De l`illustration du texte pour enfants au texte de l`illustration

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De l`illustration du texte pour enfants au texte de l`illustration
De l’illustration du texte pour enfants au texte
de l’illustration : analyse, enquête et
perspectives
Chercheur associé au centre "Textes francophones" de Cergy-Pontoise, Amakoé Jean-Rémy
d’ALMEIDA propose ici une analyse réalisée dans une classe en France. L’axe de recherche de ce
chercheur est le rapport de l’enfant à l’illustration (capacité de l’enfant à lire et comprendre des images
sans le texte d’accompagnement et la possibilité de reconstituer l’histoire). Dans cet article il ne s’agit
pas de soutenir la thèse de la nécessité de l’apprentissage des codes, mais plutôt de la conciliation de ce
souci avec la possibilité laissée aux enfants de développer leur propre imaginaire.
Courant 2006 M. D’Almeida a démarré un séjour de recherche au Québec, après l’obtention d’une
bourse dans le cadre de l’UQAM.
A l’heure où se déploient sur le continent africain des mécanismes de promotion de la littérature
enfantine tant à travers des colloques que des ateliers d’écriture , il ne serait jamais vain de s’interroger
sur l’objet culturel qu’ est le livre pour enfants .En tant qu’outil d’instruction et de divertissement en
même temps, il suscite, surtout dans le contexte africain, des questions qui tournent autour de sa
conception, de son élaboration et de sa finalité, laquelle reste sujette aux motivations voire aux
aspirations du vrai destinataire qu’est l’enfant.
Nous proposons de porter la réflexion sur un aspect fondamental du matériau qu’est le livre, à savoir le
poids de l’illustration dans l’imaginaire de l’enfant, d’où le titre : « De l’illustration du texte pour
enfants au texte de l’illustration ».
L’intitulé ainsi libellé renvoie l’analyse à deux considérations majeures : d’abord soumettre
l’intelligence et le raisonnement de l’enfant à la succession des images censées raconter une histoire (sa
capacité à reconstituer une histoire en images amputée du texte d’accompagnement ), ensuite (et ce sera
l’aspect le plus intéressant), rapprocher la production de l’enfant obtenue à partir de la lecture des
images du texte de celle de l’auteur en vue de mesurer le degré de fidélité et la distance prise en
fonction des espaces d’imagination développées . Pour ce faire, le choix s’est porté sur un conte
illustré, La chèvre vaniteuse [1] de la Togolaise Ernestine Gbonfou et qui a obtenu en 1992 le 2ème
prix du concours de la littérature africaine pour enfants organisé par l’Agence intergouvernementale de
la francophonie.
Le choix peut paraître arbitraire face aux nombreuses productions à partir desquelles cette étude peut
être faite ; toutefois, au regard des titres dont nous disposons, celui retenu présente quelques avantages,
notamment dans le traitement des images opéré par l’illustrateur. Bref, nous pensons que l’analyse ne
s’en trouverait pas diminuée d’autant plus qu’elle procède de la même logique qui sous- tend
l’illustration des textes.
Nous avons à dessein supprimé le texte pour ne proposer aux enfants que les dessins ou images sur la
base desquels un questionnaire (voir annexe) a été élaboré pour favoriser la reconstitution de l’histoire.
L’enquête a été menée dans trois pays, le Togo, le Gabon, et la France, ce qui nous a permis de disposer
au total de 86 copies d’enfants dont la moyenne d’âge est 12 ans.
Nous nous servirons beaucoup des travaux du pédagogue Bruno Duborgel dans son livre Imaginaire et
pédagogie [2] », lequel a surtout exploré l’univers de l’imaginaire de l’enfant dans le cadre structurel
qu’est l’école.
A la lumière de l’enquête menée auprès des enfants, notre réflexion évoluera autour de trois grands
axes : à savoir la place de l’image dans la production enfantine ; ensuite vers une meilleure exploitation
de l’image ; enfin la gestion pédagogique de l’image.
I/ Quelle place pour l’image dans la production enfantine ?
a) Définition de l’image
D’ après Le Petit Larousse Illustré 2007, l’image est « la représentation imprimée d’un sujet
quelconque » ; on peut y voir alors un simple signe visuel dans lequel nous reconnaissons non pas la
réalité, mais une imitation de la réalité. Ainsi définie, l’image s’inscrit alors dans un rapport de
substitution et de complémentarité. Il s’agit de mieux appréhender la réalité à travers la reproduction
faite tout en gardant à l’esprit ses limites. Partant de là, les illustrateurs de récits pour enfants se
retrouvent en position très délicate parce que non seulement leurs productions doivent être empreintes
d’une bonne dose de fidélité par rapport à l’histoire, mais en plus présenter une qualité minimale pour
être mieux comprises.
L’image dont il sera question ici désigne les illustrations ou dessins qui accompagnent le texte et qui
s’offrent aussi à une lecture car, comme le fait remarquer Liliane Hamm,
« ...lire, c’est aussi représenter des signes, faire des hypothèses et en fin de compte détecter le sens
d’un message, qu’il soit linguistique, iconique ou sonore. » [3]
Cette expression « lecture d’images », surprenante à priori car évoquant deux systèmes de
communication plus ou moins distincts, est justement exploitée dans le cadre de travaux de recherche
comme le témoigne le mémoire de C.A.P.S.A.I.S. de Claude Palandri qui a pour titre : « La lecture
d’images, une aide pour l’enfant en difficulté ? » [4]
La lecture d’images proposée aux enfants suppose préalablement l’appropriation par ceux-ci d’un
certain nombre de dispositions comme la maîtrise de la syntaxe du langage iconique par exemple que
nous aborderons dans la deuxième partie.
La forte présence de l’image dans l’environnement immédiat de l’enfant nous fait penser et remonter à
« L’imagier du Père Castor », véritable icône de référence en matière d’albums pour enfants. On peut
toutefois noter que le mot « imagier » [5] (malgré sa popularisation, désignant de nos jours tout recueil
d’images plastiques destinées aux enfants dès l’âge de dix-huit mois), reste avant tout un label de son
inventeur Paul Faucher qui a su développer ses aspects les plus marquants dans le domaine du livre
pour enfants.
Cette rapide approche sémantique du mot image nous permet d’aborder maintenant son intérêt dans la
production.
b) L’intérêt de l’image dans la production
L‘intérêt de l’image ou de l’illustration réside d’abord et avant tout dans le plaisir qu’éprouve tout
enfant et particulièrement l’enfant africain dans son contact avec le livre. L’enfant est en quête
permanente de références à cause justement de son âge :
« Entre le monde et l’enfant, l’adulte, le livre et les images sont médiateurs. La mère ou la maîtresse,
tient sur elle l’enfant, assis sur ses genoux ; de sa main gauche, elle le soutient par le thorax ; dans sa
main droite ouverte, elle tient le livre ouvert, c’est-à-dire le « monde ». L’enfant, dont la position des
deux index montre qu’il a saisi la relation objet-image, monde-livre, regarde sa mère ou sa maîtresse,
lui offre sa découverte. L’éducateur et l’enfant, l’adulte et l’enfant, communiquent par une référence
commune à une même distribution des rapports monde-livre, image-objets. L’enfant retrouve, exprime,
redonne à l’éducateur ce que celui-ci lui a donné par la situation même dans laquelle il a placé
l’enfant." [6]
L’image reste fortement chargée pour l’enfant qui découvre la qualité et la valeur des lignes à travers
l’objet représenté .Sa réaction ou l’expression du visage ou du corps qu’il manifeste révèle à
l’éducateur le degré de compréhension résultant de la lecture de l’image.
Le monde de l’enfant reste avant tout celui du rêve, et quoi de plus normal de développer alors son
imagination à travers les illustrations dont la finalité première est de l’intéresser, de lui permettre une
lecture plaisante et agréable.
La puissance affective de l’image est un élément essentiel de motivation. L’exemple de la couverture
du conte que nous analysons reste évocateur. Nous retrouvons le roi lion en gros plan assis sur son
trône tenant dans sa main droite son sceptre avec en face la panthère et la petite chèvre. Quelles vagues
d’imagination peut bien soulever une telle image dans la pensée des lecteurs-enfants ?
Le titre reste une piste sérieuse dans l’approche du texte que les petits lecteurs ont perdu de vue ou
négligé dans le travail du questionnaire sur lequel nous reviendrons
La dimension des animaux anthropomorphisés, doublée du décor (savane/ forêt) très évocateur car
prenant le contre pied de leur cadre de vie habituel, reste très déterminante pour la construction de
l’homme en devenir.
Le contexte culturel est aussi indissociable d’un travail sur l’image et « le but pédagogique est de
montrer aux enfants que toute image s’inscrit dans un contexte culturel donné et n’a de sens que par
rapport à lui. » [7]
Dans ce cas précis, l’on peut reconnaître les différents effets que peut provoquer l’évocation des noms
d’animaux comme le loup, le renard ou le lièvre selon que l’on soit en Europe ou en Afrique. Le monde
animalier (animaux sauvages), représenté à travers les images, offre l’opportunité à l’enfant de se
plonger dans un univers à priori hostile ou traduisant une certaine peur, mais qui force en même temps
l’admiration. Voir tous les animaux réunis sous la conduite éclairée d’un lion par exemple, n’est-ce pas
une image métaphorique de la réalité que l’enfant vit autour de lui ?
« La force, la brutalité et la férocité qui caractérisent les êtres qui composent ce monde, poussent
l’enfant à vouloir s’y soustraire ; mais en même temps il savoure une sorte de revanche en se
comparant volontiers à un lièvre ou à une torture dont l’agilité, l’habileté prennent toujours le dessus
sur la logique de la terreur. » [8]
Le souci constant des auteurs et illustrateurs de présenter aux enfants deux systèmes de
communication, le verbal et l’iconique répond bel et bien à un besoin pédagogique qui participe de la
maturation de l’enfant .Le goût prononcé des enfants pour les images crée des opportunités d’activités
exploitées dans le cadre d’autres travaux de recherches et nous réaffirmons la nécessité d’œuvrer en ce
sens, car
« permettre aux enfants d’exprimer leur affectivité et leur rapport au monde, en utilisant les images,
c’est ouvrir la voie à une pédagogie où l’imaginaire peut enfin se dire, se communiquer et se
maîtriser. » [9]
Et c’est parce que l’image reste prépondérante pour l’enfant qu’il faut réfléchir à en faire une lecture
rationnelle.
c) Vers une lecture rationnelle des images
Parler de rationalité à propos des images revient à s’intéresser à la logique qui les gouverne et qui
permet la production de sens. Le Petit Robert 2004 définit l’adjectif « rationnel » comme suit : « qui
appartient à la raison et non de l’expérience ; conforme à la raison, au bon sens... ; organisé avec
méthode ».
Pour l’illustrateur tout comme pour l’enfant, la raison ou la logique reste essentielle dans leur rapport
respectif avec l’image. L’illustrateur devra se soumettre aux exigences de l’art (de la technique) pour
accoucher d’abord des images représentatives de la pensée, les disposer ensuite d’une façon
« rationnelle » pour qu’elles produisent et même plus l’effet de l’écrit. L’enfant, sans trop se poser des
questions, saute sur des images qui lui renvoient des messages qu’il s’approprie et qu’il transforme en
sa propre histoire .Ne nous arrive-t-il pas d’être surpris, étonnés par le récit que nous font nos enfants à
partir des dessins ou images extraits d’albums et autres bouquins qu’ils sont en train de lire ? Ils le font
avec un certain plaisir parce qu’ils se découvrent soudain co-auteurs ou auteurs tout court car après tout
c’est « leur » histoire qu’ils racontent, heureux de se savoir utiles aux côtés de l’adulte à qui ils révèlent
la richesse de leur intelligence.
Cette rationalité passe donc par une fonctionnalité des images repérables à travers l’action qui se crée.
A ce titre, il est loisible d’affirmer que les images, dessins ou illustrations dans le cadre des récits
(contes) respectent aussi le schéma narratif. Nous allons prendre les images du conte La chèvre
vaniteuse qui sont au nombre de 24. [10]
Le texte accompagné des images propose une histoire fort plaisante de même que les images sans le
texte.
La disposition des images laisse apparaître une logique saisissable par l’enfant. Le découpage par
séquences ou étapes, lorsqu’il obéit à une logique graphique, permet alors à l’image de rendre compte
du mouvement, du déplacement dans l’espace et par conséquent, dote celle-ci d’une dimension
temporelle qui lui manquait.
Les trois premières images sont stables et présentent le lion assis sur son trône entouré d’autres
animaux comme la girafe, l’éléphant, la panthère, le lièvre etc. Cette stabilité peut être assimilée à la
situation initiale. Les quatre images suivantes qui laissent voir un déplacement dans l’espace de la
panthère suggèrent un mouvement qui fait progresser l’action. C’est l’intervention de l’élément
modificateur qui provoque les péripéties. Le manque qui se traduit par la solitude du lion doit être
comblé d’où le départ de la panthère. La panthère se rapproche d’un village où l’on voit des chèvres
rassemblées ; lorsqu’elle se fait remarquer, c’est la débandade à l’exception d’une qui deviendra « la
chèvre vaniteuse ».La panthère la prit sur son dos et détala pour revenir en toute hâte auprès du roi lion
dans les images 13 et 14. A ce niveau, il faut souligner la confusion dans l’esprit des élèves à propos
des images 14 et celle de la couverture qui n’en constituent qu’une et une seule. Cette confusion,
déplorable parce qu’ayant éloigné certaines productions d’élèves de celle de l’auteur, garde néanmoins
un intérêt, celui de voir l’imagination prendre d’autres tournures. A preuve, ces deux débuts de textes
d’élèves obtenus après la reconstitution :
« Il était une fois un roi qui s’appelait « le roi lion ».Il voulait comme successeur une chèvre qu’on lui
avait présentée .Il sentait sa mort qui arrivait. Cette chèvre avait rejoint les autres bêtes. Après
quelques instants, le roi « lion » envoya la panthère aller ramener la chèvre... »
« Une petite chèvre et une panthère voulant prendre la place du roi, proposent au roi que la petite
chèvre devienne sa femme. Le roi lion convoqua les animaux de la forêt et demanda leur avis. La
chèvre partit chez elle. »
Ces deux débuts d’histoire remettent en jeu d’autres scénarios comme la crise de succession ou
l’intrigue du complot qui sont loin de l’intrigue de l’auteur qui est de combler un manque, celui de
trouver une femme au roi lion resté trop longtemps veuf. Bref, ceci n’est qu’un aspect de la force de
suggestion de l’illustration dans l’imaginaire de l’enfant.
Pour revenir à la succession des images, les images 15 et 16 montrent la petite chèvre couronnée, assise
à la droite du lion. Le lecteur, sans se référer au texte, déduit un rapprochement (plutôt nuptial que
constitutionnel) entre le roi et la chèvre.
Les images 17 et 18 présentent la petite chèvre, bien sécurisée, exerçant les prérogatives de reine et
l’image 19 est celle d’un mouvement (un cortège funèbre) en direction du cimetière avec deux animaux
transportant un cercueil suivi par les autres. Qui serait mort et qui ferait déplacer toute la gent animale
avec, en plus, l’absence remarquée du roi lion si ce n’est lui- même ?
Les dernières images 20 à 24 zooment sur la petite chèvre détrônée poursuivie par la panthère en fuite
vers son village qu’elle atteint finalement dans la joie des retrouvailles avec siennes.
Fort de ce qui précède, nous reconnaissons une valeur propre intrinsèque aux images qui fonctionnent
comme des signes linguistiques.
L’image, après avoir conquis les moyens de son autonomie, est devenue depuis quelques années une
écriture alternative. Elle n’illustre plus le texte, elle le précède ou même parfois le remplace. D’où la
nécessité de l’intégrer de façon judicieuse dans les travaux d’éveil organisés sur la base des contenus
des programmes officiels. Aussi nous paraît-il judicieux d’ouvrir une réflexion sur une meilleure
exploitation de l’image.
II/ Pour une meilleure exploitation de l’image
Nous avons affirmé que l’image fonctionne comme un signe linguistique en tentant la corrélation entre
le mot et la chose qu’il désigne, entre le signifiant et le signifié. L’image place l’enfant en situation de
communication, entre le « penser » et le « dire », « entre l’observer et l’identifier », d’où l’intérêt que
nous accordons à cette pédagogie de l’image qui sera abordée dans la troisième partie.
L’image, le dessin ou l’illustration provoque une réaction de la part de l’enfant qui affecte un mot à
l’objet qu’il voit, lequel mot s’introduit dans un discours et qui finalement débouche sur une histoire :
« L’image « sert » à illustrer ; l’ « illustration » motive le désir de dire, agrémente le « texte », est
support pour la photographie visuelle du mot, aide pour le déchiffrage, motivation pour
l’enrichissement du lexique. Autant de fonctions de l’image dans la perspective du pré-apprentissage,
dont l’imagier donne le coup d’envoi. » [11]
L’image, pour qu’elle joue pleinement son rôle d’éveil, doit être bien présentée, saisissable par le
lecteur-enfant, et ne doit guère entretenir l’ambiguïté.
a) La portée esthétique de l’ image
La disposition des illustrations dans l’œuvre d’étude à savoir La chèvre vaniteuse permet de constater
une proportion ou une disposition presque égale dans la page entre le texte et l’image. Contrairement à
d’autres œuvres où c’est le texte qui est mis en exergue, (peut-être que dans ce cas l’intérêt ou
l’attention de l’enfant est plus dirigé vers le texte que sur l’image), ici c’est plutôt l’image qui précède
le texte, comme si c’est le texte qui viendrait expliquer ou compléter l’image ; ainsi le regard de
l’enfant est prioritairement porté vers elle.
La délicatesse, la prudence et le soin qui sont recommandés en matière de pédagogie auprès des enfants
impose le plus souvent aux adultes certaines contraintes.
La charge émotionnelle, affective que dégage l’image chez l’enfant exige alors une certaine rigueur
dans son élaboration. L’illustrateur dont la compétence ne doit souffrir d’aucun doute est amené à offrir
une image qui tient compte de la vérité dans les formes, de l’harmonie des couleurs et des lignes
indispensables à la nette identification de l’objet par l’enfant. La moindre confusion ou négligence crée
une attitude de rejet ou de réserve préjudiciable à la démarche pédagogique en cours.
De la même manière, une bonne et belle image, malgré toute sa netteté, peut ne pas être saisie par
l’enfant à cause d’un manque d’informations ou d’une confusion vite faite. Nous pouvons prendre
l’exemple de la première question qui demande aux enfants de nommer les animaux qu’ils observent
sur l’image de la couverture. La réponse attendue est le lion, la panthère et la chèvre. Sur l’ensemble
des copies, presque une douzaine ont confondu la panthère avec le tigre, le guépard, et le léopard. Une
telle réponse, fausse pédagogiquement, demeure une occasion que peut saisir l’enseignant ou l’adulte
pour éclairer ces enfants sur les différences apparentes de ces bêtes qui appartiennent toutes à la race
des félins.
L’esthétique de l’image ne se limite pas uniquement à sa beauté (plastique), mais elle peut aussi
s’étendre à son contenu, c’est-à-dire au sens qu’elle produit grâce aux faits et gestes décelables ou
détectables dans la disposition de l’image.
A titre d’exemple, l’image 4 du questionnaire traduit bien cette nécessité de réussir tant dans la forme
que dans le fond l’outil d’accompagnement du texte qu’est l’illustration. S’agissant de cette image la
question suivante a été posée : « Quel est d’après vous l’animal qui serait en train de s’adresser au
lion ? »
Le souci que nous nous faisions à propos de la réponse fut vite balayé par le taux de bonnes réponses
obtenues à savoir presque 95 %. Pour mieux saisir les raisons d’un tel succès, il suffit de se reporter à
l’image précédente qui présente l’éléphant pratiquement en retrait occupant à peu près 1/12 sur
l’échelle des grandeurs. L’image 4 offre une proportion beaucoup plus grande du pachyderme 3/12
avec un geste (mouvement) très significatif à savoir la levée de ses deux pattes antérieures et la tête
bien tournée vers le lion. De tels indices suffisent à établir un fil conducteur dans la pensée de l’enfant,
qui au fil des images, perçoit ou saisit la progression des étapes devant aboutir à la reconstitution totale
de l’histoire.
Ce faisant, l’image, à l’instar du texte, forge aussi l’esprit de raisonnement, de logique, d’éveil,
d’analyse de l’enfant sur la base de ce que ses yeux lui permettent de découvrir, d’observer, et de ce
que son intelligence construit au fur et à mesure.
Le réalisme cultivé à dessein (pourrait-il en être autrement ?) dans les images, même s’il tend aussi vers
une forme de diktat de la pensée à cause de la soumission aux règles conventionnelles de la
ressemblance, développe, tout au moins chez l’enfant, le goût de l’imitation (8-10ans) qui
progressivement va céder la place à un esprit d’innovation, d’audace et pourquoi pas de création (1216ans) :
« Il est d’ailleurs remarquable que, s’agissant des enfants très jeunes, on justifie la nécessité d’images
simples, réalistes et spontanément lisibles en référence aux limites des capacités perspectives
enfantines, et que, s’agissant ensuite de l’enfant plus grand, on justifie la même nécessité en référence
aux nouveaux « besoins » et préférences psychologiques de ce dernier » [12]
Dans tous les cas, l’image est devenue un auxiliaire incontournable dans les phases de préapprentissage et peut devenir aliénante au moment d’accéder à l’âge des textes, d’où l’intérêt pour
l’enfant avec l’aide de l’adulte de bien gérer ces premières approches.
b) De la nécessité de l’apprentissage des codes.
L’apprentissage des codes incombe aussi bien à l’enfant qu’à l’adulte. Apprendre les codes revient à
reconnaître implicitement l’existence d’un système de symboles ou de signes destinés à représenter et à
transmettre une information. L’image ou l’illustration livrée codée est appelée à être décodée avec les
outils de lecture que l’enfant acquiert au fil des ans et ceci grâce au soutien de l’adulte. Tout part du
gribouillis qui représente le baba du dessin d’enfant. Celui-ci découvre ainsi les premiers gestes du
tracé qui lui renvoie déjà une image de recherche de soi. Cette étape de production d’image dépourvue
de sens cèdera progressivement la place à la phase de production d’image « sensée », voire réaliste
parce que soumise à l’obligation de sens. C’est à ce moment que l’enfant ou le pré-adolescent s’habitue
à prendre possession de l’espace, à le gérer selon les contraintes de l’art. Il est à remarquer que cet
effort de production se fait de façon concomitante avec l’évolution de la pensée, ce que Jean Piaget a si
bien démontré dans son ouvrage au titre évocateur La construction du réel chez l’enfant [13]
S’appuyant sur les instructions officielles [14] , l’éducateur est tenu de bien gérer les tâtonnements, les
premières ébauches de l’enfant qui doivent tendre vers plus de réalisme et ce, dans le respect des règles
comme celles de l’harmonie des couleurs ou de la gestion du blanc par exemple.
En outre, et c’est important de le souligner, l’éducateur amène aussi l’enfant à bien comprendre et
exploiter la notion et la valeur des proportions. Quelle place ou quel intérêt accorder à l’image de fond
par rapport à l’image de près ? Quelle lecture faire des images en partant de la gauche vers la droite ? A
ce propos, l’exemple de l’image3 est assez pertinent. Face à cette image, les enfants doivent identifier
et nommer l’animal central, dire ce qu’il est (son statut ou rang social) par rapport aux autres animaux.
Il y a eu 85% de bonnes réponses, à savoir le lion avec la précision qu’il est le roi pour les uns, le chef
pour les autres.
Il faut reconnaître que la stature ou la présentation que l’illustrateur a faite du lion (assis sur un trône, la
tête couronnée et le sceptre dans sa main droite) peut être un motif de justification. Toutefois, l’on
pourrait objecter en avançant l’argument de la proportion pour justifier aussi une telle réponse du
moins pour le premier volet de la question. Les enfants ont sûrement tenu compte de la notion de
grandeur pour reconnaître au lion la place prépondérante et primordiale qu’il tient au milieu des
animaux. Le regard des autres dirigé vers lui participe aussi de cette grande audience.
Il importe d’amener les enfants à lire les images autrement, c’est-à-dire que tout en gardant leurs
propres schèmes de pensée, ils puissent parvenir à détecter les grands axes d’une image pour leur plus
grand bien. Et c’est l’un des rôles des éducateurs ou pédagogues que de favoriser l’acquisition de cet
esprit critique face à l’image.
Toujours dans le cadre de l’apprentissage des codes, en s’appuyant sur la dimension linguistique de
l’image en tant que signe iconique, il ne serait pas inutile d’aborder ou d’insister auprès des enfants sur
les termes de signifiants-signifiés, de connotation-dénotation. Nous pourrions reprendre les deux
aspects que Claude Palandri a observés des signifiants, à savoir iconiques d’abord (qui concernent
l’échelle des plans, l’angle de prise de vue, le type de lumière, l’effet des couleurs), extra-iconiques
ensuite (qui rassemblent certains détails qui ont une signification culturelle : une croix, un vêtement
etc.)
Les notions de dénotation-connotation nécessitent aussi une exploitation intéressée surtout dans le cas
des contes avec des personnages animaux.
La dénotation se limite aux personnages animaux que les enfants sont appelés à distinguer, identifier,
enrichissant du coup leur univers onirique.
La connotation, par contre, reste à développer compte tenu de l’objectif recherché, car elle renvoie non
pas à ce que les animaux sont, mais plutôt à ce que qu’ils représentent. En même temps que l’enfantlecteur prend plaisir à savourer les aventures des personnages peu communs que sont le lièvre, le lion,
la panthère etc., il est aussi interpellé sur ce qu’ils représentent.
Le titre « La chèvre vaniteuse » pourrait être mis à contribution, car s’il est vrai que la chèvre a réussi à
échapper à la furie de la panthère en se retrouvant finalement parmi les siennes, il n’en demeure pas
moins vrai que son attitude est à déplorer, d’où la critique voilée de la part de l’auteur d’un vice, d’un
défaut, celui de la vanité, de la prétention et surtout celui de l’ingratitude à déconseiller vivement aux
enfants.
On voit donc que l’apprentissage des codes ou l’acquisition par les enfants d’un minimum d’outils
pouvant leur permettre de mieux comprendre et exploiter les images reste nécessaire pour une
meilleure pédagogie.
III/ La gestion pédagogique de l’image
Cette partie est consacrée à l’exploitation des données de l’enquête réalisée et les conclusions idoines
qui en découlent. Il nous semble nécessaire de rappeler l’objectif primordial de ladite enquête qui est de
s’intéresser à toutes les sphères de l’imaginaire de l’enfant à travers la production qu’il fait d’une suite
d’images préalablement affectées à l’illustration d’une histoire. Le constat est là qu’un bon nombre
d’enfants de l’enquête ont tendance à s’accrocher à la piste de la succession (le lion cherchant un
successeur à son règne) plutôt qu’à celle du mariage de l’auteur :
« Un jour le lion le roi de la forêt, fit venir dans son palais tous les animaux et leur dit :
- Mes chers amis, je suis devenu vieux, très vieux, ma femme est morte et je n’ai plus personne pour
s’occuper de moi. Je donnerai des cadeaux, beaucoup de cadeaux à celui qui trouvera une jeune fille
qui acceptera de m’épouser et j’offrirai de très belles choses à ma femme. » [15]
Nous analyserons les raisons de cette tendance dans les lignes qui suivent. Mais avant cela, qu’est-ce
qu’il en est du réel profil des lecteurs-enfants ?
a) Remarques sur les modalités de l’enquête
L’enquête a été réalisée dans (4) quatre établissements à savoir le Collège protestant de Lomé-Tokoin
(Lomé-Togo), le Collège d’Enseignement général Tokoin-ouest (Lomé-Togo), le Lycée national Léon
Mba (Libreville-Gabon) et le Collège St Exupéry (Villiers le Bel - France dans le Val d’Oise). Les
lecteurs-enfants ont une moyenne d’âge de 12 ans et sont tous en classe de sixième. Le choix de cette
tranche d’âge qui est légèrement supérieure à celle mentionnée sur la couverture (8-10 ans) n’est guère
délibéré et répond uniquement aux conditions techniques de l’enquête. [16]
Le nombre total des élèves est de 86 qui se répartit ainsi : Togo : 41 dont 26 au Collège protestant et 15
au CEG Tokoin-ouest ; Gabon : 24 et France 21. Nous avons en outre procédé à la classification selon
le sexe pour éventuellement mesurer d’une part, le degré d’attention, et d’autre part, apprécier la portée
de certaines réponses qui pourraient justifier certaines prédispositions. Il y a au Collège protestant 17
filles pour 9 garçons ; au CEG Tokoin-ouest 8 filles pour 7 garçons ; au lycée national Léon Mba une
égalité parfaite et au collège St Exupéry 11 filles pour 10 garçons. Ce qui donne un total de 48 filles
pour 38 garçons.
Le questionnaire et les illustrations se trouvent en annexe auxquels s’ajoutent quelques copies-types
d’élèves présentant un intérêt pour la recherche. Nous ignorons les conditions de travail ; toutefois nous
restons persuadé que cela a été fait dans les conditions idéales, à voir les résultats obtenus. Pour la
majorité des enfants, ce travail est le premier du genre, habitués qu’ils sont à des textes illustrés plutôt
qu’aux illustrations toutes seules ; raison pour laquelle les collègues à qui l’enquête a été confiée dans
ces trois pays ont eu à saluer l’originalité et la pertinence de la démarche dans la mesure où elle peut
favoriser l’apprentissage autonome de la lecture d’images.
Les réponses sont évaluées en pourcentage d’abord localisé, ensuite global, et ces mêmes réponses sont
analysées parfois selon le sexe. L’écart variable d’un résultat à un autre pourra dès lors être justifié sur
la base des critères objectifs comme l’environnement socioculturel ou pédagogique auquel peut
s’ajouter aussi le critère de l’expérience du livre. Justement à ce propos, il est à noter le fossé qui existe
entre l’expérience du livre des enfants en Europe et de ceux en Afrique.
En plus de ces critères, il faut retenir aussi que les enfants interrogés sont tous des citadins dont 26%
fréquentent un établissement privé confessionnel et le reste un établissement public. Ces éléments
d’ordre structurel et liés à l’enquête, même s’ils n’influencent pas directement les résultats, ne sont pas
non plus à négliger dans l’interprétation ou l’analyse de certaines réponses. [17]
Enfin les questions au nombre de vingt sur la feuille ont été ramenées à dix-neuf, et la vingtième qui
concerne le schéma narratif (contenu du programme non abordé par les collègues au moment de
l’enquête) est remplacée par une reconstitution de l’histoire. Les questions, fermées, pour la plupart
abordent les grands aspects de la narration à savoir le cadre spatio-temporel, les personnages à travers
leur statut, fonction et moralité.
b) Exploitation de l’enquête : de l’image vers le texte
La démarche pédagogique privilégiée dans le cadre de l’enquête consiste à amener progressivement les
enfants à l’histoire de l’auteur à travers la reconstitution des pièces maîtresses à l’image d’un puzzle.
Ainsi les questions comportent trois phases ou mouvements comme en cinétique avec comme point de
départ les toutes premières questions qui tentent de fixer l’attention des lecteurs sur l’élément capital
(la chèvre), ensuite le summum ou point culminant (les questions 12 et 13) qui définit le rôle exact de
la chèvre en tant que reine et l’arrivée ou la chute (les questions 18 et 19) qui justifie le qualificatif de
« vaniteuse » donné à la chèvre.
La première question a trait à la couverture. Il est tout simplement demandé aux enfants de citer les
animaux qu’ils observent. Une telle question reste prépondérante de par sa place et de par son contenu,
car les trois animaux (le lion, la panthère et la chèvre) constituent à eux trois la trame de l’histoire.
Soulignons que la chèvre est quasi présente dans les contes d’enfants et P. Lequeux n’hésite d’ailleurs
pas à la classer parmi les « bêtes de légende » sur la base des trois grandes catégories de bêtes qu’il
établit et qui interviennent dans le bestiaire des contes, du folklore ou de la littérature. Nous avons ainsi
les « bêtes de légende » (âne, mouton, chèvre, loup), les « bêtes de charme » (poisson, pigeon, cygne,
canard) et les « bêtes d’affection » (chat, chien, lapin). [18]
Le pourcentage de bonnes réponses obtenues est de 71,76%. Si l’identification de la panthère a donné
lieu à des confusions dont nous avons déjà parlé, celle de la chèvre l’a été moins avec un taux de
73,25%, même si on peut lire encore des réponses comme lièvre, agneau, bélier ou mouton.
La nette identification de la chèvre devrait permettre par la suite un bon développement ou une
reconstitution assez aisée de l’histoire de l’auteure sur la base du rôle ou de la fonction (devenir reine)
que la chèvre est appelée à jouer. Alors qu’est-ce qui justifie ce faible taux (29,70%) obtenu aux
questions 12 et 13 qui circonscrivent clairement le nouveau statut de la chèvre ? Est-ce à dire que les
enfants n’ont pas pu établir rapidement le lien entre le sexe (femelle) et le statut que la chèvre doit
avoir aux côtés du lion (mâle) ? Comment comprendre ce fort taux (32,55%) de réponses « prince » et
(25,58%) de réponses « roi » et qui totalisées donnent 58,13% de réponses contraires à celle attendue ?
Nous emprunterons deux pistes essentielles pour tenter d’expliquer ce résultat, celle renvoyant au
milieu social et celle relevant de l’intertextualité.
Si nous nous reportons au questionnaire, nous constatons qu’à partir de la question 10, la chèvre est
désignée par « le petit animal ». Ceci peut aussi avoir mis les enfants sur le chemin de la succession,
car l’expression « le petit animal » n’est utilisée que pour éviter de nommer la chèvre. Mais la
principale justification relèverait d’une crise d’identification voire d’autorité. Ainsi, par le biais d’un
processus de projection mentale ou psychologique, les enfants se sont laissé guider par leur
subconscient qui leur fait admettre la logique de la succession plutôt que celle de la complémentarité
(mariage).
Ce penchant est notable chez les garçons qui dans les 32,55% s’adjugent une bonne part 23,25%. Nous
parlions d’identification et d’autorité. La majeure partie a opté (comme s’il s’agissait d’un choix à
opérer) pour ce scénario qui voit ainsi le petit animal (la chèvre) dans le rôle soit de roi, soit de prince.
Le fort taux observé pour la solution du prince est largement tributaire du phénomène d’identification
qui placerait volontiers les enfants dans la peau de la chèvre appelée à exercer son autorité aux côtés ou
en l’absence du roi lion mourant. N’est-ce pas déjà cette réalité qu’ils vivent dans leur famille
respective et dans la société de tous les jours ?
Si l’animal humanisé permet bien souvent à l’enfant de se libérer en se retrouvant ou en projetant ses
désirs et ses craintes personnelles face à la société adulte organisée, il est aussi, dans bien des cas,
occasion et support permettant de transposer symboliquement un certain nombre de situations de la vie
familiale, notamment la situation d’apprentissage qui le fascine toujours. C’est pourquoi comme le
reconnaît Jacqueline Held :
« ... Face au monde adulte normalisant où chacun s’érige en juge, l’enfant trouve dans le conte des
bêtes, un refuge, une revanche, une halte récréative et compensatoire, [19] qui permettra de mieux
faire face ensuite à cet univers de règles qu’il lui faudra bien assumer à la mesure de ses forces et à sa
manière propre. » [20]
Le milieu social est donc présent et a dû contribuer à forger l’idée de la chèvre comme « substitut » du
roi appelé à user de la même autorité. Il est même arrivé de lire une phrase comme « La chèvre est
devenue un roi » qui en dit long sur la prégnance de cette idée de succession. La figure du père
incarnant l’autorité suprême est omniprésente dans les esprits. Et l’enquête réalisée par Bruno Duborgel
est encore d’actualité dans ce passage. Il est proposé à quelques enfants de CE1 au CM2 (800 au total)
à partir d’une image banale d’un individu dessinée au tableau le sujet suivant : « Ce personnage est en
train d’imaginer. Raconte ce qui se passe dans sa tête. » Les réponses obtenues sont classées par thèmes
dans un ordre décroissant. Le thème de « pouvoirs, célébrité, puissance » classé en troisième position
obtient 22,8% précédé de ceux de « l‘animal » (25,8%) et du thème « les relations familiales » (25%).
Les autres thèmes renvoient à la campagne, à la nature, aux jeux et sports etc. Ainsi l’on remarque que
ce thème ou cette piste occupe une place de choix dans l’imaginaire de l’enfant et B. Duborgel de
noter :
« Le texte d’enfant, en tant qu’imagerie des pouvoirs et de la puissance, est, à sa manière,
apprivoisement de l’absolu, exercice- au double sens du terme- du pouvoir. Dans le texte fonctionnent
des rêves et des désirs, une substance essentielle de l’imaginaire. Dans le « personnage qui rêve d’être
le plus fort du monde » s’éveille, par-delà la banalité et la générosité de la formule, une image
d’Hercule ou de Prométhée, d’Atlas ou de Gargantua.. Pour l’enfant, les superlatifs ne sont pas encore
des mots pauvres, ils sont effectivement « absolus ». Et déjà ces jeux de l’écriture et de l’imagination
permettent de « jouer » à la divinité. » [21]
La deuxième piste d’explication est celle de l’intertextualité autour du thème récurrent du mariage.
Effectivement, dans bon nombre de contes lus ou « écoutés », le thème du mariage est présent et reste
souvent une affaire qui occupe plus les sujets du roi que le roi lui-même, et s’il doit y être concerné,
c’est souvent pour le compte de sa fille .Le conte ayant pour titre « Les trois prétendants » dans Les
contes du griot, les contes des veillées africaines [22] de Kama Kamanda en est un exemple.
Il est assez rare de voir le roi lion devenir un protagoniste dans une histoire de mariage pour la simple
raison que l’autorité qu’il incarne ou le pouvoir qu’il exerce ne peut pas souffrir d’un tel manque, d’un
tel besoin. Les enfants pourraient aussi être influencés par cette réalité.
Toutefois, si l’enquête réalisée dans les trois établissements de l’Afrique a montré un fort penchant
pour la thèse de la succession, tel ne fut pas le cas chez des élèves du collège St Exupéry dans le Val
d’Oise, où avec la même question 13, le taux de réussite est de 52,38%, presque le double de la
moyenne .Ce pourcentage pourrait être plus élevé si tous les garçons avaient aussi répondu à cette
question. Qu’est-ce qui peut justifier un tel écart ?
L’expérience du livre en est certainement pour quelque chose. Il est indéniable qu’un enfant, voire un
élève qui a l’expérience de la lecture, adopte ou a une autre façon de réagir que celui qui n’en pas ou
peu.
Les élèves du collège St Exupéry ont surtout respecté la logique des images avec cette attention portée
au sexe de la chèvre .Et ce taux de bonnes réponses provenant majoritairement des filles, pourrait être
aussi, et pourquoi pas, l’expression inavouée d’une forme de reconnaissance, de célébrité (la jeune fille
se comparant volontiers à la petite reine qu’est la chèvre.)
Outre la logique suivie et respectée par les élèves pour obtenir un tel résultat, l’expérience du livre
disions-nous pourrait aussi y contribuer. A force de « dévorer » les albums, les bouquins et autres livres
d’enfance et de jeunesse disponibles dans les CDI, sur les rayons des grands espaces de vente comme la
Fnac et aussi lors des salons du livre comme celui de Montreuil par exemple, les enfants se forgent
progressivement un esprit critique leur permettant de saisir rapidement les enjeux d’une histoire dont ils
développent des aspects fantastiques devant combler leurs attentes.
La chèvre vaniteuse devenue reine s’est montrée intransigeante et arrogante vis-à-vis des autres
animaux surtout dans les derniers jours du règne du roi lion. La mort de celui-ci a jeté la chèvre dans
une grande frayeur craignant alors des représailles. D’où l’intérêt des questions 17et 18.La question 19,
qui s’apparente au dénouement, à la chute, a trait au caractère, au comportement de la chèvre .Etant
identifiée dès la question 8 comme une vantarde, cette question finale doit amener en quelque sorte les
enfants à dégager la portée morale de l’histoire. Et c’est le sens de la question. On s’attend à ce que les
enfants saisissent dans ce dialogue le reproche fait à la chèvre vaniteuse par les autres bêtes qu’elle
retrouve finalement chez elle au village après avoir échappé à la poursuite de la panthère.
Le taux de réussite de la question est de 25,27%. Bon nombre de copies ont insisté sur la joie des
retrouvailles plutôt que de voir le côté moralisateur. Ce dernier aspect a généré néanmoins des réponses
intéressantes comme : « Les autres peuvent bien lui dire de ne pas courir après la richesse », « Les
autres sont en colère contre elle », « Les autres se sont bien moqué d’elle ».
La dimension moralisatrice et pédagogique reste quasi fondamentale dans le rapport texte-image et ces
illustrations doivent davantage la travailler pour le plus grand bien des lecteurs-enfants dont les textes
constituent de véritables pépinières de songes et de rêves.
c) Textes d’enfants : pépinières de songes et de rêves.
Le texte obtenu à partir des illustrations se révèle intéressant et précieux parce que d’une part, il
s’attache dans la mesure du possible au texte original (de l’auteur), d’autre part, il développe d’autres
aspects qui enrichissent la fiction et révèlent la force d’imagination des enfants.
La piste de la succession évoquée un peu plus haut et privilégiée par plus de la moitié des enfants pose
en quelque sorte la question de l’autonomie de la pensée ou de l’intelligence L’imaginaire de l’enfant
ne serait-il pas, influencé voire « conditionné » par une manipulation sous-jacente des adultes ? Un titre
comme « L’imaginaire enfantin comme imaginaire institué » qui annonce le cinquième chapitre du
livre de Bruno Duborgel exploité dans le cadre de cette étude aborde la question en explorant tous les
mécanismes d’influence de l’enfant par l’adulte à travers le choix des programmes et des thèmes offerts
à la lecture :
« Tout se passe donc comme si, de l’enfant producteur de textes à l’écolier lecteur de textes, se
redoublait un réseau de l’imaginaire semblable et lui-même produit, en arrière-fond, par les adultes
(auteurs de manuels, de livres pour enfants ou de romans pour adultes).Dans ces conditions, le texte
d’enfant serait une manière de reproduction des textes donnés à lire par les adultes aux enfants. » [23]
Dès lors quelle serait la part d’originalité dans un texte écrit par l’enfant lui-même ? Jusqu’où la
production d’enfant peut véritablement être appréciée à sa juste valeur ?
Nous pensons que la réponse n’est pas à chercher dans le texte à proprement parler, mais plutôt dans les
éléments de rêve qui y sont introduits par l’enfant et qui laissent entrevoir son degré d’imagination.
Parmi les copies existent des passages qui attestent d’une forme de liberté prise dans la reconstitution
de l’histoire. Un élève a justifié l’intérêt porté par la panthère pour la chèvre à travers une qualité ou
une disposition étonnante de celle-ci :
« ...Et c’est à cet instant que la bête découvrit quelque chose d’extraordinaire, quelque chose de
surnaturel pour celle-ci : une chèvre qui pouvait danser sur deux pattes, une chèvre bipède, une chèvre
un peu vantarde ». [24]
Un autre, tout en retenant la piste de la succession, n’en présente pas moins une copie riche en
imagination. C’est à partir de l’instant où la chèvre devenue « sous-chef » a commencé par se montrer
méchante et arrogante vis-à-vis des autres animaux notamment la panthère et l’éléphant. L’élève écrit :
« Quelques temps passés, la panthère et l’éléphant vinrent demander des conseils au sous-chef. Mais
elle les recevait avec méchanceté. Mais ces animaux demandaient un poste de travail. » [25]
Sur une autre copie, l’élève, délaissant le motif de l’âge avancé du lion et qui serait à l’origine de son
décès, développe au contraire la thèse de l’empoisonnement du roi par la chèvre, ce qui déchaîne du
coup la colère de la panthère qui, pour se venger, la poursuit jusque dans son village.
Un autre, enfin, est allé plus loin dans son imagination en justifiant du coup la raison pour laquelle la
chèvre est devenue un animal domestique plutôt que sauvage :
« Le lendemain matin, dès cinq heures, les animaux ne virent pas le roi. Ils allèrent le chercher, mais ils
ne le trouvèrent pas .Comme la chèvre n’était pas à l’enterrement, la bête (la panthère) sut que c’était
la chèvre et la poursuivit. Finalement elle avoua son meurtre et fuit au village. (...) C’est depuis ce jour
que la chèvre ne reste pas en forêt mais au village avec les hommes » [26]
L’imagination dont font preuve les enfants est à mettre à la hauteur des rêves et songes qui traversent
leurs pensées. Même en étant soumis à l’influence des adultes en matière d’instruction ou d’éducation,
leur imaginaire reste fécond pour donner libre cours à leurs rêves les plus intimes. C’est une
opportunité ou une sérieuse piste qui s’offre à tous les chercheurs du monde de l’enfant de renverser
cette tendance qui le place toujours dans la posture de « consommateur » plutôt que de « producteur ».
Toute la question réside dans la méthodologie d’approche. En même temps que l’accès aux codes
est primordial, il n’empêche de valoriser les discours originaux qui, par négligence ou ignorance
des codes, révèlent la profondeur de l’imagination des enfants.
Conclusion
Cette étude sur le texte et son illustration s’est révélée utile à bien des égards .La place de l’image et
son intérêt dans la production enfantine ont finalement fait d’elle une véritable écriture alternative. A
cet effet, l’apprentissage des codes par les enfants doit déboucher sur une forme de lecture rationnelle
et critique des images.
La gestion pédagogique de l’image qui s’est surtout attachée à l’enquête et à ses résultats a permis de
mesurer les aptitudes des enfants à lire et comprendre d’abord les illustrations indépendamment du
texte d’accompagnement, ensuite à produire des textes révélateurs de leur degré d’imagination. Dans ce
sens, l’analyse des facteurs externes sur le développement de l’imaginaire enfantin a aussi contribué à
mieux saisir la portée de certains discours. Finalement, le constat s’impose de lui-même : l’enfance
reste toujours un univers fécond à visiter et à découvrir et il faut alors amener les uns et les autres à
changer de regard sur l’enfant qui n’aura jamais fini de surprendre.
Amakoé Jean-Rémy d’ALMEIDA Chercheur associé CRTH Cergy-Pontoise
[1] Ernestine. Gbonfou, La chèvre vaniteuse, conte, Editions du Flamboyant, Cotonou, 1993, 31 p.
[2] Bruno Duborgel, Imaginaire et pédagogie, (Préface de Gilbert Durand), Ed. Privat, Paris, 1992, 277
p
[3] Liliane Hamm, Lire des images, Armand-Colin-Bourrelier, Paris, 1986, P.9
[4] Claude Palandri, « La lecture d’images, une aide pour l’enfant en difficultés ? », Mémoire
C.A.P.S.A.I.S. Option E, Strasbourg, 1995-1996.
[5] Il ne manque que la lettre « n » entre le « i » et le « e » pour vite établir le rapport quasi intrinsèque
entre le mot et la force productrice qu’il développe dans l’univers des rêves.
[6] Bruno Duborgel, Imaginaire et pédagogie, op.cit. p. 23
[7] Claude Palandri, « La lecture d’images, une aide pour l’enfant en difficulté ? » op.cit. p.11
[8] Amakoé J.R. d’Almeida, « Le référentiel dans la littérature pour enfants en Afrique noire
francophone 1990-2000 », thèse de doctorat, Paris4-Sorbonne, 2004, p.250
[9] Claude Palandri, « La lecture d’images, une aide pour l’enfant en difficulté ? » op.cit. P.20
[10] Sur le questionnaire, les images sont au nombre de 25 tout simplement parce que l’image 14 de la
couverture a été reprise dans les images d’illustration.
[11] Bruno Duborgel, Imaginaire et pédagogie, op.cit. p.29
[12] Idem p.43
[13] J. Piaget, La construction du réel chez l’enfant, Delachaux-Niestlé, Neuchâtel-Paris, 1937, 398p.
[14] Il s’agit des instructions officielles de la France qui ont inspiré nombre de programmes scolaires
africains jusqu’aux indépendances voire au-delà et que A. Guillot a reprises et publiées.
[15] Ernestine Gbonfou, La chèvre vaniteuse, op.cit. p.7
[16] Les contacts qui nous ont favorisé le travail de collecte des réponses se trouvent être des collègues
qui interviennent dans les classes de sixième. Nous ferons l’effort de respecter, dans nos prochaines
recherches, les exigences des auteurs, en intégrant les concernés (dans ce cas-ci, les élèves de CM, qui
ont, selon la moyenne d’âge, entre 9 et 11).
[17] D’après des études menées dans le cadre des politiques éducatives, les institutions privées
« laïques » et surtout confessionnelles offrent beaucoup plus d’opportunités de réussite que les
établissements publics où l’on déplore toujours des effectifs pléthoriques et le manque chronique de
moyens pédagogiques. Cela a été remarqué au niveau des réponses des enfants.
[18] P. Lequeux, L’enfant et les animaux. Quatre bêtes de légende. L’âne, le mouton, la chèvre et le
loup, L’Ecole, Paris, 1977, 347p.
[19] C’est nous qui soulignons
[20] Jacqueline Held, L’imaginaire au pouvoir, Les Editions Ouvrières, Paris, 1977, p.117
[21] Bruno Duborgel, Imaginaire et pédagogie, op.cit. pp.105-106
[22] Kama Kamanda, Les contes du griot, les contes des veillées africaines, Editions Magnard, Paris,
2005 pp.60-63
[23] idem p. 119
[24] Copie d’élève présentée en annexe.
[25] idem.
[26] idem.

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