Quelle place le romantisme tient-il dans Madame Bovary ? Intro : « Il
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Quelle place le romantisme tient-il dans Madame Bovary ? Intro : « Il
Quelle place le romantisme tient-il dans Madame Bovary ? Intro : « Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; une autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit. » Lettre à LC du 16/01/52. Ecrit entre 1851 et 1857, Madame Bovary est considéré souvent comme un chef d’œuvre réaliste. Pourtant on ne saurait l’apprécier vraiment sans comprendre ce qu’il doit au romantisme, dont Flaubert jeune écrivain a été nourri. Flaubert est tiraillé entre l’exigence de réalisme et son gout pour le romantisme ou plus justement, le lyrisme. Il formule métaphoriquement cette bataille qu’il livre contre lui-même : C’est pourquoi nous nous interrogerons sur la place que tiennent l’univers et l’esthétique romantiques dans le roman de Flaubert : à travers des références ou évocations explicites, ou à travers des représentations décalées, voire satiriques. Ce romantisme apparaît d’abord dans le personnage d’Emma, vivement critiqué dans la mesure où elle dénature l’élan romantique en en faisant un amas de clichés vides et faux. Mais cela ne cache-t-il pas de la part de l’éternel romancier de La Tentation de Saint Antoine une nostalgie d’un romantisme vrai, pur ? Nous terminerons en montrant que sa quête toute romantique de la phrase juste, du « style » confirme ce penchant flaubertien pour une forme d’idéal qu’il n’arrivera pas à renier. I. Un romantisme sévèrement critiqué 1. Une héroïne romantique - Emma = personnage romantique dans ses lectures (I,6) : littérature romantique (Paul et Virginie, Walter Scott, Chateaubriand, Lamartine). Plus loin Walter Scott est cité, et l’on sait son influence sur le romantisme français (et la vogue des romans ou drames historiques) ; on le retrouve en II,15 avec Lucy de Lammermoor... : opéra de Scott. On trouve dans les brouillons des références explicites à Lamartine et Chateaubriand - elle est romantique dans ses gouts, elle aime les paysages de mer, ou de montagne et surtout de tempête (p.86). - Romantique dans ses rêves : rêve d’un groom, d’un homme, de Paris… - MAIS : Emma est romantique d’un romantisme que condamne Flaubert 2. Un romantisme dénaturé, dégradé - Flaubert critique la matière même de son romantisme : micro-analyse des p.86-87 : elle aime le romantisme en série, p.87 : dégradation dans sa découverte du romantisme : Emma « avait lu Paul et Virginie » (p.84), puis « les vignettes pieuses » (p.85) puis « la lamentation sonore des mélancolies romantiques… » (p.86), et enfin « le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes en bas de leurs pièces. » (p.88) : passage de la lecture de Paul et Virginie à la contemplation hébétée d’images sans lien les unes avec les autres : elle aime les « keepsakes » (recueil d’images sans rapport les unes avec les autres) et par conséquent elle confond tout, à l’image des « keepsakes » qu’elle lit : Flaubert note son « culte » pour Marie Stuart, Héloïse, Agnès Sorel… qui « se détachaient comme des comètes sur l’immensité ténébreuse de l’histoire, où saillissaient encore ça et là, mais plus perdus dans l’ombre et sans aucun rapport entre eux, Saint Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint Barthélémy… ». - il critique la manière avec laquelle elle est romantique : p.87 : d’abord « avait lu », puis elle « elle regardait dans son livre », puis « elle écouta, les premières fois » et enfin, « Emma fixait ses regards éblouis sur » : elle est de plus en plus hébétée. Jean-Pierre Richard évoque sa consommation de littérature romantique et qualifie cette consommation de « boulimique » : il relève cette phrase très parlante : « Elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, - étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages. » : voulant tout consommer rapidement (d’ailleurs Flaubert, de manière ironique, la fait manger, sur la route du couvent, dans des assiettes racontant l’histoire de La Vallière (maîtresse de Louis XIV… ! : elle mange autant ce qu’il y a dans l’assiette que l’histoire et ses images !), elle ne retient rien, ne peut rien retenir sauf… - des clichés : micro-lecture stylistique de la p.87 : « Ce n’étaient qu’… » : négation restrictive « ne que » qui met d’emblée en évidence la pauvreté des histoires racontées ; la répétition de la même racine au début de l’énumération (« amours, amants, amantes » : polyptote) évoque avec dérision des histoires uniquement sentimentales. Décors conventionnels du rendez-vous amoureux clandestin (« pavillons solitaires, forêts sombres, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets », tout au pluriel). Enumération sous forme de litanie de péripéties complètement invraisemblables dont l’unique but est de maintenir le lecteur en haleine, comme le montre l’utilisation d’un vocabulaire fort (« postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève…. ») = exagération et caricature qui discréditent complètement le contenu stéréotypé et trop romanesque des romans des générations précédentes (roman noir anglais). > Flaubert présente donc une image très dégradée de ces romans (fiction sans aucun rapport avec la réalité qui ne peut préparer les lecteurs à affronter la vie, mais au contraire les pousse à s’en faire une image complètement déformée) : périphrase violente : « se graissa les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. » (p.87) - 2e conséquence : I,6 – p.89 : l’aspiration pour l’infini et le sublime des romantiques devient le néant de l’ennui : « elle se laissa donc glisser (fin de la dégradation) dans les méandres lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel [allusion à Atala ?] et la voix de l’Eternel discourant dans les vallons. » (« Le Lac » et « Le Vallon » sont, entre autres, deux célèbres poèmes lamartiniens) : l’énumération et les pluriel annulent le contenu de la phrase ! Lamartine provoque l’ennui d’Emma : « elle s’en ennuya, n’en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans plus de tristesse au cœur que de rides sur son front. » Notons que les éléments lamartiniens deviennent des éléments de la pièce montée à la noce (lac…) > dégradation. > Ce que Flaubert critique, ce n’est pas l’élan romantique, ce sont les clichés qu’on en retient qui ont fini par dénaturer ce mouvement, le priver de sa force vitale. Passage révélateur : la dernière nuit avec Rodolphe II,12 - p. 265 : Rodolphe compare Emma à toutes ses autres amantes, « Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maitresses. » (critique de la banalité de son discours amoureux) mais Flaubert critique Rodolphe qui ne comprend pas l’élan d’Emma et ne sait pas déceler dans le vide de ses paroles et de ses métaphores la plénitude de son âme romantique : « Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. » PASSAGE MAGNIFIQUE !!! > le mensonge de la mauvaise littérature romantique est dénoncé par Faubert dans cette vérité romanesque qu’est Madame Bovary : voir le titre très éloquent de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque. > Vraie critique du romantisme, mais du romantisme en série, du romantisme mal compris par Emma, dégradé par Emma qui le consomme de manière boulimique et désordonnée. Le regard d’Emma sur les choses est mortifère (porte la mort) et donc, le regard qu’elle porte sur la littérature romantique la dégrade. > Ne peut-on pas voir aussi derrière cette critique un désir de Flaubert d'un romantisme pur et vrai et non saturé et non désordonné, non dénaturé comme celui d'Emma ? II. Une nostalgie d’un romantisme vrai ? 1. Une héroïne aux élans romantiques - Le romantisme est au cœur de Madame Bovary : L’histoire se situe dans la 1re moitié du 19e siècle, dans les années 1830-1845, soit durant l’apogée du romantisme. - Si le romantisme d’Emma est perverti et dégradé par sa manière de l’aborder et par son contenu (les keepsakes), ses élans et ses réactions sont ceux d’une héroïne romantique : exaltations, faiblesses, « torpeurs » à l’image des personnages de Stendhal, de Dumas. Son insatisfaction permanente pourrait d’ailleurs être rapprochée du « mal du siècle » des romantiques. Flaubert utilise donc ce personnage pour se laisser aller à ses envolées lyriques. Il dira à LC, le 11/12 juin 53 : « Physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me retremper dans de bonnes phrases poétiques. L’envie d’une forte nourriture se faisait sentir, après toutes ces finasseries de dialogues, style haché, etc, et autres malices françaises dont je ne fais pas, quant à moi, un très grand cas, qui me sont fort difficiles à écrire, et qui tiennent une grande place dans ce livre. » Et on retrouve en effet de ces grandes envolées qu’il affectionnait tant : « Elle se sentit molle et tout abandonnée comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête. » ou dernière soirée avec Rodolphe : II,12 – p.273 : micro-analyse de ce passage : le dialogue entre les deux amants est entrecoupé d’un passage romantique dans lequel on voit la patte de Flaubert : description de la lune dans un double mouvement d’enfoncement (« laissa tomber, jusqu’au fond, ruisselaient, emplissaient » et d’étalement (« parut, éclatante, éclairait, grande tache, s’étalait » // Chateaubriand. Mais juste après : « Ah ! la belle nuit ! » dit Rodolphe. » : vraie poésie mise en valeur par les clichés qui l’encadrent. 2. Des personnages secondaires romantiques Si on se penche sur les personnages secondaires, on remarque que bon nombre sont des personnages romantiques : - Justin : aime Emma sans qu’elle jette un regard sur lui. Pourtant, il aura la tâche de lui ouvrir le capharnaüm où se trouve l’arsenic. On le voit pour la dernière fois seul et pleurant dans la nuit sur la tombe d’Emma. Michel Tournier : C’est un personnage « ardent [...], tragique, bouleversant ». p.436 : « Sur la fosse, un enfant pleurait, agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret immense plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. » - Lheureux = c’est le tentateur. Tournier : il possède « un relief dramatique d’auxiliaire de l’Enfer » - Homais : personnage ridiculisé par Flaubert. Pétri dans son matérialisme stupide, dans ses connaissances encyclopédiques... Michel Tournier voit dans ce personnage la détestation de Flaubert pour la science, du progrès : « Cette antipathie systématique qu’il manifeste à l’égard des sciences et des techniques relève d’une vieille tradition qui mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit en somme d’un trait non pas même romantique, mais bas-romantique ». Le seul médecin qui échappe à la critique de Flaubert est Larivière : « Il appartenait à cette génération maintenant disparue de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sagacité » > figure romantique du mage, du mystique, dont le talent tient davantage de l’inspiration que de la science. 3. Charles, homme médiocre ou vraiment amoureux ? - Le jeu de la focalisation interne brouille les pistes : le passage au DIL p.270 sur les rêveries de Charles nous indique qu’il nourrit aussi des rêves d’idéal, notamment pour sa petite fille. - le personnage de Charles a aussi des élans romantiques : atteint une grandeur dans son amour malgré tout pour Emma. Il est le véritable romantique face aux clichés égrenés par Emma et Léon. C’est d’ailleurs la prise de conscience de cette supériorité qui exaspère Emma : « - Oui, murmurait-elle, en grinçant des dents, il me pardonnera, lui qui n’aurait pas assez d’un million à m’offrir pour que je l’excuse de m’avoir connue... Jamais, jamais ! Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle l’exaspérait. » III, 8 – p.395. > inspiration romantique de Flaubert, mais romantisme pur, vrai. III. Une quête romantique de la phrase juste : l’idéal de la beauté 1. La recherche du « beau » Flaubert ne cherche pas le vrai mais le beau : “Faire vrai ne me paraît pas être la première condition de l’art. Viser le beau est le principal et l’atteindre si l’on peut.” « Cette manie de croire qu'on vient de découvrir la nature et qu'on est plus vrai que les devanciers m'exaspère. La Tempête de Racine est tout aussi vraie que celle de Michelet. Il n'y a pas de Vrai ! Il n'y a que des manières de voir. Est-ce que la photographie est ressemblante ? pas plus que la peinture à l'huile, ou tout autant. À bas les écoles quelles qu'elles soient ! À bas les mots vides de sens ! À bas les Académies, les Poétiques, les Principes ! Et je m'étonne qu'un homme de votre valeur donne encore dans des niaiseries pareilles ! [...] Dieu sait jusqu'à quel point je pousse le scrupule en fait de documents, livres, informations, voyages, etc... Eh bien, je regarde tout cela comme très secondaire et inférieur. La vérité matérielle (ou ce qu'on appelle ainsi) ne doit être qu'un tremplin pour s'élever plus haut.» > On voit bien dans cette phrase le tempérament de Flaubert : romantique : vraie quête, laborieuse de cet art, de cette beauté qu’il traque. 2. La quête d’une harmonie structurelle Le beau réside dans l’harmonie interne de l’œuvre, dans l’accord parfait entre les détails qui la constituent : plans, scénarios, construction de l’œuvre, souci des transitions (voir les fins de chapitres), Le romancier construit sa manière de voir le réel : 5 ans d’écriture pour Madame Bovary, angoisse, gueulades… : cf genèse folle du roman. 3. Le désir d’une phrase parfaite - Le beau réside dans le travail acharné du style : par son attachement à la reproduction exacte du réel, le réalisme a pu paraître comme une négation du style : œuvre maison de verre qui voudrait que l’écriture se fasse oublier comme écriture : impossible pour Flaubert qui au contraire a un souci permanent de la phrase juste (Barthes : « l’odyssée de la phrase » chez Flaubert). « Ce que l’on dit n’est rien, la façon dont on le dit est tout ». « Le style est à lui seul une manière absolue de voir les choses. » : il cherche de manière frénétique la seule phrase possible, la seule phrase possiblement dicible ou pensable par le personnage. Ainsi, il a écrit dans le chapitre des comices une phrase qui a été prononcée à l’identique par un personnage politique peu de temps après et reproduite dans le journal. Flaubert d’ailleurs se comparait aux Frères Goncourt qui se réjouissaient lorsqu’ils pouvaient récupérer une phrase pour l’insérer dans leur roman tandis que lui s’enorgueillissait de trouver dans le journal une phrase qu’il avait déjà écrite. Flaubert atteint ainsi une forme d’universalité : il ne touche pas seulement la réalité du 19ème siècle mais une réalité plus grande. Conclusion Il est possible de lire Madame Bovary comme un règlement de compte de Flaubert avec le romantisme, néanmoins parfaitement intégré, qui a influencé sa jeunesse d’écrivain : tout au long du roman, il cherche à se démarquer de cet héritage, quitte à se livrer à des parodies féroces. Mais on pourrait aussi lire ce roman comme le discours désabusé d’un vieux romantique, observateur critique d’une époque dont il dénonce la bêtise et la médiocrité, discours qui trouvera son aboutissement dans le Dictionnaire des idées reçues et dans Bouvard et Pécuchet. C’est peut-être dans cette tension, qui rend impossible son rattachement à telle école ou tel mouvement, que Flaubert aura imposé sa personnalité littéraire