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décryptage
Décor pour << enchanteresse >>
Les visiteurs du musée des Arts décoratifs peuvent y admirer
l’appartement privé de Jeanne Lanvin, sommet de raffinement
et précieux témoignage du goût des années 1920.
les arts décoratifs • TDC n o 1020
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L
e musée des Arts décoratifs se distingue par
le nombre important de ses reconstitutions
de décors. Parmi ces period rooms, l’appartement de Jeanne Lanvin se signale particulièrement par son remontage à l’identique qui
permet de se projeter au milieu des années 1920. Lors de la démolition de son hôtel particulier en 1965, le prince Louis de Polignac, cousin
par alliance et héritier de la fille de la couturière,
offrit au musée l’ensemble de l’appartement privé
tel que sa fille l’avait conservé depuis la disparition
de sa mère en 1946.
Le décorateur et la couturière
Ces trois pièces témoignent de la collaboration
de deux acteurs majeurs de la scène artistique des
années 1920 : le décorateur Armand-Albert
Rateau et la couturière Jeanne Lanvin, unis par un
même attachement à un passé réinterprété, que ce
soit dans les boiseries de style Louis XVI de l’un ou
dans les modèles de « robes de style » de l’autre.
Formé à l’école Boulle de 1894 à 1898, puis
dessinateur chez le grand décorateur Georges
Hoentschel, Rateau ouvre en 1919 ses propres
ateliers de dessin et de fabrication à Levallois. Dès
1920, il devient le décorateur attitré de Jeanne
Lanvin et réalise, dans le cadre de Lanvin Décoration, le décor intérieur du théâtre Daunou à Paris,
avant d’aménager la demeure privée de la couturière. Au même moment, il participe activement
à l’installation de plusieurs pavillons à l’Exposition internationale de 1925, principalement pour
la section de la mode dont Jeanne Lanvin est la
présidente.
En 1925, Jeanne Lanvin est au sommet de sa
carrière commencée comme modiste en 1889. La
naissance de sa fille Marguerite, en 1897, l’a
amenée à réaliser une collection de robes pour
enfants. À partir de là, elle a franchi tous les échelons pour atteindre la consécration de la Haute
Couture. Les années 1920 marquent l’expansion
de la maison de couture qui compte alors pas
moins de 23 ateliers (tailleurs, lingerie, chapeaux,
dessin, broderie, etc.) et 800 personnes qui s’activent pour présenter, à chaque collection, près
de 300 modèles. Surnommée « l’enchanteresse »
par Louise de Vilmorin, Jeanne Lanvin apprécie
les réminiscences historiques, les motifs anciens,
la broderie, les toiles de maîtres du xixe siècle et
s’intéresse aux sulfures de verre.
En 1920, elle achète l’ancien hôtel particulier
de la marquise Arconati-Visconti, 16, rue Barbetde-Jouy à Paris. Elle fait réaménager la salle à
manger et la bibliothèque par Rateau, qu’elle a
rencontré chez le couturier Paul Poiret. Après
l’aménagement de l’ancien hôtel particulier au
goût du jour, Jeanne Lanvin décide la construction
d’une nouvelle aile avec des salles de réception au
rez-de-chaussée et au premier étage, le dernier
étage étant consacré à son appartement privé
comprenant une salle de bain, une chambre et un
boudoir ouvrant sur une terrasse.
La salle de bain
Conçue en 1924, la salle de bain réunit tous les
éléments de confort, réalisés à l’aide de matériaux
précieux et coûteux. Les appareils sanitaires sont
en marbre de Hauteville ainsi que les deux vitrines
qui flanquent les portes garnies de miroirs. Une
partie des murs est en stuc, l’autre est recouverte
de plaques de marbre ornées, aux angles, de cornières de bronze sculptées de feuillages et de marguerites. Le sol est dallé de marbre noir, blanc et
jaune de Sienne, à dessins losangés et zones unies
disposées selon les passages de circulation. La
robinetterie de bronze patiné prend la forme de
faisans, de marguerites et de pommes de pin. Le
mobilier de bronze associe les fleurs et les papillons
pour les appliques lumineuses, les faisans pour les
lampadaires, le marbre et le bronze pour la table
de toilette équipée de porte-serviettes en verre
tandis que le siège en bois doré est garni d’une
tapisserie au point, passe-temps favori de Jeanne
Lanvin.
© Philippe Chancel/Paris, Les Arts Décoratifs
> Par Évelyne Possémé, conservatrice en chef au musée des Arts décoratifs
Deux acteurs
majeurs
de la scène
artistique des
années 1920
© Philippe Chancel/Paris, Les Arts Décoratifs
Paris, musée des Arts décoratifs.
savoir
● GUÉNÉ Hélène.
Décoration et haute
couture : ArmandAlbert Rateau pour
Jeanne Lanvin, un
autre Art déco. Paris :
Les Arts Décoratifs,
2006.
le corps en marbre de Sienne est surmonté de chapiteaux insolites où deux perruches inséparables
sont reproduites en bas-relief et dos à dos. Les
angles de la pièce sont surmontés de quatre basreliefs en stuc peint et doré fixés sur une plaque de
verre aventurine. Telles des mosaïques romaines,
ils représentent des animaux – faisans, écureuils,
belettes, oiseaux de paradis – s’abreuvant à des
coupes fleuries. Le sol est recouvert de dalles de
marbre blanc et noir, entourées d’une bordure de
marbre Portor assortie à la cheminée. Tout
concourt à faire de cet endroit un lieu calme et
propice à la contemplation des objets qui emplissent les vitrines et témoignent des différents centres d’intérêt de Jeanne Lanvin : bijoux régionaux,
opalines, porcelaines de Paris, éventails…
La tradition revisitée
Le style de Rateau est unique par l’utilisation
de matériaux précieux et raffinés pour créer un
décor de boiseries directement issu de la tradition
française du xviiie siècle, mais revivifiée par une
incroyable invention formelle dans les détails
sculptés des différents éléments du décor – chapiteaux, bases de colonne, corniches, panneaux
sculptés, encadrements –, créant un répertoire
ornemental nouveau. Les panneaux sculptés historiés – dessus de cheminée, dessus de porte, basreliefs – représentent un bestiaire commun – chat,
faisan, belette, oiseau de paradis, biche, cerf – dont
les formes s’inspirent de la schématisation des
miniatures orientales et persanes tandis que les
matériaux et les formes du mobilier métallique
proviennent de l’Antiquité.
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TDC n o 1020 • les arts décoratifs
Chambre de
Jeanne Lanvin,
Armand-Albert
Rateau. Paris, 1925.
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La chambre et le boudoir
Installée en 1925, la chambre est entièrement
revêtue de soie « bleu Lanvin », ce bleu dont Jeanne
Lanvin se serait éprise en découvrant les peintres
primitifs italiens. La tenture, ornée dans sa partie
inférieure de motifs de palmes, rosaces et marguerites, en hommage à sa fille, a été brodée mécaniquement dans les ateliers de la maison de couture
avec des fils de coton blanc, orangé et des fils d’argent. Le dessus-de-lit, les rideaux et les cacheradiateur sont réalisés dans le même tissu brodé.
La marguerite se retrouve sculptée dans le bois sur
la large plinthe à arceaux et sur les entourages cintrés des passages. Les pièces principales du mobilier en bronze et marbre noir et blanc reprennent
le motif des marguerites et les faisans des luminaires de la salle de bain et du boudoir. Ce mobilier est complété par des sièges en chêne vernis et
tapisserie au point. Les poignées de porte en
bronze doré sont agrémentées de boules pressepapier, objets collectionnés par la couturière. Face
à l’alcôve, la chambre s’ouvre sur le boudoir par
une grande baie vitrée qui confère au lieu une certaine théâtralité, telle une scène avec ses différents
niveaux de profondeur marqués par la glace de
séparation.
Le boudoir fait le lien entre la terrasse et la
chambre, dont il est séparé par la glace claire que
des rideaux pouvaient occulter. Les murs sont
recouverts de lambris panneautés, peints en gris
Trianon, rehaussés de moulures dorées et d’une
plinthe haute sculptée d’un motif de vannerie. Des
vitrines et une porte vitrée de passage occupent les
pans coupés accostés de colonnes engagées dont