Les sculptures antiques du Musée national archéologique d

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Les sculptures antiques du Musée national archéologique d
Les sculptures antiques du Musée national archéologique d’Athènes : entre
imaginaire classique et identité nationale (1889-1940)
Laure Caillot
Docteure en histoire de l’Université de Provence (France, Aix-en-Provence) et de l’Université
Capodistria d’Athènes (Grèce)
Le Musée national archéologique d’Athènes, en exposant des antiquités issues, pour la
plupart, du territoire national, proposait, à la fin du XIXe siècle, une histoire de l’évolution de
l’art grec antique. Cependant, ayant organisé bien plus qu’une simple exposition archéologique,
il a su participer au cours des décennies, grâce à ses classements muséographiques, au
renforcement d’une identité nationale grecque prenant ses racines dans la Grèce classique. Parce
qu’il est à la fois musée classique, musée pédagogique et musée central, ses antiquités ont su
répondre à une pédagogie nationale réclamant les origines de la Grèce dans la Grèce classique.
Se présentant comme le plus grand musée au monde dédié à l’art de la Grèce antique, le Musée
national archéologique tente d’assurer sa position pour faire prévaloir une image encadrée de
cette identité grecque.
Mots-clés :
Grèce, Antiquité, Patrimoine, Musée, Identité, Culture, Nationalisme, Muséographie
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En 2009, le Musée national archéologique d’Athènes a célébré ses 120 ans d’existence.
L’histoire de cette institution prit naissance avec celle de l’État grec au sortir de la guerre
d’Indépendance (1821-1833), qui mit fin à quatre siècles de domination ottomane. Très tôt, les
dirigeants grecs prirent conscience de l’importance et du rôle des antiquités dans la construction
nationale et la définition de la nation grecque. Dès 1827, le gouvernement provisoire de Grèce,
dirigé par Ioannis Capodistria (1776-1831), adjoignit à cet effet à la troisième Constitution de
Trézène un article stipulant l’interdiction de sortie hors du territoire de toute antiquité1. Et c’est
en mai 1834, soit un an après la reconnaissance du royaume de Grèce par la communauté
internationale, que la première loi archéologique fut promulguée2. Elle prévoyait l’organisation
future de la gestion des antiquités, devenues dès lors des « possessions nationales3 », ainsi que la
création du Musée central archéologique, le futur Musée national archéologique inauguré en
1889.
Le Musée, bien qu’assumant le rôle primordial d’institution dédiée à l’art, n’en demeure
pas moins un objet politique. Parmi les institutions du pouvoir existant bien avant le XIXe siècle,
Benedict Anderson en définit trois : le musée, la carte et le recensement4. Cette perspective a été
peu étudiée dans l’ensemble de l’historiographie grecque. La question des antiquités en tant que
supports à la construction identitaire a été largement abordée, notamment par Yannis Hamilakis5,
mais pourtant aucune recherche n’a étudié le rôle des musées, ni celui du Musée national
1
Daphni Voudouri , État et Musées : le cadre juridique des musées archéologiques (Athènes, Sakkoula, 2003), p. 12
[en grec] ; Basileos Ch. Pétrakos, Un essai sur la législation archéologique (Athènes, Caisse des monuments
archéologiques, 1982), p. 12 [en grec].
2
Archives générales de l’État (Athènes), Fonds Othon, Ministère des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction
publique, Service de l’archéologie, dossier 44, n° 39, « Loi sur les collections des sciences et des arts, la découverte
et la conservation des antiquités et leur usage » [en grec].
3
Ibid., article 61.
4
Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (Paris, La
découverte, 2002) : p. 167.
5
Yannis Hamilakis, The Nation and its Ruins: Antiquity, Archaeology, and National Imagination in Greece
(Oxford, New York, Oxford University Press, 2007).
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archéologique dans ce processus. Dans le cadre de ma thèse de doctorat6, j’ai tenté de
comprendre comment ce musée a pu participer, grâce à l’exposition de sa collection de
sculptures – emblema représentatif de l’art grec antique dans la mémoire collective –, au
développement d’une conscience et d’une identité nationales forgées dans les liens indissociables
unissant la Grèce antique et la Grèce moderne. L’étude est fondée sur la confrontation de sources
variées; en effet, la simple approche muséographique ne suffisait pas, car elle ne pouvait contenir
les différents aspects soulevés par un tel sujet. Pour comprendre la place de cette institution dans
l’histoire du patrimoine et dans l’histoire de la construction nationale de Grèce, j’ai retracé les
événements qui ont marqué le Musée et ses collections en recourant à des documents d’archives,
à des textes législatifs, à des catalogues du Musée, à la presse nationale et à des archives
photographiques. Ce travail m’a permis de mettre en exergue l’existence d’un imaginaire
classique dans la première exposition de la collection de sculptures de la fin du XIXe siècle, mise
en place par Panaghiotis Kavvadias (1850-1928). Alors directeur de l’institution, Kavvadias
avait proposé le premier véritable classement des œuvres, qui perdura jusqu’en 1940.
La hiérarchisation générale des collections reposait sur un classement chronologique :
venait d’abord la collection égyptienne, puis suivaient la mycénienne, la grecque et la byzantine.
La collection des antiquités grecques, à proprement parler, était divisée par matériau : marbre,
céramique, terre cuite et bronze. Et la sculpture sur marbre occupait plus de la moitié de la
surface de l’exposition. Diverses lectures et méthodes de classification s’offraient au visiteur du
Musée. Dans un premier temps, les sculptures se succédaient de manière typologique, la statuaire
et les stèles funéraires précédant les reliefs votifs (fig. 1). Mais, au sein de cette présentation qui
donnait une large part aux salles dédiées à la ronde-bosse, on proposait aux visiteurs des salles Δ
6
Laure Caillot, Sculpture antique, patrimoine et identité nationale : l’exemple du Musée national archéologique
d’Athènes (1821-2004), thèse de doctorat (histoire), Université de Provence, Université Capodistria d’Athènes,
2009.
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à I un découpage historique (fig. 2) qui présentait les sculptures des époques archaïque, classique
puis hellénistique (époque alexandrine).
Fig. 1 : Plan de l’organisation de la collection de sculptures du Musée national archéologique
[Plan réalisé par Laure Caillot et Julien Laragne]
Fig. 2 : Plan des salles dédiées à la ronde-bosse
[Plan réalisé par Laure Caillot et Julien Laragne]
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La place dominante accordée à la statuaire au sein de la collection de sculptures se
renforçait d’un élément résidant dans l’appellation des différentes salles. En effet, la désignation
des salles relevait de deux approches différentes. Les salles dédiées à la statuaire portaient toutes
des noms faisant référence aux œuvres principales qu’elles contenaient : la salle d’Athéna (salle
E) renvoyait à l’Athéna Varvakeion, la salle de l’Hermès (salle Z) à l’Hermès d’Andros, la salle
de Thémis (salle Η) à la Thémis de Rhamnonte, la salle de Poséidon (salle Θ) au Poséidon de
Milo, et la salle des cosmètes (salle I) à la série des bustes des cosmètes. Seule la salle archaïque
(salle Δ) ne portait pas le nom d’une des sculptures qui y étaient exposées. De plus, le nom de
chacune des salles était peint sur les murs. Ces appellations venaient en sus de la dénomination
historique de la salle : les salles d’Athéna et d’Hermès correspondaient aux salles de la « Belle
Époque », et celles de Thémis et Poséidon aux « époques alexandrine et romaine ». De plus, ces
mêmes œuvres faisaient aussi l’objet d’une muséographie particulière requérant des procédés
visant à les mettre davantage en valeur. Ces œuvres étaient soit placées sur des piédestaux
élevés, soit détachées du mur ou encore placées sous vitrine. On observe donc dans cette
muséographie l’emploi de ces chefs-d’œuvre pour établir des référents visuels à chacune des
périodes de l’art grec. Ce procédé ne s’appliquait pourtant qu’à la seule statuaire, car, pour les
salles des reliefs funéraires et votifs, on trouvait les seules mentions « Salle des reliefs
funéraires » ou « Salle des reliefs dédicatoires ». On était donc en présence d’un principe de
classification qui tirait profit de tous les artefacts disponibles pour renforcer un discours
essentiellement construit autour de l’art de la statuaire.
On retrouve en premier lieu une hiérarchie entièrement héritée de classements
archéologiques où le marbre occupe la place la plus importante. L’héritage de la sculpture,
considérée depuis la Renaissance comme le grand art de l’Antiquité grecque, explique en partie
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cette position7. Cette hiérarchisation de la collection est manifeste dans la succession des
différentes salles. Seules les salles archaïques (salles Δ et δ) semblaient échapper à ce
classement, car elles regroupaient des rondes-bosses et des reliefs funéraires. Ces salles, qui
réunissaient deux niveaux de classification, posaient immédiatement la problématique soulevée
par cette période définissant les origines du grand art de la sculpture. On notera l’absence de
salles dédiées uniquement à l’art romain. Pourtant, des sculptures romaines étaient exposées dans
l’ensemble des salles de la « Belle Époque » et de l’époque dite « alexandrine ». Ces sculptures
se confondaient au milieu des œuvres classiques et hellénistiques. L’époque romaine était alors
considérée comme une période de décadence de l’art; l’image véhiculée était ainsi loin d’être
positive, comme le confirme les propos de Kavvadias :
« Mais à l’époque impériale l’art s’asservit aux nombreux besoins créés par le
luxe romain, tombe de l’idéal dans le réalisme du portrait, et s’efforce d’atteindre non
seulement à la ressemblance générale, mais encore à la vérité vivante du visage8. »
Pour comprendre la présence de statues romaines dans les salles du Musée, il convient de
rappeler que les différents exemplaires des statues classiques ou hellénistiques n’étaient pas des
originaux : ils n’étaient que des copies de l’époque romaine d’après des originaux réalisés le plus
souvent en bronze. Les copies romaines historiaient les œuvres de l’art classique, dont les
originaux avaient disparu, mais qui sont aujourd’hui connus grâce à ces seules répliques. Ainsi,
les productions de cette période étaient convoquées à titre de testimonia des réalisations des
époques passées9. Ces œuvres permettaient ainsi d’insister davantage sur les réalisations des
époques classique et hellénistique. Panaghiotis Kavvadias définissait la période classique, qu’il
7
Chevalier de Jaucourt, « Sculpture antique », dans Denis Diderot, D’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers, (Paris, 1751-1772), tome 14 : p. 837-839.
8
Panaghiotis Kavvadias, Les marbres du Musée Central d’après le catalogue officiel. 1e partie, (Athènes, Vlastos.
1887) : p. 8.
9
Concernant ces œuvres, qui elles-mêmes étaient des copies d’œuvres anciennes en bronze comme le Diadumène de
Délos, recouvert d’or pour rappeler l’original en bronze, voir : Brigitte Bourgeois, Philippe Jockey, « D’or et de
marbre : les sculptures hellénistiques dorées de Délos », Bulletin de correspondance hellénique, 128-129 (1), 2005 :
p. 347-349.
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dénommait également sous le terme de « Belle Époque », comme celle où l’art avait atteint son
acmé :
« C’est en Attique surtout et dans le Péloponnèse que l’art a atteint son plus
haut degré de perfection, pendant la brillante période qui sépare les guerres médiques à
la fin du règne d’Alexandre. L’art grec des beaux temps reste libre et varié, il ne se
plie pas à des formules d’écoles : et plus on connaît cet admirable Ve siècle qui produit
les œuvres capitales de la sculpture, plus on se convainc que l’art grec a puisé sa force
dans une entière liberté10. »
Pour Kavvadias, l’époque classique symbolisait la grandeur de l’art grec, qui trouvait son
essence à la fois dans une liberté politique imagée et glorifiée, et dans une liberté artistique. Et
c’est notamment dans cette notion que semblait se manifester une des symboliques
fondamentales dont était porteuse cette époque. Dans les catalogues, il reprenait invariablement
le déroulement historique de l’exposition qu’il avait réalisée : venait l’époque préhistorique, puis
l’archaïque, la classique, l’hellénistique dite « alexandrine11 » et enfin l’époque romaine. Il
insistait sur la période classique, qui, selon Susan Alcock, attestait une « mémoire sociale12 »
dans la mémoire collective grecque. Cette volonté d’insister sur les développements de l’art grec,
et donc sur l’évolution de la civilisation grecque antique, dessinait les contours d’une image –
encadrée et idéalisée – de l’histoire grecque, que ce soit à travers l’âge d’or que fut la Grèce
classique ou à travers des périodes originelles telles que l’époque archaïque13, qui respectait en
premier lieu les développements historiques et scientifiques de l’époque.
10
Panaghiotis Kavvadias, Les marbres du Musée Central d’après le catalogue officiel. 1re partie, (Athènes, Vlastos,
1887) : p. 4.
11
Ibid. : p. 5.
12
Susan Alcock, Archaeologies of the Greek past. Landscape, monuments and memories, (Cambridge, Cambridge
University Press, 2002): p. 5, 22.
13
Keith S. Brown K. S., Yannis Hamilakis, The Usable Past. Greek Metahistories, (Oxford, Lexington books,
2003) : p. 39-67.
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Au cœur des courants historiographiques de l’histoire de l’art, les influences germaniques
étaient largement présentes14. De celles-ci Kavvadias retint l’idée de jalonner l’histoire de la
sculpture grecque antique par les sculpteurs les plus grands : organiser l’exposition autour des
maîtres de la sculpture rejoignait le mouvement du Meisterforschung, issu des études de
l’historien de l’art allemand Johann Joachim Winckelmann (1717-1768). Ce dernier proposa une
première hiérarchisation de la sculpture grecque dans son ouvrage Histoire de l’art chez les
Anciens15, et ses travaux furent un des fondements de la formation universitaire de Kavvadias à
l’Université de Munich. La description de l’histoire de l’art grec par Kavvadias distinguait
plusieurs périodes selon un schéma d’ascensions et de régressions suivant une période d’apogée,
ou acmé, représentée par un art qualifié de florissant à l’époque classique. La présentation de
l’histoire de l’art grec de Kavvadias s’inspirait à l’identique de celle de Winckelmann. On peut
donc schématiser ainsi le discours de Kavvadias : l’époque archaïque est la période de
« l’imitation progressive de la nature »; l’époque classique, ou « Belle Époque », celle de « la
grâce et [de] la délicatesse des formes »; l’époque hellénistique, dite « époque alexandrine »,
celle où toutes les écoles de sculpture tendent à « une unité un peu vulgaire », avant que l’art du
portrait ne « tombe de l’idéal dans le réalisme » durant l’époque romaine16.
Que ce soit par la dichotomie, proposée par l’exposition, entre la statuaire et les reliefs
votifs, ou par le nombre de salles réservées à cette période, l’époque classique constituait
l’essence de l’exposition. La Grèce, durant ces premières années, ne s’était intéressée qu’à
l’Antiquité, et ce, dans la lignée du classicisme développé au XVIIIe siècle par les Européens,
aux yeux desquels l’art grec était intemporel17. Après la destruction de la tour franque de
14
Suzanne L. Marchand, Down from Olympus. Archaeology and phihellenism in Germany, 1750-1970, (Princeton,
Princeton University Press, 2003) ; Christina Koulouri, Dimensions idéologiques de l’historicité en Grèce, 18341914 : les manuels scolaires d’histoire et de géographie, (Frankfurt am Main, Peter Lang 1991) : p. 322.
15
Johan J. Winckelmann, Histoire de l'art chez les Anciens, (Paris, Chez Bossange, Masson et Besson, 1802-1803).
16
Panaghiotis Kavvadias, Les marbres du Musée Central…, op. cit., p. 6-8.
17
Philippe Malgouyres, Jean-Luc Martinez, Beau comme l’Antique, (Paris, Musée du Louvre, Collection
« Promenades », 2000) : p. 5-8.
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l’Acropole, érigée à l’époque médiévale, la Grèce antique semble, par ses monuments, se
matérialiser. On se désintéresse alors des bâtiments non antiques au profit de ceux strictement
classiques18. Cette période de l’histoire fut également élevée au rang de symbole lors de
l’indépendance, et tout ce qui la suivit ne retint guère l’attention : des pans entiers de l’histoire
du pays, comme l’époque byzantine, entre autres, ne furent pas retenus dans la conception d’une
continuité entre la Grèce antique et la Grèce moderne; la période ottomane fut également
occultée, et ce, malgré le travail d’intellectuels grecs19. L’archéologue et philologue grec
Stéphanos Koumanoudis (1818-1899) considérait que l’entretien d’une considération politique
au contact du classicisme permettrait d’enrichir et d’entretenir les fondements d’une conscience
nationale. Le classicisme était devenu une référence culturelle éminente en Europe, et il semblait
tenir une place particulière parmi les considérations nationales grecques, symbolisées par
l’Acropole, monument antique par excellence20. L’adhésion de Kavvadias à cette historiographie
beaucoup plus ancienne, et aussi plus répandue, corrobore un discours affirmant la supériorité de
la Grèce classique : Winckelmann plaçait l’apogée de la civilisation antique au siècle de Périclès,
période qui fut elle-même utilisée par les révolutionnaires pour faire du Parthénon un symbole
national21. Ces problématiques, alors largement partagées, relevaient de perspectives historiques
dans lesquelles le classicisme requérait encore toute l’attention. Elles n’étaient pas le résultat
d’une pensée uniquement grecque : héritées des schémas de la pensée occidentale des Lumières,
elles faisaient pourtant parfaitement écho aux discours identitaires qui tentaient d’effacer
l’époque ottomane22.
18
Mark Mazower M., « Archaeology, nationalism and the land in modern Greece », dans Dimitris Damaskos,
Dimitris Plantzos, A singular Antiquity. Archaeology and Hellenic Identity in twentieth-century Greece, (Athènes,
Musée Benaki, 2008) : p. 34.
19
Ioannis Koubourlis, La formation de l’histoire nationale grecque. L’apport de Spyridon Zambelios (1815-1881),
(Athènes, Institut de recherches néohelléniques, Collection Histoire des Idées, 2005) ; Voir également Georges
Prévélakis, Géopolitique de la Grèce, (Paris, Éditions Complexe, 1997) : p. 19.
20
Eleni Yalouri, The Acropolis. Global Fame, Local Claim, (Oxford, Berg, 2001) : p. 49-75.
21
Ibid. : p. 51-55.
22
Christina Koulouri, Dimensions idéologiques de l’historicité…, op. cit. : p. 491.
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Ces mêmes considérations classiques, parties prenantes des mouvements romantiques et
philhellènes, se transposèrent à l’archéologie et, plus largement, au domaine des arts. C’est ainsi
que, lorsque Athènes construisit une façade pour souligner son nouveau statut de capitale,
l’architecture néoclassique occupa une place centrale dans le développement de son urbanisme.
Classicisme et néoclassicisme furent donc des héritages primordiaux du philhellénisme européen
qui imprégna la culture grecque du XIXe siècle. Et le fait que l’État grec ait confié son projet à
Ernest Ziller, un architecte européen formé à l’esprit néoclassique, démontre une volonté
supplémentaire d’inscrire le nouveau musée national dans une longue tradition européenne et
surtout d’arborer, aux portes mêmes du bâtiment, ces références à l’architecture classique. AnneMarie Thiesse a démontré comment la notion d’identité culturelle reposait sur une conception
récente des modernes et comment celle-ci avait été élaborée dans des perspectives nationales et
politiques23. Et Yannis Hamilakis de rappeler que, pour les Grecs, revendiquer la propriété d’un
héritage classique représentait un moyen fondamental de participer à la modernité européenne et
donc de se forger une place reconnue sur le plan international24.
Même si Kavvadias avait repris la dénomination traditionnelle des salles en fonction de
l’œuvre principale qu’elles contenaient, leur appellation servait à la fois un discours purement
stylistique ou iconographique, et un discours historique où chaque œuvre était ainsi associée à
une époque. Le Musée contribuait donc à la constitution de l’histoire de la nation grecque en
proposant des jalons et des repères artistiques. Les antiquités, et notamment les sculptures,
présentaient une évolution de l’histoire de l’art en liaison avec les grandes périodes de l’histoire
grecque : l’histoire de l’art était donc au service du goût, des arts, mais aussi de l’histoire, tout en
étant aussi représentative des conceptions historiques d’un seul homme.
23
Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, (Paris, Seuil, Points Histoire,
2001).
24
Hamilakis Y. « Lives in Ruins: Antiquity and National Imagination in Modern Greece », dans Susan Kane, The
Politics of Archaeology and Identity in a Global Context, (Boston, Archaeological Institute of America, 2003) :
p. 60-61.
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Dans un discours généraliste qui plaçait la Grèce antique aux origines de la Grèce
moderne, les œuvres, en tant qu’individualités, allaient prendre une place plus précise, grâce à
l’association réalisée entre une œuvre représentative d’une époque et le nom d’une salle. Les
antiquités, en proposant une trame chronologique, se muaient comme autant d’éléments de
référence permettant d’illustrer l’histoire de la nation grecque par le biais de ses réalisations
parmi les plus rares. Les antiquités, abandonnant leur statut de vestiges archéologiques au profit
de celui d’œuvres d’art – leur entrée dans le Musée ayant entériné cette mutation –, devenaient
au sein de l’exposition des outils didactiques enseignant les grands moments de l’histoire de la
nation grecque. Et cette volonté de proposer des points de repère historiques se retrouvait
différemment, mais dans des perspectives identiques, dans l’enseignement. En effet, durant ces
mêmes années où eut lieu l’exposition du Musée national, la Grèce connut quelques réformes
scolaires qui virent l’apparition de la « scénographie » et du genre de la biographie dans
l’enseignement de l’histoire grecque. Ainsi, entre 1887 et 1897, afin de forger l’instruction
morale des écoliers, les leçons d’histoire au primaire, à l’image des Vies des hommes illustres de
Plutarque, reposaient sur l’étude des biographies des héros de l’histoire nationale, élevés au rang
de modèles. Le principe de ne retenir que les grands noms d’une histoire nationale ou de
l’histoire de l’art se rapprochait d’une même idée : fournir une trame historique avec des points
de référence25. Ce principe se superposait dans le cadre du Musée aux modes de classification
des antiquités. Parce que cette organisation valorisait la statuaire, le grand art de la sculpture, et
privilégiait la Grèce classique, elle proposait une image positive et idéalisée, mais a fortiori
dénaturée de l’histoire antique du pays, tout en respectant le déroulement chronologique de la
sculpture.
Le Musée, en tant que vitrine du patrimoine national et des racines antiques de la Grèce,
devait aussi donner une image positive de la Grèce antique. Pourtant, peut-on voir dans cette
25
Christina Koulouri, Dimensions idéologiques de l’historicité…, op. cit. : p. 259-263.
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prépondérance de la culture classique une volonté d’affirmer l’identité de la nation grecque aux
yeux des Européens? Est-ce que l’ouverture du Musée et la présentation de collections mettant
en avant un « âge d’or » antique contribuèrent réellement à l’amélioration de l’image de la
Grèce? Il est difficile d’en juger. Avant toute chose, le Musée demeurait aussi un lieu pour
l’exposition des beaux objets antiques, des statues complètes. Mais on peut supposer que, en
tenant le rôle de vitrine de la civilisation antique, il favorisa, dans les premières décennies de la
nation grecque, l’image de sa culture et contribua à sa manière à une diffusion populaire de
l’identité grecque à travers son patrimoine national.
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