Éducation, culture à La Réunion dans les années soixante

Transcription

Éducation, culture à La Réunion dans les années soixante
Education, culture à La Réunion
dans les années 1960
Prosper Eve
Université de La Réunion
Le 10 octobre 1851, l’inspecteur de l’Instruction Publique, Louis Crivilli,
défend dans une lettre au directeur de l’Intérieur la nécessité d’une école primaire professionnelle à La Réunion pour les fils de famille pauvres, la seule valable pour eux :
« C’est dans l’école seule et non dans la famille que l’enfant du prolétaire créole recevra les principes de la morale et de la religion ; c’est dans l’école seulement qu’il pourra acquérir les notions de l’instruction élémentaire; c’est encore dans l’école seulement
qu’il pourra arriver à aimer le travail manuel, l’apprendre et s’y accoutumer. L’instruction morale et religieuse, l’instruction primaire, le travail de l’atelier et de l’agriculture tout doit donc s’y trouver et être obligatoire ». Il milite alors pour la fondation
d’un Institut Normal d’agriculture théorique et pratique afin que l’école réponde aux
besoins des entreprises de la colonie et soit en même temps acceptée par tous : « Le
jour où des élèves pris parmi les plus aptes dans les différentes écoles, écrit-il, après
avoir suivi pendant deux ans des cours propres à en faire des chefs d’ateliers, retourneront dans les communes pour initier leurs jeunes camarades aux études qu’ils auront
suivies et les diriger à leur tour dans les travaux de la campagne ; ce jour-là, tout le
monde reconnaîtra la nécessité et les avantages de l’instruction primaire donnée aux
enfants du pauvre… Cette instruction sera utile aux yeux de tous parce qu’elle sera
devenue pratique » ! Finalement, peu de fils de pauvres ont bénéficié de ce minimum
défini par cet inspecteur tant sous le Second Empire que sous la Troisième République.
En 1946, La Réunion devient département français, la donne change pour
l’école ; mais le système est si déficient que les douze années de la Quatrième République ne peuvent suffire à le rendre efficace. En 1954, 36 % de la population scolaire ne fréquente pas l’école ; 48 classes ont alors de 40 à 60 élèves, 35 classes de 50 à
80 élèves, 14 classes de 80 à 100 et 5 classes de plus de 100. En 1956, le département
n’a pas suffisamment d’écoles pour accueillir tous les enfants qui se présentent chaque
rentrée[1]. Le 14 juin 1956, Roger Guichard décrit dans Le Balai cet inquiétant problè[1] ADR, 1 Per 81/87, Le Progrès, 23 mars 1955, « L’Enseignement réunionnais ».
147
me et avoue qu’une solution doit intervenir dans les plus brefs délais : « Tous les ans,
il y a toujours des gosses qui sont renvoyés faute de places. Dans beaucoup d’écoles
on est contraint, pour les petites classes de pratiquer le système dit de “mi-temps”,
c’est-à-dire que les gosses ne vont en classe qu’une demi-journée. Comme il y a malgré tout un programme à suivre, et que ce programme doit être réalisé en fin d’année
scolaire, on conçoit que les petites têtes doivent être transformées en véritables magasins de stockage. Or tel n’est pas leur objet… Le résultat c’est que les gosses croient
avoir obtenu quelque chose de leur passage à l’école, alors qu’ils n’ont fait qu’emmagasiner une suite plus ou moins incohérente de notions fort vagues… Toute la jeunesse d’un pays ou du moins une bonne fraction, est menacée d’être privée de l’enseignement élémentaire par manque de locaux ». Ce journaliste demande pour sauver
de l’ignorance des centaines d’enfants d’utiliser les locaux disponibles sans se préoccuper de savoir s’il y a des plafonds ou non, si la cour est ou non clôturée. « Beaucoup
d’hommes… se rappellent avoir été en classe dans des bâtiments qui n’avaient qu’une
très lointaine analogie avec ceux définis par les normes classiques. Non seulement ils
n’en sont pas morts, mais ils y ont acquis une solide instruction »[2]. En 1957, pas une
seule classe en dur n’a été réalisée, faute de crédits suffisants. Face aux besoins pressants, des classes provisoires sont construites entre 1958 et 1960[3].
Pendant les dix premières années de la Cinquième République, l’école n’est
pas en mesure de former tous les jeunes Réunionnais et de leur donner l’espoir d’une
vie meilleure. Les défaillances du système éducatif ne permettent pas d’augurer un
comblement rapide du fossé existant entre la minorité bourgeoise éclairée et l’immense
majorité de la population peu ou prou défavorisée sur le terrain culturel.
I. L’ÉDUCATION : UN SYSTÈME ENCORE DÉFAILLANT
11 à 16 % d’enfants scolarisables de 6 à 14 ans ne fréquentent pas l’école dans
la seconde moitié des années 1950 et au début des années soixante. Ils sont appelés à
grossir le peloton des analphabètes. Chaque génération d’enfants ne se présente pas à
l’école dans sa totalité à six ans. Le retard à la scolarisation d’une partie des enfants est
de un, deux, quelquefois trois ans. Des enfants quittent l’école prématurément à l’âge
de douze ans parce qu’ils n’en tirent aucun profit, parce qu’ils sont dégoûtés d’être
laissés-pour-compte par l’enseignant et d’entendre des remarques désobligeantes, parce
que l’école telle qu’elle fonctionne n’offre aucune perspective d’avenir aux élèves en
difficulté. Les enfants de 6, 7 et quelquefois 8 ans ne sont pas encore inscrits à l’école et ceux de 12 – 13 ans l’ont déjà quittée prématurément.
[2] ADR, 1 Per 98/1, Le Balai, 14 juin 1956, « Un problème inquiétant ».
[3] ADR, 1 Per 94/12, Le Journal de l’Ile de La Réunion, 15 novembre 1960, « M. le Député Marcel Cerveau expose à la
tribune de l’Assemblée Nationale ».
148
Tableau 1 : Les enfants scolarisés de 1956 à 1961 à La Réunion[4]
Années
Nbre d’enfants
d’âge scolaire
Nbre d’enfants
6 à 14 ans scolarisés
% d’enfants scolarisés
1955-56
54 253
45 403
83.68 %
1956-57
56 461
47 861
84.75 %
1957-58
58 887
51 433
87.34 %
1958-59
63 157
55 644
88.10 %
1959-60
68 247
60 424
88.24 %
1960-61
72 786
64 472
88.57 %
En 1965-1966, la fréquentation scolaire avec un taux de 91.6 % est en nette
amélioration grâce à l’action vivifiante des cantines scolaires et à celle de la gendarmerie
qui s’est intensifiée contre la présence des enfants dans les rues aux heures de classes.
Si entre 1958 et 1960, le nombre d’inscrits en septembre diminue peu et, est à peu près
semblable en décembre (la perte est de 0.66 %), il subit une assez grosse variation en
1961[5].
Tableau 2 : Evolution des élèves des écoles primaires publiques entre septembre et décembre.
Inscrits en septembre
Année
1958
1959
1960
Total
56 084
61 052
66 339
Inscrits au 10 décembre
1958
1959
1960
55 487
60 662
66 227
- 1.1 %
-0.7 %
-0.2 %
Sur 69 952 élèves inscrits à la rentrée d’août 1961 dans le primaire, 90 %
seulement sont présents à l’école en décembre. En l’espace de quatre mois, le taux
d’évaporation est de 10 %. Dans ce groupe, quelques-uns ne se sont jamais présentés
à l’école, mais d’autres ont déserté les rangs entre temps, faute d’avoir été pris en charge correctement. Tous les niveaux sont concernés par cette désaffection. Le taux de
présents en décembre par rapport aux inscrits à la rentrée est de 89,9 % pour la maternelle, de 89,5 % pour le cycle élémentaire et de 93,4 % pour le collège.
Tableau 3 : Evolution de l’effectif des élèves des écoles publiques et primaires d’août 1961 au 10 décembre 1961[6] :
Août 1961
10 décembre 1961
Ecoles maternelles
4 568
4 110
Ecoles primaires
57 784
51 700
CEG
7 600
7 100
TOTAL
69 952
62 910
[4] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1961.
[5] ADR, Rapports des Services Administratifs 1961.
[6] ADR, Rapports des Services Administratifs 1961.
149
La baisse de l’effectif par classe au cours des années soixante est un élément positif. Elle est due à la politique de constructions qui vise à mieux accueillir les
élèves. En 1962, sur 2 110 salles de classe en fonction, 1 245 seulement, soit 59 % méritent ce nom. Jusqu’en 1962, les classes sont surchargées et ont plus de quarante-six
élèves. En 1960-1961, 92,8 % des classes peuvent être considérés comme bien loties
avec 46 élèves, 6,1 % ont entre 47 à 60 élèves et 1,1 % ont entre 61 et 100 élèves. En
1961-1962, les classes de 80 à 100 élèves sont supprimées. En 1963-1964, 19,6 % des
classes ont moins de 20 à 30 élèves, 70,7 % des classes ont entre 31 et 45 élèves ; 9,6 %
gardent des effectifs pléthoriques de 46 à 80 élèves. A la fin des années soixante, 55 %
des classes ont de 31 à 40 élèves ; le nombre de classes à gros effectif est en net recul,
mais 23 à 28 % ont toujours plus de 40 élèves.
Dans de telles conditions, la réussite de l’élève ne dépend pas seulement de
ses potentialités, mais de l’investissement parental. Seuls les élèves les plus doués et
qui bénéficient d’un soutien auprès d’un membre de la famille après la classe et pendant les vacances ou dans une école marronne sont armés pour suivre une scolarité
normale et correcte.
Tableau 4 : Nombre de classes d’après le nombre d’élèves de 1960 à 1969[7]
- 20 élèves 20 à 30 31 à 40 41 à 45 46 à 50 51 à 60
de 46
47 à 60 61 à 80 81 à 100
3
Total
1960-61
1 775
116
18
1961-62
1 851
141
10
1 912
2 002
1962-63
1963-64
46
344
1 091
313
126
60
4
1984
1965-66
34
398
1 195
422
135
48
1
2 233
1966-67
40
368
1 253
419
171
70
5
2 346
1967-68
43
424
1 428
431
113
39
7
2 485
1964-65
Au cours des années soixante, les progrès sont sensibles en matière d’accueil d’élèves. En 1969-1970, 205 classes de maternelles ou enfantines accueillent
8 000 enfants d’âge pré-scolaire ; l’année suivante avec 106 classes de plus, l’effectif
passe à 10 972 (dont 8 335 de cinq ans, 1 911 de quatre ans, et 426 de trois ans) soit
une moyenne de trente-six élèves par classe. Dés lors que la moyenne nationale est de
quarante cinq, l’administration considère qu’il est possible d’inscrire sans moyens supplémentaires 14 000 jeunes enfants et prioritairement ceux âgés de cinq ans. Le vivier
des écoles marronnes est appelé à se tarir… La disparition de ce levier entre les mains
des familles pauvres ne prédit rien de bon pour l’avenir des enfants en matière de suivi
scolaire.
En 1962, le département compte 322 écoles et 2 100 salles de classe dont
606 seulement sont vraiment fonctionnelles. En 1970, il en possède 356 et 2 950 salles
de classe (soit 850 de plus) dans des constructions de meilleure qualité par leurs dimensions et leurs conditions de salubrité.
[7] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1961.
150
Entre 1963 et 1970, six cités scolaires voient le jour (Butor à Saint-Denis
avec un lycée classique et moderne, un lycée technique, un CET, Tampon de même
configuration, Saint-Louis avec un CET et un CES, de Saint-Benoît avec un CET et
un CES, Port avec un CET et un CES, Saint-Pierre avec un CET et un CES) et 11 CES
(à Piton Saint-Leu, Sainte-Suzanne, Saint-Paul centre, Bois de Nèfles, le Tampon,
Saint-Joseph, Saint-André, Sainte-Clotilde, Cilaos, Saint-Denis).
En 1962, l’enseignement du premier degré souffre d’une insuffisance d’instituteurs titulaires. Sur 2 300 postes, 1 448 sont occupés par des titulaires soit une couverture de 58 %. Sur ces 1 448 titulaires, 550 seulement sont pourvus du baccalauréat
ou du brevet supérieur (soit 38 %). En 1970, on compte 2185 titulaires pour 2950 classes
ouvertes, dont 1 139 sont bacheliers. Si on ajoute les 329 instituteurs remplaçants titulaires de ce diplôme, le nombre d’instituteurs bacheliers s’élève à 1 468 (soit 67,2 %)[8].
La baisse de l’effectif par classe traduit un meilleur encadrement des élèves et aurait
dû entraîner de meilleurs résultats aux examens. Ce qui est loin d’être le cas, sauf au BEPC.
Tableau 5 : Résultats aux examens du primaire de 1957 à 1969 à La Réunion[9]
Années
entrée en 6e
I
A
%
P
CEP
A
%
P
1957-58
BEPC
A
%
P
BE
A
2 149 1 384 64,4
1 572
577
36
553
180
%
32
919
218
23
1958-59
3 076 1 852 60,2
1 820
878
48
635
1959-60
2 960 1 999 67,5
1 830
914
50
923
106
17
1 047
144
14
265
28
1 264
259
1960-61
3 263 1 946 59,6
2 247
965
42
20
1 165
253
21
1 509
179
11
1961-62
4 314 2 817 65,3
2 648 1 097 41,4
1 297
236
18
2 067
494
23,9
5 117 3 280 64,1
3 701 1 624 43,8
1 729
850
49,2
1 771
359
20,3
1965-66
6 416 3 241 50,5
5 212 2 151 41,3
2 289 1 049 45,8
2 431
298
12,2
1966-67
7 012 4 134 60,3
6 221 2 463 39,6
2 636 1 356 51,4
2 628
342
13
1967-68
7 524 4 839 64,5
6 598 2 800 41,4
2 680 1 539 57,1
3 238
446
13,7
1968-69
9 418 6 517 71,5
3 001 1 763 58,7
3 645
422
11,5
1962-63
1963-64
1964-65
La proportion d’élèves admis en 6e avec ou sans examen évolue vraiment
en 1969 avec 72,5 %. Elle oscille auparavant entre 50 et 67 %. Le tiers des élèves du
cours moyen ne franchit pas alors la 6e. Si certains se résolvent à doubler, d’autres quittent l’école sans un bagage solide, sans qualification et certainement désorientés et
aigris. Les rares qui sont orientés vers les classes de préparation au Certificat d’Etudes
Primaires voient s’ouvrir devant eux un nouvel horizon, mais le succès n’est pas garanti sans un gros investissement personnel et familial. Le taux de réussite qui atteint 50 %
des candidats présents en 1959, redescend au-dessous de 45 % au cours des années
soixante. Les plus jeunes des reçus à cet examen et les plus brillants ayant la possibilité de poursuivre leur scolarité au collège, les élèves ne ménagent pas leurs efforts.
[8] ADR, Rapports des Services Administratifs 1970.
[9] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1970.
151
Jusqu’au début des années soixante, le taux d’échec au BEPC oscille entre 68
et 82 %. On observe une nette amélioration à partir de 1964, il chute à 41 % en 1969.
L’hécatombe se produit au Brevet Elémentaire, peut-être parce que ce diplôme ouvre dans le privé à des postes à responsabilités et dans la Fonction Publique à
des postes enviables, notamment dans l’enseignement, à la fonction d’enseignant du primaire. Le taux de réussite en 1969 est au niveau de 1961 (11 %). Il ne nous semble
pas que le motif avancé par les responsables administratifs pour expliquer ces résultats
décevants, à savoir la mauvaise maîtrise de la langue française pour la plupart des
élèves du premier cycle soit très pertinent. La note de français aurait pu être compensée par les sept autres (Langue, Histoire, Géographie, Mathématiques, Musique, Education Physique). Il est d’autant moins acceptable que les candidats réussissent mieux
au BEPC malgré l’épreuve de français. Les responsables du système éducatif pensent
que la scolarisation des enfants dès l’âge de cinq ans, la mise en application de méthodes
audio-visuelles afin d’aider les maîtres débutants dans leur tâche, permettraient d’augmenter rapidement le nombre de reçus. Peut-être a-t-on vent de la réforme de l’enseignement du français que prépare la commission Rouchette depuis 1963[10].
La présence à tous les niveaux d’élèves en retard sur l’âge normal atteint
des taux inhabituels. Au cours préparatoire, croupissent des élèves en retard de sept
ans, en quatrième de cinq ans, en troisième de quatre ans. Les retards qui s’accumulent
dès la première année s’expliquent par une fréquentation initiale très accidentelle à
cause de la distance à parcourir, des caprices de la météorologie, de la surcharge des effectifs des classes. Au CEG, la présence d’élèves deux, trois, quatre, cinq ans de suite sont
dans certaines classes tiennent aux effectifs, aux locaux et aux moyens pédagogiques
insuffisants. Le souci de tout tenter pour décrocher le Brevet Elémentaire ou le Brevet d’Etudes du premier Cycle qui permettent d’occuper un emploi décent maintient longtemps en quatrième et en troisième des adolescents en désespoir.
Si l’effectif progresse dans le primaire au cours des années soixante, l’efficacité du système éducatif reste à prouver.
Tableau 6 : Evolution de l’effectif du Primaire de 1960 à 1968[11]
Années
Nombre
1960-61
78 880
1961-62
83 346
1962-63
1963-64
92 390
1964-65
1965-66
105 259
1966-67
110 055
1967-68
115 693
[10] Antoine Prost, Education, société et politique, Paris, Le Seuil, 1997, 257 p.
Jean Combes, Histoire de l’école primaire élémentaire en France, Paris, P.U.F, 1997, 127p.
[11] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1970 CEG, collège d’enseignements général, à partir des anciens
cours complémentaires par le décret Berthoin en 1959.
152
Cette évolution de l’effectif trouve ses causes dans des phénomènes humains
durables et des améliorations sociales: à la croissance démographique, la création et l’extension d’un réseau de plus en plus dense de transports d’élèves qui couvre le département, à la prolongation de la scolarité jusqu’à dix-huit ans, à l’amélioration du pourcentage de scolarisation qui passe de 70 % en 1962 et dépasse 90 % en 1970, à
l’attribution de bourses. L’augmentation dans les écoles primaires est de 59 % pendant
cette même période de 58 000 élèves on passe à 92 300.
Entre 1961 et 1970, l’effectif des élèves des CEG[12] triple mais, l’échec aux
examens terminaux atteste l’existence de défaillances. Pendant toute la période, les
filles paraissent plus studieuses que les garçons. Elles constituent près de 60 % de l’effectif des CEG.
Tableau 7 : Effectif des CEG de 1960 à 1969[13]
Années
Total
Observations
1959-60
5 990
2 456 g + 3 534 F
1960-61
6 738
2 730 g + 4 008 F
1691-62
7 565
3 045 + 4 520 F
1962-63
8 908
1963-64
10 954
1964-65
11 951
1965-66
13 249
1966-67
13 391
5 496 g + 7 895 F
1967-68
14 266
5 835 g + 8 431 F
1969-70
21 900
Le mot d’ordre d’égalité des chances qui se diffuse en France dans les années
soixante n’a pas véritablement cours dans ce jeune département français de l’océan
Indien. Peu de fils de prolétaires peuvent accéder à l’enseignement secondaire. Celuici reste l’affaire des fils de famille, des enfants de fonctionnaires. Les quelques boursiers issus du petit peuple sont des bûcheurs qui ont de réelles potentialités. Ils accèdent au lycée après avoir subi un concours. Les fils de famille aisés qui échouent à ce
concours vont poursuivre leur scolarité dans des institutions privées à Madagascar.
En 1967-1968, le rythme des constructions neuves reste insuffisant ; il ne
peut suivre l’augmentation des effectifs et remplacer les locaux vétustes et inadaptés.
Les communes s’efforcent d’offrir aux écoles un nombre convenable de classes supplémentaires. Mais l’obligation de louer provisoirement des cases ou baraques, d’équiper ces locaux de fortune à leurs frais les défavorisent, puisque le rang sur la liste d’urgence est reculé par suite de la solution provisoire adoptée.
Malgré les efforts en matière de construction, d’ouverture de classes, de
recrutement de personnels, la misère intellectuelle est grave à la Réunion. Le recense[12] CEG, collège d’enseignement général à partir des anciens cours complémentaires par le décret Berthoin en 1959.
[13] ADR, Rapports des Services Administratifs 1960-1970.
153
ment de 1967 permet d’établir que 86 500 Réunionnais de plus de 15 ans sur 216 000
habitants sont illettrés, soit 40 %. Seuls 283 Réunionnais sur 446 000 habitants ont un
diplôme d’Enseignement Supérieur. L’analphabétisme reste important chez les catégories sociales les plus défavorisées : journaliers agricoles (64 %), exploitants agricoles (56 %), ouvriers (86 %). Sur 140 000 enfants qui fréquentent les écoles, il existe 50 000 retardés, soit 35,7 %. En 1970, 8 300 jeunes de seize ans, soit les trois quarts
de leur classe d’âge se retrouvent à la vie active sans diplôme. Le goût du livre ne peut
être aigu dans cette société. L’hebdomadaire de l’Église catholique, Dieu et Patrie,
reconnaît le 17 avril 1966 que la société réunionnaise ne permet pas à tous les Mozart
de s’épanouir et d’exploiter leurs talents : « Lorsqu’un homme qui a honoré La Réunion
disparaît, invariablement, son éloge funèbre contient cette phrase: « il fit de “brillantes”
études au lycée Leconte de Lisle ». Le passage par cet établissement secondaire (dont
nous pouvons être légitimement fiers) a longtemps été la seule et nécessaire voie d’accès aux situations valables sur le plan individuel et profitables à la communauté. Depuis
quelques années l’éventail s’ouvre plus largement et le bouleversement de la réforme
scolaire coïncide chez nous avec l’ouverture d’un nombre accru de CEG, du Lycée du
Tampon et bientôt de celui du Chaudron, laisse espérer un accueil toujours plus large
au niveau de la sixième : il est vrai qu’en 1954, 1 200 élèves frappaient à la porte de
la sixième, sans pouvoir y entrer tous, car l’examen était obligatoire ; aujourd’hui ils
sont plus du double et leur nombre ne cessera d’augmenter, si l’on considère que les
générations de forte natalité et de faible mortalité ont à peine dix ans à ce jour. Même
en admettant que les classes de sixième puissent rapidement accueillir tous les candidats qui le “méritent” (et il faut souligner l’effort considérable accompli par l’Education
Nationale pour atteindre cet objectif), il reste encore les Mozart assassinés beaucoup
plus nombreux qu’on ne pense.
L’entrée en sixième suppose une scolarité à peu près régulière dans les
années précédentes : Combien y a-t-il d’enfants ici qui ne peuvent pas aller régulièrement à l’école ?
Il peut apparaître inutile de rappeler quelques unes des causes de cet absentéisme total ou fréquent; obligation d’aller chercher l’eau, manque de linge, fatigue causée par la nourriture insuffisante, le repos en travers d’un lit ou sur le sol ; en un mot
toute cette misère qui trouve son lieu d’élection dans ces taudis, dont il est faux de dire
que le nombre diminue.
Je pense en particulier à cette fille de 15 ans évacuée de la commune Prima
à l’occasion du cyclone IVY et qui n’avait jamais mis les pieds à l’école. De ces enfants
qui vont naître dans les taudis, une bonne partie (fera-t-on un jour une enquête sérieuse ou a-t-on peur de faire connaître la réalité) sont condamnés dès leur naissance à
ne jamais développer leur personnalité pour eux et pour la collectivité. Il suffit d’y
aller voir pour comprendre. Il suffirait peut-être que beaucoup comprennent pour trouver une solution humaine. Car il ne s’agit pas ici d’infanticides isolés, mais d’un véritable massacre, dont nous sommes tous responsables »[14].
[14] AESD, Dieu et Patrie, 17 avril 1966 « Mozart enfant, Mozart assassiné ». Cet article qui date de 1966 conforte notre
analyse pour les années 1890-1940. Aussi considérons-nous que la critique fielleuse de Mme Paule Fioux est gratuite,
déplacée et exagérée. (Paule Fioux, L’école à l’île de La Réunion entre les deux guerres, p. 151, Paris, Karthala, 1999).
154
Le fossé est forcément grand entre les illettrés, ceux qui disposent d’un
modeste bagage scolaire et ceux qui ont poursuivi des études supérieures. La société
réunionnaise se compose de deux classes bien déterminées : d’un coté ceux qui vivent
avec aisance et de l’autre ceux qui tiennent au désespoir. Le premier groupe qui comprend les fonctionnaires des administrations et les employés cadres du secteur privé
lutte pour l’amélioration des conditions de travail, le réajustement des salaires.
« Il s’agit d’un raffinement normal et naturel », note Le Progrès le 19 janvier 1969. Ceux qui sont soumis veulent se munir un peu plus. Le confort appelle le
confort. La nourriture n’est plus un problème. Il n’existe qu’un souci celui du perfectionnent des biens qui doivent refléter la montée de l’homme dans la hiérarchie sociale ! « En plus de la considération, ils arborent la suffisance ». Leur aisance financière
ne fait pas d’eux des consommateurs effrénés des produits culturels. Une petite minorité de la bourgeoisie réunionnaise s’intéresse à la culture, quelques-uns d’entre eux
sont promoteurs d’activités culturelles. Le métropolitain participe plus volontiers que
le Réunionnais à des activités post-professionnelles[15]. Le deuxième groupe ne disposant pas du minimum vital ne peut-être intéressé par la culture. Les ouvriers agricoles
se taisent et règlent leurs différends par des gestes violents. Le prolétariat de la ville côtoie
journellement ou épisodiquement un univers de gens nantis, un univers de richesses
apparentes : magasins, voitures, restaurants, librairies, panneaux publicitaires, mais ils
restent des consommateurs virtuels[16]. Comme il n’a pas les moyens d’acheter ce que
la société de consommation étale sous ses yeux, il ne peut que regarder et souffrir en
silence de ne pas pouvoir goûter aux joies de la consommation.
Peu de gens sont armés pour fréquenter les bibliothèques, assister au théâtre,
visiter les musées, assister à des conférences; peu de gens ont les moyens financiers pour
s’approcher des librairies. La lutte menée par les départementalistes pour maintenir La
Réunion au sein de la République française passe par la persécution de tous ceux qui
n’épousent pas leurs idées, notamment lorsqu’ils extériorisent un aspect de leur culture ancestrale. Pour être récompensé, reconnu, il faut être départementaliste.
Alors que l’Etat laïc depuis le début du XXe siècle n’a pas à se mêler des
affaires religieuses, le 3 août 1962, le préfet Perreau-Pradier et le maire de Saint-Denis,
Gabriel Macé, inaugurent la nouvelle mosquée de la capitale[17].
II. CULTURE POPULAIRE ET CULTURE DE L’ÉLITE :
A l’exception des fêtes religieuses des différents cultes : catholique, hindouiste, islamique et des fêtes familiales à l’occasion de la naissance, du mariage, la vie
est assez terne à La Réunion. En organisant des rassemblements de prières et des kermesses paroissiales, l’Église catholique tente d’offrir aux habitants des occasions d’être
ensemble et un peu d’évasion. En février, se déroule la fête de Notre Dame de Lourdes
à Saint-Paul, le 1er mai des travailleurs de l’usine de Savanna convient ceux de l’île à
assister avec eux à trois messes dites à cinq heures, sept heures et huit heures trente. La
dernière est précédée par la bénédiction des outils de travail et se termine à la sortie
par une distribution de gâteaux bénis aux enfants et aux vieillards. En juin, se déroule
[15] ADR, 1 Per 82/47, Le Progrès ; 19 janvier 1969 « La vie Culturelle à La Réunion ».
[16] ADR, 1 Per 82/47, Le Progrès ; 26 janvier 1969 « La vie Culturelle à La Réunion ».
[17] ADR, 1 Per 86/10, Le Cri du Peuple, 2 août 196, « Inauguration ».
155
la kermesse de l’école du Sacré-Cœur à Saint-Denis et le pèlerinage diocésain aux
Colimaçons, en août et en octobre la fête de la conférence de Saint-Vincent de Paul
dans les différentes paroisses, en septembre les fêtes de Notre-Dame de La Délivrance à Saint-Denis et de Notre-Dame de La Salette régulièrement à Saint-Leu et épisodiquement à Sainte-Marie, en octobre les fêtes de Notre Dame du Rosaire à la Rivière Saint-Louis, de la Vierge Noire à la Rivière des Pluies, le 1er novembre la procession
de Notre-Dame du suffrage à Saint-Denis de l’église Saint-Jacques au cimetière de
l’Est où l’absoute est présidée par l’évêque ou son vicaire général. Le 2 décembre, le
pèlerinage de Sainte-Vivienne à Quartier-Français et le 3, la kermesse annuelle de la fête
patronale de l’Immaculée Conception aux Avirons. La bénédiction d’une nouvelle chapelle ou d’une nouvelle église est un grand moment dans la vie du quartier[18]. Les laïcs
ne laissent pas à l’Église le monopole de l’animation.
Les associations amicales ont aussi leur jour annuel de réjouissances. Le
3 juillet 1965, l’Association des Anciens Elèves du Lycée Leconte de Lisle tiennent
leur banquet annuel à l’hôtel Labourdonnais.
Pour contrer les syndicats proches du Parti Communiste Réunionnais, la
municipalité dionysienne célèbre à sa manière le 1er mai. En 1962, elle propose la veille,
une séance de cinéma gratuit sur la place de la Préfecture, le lendemain matin un défilé de la clique municipale et l’après-midi un match de football à la Redoute. Elle est suivie par la municipalité portoise dirigée par André Gonthier qui organise différentes
courses : cycliste, en sac, à la ficelle, aux œufs, un concours de boules et un bal populaire.
A l’occasion du jumelage de la ville de Saint-Denis et de Nice en 1962, il est
prévu un bal populaire et un feu d’artifice. Le maire propose à ses administrés de pavoiser leurs maisons et aux commerçants d’illuminer leurs vitrines[19]. Le 14 juillet ne se
passe pas sans réjouissances populaires. Elles commencent par la retraite aux flambeaux, continuent par la course en sacs ou en barques, le match de football, la distribution de gâteaux aux enfants, et se terminent par le feu d’artifice.
Le sport procure aussi ses moments de joie. L’inauguration du stade du Port
le 30 mai 1965 se fait dans l’allégresse[20]. Dans la deuxième semaine de juillet, le tour
de l’île cycliste avec la participation d’équipes venues de Métropole et des îles de
l’océan Indien, fait vibrer la plupart des Réunionnais. Jeunes et moins jeunes se retrouvent au bord des routes lors du passage des cyclistes pour les admirer ou les applaudir.
Le cinéma a la capacité de drainer les gens modestes. Les places du poulailler ne leur sont pas strictement réservées, mais c’est le seul billet qu’ils peuvent
s’offrir. Pour ne pas être à leur contact, les gens aisés désertent les salles commerciales
pour les ciné-clubs ou la salle de Cinéma d’Art et d’Essai pour être entre « gens comme
il faut » et condamnent les directeurs de salles commerciales à ne distribuer que des
« navets » ! Au début de l’année 1968, la situation semble bloquée. Un journaliste du
Progrès écrit à ce propos : « En ce début d’année, les trois salles de la capitale qui sont
les clés des circuits de distribution dans toute l’île ne nous offrent apparemment que des
[18] AESD, Dieu et Patrie, 1960 à 1969.
[19] ADR, 1 Per 86/10, Le Cri du Peuple, 31 mai 1962, « Communiqué », p. 3.
[20] ADR, 1 Per 94/24, Le Journal de l’île de La Réunion, 1er juin 1965, « Inauguration ».
156
films commerciaux sans intérêt. La programmation se complait comme l’an dernier
dans sa série de films monotones et idiots allant d’un quelconque policier James Bond
ou autres enquêtes chez les mecs dangereux, aux balbutiements rose bonbon de femmes
vivant dans une antiquité de carton pâte autour d’un maciste vieillissant… D’ailleurs,
il serait utopique de faire disparaître les “macisteries” de nos écrans ; ce serait le glas
de l’exploitation cinématographique à La Réunion… Alors reconnaissons une dernière fois et définitivement jusqu’à nouvel ordre que seuls les navets font exister l’exploitation du film dans notre île, peuvent encore attirer les foules du mercredi soir et
du samedi soir »[21]. Les cinéphiles qui fréquentent le ciné-club boudent toutes les salles
commerciales si bien qu’au bout de deux jours de programmation Jacques Becker est
retiré honteusement de l’affiche. Luis Bunuel n’est pas mieux traité. Gérard Philippe
joue pour dix personnes un de ses meilleurs rôles. Le même journaliste s’écrie : « C’est
un scandale que j’impute aux foules qui attendent aux guichets du Cinéma d’Art et
d’Essai, aux adhérents des ciné-club »[22].
La télévision qui voit le jour le 24 décembre 1964 est pour l’instant accessible aux plus aisés. En avril 1968, 12 000 téléviseurs sont recensés officiellement soit
1 poste pour 35 habitants contre 1 pour 5 en Métropole. Les régions de Saint-Joseph
à Saint-Philippe, les cirques d’Hell-Bourg, Cilaos et Mafate ne sont pas encore desservis[23]…
La célébration du tricentenaire du peuplement de l’île du 3 au 10 octobre
1965 en présence du ministre des Départements d’Outre-Mer, M. Louis Jacquino, est
une fête exceptionnelle. Le programme établi ne laisse aucune ville à l’écart, mais les
réjouissances sont plus nombreuses à Saint-Paul, Saint-Denis et Saint-Pierre. Elles sont
suffisamment variées pour plaire à tous les goûts et intéresser le plus large public. Les
unes sont vraiment populaires : défilé de barques illuminées le 3 à Saint-Paul suivi de
feux d’artifice et d’un bal populaire, semaine commerciale à Saint-Denis à partir du 4
et kermesse au square Labourdonnais, match de basket-ball à Saint-Pierre et championnat de lutte gréco-romaine, d’haltérophilie et de catch, défilé des chars traditionnels de la fête patronale de Saint-Denis le 10 et des chars du Tricentenaire de la Caserne des Pompiers rue Maréchal Leclerc à l’Hôtel de Ville en passant par les rues Voltaire,
Général de Gaulle et de Paris. Les autres sont destinées à un public plus restreint et
cultivé : soirée théâtrale le 4 à Saint-Denis, puis à Saint-Pierre le 7 et Trois-Bassins le
9 par la société L’Avant-scène avec pour programme, « Le mariage forcé » de Molière et « Un Caprice » d’Alfred de Musset. Une conférence est donnée par le directeur
des services d’Archives de La Réunion, M. André Scherer, le 4 à Saint-Pierre sur « Les
origines de Saint-Pierre » et une autre par le directeur des Archives de l’île Maurice,
Auguste Toussaint, sous l’égide de la Société des Sciences et Arts : « Hollandais et
Français aux Mascareignes au XVIIe siècle » le 6 à Saint-Pierre, et le 8 à Saint-Denis[24].
[21] ADR, 1 Per 82/46, Le Progrès, 4 février 1968, « Le Cinéma » p. 6-7.
[22] ADR, 1 Per 82/46, Le Progrès, 4 février 1968, « Le Cinéma ». Pour les ramener, les directeurs de salles seront dans
l’obligation de supprimer, d’aménager des salles très confortables à prix unique et élevé et de ne programmer qu’un
film par séance.
[23] ADR, Réalités et Perspectives Réunionnaises, N° 3, juin 1968, « Réflexion sur la télévision réunionnaise ».
[24] ADR, 1 Per 94/25, Le Journal de l’île de La Réunion, 28 septembre 1965, Programme de la fête du Tricentenaire du
peuplement.
157
Pour les départementalistes qui sont au pouvoir dans les municipalités et au
Conseil général, le but de cette célébration est de renforcer le sentiment d’attachement
à la France[25]. Il s’agit bien d’une récupération de l’histoire à des fins politiciennes
pour défendre la politique assimilationniste et rappeler la nécessité et les bienfaits de
l’amour filial envers la patrie. Pour Michel Debré, plus que jamais La Réunion doit
penser à son avenir et à son rôle qui est d’assurer le rayonnement de la culture française
dans cette zone géographique. « Que par ses progrès, La Réunion soit et demeure un
fidèle reflet de la Métropole »[26]. Pour le président du Conseil général, Roger Payet, le
succès de cette célébration a presque valeur de référendum puisqu’il scelle définitivement le destin de La Réunion dans le giron français. « Après trois siècles de fidélité, La
Réunion a rempilé pour toujours sous la bannière française. »[27]. Ce n’est pas pour
rien que Le Journal de l’île de La Réunion rappelle la parole d’un artisan dionysien
sur le sens de cette célébration « Célébrer le tricentenaire, c’est manifester son attachement à la Mère Patrie ». La décision du Conseil Municipal de Saint-Benoît d’attribuer
à une place de la ville le nom du promoteur de la vanille, l’esclave Edmond, affranchi
en 1848 sous le nom d’Albius, décédé en 1880 sur un cadre d’indigents à l’hospice
communal de Sainte-Suzanne, donne un autre ancrage à cette fête.
L’organe de l’Église catholique tire heureusement d’autres conclusions de cet
évènement. Il juge qu’après cette fête, les Réunionnais doivent prendre conscience
qu’ils sont un modèle pour le monde, qu’ils ne doivent plus se sentir inférieurs aux
métropolitains qui viennent de plus en plus nombreux dans l’île. Ils doivent tirer leur
force de leur unité. « N’est-ce pas dans ces occasions qu’on s’aperçoit qu’il existe une
âme commune, vibrant aux mêmes émotions, communiant au même idéal ? Sans distinction de classe sociale, d’âge, d’origine, tous les participants perçoivent que malgré tant de choses qui divisent, s’est enracinée une solidarité basée sur notre communauté de destin et de culture… N’est-ce pas dans de pareilles circonstances que se
développe notre fierté d’être Réunionnais, stimulant à notre dynamisme ?…Nous autres,
Réunionnais, avons réussi à faire de notre population si disparate par ses origines ethniques, une communauté fraternelle où chacun est traité sur un pied d’égalité… Si
nous avons des défauts qu’il nous faut corriger, nous n’avons pas pour autant à nous
sentir inférieurs en tant que personne. »[28].
Le retour des restes de Leconte de Lisle en 1968 reste l’affaire des hommes
politiques au pouvoir et d’une minorité d’intellectuels.
Cette société secrète tant la violence, que la population aisée craint le pire
de ceux qui n’ont pas accédé à l’école ou qui ont été marginalisés par elle. La migration n’est pas proposée à ceux qui ont un petit bagage intellectuel, aux orphelins et aux
enfants de familles très démunies uniquement pour atténuer les effets de la pression
démographique. Il semble bien que l’objectif inavoué est de diminuer le nombre des damnés de la terre qui peuvent grossir à terme le rang des autonomistes. Le journal La
Démocratie présente en 1962 la rue à Saint-Denis comme pas sûre.
[25] ADR, 1 Per 94/25, Le Journal de l’île de La Réunion, 4 octobre 1965, « 1665-1965 : Trois cents ans d’amour filial »
[26] ADR, 1 Per 94/25, Le Journal de l’île de La Réunion, 5 octobre 1965, p. 1
[27] ADR, 1 Per 94/25, 5 octobre 1965, p. 8
[28] ASED, Dieu et Patrie, 24 octobre 1965, « Qu’en reste-t-il ? »
158
« Dès dix-neuf heures, elle est la propriété de la pègre, de la voyoucratie. Les
familles respectables, les dames n’osent plus circuler en ville dit cet organe de presse.
Le trottoir éternellement défoncé est occupé par quelques ivrognes imbibés de rhum
qui hurlent à tue-tête des chansons obscènes ou un jazz à la mode. Ils vous heurtent violemment et souvent aussi arrachent les sacs des dames qui vont assister à la messe de
cinq heures »[29]. A la fin de l’année, ce même hebdomadaire signale que dans la capitale les agressions nocturnes sont multiples de la part d’individus qui se déplacent à
trois ou quatre en état d’ivresse, font du bruit, lancent des pierres sur les voitures en stationnement et même sur celles qui circulent ou les antennes de TSF des voitures arrêtées. Ils agressent les passants isolés, provoquent des chutes de cyclistes. Ces individus agressifs marchent presque tous avec des couteaux de cuisine[30].
Les mécontents ne s’attaquent pas seulement aux personnes physiques et à
certains biens des particuliers, mais aussi à certains monuments commémoratifs communs. Sans les nommer directement, La Démocratie laisse entendre sans avancer la
moindre preuve que les autonomistes sont les auteurs de ces dégradations et propose
le recrutement de gardes pour leur surveillance diurne et nocturne. Comme les communistes accusés de séparatistes sont honnis, il est plus facile de les rendre responsables de tous les forfaits perpétués dans cette société. Peut-être s’agit-il de cris de
colère de gens qui ne supportent pas qu’on ait pu se livrer à des dépenses somptuaires
dans cette île alors que rien n’a été vraiment entrepris pour éradiquer la misère !..
« Les vandales de Saint-Denis continuent leurs œuvres de destruction. Après
les colonnettes du Boulevard Jeanne d’Arc, ce sont les bancs en maçonnerie de la place
Leconte de Lisle qui sont brisés. Ces vandales appartiennent à toutes les couches de
la société. Un homme affecté à la garde et à l’entretien des places et des monuments
publics est devenu indispensable. Ne pouvant se venger sur un adversaire politique,
ils prouvent leur lâcheté et leur manque d’intelligence en détruisant tout ce qui enjolive Saint-Denis »[31].
La culture des non-Européens n’a jamais été appréciée à La Réunion. A la
fin du XIXe siècle, la fête organisée par les Indiens hindouistes pendant leur temps de
repos horripile les bien-pensants. Selon l’analyse de Joseph Bertho du Petit journal de
l’île de La Réunion du 27 décembre 1896, le jour de l’an est alors assimilé au Pongol.
Comme ceux qui sont au sommet de l’échelle sociale craignent pour leur sécurité, ils
ne perçoivent pas le sens religieux de cette fête. L’unité créée autour d’elle n’est pas analysée comme un élément positif. Ce commentateur évoque inconsciemment la crainte
éprouvée par des non-hindouistes devant ceux qui pratiquent ce culte qu’ils ignorent.
Ce souci de remercier les dieux après une année d’efforts et de se placer sous leur protection pour l’année nouvelle les dérange, car ils se retrouvent là sur un territoire inconnu. Aussi n’est-il pas étonnant que Joseph Bertho, en présentant le Pongol, insiste surtout sur l’aspect bachique. Il est frappé par l’accessoire, la forte consommation d’alcool.
L’esprit de dénigrement l’empêche d’aller à l’essentiel. En recommandant aux pouvoirs publics de façon anodine de lutter contre cette consommation excessive d’alcool,
son objectif inavoué est inéluctablement de porter le coup de grâce à cette fête. Le
[29] ADR, 1 Per 84/15 La Démocratie, 1er mai 1962, « La rue à Saint-Denis ».
[30] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 25 décembre 1962, « Les voyous ».
[31] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 8 juin 1962, « Vandales de Saint-Denis ».
159
résultat n’est pas garanti d’avance, mais Bertho préfère se distinguer dans ce combat,
peut-être pour ne pas être taxé de laxiste et pour plaire à ses lecteurs appartenant aux
classes dominantes. Il écrit : « L’état d’effervescence qui règne actuellement dans
nos ateliers agricoles indique les approches du jour de l’an, c’est à dire des fêtes
du Pongol. L’activité déployée est telle, qu’aux champs la tâche est doublée et
même triplée et qu’à l’usine l’on travaille de jour comme de nuit et par escouade
de relève ; et c’est en chantant que l’on prend et quitte la besogne. Les charroyeurs,
eux, font donner le dernier coup de collier par les malheureuses bêtes qui n’en
peuvent plus pour terminer les champs entrepris. En un mot, la coupe, exceptionnellement favorisée par un splendide beau temps, bat son plein, sans cependant
pouvoir être terminée au 31 décembre. L’insuffisance des usines et le manque de
chauffage, deux causes majeures qu’il n’est guère facile de remédier, feront qu’un
bon quart au moins de la récolte pendante restera sur pied. Quoi qu’il en soit, la
tradition du Pongol se perpétue et ne cesse de s’étendre outre mesure. Ce ne sont
plus les engagés seuls qui se préparent au Pongol au son des tam-tam, du fifre et
du légendaire bobre ; toutes les classes de travailleurs s’y associent et les violons,
accordéons et tambours feront merveille à la campagne pendant la durée de ces
fêtes. Le Pongol, qui ne devrait être qu’une fête du travail solennisée par la présence des autorités et rehaussée par l’exposition de produits agricoles primés à
titre d’encouragement, le Pongol agricole tel qu’il se pratique à cette heure, ne
présente que le caractère de véritables orgies, où l’ivresse s’étale et se manifeste
sous ses formes les plus hideuses et les plus terribles. De trop copieuses libations
faites à cette occasion ne déterminent-elles pas fréquemment des accidents graves
et mortels ? Puissent les classes dirigeantes réagir énergiquement contre cette
funeste tendance qu’ont aujourd’hui les masses à s’alcooliser et à tomber dans un
état d’abrutissement qui détruit toute notion exacte de bien, de prévoyance, d’économie domestique et de bonheur intérieur. S’illusionner autrement sur la réalisation d’une telle réforme en sera l’œuvre du temps, il faut se résigner celle année à
assister à l’écœurant et douloureux spectacle de l’encombrement des dépôts centraux, des allées et venues des acheteurs y faisant queue, du colportage à tête
d’homme et en véhicule de rhum et autres boissons alcoolisées pendant quinze
jours consécutifs au moins. Comme conséquence, il faudra voir les ivrognes tituber sur la route et n’en pouvant plus se coucher le long des cuvettes. Il faudra
entendre les propos malsonnants de ces malheureux ivres morts et les cris forcenés ou râlants de ceux que l’alcool surexcite ou anéantit ».
Cette lutte s’est soldée par un échec puisque le 22 février 1962 des communiqués dans la presse annoncent la cérémonie de marche sur le feu dans les différentes localités[32].
[32] ADR, 1 Per 86/10, Le Cri du Peuple, 22 février 1962 « Annonce à Saint-Pierre » ; 1 Per 85/19, Témoignages, 25 juin
1962, « Marche sur le feu le 1er juillet 1962 à la chapelle Michel Bima à Saint-Gilles-Les-Hauts ».
160
Tout n’est cependant pas acquis. Dans les années soixante, la figure du
« Jacot » se trouve dans le collimateur des censeurs. Dans les légendes indiennes, le
« Jacot », rusé et intelligent, représente Hanuman celui qui dans le Ramayama et le
Mahabharata aide Rama à libérer son épouse Sita, après son enlèvement[33].
Le 27 avril 1962, un journaliste de La Démocratie condamne la présence
des « jacots » dans les rues de Saint-Denis le jour de la fête de Pâques.
« Depuis deux ou trois ans, note-t-il, les Dionysiens sont scandalisés de
constater que la fête de Pâques est transformée par une douzaine d’enfileurs de coups
de secs en journées de mascarades. Dans les rues de Saint-Denis, notamment rue Maréchal Leclerc, le Butor, les passants sont arrêtés par ces hommes peinturés, barbouillés,
portant pour tout vêtement un bout de chiffon sale entre les jambes ; se livrant à mille
contorsions sur la voie publique. Les jacots sont escortés de batteurs de tam-tam et de
quêteurs pour ramasser les billets de banque et les pièces de monnaie que des superstitieux qui ont peur du mauvais sort s’empressent de distribuer. Pour ainsi transformer le dimanche de Pâques en fête profane, il faut que les jacots aient obtenu une per-
[33] Pour le Réunionnais depuis la seconde moitié du XXe siècle, le « Jacot » appartient au patrimoine des Indiens hindouistes. Il s’avère qu’à l’origine on trouve un esclave africain portant le nom de « Jacquot Mayaco ». Celui-ci animait
les rues de la capitale au son du bobre et de ses chants et il se livrait à de multiples exercices gymniques pour gagner
de quoi assurer sa survie et celle de son propriétaire. En effet, parmi les petits propriétaires, certains avaient pris l’habitude de louer leurs esclaves aux grands propriétaires et d’autres leur demandaient d’aller se livrer à des activités
diverses et de rapporter ainsi de quoi manger. Ce « Jacquot Mayaco » a tellement marqué les esprits qu’il a eu les honneurs de l’Album de La Réunion réalisé par Louis–Antoine Roussin. Y-a-t-il une familiarité entre ce « jacot mayaco»
et le « jako malbar » ou « danseur-singe malbar » ? Le « jako malbar », a le corps recouvert de peintures de multiples
couleurs, les chevilles entourées de clochettes, les reins ceinturés d’une chaîne, les mains armées de griffes d’acier,
les cheveux cachés sous un morceau de toile, des cartes à jouer derrière les oreilles ; accompagné de quelques acolytes
et de musiciens il s’avance en gesticulant quand un spectateur lui lance par terre une pièce, dans un saut courbé en
arrière, tel un acrobate, il saisit la pièce dans sa bouche et la dépose dans sa cagnotte. Le jako prie le dieu. Les uns
disent que le jako imite Almal (fils de Raya et Sita) qui est allé sauver sa mère enlevée par le roi de Ceylan, d’autres
qu’il exécute la danse du tigre devant le char sacré pour aller à la marche sur le feu, d’autres encore établissent un lien
entre le dieu des singes et le dieu des lascars car c’est devant le nargoulam que le jako se prosterne et prie [C. Barat,
« Le Nargoulam, dieu des Lascars », in Etudes sur l’océan Indien, 1984, p. 259-279.]. Si « Jaco Mayako » est un individu non déguisé qui œuvre seul, le « jako malbar » est déguisé et agit entouré de batteurs de tambours. Le second ne
peut rien sans suivre un carême strict, sans obéir à un rituel et vénérer Dieu, le premier exploite sa force physique pour
amuser les badauds et assurer sa survie. Les deux personnages sont bien différents. Ils n’appartiennent pas au même
registre. Mais il n’est pas invraisemblable que ceux qui ont attribué le titre de jako « au danseur singe indien » ont
puisé leur inspiration dans le personnage de « jako mayaco ». Un texte publié le 8 mai 1847 par l’Indicateur Colonial
apprend que la police ne veut plus tolérer la présence de « Jacot Mayaco » dans les rues : « Vous savez ce grand Noir,
ce grand Bibi, Jacot, enfin Jacot Mayako, qui aux coins des rues attirait tant de nénènes, tant d’enfants ; qui mettait
dans son grand boursac en toile grise tant de sous. Celui qui faisait des centaines de grimaces pour un marqué ; des
milliers de contorsions pour un macatia, qui dansait d’une manière si exorbitante ; qui crie un chant si rauque, si sauvage. Eh bien ! La police, dit-on, ne veut plus qu’il danse, ne veut plus qu’il chante. Pourquoi ? Parce ce que pauvre
Mayaco mettait une queue quand il faisait le singe ; parce qu’il avait un plumet rouge à son chapeau, tout comme Diavolo. Pourquoi? Parce qu’il détournait les domestiques de leurs ouvrages et de leurs commissions et empêchait les petits
garçons d’aller à l’école. Si ces faits ont quelque gravité, il faut convenir aussi que la police est par trop cruelle envers
ce pauvre Mayaco. Mais que va-t-il faire ? Que va-t-il devenir ? Lui qui ne sait que briser ses reins, que battre du tamtam, que crier « hé ho ! Mayaco ! Hého ! Hého ! Mayaco ! ». Lui qui ne comptait que sur sa souplesse de corps et sa
laideur pour rapporter à sa maîtresse le prix de sa journée. C’est lui qui pouvait justement dire : je loue mon corps ?
Réellement, que vont devenir son chapeau, son plumet, son tam-tam ? Lui et toutes ces choses ont-ils eu leur temps ?
Est-ce fini ? Ne garderons-nous de lui que sa lithographie qu’on trouve dans l’Album de Roussin ? Eh non ! Les petits
enfants de ce temps en garderont son souvenir et en parleront à leurs petits enfants, mais moi je voudrais garder son
petit chapeau. ». C’est à la fin des années 1980 que le « Jacot » refait surface. Voir Fonds local, Dossier « Jacot »,
Témoignages, 21 avril 1987, Saint-Louis, « Voir Jacot dans la ville », p. 3, Le Quotidien de La Réunion 8 janvier 1992,
« Kozman » sur le Jako du jour de l’An, Le Journal de l’île de La Réunion, 2 janvier 1998, « Après ? d’absence, le
grand retour du Jako (Saint-Benoît) », p. 10-11-12.
161
mission »[34]. Accusé d’avoir agressé les Malabars, ce journaliste se défend habilement
puisqu’il s’est bien gardé de les désigner. « Nous n’avons pas dit qu’il s’agit de Malabars, toutes les religions sont respectables, sauf celle des jacots »[35].
Lorsque les jacots se manifestent à nouveau le jour de Noël, ce même organe de presse conclut que la religion catholique n’est plus respectée à Saint-Denis par
une minorité qualifiée de « voyous alcooliques » qui agit avec la complicité des autorités politiques et administratives. Il note qu’ils sont « grimés de peinture, véritables caricatures ambulantes. Depuis peu, ces gosiers en pente cuits par le rhum, profitent des
fêtes religieuses : Pâques, Noël pour se promener le corps presque nu et le visage qui
n’a plus rien d’humain. Les familles créoles ou chrétiennes sont scandalisées depuis
que les jacots ont obtenu de la municipalité ou de la police l’autorisation de se donner en spectacle. Les jacots profanent des journées sacrées »[36]. Les conditions ne sont
plus réunies pour qu’ils s’expriment sur la voie publique.
Le maloya fait alors partie de la culture de la nuit. Lors d’un bal organisé
par l’Union Générale des Etudiants Créoles de La Réunion à Saint-Denis en août 1962,
des jeunes intellectuels réunionnais découvrent pour la première fois des musiciens
jouant le maloya et une partie de l’âme réunionnaise. Ils découvrent la musique et la
danse du samedi soir dans les camps où vivent les descendants afro-malgaches à Beaufonds, à Mahavel, au Désert, à Savannah. Le journaliste du Progrès qui retrace cet évènement montre son incompréhension par l’emploi du mot sauvage pour qualifier les
rythmes de cette musique. « Les hommes et les femmes scandent des rythmes « sauvages » en créole et en malgache »[37]. Des descendants d’affranchis chantent aussi le
maloya quand ils se souviennent des souffrances de leurs parents le 20 décembre, jour
commémorant l’abolition de l’esclavage. Comme il n’est pas un rejeton de la culture
française, les départementalistes considèrent que sa libre expression peut mettre en
péril l’avenir de La Réunion dans la maison France[38]. L’heure n’est pas encore à l’acceptation par tous de la culture afro-malgache et à la réelle tolérance. Seul le Parti
Communiste Réunionnais (né en 1959) accorde alors une attention particulière à cette
culture de la nuit.
Après avoir livré un combat à la fin du XIXe siècle pour contrôler les personnes qui participent au carnaval, au début du siècle suivant, l’élite économique et
intellectuelle dionysienne veut voir disparaître cette manifestation populaire. Le 10 février
1902, Le Petit Journal de l’île de La Réunion ose écrire que les manifestants déguisés
en diable, donnent l’impression de sortir de l’enfer. « Sous les yeux défilent les diables
rouges et tout noirs dansant aux sons du bobre et du caïambe. L’huile et la suie dont
ils sont enduits leur coulent sur tout le corps. Puis les charrettes de diables hurlant et
ayant l’air de sortir véritablement de l’enfer ». Un an plus tôt, il les qualifiait de bandes
de voyous. C’est presque le droit de s’amuser qui est contesté aux jeunes des bas-fonds.
Le 9 mars 1905, Joseph Bertho du Journal de l’île de La Réunion va plus loin en soutenant que ces manifestants n’appartiennent pas au peuple. Ce sont « des sauvages »,
« de la crapule », « des gens sans aveu », « des échappés de prison et des cambrioleurs
[34] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 27 avril 1962, « Le jacot dans Saint-Denis ».
[35] ADR, 1 Per 84/1, La Démocratie, 15 mai 1962, Critique, 82.
[36] ADR, 1 Per 84/15, La Démocratie, 28 décembre 1962, « Respectez la religion catholique ».
[37] ADR, 1 Per 82/40, Le Progrès, 4 septembre 1962, « Le séga maloya ».
[38] Voir sur cette question P. Eve, Le 20 décembre 1848 et sa célébration à La Réunion : du déni à la réhabilitation, Paris, 2002.
162
avérés », car « le vrai peuple, le peuple qui travaille ne va pas dans les rues les jours
de mardi-gras, à moitié vêtu de loques infectes, danser comme des singes, hurler comme
des sauvages. Tous ces gens-là ne sont pas du peuple. C’est de la crapule et rien que
de la crapule seulement digne de la matraque des chiourmes ». Au fil des ans, l’émoi
est si grand chez les gens aisés que le maire Le Cocq Du Tertre prend le 24 janvier
1910 un arrêté interdisant à toute personne de se travestir ou de se masquer pour se
promener en ville lors du prochain carnaval, si elle ne s’inscrit pas par avance au commissariat de police pour se voir délivrer une carte. Il précise en outre que les masques
ne doivent pas blesser la décence publique et les cris, gestes obscènes sont interdits.
Ce texte ne semble pas avoir été connu du grand public. En 1913, le Nouveau Journal
fait remarquer que « depuis des années, les honnêtes gens supplient l’administration
municipale de mettre un frein à ces scandaleuses exhibitions et à ces batailles acharnées mais rien n’a été fait ».
Certains prétendent même que les scènes dégoûtantes du carnaval ne sont que
la suite logique des manifestations organisées par les candidats officiels pendant les
campagnes électorales et tolérées par le pouvoir politique. A force de mettre en exergue
l’impuissance de l’équipe municipale, celle-ci parvient à interdire le carnaval. Le
23 février 1966, Le Journal de l’île de La Réunion est fier de relater que la tradition joyeuse du carnaval arrêtée en 1913 vient de reprendre à Saint-Denis. Les groupes costumés partis à seize heures de la Caserne des Pompiers rue Maréchal Leclerc empruntent
les rues Voltaire, Général de Gaulle, de Paris pour se rendre à l’Hôtel de Ville où des
prix sont attribués aux meilleurs déguisés. Le carnaval rassemble cinq mille Dionysiens dans les rues comme les fêtes du Tricentenaire en octobre 1965.
Au sommet de la pyramide sociale, l’élite intellectuelle qui a accès aux
livres, à la presse locale et nationale, aux revues spécialisées participe au rayonnement
de la culture française à travers la société des Sciences et Arts et l’Académie de La
Réunion.
L’Académie de La Réunion est particulièrement dynamique. Au sein de cette
société, les fonctionnaires devancent les professions libérales (avocat, médecin, industriel, négociant, compositeur, journaliste). Les premiers représentent en moyenne 54 %
des membres titulaires et associés et parmi eux 40 à 50 % sont des enseignants. Les
autres sont les responsables des services administratifs (eaux et forêts, météorologie,
archives, impôts). Les seconds totalisent près de 40 % de l’effectif. Le clergé est représenté par l’ancien évêque Mgr Cléret de Langavant et le Père Jean Barassin.
Tableau 8 : Profession des membres de l’Académie de La Réunion de 1960 à 1969 :
Enseignant
Titulaires
Adm. Avocat Médecin Industriel Compositeur Négociant Clergé Journaliste
5
9
3
4
1
2
Titulaires
7
7
4
2
1
2
Assesseurs
2
1
1
3
Titulaires
5
8
3
1
3
1
1
Assesseurs
2
2
1
2
Assesseurs
1
1
163
1
Cette société connaît ses heures de gloire avant la Deuxième Guerre Mondiale. Elle ne peut faire paraître par sa revue pendant les temps de pénurie que constituent les années 1940. Sur 163 articles exposés en séance et publiés de 1913 à 1969,
78,5 % l’ont été jusqu’en 1939 et le reste entre 1950 et 1969. La décennie 1960-1969,
avec 19 articles est un peu plus prolifique que la précédente. Trois domaines d’étude
paraissent privilégiés de 1913 à 1969 : la littérature (41,8 %), l’histoire (28,2 %) et les
sciences (23,3 %). Les autres thèmes abordés sont la politique (0,6 %) et le journalisme (0,6 %). La décennie 1960-1969 ne rompt pas avec la tradition puisque 52,6 % des
articles concernent la littérature, 26,3 % l’histoire et 21,1 % les sciences.
Tableau 9 : Thème des exposés à l’Académie de La Réunion de 1913 a 1969
Période
Littérature
Histoire Sciences
Politique Journalisme Démographie
1913-1919
14
2
8
1
1920-1929
22
14
11
2
1930-1939
17
15
15
6
1950-1959
5
10
1960-1969
10
5
4
Total
68
46
38
1
Total
26
49
53
1
16
1
163
19
9
1
En littérature, les auteurs décortiquent les grands auteurs de La Réunion :
Evariste de Parny (La sensibilité de Parny par B. Lecherbonnier, Chansons madégasses
par le chevalier de Parny), Leconte de Lisle (Leconte de Lisle et le catéchisme populaire républicain par H. Cornu), Joseph Bédier (« Le romancier de Tristan et Iseult »
par Y. Drouhet, « L’homme, le médiéviste » par H. Foucque, ainsi que « La nature dans
les poèmes réunionnais de Leconte de Lisle »), Marius et Ary Leblond (« Trois missions
de M. A Leblond dans l’océan Indien 1905-1911-1930 » par Benjamin Cazemage).
Après les publications de Jules Hermann et de Rémy Nativel sur le créole, l’un d’entre
eux, R. Chaudenson, apporte sa contribution (« Apport lexical malgache au créole
réunionnais »).
En histoire, Jean Barassin révolutionne la connaissance en frayant deux
voies : la démographie (Etude sur les origines extérieures de la population libre) et
l’histoire de l’art religieux (« Les premiers édifices religieux »).
Les scientifiques s’intéressent surtout à la géologie, à la botanique, à l’agronomie tropicale (« L’érosion des sols à La Réunion » par Paul Benda, « Les derniers
résultats obtenus par la recherche agronomique dans la culture du vanillier et la préparation de la vanille » par R. Dadant, « L’Ichtyologie et géologie sous-marine à La
Réunion » par Paul Guézé, « La mystérieuse histoire de la flore de Bourbon » par
J. M. Miguet).
Au début de l’année 1968, des intellectuels autonomistes font paraître une
revue généraliste Réalités et perspectives réunionnaises publiée sous la direction de
Mme Bernadette Léger. La situation politique condamne à l’anonymat les membres du
comité de rédaction. Pour le peuple réunionnais dont la diversité ethnique ne saurait
164
mettre en cause ses attaches privilégiées avec la France, cette revue réclame le droit
au développement économique, à la promotion sociale, à la responsabilité politique et
condamne de la sorte la politique d’intégration menée depuis vingt ans. Il s’agit de
trouver des solutions pour sortir La Réunion de la crise qu’elle subit - économie fragile
et instable, balance commerciale de plus en plus déficitaire - et bâtir une Réunion libre
et heureuse.
En 1968-1969, quatre numéros sont édités et un supplément qui reproduit
une interview de Paul Vergès, secrétaire général du Parti Communiste Réunionnais sous
le titre « La Réunion demain ». Sur dix-huit articles publiés, 33,3 % concernent la culture (présentation du peintre créole : Eugène Poisson, du conte de Leconte de Lisle,
Sacatove, de l’Album d’Antoine Roussin, d’Ubu, -la- fraude Ambroise Vollard, le roman
Mandingo. 22 % l’histoire du peuplement ou de l’esclavage (Extrait de la thèse soutenue à la faculté de Médecine de Montpellier en 1838 par Joseph Morizot sur « l’état de
l’esclavage à l’île de Bourbon », « La guerre des marrons dans le cirque de Cilaos », « La
révolte de Saint-Leu », autant l’économie (« Un trust capitaliste : les sucreries de Bourbon », « Le développement agricole à La Réunion », « La pêche à Saint-Philippe »).
16,7 % la société (l’enseignement; la télévision, l’année climatique) et 5,6 % la politique.
Le premier article économique « Les exigences de la lutte conte le sousdéveloppement » d’après l’analyse de l’ouvrage de Charles Bettelheim Planification
et croissance accélérée donne le ton et dénonce le monopole de pavillon, les sommes
investies en fonction des intérêts des capitalistes métropolitains, la production sucrière définie en fonction des intérêts des betteraviers métropolitains. Suit un excellent
article sur la pêche à Saint-Philippe qui met en valeur le recul de ce secteur dans cette
localité du Sud (42 pêcheurs en 1957, 25 en 1967), les difficultés rencontrées par ces
pêcheurs (mauvaises conditions naturelles, influence des conditions météorologiques :
fermeture du port du Tremblet, le recul d’activité du port de Saint-Philippe au profit de
l’Anse des Cascades), les types de pêche (à la ligne de fond à trois ou quatre sur un
canot, sur les quais spécialisés : quais de rouges, quais de rougettes, quais de vivaneaux, pêche au creux (150 à 300 brasses) ou à terre (10 à 30 brasses), pêche à la traîne pour capturer les poissons migrateurs ; thons-empereurs, carangues… pêche à la
gaulette de bambou ou au lancer à partir du rivage fait d’amateurs quand la mer est
belle, pêche sous-marine fait de quelques jeunes hommes courageux à la recherche de
poissons à bon marché). « La vie quotidienne de ces pêcheurs est rude, exaltante et
dangereuse. On se lève au petit jour, on cherche des appâts, on va avec sa barque
labourer la mer bleue, on pêche tout le jour, en butte souvent aux sautes d’humeur de
l’océan. Parfois, la barque chavire et des marins périssent, des croix en béton sur le
rivage rappellent leur souvenir. La nuit alors que les marins dorment, fatigués, il arrive que la mer se déchaîne brusquement, que les vagues monstrueuses emportent la
barque que l’on croyait à l’abri. Tout est perdu. Alors on recommence, on essaie d’avoir
une aide problématique de l’Administration, ou bien le plus souvent le patron d’hier
redevient simple pêcheur sur la barque épargnée d’un de ses compagnons de misère,
dans la mesure des places disponibles. Au total, une vie primitive, dangereuse et précaire. »
Le jeune Centre Universitaire de La Réunion apporte sa pierre au débat intellectuel. Du 1er au 3 juillet 1965 se tient à Saint-Denis le premier congrès du Droit
165
Comparé Maurice – La Réunion. Les étudiants s’approprient l’évènement. L’Association Réunionnaise des Etudiants en Droit et l’Association des Etudiants en Lettres
et en Sciences organisent une soirée de gala le 2 juillet 1965 dans les jardins du Centre
universitaire en l’honneur des délégués mauriciens au congrès[39].
Le Centre Réunionnais d’Action Culturelle fondé le 29 novembre 1965 qui
s’adresse à la couche cultivée propose des activités multiples : stage d’art dramatique, répétition d’une troupe de théâtre d’amateurs, chorale, ciné-club hebdomadaire, ciné photo club[40].
Quatre mois après la réouverture du musée Léon Dierx en avril 1960, sa
direction annonce triomphalement que 7 103 adultes l’ont visité, soit une moyenne
mensuelle de 1775 et qu’elle entend accueillir les enfants des écoles, collèges et lycées
sous la conduite de leurs enseignants[41]. Il ne semble pas que cet appel ait été entendu,
car aucun communiqué n’a suivi le premier.
Après avoir ouvert le 3 mai 1962 une section pour les jeunes de six à seize
ans, la Bibliothèque Départementale déclare deux ans plus tard que celle-ci compte
700 lecteurs inscrits et qu’ils ont emprunté au cours de cette dernière année 41 095
volumes dont 24 355 romans, 5 538 contes, 5 447 albums et 5 570 documentaires (soit
59 volumes par an par personne). La section adulte totalise 1 729 inscrits qui ont sorti
24 355 volumes dont 8 174 documentaires et 16 181 romans divers (soit 14 volumes
par an par personne). Cette dernière section accueille journellement un public de curieux
qui viennent tirer profit des trente-deux revues auxquelles la Bibliothèque est abonnée. En 1965, le nombre d’inscrits s’élève à 2 702 soit une augmentation de 56,5 % et
en 1966 à 3 610 soit une nouvelle progression de 33,6 %. Cette évolution est due à une
émission télévisée consacrée à cette bibliothèque. La Bibliothèque Centrale de Prêt
installée en 1956 étend l’action de la Bibliothèque Départementale en multipliant les
points de dépôts dans l’île pour atteindre surtout les jeunes lecteurs des quartiers. En
1966, elle ouvre un soixante-dixième dépôt dans le département et réalise un peu plus
de 400 000 prêts dans toute l’île.
A la fin des années soixante, le bilan du système éducatif à La Réunion est
loin d’être élogieux. La politique engagée par les pouvoirs publics en matière de
construction et d’encadrement est trop timorée pour répondre aux besoins réels de toute
la jeunesse. Année après année, ceux qui échouent après s’être accrochés à la bouée
de secours qu’est l’école pour tenter de réaliser leur rêve de promotion sociale vont
grossir le rang de ceux qui ont une image négative d’elle. Peu de jeunes franchissent
le cap de la troisième et quittent le circuit scolaire munis d’un diplôme. L’avenir s’annonce sinistre pour eux. Comme la majorité de la population a du mal à gagner son
« gazon d’ri », elle ne peut participer au banquet de la culture et avoir un engouement
pour le livre. La petite élite intellectuelle qui met un point d’honneur à multiplier les
études et les débats scientifiques, littéraires, artistiques, évite d’être en contact avec
les gagne-petits. Elle qualifie encore leur culture de « sauvage ». Elle colonise tous les
nouveaux lieux de diffusion culturelle : CRAC, ciné-club. La culture des pauvres reste
une culture de la nuit. Dans cette Réunion qui n’a pas le goût du livre, une révolution
technologique peut-elle charrier le bon grain ?
[39] ADR, 1 Per 94/24, Le journal de l’île de La Réunion, 29 juin 1965, « Annonce ».
[40] AESD, Dieu et Patrie, 9 avril 1967, « Le CRAC ».
[41] AESD, Dieu et Patrie, 16 octobre 1960, « Communiqué Musée Léon Dierx ».
166