Carroll Smith-Rosenberg , “The Female World of Love and Ritual

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Carroll Smith-Rosenberg , “The Female World of Love and Ritual
Brigitte MARREC,
MCF civilisation américaine,
Université de Paris-X Nanterre,
Groupe F.A.A.A.M., 26 septembre 2008.
Emergence et développement d’un champ de recherches :
à propos de l’article de Carroll Smith-Rosenberg, « The Female World of Love
and Ritual: Relations between Women in Nineteenth-Century America ».
L’article que l’historienne Carroll Smith-Rosenberg1 a publié en 1975 dans le premier
numéro de la revue d’études féministes Signs2 m’a semblé constituer un excellent point de
départ pour entamer notre réflexion sur les espaces clos et les communautés de femmes.
Présenter cet article aujourd’hui, en regard de l’ouvrage de Sharon Marcus paru en 2007,
Between Women : Friendship, Desire, and Marriage in Victorian England 3, permet de
mesurer l'ampleur du travail accompli en trente ans sur la question des relations affectives
entre les femmes au XIXème siècle. Afin de mieux percevoir le caractère novateur de l’étude
de Carroll Smith-Rosenberg, j'évoquerai tout d'abord les problématiques qui dominaient
l’histoire des femmes quand l’article a paru ; je m’intéresserai ensuite au « monde d’amours
et de rites » que Carroll Smith-Rosenberg a esquissé dans ces pages,
puis a continué
d’explorer dans plusieurs travaux postérieurs ; je terminerai enfin sur la postérité
particulièrement féconde que ses recherches ont engendrée.
1
Carroll Smith-Rosenberg enseigne aujourd’hui à l’université du Michigan (Ann Arbor).
Carroll Smith-Rosenberg, “The Female World of Love and Ritual: Relations between Women in NineteenthCentury America”, Signs, 1, 1, 1975, p. 1-29.
3
Sharon Marcus, Between Women: Friendship, Desire, and Marriage in Victorian England, Princeton, Princeton
University Press, 2007.
2
1
I. Contexte historiographique des années 1970
Dans le cadre de ce séminaire, nous nous étions précédemment intéressé(e)s aux
questions du « canon » . « The Female World of Love and Ritual », se situe en fait à la
charnière de nos explorations présentes et passées, car cet article qui a trait aux espaces clos et
aux communautés de femmes est également considéré comme un « classique » de la
production historiographique. Très vite, dès 1978, l’article a été traduit en français dans la
prestigieuse revue Les Temps modernes sous le titre : « Amours et rites : le monde des
femmes dans l’Amérique du XIXème siècle »4. En 2000, le Journal of Women's History lui
consacrait un numéro spécial : «Women's History in the New Millennium: Carroll SmithRosenberg's ‘The Female World of Love and Ritual’ after Twenty-Five Years »5. Aujourd’hui
encore, « The Female World of Love and Ritual » figure parmi les articles les plus
fréquemment cités de l’histoire des femmes et du genre6.
« The Female World of Love and Ritual » est un article fondateur pour deux raisons
majeures. Tout d’abord parce qu’il a révélé les potentialités d’un champ de recherches jusque
là peu exploré sur les relations affectives entre femmes : c’est ce que Sharon Marcus rappelle
lorsqu’elle le qualifie de « single most influential study of friendship »7. « The Female World
of Love and Ritual » a également fait date parce qu’en explorant cette thématique, comme
Louise Toupin l'explique dans un essai historiographique 8, l’article est devenu une « pièce
maîtresse du renouveau de l’histoire des femmes » dans les années soixante-dix.
4
Les Temps modernes, 33, 1978, p. 1231–1256.
“Women's History in the New Millennium: Carroll Smith-Rosenberg's ‘The Female World of Love and Ritual’
after Twenty-Five Years”, Journal of Women's History, 12, 3, 2000, p. 6-38.
6
Voir par exemple : Barbara Melosh, “Recovery and Revision: Women's History and West Virginia”, in West
Virginia History, 49, 1990, p. 3-6 ; ou encore l’introduction de Leila Rupp au numéro spécial du Journal of
Women's History mentionné ci-dessus, p. 6.
7
Sharon Marcus, op.cit., p. 30.
8
Louise Toupin, « Une histoire du féminisme est-elle possible ? », Recherches féministes, 6, 1, 1993, p. 31.
5
2
L’histoire des femmes telle qu’elle se pratiquait alors était en effet une histoire qui
s’inscrivait dans ce qu’on a appelé : le « women’s rights framework »9. C'était une histoire qui
étudiait les multiples formes d’oppression dont les femmes étaient victimes (notamment leur
assignation à une sphère domestique jugée sclérosante), et qui retraçait en parallèle la lutte
âpre et longue des militantes pour l'obtention de l’égalité civile et politique. Pour Carroll
Smith-Rosenberg et quelques autres historiennes, notamment Gerda Lerner, cette histoire dite
« des femmes » était encore trop marquée par l’androcentrisme de l’histoire traditionnelle, car
en montrant les femmes victimes des hommes, ou luttant contre les hommes, ou engagées
parfois aux côtés des hommes dans certains mouvements dont l’importance historique avait
été validée par l’histoire des hommes, c’était toujours les hommes, paradoxalement, qui
figuraient au centre d’un récit dont les sources, les thématiques et la périodisation
demeuraient en fait inchangées10.
Dès le début des années soixante-dix, Carroll Smith-Rosenberg, Gerda Lerner et
quelques autres ont donc prôné une histoire des femmes différente : à savoir, une histoire du
féminin au féminin, qui s’efforce de reconstruire l’expérience vécue par les femmes dans
toute sa complexité, et telle que les femmes elles-mêmes l’ont rapportée. En d’autres termes,
il s'agissait d'écrire une histoire qui ne soit pas que déploration de l’oppression, mais
reconnaissance de la richesse de l’expérience vécue lorsque celle-ci l'a été ainsi ressentie ; une
histoire qui ne se cantonne pas au politique et aux héroïnes de lutte, mais s’ouvre au culturel
et accepte aussi celles qui se satisfaisaient de leur quotidien ; une histoire enfin qui ne laisse
9
Pour une analyse plus détaillée, voir l’article de Louise Toupin mentionné ci-dessus, p. 25-51.
Carroll Smith-Rosenberg développe ces critiques dans : “The New Woman and the New History”, Feminist
Studies, 3, 1, 1975, p. 185-198 ; voir aussi sa contribution dans : “Politics and Culture in Women’s History: a
Symposium”, Feminist Studies, 6, 1, 1980, p. 55-64 ; ainsi que “Hearing Women’s Words: A Feminist
Reconstruction of History” dans le recueil qu’elle publie en 1985 : Disorderly Conduct. Visions of Gender in
Victorian America, New York, A. A. Knopf (p. 11-52). Dans son recueil de 1979, The Majority Finds its Past:
Placing Women in History, New York, O.U.P., Gerda Lerner réunit plusieurs articles publiés dans diverses
revues entre 1969 et 1977, qui soulignent également les limites d’une histoire des femmes restreinte au
militantisme et à la dénonciation de l’oppression ; voir notamment : “New Approaches to the Study of Women in
American History”, p. 3-14 ; “Placing Women in History: Definitions and Challenges”, p. 145-159 ; “The
Majority Finds its Past”, p. 160-167 ; “The Challenge of Women’s History”, p. 168-180. Tous ces articles
comportent également un volet programmatique.
10
3
pas seulement entendre les commentateurs en vue d'une époque, généralement masculins,
mais s'efforce de redonner la parole à toutes les actrices du passé de manière à en restituer
l'inévitable diversité.
Tel est le programme que Carroll Smith-Rosenberg met en œuvre dans « The Female
World of Love and Ritual ». Travaillant à partir d’un corpus d’archives familiales appartenant
à trente cinq familles de la classe moyenne (assez diverses néanmoins géographiquement et
culturellement), soit des milliers de documents (lettres et journaux intimes) rédigés entre les
années 1760 et 1880, l’historienne a privilégié des sources non masculines (quand trop
souvent les historiens avaient cherché le passé des femmes dans les écrits des hommes, bien
sûr plus nombreux), des sources non prescriptives (quand trop souvent le passé avait été
reconstitué à partir de traités éducatifs et autres manuels de savoir-vivre, qui indiquent ce
qu’il convient de faire, mais pas nécessairement ce qui est réellement fait), des sources non
publiées enfin (qui permettent d'espérer que les distorsions liées à la mise en scène de soi
seront moins marquées que lorsqu’une publication est visée11).
Grâce à ce corpus, Carroll Smith-Rosenberg a fait émerger un « monde d’amours et
de rites » inattendu que je vais maintenant vous présenter, en m’appuyant bien évidemment
sur « The Female World of Love and Ritual », mais aussi sur deux essais qu’elle a publiés dix
ans plus tard et dans lesquels elle affine ses analyses :« Hearing Women’s Words: A Feminist
Reconstruction of History » et « The New Woman as Androgyne : Social Disorder and
Gender Crisis, 1870-1936 »12.
11
Si Carroll Smith-Rosenberg espère ainsi avoir accès à « un monde très privé de réalités émotionnelles »
(comme elle le dit dans “The Female World”, p. 3), elle se montre plus circonspecte dix ans plus tard dans
“Hearing Women’s Words” , cité précédemment : voir notamment p. 44-45.
12
Ces deux essais ont été publiés dans Disorderly Conduct (voir note précédente): “Hearing Women’s Words”,
p. 11-52 et “The New Woman as Androgyne”, p. 245-296.
4
II. Un monde d’amours et de rites
J’esquisserai tout d’abord une rapide description du « monde » dont il est question
dans « The Female World of Love and Ritual ».
Quelles en sont les actrices ? Des femmes de tous âges (fillettes ou femmes âgées)
unies par des liens de parenté ou d’amitié : au cœur de ce monde palpite la relation
mère/fille13 ; tous les membres féminins de la famille élargie en constitue le premier cercle 14;
les amitiés nouées en périphérie (amies d’enfance, d’école, etc.) en font partie elles aussi.
De quelles « amours » s’agit-il exactement ? Le terme recouvre en fait une vaste
gamme de sentiments et de relations : complicités, amitiés, amours, passions (platoniques ou
non) qui résistent à l’épreuve du temps et de l’éloignement géographique, et se révèlent
souvent d’une intensité rare. Carroll Smith-Rosenberg nous donne des exemples aussi bien de
relations mère-fille fusionnelles, que de passions (semble-t-il) érotiques entre femmes par
ailleurs souvent mariées, et ceci sans que le mari ou la société ne semblent y trouver à redire :
ces sentiments s’exprimant ouvertement, en termes parfois enflammés, voire sensuels, dans
des lettres circulant largement…
Comment ces liens se forgent-ils ? Ils se tissent et se renforcent tout au long de la vie
et notamment lors des grands moments (puberté, mariage, maternité, deuil, etc.), moments
souvent vécus isolément des hommes, ressentis comme autant d’expériences spécifiques par
les femmes, et qui donnent lieu à ces rites évoqués dans le titre.
Quelles fonctions, enfin, ces relations affectives remplissent-elles ? Elles facilitent tout
d’abord la transmission des savoirs de génération en génération (comme par exemple la
transmission des « arts domestiques »), et constituent des réseaux d’entraide en cas de
nécessité. Elles offrent aussi soutien et réconfort, permettant de partager les joies et les peines,
13
14
« An intimate mother-daughter relationship lay at the heart of this female world » : ibid., p. 15.
Carroll Smith-Rosenberg évoque un “inner core of kin” dans “The Female World”, p. 11.
5
et contribuent au développement d’un sentiment de sécurité, de dignité, d’estime de soi et du
groupe. Elles ouvrent enfin la possibilité de faire des expériences d’une grande richesse
émotionnelle, et peut-être plus…
Car une ambiguïté majeure demeure : quelle était la véritable nature de ces relations ?
S’agissait-il d’homosexualité consciente et assumée, ou non? Pour Carroll Smith-Rosenberg,
c’est là une question non pertinente car anachronique : les Victoriennes elles-mêmes ne
semblaient pas se la poser, et les documents ne permettent pas vraiment d'y répondre. Il faut
donc plutôt tenter de comprendre comment des liens puissants, des amitiés intenses, parfois
même érotiques, entre des femmes le plus souvent mariées, ont pu se développer et ont été
considérées, apparemment, comme socialement acceptables, compatibles avec le mariage,
voire même tout à fait complémentaires avec lui15. Ce qui nous amène aux hypothèses que
Caroll Smith-Rosenberg formule sur les conditions de formation de ce monde affectif qu'elle
présente comme tout à fait spécifique.
Pour Carroll Smith-Rosenberg, il convient de ne pas chercher les explications dans la
psychologie des individues, mais plutôt dans le contexte de l’époque ; en d'autres termes : il
s'agit de dépersonnaliser l’analyse pour mieux l’historiciser. Carroll Smith-Rosenberg
propose un faisceau d’explications, qu'elle esquisse dans « The Female World of Love and
Ritual », et développe en détail par la suite dans les deux articles mentionnés plus haut.
Un premier élément d'explication est d’ordre économique. Pour Carroll SmithRosenberg, nous l’avons vu, la relation mère-fille était au cœur de ce « monde d’amours ». La
période 1760-1880 n’offrait en effet guère d’alternatives désirables aux femmes de la classe
moyenne en dehors du mariage, ce qui entraînait une inévitable reproduction à l’identique des
rôles de mère en fille, situation propice aux relations proches et harmonieuses : la mère
15
Voir l’intervention de Carroll Smith-Rosenberg dans “Politics and Culture in Women’s History: a
Symposium”, Feminist Studies, 6, 1, 1980, p. 60.
6
transmettant un savoir nécessaire, la fille l’imitant à son tour, les deux se valorisant
mutuellement16. A contrario, lorsque vers la fin du XIXème siècle les possibilités d’emplois
rémunérés commencent à se diversifier et permettent d’envisager une vie autre que
domestique (de 1870 à 1920, quarante à soixante pour cent des jeunes filles diplômées de
l’université ne se marieront pas17), Carroll Smith-Rosenberg note que les tensions
s’accroissent entre mères et filles, et que la belle harmonie tend à s’effriter18.
Le deuxième élément d'explication a trait à la démographie. Carroll Smith-Rosenberg
note qu’à l’époque, le fossé des générations était moins marqué dans les familles qu’il ne l’est
devenu par la suite : il n’était pas rare, par exemple, que mères et filles accouchent en même
temps, de leur (respectivement) dernier et premier enfants ; que sœurs, cousines, tantes, etc.
d’âges différents se côtoient quotidiennement. Cette situation favorisait le développement de
relations affectives d’une grande intensité entre femmes et créait un sentiment d’appartenance
à une communauté particulière, sentiment que contribuait à accroître la séparation entre les
sexes en vigueur dans les classes moyennes et supérieures de la société à l’époque19.
Ce qui nous amène au troisième facteur, culturel cette fois. La socialisation différente
des enfants dès leur plus jeune âge, et la polarisation extrême des rôles de genre au sein de la
famille d’abord et de la société ensuite avaient pour effet, selon Carroll Smith-Rosenberg, de
rendre hommes et femmes étrangers les uns aux autres (elle emploie le terme « alien » dans
« The Female World of Love and Ritual »20). Les relations affectives entre femmes se seraient
épanouies dans un contexte où les figures masculines n'offraient guère qu'une présence
fugitive et fantomatique.
Il y avait donc là un terrain propice au développement de relations affectives fortes.
16
Carroll Smith-Rosenberg, “The Female World”, p. 17.
Carroll Smith-Rosenberg, “The New Woman as Androgyne”, p. 253.
18
Carroll Smith-Rosenberg, “Hearing Women’s Words”, p. 33.
19
Carroll Smith-Rosenberg, “The Female World”, p. 9 ; “Hearing Women’s Words”, p. 33-34.
20
Carroll Smith-Rosenberg, “The Female World”, p. 28. Voir aussi p. 9 pour la question de la socialisation.
17
7
Reste à comprendre pourquoi la société victorienne réputée sexuellement répressive, et qui
condamnait implacablement l’homosexualité masculine, se montrait tolérante, voire
bienveillante, à l’égard des relations entre les femmes.
Une première hypothèse de travail est que l’usage des mots ait changé : des mots, qui
pour nous évoquent la passion érotique n’étaient peut-être à l’époque que convention
rhétorique servant à exprimer des sentiments d’amitié platonique ; la société n’avait par
conséquent aucune raison de s’alarmer21... Pour Carroll Smith-Rosenberg, cette interprétation,
bien que possible, ne suffit pas à rendre compte de la situation.
De fait, la société victorienne ne semblait voir dans ces amitiés incandescentes ni des
« attachements contre nature » du même ordre que l’homosexualité masculine, ni un danger
majeur susceptible de déstabiliser le mariage hétérosexuel et la famille considérés comme
fondements de la société. A l’évidence, la gamme de relations permises entre les femmes était
plus large au XIXème qu’elle ne l’est devenue ensuite. Que s’est-il donc passé ?
Pendant la plus grande partie du XIXème, les médecins anglais et américains ne
pensaient guère l’homosexualité féminine que comme un phénomène rare et exotique 22. Au
tournant du siècle, alors que l’eugénisme se développe, et que les femmes commencent à
acquérir une visibilité politique et professionnelle dans la sphère publique qui ne manque pas
d’inquiéter, sexologues, psychologues et psychanalystes formulent un discours nouveau sur
l’homosexualité féminine que politiciens, éducateurs et moralisateurs relaient ensuite
largement23 : ce discours pathologise les relations affectives entre femmes, les redéfinit
comme lesbiennes, contre nature, dangereuses pour « la race ». Un modèle freudien
dichotomique s’impose alors, qui oppose la sexualité « normale » à la sexualité « déviante »,
et restreint le champ des relations affectives, sexuelles ou non, considérées comme
21
Ibid., p. 8 ; Carroll Smith-Rosenberg, “Hearing Women’s Words”, p. 35.
Carroll Smith-Rosenberg, “The New Woman as Androgyne” , p. 266.
23
Pour une analyse détaillée de cette évolution, voir “The New Woman as Androgyne” ; Carroll SmithRosenberg y souligne notamment le rôle joué par Havelock Ellis, p. 275-280.
22
8
cliniquement et moralement acceptables. Pour Carroll Smith-Rosenberg, ce modèle binaire,
normatif et réducteur, est donc un trait de culture historiquement daté. En faisant émerger un
passé différent, Carroll Smith-Rosenberg a ainsi puissament contribué, dans les années 1970,
à dénaturaliser le présent.
III. Retombées
« The Female World of Love and Ritual » s’inscrit bien sûr dans le contexte
d’effervescence politique, sociale et intellectuelle des années soixante-dix, qui a entraîné une
remise en question des normes et des conventions dans de multiples domaines. Comme je l’ai
indiqué au début de cette présentation, le travail de Carroll Smith-Rosenberg s’est révélé
particulièrement fécond : son article est devenu une pièce majeure sur le plan
historiographique, et il a fourni un ancrage historique à des développements théoriques
ultérieurs qui ont été parmi les plus marquants de ces dernières années. Mais sur certains
points, ses conclusions ont été nuancées, voire contestées, comme nous allons le voir
également.
En travaillant sur les relations affectives entre femmes, Carroll Smith-Rosenberg a
donc montré les potentialités d’un champ de recherches nouveau. Son modèle d’analyse, plus
historique que biographique, a aussi contribué à donner une dimension nouvelle à l’histoire de
l’homosexualité, lui permettant de dépasser le stade du catalogue où elle était encore
cantonnée24. A la même époque, Michel Foucault publiait La Volonté de savoir et ouvrait
grand la voie aux recherches sur l’histoire de la sexualité25. Très vite, comme elle le dit elle
même, son article a « vécu sa propre vie », certains l'utilisant afin de prouver que les
24
Voir l’article de Karin Lützen : “The Female World: Viewed from Denmark”, Journal of Women's History, 12,
3, 2000, p. 34-38.
25
Son ouvrage, publié en 1976, sera très vite traduit en anglais (en 1978).
9
Victoriennes pouvaient avoir des relations sexuelles sans que la société ne les stigmatise,
d’autres pour démontrer au contraire que ces amitiés romantiques étaient totalement
désincarnées26 ...
Mais cet article a surtout marqué un tournant dans l’histoire des femmes et du genre.
De fait, Carroll Smith-Rosenberg effectuait dans son étude une triple ré-évaluation : réévaluation de la morale et de la sexualité victoriennes, qui offraient une fluidité inattendue
ensuite perdue ; ré-évaluation de la sphère privée, qui permettait le développement d’une
culture féminine épanouissante et généreuse ; ré-évaluation enfin de la condition féminine,
qui révélait des formes d'autonomie d'une richesse insoupçonnée. Pendant un temps, le débat
sera féroce : les tenantes d’une histoire féministe politique, attachée à dénoncer l’oppression,
s’alarmeront des dangers que représentent pour elles une histoire culturelle dépolitisée
célébrant les joies de la sororité dans ce qu’elles estiment être un excès d’optimisme
injustifié27. Mais un champ de recherches nouveau était ouvert ; des interprétations autres
étaient avancées ; une écriture différente de l’histoire des femmes était proposée. Le fossé
entre les historiennes du tout politique et du tout culturel (pour aller vite) s’est
progressivement comblé. Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que l’histoire des femmes et du
genre se doit de tout explorer afin de rendre compte des multiples facettes du passé.
Sur le plan théorique, cet article me semble également constituer un jalon important
dans l’entreprise de déconstruction des identités sexuées qui s’est déployée par la suite.
Lorsque Carroll Smith-Rosenberg montre comment un modèle binaire opposant
l’hétérosexualité « normale » à l’homosexualité « déviante » a supplanté un continuum de
pratiques affectives et sexuelles entre femmes à la fin du XIXème siècle, comment ne pas
penser aux deux concepts majeurs développés par Adrienne Rich quelques années plus tard
26
Carroll Smith-Rosenberg, “Hearing Women's Words”, p. 30.
Voir notamment l’article de Ellen DuBois dans “Politics and Culture in Women’s History: a Symposium”,
Feminist Studies, 6, 1, 1980, p. 28-35.
27
10
dans son fameux essai, Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence 28, à savoir : « la
contrainte à l’hétérosexualité » (ce conditionnement social violent visant, selon Rich, à
institutionnaliser et perpétuer l’exploitation des femmes par les hommes), et « le continuum
lesbien » (qu'elle définit comme
le « vaste registre […] d’expériences impliquant une
identification aux femmes et pas seulement le fait qu’une femme ait eu ou ait consciemment
désiré une expérience sexuelle génitale avec une autre femme ») ? Cette instabilité du féminin
et du masculin que Carroll Smith-Rosenberg donne à voir dans son article préfigure bien sûr
le « trouble dans le genre » théorisé par Judith Butler dans les années 1990, et la théorie queer
qui se développe depuis.
Dernier point, mais évidemment, pas le moindre... Dans « The Female World of Love
and Ritual », Carroll Smith-Rosenberg montrait que les femmes n'étaient pas nécessairement
opprimées, mais elle confirmait le paradigme d'une société divisée en deux sphères très
nettement différenciées29. Or, ce modèle des deux sphères est maintenant très vigoureusement
contesté, pour ne pas dire abandonné.
Très vite, dès que l’article a paru, on a suggéré que Carroll Smith-Rosenberg avait
probablement exagéré la polarisation de la société entre le monde des femmes et celui des
hommes. La distorsion pouvait venir des sources utilisées : de fait, on écrit rarement aux
personnes avec qui on partage son quotidien... Il était donc nécessaire d’analyser aussi les
liens entre maris et femmes, pères et filles, etc à partir d’autres documents de manière à
corriger ce biais30. Les recherches qui ont suivi ont effectivement montré que les interactions
et les relations entre les hommes et les femmes étaient bien plus nombreuses et chaleureuses
que le travail de Carroll Smith-Rosenberg ne le laissait penser.
28
Paru en 1980, l’essai a très vite été traduit (en 1981) dans le premier numéro de Nouvelles Questions
Féministes sous le titre : « La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne », p. 15-43.
29
Carroll Smith-Rosenberg, “The Female World”, notamment p. 9-10.
30
Voir l’article de Barbara Sicherman : “American History”, Signs, 1, 2, 1975, p. 461-485.
11
De plus, dès les années 1980, de multiples études ont révélé la perméabilité des
frontières entre les sphères (même pour ce groupe particulier que constituait les femmes de la
classe moyenne), voire la non-pertinence du modèle, notamment lorsqu'il était appliqué à
d'autres groupes de femmes. Il est apparu aussi que l'usage des termes « public » et « privé »
avait parfois changé, que les acteurs de l’époque pouvaient les employer différemment de
nous ; et que le champ d’extension géographique, spatial, que la métaphore des sphères
suggère, ne recouvrait pas nécessairement celui des activités qui y étaient engagées :
l’historienne Amanda Vickery nous donne ainsi l’exemple d’Elizabeth Shackleton qui, au
XVIIIème siècle, avait repris les activités commerciales de son défunt mari, et gérait tout un
réseau d’acheteurs, activité fort « publique », le plus souvent sans quitter la sphère
domestique, en correspondant avec eux de son bureau, espace fort « privé »31… Des modèles
plus complexes ont été par conséquent proposés, comme par exemple celui de « sphère
publique féminine » pour étudier certains espaces « intermédiaires » : collèges, syndicats,
organisations politiques de femmes, etc32.
Cependant, même si peu de femmes au XIXème siècle vivaient comme John Ruskin
ou Coventry Patmore le souhaitaient 33, la rhétorique des deux sphères était bien omniprésente
dans les discours de l’époque, que ce soit pour louer les vertus de cette organisation sociale,
ou en critiquer les limites. Comment comprendre alors la prégnance de ce discours, si la
réalité était infiniment plus complexe ? A nouveau, diverses hypothèses ont été avancées.
Ainsi, l’abondance même des textes qui exaltaient cette partition de la société indiquerait
peut-être moins l’emprise étouffante du modèle que sa perte de vitesse et l’angoisse que cela
générait : il n’est généralement nul besoin de continuer de répéter ce dont chacun est déjà
convaincu… En d’autres termes, la multiplication des discours sur la nécessité de respecter la
31
Amanda Vickery, “Golden Age to Separate Spheres?”, p. 411-412 notamment.
Voir par exemple : Estelle Freedman, “Separatism as Strategy: Female Institution Building and American
Feminism, 1870–1930”, Feminist Studies, 5, 3, 1979, p. 521.
33
Coventry Patmore, The Angel in the House, London, John W. Parker and Son, 1854 ; et John Ruskin, Letter to
Young Girls and Young Ladies, New York, John Wiley and Sons, 1888.
32
12
belle ordonnance public/privé ressemblerait fort à une réaction conservatrice apeurée devant
la montée en puissance des ambitions affichées par les femmes et leur implication accrue dans
des champs de plus en plus diversifiés de la société, et visait donc à remettre sur le chemin de
la sphère domestique celles qui étaient en fait de plus en plus nombreuses à la quitter (les
ouvrières pour travailler, les bourgeoises pour réformer, enseigner etc) 34. L’appropriation de
la rhétorique de la domesticité, par les femmes de la classe moyenne notamment, domesticité
définie comme fondement de la respectabilité et responsabilité spécifique, pouvait également
se révéler d’ordre stratégique : l'équation domesticité-respectabilité leur permettant d'asseoir
une supériorité de classe par rapport aux femmes des masses laborieuses35 ; et surtout, la
prescription de la domesticité comme responsabilité spécifique constamment réitérée dans le
discours dominant leur fournissant des arguments pour se ménager un espace de pouvoir, par
rapport aux hommes, au sein du foyer d’abord, et dans la société ensuite 36. Quant à la
dénonciation d’une société strictement ségréguée par les féministes du XIXème siècle, elle
pourrait se comprendre non pas comme image fidèle du réel mais comme arme de combat
polémique bien plus efficace pour mobiliser les soutiens dans la lutte vers l’égalité, qu’une
description nuancée de l’expérience vécue par les femmes dans toute sa complexité ne l’aurait
bien sûr été37.
Pour conclure donc, les historien(ne)s s’accordent aujourd’hui sur ce point : la
représentation d’une société divisée en deux sphères étanches, totalement ségréguées, quelle
que soit la classe sociale concernée, était plus rhétorique que réalité.
34
Voir les analyses que Gerda Lerner propose dans : “The Lady and the Mill Girl”, publié dans “The Majority
Finds its Past. Placing Women in History”, p. 15-30 ; et celles d’Amanda Vickery dans “Golden Age to Separate
Spheres?”, p. 400 notamment.
35
Voir par exemple Gerda Lerner: “The Lady and the Mill Girl”, p.
36
Voir par exemple D. Scott Smith : “Family Limitation, Sexual Control and Domestic Feminism in Victorian
America”, publié dans Feminist Studies, 1, 3/4, 1973, p. 40-57 ; et Amanda Vickery, “Golden Age to Separate
Spheres?”, p. 384 et 400-401 notamment.
37
Amanda Vickery, “Golden Age to Separate Spheres?”, p. 401 notamment.
13
Bibliographie sélective
- Forum : “Beyond Roles, Beyond Spheres: Thinking about Gender in the Early Republic”,
William and Mary Quarterly, 46, 3, 1989.
- Forum : “Politics and Culture in Women’s History: a Symposium”, Feminist Studies, 6, 1,
1980.
- Forum : “Women's History in the New Millennium: Carroll Smith-Rosenberg's 'The Female
World of Love and Ritual' after Twenty-Five Years”, Journal of Women's History, 12, 3,
2000.
- Freedman, E., “Separatism as Strategy: Female Institution Building and American
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