal du christianisme est-il de construire une civilisation chrétienne ? Et Marrou
précise le sens de la question : « c’est-à-dire cette civilisation où tout, institutions,
techniques, mœurs, idéal, cherchaient à se subordonner à la vérité chrétienne, comme
un moyen à sa fin, où mieux comme des fins subordonnées à une fin d’ordre
supérieur. » 2
Pour répondre à la question, Mounier interroge l’histoire. Il souligne qu’aux origines
du christianisme, un dualisme est établi entre le christianisme et la civilisation. Il y a
un double courant : « l’un porte l’Eglise, la vie chrétienne », l’autre la civilisation.
Dans les premiers siècles les chrétiens s‘intègrent dans la civilisation romaine… sauf
sur un point, l’idolâtrie. Mais « tout se passe comme si la morale chrétienne ne
trouvait pas prise sur le droit et les institutions » (239). Quant à l’influence
considérable des moines, dès le début du Moyen-Age, certes par leur travail, ils
fondent des villes, développent l’agriculture, créent une civilisation agricole. Mais ce
travail monastique « n’est pas institué pour faire l’Europe, mais pour lutter contre
l’oisiveté et discipliner le corps ». Quand l’Eglise « s’incruste dans les structures
2
p.901
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
temporelles (VIIème siècle) au point d’y défaillir avant la réforme grégorienne », cette
confusion de l’Eglise et du gouvernement du monde ne sera théorisée que bien plus
tard. Seulement le projet théocratique ne s’est pas réalisé : il y a toujours eu deux
pouvoirs, deux sociétés. L’utopie théocratique demeure pour l’essentiel une tentation.
De sa synthèse historique dont on a donné ici qu’une faible évocation, Mounier tire la
conclusion éclairante : « mais le plus troublant, c’est l’absence d’intention de réaliser
une civilisation à estampilles chrétiennes, voulues et cherchées comme civilisation
originale, au lieu de viser un royaume étranger à ce monde, bien que commençant dès
ce monde et utilisant les matériaux de ce monde ». (p.243).
Faut-il en conclure à une radicale indifférence du christianisme au destin de la
civilisation au devenir de la cité des hommes ? Aucunement. Le mépris du sensible et
du temporel n’est pas chrétien : « nous n’avons pas à apporter le spirituel au temporel,
il y est déjà, notre rôle est de l’y découvrir et de l’y faire vivre, proprement de l’y
communier. Le temporel tout entier est le sacrement du royaume de Dieu. »
Et de fait l’influence du christianisme sur la civilisation a été considérable, mais elle
ne s’est pas développée selon le modèle de la domination que voudrait imposer l’idée
de chrétienté :
« Ce que l’on nomme la civilisation matérielle est née en pleine terre chrétienne et
suit l’expansion du christianisme dans le monde. » Le principe est clair, ajoute
Mounier : « religion de l’universelle imitation du Christ incarné, le christianisme
commande à l’homme une présence active à tous les temporels (p.247).
La question à laquelle Mounier consacre une bonne partie de son texte est alors :
comment le christianisme a-t-il été influent pour le meilleur de la civilisation ?
Et l’arrière pensée est claire : comment faut-il imaginer les rapports aujourd’hui entre
christianisme et civilisation ?
Il faudrait reparcourir le détail de l’analyse. Mounier parle d’une influence de la foi
chrétienne qui s’exerce de manière latérale, indirecte, biaisée. Et il insiste sur le fait
que c’est la foi qui agit, non le pouvoir politique de l’Eglise. Ainsi, le refus du culte à
César finit par destabiliser l’empire, et à la longue le « rendez à César » bousculera la
confusion politique et religion. De même les débats hautement théologique sur la
double nature du Christ qui est le sens de l’incarnation, auront pour conséquence que
« la civilisation européenne ne s’évadera pas de ce monde ».
C’est quand il s’approfondit et se ressource vraiment dans l’Evangile que le
christianisme apporte le plus à la civilisation : « ainsi le christianisme apporte-t-il plus
aux œuvres des hommes les plus extérieurs quand il croît en intensité spirituelle que
quand il se perd en tactique et en aménagements. » (253) L’influence du christianisme
s’exerce parfois de manière négative, par « dissociation ». Ainsi, il ne porte aucun
refus global de Rome, mais le refus de l’idolâterie tend à dissocier celle-ci du pouvoir.
« Et dorénavant, partout où se reconstituera l’Etat-Moloch, le christianisme
inlassablement y infiltrera sa vertu dissociatrice ». Quant à l’influence directe, sur un
processus de civilisation, « il y a toujours entre son départ et ses produits, comme un
cheminement de biais, il semble toujours qu’il produise ses effets temporels comme
par surcroît, presque parfois par distraction. » (252)
A tous ces traits s’en ajoute un qui ne facilite pas les choses : l’ambivalence de
l’inspiration chrétienne. Par respect pour la liberté humaine la Parole de Dieu se
rétracte différemment selon qu’elle est accueillie « avec l’œil de l’esprit ou avec l’œil
de la chair ». L’ambiguité, c’est aussi « la manière dont le christianisme agit par les
courants même qui s’opposent à lui » (256). De plus, « le message chrétien est aussi
rarement à l’heure » et il s’exprime par le paradoxe en action. Toutes ces modalités
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
surprenantes s’expliquent par le fait que le christianisme est une réalité « qui cherche
à s’exprimer sur le plan d’une autre réalité qu’elle transcende ».
La dernière partie de cette étude est une réflexion de portée théologique : « l’Eglise à
l’imitation de son chef est pleinement incarnée, sa mission propre qui n’est pas de ce
monde elle l’accomplit dans ce monde ». Ce qu’elle dénonce avec constance, c’est la
forme d’une société « quelle que soit sa structure qui se clôt au surnaturel ». Car
l’ouverture au surnaturel est essentielle à la sauvegarde de la civilisation…
Mounier insiste longuement sur l’impossibilité de diviser le spirituel et le temporel : il
n’y a entre eux ni séparation ni indépendance ni confusion car les deux domaines ont
leur spécificité, et leurs relations sont complexes. Le « royaume a déjà commencé ».
« C’est pourquoi l’histoire n’est ni une farce ni un drame sans but, mais une divine
comédie doublée d’une divine tragédie. » (261)
Ce Royaume de Dieu déjà en marche, Mounier insiste qu’il passe à travers l’histoire.
Ainsi histoire et civilisation ne sont pas des réalités étrangères au Royaume. L’essort
même de la foi a souvent pris appui sur des circonstances historiques.
III- Esprit et le bouleversement du rapport christianisme/monde moderne
« Monde chrétien, monde moderne » c’est le titre d’un important dossier d’Esprit
datant de 1946 3. Michel Winock a pu qualifier cet ensemble comme « un numéro
préconciliaire ». Car, écrit-il, ce numéro « part bien des développements annonce
l’ébranlement qui secoua plus tard le monde chrétien au moment et dans la suite de
Vatican II 4 ». L’enquête présentée dans ce numéro révèle l’évolution considérable du
monde catholique dans l’immédiat après-guerre. Paul Thibaud pointe deux grands
thèmes5 : « épurer la foi des valeurs que l’habitude et les pesanteurs sociologiques y
ont associé. » ; « assurer la liberté politique du chrétien et l’intégration au mystère
chrétien de certaines valeurs qui vivent en milieu païens comme on dit alors. » Paul
Thibaud remarque que dans l’enquête, le « noyeau dur » de la foi n’est pas
questionné. C’est essentiellement l’espérance « de mettre un terme au conflit séculaire
de l’Eglise et de la société moderne » qui inspire les réponses à l’enquête, le souhait
de surmonter les pesanteurs du catholicisme. En ce sens on procède à une analyse
sans concession des maladies internes du catholicisme : inadaptation de la paroisse,
défaut de la liturgie, juridisme, les séminaires ghetto, l’incompréhension du monde et
des valeurs laïques.
Mounier souligne que la tension entre la foi et le monde est permanente, car le
christianisme est à la foi transcendance et incarnation. Et du côté de l’incarnation il y
a une grande carence du christianisme contemporain. En même temps on ne peut pas
réduire le problème à son insertion dans la société et le politique, même si cette
question est urgente.
L’insistance est mise sur deux impératifs :
Esprit, août-septembre 1946
« Esprit » des intellectuels dans la cité p.357, Point-Histoire, Le Seuil, 1975
5 Le christianisme d’Esprit, ferment ou latence ? Remarquable contribution au
numéro sur le cinquantenaire d’Esprit (janvier 1983)
http://www.emmanuel-mounier.org
3
4
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
- du côté du politique : « séparer ce qui est d’Eglise et ce qui étant du monde, relève
de plus en plus d’une organisation autonome (ce qui ne veut pas dire anti-chrétienne)
du monde » 6.
- du côté social : redécouvrir le sens communautaire de l’Evangile, et renouer avec la
classe ouvrière.
Michel Winock note que ces deux impératifs caractérisent Esprit dans l’après-guerre
et même au-delà de la mort de Mounier (1950). Il est significatif que le témoignage
du père Depierre, prêtre ouvrier à Montreuil, vienne en quasi conclusion de l’enquête.
A la fin du « chapître des remèdes » donc avec les contributions du P.Congar et du
P.Montuclar, il occupe la moitié des pages. Ce long et magnifique témoignage
d’André Depierre, grande figure du collectif des prêtres ouvriers, indique bien dans
quelle direction se trouve, pour Mounier, le grand « remède ».
La question des rapports entre le monde chrétien et le monde est centrale dans la
problématique de Mounier. La posture de Mounier comporte dès le départ une prise
de distance par rapport au monde chrétien. Celle-ci se traduit par la volonté de
Mounier de ne pas faire d’Esprit une revue catholique, cela signifie une ouverture au
pluralisme en ce qui concerne les collaborateurs. Il est entendu que ce projet de refaire
la Renaissance ne serait être l’œuvre exclusive d’intellectuels chrétiens.
Le projet se caractérise par quelques refus. C’est tout d’abord la volonté de ne pas se
résigner à ce que le monde chrétien se résigne à être perçu comme solidaire du
« désordre établi »7. Dans cette situation, ce monde chrétien a perdu le contact avec
des pans entiers du monde moderne et notamment le monde ouvrier. Dès le premier
numéro d’Esprit, le programme est clairement exprimé : « dissocier le spirituel du
réactionnaire ». C’est là le sens profond de la priorité donnée au spirituel.
La possibilité de cette dissociation, Mounier la fonde, après-guerre, sur l’examen dans
l’histoire du christianisme, du sens réel de l’idéal de chrétienté. La conclusion de
l’enquête est évidente, on l’a vu : fondamentalement le projet du christianisme n’est
pas de construire une civilisation chrétienne. Il convient donc de rompre avec la
nostalgie de la chrétienté, et d’inventer des formes nouvelles : dans l’inscription du
christianisme dans la civilisation, la culture, la société. Si le monde chrétien reste
aggripé à la chrétienté, il se perdra, « il est menacé [le christianisme] d’une sorte
d’apostasie silencieuse faite de l’indifférence environnante et de sa propre
distraction »8.
Prônant le désengagement par rapport à une politique réactionnaire n’entraîne pas
pour Mounier un passage vers le même type d’engagement mais à gauche. Catholique
de gauche ? « Il n’aurait certainement pas accepté de se voir attribué ce qualificatif,
du moins sans précisions complémentaires.9 » Les précisions, on peut les deviner :
l’Eglise n’a pas à s’identifier à un parti quel qu’il soit. Et les réticences de Mounier
vis-à-vis de la démocratie chrétienne viennent de ce qu’il voit en elles le risque d’une
Cité par Michel Winock (361)
Voir : Confession pour nous autres chrétiens, T1 373 publié en 1934 dans le
dossier : Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi
8 Voir encore Marrou : « Avec lui (Mounier) c’en est fait de cette attitude de chien
battu, indigne de la fierté d’un Chrétien, qui avait été longtemps le
comportement spécifique des catholiques en face du monde moderne : cette
mentalité d’armée toujours en retraite, livrant sans espoir des batailles de
retardement. »
9 Henri Marrou, Esprit XII, 1950
http://www.emmanuel-mounier.org
6
7
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
nouvelle confusion entre le spirituel et le temporel. Pourtant, il faut bien l’affirmer, il
y a chez Mounier des engagements politiques très forts, ils rejoignent parfois l’idéal
socialiste. Mais l’engagement nécessaire pour le chrétien, le laïc, ne doit pas
impliquer directement l’Eglise. Il y a chez lui la reconnaissance de l’autonomie du
laïcat en ce qui concerne les engagements temporels.
Puisqu’il n’y a pas à regretter une chrétienté qui est largement mythique, largement
réalisée dans le passé, Mounier invite le croyant à ne pas traiter le monde
d’aujourd’hui comme s’il était pire que celui du passé. Du coup il n’y a chez lui aucun
refus systématique de la civilisation présente :
« nous ne trouvons pas en lui ce recul à priori, cette méfiance systématique pour les
valeurs de la civilisation qui est au fond si peu conforme à l’essence même du
catholicisme toujours soucieux de magnifier le Créateur en soulignant la grandeur de
la création » (Henri Marrou).
On touche ici à un point sur lequel Mounier opère un grand déplacement dans les
relations entre le catholicisme et le monde. Devant une Eglise qui se croit encore
l’unique source possible sur toute vérité sur l’homme, Mounier pratique un
décentrement dont les conséquences seront fécondes : « devant toute vérité d’où
qu’elles viennent, le premier devoir du chrétien est l’hommage. Or s’il est un fait
incontestable de bonne foi, c’est que dans l’effort d’organisation du monde qui se
poursuit depuis deux siècles, en matière notamment politique, sociale et économique,
le monde chrétien dans son ensemble, malgré des dévouements plus héroïques et des
ferveurs plus brulantes que bien appliquées, est dans un retard parfois considérable
sur le monde tout court. 10 » Et Mounier invite le monde chrétien à « se mettre à
l’école », « qu’il comble son indigence », qu’il reconnaisse des valeurs nées hors de
lui : « à l’égard donc des propositions et des valeurs qui sont nées en matière
temporelle, en dehors de son climat sociologique, il aura bien plus souvent,
aujourd’hui, à assumer (en corrigeant sans doute) qu’à incarner. »
Sur ce point, Mounier rejoint certaines analyses de : « Jeunesse de l’Eglise » ou celle
du père de Lubac « nous repoussons aussi cette idée que l’âge moderne n’aurait
connu, hors de l’Eglise qu’erreur est décadence. C’est là une illusion, une tentation à
laquelle nous n’avons que trop succombé » (Catholicisme, 1941). Quand aux valeurs
insiste Mounier « le scandale n’est pas qu’elles soient nées en dehors du monde
chrétien… le scandale est que la catholicité ou la chrétienté comme groupe social
historique n’aient pas collaboré à leur naissance, qu’elles aient été mal assimilées, et
qu’elles leur soient encore si peu familières.
Mounier insiste sur l’importance de ces valeurs du monde contemporain : « liberté,
justice, tolérance, démocratie, sens collectif, évidence expérimentale, progrès, etc. Le
chrétien, du moins le chrétien aux yeux ouverts, ne repousse pas ces valeurs, mais il
semble s’inquiéter plus de leur déviations possibles ou réelles que de se prêter à leur
révélation authentique. »
Or c’est dans l’intériorisation de ces valeurs que le chrétien peut retrouver une
« langue commune avec son temps ». S’ouvre ici une perspective par rapport à la
rupture de langage décrite plus haut par Mounier : « ces mots -de l’Eglise- ne passent
plus, ces gestes ne portent plus, le monde a perdu la clef de sa langue, et l’Eglise a
perdu la clef de la langue des hommes. »
Le renversement de perspective s’impose aussi vis-à-vis du monde chrétien non
catholique. Mounier cite en substance le père Congar : « le catholique, disait-il, a trop
10
L’agonie du christianisme, Esprit, mai 1947
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
communément tendance à concevoir les confessions étrangères sous une perspective
négative, comme des erreurs ou des fautes plurielles en soi, si bien qu’elles devraient
pour ainsi dire renoncer à soi le jour où elles rallieraient l’unité. C’est méconnaître
qu’elles impliquent et développent des éléments authentiques de vérité et de vie
auxquelles le catholique doit un hommage positif, quoiqu’il pense de leur entourage et
de leur séparation. »
L’essentiel de ces positions de 1947 se trouvaient déjà dans le texte important de
1936 : Chrétiens et Incroyants11. Il faudrait reprendre ce texte dans le détail. On se
contentera ici de quelques apperçus.
Tout d’abord, à propos de l’Eglise, Mounier refuse la cassure entre une Eglise idéale
dont la réalité spirituelle se situerait dans l’invisible et une Eglise visible traitée
comme secondaire voire comme processus de décomposition. Son appartenance à
l’Eglise implique une unité entre le sens mystique de l’Eglise et les états historiques :
l’Eglise est dans l’unité âme/corps, visible, invisible.
Cette vision forte de l’Eglise lui permet de poser une distinction essentielle parce
qu’elle légitime la reconnaissane du laïcat dont l’autonomie est réelle ou doit l’être et
qui participe « aux efforts pour organiser la culture et le bien-être dans un ordre
distinct du Royaume de Dieu mais subordonné à Lui ».
Cette affirmation d’une autonomie des membres de l’Eglise pour leur action dans le
monde se traduisit, on le sait, par des moments très critiques pour les relations entre
Esprit et l’Eglise : à deux moments, dans les premières années et au milieu des années
50, Esprit, qui pourtant n’utilisait pas l’étiquette catholique, qui ne prétendit jamais
représenter l’Eglise frôla la condamnation. Or, pour la Revue, il était essentiel que les
positions prises notamment dans la crise des prêtres ouvriers, fussent situées comme
émanant de chrétiens, de laïques, clairement membres de l’Eglise.
Le texte sur les relations Chrétiens/Incroyants dans Esprit développe longuement un
examen de la question. Comment concevoir la place du chrétien dans le monde
moderne ?
Mounier décrit tout d’abord deux manières irrecevables de répondre. La première
aurait pour objectif de « constituer les hommes qui sont nominalement chrétiens en
monde clos dans l’ordre temporel, comme une citadelle des bons dressée avec de
multiples défenses sur la tourbe des méchants » (p.861). Oûtre la bonne conscience
qu’elle nourrit chez les chrétiens, elle jette sur le reste du monde une sorte de
« discrédit foncier ».
Le second rejet concerne certains chrétiens « toujours pressés d’effacer toute frontière
et, soit déficience d’esprit, soit pauvreté de foi, soit entraînement des idées du jour,
soit même charité et tolérance mal comprises de faire oublier la différence irréductible
qui, dans ce monde, distingue le chrétien de ce monde. » Et Mounier précise bien
l’exigence, dans le dialogue avec l’incroyant, de ne pas édulcorer les abrupts de la foi
et ceci même par respect pour l’autre : rien de plus opposé à notre but, à notre
conception de la personne, à notre tempérament même que cette résiliation par
l’homme de ces fidélités surpêmes.
Le rapport au monde qu’appelle Mounier de la part du chrétien, consiste en premier
lieu à approfondir les exigences du christianisme. Ensuite, il s’agit de faire face à des
urgences : et la première tient dans le constat de la masse des humains qui souffrent
de la faim « et se déshumanisent sous l’écrasement de cette misère ». Dans ces
Esprit, février 1936 (T1, appendices de Révolution Personnaliste et
Communautaire)
http://www.emmanuel-mounier.org
11
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
combats, les chrétiens ne doivent pas agir seuls « contre la citadelle d’oppression qui
est installée dans le monde moderne ». Déserter, ce serait « enraciner dans le
ressentiment du Pauvre, ami de prédilection du Christ, du Pauvre qui s’appelle
aujourd’hui prolétariat, la conviction que la politique de Pilate a désormais la faveur
des disciples du Christ.
D’autre part, Mounier dresse la liste des plus urgentes revendications auxquelles les
chrétiens devraient se rallier : respect de la personne, justice sociale… Des valeurs
solidement défendues en dehors des cercles chrétiens.
Pour les modalités Mounier rencontre Maritain dans l’impératif de distinguer les cas
où l’action se fera « en tant que chrétien » de ceux ou elle se fera « en chrétien » et, en
tant que chrétiens « la première démarche de chrétiens réunis à Esprit a été de
proclamer leur volonté de rupture entre leur christianisme vécu et le désordre établi ».
Mais sous peine de pharisianisme, ils doivent reconnaître leurs propres responsabilités
et qu’ils « portent en eux la défaillance du monde chrétien ». En même temps,
Mounier tient à affirmer que « l’Eglise ou le christianisme restent intactes des
compromissions du monde chrétien.
La reconnaissance de la consistance du monde, comme réalité humaine, culturelle,
politique, l’amène à justifier la possible diversité des jugements historiques, d’où la
possible diversité des engagements politiques des chrétiens. Il ne fait aucun doute que
la position de Mounier a servi de repère pour l’engagement des chrétiens dans des
mouvements sociaux non chrétiens, et en politique, en dehors des courants identifiés
chrétiens, et de plus animés de la volonté d’une grande transformation du monde.
L’influence de la revue Esprit, même après la disparition de son fondateur, a été
considérable dans l’affirmation d’un pluralisme politique chez les catholiques.
Cela s’explique aussi par une attitude de prise de responsabilités dans le monde.
« Mounier s’était donné pour mission de ramener les chrétiens au travail » (Marrou).
Quel travail ? « Dans la civilisation et la culture dont il s’était exilé » (Paul Thibaud).
Par rapport à cette ambition Thibaud décrit justement les deux écueils auxquels
Mounier voulut échapper : « à la fin de sa vie, Mounier a indiqué en quoi ce qu’il
voulait était différent de ce qu’avait essayé le Sillon trente années plus tôt ; il
s’agissait de sortir du dilemme : ou bien on part d’une situation confessionnelle, ou
bien on part d’une action politique12 car dans ce passage, explique P.Thibaud, il y a
toujours la domination du terme le premier nommé sur le second. Du coup, Mounier
s’engage dans une double polémique, vers le monde chrétien et vers la démocratie. Il
voulait donc « essayer moins une réconciliation qu’une double stimulation ».
Polémique vis-à-vis du monde chrétien ? Mounier récuse leur refus de quitter le lieu
où ils sont assurés de tout : « la doctrine sociale chrétienne est en cela l’illusion
suprême, elle laisse croire que l’on peut aimer et aider le monde sans y aller ».
Mounier oppose à ce quiétisme une exigence : la capacité de dégager de la vérité qui
naît, croît, meurt (V, 1938). Mais du côté d’Esprit, on ne doit pas attendre un simple
raliement à la démocratie, sans lui demander ce qu’elle devient.
A ce point, il faut encore revenir vers l’important article de P.Thibaud plusieurs fois
cité :
« Le personnalisme, avant d’être une doctrine, est donc cette tentative de créer un
espace où la vie chrétienne puisse engendrer des valeurs humaines et sociales. Ce qui
ne peut se faire qu’à condition de sortir de chez soi, qu’en présence des incroyants et
Paul Thibaud, Le Christianisme d’Esprit : Ferment ou latence ?, Esprit I, 1983,
des années 30 aux années 80.
http://www.emmanuel-mounier.org
12
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
avec eux, ceci par définition : seul un dialogue actif avec eux peut prouver que le
chrétiens font autre chose que répéter leurs bonnes intentions dans leur langue de
bois. Le personnalisme est d’abord un lieu de rencontre : « désignation collective
commode pour des doctrines diverses mais qui […] peuvent tomber d’accord sur les
conditions élémentaires d’une civilisation nouvelle […]. Il témoigne d’une
convergence de volontés et se met à leur service. » (E. Mounier, T1, p.483).
Il est bien évident que tout le catholicisme français ne s’est pas rallié à Mounier mais
le positionnement d’Esprit que nous venons de rappeler à grands traits a ouvert la voie
vers un déplacement du monde chrétien : vers le monde, hors des ghettos. Cette
perspective a largement dépassé le cercle des lecteurs. De plus, parmi ceux-ci, il y
avait une proportion non négligeable des témoins qui sans le savoir attendaient le
Concile.
Non seulement la revue Esprit prône l’action avec des non croyants, mais on peut dire
qu’elle constitue comme lieu, par le style même de ses livraisons de la revue, une
mise en pratique de son idéal. Les rencontres qu’elle suscite ne consistent pas à établir
le dialogue sur un minimum commun impliquant un christianisme édulcoré. Mounier
a souvent insisté sur le fait que la communauté vraie suppose que chacun soit le plus
authentiquement soi-même, dans la relation. Certes l’expression de l’incroyance
s’interdisait le prosélitisme, et le public visé en première ligne était la frange du
catholicisme attendant un renouvellement de l’Eglise, ce que dira superbement
l’aggiornamento de Jan XXIII.
Mounier pouvait avoir une position critique très forte à l’égard du monde chrétien, à
cause de son trop de ressemblance avec « le bourgeois ». Ce terme ne désignait pas
chez lui une catégorie sociologique mais un type humain situé aux antipodes de
l’homme de l’Evangile. Il pouvait même s’en prendre vivement au Pape Pie XII, à
l’administration vaticane, à des clercs. Mais dans cette position de critique sévère, il
avait pour principe de s’inclure parmi ceux qui méritaient également d’être critiqués :
« mais de chrétien à chrétien, celui qui accuse et dit « vous » au lieu de dire « nous »,
il a déjà quitté la communion13.
Pour comprendre la cohérence de sa position, il conviendrait de rappeler avec
précision ce qu’il entend par l’Eglise, le monde chrétien, etc. Prenant appui sur la
distinction augustinienne entre les deux Cités : Cité terrestere, Cité de Dieu, Mounier
situe l’Eglise corps et âme comme appartenant à la Cité de Dieu (T1, 376). On est
chrétien que « par la plus ou moins vaste part de (lui-même) qui s’épanouit dans cet
ordre, vit de la vie de l’Eglise. »
Quand on évoque les défaillance de l’Eglise, il ne s’agit pas de l’Eglise en elle-même
qui demeure sans souillure quand bien même le Pape serait en état de pêché mortel.
La défaillance vient des moyens profanes, qui sont lourds, certes nécessaires, mais qui
peuvent faire basculer dans le monde (c’est-à-dire dans les logiques de la cité
terrestre) l’action apostolique. Alors on devient catholique « comme on est d’une
classe ou d’un milieu social ».
Ce basculement concerne le monde chrétien qui « constitue l’ordre naturel chrétien, la
réalisation historique d’une chrétienté, en ce point du temps, avec la matière du
monde ». Ce monde chrétien est en tension entre la Cité de Dieu et la cité terrestre, et
celle-ci est nécessaire : l’Eglise de par la condition humaine ne peut se passer de
moyens temporels. »
Emmanuel Mounier, introduction à Monde moderne, Monde chrétien, aoûtseptembre 1946
http://www.emmanuel-mounier.org
13
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
Cette pensée de l’Eglise, de style augustinien, permet à Mounier d’avoir un
attachement profondément spirituel avec l’Eglise, et en même temps de dénoncer de
manière radicale tout ce qui dans l’usage des moyens temporels menace la Cité de
Dieu.
En définitive, Paul Thibaud voit l’essentiel quand il explique que l’espace d’accueil
que fut Esprit a fait « que des catholiques s’expriment en catholique hors des
institutions ecclésiastiques » et travaillent « à créer une opinion publique catholique ».
« L’essentiel était cette nouveauté (auparavant la liberté de parole du catholique en
tant que catholique, existait-elle pour d’autres que des écrivains ?), le caractère public
d’une parole chrétienne exprimant14 librement ses exigences critiques et politiques, la
victoire sur l’intimisme pieux, sur l’étouffement clérical, la réinvention de l’intérieur
du catholicisme d’une certaine forme de laïcité. » Il s’agit de cette laïcité,
complémentaire de l’autre, et qui pose la nécessité de la liberté, de la différence
féconde, du laïc par rapport au clerc. C’est le moment de revenir sur l’intuition lucide
de Mounier à propos de la nécessité pour l’Eglise exposée aux aléas de la politique
vaticane, d’avoir une opinion publique éclairée : « précisément parce que l’Eglise ne
peut se désintéresser des affaires du monde… Nous devons lui donner le secours et le
contrôle d’une opinion publique catholique là où par nécessité vitale elle se
compromet dans les jugements empiriques des hommes 15.
En mettant son combat en échappant aux exclusives que d’aucuns tentaient d’obtenir
de Pie XXII vieilli et bientôt malade, Esprit aura été artisan d’une victoire sur le
terrain de ce que les théologiens élaboraient quant au rôle du laïcat.
IV- Deux crises révélatrices
Dans cette question du changement des rapports entre l’Eglise et le monde, je viens
de vous faire le récit développant le sens de l’aventure d’Esprit. Je pense que dans ce
qui a produit des bouleversements de la culture Catholique, il faut au moins s’arrêter
sur deux crises inégales dans leur retentissement, mais également significatives. Il
s’agit de la crise des Prêtres Ouvriers et de celle des mouvements d’Action
Catholique, avec en arrière-plan l’incroyable persécution des théologiens qui
préparaient sans le savoir Vatican II.
La crise des Prêtres Ouvriers, un analyseur e l’Eglise préconciliaire
Ne doit-on pas voir en effet dans cette crise majeure que fut la suspension de
l’expérience des Prêtres Ouvriers, un révélateur des problèmes que la tête de l’Eglise
refusait alors de voir ? L’ampleur des réactions allait en quelque sorte retourner la
crise contre ceux qui la déclenchaient. Cette forme de retournement est
Question mise en note par l’auteur
Article de Mounier dans Le Voltigeur (publication liée à Esprit) intitulé : En
interrogeant les silences de Pie XII. Il interpèle directement Pie XII sur son
silence, sur les agressions d’Hitler (Vendredi Saint) et sur l’appui aux Franquistes
« la partie saine du peuple espagnol » (expression de Pie XII). Le texte du
Voltigeur est dans L’Engagement de la foi, choix de texte de Mounier, Parole et
Silence.
http://www.emmanuel-mounier.org
14
15
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
particulièrement visible dans les deux principaux textes parus dans Esprit sur cet
événement : Jean Lacroix, L’Eglise et la mission (décembre 1953) ; Albert Béguin
(successeur de Mounier depuis 1950), Les Prêtres Ouvriers et l’espérance des pauvres
(Esprit n°3, mars 1954). L’importance que ces textes donnent à l’événement est dans
le prolongement direct de l’importance que Mounier attribuait à l’expérience de cette
centaine de prêtres, entrés dans le travail ouvrier quelque dix ans auparavant avec le
soutient de l’archevêque de Paris, Mg Suhard. Celui-ci était nourri du livre alarme
de Godin et Daniel, La France pays de mission16 et ses lettres pastorales donnaient
une orientation claire :
« La douleur, l’angoisse des prêtres d’aujourd’hui, c’est de sentir que le « pays réel »
vit, se construit sans eux et qu’ils y sont des étrangers. » « Dans trop de pays dits
chrétiens, la France en particulier, l’Eglise, malgré la présence d’édifices du culte et
de prêtres, n’est plus visible pour quantité d’hommes. Ils n’ont plus la possibilité
d’opter pour ou contre le Christ. Une somme énorme de préjugés a complètement
déformé le visage de l’Eglise à leurs yeux : le sacerdoce leur est encore moins
accessible. Dès lors c’est un bienfait que des prêtres redeviennent des témoins.
Beaucoup moins pour convaincre que pour être signe. »17
Un fait est significatif : la difficulté qu’ont les historiens à énoncer clairement les
vraies raisons qui motivent Rome, et notamment le cardinal Ottaviani. Significatif
aussi que quasiment au même moment sont sanctionnés les théologiens qui seront
quelques années plus tard parmi des ouvriers du Concile (P. Chenu, P. Congar, P. de
Lubac…), et qui étaient alors « parmi les principaux inspirateurs de l’aile marchante
du catholicisme français »18. Qu’il y ait eu l’offre d’un compromis, qu’on n’ait pas
supprimé la mission de Paris, tout cela est au crédit des Evêques de France, mais au
regard de l’histoire, l’événement de l’arrêt de l’expérience des Prêtres Ouvriers et ce
qu’il révèle est essentiel.
Et c’est ce que Jean Lacroix analyse avec profondeur : en arrêtant l’expérience, c’est
une question essentielle qu’on refuse de prendre en charge : celle du divorce entre
l’Eglise et de vastes secteurs de la population, notamment la classe ouvrière « née en
dehors de l’Eglise et ne comprenant ni son comportement, ni sa mentalité, ni son
langage ». Pour combler cette distance, il ne suffit pas de venir parmi les ouvriers,
mais il faut devenir de véritables ouvriers, réaliser un acte de « naturalisation du
prêtre dans un peuple ou il n’était qu’un étranger ».
Jean Lacroix demande : pourquoi cette expérience a-t-elle eu un tel rayonnement
révélé par l’immense émotion provoquée par sa mise en cause, et pas uniquement en
France ? C’est qu’elle est apparue comme posant une question centrale : « c’est le
problème de l’universalité concrète de l’Eglise, de sa catholicité dans le monde
moderne qui est apparu ». L’exemple du Père Montchanin en Inde qui se fit indien et
épousa la culture indienne est éclairant. Il fit cela « pour permettre à la transcendance
chrétienne de les informer dans leur être profond. » Lacroix développe aussi la crise
du langage dans cette civilisation et qui fait que la présence silencieuse mais active est
le seul langage religieux possible. C’est ce que font les Prêtres Ouvriers.
La France pays de mission, Henri Godin et Yves Daniel, Editions de l’abeille,
1943
17 Exrtaits cités d’après les passages repris, Jean Lacroix (Lettre Essor en déclin
de l’Eglise)
18 Nouvelle histoire de l’Eglise, T5 p.635
http://www.emmanuel-mounier.org
16
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
Le grand article d’Albert Béguin prolonge celui de Lacroix, et on le sait, il y eu des
échanges entre les auteurs. La question des prêtres ouvriers est relacée par le
Directeur d’Esprit, dans la relation essentielle avec les pauvres, et la pauvreté que le
Chrsit même demande aux chrétiens. Resitué par rapport à cette exigence
fondamentale du Christianisme, tout le discours sur l’incomptabilité du sacerdoce
avec le travail ouvrier, prend le sens d’un scandale profond que Béguin met en
évidence avec une grande force spirituelle. Si l’on en est là, lance-t-il, au lieu de
retirer les prêtres qui ont rejoint la condition ouvrière, ne devrait-on pas mettre au
premier plan l’urgence de réhumaniser la condition faite aux prolétaires ?
Albert Béguin pointe les deux problèmes immenses posés par l’arrêt de l’expérience :
- d’une part un retrait par rapport à la reconnaissance qu’il est urgent que
l’Eglise et ses membres se préoccupe de leurs relation avec le monde humain dont ils
participent
- d’autre part, dans ce monde tel qu’il est, que peut être le sacerdoce ?
Des pages très fortes sur la trahison de l’Eglise par rapport à l’espérance des pauvres
concluent ce texte qui rejoint Bernanos qui écrit : « les pauvres ont le secret de
l’espérance ». Pour A.Béguin, rejoindre cette espérance suppose de reconnaître cette
réalité historique : les pauvres, dans le siècle ont pris la forme de la classe ouvrière.
Rejoindre les pauvres aujourd’hui suppose de passer par les médiations historiques.
Cet article eut un immense retentissement19. En particulier il réactive les braises de la
querelle entre le Vatican et Esprit. F.Moriac craignant la condamnation d’Esprit
écrivit à Béguin : « nous avons besoin de vous » dans un texte où il s’angoissait
qu’Esprit subisse la même condamnation que la Quinzaine. Et parmi beaucoup
d’autres, citons Louis Massignon : « il ne faudrait pas qu’Esprit, notre dernier
« recours » en France s’expose de gaieté de cœur à une sanction romaine comme les
furieux de l’Action Française ».
Crise de l’aciton catholique étudiante et sens du laïcat
Au moment de la crise de certains mouvements d’action catholiques de jeunes en
1957, l’idée même d’action catholique avait suivi depuis le début du siècle une
certaine évolution. Celle-ci s’était précipitée après la guerre, cette période où, précise
l’historien, sous l’influence de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, se
développait une réaction contre la politique du ghetto. Il s’agissait de concevoir
l’apostolat du chrétien dans un monde de plus en plus désacralisé, « dans cette
perspective, pour donner plus d’ampleur au témoignage, pour toucher la masse, il
apparut nécessaire de mener une action concertée sur les structures temporelles, une
action catholique se prolongeant en une action sociale voire même politique20 ». Les
crises des années 50 tournent autour de ces questions : sur les engagements sociaux
accompagnant l’action proprement catholique.
Le fait le plus marquant est en 1957, la démission de près de cent responsables (mai
1957). C’est Jean-Marie Domenach, nouveau Directeur d’Esprit à ce moment, qui
dans le numéro de l’été donne une analyse précise des « dimensions de la crise ».
Pour lui il s’agit fondamentalement d’un choc en retour de la crise des prêtres
Voir Goulwen Boudic, Esprit, 1944-1982, Les métamorphoses d’une revue,
Editions IMEC, 2005, p.201
20 Voir Roger Aubert : Le demi siècle qui a préparé Vatican II (dans Nouvelle
Histoire de l’Eglise, T5, l’Eglise dans le monde moderne, Edition du Sueil, 1975)
http://www.emmanuel-mounier.org
19
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
ouvriers, et finalement de la même difficulté de l’Eglise à admettre de nouvelles
formes d’apostolat liées à « une réflexion sur les données nouvelles du monde et la
nécessité d’y faire face dans un esprit apostolique ». Dans la décision prise en 1956
par les Evêques de considérer que l’ensemble des activités du mouvement engage
l’Eglise, il voit un aspect du retour de l’autorité entamé avec la crise des prêtres
ouvriers : « les prêtres ouvriers étaient l’élément de pointe d’un mouvement plus
vaste : ce n’était pas seulement quelques audacieux, mais l’Eglise de France toute
entière qui devait se mettre « en état de mission ». Ceci supposait en son sein une
modification progressive des structures et des mentalités. »
Dans le même dossier, on peut lire l’explication des dirigeants de la Jeunesse
chrétienne (J.E.C.) à l’exigence posée par les évêques qu’il faut séparer les deux
aspects de l’activité du mouvement : « l’action catholique et l’action sociale ou
civique d’inspiration chrétiennes sont distinctes. » Conclusion : « elles doivent
s’exercer dans des mouvements distincts 21 ».
Réponse des dirigeants de la J.E.C. :
« Cette définition de l’action catholique réside essentiellemet dans une distinction très
nette entre l’action catholique d’une part et l’action sociale et civique d’inspiration
chrétienne d’autre part. Or, nous l’avons vu, c’est en approfondissant sa tâche
apostolique que la J.E.C., mouvement d’action catholique des jeunes, avait été
ammenée à envisager la nécessité d’une éducation de l’ensemble des jeunes scolaires,
entre autres domaines sur plan social et civique, acquérant par là un caractère de
mouvement de jeunesse.
Dans son article, le Directeur d’Esprit montre que la séparation demandée est
impossible, elle coupe l’action catholique de toute responsabilité vis-à-vis du monde,
et elle casse l’éducation civique :
« L’évangélisation pure, la propagation de la Parole est une œuvre que la discipline
catholique soumet étroitement au contrôle de la hiérarchie. Par contre, l’éducation
civique, l’action au niveau d’une civilisation dont les structures collectives doivent
être christianisées, cela suppose une certaine autonomie des laïcs, et un minimum
d’engagement dans les batailles temporelles22. »
En conclusion Domenach voit dans cette crise un exemple de la régression cléricale à
la veille de l’arrivée de Jean Vingt-Trois :
« Quelques fondements qu’on donne à l’action du laïcat, il reste subordonné,
auxiliateur. »
On peut penser que ces deux crises tentent à repousser comme une ultime fois ce que
le Concile Vatican II allait précisément reconnaître comme voie du renouveau pour
l’Eglise.
Arrivé au terme de ce parcours dans lequel j’ai dû parfois prendre des racourcis qu’on
pourrait me reprocher, je suis tenté de renverser le point de vue du passé, vers
l’avenir. Toutes ces recherches, ces initiatives qui ont préparé Vatican II, on voit bien
qu’elles sont un appui formindable pour mieux comprendre combien le Concile
représente la prise en compte d’une formidable évolution culturelle et spirituelle.
Mais aujourd’hui, revisiter toutes ces recherches ne servira pas seulement à replacer le
Concile dans une historie du XXème siècle pour mieux le comprendre. Ces recherches
sont aussi ce qu’il convient de revisiter, cette mémoire éclairante, pour prolonger et
épanouir l’ aggiornamento. Il ne s’agit pas seulement de comprendre comment
21
22
Dans l’article de Marc Jussieu, Esprit VII, 1957
Article de Jean-Marie Domenach, op. cit., p.93
http://www.emmanuel-mounier.org
ESPRIT comme préparation des chemins vers Vatican II ?
Guy Coq, président honoraire de l’AAEM
l’Eglise en arriva à la possibilité du Concile, mais de découvrir dans ces avancées qui
le prédédèrent des clefs pour en saisir l’immense portée, et le situer dans un
mouvement d’aggiornamento qu’il nous appartient de continuer. Et cette visée de
l’avenir n’est possible que si nous revenons vers les immenses témoins, qui souvent
en prenant des risques par rapport à l’immobilisme de l’institution, ont rendu possible
le coup d’éclat du Saint-Esprit que fut l’annonce du Concile et sa réalisation.
http://www.emmanuel-mounier.org

Documents pareils